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Contes, Tome I

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L'on vous aime, Gracieuse, et le dieu d'amour même
Ne saurait pas aimer au point que l'on vous aime.
Imitez pour le moins les tigres et les ours,
Qui se laissent dompter aux plus petits amours.
Des plus fiers animaux le naturel sauvage
S'adoucit aux plaisirs où l'amour les engage:
Tous parlent de l'amour et s'en laissent charmer;
Vous seule êtes farouche et refusez d'aimer.

Elle rougit de s'être ainsi entendu nommer devant la reine et les princesses; elle dit à Percinet qu'elle avait quelque peine que tout le monde entrât dans leurs secrets.

—Je me souviens là-dessus d'une maxime, continua-t-elle, qui m'agrée fort:

Ne faites point de confidence,
Et soyez sûr que le silence
A pour moi des charmes puissants:
Le monde a d'étranges maximes;
Les plaisirs les plus innocents
Passent quelquefois pour des crimes.

Il lui demanda pardon d'avoir fait une chose qui lui avait déplu. L'opéra finit, et la reine l'envoya conduire dans son appartement par les deux princesses. Il n'a jamais été rien de plus magnifique que les meubles, ni de si galant que le lit et la chambre où elle devait coucher. Elle fut servie par vingt-quatre filles vêtues en nymphes; la plus vieille avait dix-huit ans, et chacune paraissait un miracle de beauté. Quand on l'eut mise au lit, l'on commença une musique ravissante pour l'endormir; mais elle était si surprise qu'elle ne pouvait fermer les yeux. «Tout ce que j'ai vu, disait-elle, sont des enchantements. Qu'un prince si aimable et si habile est à redouter! Je ne peux m'éloigner trop tôt de ces lieux.»

Cet éloignement lui faisait beaucoup de peine: quitter un palais si magnifique pour se mettre entre les mains de la barbare Grognon, la différence était grande, on hésiterait à moins. D'ailleurs, elle trouvait Percinet si engageant qu'elle ne voulait pas demeurer dans un palais dont il était le maître.

Lorsqu'elle fut levée, on lui présenta des robes de toutes les couleurs, des garnitures de pierreries de toutes les manières, des dentelles, des rubans, des gants et des bas de soie; tout cela d'un goût merveilleux: rien n'y manquait. On lui mit une toilette d'or ciselé; elle n'avait jamais été si bien parée et n'avait jamais paru si belle. Percinet entra dans sa chambre, vêtu d'un drap d'or et vert (car le vert était sa couleur, parce que Gracieuse l'aimait). Tout ce qu'on nous vante de mieux fait et de plus aimable n'approchait pas de ce jeune prince. Gracieuse lui dit qu'elle n'avait pu dormir, que le souvenir de ses malheurs la tourmentait, et qu'elle ne pouvait s'empêcher d'en appréhender les suites.

—Qu'est-ce qui peut vous alarmer, madame? lui dit-il. Vous êtes souveraine ici, vous y êtes adorée; voudriez-vous m'abandonner pour votre cruelle ennemie?

—Si j'étais la maîtresse de ma destinée, lui dit-elle, le parti que vous me proposez serait celui que j'accepterais; mais je suis comptable de mes actions au roi mon père; il vaut mieux souffrir que de manquer à mon devoir.

Percinet lui dit tout ce qu'il put au monde pour la persuader de l'épouser, elle n'y voulut point consentir, et ce fut presque malgré elle qu'il la retint huit jours, pendant lesquels il imagina mille nouveaux plaisirs pour la divertir.

Elle disait souvent au prince:

—Je voudrais bien savoir ce qui se passe à la cour de Grognon, et comment elle s'est expliquée de la pièce qu'elle m'a faite.

Percinet lui dit qu'il y enverrait son écuyer, qui était homme d'esprit. Elle répliqua qu'elle était persuadée qu'il n'avait besoin de personne pour être informé de ce qui se passait, et qu'ainsi il pouvait le lui dire.

—Venez donc avec moi, lui dit-il, dans la grande tour et vous le verrez vous-même.

Là-dessus il la mena au haut d'une tour prodigieusement haute, qui était toute de cristal de roche, comme le reste du château: il lui dit de mettre son pied sur le sien, et son petit doigt dans sa bouche, puis de regarder du côté de la ville. Elle s'aperçut aussitôt que la vilaine Grognon était avec le roi, et qu'elle lui disait:

—Cette misérable princesse s'est pendue dans la cave, je viens de la voir, elle fait horreur; il faut vivement l'enterrer et vous consoler d'une si petite perte.

Le roi se mit à pleurer la mort de sa fille. Grognon, lui tournant le dos, se retira dans sa chambre, et fit prendre une bûche, que l'on ajusta de cornettes, et bien enveloppée on la mit dans le cercueil; puis par l'ordre du roi, on lui fit un grand enterrement, où tout le monde assista en pleurant, et maudissant la marâtre qu'ils accusaient de cette mort; chacun prit le grand deuil: elle entendait les regrets qu'on faisait de sa perte, et qu'on disait tout bas:

—Quel dommage que cette belle et jeune princesse ait péri par les cruautés d'une si mauvaise créature! Il faudrait la hacher et en faire un pâté.

Le roi ne pouvant ni boire ni manger, pleurait de tout son cœur. Gracieuse, voyant son père si affligé:

—Ah! Percinet, dit-elle, je ne puis souffrir que mon père me croie plus longtemps morte; si vous m'aimez, ramenez-moi.

Quelque chose qu'il pût lui dire, il fallut obéir, quoique avec une répugnance extrême.

—Ma princesse, lui disait-il, vous regretterez plus d'une fois le palais de féerie, car pour moi je n'ose croire que vous me regrettiez; vous m'êtes plus inhumaine que Grognon ne vous l'est.

Quoi qu'il pût lui dire, elle s'entêta de partir; elle prit congé de la mère et des sœurs du prince. Il monta avec elle dans le traîneau, les cerfs se mirent à courir; et comme elle sortait du palais, elle entendit un grand bruit: elle regarda derrière elle, c'était l'édifice qui tombait en mille morceaux.

—Que vois-je! s'écria-t-elle, il n'y a plus ici de palais!

—Non, lui répliqua Percinet, mon palais sera parmi les morts; vous n'y entrerez qu'après votre enterrement.

—Vous êtes en colère, lui dit Gracieuse en essayant de le radoucir; mais, au fond, ne suis-je pas plus à plaindre que vous?

Quand ils arrivèrent, Percinet fit que la princesse, lui et le traîneau devinrent invisibles. Elle monta dans la chambre du roi, et fut se jeter à ses pieds. Lorsqu'il la vit, il eut peur et voulut fuir, la prenant pour un fantôme; elle le retint, et lui dit qu'elle n'était point morte; que Grognon l'avait fait conduire dans la forêt sauvage; qu'elle était montée au haut d'un arbre, où elle avait vécu de fruits; qu'on avait fait enterrer une bûche à sa place, et qu'elle lui demandait en grâce de l'envoyer dans quelqu'un de ses châteaux, où elle ne fût plus exposée aux fureurs de sa marâtre.

Le roi, incertain si elle lui disait vrai, envoya déterrer la bûche, et demeura bien étonné de la malice de Grognon. Tout autre que lui l'aurait fait mettre à la place; mais c'était un pauvre homme faible, qui n'avait pas le courage de se fâcher tout de bon: il caressa beaucoup sa fille et la fit souper avec lui. Quand les créatures de Grognon allèrent lui dire le retour de la princesse, et qu'elle soupait avec le roi, elle commença de faire la forcenée; et courant chez lui, elle lui dit qu'il n'y avait point à balancer, qu'il fallait lui abandonner cette friponne, ou la voir partir dans le même moment pour ne revenir de sa vie; que c'était une supposition de croire qu'elle fût la princesse Gracieuse; qu'à la vérité elle lui ressemblait un peu, mais Gracieuse s'était pendue; qu'elle l'avait vue de ses yeux; et que si l'on ajoutait foi aux impostures de celle-ci, c'était manquer de considération et de confiance pour elle. Le roi, sans dire un mot, lui abandonna l'infortunée princesse, croyant ou feignant de croire que ce n'était pas sa fille.

Grognon, transportée de joie, la traîna, avec le secours de ses femmes, dans un cachot où elle la fit déshabiller. On lui ôta ses riches habits et on la couvrit d'un pauvre guenillon de grosse toile, avec des sabots à ses pieds et un capuchon de bure sur sa tête. À peine lui donna-t-on un peu de paille pour se coucher et du pain bis.

Dans cette détresse, elle se prit à pleurer amèrement et à regretter le château de féerie; mais elle n'osait appeler Percinet à son secours, trouvant qu'elle en avait trop mal usé pour lui, et ne pouvant se promettre qu'il l'aimât assez pour lui aider encore. Cependant la mauvaise Grognon avait envoyé quérir une fée, qui n'était guère moins malicieuse qu'elle.

—Je tiens ici, lui dit-elle, une petite coquine dont j'ai sujet de me plaindre; je veux la faire souffrir et lui donner toujours des ouvrages difficiles, dont elle ne puisse venir à bout, afin de la pouvoir rouer de coups sans qu'elle ait lieu de s'en plaindre; aidez-moi à lui trouver chaque jour de nouvelles peines.

La fée répliqua qu'elle y rêverait et qu'elle reviendrait le lendemain. Elle n'y manqua pas; elle apporta un écheveau de fil gros comme quatre personnes, si délié que le fil se cassait à souffler dessus, et si mêlé, qu'il était en un tampon, sans commencement ni fin. Grognon, ravie, envoya quérir sa belle prisonnière, et lui dit:

—Çà, ma bonne commère, apprêtez vos grosses pattes pour dévider ce fil, et soyez assurée que, si vous en rompez un seul brin, vous êtes perdue, car je vous écorcherai moi-même; commencez quand il vous plaira, mais je veux l'avoir dévidé avant que le soleil se couche.

Puis elle l'enferma sous trois clefs dans une chambre. La princesse n'y fut pas plus tôt que, regardant ce gros écheveau, le tournant et le retournant, cassant mille fils pour un, elle demeura si interdite qu'elle ne voulut pas seulement tenter d'en rien dévider, et le jetant au milieu de la place:

—Va, dit-elle, fil fatal, tu seras cause de ma mort. Ah! Percinet, Percinet, si mes rigueurs ne vous ont point trop rebuté, je ne demande pas que vous me veniez secourir, mais tout au moins venez recevoir mon dernier adieu.

Là-dessus elle se mit à pleurer si amèrement que quelque chose de moins sensible qu'un amant en aurait été touché. Percinet ouvrit la porte avec la même facilité que s'il en eût gardé la clé dans sa poche.

—Me voici, ma princesse, lui dit-il, toujours prêt à vous servir; je ne suis point capable de vous abandonner, quoique vous reconnaissiez mal ma passion.

Il frappa trois coups de sa baguette sur l'écheveau, les fils aussitôt se rejoignirent les uns aux autres; et en deux autres coups tout fut dévidé d'une propreté surprenante. Il lui demanda si elle souhaitait encore quelque chose de lui, et si elle ne l'appellerait jamais que dans ses détresses.

—Ne me faites point de reproches, beau Percinet, dit-elle, je suis déjà assez malheureuse.

—Mais, ma princesse, il ne tient qu'à vous de vous affranchir de la tyrannie dont vous êtes la victime; venez avec moi, faisons notre commune félicité. Que craignez-vous?

—Que vous ne m'aimiez pas assez, répliqua-t-elle; je veux que le temps me confirme vos sentiments. Percinet, outré de ces soupçons, prit congé d'elle et la quitta.

Le soleil était sur le point de se coucher, Grognon en attendait l'heure avec mille impatiences; enfin elle la devança et vint avec ses quatre furies, qui l'accompagnaient partout; elle mit les trois clés dans les trois serrures, et disait en ouvrant la porte:

—Je gage que cette belle paresseuse n'aura fait œuvre de ses dix doigts; elle aura mieux aimé dormir pour avoir le teint frais.

Quand elle fut entrée, Gracieuse lui présenta le peloton de fil, où rien ne manquait. Elle n'eut pas autre chose à dire, sinon qu'elle l'avait sali, qu'elle était une malpropre, et pour cela elle lui donna deux soufflets, dont ses joues blanches et incarnates devinrent bleues et jaunes. L'infortunée Gracieuse souffrit patiemment une insulte qu'elle n'était pas en état de repousser; on la ramena dans son cachot, où elle fut bien enfermée.

Grognon, chagrine de n'avoir pas réussi avec l'écheveau de fil, envoya quérir la fée, et la chargea de reproches.

—Trouvez, lui dit-elle, quelque chose de plus malaisé, pour qu'elle n'en puisse venir à bout.

La fée s'en alla, et le lendemain elle fit apporter une grande tonne pleine de plumes. Il y en avait de toutes sortes d'oiseaux: de rossignols, de serins, de tarins, de chardonnerets, linottes, fauvettes, perroquets, hiboux, moineaux, colombes, autruches, outardes, paons, alouettes, perdrix: je n'aurais jamais fait si je voulais tout nommer. Ces plumes étaient mêlées les unes parmi les autres; les oiseaux mêmes n'auraient pu les reconnaître.

—Voici, dit la fée en parlant à Grognon, de quoi éprouver l'adresse et la patience de votre prisonnière; commandez-lui de trier ces plumes, de mettre celles des paons à part, des rossignols à part, et qu'ainsi de chacune elle fasse un monceau: une fée y serait assez nouvelle. Grognon pâma de joie en se figurant l'embarras de la malheureuse princesse; elle l'envoya quérir, lui fit ses menaces ordinaires, et l'enferma avec la tonne dans la chambre des trois serrures, lui ordonnant que tout l'ouvrage fût fini au coucher du soleil.

Gracieuse prit quelques plumes, mais il lui était impossible de connaître la différence des unes aux autres; elle les rejeta dans la tonne. Elle les prit encore, elle essaya plusieurs fois, et, voyant qu'elle tentait une chose impossible:

—Mourons, dit-elle, d'un ton et d'un air désespérés; c'est ma mort que l'on souhaite, c'est elle qui finira mes malheurs; il ne faut plus appeler Percinet à mon secours: s'il m'aimait, il serait déjà ici.

—J'y suis, princesse, s'écria Percinet en sortant du fond de la tonne, où il était caché, j'y suis pour vous tirer de l'embarras où vous êtes; doutez-vous, après tant de preuves de mon attention, que je vous aime plus que ma vie.

Aussitôt, il frappa trois coups de sa baguette, et les plumes, sortant à milliers de la tonne, se rangeaient d'elles-mêmes par petits monceaux tout autour de la chambre.

—Que ne vous dois-je pas, seigneur, lui dit Gracieuse, sans vous j'allais succomber; soyez certain de toute ma reconnaissance.

Le prince n'oublia rien pour lui persuader de prendre une ferme résolution en sa faveur; elle lui demanda du temps, et, quelque violence qu'il se fit, il lui accorda ce qu'elle voulait.

Grognon vint; elle demeura si surprise de ce qu'elle voyait qu'elle ne savait plus qu'imaginer pour désoler Gracieuse: elle ne laissa pas de la battre, disant que les plumes étaient mal arrangées. Elle envoya quérir la fée, et se mit dans une colère horrible contre elle. La fée ne savait que lui répondre; elle demeurait confondue. Enfin, elle lui dit qu'elle allait employer toute son industrie à faire une boîte qui embarrasserait bien sa prisonnière si elle s'avisait de l'ouvrir; et, quelques jours après, elle lui apporta une boîte assez grande.

—Tenez, dit-elle à Grognon, envoyez porter cela quelque part par votre esclave; défendez-lui bien de l'ouvrir; elle ne pourra s'en empêcher, et vous serez contente.

Grognon ne manqua à rien.

—Portez cette boîte, dit-elle, à mon riche château, et la mettez sur la table du cabinet; mais je vous défends, sous peine de mourir, de regarder ce qui est dedans.

Gracieuse partit avec ses sabots, son habit de toile et son capuchon de laine; ceux qui la rencontraient disaient: «Voici quelque déesse déguisée», car elle ne laissait pas d'être d'une beauté merveilleuse. Elle ne marcha guère sans se lasser beaucoup. En passant dans un petit bois qui était bordé d'une prairie agréable, elle s'assit pour respirer un peu. Elle tenait la boîte sur ses genoux, et tout d'un coup l'envie la prit de l'ouvrir. «Qu'est-ce qui m'en peut arriver? disait-elle. Je n'y prendrai rien, mais tout au moins je verrai ce qui est dedans.» Elle ne réfléchit pas davantage aux conséquences, elle l'ouvrit, et aussitôt il en sort tant de petits hommes et de petites femmes, de violons, d'instruments, de petites tables, petits cuisiniers, petits plats; enfin le géant de la troupe était haut comme le doigt. Ils sautent dans le pré; ils se séparent en plusieurs bandes, et commencent le plus joli bal que l'on ait jamais vu: les uns dansaient, les autres faisaient la cuisine, et les autres mangeaient; les petits violons jouaient à merveille. Gracieuse prit d'abord quelque plaisir à voir une chose si extraordinaire; mais quand elle fut un peu délassée et qu'elle voulut les obliger de rentrer dans la boîte, pas un seul ne le voulut; les petits messieurs et les petites dames s'enfuyaient, les violons de même, et les cuisiniers, avec leurs marmites sur leur tête et les broches sur l'épaule, gagnaient le bois quand elle entrait dans le pré, et passaient dans le pré quand elle venait dans le bois.

—Curiosité trop indiscrète, disait Gracieuse en pleurant, tu vas être bien favorable à mon ennemie! Le seul malheur dont je pouvais me garantir m'arrive par ma faute: non, je ne puis assez me le reprocher. Percinet, s'écria-t-elle, Percinet, s'il est possible que vous aimiez encore une princesse si imprudente, venez m'aider dans la rencontre la plus fâcheuse de ma vie.

Percinet ne se fit pas appeler jusqu'à trois fois; elle l'aperçut avec son riche habit vert.

—Sans la méchante Grognon, lui dit-il, belle princesse, vous ne penseriez jamais à moi.

—Ah! jugez mieux de mes sentiments, répliqua-t-elle, je ne suis ni insensible au mérite, ni ingrate aux bienfaits; il est vrai que j'éprouve votre constance, mais c'est pour la couronner quand j'en serai convaincue.

Percinet, plus content qu'il eût encore été, donna trois coups de baguette sur la boîte: aussitôt petits hommes, petites femmes, violons, cuisiniers et rôti, tout s'y plaça comme s'il ne s'en fût déplacé. Percinet avait laissé dans le bois son chariot; il pria la princesse de s'en servir pour aller au riche château: elle avait bien besoin de cette voiture en l'état où elle était; de sorte que, la rendant invisible, il la mena lui-même, et il eut le plaisir de lui tenir compagnie, plaisir auquel ma chronique dit qu'elle n'était pas indifférente dans le fond de son cœur; mais elle cachait ses sentiments avec soin.

Elle arriva au riche château, et quand elle demanda, de la part de Grognon, qu'on lui ouvrît le cabinet, le gouverneur éclata de rire.

—Quoi, lui dit-il, tu crois en quittant tes moutons entrer dans un si beau lieu? Va, retourne où tu voudras, jamais sabots n'ont été sur un tel plancher.

Gracieuse le pria de lui écrire un mot comme quoi il la refusait; il le voulut bien; et sortant du riche château, elle trouva l'aimable Percinet qui l'attendait et qui la ramena au palais. Il serait difficile d'écrire tout ce qu'il lui dit pendant le chemin, de tendre et de respectueux, pour lui persuader de finir ses malheurs. Elle lui répliqua que, si Grognon lui faisait encore un mauvais tour, elle y consentirait.

Lorsque cette marâtre la vit revenir, elle se jeta sur la fée, qu'elle avait retenue; elle l'égratigna, et l'aurait étranglée si une fée était étranglable. Gracieuse lui présenta le billet du gouverneur et la boîte: elle jeta l'un et l'autre au feu, sans daigner les ouvrir, et, si elle s'en était accrue, elle y aurait bien jeté la princesse; mais elle ne différait pas son supplice pour longtemps.

Elle fit faire un grand trou dans le jardin, aussi profond qu'un puits; l'on posa dessus une grosse pierre. Elle s'alla promener, et dit à Gracieuse et à tous ceux qui l'accompagnaient:

—Voici une pierre sous laquelle je suis avertie qu'il y a un trésor: allons, qu'on la lève promptement.

Chacun y mit la main, et Gracieuse comme les autres: c'était ce qu'on voulait. Dès qu'elle fut au bord, Grognon la poussa rudement dans le puits, et on laissa retomber la pierre qui le fermait.

Pour ce coup-là il n'y avait plus rien à espérer; où Percinet l'aurait-il pu trouver, au fond de la terre? Elle en comprit bien les difficultés et se repentit d'avoir attendu si tard à l'épouser.

—Que ma destinée est terrible! s'écria-t-elle, je suis enterrée toute vivante! ce genre de mort est plus affreux qu'aucun autre. Vous êtes vengé de mes retardements, Percinet, mais je craignais que vous ne fussiez de l'humeur légère des autres hommes, qui changent quand ils sont certains d'être aimés. Je voulais enfin être sûre de votre cœur. Mes injustes défiances sont cause de l'état où je me trouve. Encore, continuait-elle, si je pouvais espérer que vous donnassiez des regrets à ma perte, il me semble qu'elle me serait moins sensible.

Elle parlait ainsi pour soulager sa douleur, quand elle sentit ouvrir une petite porte qu'elle n'avait pu remarquer dans l'obscurité. En même temps elle aperçut le jour, et un jardin rempli de fleurs, de fruits, de fontaines, de grottes, de statues, de bocages et de cabinets; elle n'hésita point à y entrer. Elle s'avança dans une grande allée, rêvant dans son esprit quelle fin aurait ce commencement d'aventure; en même temps elle découvrit le château de féerie: elle n'eut pas de peine à le reconnaître, sans compter que l'on n'en trouve guère tout de cristal de roche, et qu'elle y voyait ses nouvelles aventures gravées. Percinet parut avec la reine sa mère et ses sœurs.

—Ne vous en défendez plus, belle princesse, dit la reine à Gracieuse, il est temps de rendre mon fils heureux et de vous tirer de l'état déplorable où vous vivez sous la tyrannie de Grognon.

La princesse reconnaissante se jeta à ses genoux, et lui dit qu'elle pouvait ordonner de sa destinée, et qu'elle lui obéirait en tout; qu'elle n'avait pas oublié la prophétie de Percinet lorsqu'elle partit du palais de féerie, quand il lui dit que ce même palais serait parmi les morts, et qu'elle n'y entrerait qu'après avoir été enterrée; qu'elle voyait avec admiration son savoir, et qu'elle n'en avait pas moins pour son mérite; qu'ainsi elle l'acceptait pour époux. Le prince se jeta à son tour à ses pieds; en même temps le palais retentit de voix et d'instruments, et les noces se firent avec la dernière magnificence. Toutes les fées de mille lieux à la ronde y vinrent avec des équipages somptueux; les unes arrivèrent dans des chars tirés par des cygnes, d'autres par des dragons, d'autres sur des nues, d'autres dans des globes de feu. Entre celles-là parut la fée qui avait aidé à Grognon à tourmenter Gracieuse; quand elle la reconnut, l'on n'a jamais été plus surpris; elle la conjura d'oublier ce qui s'était passé, et qu'elle chercherait les moyens de réparer les maux qu'elle lui avait fait souffrir. Ce qui est de vrai, c'est qu'elle ne voulut pas demeurer au festin, et que remontant dans son char attelé de deux terribles serpents, elle vola au palais du roi; en ce lieu elle chercha Grognon, et lui tordit le col sans que ses gardes ni ses femmes l'en pussent empêcher.

C'est toi, triste et funeste envie,
Qui causes les maux des humains,
Et qui de la plus belle vie
Troubles les jours les plus sereins.
C'est toi qui contre Gracieuse
De l'indigne Grognon animas le courroux;
C'est toi qui conduisis les coups,
Qui la rendirent malheureuse.
Hélas! quel eût été son sort,
Si de son Percival la constance amoureuse
Ne l'avait tant de fois dérobée à la mort.
Il méritait la récompense
Que reçut son ardeur.
Lorsque l'on aime avec constance,
Tôt ou tard on se voit dans un parfait bonheur.

La Biche au bois

Il était une fois un roi et une reine dont l'union était parfaite; ils s'aimaient tendrement, et leurs sujets les adoraient; mais il manquait à la satisfaction des uns et des autres de leur voir un héritier. La reine, qui était persuadée que le roi l'aimerait encore davantage si elle en avait un, ne manquait pas, au printemps, d'aller boire des eaux qui étaient excellentes. L'on y venait en foule, et le nombre d'étrangers était si grand, qu'il s'en trouvait là de toutes les parties du monde.

Il y avait plusieurs fontaines dans un grand bois où l'on allait boire: elles étaient entourées de marbre et de porphyre, car chacun se piquait de les embellir. Un jour que la reine était assise au bord de la fontaine, elle dit à toutes ses dames de s'éloigner et de la laisser seule; puis elle commença ses plaintes ordinaires:

—Ne suis-je pas bien malheureuse, dit-elle, de n'avoir point d'enfants! les plus pauvres femmes en ont: il y a cinq ans que j'en demande au Ciel: je n'ai pu encore le toucher. Mourrai-je sans avoir cette satisfaction?

Comme elle parlait ainsi, elle remarqua que l'eau de la fontaine s'agitait; puis une grosse écrevisse parut et lui dit:

—Grande reine, vous aurez enfin ce que vous désirez: je vous avertis qu'il y a ici proche un palais superbe que les fées ont bâti; mais il est impossible de le trouver, parce qu'il est environné de nuées fort épaisses que l'œil d'une personne mortelle ne peut pénétrer. Cependant, comme je suis votre très humble servante, si vous voulez vous fier à la conduite d'une pauvre écrevisse, je m'offre de vous y mener.

La reine l'écoutait sans l'interrompre, la nouveauté de voir parler une écrevisse l'ayant fort surprise; elle lui dit qu'elle accepterait avec plaisir ses offres, mais qu'elle ne savait pas aller en reculant comme elle. L'écrevisse sourit, sur-le-champ elle prit la figure d'une belle petite vieille.

—Eh bien! madame, lui dit-elle, n'allons pas à reculons, j'y consens; mais surtout regardez-moi comme une de vos amies, car je ne souhaite que ce qui peut vous être avantageux.

Elle sortit de la fontaine sans être mouillée. Ses habits étaient blancs, doublés de cramoisi, et ses cheveux gris tout renoués de rubans verts. Il ne s'est guère vu de vieille dont l'air fût plus galant. Elle salua la reine et elle en fut embrassée; et, sans tarder davantage, elle la conduisit dans une route du bois qui surprit cette princesse; car, encore qu'elle y fût venue mille et mille fois, elle n'était jamais entrée dans celle-là. Comment y serait-elle entrée? c'était le chemin des fées pour aller à la fontaine. Il était ordinairement fermé de ronces et d'épines; mais quand la reine et sa conductrice parurent, aussitôt les rosiers poussèrent des roses, les jasmins et les orangers entrelacèrent leurs branches pour faire un berceau couvert de feuilles et de fleurs; la terre fut couverte de violettes; mille oiseaux différents chantaient à l'envi sur les arbres.

La reine n'était pas encore revenue de sa surprise, lorsque ses yeux furent frappés par l'éclat sans pareil d'un palais tout de diamant; les murs et les toits, les plafonds, les planchers, les degrés, les balcons, jusqu'aux terrasses, tout était de diamant. Dans l'excès de son admiration, elle ne put s'empêcher de pousser un grand cri et de demander à la galante vieille qui l'accompagnait si ce qu'elle voyait était un songe ou une réalité.

—Rien n'est plus réel, madame, répliqua-t-elle. Aussitôt les portes du palais s'ouvrirent; il en sortit six fées; mais quelles fées! les plus belles et les plus magnifiques qui aient jamais paru dans leur empire. Elles vinrent toutes faire une profonde révérence à la reine, et chacune lui présenta une fleur de pierreries pour lui faire un bouquet; il y avait une rose, une tulipe, une anémone, une ancolie, un œillet et une grenade.

—Madame, lui dirent-elles, nous ne pouvons pas vous donner une plus grande marque de notre considération qu'en vous permettant de nous venir voir ici; nous sommes bien aises de vous annoncer que vous aurez une belle princesse que vous nommerez Désirée; car l'on doit avouer qu'il y a longtemps que vous la désirez. Ne manquez pas, aussitôt qu'elle sera au monde, de nous appeler, parce que nous voulons la douer de toutes sortes de bonnes qualités. Vous n'avez qu'à prendre le bouquet que nous vous donnons et nommer chaque fleur en pensant à nous; soyez certaine qu'aussitôt nous serons dans votre chambre.

La reine, transportée de joie, se jeta à leur col, et les embrassades durèrent plus d'une grosse demi-heure. Après cela, elles prièrent la reine d'entrer dans leur palais, dont on ne peut faire une assez belle description. Elles avaient pris pour le bâtir l'architecte du soleil: il avait fait en petit ce que celui du soleil est en grand. La reine, qui n'en soutenait l'éclat qu'avec peine, fermait à tous moments les yeux. Elles la conduisirent dans leur jardin. Il n'a jamais été de si beaux fruits; les abricots étaient plus gros que la tête, et l'on ne pouvait manger une cerise sans la couper en quatre; d'un goût si exquis, qu'après que la reine en eut mangé, elle ne voulut de sa vie en manger d'autres. Il y avait un verger tout d'arbres factices qui ne laissaient pas d'avoir vie et de croître comme les autres.

De dire tous les transports de la reine, combien elle parla de la petite princesse Désirée, combien elle remercia les aimables personnes qui lui annonçaient une si agréable nouvelle, c'est ce que je n'entreprendrai point; mais enfin il n'y eut aucun terme de tendresse et de reconnaissance oublié. La fée de la Fontaine y trouva toute la part qu'elle méritait. La reine demeura jusqu'au soir dans le palais. Elle aimait la musique: on lui fit entendre des voix qui lui parurent célestes. On la chargea de présents, et, après avoir remercié ces grandes dames, elle revint avec la fée de la Fontaine.

Toute sa maison était très en peine d'elle: on la cherchait avec beaucoup d'inquiétude, on ne pouvait imaginer en quel lieu elle était: ils craignaient même que quelques étrangers audacieux ne l'eussent enlevée, car elle avait de la beauté et de la jeunesse; de sorte que chacun témoigna une joie extrême de son retour; et comme elle ressentait de son côté une satisfaction infinie des bonnes espérances qu'on venait de lui donner, elle avait une conversation agréable et brillante qui charmait tout le monde.

La fée de la Fontaine la quitta proche de chez elle; les compliments et les caresses redoublèrent à leur séparation, et la reine, étant restée encore huit jours aux eaux, ne manqua pas de retourner au palais des fées avec sa coquette vieille, qui paraissait d'abord en écrevisse et puis qui prenait sa forme naturelle.

La reine partit; elle devint grosse et mit au monde une princesse qu'elle appela Désirée. Aussitôt elle prit le bouquet qu'elle avait reçu; elle nomma toutes les fleurs l'une après l'autre, et sur-le-champ on vit arriver les fées. Chacune avait son chariot de différente manière: l'un était d'ébène, tiré par des pigeons blancs; d'autres d'ivoire, que de petits corbeaux traînaient; d'autres encore de cèdre et de calambour. C'était là leur équipage d'alliance et de paix; car, lorsqu'elles étaient fâchées, ce n'étaient que des dragons volants, que des couleuvres, qui jetaient le feu par la gueule et par les yeux; que lions, que léopards, que panthères, sur lesquels elles se transportaient d'un bout du monde à l'autre en moins de temps qu'il n'en faut pour dire bonjour ou bonsoir; mais, cette fois-ci, elles étaient de la meilleure humeur qu'il est possible.

La reine les vit entrer dans sa chambre avec un air gai et majestueux; leurs nains et leurs naines les suivaient, tout chargés de présents. Après qu'elles eurent embrassé la reine et baisé la petite princesse, elles déployèrent sa layette, dont la toile était si fine et si bonne, qu'on pouvait s'en servir cent ans sans l'user: les fées la filaient à leurs heures de loisir. Pour les dentelles, elles surpassaient encore ce que j'ai dit de la toile; toute l'histoire du monde y était représentée, soit à l'aiguille ou au fuseau. Après cela elles montrèrent les langes et les couvertures qu'elles avaient brodés exprès; l'on y voyait représentés mille jeux différents auxquels les enfants s'amusent. Depuis qu'il y a des brodeurs et des brodeuses, il ne s'est rien vu de si merveilleux. Mais quand le berceau parut, la reine s'écria d'admiration, car il surpassait encore tout ce qu'elle avait vu jusqu'alors. Il était d'un bois si rare, qu'il coûtait cent mille écus la livre. Quatre petits amours le soutenaient; c'étaient quatre chefs-d'œuvre, où l'art avait tellement surpassé la matière, quoiqu'elle fût de diamants et de rubis, que l'on n'en peut assez parler. Ces petits amours avaient été animés par les fées, de sorte que, lorsque l'enfant criait, ils le berçaient et l'endormaient; cela était d'une commodité merveilleuse pour les nourrices.

Les fées prirent elles-mêmes la petite princesse sur leurs genoux; elles l'emmaillotèrent et lui donnèrent plus de cent baisers, car elle était déjà si belle, qu'on ne pouvait la voir sans l'aimer. Elles remarquèrent qu'elle avait besoin de téter; aussitôt elles frappèrent la terre avec leur baguette, il parut une nourrice telle qu'il la fallait pour cet aimable poupard. Il ne fut plus question que de douer l'enfant: les fées s'empressèrent de le faire. L'une la doua de vertu et l'autre d'esprit; la troisième d'une beauté miraculeuse; celle d'après d'une heureuse fortune; la cinquième lui désira une longue santé, et la dernière, qu'elle fit bien toutes les choses qu'elle entreprendrait.

La reine, ravie, les remerciait mille et mille fois des faveurs qu'elles venaient de faire à la petite princesse, lorsque l'on vit entrer dans la chambre une si grosse écrevisse, que la porte fut à peine assez large pour qu'elle pût passer.

—Ha! trop ingrate reine, dit l'écrevisse, vous n'avez donc pas daigné vous souvenir de moi? Est-il possible que vous ayez sitôt oublié la fée de la Fontaine et les bons offices que je vous ai rendus en vous menant chez mes sœurs? Quoi! vous les avez toutes appelées, je suis la seule que vous négligez! Il est certain que j'en avais un pressentiment, et c'est ce qui m'obligea de prendre la figure d'une écrevisse lorsque je vous parlai la première fois, voulant marquer par là que votre amitié, au lieu d'avancer, reculerait.

La reine, inconsolable de la faute qu'elle avait faite, l'interrompit et lui demanda pardon; elle lui dit qu'elle avait cru nommer sa fleur comme celle des autres; que c'était le bouquet de pierreries qui l'avait trompée; qu'elle n'était pas capable d'oublier les obligations qu'elle lui avait; qu'elle la suppliait de ne lui point ôter son amitié, et particulièrement d'être favorable à la princesse. Toutes les fées, qui craignaient qu'elle ne la douât de misères et d'infortunes, secondèrent la reine pour l'adoucir:

—Ma chère sœur, lui disaient-elles, que votre altesse ne soit point fâchée contre une reine qui n'a jamais eu dessein de vous déplaire! Quittez, de grâce, cette figure d'écrevisse, faites que nous vous voyions avec tous vos charmes.

J'ai déjà dit que la fée de la Fontaine était assez coquette; les louanges que ses sœurs lui donnèrent l'adoucirent un peu:

—Eh bien! dit-elle, je ne ferai pas à Désirée tout le mal que j'avais résolu, car assurément j'avais envie de la perdre, et rien n'aurait pu m'en empêcher. Cependant je veux bien vous avertir que si elle voit le jour avant l'âge de quinze ans elle aura lieu de s'en repentir; il lui en coûtera peut-être la vie.

Les pleurs de la reine et les prières des illustres fées ne changèrent point l'arrêt qu'elle venait de prononcer. Elle se retira à reculons, car elle n'avait pas voulu quitter sa robe d'écrevisse.

Dès qu'elle fut éloignée de la chambre, la triste reine demanda aux fées un moyen pour préserver sa fille des maux qui la menaçaient. Elles tinrent aussitôt conseil, et enfin, après avoir agité plusieurs avis différents, elles s'arrêtèrent à celui-ci: qu'il fallait bâtir un palais sans portes ni fenêtres, y faire une entrée souterraine, et nourrir la princesse dans ce lieu jusqu'à l'âge fatal où elle était menacée.

Trois coups de baguette commencèrent et finirent ce grand édifice. Il était de marbre blanc et vert par dehors; les plafonds et les planchers de diamants et d'émeraudes qui formaient des fleurs, des oiseaux et mille choses agréables. Tout était tapissé de velours de différentes couleurs, brodé de la main des fées; et, comme elles étaient savantes dans l'histoire, elles s'étaient fait un plaisir de tracer les plus belles et les plus remarquables; l'avenir n'y était pas moins présent que le passé; les actions héroïques du plus grand roi du monde remplissaient plusieurs tentures.

Ici du démon de la Thrace
Il a le port victorieux,
Les éclairs redoublés qui partent de ses yeux
Marquent sa belliqueuse audace.
Là, plus tranquille et plus serein,
Il gouverne la France en une paix profonde,
Il fait voir par ses lois que le reste du monde
Lui doit envier son destin.
Par les peintres les plus habiles
Il y paraissait peint avec ces divers traits,
Redoutable en prenant des villes,
Généreux en faisant la paix.

Ces sages fées avaient imaginé ce moyen pour apprendre plus aisément à la jeune princesse les divers événements de la vie des héros et des autres hommes.

L'on ne voyait chez elle que par la lumière des bougies, mais il y en avait une si grande quantité, qu'elles faisaient un jour perpétuel. Tous les maîtres dont elle avait besoin pour se rendre parfaite furent conduits en ce lieu; son esprit, sa vivacité et son adresse prévenaient presque toujours ce qu'ils voulaient lui enseigner; et chacun d'eux demeurait dans une admiration continuelle des choses surprenantes qu'elle disait, dans un âge où les autres savent à peine nommer leur nourrice; aussi n'est-on pas doué par les fées pour demeurer ignorante et stupide.

Si son esprit charmait tous ceux qui l'approchaient, sa beauté n'avait pas des effets moins puissants; elle ravissait les plus insensibles, et la reine sa mère ne l'aurait jamais quittée de vue, si son devoir ne l'avait pas attachée auprès du roi. Les bonnes fées venaient voir la princesse de temps en temps; elles lui apportaient des raretés sans pareilles, des habits si bien entendus, si riches et si galants, qu'ils semblaient avoir été faits pour la noce d'une jeune princesse qui n'est pas moins aimable que celle dont je parle; mais entre toutes les fées qui la chérissaient, Tulipe l'aimait davantage, et recommandait plus soigneusement à la reine de ne lui pas laisser voir le jour avant qu'elle eût quinze ans.

—Notre sœur de la Fontaine est vindicative, lui disait-elle, quelque intérêt que nous prenions à cet enfant; elle lui fera du mal si elle peut. Ainsi, madame, vous ne sauriez être trop vigilante là-dessus.

La reine lui promettait de veiller sans cesse à une affaire si importante; mais comme sa chère fille approchait du temps où elle devait sortir de ce château, elle la fit peindre. Son portrait fut porté dans les plus grandes cours de l'univers. À sa vue, il n'y eut aucun prince qui se défendît de l'admirer; mais il y en eut un qui en fut si touché, qu'il ne pouvait plus s'en séparer. Il le mit dans son cabinet, il s'enfermait avec lui, et, lui parlant comme s'il eût été sensible, qu'il eût pu l'entendre, il lui disait les choses du monde les plus passionnées.

Le roi, qui ne voyait presque plus son fils, s'informa de ses occupations, et de ce qui pouvait l'empêcher de paraître aussi gai qu'à son ordinaire. Quelques courtisans, trop empressés de parler, car il y en a plusieurs de ce caractère, lui dirent qu'il était à craindre que le prince ne perdît l'esprit, parce qu'il demeurait des jours entiers enfermé dans son cabinet, où l'on entendait qu'il parlait seul comme s'il eût été avec quelqu'un.

Le roi reçut cet avis avec inquiétude.

—Est-il possible, disait-il à ses confidents, que mon fils perde la raison? Il en a toujours tant marqué! Vous savez l'admiration qu'on a eue pour lui jusqu'à présent, et je ne trouve encore rien d'égaré dans ses yeux; il me paraît seulement plus triste. Il faut que je l'entretienne; je démêlerai peut-être de quelle sorte de folie il est attaqué.

En effet, il l'envoya quérir; il commanda qu'on se retirât, et après plusieurs choses auxquelles il n'avait pas une grande attention et auxquelles aussi il répondit assez mal, le roi lui demanda ce qu'il pouvait avoir pour que son humeur et sa personne fussent si changées. Le prince, croyant ce moment favorable, se jeta à ses pieds:

—Vous avez résolu, lui dit-il, de me faire épouser la princesse Noire; vous trouverez des avantages dans son alliance que je ne puis vous promettre dans celle de la princesse Désirée; mais, seigneur, je trouve des charmes dans celle-ci que je ne rencontrerai point dans l'autre.

—Et où les avez-vous vues? dit le roi.

—Les portraits de l'une et de l'autre m'ont été apportés, répliqua le prince Guerrier (c'est ainsi qu'on le nommait depuis qu'il avait gagné trois grandes batailles); je vous avoue que j'ai pris une si forte passion pour la princesse Désirée, que si vous ne retirez les paroles que vous avez données à la Noire, il faut que je meure, heureux de cesser de vivre en perdant l'espérance d'être à ce que j'aime.

—C'est donc avec son portrait, reprit gravement le roi, que vous prenez en gré de faire des conversations qui vous rendent ridicule à tous les courtisans? Ils vous croient insensé, et si vous saviez ce qui m'est revenu là-dessus, vous auriez honte de marquer tant de faiblesse.

—Je ne puis me reprocher une si belle flamme, répondit-il; lorsque vous aurez vu le portrait de cette charmante princesse, vous approuverez ce que je sens pour elle.

—Allez donc le quérir tout à l'heure, dit le roi avec un air d'impatience qui faisait connaître son chagrin.

Le prince en aurait eu de la peine, s'il n'avait pas été certain que rien au monde ne pouvait égaler la beauté de Désirée. Il courut dans son cabinet, et revint chez le roi; il demeura presque aussi enchanté que son fils:

—Ah! dit-il, mon cher Guerrier, je consens à ce que vous souhaitez; je rajeunirai lorsque j'aurai une si aimable princesse à ma cour. Je vais dépêcher sur-le-champ des ambassadeurs à celle de la Noire pour retirer ma parole: quand je devrais avoir une rude guerre contre elle, j'aime mieux m'y résoudre.

Le prince baisa respectueusement les mains de son père, et lui embrassa plus d'une fois les genoux. Il avait tant de joie, qu'on le reconnaissait à peine; il pressa le roi de dépêcher des ambassadeurs, non seulement à la Noire, mais aussi à la Désirée, et il souhaita qu'il choisît pour cette dernière l'homme le plus capable et le plus riche, parce qu'il fallait paraître dans une occasion si célèbre et persuader ce qu'il désirait. Le roi jeta les yeux sur Becafigue; c'était un jeune seigneur très éloquent, qui avait cent millions de rentes. Il aimait passionnément le prince Guerrier; il fit, pour lui plaire, le plus grand équipage et la plus belle livrée qu'il put imaginer. Sa diligence fut extrême, car l'amour du prince augmentait chaque jour, et sans cesse il le conjurait de partir.

—Songez, lui disait-il confidemment, qu'il y va de ma vie; que je perds l'esprit lorsque je pense que le père de cette princesse peut prendre des engagements avec quelque autre, sans vouloir les rompre en ma faveur, et que je la perdrais pour jamais.

Becafigue le rassurait afin de gagner du temps, car il était bien aise que sa dépense lui fît honneur. Il mena quatre-vingts carrosses tout brillants d'or et de diamants; la miniature la mieux finie n'approche pas de celle qui les ornait. Il y avait cinquante autres carrosses, vingt-quatre mille pages à cheval, plus magnifiques que les princes, et le reste de ce grand cortège ne se démentait en rien.

Lorsque l'ambassadeur prit son audience de congé du prince, il l'embrassa étroitement:

—Souvenez-vous, mon cher Becafigue, lui dit-il, que ma vie dépend du mariage que vous allez négocier; n'oubliez rien pour persuader, et amenez l'aimable princesse que j'adore.

Il le chargea aussitôt de mille présents où la galanterie égalait la magnificence: ce n'était que devises amoureuses gravées sur des cachets de diamants, des montres dans des escarboucles, chargées des chiffres de Désirée; des bracelets de rubis taillés en cœur. Enfin que n'avait-il pas imaginé pour lui plaire!

L'ambassadeur portait le portrait de ce jeune prince, qui avait été peint par un homme si savant, qu'il parlait et faisait de petits compliments pleins d'esprit. À la vérité il ne répondait pas à tout ce qu'on lui disait, mais il ne s'en fallait guère. Becafigue promit au prince de ne rien négliger pour sa satisfaction, et il ajouta qu'il portait tant d'argent, que si on lui refusait la princesse, il trouverait le moyen de gagner quelqu'une de ses femmes et de l'enlever.

—Ah! s'écria le prince, je ne puis m'y résoudre; elle serait offensée d'un procédé si peu respectueux.

Becafigue ne répondit rien là-dessus et partit. Le bruit de son voyage prévint son arrivée; le roi et la reine en furent ravis; ils estimaient beaucoup son maître et savaient les grandes actions du prince Guerrier; mais ce qu'ils connaissaient encore mieux, c'était son mérite personnel; de sorte que quand ils auraient cherché dans tout l'univers un mari pour leur fille, ils n'auraient su en trouver un plus digne d'elle. On prépara un palais pour loger Becafigue et l'on donna tous les ordres nécessaires pour que la cour parût dans la dernière magnificence.

Le roi et la reine avaient résolu que l'ambassadeur verrait Désirée; mais la fée Tulipe vint trouver la reine et lui dit:

—Gardez-vous bien, madame, de mener Becafigue chez notre enfant (c'est ainsi qu'elle nommait la princesse); il ne faut pas qu'il la voie si tôt, et ne consentez point à l'envoyer chez le roi qui la demande, qu'elle n'ait passé quinze ans; car je suis assurée que si elle part plus tôt il lui arrivera quelque malheur.

La reine embrassant la bonne Tulipe, elle lui promit de suivre ses conseils, et sur-le-champ elles allèrent voir la princesse.

L'ambassadeur arriva. Son équipage demeura vingt-trois heures à passer; car il avait six cent mille mulets, dont les clochettes et les fers étaient d'or, leurs couvertures de velours et de brocart en broderie de perle. C'était un embarras sans pareil dans les rues: tout le monde était accouru pour le voir. Le roi et la reine allèrent au-devant de lui, tant ils étaient aises de sa venue. Il est inutile de parler de la harangue qu'il fit et des cérémonies qui se passèrent de part et d'autre: on peut assez les imaginer; mais lorsqu'il demanda à saluer la princesse, il demeura bien surpris que cette grâce lui fût déniée.

—Si nous vous refusons, seigneur Becafigue, lui dit le roi, une chose qui paraît si juste, ce n'est point par un caprice qui nous soit particulier; il faut vous raconter l'étrange aventure de notre fille, afin que vous y preniez part. Une fée, au moment de sa naissance, la prit en aversion, et la menaça d'une très grande infortune si elle voyait le jour avant l'âge de quinze ans. Nous la tenons dans un palais où les plus beaux appartements sont sous terre. Comme nous étions dans la résolution de vous y mener, la fée Tulipe nous a prescrit de n'en rien faire.

—Eh! quoi, sire, répliqua l'ambassadeur, aurai-je le chagrin de m'en retourner sans elle? Vous l'accorderez au roi mon maître pour son fils, elle est attendue avec mille impatiences, est-il possible que vous vous arrêtiez à des bagatelles comme sont les prédictions des fées? Voilà le portrait du prince Guerrier que j'ai ordre de lui présenter; il est si ressemblant, que je crois le voir lui-même lorsque je le regarde.

Il le déploya aussitôt; le portrait, qui n'était instruit que pour parler à la princesse, dit:

—Belle Désirée, vous ne pouvez imaginer avec quelle ardeur je vous attends: venez bientôt dans notre cour l'orner des grâces qui vous rendent incomparable.

Le portrait ne dit plus rien; le roi et la reine demeurèrent si surpris qu'ils prièrent Becafigue de le leur donner pour le porter à la princesse. Il en fut ravi, et le remit entre leurs mains.

La reine n'avait point parlé jusqu'alors à sa fille de ce qui se passait; elle avait même défendu aux dames qui étaient auprès d'elle de lui rien dire de l'arrivée de l'ambassadeur: elles ne lui avaient pas obéi, et la princesse savait qu'il s'agissait d'un grand mariage; mais elle était si prudente, qu'elle n'en avait rien témoigné à sa mère. Quand elle lui montra le portrait du prince, qui parlait et qui lui fit un compliment aussi tendre que galant, elle en fut fort surprise; car elle n'avait rien vu d'égal à cela, et la bonne mine du prince, l'air d'esprit, la régularité de ses traits, ne l'étonnaient pas moins que ce que disait le portrait.

—Seriez-vous fâchée, lui dit la reine, en riant, d'avoir un époux qui ressemblât à ce prince?

—Madame, répliqua-t-elle, ce n'est point à moi à faire un choix; ainsi je serai toujours contente de celui que vous me destinerez.

—Mais enfin, ajouta la reine, si le sort tombait sur lui, ne vous estimeriez-vous pas heureuse?

Elle rougit, baissa les yeux, et ne répondit rien. La reine la prit dans ses bras et la baisa plusieurs fois. Elle ne put s'empêcher de verser des larmes lorsqu'elle pensa qu'elle était sur le point de la perdre, car il ne s'en fallait plus que trois mois qu'elle n'eût quinze ans; et cachant son déplaisir, elle lui déclara tout ce qui la regardait dans l'ambassade du célèbre Becafigue; elle lui donna même les raretés qu'il avait apportées pour lui présenter. Elle les admira, elle loua avec beaucoup de goût ce qu'il y avait de plus curieux, mais de temps en temps ses regards s'échappaient pour s'attacher sur le portrait du prince, avec un plaisir qui lui avait été inconnu jusqu'alors.

L'ambassadeur, voyant qu'il faisait des instances inutiles pour qu'on lui donnât la princesse, et qu'on se contentait de la lui promettre, mais si solennellement qu'il n'y avait pas lieu d'en douter, demeura peu auprès du roi, et retourna en poste rendre compte à ses maîtres de sa négociation.

Quand le prince sut qu'il ne pouvait espérer sa chère Désirée de plus de trois mois, il fit des plaintes qui affligèrent toute la cour. Il ne dormait plus, il ne mangeait point; il devint triste et rêveur; la vivacité de son teint se changea en couleur de souci. Il demeurait des jours entiers couché sur un canapé dans son cabinet à regarder le portrait de sa princesse; il lui écrivait à tous moments et présentait les lettres à ce portrait, comme s'il eût été capable de les lire. Enfin ses forces diminuèrent peu à peu, il tomba dangereusement malade, et pour en deviner la cause, il ne fallait ni médecins ni docteurs.

Le roi se désespérait. Il aimait son fils plus tendrement que jamais père n'a aimé le sien. Il se trouvait sur le point de le perdre. Quelle douleur pour un père! Il ne voyait aucun remède qui pût guérir le prince. Il souhaitait Désirée; sans elle il fallait mourir. Il prit donc la résolution, dans une si grande extrémité, d'aller trouver le roi et la reine qui l'avaient promise, pour les conjurer d'avoir pitié de l'état où le prince était réduit, et de ne plus différer un mariage qui ne se ferait jamais s'ils voulaient obstinément attendre que la princesse eût quinze ans.

Cette démarche était extraordinaire; mais elle l'aurait été bien davantage s'il eût laissé périr un fils si aimable et si cher. Cependant il se trouva une difficulté qui était insurmontable: c'est que son grand âge ne lui permettait que d'aller en litière, et cette voiture s'accordait mal avec l'impatience de son fils; de sorte qu'il envoya en poste le fidèle Becafigue, et il écrivit les lettres du monde les plus touchantes pour engager le roi et la reine à ce qu'il souhaitait.

Pendant ce temps, Désirée n'avait guère moins de plaisir à voir le portrait du prince qu'il en avait à regarder le sien. Elle allait à tout moment dans le lieu où il était; et quelque soin qu'elle prît de cacher ses sentiments, on ne laissait pas de les pénétrer. Entre autres, Giroflée et Longue-Épine, qui étaient ses filles d'honneur, s'aperçurent des petites inquiétudes qui commençaient à la tourmenter. Giroflée l'aimait passionnément et lui était fidèle; Longue-Épine de tout temps sentait une jalousie secrète de son mérite et de son rang. Sa mère avait élevé la princesse; après avoir été sa gouvernante, elle devint sa dame d'honneur: elle aurait dû l'aimer comme la chose du monde la plus aimable, quoiqu'elle chérît sa fille jusqu'à la folie; et voyant la haine qu'elle avait pour la belle princesse, elle ne pouvait lui vouloir du bien.

L'ambassadeur que l'on avait dépêché à la cour de la princesse Noire ne fut pas bien reçu lorsqu'on apprit le compliment dont il était chargé. Cette Éthiopienne était la plus vindicative créature du monde; elle trouva que c'était la traiter cavalièrement, après avoir pris des engagements avec elle, de lui envoyer dire ainsi qu'on la remerciait. Elle avait vu un portrait du prince dont elle s'était entêtée, et les Éthiopiennes, quand elles se mêlent d'aimer, aiment avec plus d'extravagance que les autres.

—Comment, monsieur l'ambassadeur, dit-elle, est-ce que votre maître ne me croit pas assez riche ni assez belle? Promenez-vous dans mes États, vous trouverez qu'il n'en est guère de plus vastes; venez dans mon trésor royal voir plus d'or que toutes les mines du Pérou n'en ont jamais fourni; enfin regardez la noirceur de mon teint, ce nez écrasé, ces grosses lèvres; n'est-ce pas ainsi qu'il faut être pour être belle?

—Madame, répondit l'ambassadeur, qui craignait les bastonnades plus que tous ceux qu'on envoie à la Porte, je blâme mon maître autant qu'il est permis à un sujet; et si le Ciel m'avait mis sur le premier trône de l'univers, je sais vraiment bien à qui je l'offrirais.

—Cette parole vous sauvera la vie, lui dit-elle. J'avais résolu de commencer ma vengeance sur vous; mais il y aurait de l'injustice, puisque vous n'êtes pas cause du mauvais procédé de votre prince. Allez lui dire qu'il me fait plaisir de rompre avec moi, parce que je n'aime pas les malhonnêtes gens.

L'ambassadeur, qui ne demandait pas mieux que son congé, l'eut à peine obtenu qu'il en profita.

Mais l'Éthiopienne était trop piquée contre le prince Guerrier pour lui pardonner. Elle monta dans un char d'ivoire traîné par six autruches qui faisaient dix lieues par heure. Elle se rendit au palais de la fée de la Fontaine; c'était sa marraine et sa meilleure amie. Elle lui raconta son aventure et la pria avec les dernières instances de servir son ressentiment. La fée fut sensible à la douleur de sa filleule; elle regarda dans le livre qui dit tout, et elle connut aussitôt que le prince Guerrier ne quittait la princesse Noire que pour la princesse Désirée, qu'il l'aimait éperdument, et qu'il était même malade de la seule impatience de la voir. Cette connaissance ralluma sa colère, qui était presque éteinte, et comme elle ne l'avait pas vue depuis le moment de sa naissance, il est à croire qu'elle aurait négligé de lui faire du mal si la vindicative Noiron ne l'en avait pas conjurée.

—Quoi! s'écria-t-elle, cette malheureuse Désirée veut donc toujours me déplaire? Non, charmante princesse, non. Ma mignonne, je ne souffrirai pas qu'on te fasse un affront; les cieux et tous les éléments s'intéressent dans cette affaire. Retourne chez toi et te repose sur ta chère marraine.

La princesse Noire la remercia; elle lui fit des présents de fleurs et de fruits qu'elle reçut fort agréablement.

L'ambassadeur Becafigue s'avançait en toute diligence vers la ville capitale où le père de Désirée faisait son séjour. Il se jeta aux pieds du roi et de la reine; il versa beaucoup de larmes, et leur dit, dans les termes les plus touchants, que le prince Guerrier mourrait s'ils lui retardaient plus longtemps le plaisir de voir la princesse leur fille; qu'il ne s'en fallait plus que trois mois qu'elle n'eût quinze ans; qu'il ne lui pouvait rien arriver de fâcheux dans un espace si court; qu'il prenait la liberté de les avertir qu'une si grande crédulité pour de petites fées faisait tort à la majesté royale. Enfin il harangua si bien qu'il eut le don de persuader. On pleura avec lui, se représentant le triste état où le jeune prince était réduit, et puis on lui dit qu'il fallait quelques jours pour se déterminer et lui répondre. Il repartit qu'il ne pouvait donner que quelques heures; que son maître était à l'extrémité; qu'il s'imaginait que la princesse le haïssait, et que c'était elle qui retardait son voyage. On l'assura donc que le soir il saurait ce qu'on pouvait faire.

La reine courut au palais de sa chère fille; elle lui conta tout ce qui se passait. Désirée sentit alors une douleur sans pareille; son cœur se serra, elle s'évanouit, et la reine connut les sentiments qu'elle avait pour le prince.

—Ne vous affligez point, ma chère enfant, lui dit-elle, vous pouvez tout pour sa guérison; je ne suis inquiète que pour les menaces que la fée de la Fontaine fit à votre naissance.

—Je me flatte, madame, répliqua-t-elle, qu'en prenant quelques mesures nous tromperons la méchante fée. Par exemple, ne pourrais-je pas aller dans un carrosse tout fermé où je ne verrais point le jour? On l'ouvrirait la nuit pour nous donner à manger; ainsi j'arriverais heureusement chez le prince Guerrier.

La reine goûta beaucoup cet expédient, elle en fit part au roi qui l'approuva aussi; de sorte qu'on envoya dire à Becafigue de venir promptement, et il reçut des assurances certaines que la princesse partirait au plus tôt, ainsi qu'il n'avait qu'à s'en retourner, pour donner cette bonne nouvelle à son maître; et que pour se hâter davantage, on négligerait de lui faire l'équipage et les riches habits qui convenaient à son rang. L'ambassadeur, transporté de joie, se jeta encore aux pieds de leurs majestés, pour les remercier. Il partit ensuite sans avoir vu la princesse.

La séparation du roi et de la reine lui aurait semblé insupportable, si elle avait été moins prévenue en faveur du prince: mais il est de certains sentiments qui étouffent presque tous les autres. On lui fit un carrosse de velours vert par-dehors, orné de grandes plaques d'or, et par dedans de brocart argent et couleur de rose rebrodé; il n'y avait aucune glace; il était fort grand, il fermait mieux qu'une boîte, et un seigneur des premiers du royaume fut chargé des clés qui ouvraient les serrures qu'on avait mises aux portières.

Autour d'elle on voyait les Grâces,
Les ris, les plaisirs et les jeux,
Et les Amours respectueux
Empressés à suivre ses traces;
Elle avait l'air majestueux,
Avec une douceur céleste.
Elle s'attirait tous les vœux
Sans compter ici tout le reste,
Elle avait les mêmes attraits
Que fit briller Adélaïde,
Quand, l'hymen lui servant de guide,
Elle vint dans ces lieux pour cimenter la paix.

L'on nomma peu d'officiers pour l'accompagner, afin qu'une nombreuse suite n'embarrassât point; et après lui avoir donné les plus belles pierreries du monde et quelques habits très riches, après, dis-je, des adieux qui pensèrent faire étouffer le roi, la reine et toute la cour, à force de pleurer, on l'enferma dans le carrosse sombre avec sa dame d'honneur, Longue-Épine et Giroflée.

On a peut-être oublié que Longue-Épine n'aimait point la princesse Désirée; mais elle aimait fort le prince Guerrier, car elle avait vu son portrait parlant. Le trait qui l'avait blessée était si vif, qu'étant sur le point de partir elle dit à sa mère qu'elle mourrait si le mariage de la princesse s'accomplissait, et que si elle voulait la conserver, il fallait absolument qu'elle trouvât un moyen de rompre cette affaire. La dame d'honneur lui dit de ne se point affliger, qu'elle tâcherait de remédier à sa peine en la rendant heureuse.

Lorsque la reine envoya sa chère enfant, elle la recommanda au-delà de tout ce qu'on peut dire à cette mauvaise femme.

—Quel dépôt ne vous confié-je pas! lui dit-elle; c'est plus que ma vie. Prenez soin de la santé de ma fille; mais surtout soyez soigneuse d'empêcher qu'elle ne voie le jour, tout serait perdu. Vous savez de quels maux elle est menacée, et je suis convenue avec l'ambassadeur du prince Guerrier que, jusqu'à ce qu'elle ait quinze ans, on la mettrait dans un château où elle ne verra aucune lumière que celle des bougies.

La reine combla cette dame de présents, pour l'engager à une plus grande exactitude. Elle lui promit de veiller à la conservation de la princesse et de lui en rendre bon compte aussitôt qu'elles seraient arrivées.

Ainsi le roi et la reine, se reposant sur ses soins, n'eurent point d'inquiétude pour leur chère fille; cela servit en quelque façon à modérer la douleur que son éloignement leur causait. Mais Longue-Épine, qui apprenait tous les soirs, par les officiers de la princesse qui ouvraient le carrosse pour lui servir à souper, que l'on approchait de la ville où elles étaient attendues, pressait sa mère d'exécuter son dessein, craignant que le roi et le prince ne vinssent au devant d'elle, et qu'il ne fût plus temps; de sorte qu'environ l'heure de midi, où le soleil darde ses rayons avec force, elle coupa tout d'un coup l'impériale du carrosse où elles étaient renfermées, avec un grand couteau fait exprès qu'elle avait apporté. Alors pour la première fois la princesse Désirée vit le jour. À peine l'eut-elle regardé et poussé un profond soupir, qu'elle se précipita du carrosse sous la forme d'une biche blanche et se mit à courir jusqu'à la forêt prochaine, où elle s'enfonça dans un lieu sombre, pour y regretter, sans témoins, la charmante figure qu'elle venait de perdre.

La fée de la Fontaine, qui conduisait cette étrange aventure, voyant que tous ceux qui accompagnaient la princesse se mettaient en devoir, les uns de la suivre et les autres d'aller à la ville, pour avertir le prince Guerrier du malheur qui venait d'arriver, sembla aussitôt bouleverser la nature; les éclairs et le tonnerre effrayèrent les plus assurés, et par son merveilleux savoir elle transporta tous ces gens fort loin, afin de les éloigner du lieu où leur présence lui déplaisait.

Il ne resta que la dame d'honneur, Longue-Épine et Giroflée. Celle-ci courut après sa maîtresse, faisant retentir les bois et les rochers de son nom et de ses plaintes. Les deux autres, ravies d'être en liberté, ne perdirent pas un moment à faire ce qu'elles avaient projeté. Longue-Épine mit les plus riches habits de Désirée. Le manteau royal qui avait été fait pour ses noces était d'une richesse sans pareille, et la couronne avait des diamants deux ou trois fois gros comme le poing; son sceptre était d'un seul rubis; le globe qu'elle tenait dans l'autre main, d'une perle plus grosse que la tête. Cela était rare et très lourd à porter; mais il fallait persuader qu'elle était la princesse, et ne rien négliger de tous les ornements royaux.

En cet équipage, Longue-Épine, suivie de sa mère, qui portait la queue de son manteau, s'achemine vers la ville.

Cette fausse princesse marchait gravement, elle ne doutait pas que l'on ne vînt les recevoir; et, en effet, elles n'étaient guère avancées quand elles aperçurent un gros de cavalerie, et, au milieu, deux litières brillantes d'or et de pierreries, portées par des mulets ornés de longs panaches de plumes vertes (c'était la couleur favorite de la princesse). Le roi, qui était dans l'une, et le prince malade dans l'autre, ne savaient que juger de ces dames qui venaient à eux. Les plus empressés galopèrent vers elles, et jugèrent par la magnificence de leurs habits qu'elles devaient être des personnes de distinction. Ils mirent pied à terre, et les abordèrent respectueusement.

—Obligez-moi de m'apprendre, leur dit Longue-Épine, qui est dans ces litières?

—Mesdames, répliquèrent-ils, c'est le roi et le prince son fils, qui viennent au-devant de la princesse Désirée.

—Allez, je vous prie, leur dire, continua-t-elle, que la voici. Une fée, jalouse de mon bonheur, a dispersé tous ceux qui m'accompagnaient, par une centaine de coups de tonnerre, d'éclairs et de prodiges surprenants; mais voici ma dame d'honneur, qui est chargée des lettres du roi mon père et de mes pierreries.

Aussitôt ces cavaliers lui baisèrent le bas de sa robe, et furent en diligence annoncer au roi que la princesse approchait.

—Comment! s'écria-t-il, elle vient à pied en plein jour!

Ils lui racontèrent ce qu'elle avait dit. Le prince, brûlant d'impatience:

—Avouez, leur dit-il, que c'est un prodige de beauté, un miracle, une princesse tout accomplie. Ils ne répondirent rien, et surprirent le prince.

—Pour avoir trop à louer, continua-t-il, vous aimez mieux vous taire.

—Seigneur, vous l'allez voir, lui dit le plus hardi d'entre eux; apparemment que la fatigue du voyage l'a changée.

Le prince demeura surpris; s'il avait été moins faible, il se serait précipité de la litière pour satisfaire son impatience et sa curiosité. Le roi descendit de la sienne, et s'avançant avec toute la cour, il joignit la fausse princesse; mais aussitôt qu'il eut jeté les yeux sur elle, il poussa un grand cri, et reculant quelques pas:

—Que vois-je! dit-il. Quelle perfidie!

—Sire, dit la dame d'honneur en s'avançant hardiment, voici la princesse Désirée, avec les lettres du roi et de la reine; je remets aussi entre vos mains la cassette de pierreries dont ils me chargèrent en partant.

Le roi gardait à tout cela un morne silence, et le prince, s'appuyant sur Becafigue, s'approcha de Longue-Épine. Ô dieux! que devint-il après avoir considéré cette fille, dont la taille extraordinaire faisait peur! Elle était si grande, que les habits de la princesse lui couvraient à peine les genoux; sa maigreur affreuse, son nez, plus crochu que celui d'un perroquet, brillait d'un rouge luisant; il n'a jamais été de dents plus noires et plus mal rangées. Enfin elle était aussi laide que Désirée était belle.

Le prince, qui n'était occupé que de la charmante idée de sa princesse, demeura transi et comme immobile à la vue de celle-ci; il n'avait pas la force de proférer une parole, il la regardait avec étonnement, et s'adressant ensuite au roi:

—Je suis trahi, dit-il; ce merveilleux portrait sur lequel j'engageai ma liberté n'a rien de la personne qu'on nous envoie. L'on a cherché à nous tromper; l'on y a réussi, il m'en coûtera la vie.

—Comment l'entendez-vous, seigneur? dit Longue-Épine; l'on a cherché à vous tromper? Sachez que vous ne le serez jamais en m'épousant.

Son effronterie et sa fierté n'avaient pas d'exemples. La dame d'honneur renchérissait encore par-dessus.

—Ah! ma belle princesse! s'écriait-elle, où sommes-nous venues? Est-ce ainsi que l'on reçoit une personne de votre rang? Quelle inconstance! quel procédé! Le roi votre père en saura bien tirer raison.

—C'est nous qui nous la ferons faire, répliqua le roi. Il nous avait promis une belle princesse, il nous envoie un squelette, une momie qui fait peur. Je ne m'étonne plus qu'il ait gardé ce beau trésor caché pendant quinze ans; il voulait attraper quelque dupe. C'est sur nous que le sort a tombé, mais il n'est pas impossible de s'en venger.

—Quels outrages! s'écria la fausse princesse; ne suis-je pas bien malheureuse d'être venue sur la parole de telles gens! Voyez que l'on a grand tort de s'être fait peindre un peu plus belle que l'on est: cela n'arrive-t-il pas tous les jours? Si pour tels inconvénients les princes renvoyaient leurs fiancées, peu se marieraient.

Le roi et le prince, transportés de colère, ne daignèrent pas lui répondre, ils remontèrent chacun dans leur litière; et, sans autre cérémonie, un garde du corps mit la princesse en trousse derrière lui, et la dame d'honneur fut traitée de même. On les mena dans la ville; par ordre du roi, elles furent enfermées dans le château des Trois-Pointes.

Le prince Guerrier avait été si accablé du coup qui venait de le frapper, que son affliction s'était toute renfermée dans son cœur. Lorsqu'il eut assez de force pour se plaindre, que ne dit-il pas sur sa cruelle destinée! Il était toujours amoureux, et n'avait pour tout objet de sa passion qu'un portrait. Ses espérances ne subsistaient plus, toutes les idées si charmantes qu'il s'était faites sur la princesse Désirée se trouvaient échouées. Il aurait mieux aimé mourir que d'épouser celle qu'il prenait pour elle. Enfin, jamais désespoir ne fut égal au sien: il ne pouvait plus souffrir la cour, et il résolut, dès que sa santé put lui permettre, de s'en aller secrètement et de se rendre dans quelque lieu solitaire pour y passer le reste de sa triste vie.

Il ne communiqua son dessein qu'au fidèle Becafigue; il était bien persuadé qu'il le suivrait partout, et il le choisit pour parler avec lui plus souvent qu'avec un autre du mauvais tour qu'on lui avait joué. À peine commença-t-il à se porter mieux, qu'il partit et laissa une grande lettre pour le roi sur la table de son cabinet, l'assurant qu'aussitôt que son esprit serait un peu tranquillisé il reviendrait auprès de lui; mais qu'il le suppliait, en attendant, de penser à leur commune vengeance, et de retenir toujours la laide prisonnière.

Il est aisé de juger de la douleur qu'eut le roi lorsqu'il reçut cette lettre. La séparation d'un fils si cher pensa le faire mourir. Pendant que tout le monde était occupé à le consoler, le prince et Becafigue s'éloignaient, et au bout de trois jours ils se trouvèrent dans une vaste forêt, si sombre par l'épaisseur des arbres, si agréable par la fraîcheur de l'herbe et des ruisseaux qui coulaient de tous côtés, que le prince, fatigué de la longueur du chemin, car il était encore malade, descendit de cheval et se jeta tristement sur la terre, sa main sous sa tête, ne pouvant presque parler, tant il était faible.

—Seigneur, dit Becafigue, pendant que vous allez vous reposer, je vais chercher quelques fruits pour vous rafraîchir et reconnaître un peu le lieu où nous sommes.

Le prince ne lui répondit rien, il lui témoigna seulement par un signe qu'il le pouvait.

Il y a longtemps que nous avons laissé la biche au bois, je veux parler de l'incomparable princesse. Elle pleura en biche désolée, lorsqu'elle vit sa figure dans une fontaine qui lui servait de miroir: «Quoi! c'est moi! disait-elle. C'est aujourd'hui que je me trouve réduite à subir la plus étrange aventure qui puisse arriver du règne des fées à une innocente princesse telle que je suis! Combien durera ma métamorphose? Où me retirer pour que les lions, les ours et les loups ne me dévorent point? Comment pourrai-je manger de l'herbe?» Enfin elle se faisait mille questions et ressentait la plus cruelle douleur qu'il est possible. Il est vrai que si quelque chose pouvait la consoler, c'est qu'elle était une aussi belle biche qu'elle avait été belle princesse.

La faim pressant Désirée, elle brouta l'herbe de bon appétit et demeura surprise que cela pût être. Ensuite elle se coucha sur la mousse; la nuit la surprit, elle la passa avec des frayeurs inconcevables. Elle entendait les bêtes féroces proches d'elle, et souvent, oubliant qu'elle était biche, elle essayait de grimper sur un arbre. La clarté du jour la rassura un peu; elle admirait sa beauté, et le soleil lui paraissait quelque chose de si merveilleux, qu'elle ne se lassait point de le regarder, tout ce qu'elle en avait entendu dire lui semblait fort au-dessous de ce qu'elle voyait. C'était l'unique consolation qu'elle pouvait trouver dans un lieu si désert; elle y resta toute seule pendant plusieurs jours.

La fée Tulipe, qui avait toujours aimé cette princesse, ressentait vivement son malheur; mais elle avait un véritable dépit que la reine et elle eussent fait si peu de cas de ses avis, car elle leur dit plusieurs fois que si la princesse partait avant que d'avoir quinze ans elle s'en trouverait mal; cependant elle ne voulait point l'abandonner aux furies de la fée de la Fontaine, et ce fut elle qui conduisit les pas de Giroflée vers la forêt, afin que cette fidèle confidente pût la consoler dans sa disgrâce.

Cette belle biche passait doucement le long d'un ruisseau quand Giroflée, qui ne pouvait presque marcher, se coucha pour se reposer. Elle rêvait tristement de quel côté elle pourrait aller pour trouver sa chère princesse. Lorsque la biche l'aperçut, elle franchit tout d'un coup le ruisseau, qui était large et profond, elle vint se jeter sur Giroflée et lui faire mille caresses. Elle en demeura surprise; elle ne savait si les bêtes de ce canton avaient quelque amitié particulière pour les hommes qui les rendît humaines, ou si elles la connaissaient; car enfin il était fort singulier qu'une biche s'avisât de faire si bien les honneurs de la forêt.

Elle la regarda attentivement, et vit avec une extrême surprise de grosses larmes qui coulaient de ses yeux; elle ne douta plus que ce ne fût sa chère princesse. Elle prit ses pieds, elle les baisa avec autant de respect et de tendresse qu'elle lui avait baisé ses mains. Elle lui parla et connut que la biche l'entendait, mais qu'elle ne pouvait lui répondre; les larmes et les soupirs redoublèrent de part et d'autre. Giroflée promit à sa maîtresse qu'elle ne la quitterait point, la biche lui fit mille petits signes de la tête et des yeux, qui marquaient qu'elle en serait très aise et qu'elle la consolerait d'une partie de ses peines.

Elles étaient demeurées presque tout le jour ensemble; Bichette eut peur que sa fidèle Giroflée n'eût besoin de manger, elle la conduisit dans un endroit de la forêt où elle avait remarqué des fruits sauvages qui ne laissaient pas d'être bons. Elle en prit quantité, car elle mourait de faim; mais après que sa collation fut finie, elle tomba dans une grande inquiétude, ne sachant où elles se retireraient pour dormir: car, de rester au milieu de la forêt exposées à tous les périls qu'elles pouvaient courir, il n'était pas possible de s'y résoudre.

—N'êtes-vous point effrayée, charmante biche, lui dit-elle, de passer la nuit ici? La biche leva les yeux vers le ciel et soupira.

—Mais, continua Giroflée, vous avez parcouru déjà une partie de cette vaste solitude, n'y a-t-il point de maisonnettes, un charbonnier, un bûcheron, un ermitage?

La biche marqua par les mouvements de sa tête qu'elle n'avait rien vu.

—Ô dieux! s'écria Giroflée, je ne serai pas en vie demain. Quand j'aurais le bonheur d'éviter les tigres et les ours, je suis certaine que la peur suffit pour me tuer; et ne croyez pas au reste, ma chère princesse, que je regrette la vie par rapport à moi: je la regrette par rapport à vous. Hélas! vous laisser dans ces lieux dépourvue de toute consolation! se peut-il rien de plus triste?

La petite biche se prit à pleurer, elle sanglotait presque comme une personne.

Ses larmes touchèrent la fée Tulipe, qui l'aimait tendrement; malgré sa désobéissance, elle avait toujours veillé à sa conservation, et, paraissant tout d'un coup:

—Je ne veux point vous gronder, lui dit-elle; l'état où je vous vois me fait trop de peine.

Bichette et Giroflée l'interrompaient en se jetant à ses genoux; la première lui baisait les mains et la caressait le plus joliment du monde, l'autre la conjurait d'avoir pitié de la princesse, et de lui rendre sa figure naturelle.

—Cela ne dépend pas de moi, dit Tulipe; celle qui lui fait tant de mal a beaucoup de pouvoir. Mais j'accourcirai le temps de sa pénitence, et, pour l'adoucir, aussitôt que le jour laissera sa place à la nuit, elle quittera sa forme de biche; mais à peine l'aurore paraîtra-t-elle, qu'il faudra qu'elle la reprenne, et qu'elle coure les plaines et les forêts comme les autres.

C'était déjà beaucoup de cesser d'être biche pendant la nuit; la princesse témoigna sa joie par des sauts et des bonds qui réjouirent Tulipe:

—Avancez-vous, leur dit-elle, dans ce petit sentier, vous y trouverez une cabane assez propre pour un endroit champêtre.

En achevant ces mots, elle disparut. Giroflée obéit, elle entra avec Bichette dans la route qu'elles voyaient, et trouvèrent une vieille femme assise sur le pas de sa porte, qui achevait un panier d'osier fin. Giroflée la salua.

—Voudriez-vous, ma bonne mère, lui dit-elle, me retirer avec ma biche? Il me faudrait une petite chambre.

—Oui, ma belle fille, répondit-elle, je vous donnerai volontiers une retraite ici; entrez avec votre biche.

Elle les mena aussitôt dans une chambre très jolie, toute boisée de merisier; il y avait deux petits lits de toile blanche, des draps fins, et tout paraissait si simple et si propre, que la princesse a dit depuis qu'elle n'avait rien trouvé de plus à son gré.

Dès que la nuit fut entièrement venue, Désirée cessa d'être biche. Elle embrassa cent fois sa chère Giroflée; elle la remercia de l'affection qui l'engageait à suivre sa fortune, et lui promit qu'elle rendrait la sienne très heureuse dès que sa pénitence serait finie.

La vieille vint frapper doucement à la porte, et, sans entrer, elle donna des fruits excellents à Giroflée, dont la princesse mangea avec grand appétit, ensuite elles se couchèrent; et sitôt que le jour parut, Désirée étant redevenue biche se mit à gratter la porte afin que Giroflée lui ouvrît. Elles se témoignèrent un sensible regret de se séparer, quoique ce ne fût pas pour longtemps, et Bichette s'étant élancée dans le plus épais du bois, elle commença d'y courir à son ordinaire.

J'ai déjà dit que le prince Guerrier s'était arrêté dans la forêt, et que Becafigue la parcourait pour trouver quelques fruits. Il était assez tard lorsqu'il se rendit à la maisonnette de la bonne vieille dont j'ai parlé. Il lui parla civilement, et lui demanda les choses dont il avait besoin pour son maître. Elle se hâta d'emplir une corbeille et la lui donna.

—Je crains, dit-elle, que si vous passez la nuit ici sans retraite, il ne vous arrive quelque accident; je vous en offre une bien pauvre. Mais au moins elle met à l'abri des lions.

Il la remercia, et lui dit qu'il était avec un de ses amis; qu'il allait lui proposer de venir chez elle. En effet, il sut si bien persuader le prince, qu'il se laissa conduire chez cette bonne femme. Elle était encore à sa porte, et, sans faire aucun bruit, elle les mena dans une chambre semblable à celle que la princesse occupait, si proches l'une de l'autre, qu'elles n'étaient séparées que par une cloison.

Le prince passa la nuit avec ses inquiétudes ordinaires. Dès que les premiers rayons du soleil eurent brillé à ses fenêtres, il se leva, et pour divertir sa tristesse, il sortit dans la forêt, disant à Becafigue de ne point venir avec lui. Il marcha longtemps sans tenir aucune route certaine; enfin il arriva dans un lieu assez spacieux, couvert d'arbres et de mousse; aussitôt une biche en partit. Il ne put s'empêcher de la suivre. Son penchant dominant était pour la chasse, mais il n'était plus si vif depuis la passion qu'il avait dans le cœur. Malgré cela, il poursuivit la pauvre biche, et de temps en temps il lui décochait des traits qui la faisaient mourir de peur, quoiqu'elle n'en fût pas blessée: car son amie Tulipe la garantissait, et il ne fallait pas moins que la main secourable d'une fée pour la préserver de périr sous des coups si justes. L'on n'a jamais été si lasse que l'était la princesse des biches: l'exercice qu'elle faisait lui était bien nouveau. Enfin elle se détourna à un sentier si heureusement, que le dangereux chasseur, la perdant de vue et se trouvant lui-même extrêmement fatigué, ne s'obstina pas à la suivre.

Le jour s'étant passé de cette manière, la biche vit avec joie l'heure de se retirer; elle tourna ses pas vers la maison où Giroflée l'attendait impatiemment. Dès qu'elle fut dans sa chambre, elle se jeta sur le lit, haletante, elle était tout en nage. Giroflée lui fit mille caresses; elle mourait d'envie de savoir ce qui lui était arrivé. L'heure de se débichonner étant arrivée, la belle princesse reprit sa forme ordinaire. Jetant les bras au cou de sa favorite:

—Hélas! lui dit-elle, je croyais n'avoir à craindre que la fée de la Fontaine et les cruels hôtes des forêts; mais j'ai été poursuivie aujourd'hui par un jeune chasseur, que j'ai vu à peine, tant j'étais pressée de fuir. Mille traits décochés après moi me menaçaient d'une mort inévitable; j'ignore encore par quel bonheur j'ai pu m'en sauver.

—Il ne faut plus sortir, ma princesse, répliqua Giroflée. Passez dans cette chambre le temps fatal de votre pénitence. J'irai dans la ville la plus proche acheter des livres pour vous divertir; nous lirons les Contes nouveaux que l'on a faits sur les fées, nous ferons des vers et des chansons.

—Tais-toi, ma chère fille, reprit la princesse. La charmante idée du prince Guerrier suffit pour m'occuper agréablement; mais le même pouvoir qui me réduit pendant le jour à la triste condition de biche me force malgré moi de faire ce qu'elles font: je cours, je saute et je mange l'herbe comme elles. Dans ce temps-là, une chambre me serait insupportable.

Elle était si harassée de la chasse, qu'elle demanda promptement à manger; ensuite ses beaux yeux se fermèrent jusqu'au lever de l'aurore. Dès qu'elle l'aperçut, la métamorphose ordinaire se fit, et elle retourna dans la forêt.

Le prince, de son côté, était venu sur le soir rejoindre son favori.

—J'ai passé le temps, lui dit-il, à courir après la plus belle biche que j'aie jamais vue; elle m'a trompé cent fois avec une adresse merveilleuse. J'ai tiré si juste, que je ne comprends point comment elle a évité mes coups. Aussitôt qu'il fera jour, j'irai la chercher encore, et ne la manquerai point.

En effet, ce jeune prince, qui voulait éloigner de son cœur une idée qu'il croyait chimérique, n'étant pas fâché que la passion de la chasse l'occupât, se rendit de bonne heure dans le même endroit où il avait trouvé la biche; mais elle se garda bien d'y aller, craignant une aventure semblable à celle qu'elle avait eue. Il jeta les yeux de tous côtés; il marcha longtemps, et comme il s'était échauffé, il fut ravi de trouver des pommes dont la couleur lui fit plaisir; il en cueillit, il en mangea, et presque aussitôt il s'endormit d'un profond sommeil. Il se jeta sur l'herbe fraîche, sous des arbres, où mille oiseaux semblaient s'être donné rendez-vous.

Dans le temps qu'il dormait, notre craintive biche, avide des lieux écartés, passa dans celui où il était. Si elle l'avait aperçu plus tôt, elle l'aurait fui; mais elle se trouva si proche de lui, qu'elle ne put s'empêcher de le regarder, et son assoupissement la rassura si bien, qu'elle se donna le loisir de considérer tous ses traits. Ô dieux! que devint-elle quand elle le reconnut? Son esprit était trop rempli de sa charmante idée pour l'avoir perdue en si peu de temps. Amour, amour, que veux-tu donc? faut-il que Bichette s'expose à perdre la vie par les mains de son amant? Oui, elle s'y expose, il n'y a plus moyen de songer à sa sûreté. Elle se coucha à quelques pas de lui, et ses yeux ravis de le voir ne pouvaient s'en détourner un moment; elle soupirait, poussait de petits gémissements. Enfin plus hardie, elle s'approcha encore davantage; elle le touchait lorsqu'il s'éveilla.

Sa surprise parut extrême, il reconnut la même biche qui lui avait donné tant d'exercice et qu'il avait cherchée longtemps; mais la trouver si familière lui paraissait une chose rare. Elle n'attendit pas qu'il eût essayé de la prendre: elle s'enfuit de toute sa force, et il la suivit de toute la sienne. De temps en temps, ils s'arrêtaient pour reprendre haleine, car la belle biche était encore lasse d'avoir couru la veille et le prince ne l'était pas moins qu'elle; mais ce qui ralentissait le plus la fuite de Bichette, hélas! faut-il le dire? c'était la peine de s'éloigner de celui qui l'avait plus blessée par mérite que par les traits qu'il tirait sur elle. Il la voyait très souvent qui tournait la tête sur lui, comme pour lui demander s'il voulait qu'elle pérît sous ses coups, et lorsqu'il était sur le point de la joindre, elle faisait de nouveaux efforts pour se sauver.

—Ah! si tu pouvais m'entendre, petite biche, lui criait-il, tu ne m'éviterais pas; je t'aime, je te veux nourrir; tu es charmante, j'aurai soin de toi.

L'air emportait ses paroles: elles n'allaient point jusqu'à elle.

Enfin, après avoir fait tout le tour de la forêt, notre biche, ne pouvant plus courir, ralentit ses pas, et le prince, redoublant les siens, la joignit avec une joie dont il ne croyait plus être capable. Il vit bien qu'elle avait perdu toutes ses forces; elle était couchée comme une pauvre petite bête demi-morte, et elle n'attendait que de voir finir sa vie par les mains de son vainqueur; mais au lieu de lui être cruel, il se mit à la caresser.

—Belle biche, lui dit-il, n'aie point de peur, je veux t'emmener avec moi, et que tu me suives partout.

Il coupa exprès des branches d'arbre, il les plia adroitement, il les couvrit de mousse, il y jeta des roses dont quelques buissons étaient chargés; ensuite il prit la biche entre ses bras, il appuya sa tête sur son cou, et vint la coucher doucement sur ces ramées; puis il s'assit auprès d'elle, cherchant de temps en temps des herbes fines, qu'il lui présentait, et qu'elle mangeait dans sa main.

Le prince continuait de lui parler, quoiqu'il fût persuadé qu'elle ne l'entendait pas. Cependant, quelque plaisir qu'elle eût de le voir, elle s'inquiétait, parce que la nuit s'approchait. «Que serait-ce, disait-elle en elle-même, s'il me voyait changer tout d'un coup de forme? Il serait effrayé et me fuirait, ou, s'il ne me fuyait pas, que n'aurais-je pas à craindre ainsi seule dans une forêt?» Elle ne faisait que penser de quelle manière elle pourrait se sauver, lorsqu'il lui en fournit le moyen: car, ayant peur qu'elle n'eût besoin de boire, il alla voir où il pourrait trouver quelque ruisseau, afin de l'y conduire. Pendant qu'il cherchait, elle se déroba promptement, et vint à la maisonnette où Giroflée l'attendait. Elle se jeta encore sur son lit; la nuit vint, sa métamorphose cessa; elle lui apprit son aventure.

—Le croirais-tu, ma chère, lui dit-elle, mon prince Guerrier est dans cette forêt, c'est lui qui m'a chassée depuis deux jours, et qui m'ayant prise m'a fait mille caresses. Ah! que le portrait qu'on m'en apporta est peu fidèle! il est cent fois mieux fait; tout le désordre où l'on voit les chasseurs ne dérobe rien à sa bonne mine et lui conserve des agréments que je ne saurais t'exprimer. Ne suis-je pas bien malheureuse d'être obligée de fuir ce prince, lui qui m'est destiné par mes plus proches, lui qui m'aime et que j'aime? Il faut qu'une méchante fée me prenne en aversion le jour de ma naissance, et trouble tous ceux de ma vie.

Elle se prit à pleurer. Giroflée la consola, et lui fit espérer que dans quelque temps ses peines seraient changées en plaisirs.

Le prince revint vers sa chère biche, dès qu'il eut trouvé une fontaine; mais elle n'était plus au lieu où il l'avait laissée. Il la chercha inutilement partout, et sentit autant de chagrin contre elle que si elle avait dû avoir de la raison.

—Quoi! s'écria-t-il, je n'aurai donc jamais que des sujets de me plaindre de ce sexe trompeur et infidèle!

Il retourna chez la bonne vieille, plein de mélancolie. Il conta à son confident l'aventure de Bichette, et l'accusa d'ingratitude. Becafigue ne put s'empêcher de sourire de la colère du prince; il lui conseilla de punir la biche quand il la rencontrerait.

—Je ne reste plus ici que pour cela, répondit le prince; ensuite nous partirons pour aller plus loin.

Le jour revint, et, avec lui, la princesse reprit sa figure de biche blanche. Elle ne savait à quoi se résoudre, ou d'aller dans les mêmes lieux que le prince parcourait ordinairement, ou de prendre une route tout opposée pour l'éviter. Elle choisit ce dernier parti, et s'éloigna beaucoup; mais le jeune prince, qui était aussi fin qu'elle, en usa tout de même, croyant bien qu'elle aurait cette petite ruse; de sorte qu'il la découvrit dans le plus épais de la forêt. Elle s'y trouvait en sûreté lorsqu'elle l'aperçut; aussitôt elle bondit, elle saute par-dessus les buissons, et, comme si elle l'eût appréhendé davantage, à cause du tour qu'elle lui avait fait le soir, elle fuit plus légère que les vents; mais, dans le moment qu'elle traversait un sentier, il la mire si bien, qu'il lui enfonce une flèche dans la jambe. Elle sentit une douleur violente, et, n'ayant plus assez de force pour fuir, elle se laissa tomber.

Amour cruel et barbare, où étais-tu donc? Quoi! tu laisses blesser une fille incomparable par son tendre amant! Cette triste catastrophe était inévitable, car la fée de la Fontaine y avait attaché la fin de l'aventure. Le prince s'approcha. Il eut un sensible regret de voir couler le sang de la biche: il prit des herbes, il les lia sur sa jambe pour la soulager, et lui fit un nouveau lit de ramée. Il tenait la tête de Bichette appuyée sur ses genoux.

—N'es-tu pas cause, petite volage, lui disait-il, de ce qui t'est arrivé? Que t'avais-je fait hier pour m'abandonner? Il n'en sera pas aujourd'hui de même, je t'emporterai.

La biche ne répondit rien; qu'aurait-elle dit? elle avait tort et ne pouvait parler; car ce n'est pas toujours une conséquence que ceux qui ont tort se taisent. Le prince lui faisait mille caresses.

—Que je souffre de t'avoir blessée, lui disait-il. Tu me haïras, et je veux que tu m'aimes.

Il semblait, à l'entendre, qu'un secret génie lui inspirait tout ce qu'il disait à Bichette. Enfin l'heure de revenir chez sa vieille hôtesse approchait; il se chargea de sa chasse, et n'était pas médiocrement embarrassé à la porter, à la mener et quelquefois à la traîner. Elle n'avait aucune envie d'aller avec lui. «Qu'est-ce que je vais devenir! disait-elle. Quoi, je me trouverai toute seule avec ce prince! Ah! mourons plutôt!» Elle faisait la pesante et l'accablait; il était tout en eau de tant de fatigue, et quoiqu'il n'y eût pas loin pour se rendre à la petite maison, il sentait bien que sans quelque secours, il n'y pourrait arriver. Il alla quérir son fidèle Becafigue; mais, avant que de quitter sa proie, il l'attacha avec plusieurs rubans au pied d'un arbre, dans la crainte qu'elle ne s'enfuît.

Hélas! qui aurait pu penser que la plus belle princesse du monde serait un jour traitée ainsi par un prince qui l'adorait? Elle essaya inutilement d'arracher les rubans, ses efforts les nouèrent plus serrés, et elle était prête de s'étrangler avec un nœud coulant qu'il avait malheureusement fait, lorsque Giroflée, lasse d'être toujours enfermée dans sa chambre, sortit pour prendre l'air et passa dans le lieu où était la biche blanche, qui se débattait. Que devint-elle quand elle aperçut sa chère maîtresse! Elle ne pouvait se hâter assez de la défaire; les rubans étaient noués par différents endroits; enfin le prince arriva avec Becafigue comme elle allait emmener la biche.

—Quelque respect que j'aie pour vous, madame, lui dit le prince, permettez-moi de m'opposer au larcin que vous voulez me faire; j'ai blessé cette biche, elle est à moi, je l'aime, je vous supplie de m'en laisser le maître.

—Seigneur, répliqua civilement Giroflée (car elle était bien faite et gracieuse), la biche que voici est à moi avant que d'être à vous; je renoncerais aussitôt à ma vie qu'à elle; et si vous voulez voir comme elle me connaît, je ne vous demande que de lui donner un peu de liberté.... Allons, ma petite Blanche, dit-elle, embrassez-moi.

Bichette se jeta à son cou.

—Baisez-moi la joue droite.

Elle obéit.

—Touchez mon cœur.

Elle y porta le pied.

—Soupirez.

Elle soupira. Il ne fut plus permis au prince de douter de ce que Giroflée lui disait.

—Je vous la rends, lui dit-il honnêtement; mais j'avoue que ce n'est pas sans chagrin.

Elle s'en alla aussitôt avec sa biche.

Elles ignoraient que le prince demeurait dans leur maison; il les suivit d'assez loin et demeura surpris de les voir entrer chez la vieille bonne femme. Il s'y rendit fort peu après elles; et, poussé d'un mouvement de curiosité dont Biche-Blanche était cause, il lui demanda qui était cette jeune personne. Elle répliqua qu'elle ne la connaissait pas; qu'elle l'avait reçue chez elle avec sa biche; qu'elle la payait bien, et qu'elle vivait dans une grande solitude. Becafigue s'informa en quel lieu était sa chambre; elle lui dit que c'était si proche de la sienne qu'elle n'était séparée que par une cloison.

Lorsque le prince fut retiré, son confident lui dit qu'il était le plus trompé des hommes ou que cette fille avait demeuré avec la princesse Désirée; qu'il l'avait vue au palais quand il y était allé en ambassade.

—Quel funeste souvenir me rappelez-vous? lui dit le prince, et par quel hasard serait-elle ici?

—C'est ce que j'ignore, seigneur, ajouta Becafigue; mais j'ai envie de la voir encore, et puisqu'une simple menuiserie nous sépare, j'y vais faire un trou.

—Voilà une curiosité bien inutile, dit le prince tristement. Car les paroles de Becafigue avaient renouvelé toutes ses douleurs. En effet, il ouvrit sa fenêtre qui regardait dans la forêt, et se mit à rêver. Cependant Becafigue travaillait, et il eut bientôt fait un assez grand trou pour voir la charmante princesse vêtue d'une robe de brocart d'argent, mêlé de quelques fleurs incarnates brodées d'or avec des émeraudes: ses cheveux tombaient par grosses boucles sur la plus belle gorge du monde; son teint brillait des plus vives couleurs et ses yeux ravissaient.

Giroflée était à genoux devant elle qui lui bandait le bras, dont le sang coulait avec abondance. Elles paraissaient toutes deux assez embarrassées de cette blessure.

—Laisse-moi mourir! disait la princesse; la mort me sera plus douce que la déplorable vie que je mène. Oui! être biche tout le jour! voir celui à qui je suis destinée sans lui parler, sans lui apprendre ma fatale aventure! Hélas! si tu savais tout ce qu'il m'a dit de touchant sous ma métamorphose, quel ton de voix il a, quelles manières nobles et engageantes, tu me plaindrais encore plus que tu ne fais de n'être point en état de l'éclaircir de ma destinée.

L'on peut assez juger de l'étonnement de Becafigue par tout ce qu'il venait de voir et d'entendre; il courut vers le prince, il l'arracha de la fenêtre avec des transports de joie inexprimable.

—Ah! seigneur! lui dit-il, ne différez pas de vous approcher de cette cloison, vous verrez le véritable original du portrait qui vous a charmé.

Le prince regarda et reconnut aussitôt sa princesse. Il serait mort de plaisir s'il n'eût craint d'être déçu par quelque enchantement: car enfin comment accommoder une rencontre si surprenante avec Longue-Épine et sa mère, qui étaient renfermées dans le château des Trois-Pointes, et qui prenaient le nom, l'une de Désirée et l'autre de sa dame d'honneur?

Cependant sa passion le flattait. L'on a un penchant naturel à se persuader ce que l'on souhaite, et, dans une telle occasion, il fallait mourir d'impatience ou s'éclaircir. Il alla, sans différer, frapper doucement à la porte de la chambre où était la princesse. Giroflée, ne doutant pas que ce ne fût la bonne vieille et ayant même besoin de son secours pour lui aider à bander le bras de sa maîtresse, se hâta d'ouvrir, et demeura bien surprise de voir le prince, qui vint se jeter aux pieds de Désirée. Les transports qui l'animaient lui permirent si peu de faire un discours suivi, que, quelque soin que j'aie eu de m'informer de ce qu'il lui dit dans ces premiers moments, je n'ai trouvé personne qui m'en ait bien éclairci. La princesse ne s'embarrassa pas moins dans ses réponses; mais l'Amour, qui sert souvent d'interprète aux muets, se mit en tiers et persuada à l'un et l'autre qu'il ne s'était jamais rien dit de plus spirituel; au moins ne s'était-il jamais rien dit de plus touchant et de plus tendre. Les larmes, les soupirs, les serments, et même quelques sourires gracieux, tout en fut. La nuit se passa ainsi, le jour parut sans que Désirée y eût fait aucune réflexion, et elle ne devint plus biche. Elle s'en aperçut: rien ne fut égal à sa joie; le prince lui était trop cher pour différer de la partager avec lui. Au même moment, elle commença le récit de son histoire, qu'elle fit avec une grâce et une éloquence naturelle qui surpassait celle des plus habiles.

—Quoi! s'écria-t-il, ma charmante princesse, c'est vous que j'ai blessée sous la forme d'une biche blanche! Que ferai-je pour expier un si grand crime? Suffira-t-il d'en mourir de douleur à vos yeux?

Il était tellement affligé, que son déplaisir se voyait peint sur son visage. Désirée en souffrit plus que de sa blessure; elle l'assura que ce n'était presque rien, et qu'elle ne pouvait s'empêcher d'aimer un mal qui lui procurait tant de bien.

La manière dont elle parla était si obligeante, qu'il ne put douter de ses bontés. Pour l'éclaircir à son tour de toutes choses, il lui raconta la supercherie que Longue-Épine et sa mère avaient faite, ajoutant qu'il fallait se hâter d'envoyer dire au roi son père le bonheur qu'il avait eu de la trouver, parce qu'il allait faire une terrible guerre, pour tirer raison de l'affront qu'il croyait avoir reçu. Désirée le pria d'écrire par Becafigue; il voulait lui obéir, lorsqu'un bruit perçant de trompettes, clairons, timbales et tambours, se répandit dans la forêt; il leur sembla même qu'ils entendaient passer beaucoup de monde proche de la petite maison. Le prince regarda par la fenêtre, il reconnut plusieurs officiers, ses drapeaux et ses guidons; il leur commanda de s'arrêter et de l'attendre.

Jamais surprise n'a été plus agréable que celle de cette armée; chacun était persuadé que leur prince allait la conduire, et tirer vengeance du père de Désirée. Le père du prince les menait lui-même, malgré son grand âge. Il venait dans une litière de velours en broderie d'or; elle était suivie d'un chariot découvert: Longue-Épine y était avec sa mère. Le prince Guerrier, ayant vu la litière, y courut, et le roi, lui tendant les bras, l'embrassa avec mille témoignages d'un amour paternel.

—Et d'où venez-vous, mon cher fils? s'écria-t-il. Est-il possible que vous m'ayez livré à la douleur que votre absence me cause?

—Seigneur, dit le prince, daignez m'écouter.

Le roi aussitôt descendit de sa litière, et, se retirant dans un lieu écarté, son fils lui apprit l'heureuse rencontre qu'il avait faite, et la fourberie de Longue-Épine.

Le roi, ravi de cette aventure, leva les mains et les yeux au ciel pour lui en rendre grâce. Dans ce moment, il vit paraître la princesse Désirée, plus belle et plus brillante que tous les astres ensemble. Elle montait un superbe cheval, qui n'allait que par courbettes; cent plumes de différentes couleurs paraient sa tête, et les plus gros diamants du monde avaient été mis à son habit. Elle était vêtue en chasseur. Giroflée, qui la suivait, n'était guère moins parée qu'elle. C'était là des effets de la protection de Tulipe; elle avait tout conduit avec soin et avec succès. La jolie maison de bois fut faite en faveur de la princesse, et, sous la figure d'une vieille, elle l'avait régalée pendant plusieurs jours.

Dès que le prince reconnut ses troupes et qu'il alla trouver le roi son père, elle entra dans la chambre de Désirée; elle souffla sur son bras pour guérir sa blessure; elle lui donna ensuite les riches habits sous lesquels elle parut aux yeux du roi, qui demeura si charmé, qu'il avait bien de la peine à la croire une personne mortelle. Il lui dit tout ce qu'on peut imaginer de plus obligeant dans une semblable occasion, et la conjura de ne point différer à ses sujets le plaisir de l'avoir pour reine:

—Car je suis résolu, continua-t-il, de céder mon royaume au prince Guerrier, afin de le rendre plus digne de vous.

Désirée lui répondit avec toute la politesse qu'on devait attendre d'une personne si bien élevée; puis, jetant les yeux sur les deux prisonnières qui étaient dans le chariot et qui se cachaient le visage de leurs mains, elle eut la générosité de demander leur grâce, et que le même chariot, où elles étaient, servît à les conduire où elles voudraient aller. Le roi consentit à ce qu'elle souhaitait, ce ne fut pas sans admirer son bon cœur et sans lui donner de grandes louanges.

On ordonna que l'armée retournerait sur ses pas. Le prince monta à cheval pour accompagner sa belle princesse.

On les reçut dans la ville capitale avec mille cris de joie; l'on prépara tout pour le jour des noces, qui devint très solennel par la présence des six bénignes fées qui aimaient la princesse. Elles lui firent les plus riches présents qui se soient jamais imaginés; entre autres ce magnifique palais, où la reine les avait été voir, parut tout d'un coup en l'air, porté par cinquante mille amours, qui le posèrent dans une belle plaine au bord de la rivière. Après un tel don, il ne s'en pouvait plus faire de considérables.

Le fidèle Becafigue pria son maître de parler à Giroflée et de l'unir avec elle lorsqu'il épouserait la princesse. Il le voulut bien. Cette aimable fille fut très aise de trouver un établissement si avantageux en arrivant dans un royaume étranger. La fée Tulipe, qui était encore plus libérale que ses sœurs, lui donna quatre mines d'or dans les Indes, afin que son mari n'eût pas l'avantage de se dire plus riche qu'elle. Les noces du prince durèrent plusieurs mois; chaque jour fournissait une fête nouvelle, et les aventures de Biche-Blanche ont été chantées par tout le monde.

La princesse, trop empressée
De sortir de ces sombres lieux
Où voulait une sage fée
Lui cacher la clarté des cieux,
Ses malheurs, sa métamorphose,
Font assez voir en quel danger
Une jeune beauté s'expose
Quand trop tôt dans le monde elle ose s'engager!
Ô vous, à qui l'amour, d'une main libérale,
A donné des attraits capables de toucher,
La beauté souvent est fatale,
Vous ne sauriez trop la cacher.
Vous croyez toujours vous défendre,
En vous faisant aimer, de ressentir l'amour:
Mais sachez qu'à son tour,
À force d'en donner, on peut souvent en prendre.

Babiole

Il y avait un jour une reine qui ne pouvait rien souhaiter, pour être heureuse, que d'avoir des enfants: elle ne parlait d'autre chose, et disait sans cesse que la fée Fanferluche étant venue à sa naissance, et n'ayant pas été satisfaite de la reine sa mère, s'était mise en furie, et ne lui avait souhaité que des chagrins.

Un jour qu'elle s'affligeait toute seule au coin de son feu, elle vit descendre par la cheminée une petite vieille, haute comme la main; elle était à cheval sur trois brins de jonc; elle portait sur sa tête une branche d'aubépine, son habit était fait d'ailes de mouches; deux coques de noix lui servaient de bottes, elle se promenait en l'air, et après avoir fait trois tours dans la chambre, elle s'arrêta devant la reine.

«Il y a longtemps, lui dit-elle, que vous murmurez contre moi, que vous m'accusez de vos déplaisirs, et que vous me rendez responsable de tout ce qui vous arrive: vous croyez, madame, que je suis cause de ce que vous n'avez point d'enfants, je viens vous annoncer une infante, mais j'appréhende qu'elle ne vous coûte bien des larmes.

—Ha! noble Fanferluche, s'écria la reine, ne me refusez pas votre pitié et votre secours; je m'engage de vous rendre tous les services qui seront en mon pouvoir, pourvu que la princesse que vous me promettez, soit ma consolation et non pas ma peine.

—Le destin est plus puissant que moi, répliqua la fée; tout ce que je puis, pour vous marquer mon affection, c'est de vous donner cette épine blanche; attachez-la sur la tête de votre fille, aussitôt qu'elle sera née, elle la garantira de plusieurs périls.»

Elle lui donna l'épine blanche, et disparut comme un éclair.

La reine demeura triste et rêveuse:

«Que souhaitai-je disait-elle; une fille qui me coûtera bien des larmes et bien des soupirs: ne serais-je donc pas plus heureuse de n'en point avoir?»

La présence du roi qu'elle aimait chèrement dissipa une partie de ses déplaisirs; elle devint grosse, et tout son soin, pendant sa grossesse, était de recommander à ses plus confidentes, qu'aussitôt que la princesse serait née on lui attachât sur la tête cette fleur d'épine, qu'elle conservait dans une boîte d'or couverte de diamants, comme la chose du monde qu'elle estimait davantage.

Enfin la reine donna le jour à la plus belle créature que l'on ait jamais vue: on lui attacha en diligence la fleur d'aubépine sur la tête; et dans le même instant, ô merveille! elle devint une petite guenon, sautant, courant et cabriolant dans la chambre, sans que rien y manquât. À cette métamorphose, toutes les dames poussèrent des cris effroyables, et la reine, plus alarmée qu'aucune, pensa mourir de désespoir: elle cria qu'on lui ôtât le bouquet qu'elle avait sur l'oreille: l'on eut mille peines à prendre la guenuche, et on lui eût ôté inutilement ces fatales fleurs; elle était déjà guenon, guenon confirmée, ne voulant ni téter, ni faire l'enfant, il ne lui fallait que des noix et des marrons.

«Barbare Fanferluche, s'écriait douloureusement la reine, que t'ai-je fait pour me traiter si cruellement? Que vais-je devenir! quelle honte pour moi, tous mes sujets croiront que j'ai fait un monstre: quelle sera l'horreur du roi pour un tel enfant!»

Elle pleurait et priait les dames de lui conseiller ce qu'elle pouvait faire dans une occasion si pressante.

«Madame, dit la plus ancienne, il faut persuader au roi que la princesse est morte, et renfermer cette guenuche dans une boîte que l'on jettera au fond de la mer; car ce serait une chose épouvantable, si vous gardiez plus longtemps une bestiole de cette nature.»

La reine eut quelque peine à s'y résoudre; mais comme on lui dit que le roi venait dans sa chambre, elle demeura si confuse et si troublée, que sans délibérer davantage, elle dit à sa dame d'honneur de faire de la guenon tout ce qu'elle voudrait.

On la porta dans un autre appartement; on l'enferma dans la boîte, et l'on ordonna à un valet de chambre de la reine de la jeter dans la mer; il partit sur-le-champ. Voilà donc la princesse dans un péril extrême: cet homme ayant trouvé la boîte belle, eut regret de s'en défaire; il s'assit au bord du rivage, et tira la guenuche de la boîte, bien résolu de la tuer, car il ne savait point que c'était sa souveraine; mais comme il la tenait, un grand bruit qui le surprit, l'obligea de tourner la tête; il vit un chariot découvert, traîné par six licornes; il brillait d'or et de pierreries, plusieurs instruments de guerre le précédaient: une reine, en manteau royal, et couronnée, était assise sur des carreaux de drap d'or, et tenait devant elle son fils âgé de quatre ans.

Le valet de chambre reconnut cette reine, car c'était la sœur de sa maîtresse; elle l'était venue voir pour se réjouir avec elle; mais aussitôt qu'elle sut que la petite princesse était morte, elle partit fort triste, pour retourner dans son royaume; elle rêvait profondément lorsque son fils cria:

«Je veux la guenon, je veux l'avoir.»

La reine ayant regardé, elle aperçut la plus jolie guenon qui ait jamais été. Le valet de chambre cherchait un moyen de s'enfuir; on l'en empêcha: la reine lui en fit donner une grosse somme, et la trouvant douce et mignonne, elle la nomma Babiole: ainsi, malgré la rigueur de son sort, elle tomba entre les mains de la reine, sa tante.

Quand elle fut arrivée dans ses états, le petit prince la pria de lui donner Babiole pour jouer avec lui: il voulait qu'elle fût habillée comme une princesse: on lui faisait tous les jours des robes neuves, et on lui apprenait à ne marcher que sur les pieds; il était impossible de trouver une guenon plus belle et de meilleur air: son petit visage était noir comme jais, avec une barbette blanche et des touffes incarnates aux oreilles; ses menottes n'étaient pas plus grandes que les ailes d'un papillon, et la vivacité de ses yeux marquait tant d'esprit, que l'on n'avait pas lieu de s'étonner de tout ce qu'on lui voyait faire.

Le prince, qui l'aimait beaucoup, la caressait sans cesse; elle se gardait bien de le mordre, et quand il pleurait, elle pleurait aussi. Il y avait déjà quatre ans qu'elle était chez la reine, lorsqu'elle commença un jour à bégayer comme un enfant qui veut dire quelque chose; tout le monde s'en étonna, et ce fut bien un autre étonnement, quand elle se mit à parler avec une petite voix douce et claire, si distincte, que l'on n'en perdait pas un mot. Quelle merveille! Babiole parlante, Babiole raisonnante! La reine voulut la ravoir pour s'en divertir; on la mena dans son appartement au grand regret du prince; il lui en coûta quelques larmes; et pour le consoler, on lui donna des chiens et des chats, des oiseaux, des écureuils, et même un petit cheval appelé Criquetin, qui dansait la sarabande: mais tout cela ne valait pas un mot de Babiole. Elle était de son côté plus contrainte chez la reine que chez le prince; il fallait qu'elle répondît comme une sibylle, à cent questions spirituelles et savantes, dont elle ne pouvait quelquefois se bien démêler. Dès qu'il arrivait un ambassadeur ou un étranger, on la faisait paraître avec une robe de velours ou de brocart, en corps et en collerette: si la cour était en deuil, elle traînait une longue mante et des crêpes qui la fatiguaient beaucoup: on ne lui laissait plus la liberté de manger ce qui était de son goût; le médecin en ordonnait, et cela ne lui plaisait guère, car elle était volontaire comme une guenuche née princesse.

La reine lui donna des maîtres qui exercèrent bien la vivacité de son esprit; elle excellait à jouer du clavecin: on lui en avait fait un merveilleux dans une huître à l'écaille: il venait des peintres des quatre parties du monde, et particulièrement d'Italie pour la peindre; sa renommée volait d'un pôle à l'autre, car on n'avait point encore vu une guenon qui parlât.

Le prince, aussi beau que l'on représente l'amour, gracieux et spirituel, n'était pas un prodige moins extraordinaire; il venait voir Babiole; il s'amusait quelquefois avec elle; leurs conversations, de badines et d'enjouées, devenaient quelquefois sérieuses et morales. Babiole avait un cœur, et ce cœur n'avait pas été métamorphosé comme le reste de sa petite personne: elle prit donc de la tendresse pour le prince, et il en prit si fort qu'il en prit trop. L'infortunée Babiole ne savait que faire; elle passait les nuits sur le haut d'un volet de fenêtres, ou sur le coin d'une cheminée, sans vouloir entrer dans son panier ouaté, plumé, propre et mollet. Sa gouvernante (car elle en avait une) l'entendait souvent soupirer, et se plaindre quelquefois; sa mélancolie augmenta comme sa raison, et elle ne se voyait jamais dans un miroir, que par dépit elle ne cherchât à le casser; de sorte qu'on disait ordinairement, le singe est toujours singe, Babiole ne saurait se défaire de la malice naturelle à ceux de sa famille.

Le prince étant devenu grand, il aimait la chasse, le bal, la comédie, les armes, les livres, et pour la guenuche, il n'en était presque plus mention. Les choses allaient bien différemment de son côté; elle l'aimait mieux à douze ans, qu'elle ne l'avait aimé à six; elle lui faisait quelquefois des reproches de son oubli, il croyait en être fort justifié, en lui donnant pour toute raison une pomme d'apis, ou des marrons glacés. Enfin, la réputation de Babiole fit du bruit au royaume des Guenons; le roi Magot eut grande envie de l'épouser, et dans ce dessein il envoya une célèbre ambassade, pour l'obtenir de la reine; il n'eut pas de peine à faire entendre ses intentions à son premier ministre: mais il en aurait eu d'infinies à les exprimer, sans le secours des perroquets et des pies, vulgairement appelées margots; celles-ci jasaient beaucoup, et les geais qui suivaient l'équipage, auraient été bien fâchés de caqueter moins qu'elles. Un gros singe appelé Mirlifiche, fut chef de l'ambassade: il fit faire un carrosse de carte, sur lequel on peignit les amours du roi Magot avec Monette Guenuche, fameuse dans l'empire Magotique; elle mourut impitoyablement sous la griffe d'un chat sauvage, peu accoutumé à ses espiègleries. L'on avait donc représenté les douceurs que Magot et Monette avaient goûtées pendant leur mariage, et le bon naturel avec lequel ce roi l'avait pleurée après son trépas. Six lapins blancs, d'une excellente garenne, traînaient ce carrosse, appelé par honneur carrosse du corps: on voyait ensuite un chariot de paille peinte de plusieurs couleurs, dans lequel étaient les guenons destinées à Babiole; il fallait voir comme elles étaient parées: il paraissait vraisemblablement qu'elles venaient à la noce. Le reste du cortège était composé de petits épagneuls, de levrons, de chats d'Espagne, de rats de Moscovie, de quelques hérissons, de subtiles belettes, de friands renards; les uns menaient les chariots, les autres portaient le bagage. Mirlifiche, sur le tout, plus grave qu'un dictateur romain, plus sage qu'un Caton, montait un jeune levraut qui allait mieux l'amble qu'aucun guildain d'Angleterre.

La reine ne savait rien de cette magnifique ambassade, lorsqu'elle parvint jusqu'à son palais. Les éclats de rire du peuple et de ses gardes l'ayant obligée de mettre la tête à la fenêtre, elle vit la plus extraordinaire cavalcade qu'elle eût vue de ses jours. Aussitôt Mirlifiche, suivi d'un nombre considérable de singes, s'avança vers le chariot des guenuches, et donnant la patte à la grosse guenon, appelée Gigogna, il l'en fit descendre, puis lâchant le petit perroquet qui devait lui servir d'interprète, il attendit que ce bel oiseau se fût présenté à la reine, et lui eût demandé audience de sa part. Perroquet s'élevant doucement en l'air, vint sur la fenêtre d'où la reine regardait, et lui dit d'un ton de voix le plus joli du monde:

«Madame, monseigneur le comte de Mirlifiche, ambassadeur du célèbre Magot, roi des singes, demande audience à votre majesté, pour l'entretenir d'une affaire très importante.

—Beau perroquet, lui dit la reine en le caressant, commencez par manger une rôtie, et buvez un coup; après cela, je consens que vous alliez dire au comte Mirlifiche qu'il est le très bienvenu dans mes états, lui et tout ce qui l'accompagne. Si le voyage qu'il a fait depuis Magotie jusqu'ici ne l'a point trop fatigué, il peut tout à l'heure entrer dans la salle d'audience, où je vais l'attendre sur mon trône avec toute ma cour.»

À ces mots, Perroquet baissa deux fois la patte, battit la garde, chanta un petit air en signe de joie; et reprenant son vol, il se percha sur l'épaule de Mirlifiche, et lui dit à l'oreille la réponse favorable qu'il venait de recevoir. Mirlifiche n'y fut pas insensible; il fit demander à un des officiers de la reine par Margot, la pie, qui s'était érigée en sous-interprète, s'il voulait bien lui donner une chambre pour se délasser pendant quelques moments. On ouvrit aussitôt un salon, pavé de marbre peint et doré, qui était des plus propres du palais; il y entra avec une partie de sa suite; mais comme les singes sont grands fureteurs de leur métier, ils allèrent découvrir un certain coin, dans lequel on avait arrangé maints pots de confiture; voilà mes gloutons après; l'un tenait une tasse de cristal pleine d'abricots, l'autre une bouteille de sirop; celui-ci des pâtés, celui-là des massepains. La gente volatile qui faisait cortège, s'ennuyait de voir un repas où elle n'avait ni chènevis, ni millet; et un geai, grand causeur de son métier, vola dans la salle d'audience, où s'approchant respectueusement de la reine:

«Madame, lui dit-il, je suis trop serviteur de votre majesté, pour être complice bénévole du dégât qui se fait de vos très douces confitures: le comte Mirlifiche en a déjà mangé trois boîtes pour sa part: il croquait la quatrième sans aucun respect de la majesté royale, lorsque le cœur pénétré, je vous en suis venu donner avis.

—Je vous remercie, petit geai, mon ami, dit la reine en souriant, mais je vous dispense d'avoir tant de zèle pour mes pots de confitures, je les abandonne en faveur de Babiole que j'aime de tout mon cœur.»

Le geai un peu honteux de la levée de bouclier qu'il venait de faire, se retira sans dire mot.

L'on vit entrer quelques moments après l'ambassadeur avec sa suite: il n'était pas tout à fait habillé à la mode, car depuis le retour du fameux Fagotin, qui avait tant brillé dans le monde, il ne leur était venu aucun bon modèle: son chapeau était pointu, avec un bouquet de plumes vertes, un baudrier de papier bleu, couvert de papillotes d'or, de gros canons et une canne. Perroquet qui passait pour un assez bon poète, ayant composé une harangue fort sérieuse, s'avança jusqu'au pied du trône où la reine était assise; il s'adressa à Babiole, et parla ainsi:

Madame, de vos yeux connaissez la puissance,
Par l'amour dont Magot ressent la violence.
Ces singes et ces chats, ce cortège pompeux,
Ces oiseaux, tout ici vous parle de ses feux,
Lorsque d'un chat sauvage éprouvant la furie,
Monette (c'est le nom d'une guenon chérie)
Madame, je ne peux la comparer qu'à vous,
Lorsqu'elle fut ravie à Magot son époux,
Le roi jura cent fois qu'à ses mânes, fidèle,
Il lui conserverait un amour éternel.
Madame, vos appas ont chassé de son cœur
Le tendre souvenir de sa première ardeur.
Il ne pense qu'à vous: si vous saviez, madame,
Jusques à quel excès il a porté sa flamme,
Sans doute votre cœur, sensible à la pitié,
Pour adoucir ses maux, en prendrait la moitié!
Lui qu'on voyait jadis gros, gras, dispos, allègre,
Maintenant inquiet, tout défait et tout maigre,
Un éternel souci semble le consumer,
Madame, qu'il sent bien ce que c'est que d'aimer!
Les olives, les noix dont il était avide,
Ne lui paraissent plus qu'un ragoût insipide.
Il se meurt: c'est à vous que nous avons recours!
Vous seule, vous pouvez nous conserver ses jours.
Je ne vous dirai point les charmants avantages
Que vous pouvez trouver dans nos heureuses plages.
La figue et le raisin y viennent à foison,
Là, les fruits les plus beaux sont de toute saison.

Perroquet eut à peine fini son discours, que la reine jeta les yeux sur Babiole, qui de son côté se trouvait si interdite, qu'on ne l'a jamais été davantage; la reine voulut savoir son sentiment avant que de répondre. Elle dit à Perroquet de faire entendre à monsieur l'ambassadeur qu'elle favoriserait les prétentions de son roi, en tout ce qui dépendrait d'elle. L'audience finie, elle se retira, et Babiole la suivit dans son cabinet:

«Ma petite guenuche, lui dit-elle, je t'avoue que j'aurai bien du regret de ton éloignement, mais il n'y a pas moyen de refuser le Magot qui te demande en mariage, car je n'ai pas encore oublié que son père mit deux cent mille singes en campagne, pour soutenir une grande guerre contre le mien; ils mangèrent tant de nos sujets, que nous fûmes obligés de faire une paix assez honteuse.

—Cela signifie, madame, répliqua impatiemment Babiole, que vous êtes résolue de me sacrifier à ce vilain monstre, pour éviter sa colère; mais je supplie au moins votre majesté de m'accorder quelques jours pour prendre ma dernière résolution.

—Cela est juste, dit la reine; néanmoins, si tu veux m'en croire, détermine-toi promptement; considère les honneurs qu'on te prépare; la magnificence de l'ambassade, et quelles dames d'honneur on t'envoie; je suis sûre que jamais Magot n'a fait pour Monette, ce qu'il fait pour toi.

—Je ne sais ce qu'il a fait pour Monette, répondit dédaigneusement la petite Babiole, mais je sais bien que je suis peu touchée des sentiments dont il me distingue.»

Elle se leva aussitôt, et faisant la révérence de bonne grâce, elle fut chercher le prince pour lui conter ses douleurs. Dès qu'il la vit, il s'écria:

«Hé bien, ma Babiole, quand danserons-nous à ta noce?

—Je l'ignore, seigneur, lui dit-elle tristement; mais l'état où je me trouve est si déplorable, que je ne suis plus la maîtresse de vous taire mon secret, et quoiqu'il en coûte à ma pudeur, il faut que je vous avoue que vous êtes le seul que je puisse souhaiter pour époux.

—Pour époux! dit le prince, en éclatant de rire; pour époux, ma guenuche! je suis charmé de ce que tu me dis; j'espère cependant que tu m'excuseras, si je n'accepte point le parti; car enfin, notre taille, notre air et nos manières ne sont pas tout à fait convenables.

—J'en demeure d'accord, dit-elle, et surtout nos cœurs ne se ressemblent point; vous êtes un ingrat, il y a longtemps que je m'en aperçois, et je suis bien extravagante de pouvoir aimer un prince qui le mérite si peu.

—Mais, Babiole, dit-il, songe à la peine que j'aurais de te voir perchée sur la pointe d'un sycomore, tenant une branche par le bout de la queue: crois-moi, tournons cette affaire en raillerie pour ton honneur et pour le mien, épouse le roi Magot, et en faveur de la bonne amitié qui est entre nous, envoie-moi le premier Magotin de ta façon.

—Vous êtes heureux, seigneur, ajouta Babiole, que je n'ai pas tout à fait l'esprit d'une guenuche; une autre que moi vous aurait déjà crevé les yeux, mordu le nez, arraché les oreilles; mais je vous abandonne aux réflexions que vous ferez un jour sur votre indigne procédé.»

Elle n'en put dire davantage, sa gouvernante vint la chercher, l'ambassadeur Mirlifiche s'était rendu dans son appartement, avec des présents magnifiques.

Il y avait une toilette de réseau d'araignée, brodée de petits vers luisants, une coque d'œuf renfermait les peignes, un bigarreau servait de pelote, et tout le linge était garni de dentelles de papier: il y avait encore dans une corbeille plusieurs coquilles proprement assorties, les unes pour servir de pendants d'oreilles, les autres de poinçons, et cela brillait comme des diamants ce qui était bien meilleur, c'était une douzaine de boîtes pleines de confitures avec un petit coffre de verre dans lequel étaient renfermées une noisette et une olive, mais la clé était perdue, et Babiole s'en mit peu en peine.

L'ambassadeur lui fit entendre en grommelant, qui est la langue dont on se sert en Magotie, que son monarque était plus touché de ses charmes qu'il l'eût été de sa vie d'aucune guenon; qu'il lui faisait bâtir un palais, au plus haut d'un sapin; qu'il lui envoyait ces présents, et même de bonnes confitures pour lui marquer son attachement: qu'ainsi le roi son maître ne pouvait lui témoigner mieux son amitié:

«Mais, ajouta-t-il, la plus forte épreuve de sa tendresse, et à laquelle vous devez être la plus sensible, c'est, madame, au soin qu'il a pris de se faire peindre pour vous avancer le plaisir de le voir.»

Aussitôt il déploya le portrait du roi des singes assis sur un gros billot, tenant une pomme qu'il mangeait.

Babiole détourna les yeux pour ne pas regarder plus longtemps une figure si désagréable, et grondant trois ou quatre fois, elle fit entendre à Mirlifiche qu'elle était obligée à son maître de son estime; mais qu'elle n'avait pas encore déterminé si elle voulait se marier.

Cependant la reine avait résolu de ne se point attirer la colère des singes, et ne croyant pas qu'il fallût beaucoup de cérémonies pour envoyer Babiole où elle voulait qu'elle allât, elle fit préparer tout pour son départ. À ces nouvelles le désespoir s'empara tout à fait de son cœur: les mépris du prince d'un côté, de l'autre l'indifférence de la reine, et plus que tout cela, un tel époux, lui firent prendre la résolution de s'enfuir: ce n'était pas une chose bien difficile; depuis qu'elle parlait, on ne l'attachait plus, elle allait, elle venait et rentrait dans sa chambre aussi souvent par la fenêtre que par la porte.

Elle se hâta donc de partir, sautant d'arbre en arbre, de branche en branche jusqu'au bord d'une rivière; l'excès de son désespoir l'empêcha de comprendre le péril où elle allait se mettre en voulant la passer à la nage, et sans rien examiner, elle se jeta dedans: elle alla aussitôt au fond. Mais comme elle ne perdit point le jugement, elle aperçut une grotte magnifique, toute ornée de coquilles, elle se hâta d'y entrer; elle y fut reçue par un vénérable vieillard, dont la barbe descendait jusqu'à sa ceinture: il était couché sur des roseaux et des glaïeuls, il avait une couronne de pavots et de lis sauvages; il s'appuyait contre un rocher, d'où coulaient plusieurs fontaines qui grossissaient la rivière.

«Hé! qui t'amène ici, petite Babiole? dit-il, en lui tendant la main.

—Seigneur, répondit-elle, je suis une guenuche infortunée, je fuis un singe affreux que l'on veut me donner pour époux.

—Je sais plus de tes nouvelles que tu ne penses, ajouta le sage vieillard; il est vrai que tu abhorres Magot, mais il n'est pas moins vrai que tu aimes un jeune prince, qui n'a pour toi que de l'indifférence.

—Ah! seigneur, s'écria Babiole en soupirant, n'en parlons point, son souvenir augmente toutes mes douleurs.

—Il ne sera pas toujours rebelle à l'amour, continua l'hôte des poissons, je sais qu'il est réservé à la plus belle princesse de l'univers.

—Malheureuse que je suis! continua Babiole. Il ne sera donc jamais pour moi!»

Le bonhomme sourit, et lui dit:

«Ne t'afflige point, bonne Babiole, le temps est un grand maître, prend seulement garde de ne pas perdre le petit coffre de verre que le Magot t'a envoyé, et que tu as par hasard dans ta poche, je ne t'en puis dire davantage: voici une tortue qui va bon train, assois-toi dessus, elle te conduira où il faut que tu ailles.

—Après les obligations dont je vous suis redevable, lui dit-elle, je ne puis me passer de savoir votre nom.

—On me nomme, dit-il, Biroqua, père de Biroquie, rivière, comme tu vois, assez grosse et assez fameuse.»

Babiole monta sur sa tortue avec beaucoup de confiance, elles allèrent pendant longtemps sur l'eau, et enfin à un détour qui paraissait long, la tortue gagna le rivage. Il serait difficile de rien trouver de plus galant que la selle à l'anglaise et le reste de son harnais; il y avait jusqu'à de petits pistolets d'arçon, auxquels deux corps d'écrevisses servaient de fourreaux.

Babiole voyageait avec une entière confiance sur les promesses du sage Biroqua, lorsqu'elle entendit tout d'un coup un assez grand bruit. Hélas! hélas! c'était l'ambassadeur Mirlifiche, avec tous ses mirlifichons, qui retournaient en Magotie, tristes et désolés de la fuite de Babiole. Un singe de la troupe était monté à la dînée sur un noyer, pour abattre des noix et nourrir les magotins; mais il fut à peine au haut de l'arbre, que regardant de tous côtés, il aperçut Babiole sur la pauvre tortue, qui cheminait lentement en pleine campagne. À cette vue il se prit à crier si fort, que les singes assemblés lui demandèrent en leur langage de quoi il était question; il le dit: on lâcha aussitôt les perroquets, les pies et geais, qui volèrent jusqu'où elle était, et sur leur rapport l'ambassadeur, les guenons et le reste de l'équipage coururent et l'arrêtèrent.

Quel déplaisir pour Babiole! il serait difficile d'en avoir un plus grand et plus sensible; on la contraignit de monter dans le carrosse du corps, il fut aussitôt entouré des plus vigilantes guenons, de quelques renards et d'un coq qui se percha sur l'impériale, faisant la sentinelle jour et nuit. Un singe menait la tortue en main, comme un animal rare: ainsi la cavalcade continua son voyage au grand déplaisir de Babiole qui n'avait pour toute compagnie que madame Gigogna, guenon acariâtre et peu complaisante.

Au bout de trois jours, qui s'étaient passés sans aucune aventure, les guides s'étant égarés, ils arrivèrent tous dans une grande et fameuse ville qu'ils ne connaissaient point; mais ayant aperçu un beau jardin, dont la porte était ouverte, ils s'y arrêtèrent, et firent main-basse partout, comme en pays de conquête. L'un croquait des noix, l'autre gobait des cerises, l'autre dépouillait un prunier; enfin, il n'y avait si petit singenot qui n'allât à la picorée, et qui ne fît magasin.

Il faut savoir que cette ville était la capitale du royaume où Babiole avait pris naissance; que la reine, sa mère, y demeurait, et que depuis le malheur qu'elle avait eu de voir métamorphoser sa fille en guenuche, par le bouquet d'aubépine, elle n'avait jamais voulu souffrir dans ses états, ni guenuches, ni sapajou, ni magot, enfin rien qui pût rappeler à son souvenir la fatalité de sa déplorable aventure. On regardait là un singe comme un perturbateur du repos public. De quel étonnement fut donc frappé le peuple, en voyant arriver un carrosse de carte, un chariot de paille peinte, et le reste du plus surprenant équipage qui se soit vu depuis que les contes sont contes, et que les fées sont fées?

Ces nouvelles volèrent au palais, la reine demeura transie, elle crut que la gente singenote voulait attenter à son autorité. Elle assembla promptement son conseil, elle les fit condamner tous comme criminels de lèse-majesté; et ne voulant pas perdre l'occasion de faire un exemple assez fameux pour qu'on s'en souvînt à l'avenir, elle envoya ses gardes dans le jardin, avec ordre de prendre tous les singes. Ils jetèrent de grands filets sur les arbres, la chasse fut bientôt faite, et, malgré le respect dû à la qualité d'ambassadeur, ce caractère se trouva fort méprisé en la personne de Mirlifiche, que l'on jeta impitoyablement dans le fond d'une cave sous un grand poinçon vide, où lui et ses camarades furent emprisonnés, avec les dames guenuches et les demoiselles guenuchonnes, qui accompagnaient Babiole.

À son égard elle ressentait une joie secrète de ce nouveau désordre: quand les disgrâces sont à un certain point, l'on n'appréhende plus rien, et la mort même peut être envisagée comme un bien; c'était la situation où elle se trouvait, le cœur occupé du prince, qui l'avait méprisée, et l'esprit rempli de l'affreuse idée du roi Magot, dont elle était sur le point de devenir la femme. Au reste, il ne faut pas oublier de dire que son habit était si joli et ses manières si peu communes, que ceux qui l'avaient prise s'arrêtèrent à la considérer comme quelque chose de merveilleux; et lorsqu'elle leur parla, ce fut bien un autre étonnement, ils avaient déjà entendu parler de l'admirable Babiole. La reine qui l'avait trouvée, et qui ne savait point la métamorphose de sa nièce, avait écrit très souvent à sa sœur, qu'elle possédait une guenuche merveilleuse, et qu'elle la priait de la venir voir; mais la reine affligée passait cet article sans le vouloir lire. Enfin les gardes, ravis d'admiration, portèrent Babiole dans une grande galerie, ils y firent un petit trône; elle s'y plaça plutôt en souveraine qu'en guenuche prisonnière, et la reine venant à passer, demeura si vivement surprise de sa jolie figure, et du gracieux compliment qu'elle lui fit, que malgré elle, la nature parla en faveur de l'infante.

Elle la prit entre ses bras. La petite créature animée de son côté par des mouvements qu'elle n'avait point encore ressentis, se jeta à son cou, et lui dit des choses si tendres et si engageantes, qu'elle faisait l'admiration de tous ceux qui l'entendaient.

«Non, madame, s'écriait-elle, ce n'est point la peur d'une mort prochaine, dont j'apprends que vous menacez l'infortunée race des singes, qui m'effraie et qui m'engage de chercher les moyens de vous plaire et de vous adoucir; la fin de ma vie n'est pas le plus grand malheur qui puisse m'arriver, et j'ai des sentiments si fort au-dessus de ce que je suis, que je regretterais la moindre démarche pour ma conservation; c'est donc par rapport à vous seule, madame, que je vous aime, votre couronne me touche bien moins que votre mérite.»

À votre avis, que répondre à une Babiole si complimenteuse et si révérencieuse? La reine plus muette qu'une carpe, ouvrait deux grands yeux, croyait rêver, et sentait que son cœur était fort ému.

Elle emporta la guenuche dans son cabinet. Lorsqu'elles furent seules, elle lui dit:

«Ne diffère pas un moment à me conter tes aventures; car je sens bien que de toutes les bestioles qui peuplent les ménageries, et que je garde dans mon palais, tu seras celle que j'aimerai davantage: je t'assure même qu'en ta faveur je ferai grâce aux singes qui t'accompagnent.

—Ha! madame, s'écria-t-elle, je ne vous en demande point pour eux: mon malheur m'a fait naître guenuche, et ce même malheur m'a donné un discernement qui me fera souffrir jusqu'à la mort; car enfin, que puis-je ressentir lorsque je me vois dans mon miroir, petite, laide et noire, ayant des pattes couvertes de poils, avec une queue et des dents toujours prêtes à mordre, et que d'ailleurs je ne manque point d'esprit, que j'ai du goût, de la délicatesse et des sentiments?

—Es-tu capable, dit la reine, d'en avoir de tendresse?»

Babiole soupira sans rien répondre.

«Oh! continua la reine, il faut me dire si tu aimes un singe, un lapin ou un écureuil; car si tu n'es point trop engagée, j'ai un nain qui serait bien ton fait.»

Babiole à cette proposition prit un air dédaigneux, dont la reine s'éclata de rire.

«Ne te fâche point, lui dit-elle, et apprends-moi par quel hasard tu parles?

—Tout ce que je sais de mes aventures, répliqua Babiole, c'est que la reine, votre sœur, vous eut à peine quittée, après la naissance et la mort de la princesse, votre fille, qu'elle vit en passant sur le bord de la mer, un de vos valets de chambre qui voulait me noyer. Je fus arrachée de ses mains par son ordre; et par un prodige dont tout le monde fut également surpris, la parole et la raison me vinrent: l'on me donna des maîtres qui m'apprirent plusieurs langues, et à toucher des instruments enfin, madame, je devins sensible à mes disgrâces, et.... Mais, s'écria-t-elle, voyant le visage de la reine pâle et couvert d'une sueur froide: qu'avez-vous, madame? Je remarque un changement extraordinaire en votre personne.

—Je me meurs! dit la reine d'une voix faible et mal articulée; je me meurs, ma chère et trop malheureuse fille! c'est donc aujourd'hui que je te retrouve.»

À ces mots, elle s'évanouit. Babiole effrayée, courut appeler du secours, les dames de la reine se hâtèrent de lui donner de l'eau, de la délacer et de la mettre au lit; Babiole s'y fourra avec elle, l'on n'y prit pas seulement garde, tant elle était petite.

Quand la reine fut revenue de la longue pâmoison où le discours de la princesse l'avait jetée, elle voulut rester seule avec les dames qui savaient le secret de la fatale naissance de sa fille, elle leur raconta ce qui lui était arrivé, dont elles demeurèrent si éperdues, qu'elles ne savaient quel conseil lui donner. Mais elle leur commanda de lui dire ce qu'elles croyaient à propos de faire dans une conjoncture si triste. Les unes dirent qu'il fallait étouffer la guenuche, d'autres la renfermer dans un trou, d'autres encore la voulaient renvoyer à la mer. La reine pleurait et sanglotait.

«Elle a tant d'esprit, disait-elle, quel dommage de la voir réduite par un bouquet enchanté, dans ce misérable état? Mais au fond, continuait-elle, c'est ma fille, c'est mon sang, c'est moi qui lui ai attiré l'indignation de la méchante Fanferluche; est-il juste qu'elle souffre de la haine que cette fée a pour moi?

—Oui, madame, s'écria sa vieille dame d'honneur, il faut sauver votre gloire; que penserait-on dans le monde, si vous déclariez qu'une monne est votre infante? Il n'est point naturel d'avoir de tels enfants, quand on est aussi belle que vous.»

La reine perdait patience de l'entendre raisonner ainsi. Elle et les autres n'en soutenaient pas avec moins de vivacité, qu'il fallait exterminer ce petit monstre; et pour conclusion, elle résolut d'enfermer Babiole dans un château, où elle serait bien nourrie et bien traitée le reste de ses jours.

Lorsqu'elle entendit que la reine voulait la mettre en prison, elle se coula tout doucement par la ruelle du lit, et se jetant de la fenêtre sur un arbre du jardin, elle se sauva jusqu'à la grande forêt, et laissa tout le monde en rumeur de ne la point trouver.

Elle passa la nuit dans le creux d'un chêne, où elle eut le temps de moraliser sur la cruauté de sa destinée: mais ce qui lui faisait plus de peine, c'était la nécessité où on la mettait de quitter la reine; cependant elle aimait mieux s'exiler volontairement, et demeurer maîtresse de sa liberté, que de la perdre pour jamais.

Dès qu'il fut jour, elle continua son voyage, sans savoir où elle voulait aller, pensant et repensant mille fois à la bizarrerie d'une aventure si extraordinaire.

«Quelle différence, s'écriait-elle, de ce que je suis, à ce que je devrais être!»

Les larmes coulaient abondamment des petits yeux de la pauvre Babiole. Aussitôt que le jour parut, elle partit: elle craignait que la reine ne la fît suivre, ou que quelqu'un des singes échappés de la cave ne la menât malgré elle au roi Magot; elle alla tant et tant, sans suivre ni chemin ni sentier, qu'elle arriva dans un grand désert où il n'y avait ni maison, ni arbre, ni fruits, ni herbe, ni fontaine: elle s'y engagea sans réflexion, et lorsqu'elle commença d'avoir faim, elle connut, mais trop tard, qu'il y avait bien de l'imprudence à voyager dans un tel pays.

Deux jours et deux nuits s'écoulèrent, sans qu'elle pût même attraper un vermisseau, ni un moucheron: la crainte de la mort la prit; elle était si faible qu'elle s'évanouissait, elle se coucha par terre, et venant à se souvenir de l'olive et de la noisette qui étaient encore dans le petit coffre de verre, elle jugea qu'elle en pourrait faire un léger repas. Toute joyeuse de ce rayon d'espérance, elle prit une pierre, mit le coffre en pièce, et croqua l'olive. Mais elle y eut à peine donné un coup de dent, qu'il en sortit une si grande abondance d'huile parfumée, que tombant sur ses pattes, elles devinrent les plus belles mains du monde; sa surprise fut extrême, elle prit de cette huile, et s'en frotta tout entière! merveille! Elle se rendit sur-le-champ si belle, que rien dans l'univers ne pouvait l'égaler; elle se sentait de grands yeux, une petite bouche, le nez bien fait, elle mourait d'envie d'avoir un miroir; enfin elle s'avisa d'en faire un du plus grand morceau de verre de son coffre. Ô quand elle se vit, quelle joie! quelle surprise agréable! Ses habits grandirent comme elle, elle était bien coiffée, ses cheveux faisaient mille boucles, son teint avait la fraîcheur des fleurs du printemps.

Les premiers moments de sa surprise étant passés, la faim se fit ressentir plus pressante, et ses regrets augmentèrent étrangement.

«Quoi! disait-elle, si belle et si jeune, née princesse comme je le suis, il faut que je périsse dans ces tristes lieux. Ô! barbare fortune qui m'as conduite ici; qu'ordonnes-tu de mon sort? Est-ce pour m'affliger davantage que tu as fait un changement si heureux et si inespéré en moi? Et toi, vénérable fleuve Biroqua, qui me sauvas la vie si généreusement, me laisseras-tu périr dans cette affreuse solitude?»

L'infante demandait inutilement du secours, tout était sourd à sa voix: la nécessité de manger la tourmentait à tel point, qu'elle prit la noisette et la cassa: mais en jetant la coquille, elle fut bien surprise d'en voir sortir des architectes, des peintres, des maçons, des tapissiers, des sculpteurs, et mille autres sortes d'ouvriers; les uns dessinent un palais, les autres le bâtissent, d'autres le meublent; ceux-là peignent les appartements, ceux-ci cultivent les jardins, tout brille d'or et d'azur: l'on sert un repas magnifique; soixante princesses mieux habillées que des reines, menées par des écuyers, et suivies de leurs pages, lui vinrent faire de grands compliments, et la convièrent au festin qui l'attendait. Aussitôt Babiole, sans se faire prier, s'avança promptement vers le salon; et là d'un air de reine, elle mangea comme une affamée. À peine fut-elle hors de table, que ses trésoriers firent apporter devant elle quinze mille coffres, grands comme des muids, remplis d'or et de diamants: ils lui demandèrent si elle avait agréable qu'ils payassent les ouvriers qui avaient bâti son palais. Elle dit que cela était juste, à condition qu'ils bâtiraient aussi une ville, qu'ils se marieraient, et resteraient avec elle. Tous y consentirent, la ville fut achevée en trois quarts d'heure, quoiqu'elle fût cinq fois plus grande que Rome. Voilà bien des prodiges sortis d'une petite noisette.

La princesse minutait dans son esprit d'envoyer une célèbre ambassade à la reine sa mère, et de faire faire quelques reproches au jeune prince, son cousin. En attendant qu'elle prît là-dessus les mesures nécessaires, elle se divertissait à voir courre la bague, dont elle donnait toujours le prix, au jeu, à la comédie, à la chasse et à la pêche, car l'on y avait conduit une rivière. Le bruit de sa beauté se répandait par tout l'univers; il venait à sa cour des rois, des quatre coins du monde, des géants plus hauts que les montagnes, et des pygmées plus petits que des rats.

Il arriva qu'un jour que l'on faisait une grande fête, où plusieurs chevaliers rompaient des lances, ils en vinrent à se fâcher, les uns contre les autres, ils se battirent et se blessèrent. La princesse en colère descendit de son balcon pour reconnaître les coupables: mais lorsqu'on les eut désarmés, que devint-elle quand elle vit le prince, son cousin. S'il n'était pas mort, il s'en fallait si peu, qu'elle en pensa mourir elle-même de surprise et de douleur. Elle le fit porter dans le plus bel appartement du palais, où rien ne manquait de tout ce qui lui était nécessaire pour sa guérison, médecin de Chodrai, chirurgiens, onguents, bouillons, sirops; l'infante faisait elle-même les bandes et les charpies, ses yeux les arrosaient de larmes, et ces larmes auraient dû servir de baume au malade. Il l'était en effet de plus d'une manière car sans compter une demi-douzaine de coups d'épée, et autant de coups de lance qui le perçaient de part en part, il était depuis longtemps incognito dans cette cour, et il avait éprouvé le pouvoir des beaux yeux de Babiole, d'une manière à n'en guérir de sa vie. Il est donc aisé de juger à présent d'une partie de ce qu'il ressentit, quand il put lire sur le visage de cette aimable princesse, qu'elle était dans la dernière douleur de l'état où il était réduit. Je ne m'arrêterai point à redire toutes les choses que son cœur lui fournit pour la remercier des bontés qu'elle lui témoignait; ceux qui l'entendirent furent surpris qu'un homme si malade pût marquer tant de passion et de reconnaissance. L'infante qui en rougit plus d'une fois, le pria de se taire; mais l'émotion et l'ardeur de ses discours le menèrent si loin, qu'elle le vit tomber tout d'un coup dans une agonie affreuse. Elle s'était armée jusque-là de constance; enfin, elle la perdit à tel point qu'elle s'arracha les cheveux, qu'elle jeta les hauts cris, et qu'elle donna lieu de croire à tout le monde, que son cœur était de facile accès, puisqu'en si peu de temps, elle avait pris tant de tendresse pour un étranger; car on ne savait point en Babiolie (c'est le nom qu'elle avait donné à son royaume) que le prince était son cousin, et qu'elle l'aimait dès sa plus grande jeunesse.

C'était en voyageant qu'il s'était arrêté dans cette cour, et comme il n'y connaissait personne pour le présenter à l'infante, il crut que rien ne ferait mieux que de faire devant elle cinq ou six galanteries de héros c'est-à-dire, couper bras et jambes aux chevaliers du tournoi mais il n'en trouva aucun assez complaisant pour le souffrir. Il y eut donc une rude mêlée; le plus fort battit le plus faible, et ce plus faible, comme je l'ai déjà dit, fut le prince. Babiole désespérée, courait les grands chemins sans carrosse et sans gardes, elle entra ainsi dans un bois, elle tomba évanouie au pied d'un arbre, où la fée Fanferluche qui ne dormait point, et qui ne cherchait que des occasions de mal faire, vint l'enlever dans une nuée plus noire que de l'encre, et qui allait plus vite que le vent. La princesse resta quelque temps sans aucune connaissance enfin elle revint à elle; jamais surprise n'a été égale à la sienne, de se retrouver si loin de la terre, et si proche du pôle; le parquet de nuée n'est pas solide, de sorte qu'en courant de-çà et de-là, il lui semblait marcher sur des plumes, et la nuée s'entr'ouvrant, elle avait beaucoup de peine de s'empêcher de tomber; elle ne trouvait personne avec qui se plaindre, car la méchante Fanferluche s'était rendue invisible: elle eut le temps de penser à son cher prince, et à l'état où elle l'avait laissé, et elle s'abandonna aux sentiments les plus douloureux qui puissent occuper une âme.

«Quoi! s'écriait-elle, je suis encore capable de survivre à ce que j'aime, et l'appréhension d'une mort prochaine trouve quelque place dans mon cœur! Ah! si le soleil voulait me rôtir, qu'il me rendrait un bon office; ou si je pouvais me noyer dans l'arc-en-ciel, que je serais contente! Mais, hélas! tout le zodiaque est sourd à ma voix, le Sagittaire n'a point de flèches, le Taureau de cornes et le Lion de dents: peut-être que la terre sera plus obligeante, et qu'elle m'offrira la pointe d'un rocher sur lequel je me tuerai. Ô! prince, mon cher cousin, que n'êtes-vous ici, pour me voir faire la plus tragique cabriole dont une amante désespérée se puisse aviser.»

En achevant ces mots, elle courut au bout de la nuée, et se précipita comme un trait que l'on décoche avec violence.

Tous ceux qui la virent, crurent que c'était la lune qui tombait; et comme l'on était pour lors en décours, plusieurs peuples qui l'adorent et qui restent du temps sans la revoir, prirent le grand deuil, et se persuadèrent que le soleil, par jalousie, lui avait joué ce mauvais tour.

Quelque envie qu'eût l'infante de mourir, elle n'y réussit pas, elle tomba dans la bouteille de verre où les fées mettaient ordinairement leur ratafia au soleil mais quelle bouteille! il n'y a point de tour dans l'univers qui soit si grande; par bonheur elle était vide, car elle s'y serait noyée comme une mouche.

Six géants la gardaient, ils reconnurent aussitôt l'infante; c'étaient les mêmes qui demeuraient dans sa cour et qui l'aimaient: la maligne Fanferluche qui ne faisait rien au hasard, les avait transportés là, chacun sur un dragon volant, et ces dragons gardaient la bouteille quand les géants dormaient. Pendant qu'elle y fut, il y eut bien des jours où elle regretta sa peau de guenuche; elle vivait comme les caméléons, de l'air et de la rosée.

La prison de l'infante n'était sue de personne; le jeune prince l'ignorait, il n'était pas mort, et demandait sans cesse Babiole. Il s'apercevait assez, par la mélancolie de tous ceux qui le servaient, qu'il y avait un sujet de douleur générale à la cour; sa discrétion naturelle l'empêcha de chercher à la pénétrer mais lorsqu'il fut convalescent, il pressa si fort qu'on lui apprît des nouvelles de la princesse, que l'on n'eut pas le courage de lui celer sa perte. Ceux qui l'avaient vue entrer dans le bois, soutenaient qu'elle y avait été dévorée par les lions; et d'autres croyaient qu'elle s'était tuée de désespoir d'autres encore qu'elle avait perdu l'esprit, et qu'elle allait errante par le monde.

Comme cette dernière opinion était la moins terrible, et qu'elle soutenait un peu l'espérance du prince, il s'y arrêta, et partit sur Criquetin dont j'ai déjà parlé, mais je n'ai pas dit que c'était le fils aîné de Bucéphale, et l'un des meilleurs chevaux qu'on ait vus dans ce siècle-là: il lui mit la bride sur le cou, et le laissa aller à l'aventure; il appelait l'infante, les échos seuls lui répondaient.

Enfin il arriva au bord d'une grosse rivière. Criquetin avait soif, il y entra pour boire, et le prince, selon la coutume, se mit à crier de toute sa force:

«Babiole, belle Babiole, où êtes-vous?»

Il entendit une voix, dont la douceur semblait réjouir l'onde: cette voix lui dit:

«Avance, et tu sauras où elle est.»

À ces mots, le prince aussi téméraire qu'amoureux, donne deux coups d'éperons à Criquetin, il nage et trouve un gouffre où l'eau plus rapide se précipitait, il tomba jusqu'au fond, bien persuadé qu'il s'allait noyer.

Il arriva heureusement chez le bonhomme Biroqua, qui célébrait les noces de sa fille avec un fleuve des plus riches et des plus graves de la contrée; toutes les déités poissonneuses étaient dans sa grotte; les tritons et les sirènes y faisaient une musique agréable, et la rivière Biroquie, légèrement vêtue, dansait les olivettes avec la Seine, la Tamise, l'Euphrate et le Gange, qui étaient assurément venus de fort loin pour se divertir ensemble. Criquetin, qui savait vivre, s'arrêta fort respectueusement à l'entrée de la grotte, et le prince qui savait encore mieux vivre que son cheval, faisant une profonde révérence, demanda s'il était permis à un mortel comme lui de paraître au milieu d'une si belle troupe.

Biroqua prit la parole, et répliqua d'un air affable qu'il leur faisait honneur et plaisir.

«Il y a quelques jours que je vous attends, seigneur, continua-t-il, je suis dans vos intérêts, et ceux de l'infante me sont chers: il faut que vous la retiriez du lieu fatal où la vindicative Fanferluche l'a mise en prison, c'est dans une bouteille.

—Ah! que me dites-vous, s'écria le prince, l'infante est dans une bouteille?

—Oui, dit le sage vieillard, elle y souffre beaucoup: mais je vous avertis, seigneur, qu'il n'est pas aisé de vaincre les géants et les dragons qui la gardent, à moins que vous ne suiviez mes conseils. Il faut laisser ici votre bon cheval, et que vous montiez sur un dauphin ailé que je vous élève depuis longtemps.»

Il fit venir le dauphin sellé et bridé, qui faisait si bien des voltes et courbettes, que Criquetin en fut jaloux.

Biroquie et ses compagnes s'empressèrent aussitôt d'armer le prince. Elles lui mirent une brillante cuirasse d'écailles de carpes dorées, on le coiffa de la coquille d'un gros limaçon, qui était ombragée d'une large queue de morue, élevée en forme d'aigrette; une naïade le ceignit d'une anguille, de laquelle pendait une redoutable épée faite d'une longue arête de poisson; on lui donna ensuite une large écaille de tortue dont il se fit un bouclier; et dans cet équipage, il n'y eut si petit goujon qui ne le prît pour le dieu des soles, car il faut dire la vérité, ce jeune prince avait un certain air, qui se rencontre rarement parmi les mortels.

L'espérance de retrouver bientôt la charmante princesse qu'il aimait, lui inspira une joie dont il n'avait pas été capable depuis sa perte; et la chronique de ce fidèle conte marque qu'il mangea de bon appétit chez Biroqua, et qu'il remercia toute la compagnie en des termes peu communs; il dit adieu à son Criquetin, puis monta sur le poisson volant qui partit aussitôt. Le prince se trouva, à la fin du jour, si haut, que pour se reposer un peu, il entra dans le royaume de la lune. Les raretés qu'il y découvrit auraient été capables de l'arrêter, s'il avait eu un désir moins pressant de tirer son infante de la bouteille où elle vivait depuis plusieurs mois. L'aurore paraissait à peine lorsqu'il la découvrit environnée des géants et des dragons que la fée, par la vertu de sa petite baguette, avait retenus auprès d'elle; elle croyait si peu que quelqu'un eût assez de pouvoir pour la délivrer, qu'elle se reposait sur la vigilance de ses terribles gardes pour la faire souffrir.

Cette belle princesse regardait pitoyablement le ciel, et lui adressait ses tristes plaintes, quand elle vit le dauphin volant et le chevalier qui venait la délivrer. Elle n'aurait pas cru cette aventure possible, quoiqu'elle sût, par sa propre expérience, que les choses les plus extraordinaires se rendent familières pour certaines personnes.

«Serait-ce bien par la malice de quelques fées, disait-elle, que ce chevalier est transporté dans les airs? Hélas, que je le plains, s'il faut qu'une bouteille ou une carafe lui serve de prison comme à moi?»

Pendant qu'elle raisonnait ainsi, les géants qui aperçurent le prince au-dessus de leurs têtes, crurent que c'était un cerf-volant, et s'écrièrent l'un à l'autre: «Attrape, attrape la corde, cela nous divertira»; mais lorsqu'ils se baissèrent, pour la ramasser, il fondit sur eux, et d'estoc et de taille, il les mit en pièces comme un jeu de cartes que l'on coupe par la moitié, et que l'on jette au vent. Au bruit de ce grand combat, l'infante tourna la tête, elle reconnut son jeune prince. Quelle joie d'être certaine de sa vie! mais quelles alarmes de la voir dans un péril si évident, au milieu de ces terribles colosses, et des dragons qui s'élançaient sur lui! Elle poussa des cris affreux, et le danger où il était pensa la faire mourir.

Cependant l'arête enchantée, dont Biroqua avait armé la main du prince, ne portait aucuns coups inutiles; et le léger dauphin qui s'élevait et qui se baissait fort à propos, lui était aussi d'un secours merveilleux; de sorte qu'en très peu de temps, la terre fut couverte de ces monstres. L'impatient prince, qui voyait son infante au travers du verre, l'aurait mis en pièces, s'il n'avait pas appréhendé de l'en blesser: il prit le parti de descendre par le goulot de la bouteille. Quand il fut au fond, il se jeta aux pieds de Babiole et lui baisa respectueusement la main.

«Seigneur, lui dit-elle, il est juste que pour ménager votre estime, je vous apprenne les raisons que j'ai eues de m'intéresser si tendrement à votre conservation. Sachez que nous sommes proches parents, que je suis fille de la reine votre tante, et la même Babiole que vous trouvâtes sous la figure d'une guenuche au bord de la mer, et qui eut depuis la faiblesse de vous témoigner un attachement que vous méprisâtes.

—Ah! madame, s'écria le prince, dois-je croire un événement si prodigieux? Vous avez été guenuche; vous m'avez aimé, je l'ai su, et mon cœur a été capable de refuser le plus grand de tous les biens!

—J'aurais à l'heure qu'il est très mauvaise opinion de votre goût, répliqua l'infante en souriant, si vous aviez pu prendre alors quelque attachement pour moi: mais, seigneur, partons, je suis lasse d'être prisonnière, et je crains mon ennemie; allons chez la reine ma mère, lui rendre compte de tant de choses extraordinaires qui doivent l'intéresser.

—Allons, madame, allons, dit l'amoureux prince, en montant sur le dauphin ailé, et la prenant entre ses bras, allons lui rendre en vous la plus aimable princesse qui soit au monde.»

Le dauphin s'éleva doucement, et prit son vol vers la capitale où la reine passait sa triste vie; la fuite de Babiole ne lui laissait pas un moment de repos, elle ne pouvait s'empêcher de songer à elle, de se souvenir des jolies choses qu'elle lui avait dites, et elle aurait voulu la revoir, toute guenuche qu'elle était, pour la moitié de son royaume.

Lorsque le prince fut arrivé, il se déguisa en vieillard, et lui fit demander une audience particulière.

«Madame, lui dit-il, j'étudie dès ma plus tendre jeunesse l'art de nécromancien; vous devez juger par là que je n'ignore point la haine que Fanferluche a pour vous, et les terribles effets qui l'ont suivie: mais essuyez vos pleurs, madame, cette Babiole que vous avez vue si laide, est à présent la plus belle princesse de l'univers; vous l'aurez bientôt auprès de vous, si vous voulez pardonner à la reine votre sœur, la cruelle guerre qu'elle vous a faite, et conclure la paix par le mariage de votre infante avec le prince votre neveu.

—Je ne puis me flatter de ce que vous me dites, répliqua la reine en pleurant; sage vieillard, vous souhaitez d'adoucir mes ennuis, j'ai perdu ma chère fille, je n'ai plus d'époux, ma sœur prétend que mon royaume lui appartient, son fils est aussi injuste qu'elle; ils me persécutent, je ne prendrai jamais alliance avec eux.

—Le destin en ordonne autrement continua-t-il, je suis choisi pour vous l'apprendre!

—Hé! de quoi me servirait, ajouta la reine, de consentir à ce mariage? La méchante Fanferluche a trop de pouvoir et de malice, elle s'y opposera toujours.

—Ne vous inquiétez pas, madame, répliqua le bonhomme, promettez-moi seulement que vous ne vous opposerez point au mariage que l'on désire.

—Je promets tout, s'écria la reine, pourvu que je revoie ma chère fille.»

Le prince sortit, et courut où l'infante l'attendait. Elle demeura surprise de le voir déguisé, et cela l'obligea de lui raconter que depuis quelque temps, les deux reines avaient eu de grands intérêts à démêler, et qu'il y avait beaucoup d'aigreur entre elles, mais qu'enfin il venait de faire consentir sa tante à ce qu'il souhaitait. La princesse fut ravie, elle se rendit au palais; tous ceux qui la virent passer lui trouvèrent une si parfaite ressemblance avec sa mère, qu'on s'empressa de les suivre, pour savoir qui elle était.

Dès que la reine l'aperçut, son cœur s'agita si fort, qu'il ne fallut point d'autre témoignage de la vérité de cette aventure. La princesse se jeta à ses pieds, la reine la reçut entre ses bras; et après avoir demeuré longtemps sans parler, essuyant leurs larmes par mille tendres baisers, elles se redirent tout ce qu'on peut imaginer dans une telle occasion: ensuite la reine jetant les yeux sur son neveu, elle lui fit un accueil très favorable, et lui réitéra ce qu'elle avait promis au nécromancien. Elle aurait parlé plus longtemps, mais le bruit qu'on faisait dans la cour du palais, l'ayant obligée de mettre la tête à la fenêtre, elle eut l'agréable surprise de voir arriver la reine sa sœur. Le prince et l'infante qui regardaient aussi, reconnurent auprès d'elle le vénérable Biroqua, et jusqu'au bon Criquetin qui était de la partie; les uns pour les autres poussèrent de grands cris de joie; l'on courut se revoir avec des transports qui ne se peuvent exprimer; le célèbre mariage du prince et de l'infante se conclut sur-le-champ en dépit de la fée Fanferluche, dont le savoir et la malice furent également confondus.


Finette Cendron

Il était une fois un roi et une reine qui avaient mal fait leurs affaires. On les chassa de leur royaume. Ils vendirent leurs couronnes pour vivre, puis leurs habits, leurs linges, leurs dentelles et tous leurs meubles, pièce à pièce. Les fripiers étaient las d'acheter, car tous les jours ils vendaient chose nouvelle. Quand le roi et la reine furent bien pauvres, le roi dit à sa femme:

«Nous voilà hors de notre royaume, nous n'avons plus rien, il faut gagner notre vie et celle de nos pauvres enfants; avisez un peu ce que nous avons à faire, car jusqu'à présent je n'ai su que le métier de roi, qui est fort doux.»

La reine avait beaucoup d'esprit; elle lui demanda huit jours pour y rêver. Au bout de ce temps, elle lui dit:

«Sire, il ne faut point nous affliger; vous n'avez qu'à faire des filets dont vous prendrez des oiseaux à la chasse et des poissons à la pêche. Pendant que les cordelettes s'useront, je filerai pour en faire d'autres. À l'égard de nos trois filles, ce sont de franches paresseuses, qui croient être de grandes dames; elles veulent faire les demoiselles. Il faut les mener si loin, si loin, qu'elles ne reviennent jamais; car il serait impossible que nous puissions leur fournir assez d'habits à leur gré.»

Le roi commença de pleurer, quand il vit qu'il fallait se séparer de ses enfants. Il était bon père mais la reine était la maîtresse. Il demeura donc d'accord de tout ce qu'elle voulait; il lui dit:

«Levez-vous demain de bon matin, et prenez vos trois filles, pour les mener où vous jugerez à propos.»

Pendant qu'ils complotaient cette affaire, la princesse Finette qui était la plus petite des filles, écoutait par le trou de la serrure; et quand elle eut découvert le dessein de son papa et de sa maman, elle s'en alla tant vite qu'elle put à une grande grotte fort éloignée de chez eux, où demeurait la fée Merluche, qui était sa marraine.

Finette avait pris deux livres de beurre frais, des œufs, du lait et de la farine pour faire un excellent gâteau à sa marraine, afin d'en être bien reçue. Elle commença gaîment son voyage; mais plus elle allait, plus elle se lassait. Ses souliers s'usèrent jusqu'à la dernière semelle; et ses petits pieds mignons s'écorchèrent si fort que c'était grande pitié; elle n'en pouvait plus. Elle s'assit sur l'herbe, pleurant.

Par là passa un beau cheval d'Espagne, tout sellé, tout bridé; il y avait plus de diamants à sa housse, qu'il n'en faudrait pour acheter trois villes; et quand il vit la princesse, il se mit à paître doucement auprès d'elle; ployant le jarret, il semblait lui faire la révérence; aussitôt elle le prit par la bride:

«Gentil dada, dit-elle, voudrais-tu bien me porter chez ma marraine la fée? Tu me feras un grand plaisir, car je suis si lasse que je vais mourir; mais si tu me sers dans cette occasion, je te donnerai de bonne avoine et de bon foin; tu auras de la paille fraîche pour te coucher.»

Le cheval se baissa presque à terre devant elle, et la jeune Finette sauta dessus; il se mit à courir si légèrement, qu'il semblait que ce fût un oiseau. Il s'arrêta à l'entrée de la grotte, comme s'il en avait su le chemin; et il le savait bien aussi, car c'était Merluche qui, ayant deviné que sa filleule la voulait venir voir, lui avait envoyé ce beau cheval.

Quand elle fut entrée, elle fit trois grandes révérences à sa marraine, et prit le bas de sa robe qu'elle baisa; et puis elle lui dit:

«Bonjour, ma marraine; comment vous portez-vous? voilà du beurre, du lait, de la farine et des œufs que je vous apporte pour vous faire un bon gâteau à la mode de notre pays.

—Soyez la bien venue, Finette, dit la fée; venez que je vous embrasse.»

Elle l'embrassa deux fois, dont Finette resta très joyeuse, car madame Merluche n'était pas une fée à la douzaine. Elle dit:

«Ça, ma filleule, je veux que vous soyez ma petite femme de chambre; décoiffez-moi et me peignez.»

La princesse la décoiffa et la peigna le plus adroitement du monde.

«Je sais bien, dit Merluche, pourquoi vous venez ici; vous avez écouté le roi et la reine qui veulent vous mener perdre, et vous voulez éviter ce malheur. Tenez, vous n'avez qu'à prendre ce peloton, le fil n'en rompra jamais; vous attacherez le bout à la porte de votre maison, et vous le tiendrez à votre main. Quand la reine vous aura laissée, il vous sera aisé de revenir en suivant le fil.»

La princesse remercia sa marraine, qui lui remplit un sac de beaux habits, tous d'or et d'argent. Elle l'embrassa; elle la fit remonter sur le joli cheval, et en deux ou trois moments, il la rendit à la porte de la maisonnette de leurs majestés. Finette dit au cheval:

«Mon petit ami, vous êtes beau et très sage; vous allez plus vite que le soleil; je vous remercie de votre peine; retournez d'où vous venez.»

Elle entra tout doucement dans la maison, cachant son sac sous son chevet; elle se coucha sans faire semblant de rien. Dès que le jour parut, le roi réveilla sa femme:

«Allons, allons, madame, lui dit-il, apprêtez-vous pour le voyage.»

Aussitôt elle se leva, prit ses gros souliers, une jupe courte, une camisole blanche et un bâton. Elle fit venir l'aînée de ses filles qui s'appelait Fleur-d'Amour, la seconde Belle-de-Nuit et la troisième Fine-Oreille: c'est pourquoi on la nommait ordinairement Finette.

«J'ai rêvé cette nuit, dit la reine, qu'il faut que nous allions voir ma sœur, elle nous régalera bien; nous mangerons et nous rirons tant que nous voudrons.»

Fleur d'Amour, qui se désespérait d'être dans un désert, dit à sa mère:

«Allons, madame, où il vous plaira, pourvu que je me promène, il ne m'importe.»

Les deux autres en dirent autant. Elles prennent congé du roi, et les voilà toutes quatre en chemin. Elles allèrent si loin, si loin, que Fine-Oreille avait grande peur de n'avoir pas assez de fil, car il y avait près de mille lieues. Elle marchait toujours derrière ses sœurs, passant le fil adroitement dans les buissons.

Quand la reine crut que ses filles ne pourraient plus retrouver le chemin, elle entra dans un grand bois, et leur dit:

«Mes petites brebis, dormez; je ferai comme la bergère qui veille autour de son troupeau, crainte que le loup ne le mange.»

Elles se couchèrent sur l'herbe, et s'endormirent. La reine les quitta, croyant ne les revoir jamais. Finette fermait les yeux, et ne dormait pas.

«Si j'étais une méchante fille, disait-elle, je m'en irais tout à l'heure, et je laisserais mourir mes sœurs ici, car elles me battent et m'égratignent jusqu'au sang. Malgré toutes leurs malices, je ne les veux pas abandonner.»

Elle les réveille, et leur conte toute l'histoire; elles se mettent à pleurer, et la prient de les mener avec elle, qu'elles lui donneront leurs belles poupées, leur petit ménage d'argent, leurs autres jouets et leurs bonbons.

«Je sais assez que vous n'en ferez rien, dit Finette, mais je n'en serai pas moins bonne sœur;» et se levant, elle suivit son fil, et les princesses aussi; de sorte qu'elles arrivèrent presque aussitôt que la reine.

En s'arrêtant à la porte, elles entendirent que le roi disait:

«J'ai le cœur tout saisi de vous voir revenir seule.

—Bon, dit la reine, nous étions trop embarrassés de nos filles.

—Encore, dit le roi, si vous aviez ramené ma Finette, je me consolerais des autres, car elles n'aiment rien.»

Elles frappèrent, toc, toc. Le roi dit:

«Qui va là?»

Elles répondirent:

«Ce sont vos trois filles, Fleur-d'Amour, Belle-de-Nuit, et Fine-Oreille.»

La reine se mit à trembler:

«N'ouvrez pas, disait-elle, il faut que ce soit des esprits, car il est impossible qu'elles fussent revenues.»

Le roi était aussi poltron que sa femme, et il disait:

«Vous me trompez, vous n'êtes point mes filles.»

Mais Fine-Oreille, qui était adroite, lui dit:

«Mon papa, je vais me baisser, regardez-moi par le trou du chat, et si je ne suis pas Finette, je consens d'avoir le fouet.»

Le roi regarda comme elle lui avait dit, et dès qu'il l'eut reconnue, il leur ouvrit. La reine fit semblant d'être bien aise de les revoir; elle leur dit qu'elle avait oublié quelque chose, qu'elle l'était venu chercher; mais qu'assurément elle les aurait été retrouver. Elles feignirent de la croire, et montèrent dans un beau petit grenier où elles couchaient.

«Ça, dit Finette, mes sœurs, vous m'avez promis une poupée, donnez-la-moi.

—Vraiment tu n'as qu'à t'y attendre, petite coquine, dirent-elles, tu es cause que le roi ne nous regrette pas.»

Là-dessus prenant leurs quenouilles, elles la battirent comme plâtre. Quand elles l'eurent bien battue, elle se coucha; et comme elle avait tant de plaies et de bosses, elle ne pouvait dormir, et elle entendit que la reine disait au roi:

«Je les mènerai d'un autre côté, encore plus loin, et je suis certaine qu'elles ne reviendront jamais.»

Quand Finette entendit ce complot, elle se leva tout doucement pour aller voir encore sa marraine. Elle entra dans le poulailler, elle prit deux poulets et un maître coq, à qui elle tordit le cou, puis deux petits lapins que la reine nourrissait de choux, pour s'en régaler dans l'occasion; elle mit le tout dans un panier, et partit. Mais elle n'eut pas fait une lieue à tâtons, mourant de peur, que le cheval d'Espagne vint au galop, ronflant et hennissant; elle crut que c'était fait d'elle, que quelques gens d'armes l'allaient prendre. Quand elle vit le joli cheval tout seul, elle monta dessus, ravie d'aller si à son aise: elle arriva promptement chez sa marraine.

Après les cérémonies ordinaires, elle lui présenta les poulets, le coq et les lapins, et la pria de l'aider de ses bons avis, parce que la reine avait juré qu'elle les mènerait jusqu'au bout du monde. Merluche dit à sa filleule de ne pas s'affliger; elle lui donna un sac tout plein de cendre:

«Vous porterez le sac devant vous, lui dit-elle, vous le secouerez, vous marcherez sur la cendre, et quand vous voudrez revenir, vous n'aurez qu'à regarder l'impression de vos pas; mais ne ramenez point vos sœurs, elles sont trop malicieuses, et si vous les ramenez, je ne veux plus vous voir.»

Finette prit congé d'elle, emportant, par son ordre, pour trente ou quarante millions de diamants en une petite boîte, qu'elle mit dans sa poche: le cheval était tout prêt, et la rapporta comme à l'ordinaire. Au point du jour, la reine appela les princesses; elles vinrent, et elle leur dit:

«Le roi ne se porte pas trop bien; j'ai rêvé cette nuit qu'il faut que j'aille lui cueillir des fleurs et des herbes en un certain pays où elles sont fort excellentes, elles le feront rajeunir; c'est pourquoi allons-y tout à l'heure.»

Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit, qui ne croyaient pas que leur mère eût encore envie de les perdre, s'affligèrent de ces nouvelles. Il fallut pourtant partir; et elles allèrent si loin, qu'il ne s'est jamais fait un si long voyage. Finette, qui ne disait mot, se tenait derrière les autres, et secouait sa cendre à merveille, sans que le vent ni la pluie y gâtassent rien. La reine étant persuadée qu'elles ne pourraient retrouver le chemin, remarqua un soir que ses trois filles étaient bien endormies; elle prit ce temps pour les quitter, et revint chez elle. Quand il fut jour, et que Finette connut que sa mère n'y était plus, elle éveilla ses sœurs:

«Nous voici seules, dit-elle, la reine s'en est allée.»

Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit se prirent à pleurer: elles arrachaient leurs cheveux, et meurtrissaient leur visage à coups de poings. Elles s'écriaient:

«Hélas! qu'allons-nous faire?»

Finette était la meilleure fille du monde; elle eut encore pitié de ses sœurs.

«Voyez à quoi je m'expose, leur dit-elle; car lorsque ma marraine m'a donné le moyen de revenir, elle m'a défendu de vous enseigner le chemin; et que si je lui désobéissais, elle ne voulait plus me voir.»

Belle-de-Nuit se jette au cou de Finette, autant en fit Fleur-d'Amour; elles la caressèrent si tendrement, qu'il n'en fallut pas davantage pour revenir toutes trois ensemble chez le roi et la reine.

Leurs majestés furent bien surprises de revoir les princesses; ils en parlèrent toute la nuit, et la cadette qui ne se nommait pas Fine-Oreille pour rien, entendait qu'ils faisaient un nouveau complot, et que le lendemain, la reine se remettrait en campagne. Elle courut éveiller ses sœurs.

«Hélas! leur dit-elle, nous sommes perdues, la reine veut absolument nous mener dans quelque désert, et nous y laisser. Vous êtes cause que j'ai fâché ma marraine, je n'ose l'aller trouver comme je faisais toujours.»

Elles restèrent bien en peine, et se disaient l'une à l'autre:

«Que ferons-nous?»

Enfin, Belle-de-Nuit dit aux deux autres:

«Il ne faut pas s'embarrasser, la vieille Merluche n'a pas tant d'esprit qu'il n'en reste un peu aux autres: nous n'avons qu'à nous charger de pois; nous les sèmerons le long du chemin et nous reviendrons.»

Fleur-d'Amour trouva l'expédient admirable; elles se chargèrent de pois, elles remplirent leurs poches; pour Fine-Oreille, au lieu de prendre des pois, elle prit le sac aux beaux habits, avec la petite boîte de diamants, et dès que la reine les appela pour partir, elles se trouvèrent toutes prêtes.

Elle leur dit:

«J'ai rêvé cette nuit qu'il y a dans un pays, qu'il n'est pas nécessaire de nommer, trois beaux princes qui vous attendent pour vous épouser; je vais vous y mener, pour voir si mon songe est véritable.»

La reine allait devant et ses filles après, qui semaient des pois sans s'inquiéter, car elles étaient certaines de retourner à la maison. Pour cette fois la reine alla plus loin encore qu'elle n'était allée: mais pendant une nuit obscure, elle les quitta et revint trouver le roi; elle arriva fort lasse et fort aise de n'avoir plus un si grand ménage sur les bras.

Les trois princesses ayant dormi jusqu'à onze heures du matin se réveillèrent; Finette s'aperçut la première de l'absence de la reine; bien qu'elle s'y fût préparée, elle ne laissa pas de pleurer, se confiant davantage pour son retour à sa marraine la fée, qu'à l'habileté de ses sœurs. Elle fut leur dire toute effrayée:

«La reine est partie, il faut la suivre au plus vite.

—Taisez-vous, petite babouine, répliqua Fleur-d'Amour, nous trouverons bien le chemin quand nous voudrons, vous faites ici ma commère l'empressée mal à propos.»

Finette n'osa répliquer. Mais quand elles voulurent retrouver le chemin, il n'y avait plus ni traces ni sentiers; les pigeons, dont il y a grand nombre en ce pays-là, étaient venus manger les pois; elles se mirent à pleurer jusqu'aux cris. Après avoir resté deux jours sans manger, Fleur-d'Amour dit à Belle-de-Nuit:

«Ma sœur, n'as-tu rien à manger?

—Non», dit-elle.

Elle dit la même chose à Finette:

«Je n'ai rien non plus, répliqua-t-elle, mais je viens de trouver un gland.

—Ha! donnez-le-moi, dit l'une.

—Donnez-le-moi, dit l'autre.»

Chacune le voulait avoir.

«Nous ne serons guère rassasiées d'un gland à nous trois, dit Finette; plantons-le, il en viendra un autre qui nous pourra servir.»

Elles y consentirent quoiqu'il n'y eût guère d'apparence qu'il vînt un arbre dans un pays où il n'y en avait point, on n'y voyait que des choux et des laitues, dont les princesses mangeaient; si elles avaient été bien délicates, elles seraient mortes cent fois; elles couchaient presque toujours à la belle étoile; tous les matins et tous les soirs elles allaient tour à tour arroser le gland, et lui disaient: «Croîs, croîs, beau gland.» Il commença de croître à vue d'œil. Quand il fut un peu grand, Fleur-d'Amour voulut monter dessus, mais il n'était pas assez fort pour la porter; elle le sentait plier sous elle, aussitôt elle descendit; Belle-de-Nuit eut la même aventure; Finette plus légère s'y tint longtemps; et ses sœurs lui demandèrent:

«Ne vois-tu rien, ma sœur?»

Elle leur répondit:

«Non, je ne vois rien.

—Ah! c'est que le chêne n'est pas assez haut», disait Fleur-d'Amour.

De sorte qu'elles continuaient d'arroser le gland et de lui dire: «Croîs, croîs, beau gland.» Finette ne manquait jamais d'y monter deux fois par jour: un matin qu'elle y était, Belle-de-Nuit dit à Fleur-d'Amour:

«J'ai trouvé un sac que notre sœur nous a caché; qu'est-ce qu'il peut y avoir dedans?»

Fleur-d'Amour répondit:

«Elle m'a dit que c'était de vieilles dentelles qu'elle raccommode, et moi, je crois que c'est du bonbon.»

Belle-de-Nuit était friande, et voulut y voir; elle y trouva effectivement toutes les dentelles du roi et de la reine, mais elles servaient à cacher les beaux habits de Finette et la boîte de diamants.

«Hé bien! se peut-il une plus grande petite coquine, s'écria-t-elle, il faut prendre tout pour nous, et mettre des pierres à la place.»

Elles le firent promptement. Finette revint sans s'apercevoir de la malice de ses sœurs, car elle ne s'avisait pas de se parer dans un désert; elle ne songeait qu'au chêne qui devenait le plus beau de tous les chênes.

Une fois qu'elle y monta et que ses sœurs, selon leur coutume, lui demandèrent si elle ne découvrait rien, elle s'écria:

«Je découvre une grande maison, si belle, si belle que je ne saurais assez le dire; les murs en sont d'émeraudes et de rubis, le toit de diamants: elle est toute couverte de sonnettes d'or, les girouettes vont et viennent comme le vent.

—Tu mens, disaient-elles, cela n'est pas si beau que tu le dis.

—Croyez-moi, répondit Finette, je ne suis pas menteuse, venez-y plutôt voir vous-mêmes, j'en ai les yeux tout éblouis.»

Fleur-d'Amour monta sur l'arbre: quand elle eut vu le château, elle ne s'en pouvait taire. Belle-de-Nuit qui était fort curieuse, ne manqua pas de monter à son tour, elle demeura aussi ravie que ses sœurs.

«Certainement, dirent-elles, il faut aller à ce palais, peut-être que nous y trouverons de beaux princes qui seront trop heureux de nous épouser.»

Tant que la soirée fut longue, elles ne parlèrent que de leur dessein, elles se couchèrent sur l'herbe; mais lorsque Finette leur parut fort endormie, Fleur-d'Amour dit à Belle-de-Nuit:

«Savez-vous ce qu'il faut faire, ma sœur, levons-nous et nous habillons des riches habits que Finette a apportés.

—Vous avez raison», dit Belle-de-Nuit; elles se levèrent donc, se frisèrent, se poudrèrent, puis elles mirent des mouches, et les belles robes d'or et d'argent toutes couvertes de diamants; il n'a jamais été rien de si magnifique.

Finette ignorait le vol que ses méchantes sœurs lui avaient fait; elle prit son sac dans le dessein de s'habiller, mais elle demeura bien affligée de ne trouver que des cailloux; elle aperçut en même temps ses sœurs qui s'étaient accommodées comme des soleils. Elle pleura et se plaignit de la trahison qu'elles lui avaient faite; et elles d'en rire et de se moquer.

«Est-il possible, leur dit-elle, que vous ayez le courage de me mener au château sans me parer et me faire belle?

—Nous n'en avons pas trop pour nous, répliqua Fleur-d'Amour, tu n'auras que des coups si tu nous importunes.

—Mais, continua-t-elle, ces habits que vous portez sont à moi, ma marraine me les a donnés, ils ne vous doivent rien.

—Si tu parles davantage, dirent-elles, nous allons t'assommer, et nous t'enterrerons sans que personne le sache.»

La pauvre Finette n'eut garde de les agacer; elle les suivait doucement et marchait un peu derrière, ne pouvant passer que pour leur servante.

Plus elles approchaient de la maison, plus elle leur semblait merveilleuse.

«Ha! disaient Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit, que nous allons nous bien divertir! que nous ferons bonne chère, nous mangerons à la table du roi, mais pour Finette elle lavera les écuelles dans la cuisine, car elle est faite comme une souillon, et si l'on demande qui elle est, gardons-nous bien de l'appeler notre sœur: il faudra dire que c'est la petite vachère du village.»

Finette qui était pleine d'esprit et de beauté, se désespérait d'être si maltraitée. Quand elles furent à la porte du château, elles frappèrent: aussitôt une vieille femme épouvantable leur vint ouvrir, elle n'avait qu'un œil au milieu du front, mais il était plus grand que cinq ou six autres, le nez plat, le teint noir et la bouche si horrible, qu'elle faisait peur; elle avait quinze pieds de haut et trente de tour.

«Ô malheureuses! qui vous amène ici? leur dit-elle. Ignorez-vous que c'est le château de l'ogre, et qu'à peine pouvez-vous suffire pour son déjeuner; mais je suis meilleure que mon mari; entrez, je ne vous mangerai pas tout d'un coup, vous aurez la consolation de vivre deux ou trois jours davantage.»

Quand elles entendirent l'ogresse parler ainsi, elles s'enfuirent, croyant se pouvoir sauver, mais une seule de ses enjambées en valait cinquante des leurs; elle courut après et les reprit, les unes par les cheveux, les autres par la peau du cou; et les mettant sous son bras, elle les jeta toutes trois dans la cave qui était pleine de crapauds et de couleuvres, et l'on ne marchait que sur les os de ceux qu'ils avaient mangés.

Comme elle voulait croquer sur-le-champ Finette, elle fut quérir du vinaigre, de l'huile et du sel pour la manger en salade; mais elle entendit venir l'ogre, et trouvant que les princesses avaient la peau blanche et délicate, elle résolut de les manger toute seule, et les mit promptement sous une grande cuve où elles ne voyaient que par un trou.

L'ogre était six fois plus haut que sa femme; quand il parlait, la maison tremblait, et quand il toussait, il semblait des éclats de tonnerre; il n'avait qu'un grand vilain œil, ses cheveux étaient tout hérissés, il s'appuyait sur une bûche dont il avait fait une canne; il avait dans sa main un panier couvert; il en tira quinze petits enfants qu'il avait volés par les chemins, et qu'il avala comme quinze œufs frais. Quand les trois princesses le virent, elles tremblaient sous la cuve, elles n'osaient pleurer bien haut, de peur qu'il ne les entendît; mais elles s'entredisaient tout bas:

«Il va nous manger tout en vie, comment nous sauverons-nous?»

L'ogre dit à sa femme:

«Vois-tu, je sens chair fraîche, je veux que tu me la donnes.

—Bon, dit l'ogresse, tu crois toujours sentir chair fraîche, et ce sont tes moutons qui sont passés par là.

—Oh, je ne me trompe point, dit l'ogre, je sens chair fraîche assurément; je vais chercher partout.

—Cherche, dit-elle, et tu ne trouveras rien.

—Si je trouve, répliqua l'ogre, et que tu me le caches, je te couperai la tête pour en faire une boule.»

Elle eut peur de cette menace, et lui dit:

«Ne te fâche point, mon petit ogrelet, je vais te déclarer la vérité. Il est venu aujourd'hui trois jeunes fillettes que j'ai prises, mais ce serait dommage de les manger, car elles savent tout faire. Comme je suis vieille, il faut que je me repose; tu vois que notre belle maison est fort malpropre, que notre pain n'est pas cuit, que la soupe ne te semble plus si bonne, et que je ne te parais plus si belle, depuis que je me tue de travailler; elles seront mes servantes; je te prie, ne les mange pas à présent; si tu en as envie quelque jour, tu en seras assez le maître.»

L'ogre eut bien de la peine à lui promettre de ne les pas manger tout à l'heure. Il disait:

«Laisse-moi faire, je n'en mangerai que deux.—Non, tu n'en mangeras pas.

—Hé bien, je ne mangerai que la plus petite.»

Et elle disait:

«Non, tu n'en mangeras pas une.»

Enfin après bien des contestations, il lui promit de ne les pas manger. Elle pensait en elle-même:

«Quand il ira à la chasse, je les mangerai, et je lui dirai qu'elles se sont sauvées.»

L'ogre sortit de la cave, il lui dit de les mener devant lui; les pauvres filles étaient presque mortes de peur, l'ogresse les rassura; et quand il les vit, il leur demanda ce qu'elles savaient faire. Elles répondirent qu'elles savaient balayer, qu'elles savaient coudre et filer à merveille, qu'elles faisaient de si bons ragoûts, que l'on mangeait jusques aux plats, que pour du pain, des gâteaux et des pâtés, l'on en venait chercher chez elles de mille lieues à la ronde. L'ogre était friand, il dit:

«Ça, çà, mettons vite ces bonnes ouvrières en besogne; mais, dit-il à Finette, quand tu as mis le feu au four, comment peux-tu savoir s'il est assez chaud?

—Monseigneur, répliqua-t-elle, j'y jette du beurre, et puis j'y goûte avec la langue.

—Hé bien, dit-il, allume donc le four.»

Ce four était aussi grand qu'une écurie, car l'ogre et l'ogresse mangeaient plus de pain que deux armées. La princesse y fit un feu effroyable, il était embrasé comme une fournaise, et l'ogre qui était présent, attendant le pain tendre, mangea cent agneaux et cent petits cochons de lait. Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit accommodaient la pâte. Le maître ogre dit:

«Hé bien, le four est-il chaud?»

Finette répondit:

«Monseigneur, vous l'allez voir.»

Elle jeta devant lui mille livres de beurre au fond du four, et puis elle dit:

Il faut tâter avec la langue, mais je suis trop petite.

—Je suis grand,» dit l'ogre, et se baissant, il s'enfonça si avant qu'il ne pouvait plus se retirer, de sorte qu'il brûla jusqu'aux os. Quand l'ogresse vint au four, elle demeura bien étonnée de trouver une montagne de cendre des os de son mari.

Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit, qui la virent fort affligée, la consolèrent de leur mieux; mais elles craignaient que sa douleur ne s'apaisât trop tôt, et que l'appétit lui venant, elle ne les mît en salade, comme elle avait déjà pensé faire. Elles lui dirent:

«Prenez courage, madame, vous trouverez quelque roi ou quelque marquis, qui seront heureux de vous épouser.»

Elle sourit un peu, montrant des dents plus longues que le doigt. Lorsqu'elles la virent de bonne humeur, Finette lui dit:

«Si vous vouliez quitter ces horribles peaux d'ours, dont vous êtes habillée, vous mettre à la mode, nous vous coifferions à merveille, vous seriez comme un astre.

—Voyons, dit-elle, comme tu l'entends; mais assure-toi que s'il y a quelques dames plus jolies que moi, je te hacherai menu comme chair à pâté.»

Là-dessus les trois princesses lui ôtèrent son bonnet, et se mirent à la peigner et la friser; en l'amusant de leur caquet, Finette prit une hache, et lui donna par derrière un si grand coup, qu'elle sépara son corps d'avec sa tête.

Il ne fut jamais une telle allégresse; elles montèrent sur le toit de la maison pour se divertir à sonner les clochettes d'or, elles furent dans toutes les chambres, qui étaient de perles et de diamants, et les meubles si riches qu'elles mouraient de plaisir; elles riaient et chantaient, rien ne leur manquait, du blé, des confitures, des fruits et des poupées en abondance. Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit se couchèrent dans des lits de brocart et de velours, et s'entredirent: «Nous voilà plus riches que n'était notre père, quand il avait son royaume, mais il nous manque d'être mariées, il ne viendra personne ici, cette maison passe assurément pour un coupe-gorge, car on ne sait point la mort de l'ogre et de l'ogresse. Il faut que nous allions à la plus prochaine ville nous faire voir avec nos beaux habits; et nous n'y serons pas longtemps sans trouver de bons financiers qui seront bien aises d'épouser des princesses.»

Dès qu'elles furent habillées, elles dirent à Finette qu'elles allaient se promener, qu'elle demeurât à la maison à faire le ménage et la lessive, et qu'à leur retour tout fût net et propre; que si elle y manquait, elles l'assommeraient de coups. La pauvre Finette qui avait le cœur serré de douleur, resta seule au logis, balayant, nettoyant, lavant sans se reposer, et toujours pleurant. «Que je suis malheureuse, disait-elle, d'avoir désobéi à ma marraine, il m'en arrive toutes sortes de disgrâces; mes sœurs m'ont volé mes riches habits; ils servent à les parer; sans moi, l'ogre et sa femme se porteraient encore bien; de quoi me profite de les avoir fait mourir? N'aimerais-je pas autant qu'ils m'eussent mangée que de vivre comme je vis?» Quand elle avait dit cela, elle pleurait à étouffer, puis ses sœurs arrivaient chargées d'oranges de Portugal, de confitures, de sucre, et elles lui disaient: «Ah! que nous venons d'un beau bal! qu'il y avait de monde! le fils du roi y dansait; l'on nous a fait mille honneurs: allons, viens nous déchausser et nous décrotter, car c'est là ton métier.» Finette obéissait; et si par hasard elle voulait dire un mot pour se plaindre, elles se jetaient sur elle, et la battaient à la laisser pour morte.

Le lendemain encore elles retournaient et revenaient conter des merveilles. Un soir que Finette était assise proche du feu sur un monceau de cendres, ne sachant que faire, elle cherchait dans les fentes de la cheminée; et cherchant ainsi elle trouva une petite clé si vieille et si crasseuse, qu'elle eut toutes les peines du monde à la nettoyer. Quand elle fut claire, elle connut qu'elle était d'or, et pensa qu'une clé d'or devait ouvrir un beau petit coffre; elle se mit aussitôt à courir par toute la maison, essayant la clé aux serrures, et enfin elle trouva une cassette qui était un chef-d'œuvre. Elle l'ouvrit: il y avait dedans des habits, des diamants, des dentelles, du linge, des rubans pour des sommes immenses: elle ne dit mot de sa bonne fortune; mais elle attendit impatiemment que ses sœurs sortissent le lendemain. Dès qu'elle ne les vit plus, elle se para, de sorte qu'elle était plus belle que le soleil.

Ainsi ajustée, elle fut au même bal où ses sœurs dansaient; et quoiqu'elle n'eût point de masque, elle était si changée en mieux, qu'elles ne la reconnurent pas. Dès qu'elle parut dans l'assemblée, il s'éleva un murmure de voix, les unes d'admiration, et les autres de jalousie. On la prit pour danser, elle surpassa toutes les dames à la danse, comme elle les surpassait en beauté. La maîtresse du logis vint à elle, et lui ayant fait une profonde révérence, elle la pria de lui dire comment elle s'appelait, afin de ne jamais oublier le nom d'une personne si merveilleuse. Elle lui répondit civilement qu'on la nommait Cendron. Il n'y eut point d'amant qui ne fût infidèle à sa maîtresse pour Cendron, point de poète qui ne rimât en Cendron; jamais petit nom ne fit tant de bruit en si peu de temps; les échos ne répétaient que les louanges de Cendron; l'on n'avait pas assez d'yeux pour la regarder, assez de bouche pour la louer.

Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit, qui avaient fait d'abord grand fracas dans les lieux où elles avaient paru, voyant l'accueil que l'on faisait à cette nouvelle venue, en crevaient de dépit; mais Finette se démêlait de tout cela de la meilleure grâce du monde; il semblait, à son air, qu'elle n'était faite que pour commander. Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit, qui ne voyaient leur sœur qu'avec de la suie de cheminée sur le visage, et plus barbouillée qu'un petit chien, avaient si fort perdu l'idée de sa beauté, qu'elles ne la reconnurent point du tout; elles faisaient leur cour à Cendron comme les autres. Dès qu'elle voyait le bal prêt à finir, elle sortait vite, revenait à la maison, se déshabillait en diligence, reprenait ses guenilles; et quand ses sœurs arrivaient:

«Ah! Finette, nous venons de voir, lui disaient-elles, une jeune princesse qui est toute charmante; ce n'est pas une guenuche comme toi; elle est blanche comme la neige, plus vermeille que les roses; ses dents sont de perles, ses lèvres de corail; elle a une robe qui pèse plus de mille livres, ce n'est qu'or et diamants: qu'elle est belle! qu'elle est aimable!»

Finette répondait entre ses dents:

«Ainsi j'étais, ainsi j'étais.

—Qu'est-ce que tu bourdonnes?», disaient-elles.

Finette répliquait encore plus bas:

«Ainsi j'étais.»

Ce petit jeu dura longtemps; il n'y eut presque pas de jour que Finette ne changeât d'habits, car la cassette était fée, et plus on y en prenait, plus il en revenait, et si fort à la mode, que les dames ne s'habillaient que sur son modèle.

Un soir que Finette avait plus dansé qu'à l'ordinaire, et qu'elle avait tardé assez tard à se retirer, voulant réparer le temps perdu et arriver chez elle un peu avant ses sœurs, en marchant de toute sa force, elle laissa tomber une de ses mules, qui était de velours rouge, toute brodée de perles. Elle fit son possible pour la retrouver dans le chemin; mais le temps était si noir, qu'elle prit une peine inutile; elle rentra au logis, un pied chaussé et l'autre nu.

Le lendemain le prince Chéri, fils aîné du roi, allant à la chasse, trouve la mule de Finette; il la fait ramasser, la regarde, en admire la petitesse et la gentillesse, la tourne, retourne, la baise, la chérit et l'emporte avec lui. Depuis ce jour-là, il ne mangeait plus; il devenait maigre et changé, jaune comme un coing, triste, abattu. Le roi et la reine, qui l'aimaient éperdument, envoyaient de tous côtés pour avoir de bon gibier et des confitures; c'était pour lui moins que rien; il regardait tout cela sans répondre à la reine, quand elle lui parlait. L'on envoya quérir des médecins partout, même jusqu'à Paris et à Montpellier. Quand ils furent arrivés, on leur fit voir le prince, et après l'avoir considéré trois jours et trois nuits sans le perdre de vue, ils conclurent qu'il était amoureux, et qu'il mourrait si l'on n'y apportait remède.

La reine, qui l'aimait à la folie, pleurait à fondre en eau, de ne pouvoir découvrir celle qu'il aimait, pour la lui faire épouser. Elle amenait dans sa chambre les plus belles dames, il ne daignait pas les regarder. Enfin elle lui dit une fois:

«Mon cher fils, tu veux nous faire étouffer de douleur, car tu aimes, et tu nous caches tes sentiments; dis-nous qui tu veux, et nous te la donnerons, quand ce ne serait qu'une simple bergère.»

Le prince, plus hardi par les promesses de la reine, tira la mule de dessous son chevet, et l'ayant montrée:

«Voilà, madame, lui dit-il, ce qui cause mon mal; j'ai trouvé cette petite pouponne, mignonne, jolie mule en allant à la chasse; je n'épouserai jamais que celle qui pourra la chausser.

—Hé bien, mon fils, dit la reine, ne t'afflige point, nous la ferons chercher.»

Elle fut dire au roi cette nouvelle; il demeura bien surpris, et commanda en même temps que l'on fût avec des tambours et des trompettes, annoncer que toutes les filles et les femmes vinssent pour chausser la mule, et que celle à qui elle serait propre, épouserait le prince. Chacune ayant entendu de quoi il était question, se décrassa les pieds avec toutes sortes d'eaux, de pâtes et de pommades. Il y eut des dames qui se les firent peler, pour avoir la peau plus belle; d'autres jeûnaient ou se les écorchaient afin de les avoir plus petits. Elles allaient en foule essayer la mule, une seule ne la pouvait mettre et plus il en venait inutilement, plus le prince s'affligeait.

Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit se firent un jour si braves, que c'était une chose étonnante.

«Où allez-vous donc? leur dit Finette.

—Nous allons à la grande ville, répondirent-elles, où le roi et la reine demeurent, essayer la mule que le fils du roi a trouvée; car si elle est propre à l'une de nous deux, il l'épousera, et nous serons reines.

—Et moi, dit Finette, n'irai-je point?

—Vraiment, dirent-elles, tu es un bel oison bridé: va, va arroser nos choux, tu n'es propre à rien.»

Finette songea aussitôt qu'elle mettrait ses plus beaux habits, et qu'elle irait tenter l'aventure comme les autres, car elle avait quelque petit soupçon qu'elle y aurait bonne part; ce qui lui faisait de la peine, c'est qu'elle ne savait pas le chemin, le bal où l'on allait danser n'était point dans la grande ville. Elle s'habilla magnifiquement; sa robe était de satin bleu, toute couverte d'étoiles et de diamants; elle avait un soleil sur la tête, une pleine lune sur le dos; tout cela brillait si fort, qu'on ne la pouvait regarder sans clignoter les yeux. Quand elle ouvrit la porte pour sortir elle resta bien étonnée de trouver le joli cheval d'Espagne qui l'avait portée chez sa marraine. Elle le caressa et lui dit:

«Sois le bien venu, mon petit dada; je suis obligée à ma marraine Merluche.»

Il se baissa; elle s'assit dessus comme une nymphe. Il était tout couvert de sonnettes d'or et de rubans; sa housse et sa bride n'avaient point de prix; et Finette était trente fois plus belle que la belle Hélène.

Le cheval d'Espagne allait légèrement, ses sonnettes faisaient din, din, din. Fleur-d'Amour et Belle-de-Nuit les ayant entendues, se retournèrent et la virent venir; mais dans ce moment quelle fut leur surprise? Elles la reconnurent pour être Finette Cendron. Elles étaient fort crottées, leurs beaux habits étaient couverts de boue:

«Ma sœur, s'écria Fleur-d'Amour, en parlant à Belle-de-Nuit, je vous proteste que voici Finette Cendron»; l'autre s'écria tout de même, et Finette passant près d'elles, son cheval les éclaboussa, et leur fit un masque de crotte; elle se prit à rire, et leur dit: «Altesses, Cendrillon vous méprise autant que vous le méritez»; puis passant comme un trait, la voilà partie. Belle-de-Nuit et Fleur-d'Amour s'entre-regardèrent.

«Est-ce que nous rêvons? disaient-elles; qui est-ce qui peut avoir fourni des habits et un cheval à Finette? Quelle merveille le bonheur lui en veut, elle va chausser la mule, et nous n'aurons que la peine d'un voyage inutile.»

Pendant qu'elles se désespéraient, Finette arrive au palais; dès qu'on la vit, chacun crut que c'était une reine, les gardes prennent leurs armes, l'on bat le tambour, l'on sonne la trompette, l'on ouvre toutes les portes, et ceux qui l'avaient vue au bal, allaient devant elle, disant: «Place, place, c'est la belle Cendron, c'est la merveille de l'univers.» Elle entre avec cet appareil dans la chambre du prince mourant; il jette les yeux sur elle, et demeure charmé, souhaitant qu'elle eût le pied assez petit pour chausser la mule: elle la mit tout d'un coup et montra la pareille, qu'elle avait apportée exprès. En même temps l'on crie: «Vive la princesse Chérie, vive la princesse qui sera notre reine!» Le prince se leva de son lit, il vint lui baiser les mains, elle le trouva beau et plein d'esprit: il lui fit mille amitiés. L'on avertit le roi et la reine, qui accoururent; la reine prend Finette entre ses bras, l'appelle sa fille, sa mignonne, sa petite reine, lui fait des présents admirables, sur lesquels le roi libéral renchérit encore. L'on tire le canon; les violons, les musettes, tout joue; l'on ne parle que de danser et de se réjouir.

Le roi, la reine et le prince prient Cendron de se laisser marier: «Non, dit-elle, il faut avant que je vous conte mon histoire»; ce qu'elle fit en quatre mots. Quand ils surent qu'elle était née princesse, c'était bien une autre joie, il tint à peu qu'ils n'en mourussent; mais lorsqu'elle leur dit le nom du roi son père, de la reine sa mère, ils reconnurent que c'étaient eux qui avaient conquis leur royaume: ils le lui annoncèrent; et elle jura qu'elle ne consentirait point à son mariage, qu'ils ne rendissent les états de son père; ils le lui promirent, car ils avaient plus de cent royaumes, un de moins n'était pas une affaire.

Cependant Belle-de-Nuit et Fleur-d'Amour arrivèrent. La première nouvelle fut que Cendron avait mis la mule, elles ne savaient que faire, ni que dire, elles voulaient s'en retourner sans la voir; mais quand elle sut qu'elles étaient là, elle les fit entrer, et au lieu de leur faire mauvais visage, et de les punir comme elles le méritaient, elle se leva, et fut au devant d'elles les embrasser tendrement, puis elle les présenta à la reine, lui disant: «Madame, ce sont mes sœurs qui sont fort aimables, je vous prie de les aimer.» Elles demeurèrent si confuses de la bonté de Finette, qu'elles ne pouvaient proférer un mot. Elle leur promit qu'elles retourneraient dans leur royaume, que le prince le voulait rendre à leur famille. À ces mots, elles se jetèrent à genoux devant elle, pleurant de joie.

Les noces furent les plus belles que l'on eût jamais vues. Finette écrivit à sa marraine, et mit sa lettre avec de grands présents sur le joli cheval d'Espagne, la priant de chercher le roi et la reine, de leur dire son bonheur, et qu'ils n'avaient qu'à retourner dans leur royaume.

La fée Merluche s'acquitta fort bien de cette commission. Le père et la mère de Finette revinrent dans leurs états, et ses sœurs furent reines aussi bien qu'elle.


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