Contes, Tome I
Fortunée
Il était une fois un pauvre laboureur, qui se voyant sur le point de mourir, ne voulut laisser dans sa succession aucun sujet de dispute à son fils et à sa fille qu'il aimait tendrement.
«Votre mère m'apporta, leur dit-il, pour dot, deux escabelles et une paillasse. Les voilà avec ma poule, un pot d'œillets, et un jonc d'argent qui me fut donné par une grande dame qui séjourna dans ma pauvre chaumière; elle me dit en partant: "Mon bon homme, voilà un don que je vous fais; soyez soigneux de bien arroser les œillets, et de bien serrer la bague. Au reste, votre fille sera d'une incomparable beauté, nommez-la Fortunée, donnez-lui la bague et les œillets, pour la consoler de sa pauvreté." Ainsi, ajouta le bon homme, ma Fortunée, tu auras l'un et l'autre, le reste sera pour ton frère.»
Les deux enfants du laboureur parurent contents: il mourut. Ils pleurèrent, et les partages se firent sans procès. Fortunée croyait que son frère l'aimait; mais ayant voulu prendre une des escabelles pour s'asseoir:
«Garde tes œillets et ta bague, lui dit-il, d'un air farouche, et pour mes escabelles ne les dérange point, j'aime l'ordre dans ma maison.»
Fortunée qui était très douce, se mit à pleurer sans bruit; elle demeura debout, pendant que Bedou (c'est le nom de son frère) était mieux assis qu'un docteur.
L'heure de souper vint, Bedou avait un excellent œuf frais de son unique poule, il en jeta la coquille à sa sœur.
«Tiens, lui dit-il, je n'ai pas autre chose à te donner; si tu ne t'en accommodes point, va à la chasse aux grenouilles, il y en a dans le marais prochain.»
Fortunée ne répliqua rien. Qu'aurait-elle répliqué? Elle leva les yeux au ciel, elle pleura encore, et puis elle entra dans sa chambre. Elle la trouva toute parfumée, et ne doutant point que ce ne fût l'odeur de ses œillets, elle s'en approcha tristement, et leur dit:
«Beaux œillets, dont la variété me fait un extrême plaisir à voir, vous qui fortifiez mon cœur affligé, par ce doux parfum que vous répandez, ne craignez point que je vous laisse manquer d'eau, et que d'une main cruelle, je vous arrache de votre tige; j'aurai soin de vous, puisque vous êtes mon unique bien.»
En achevant ces mots, elle regarda s'ils avaient besoin d'être arrosés; ils étaient fort secs. Elle prit sa cruche, et courut au clair de la lune jusqu'à la fontaine, qui était assez loin.
Comme elle avait marché vite, elle s'assit au bord pour se reposer; mais elle y fut à peine, qu'elle vit venir une dame, dont l'air majestueux répondit bien à la nombreuse suite qui l'accompagnait; six filles d'honneur soutenaient la queue de son manteau; elle s'appuyait sur deux autres; ses gardes marchaient devant elle, richement vêtus de velours amarante, en broderie de perles: on portait un fauteuil de drap d'or, où elle s'assit, et un dais de campagne, qui fut bientôt tendu; en même temps on dressa le buffet, il était tout couvert de vaisselle d'or et de vases de cristal. On lui servit un excellent souper au bord de la fontaine, dont le doux murmure semblait s'accorder à plusieurs voix, qui chantaient ces paroles:
Flore brille sur ces rivages;
Sous ces sombres feuillages
Les oiseaux enchantés expriment leurs désirs.
Et si votre cœur veut aimer,
Il est de doux objets qui peuvent vous charmer:
On fera gloire de se rendre.
Fortunée se tenait dans un petit coin, n'osant remuer, tant elle était surprise de toutes les choses qui se passaient. Au bout d'un moment, cette grande reine dit à l'un de ses écuyers:
«Il me semble que j'aperçois une bergère vers ce buisson, faites-la approcher.»
Aussitôt Fortunée s'avança, et quelque timide qu'elle fût naturellement, elle ne laissa pas de faire une profonde révérence à la reine, avec tant de grâce, que ceux qui la virent en demeurèrent étonnés; elle prit le bas de sa robe qu'elle baisa, puis elle se tint debout devant elle, baissant les yeux modestement; ses joues s'étaient couvertes d'un incarnat qui relevait la blancheur de son teint, et il était aisé de remarquer dans ses manières cet air de simplicité et de douceur, qui charme dans les jeunes personnes.
«Que faites-vous ici, la belle fille, lui dit la reine, ne craignez-vous point les voleurs?
—Hélas! madame, dit Fortunée, je n'ai qu'un habit de toile, que gagneraient-ils avec une pauvre bergère comme moi?
—Vous n'êtes donc pas riche? reprit la reine en souriant.
—Je suis si pauvre, dit Fortunée, que je n'ai hérité de mon père qu'un pot d'œillets et un jonc d'argent.
—Mais vous avez un cœur, ajouta la reine, si quelqu'un voulait vous le prendre, voudriez-vous le donner?
—Je ne sais ce que c'est que de donner mon cœur, madame, répondit-elle, j'ai toujours entendu dire que sans son cœur on ne peut vivre, que lorsqu'il est blessé il faut mourir, et malgré ma pauvreté, je ne suis point fâchée de vivre.
—Vous aurez toujours raison, la belle fille, de défendre votre cœur. Mais, dites-moi, continua la reine, avez-vous bien soupé?
—Non, madame, dit Fortunée, mon frère a tout mangé.»
La reine commanda qu'on lui apportât un couvert, et la faisant mettre à table, elle lui servit ce qu'il y avait de meilleur. La jeune bergère était si surprise d'admiration, et si charmée des bontés de la reine, qu'elle pouvait à peine manger un morceau.
«Je voudrais bien savoir, lui dit la reine, ce que vous venez faire si tard à la fontaine?
—Madame, dit-elle, voilà ma cruche, je venais quérir de l'eau pour arroser mes œillets.»
En parlant ainsi, elle se baissa pour prendre sa cruche qui était auprès d'elle; mais lorsqu'elle la montra à la reine, elle fut bien étonnée de la trouver d'or, toute couverte de gros diamants, et remplie d'une eau qui sentait admirablement bon. Elle n'osait l'emporter, craignant qu'elle ne fût pas à elle.
«Je vous la donne, Fortunée, dit la reine; allez arroser les fleurs dont vous prenez soin, et souvenez-vous que la reine des Bois veut être de vos amies.»
À ces mots, la bergère se jeta à ses pieds.
«Après vous avoir rendu de très humbles grâces, madame, lui dit-elle, de l'honneur que vous me faites, j'ose prendre la liberté de vous prier d'attendre ici un moment, je vais vous quérir la moitié de mon bien, c'est mon pot d'œillets, qui ne peut jamais être en de meilleures mains que les vôtres.
—Allez, Fortunée, lui dit la reine, en lui touchant doucement les joues, je consens de rester ici jusqu'à ce que vous reveniez.»
Fortunée prit sa cruche d'or, et courut dans sa petite chambre; mais pendant qu'elle en avait été absente, son frère Bedou y était entré, il avait pris le pot d'œillets, et mis à la place un grand chou. Quand Fortunée aperçut ce malheureux chou, elle tomba dans la dernière affliction, et demeura fort irrésolue si elle retournerait à la fontaine. Enfin elle s'y détermina, et se mettant à genoux devant la reine:
«Madame, lui dit-elle, Bedou m'a volé mon pot d'œillets, il ne me reste que mon jonc; je vous supplie de le recevoir comme une preuve de ma reconnaissance.
—Si je prends votre jonc, belle bergère, dit la reine, vous voilà ruinée?
—Ha! madame, dit-elle, avec un air tout spirituel, si je possède vos bonnes grâces, je ne puis me ruiner.»
La reine prit le jonc de Fortunée, et le mit à son doigt; aussitôt elle monta dans un char de corail, enrichi d'émeraudes, tiré par six chevaux blancs, plus beaux que l'attelage du soleil. Fortunée la suivit des yeux, tant qu'elle put; enfin les différentes routes de la forêt la dérobèrent à sa vue. Elle retourna chez Bedou, toute remplie de cette aventure. La première chose qu'elle fit en entrant dans la chambre, ce fut de jeter le chou par la fenêtre. Mais elle fut bien étonnée d'entendre une voix, qui criait: «Ha! je suis mort.» Elle ne comprit rien à ces plaintes, car ordinairement les choux ne parlent pas. Dès qu'il fut jour, Fortunée, inquiète de son pot d'œillets, descendit en bas pour l'aller chercher; et la première chose qu'elle trouva, ce fut le malheureux chou; elle lui donna un coup de pied, et disant:
«Que fais-tu ici, toi qui te mêles de tenir dans ma chambre la place de mes œillets?
—Si l'on ne m'y avait pas porté, répondit le chou, je ne me serais pas avisé de ma tête d'y aller.»
Elle frissonna, car elle avait grand'peur; mais le chou lui dit encore:
«Si vous voulez me reporter avec mes camarades, je vous dirai en deux mots que vos œillets sont dans la paillasse de Bedou.»
Fortunée, au désespoir, ne savait comment les reprendre; elle eut la bonté de planter le chou, et ensuite elle prit la poule favorite de son frère, et lui dit:
«Méchante bête, je vais te faire payer tous les chagrins que Bedou me donne.
—Ha! bergère, dit la poule, laissez-moi vivre, et comme mon humeur est de caqueter, je vais vous apprendre des choses surprenantes.
"Ne croyez pas être fille du laboureur chez qui vous avez été nourrie; non, belle Fortunée, il n'est point votre père; mais la reine qui vous donna le jour, avait déjà eu six filles; et comme si elle eût été la maîtresse d'avoir un garçon, son mari et son beau-père lui dirent qu'ils la poignarderaient, à moins qu'elle ne leur donnât un héritier.
"La pauvre reine affligée devint grosse; on l'enferma dans un château, et l'on mit auprès d'elle des gardes, ou pour mieux dire, des bourreaux, qui avaient ordre de la tuer, si elle avait encore une fille. Cette princesse alarmée du malheur qui la menaçait, ne mangeait et ne dormait plus; elle avait une sœur qui était fée; elle lui écrivit ses justes craintes; la fée étant grosse, savait bien qu'elle aurait un fils. Lorsqu'elle fut accouchée, elle chargea les zéphirs d'une corbeille, où elle enferma son fils bien proprement, et elle leur donna ordre qu'ils portassent le petit prince dans la chambre de la reine, afin de le changer contre la fille qu'elle aurait: cette prévoyance ne servit de rien, parce que la reine ne recevant aucune nouvelle de sa sœur la fée, profita de la bonne volonté d'un de ses gardes, qui en eut pitié, et qui la sauva avec une échelle de cordes.
"Dès que vous fûtes venue au monde, la reine affligée cherchant à se cacher, arriva dans cette maisonnette, demi-morte de lassitude et de douleur; j'étais laboureuse, dit la poule, et bonne nourrice, elle me chargea de vous, et me raconta ses malheurs, dont elle se trouva si accablée, qu'elle mourut sans avoir le temps de nous ordonner ce que nous ferions de vous.
"Comme j'ai aimé toute ma vie à causer, je n'ai pu m'empêcher de dire cette aventure; de sorte qu'un jour il vint ici une belle dame, à laquelle je contai tout ce que j'en savais. Aussitôt, elle me toucha d'une baguette, et je devins poule, sans pouvoir parler davantage: mon affliction fut extrême et mon mari qui était absent dans le moment de cette métamorphose, n'en a jamais mais rien su.
"À son retour, il me chercha partout; enfin il crut que j'étais noyée, ou que les bêtes des forêts m'avaient dévorée. Cette même dame qui m'avait fait tant de mal, passa une seconde fois par ici; elle lui ordonna de vous appeler Fortunée, et lui fit présent d'un jonc d'argent et d'un pot d'œillets; mais comme elle était céans, il arriva vingt-cinq gardes du roi votre père, qui vous cherchaient avec de mauvaises intentions: elle dit quelques paroles, et les fit devenir des choux verts, du nombre desquels est celui que vous jetâtes hier au soir par votre fenêtre. Je ne l'avais point entendu parler jusqu'à présent, je ne pouvais parler moi-même, j'ignore comment la voix nous est revenue.»
La princesse demeura bien surprise des merveilles que la poule venait de lui raconter; elle était encore pleine de bonté, et lui dit:
«Vous me faites grand'pitié, ma pauvre nourrice, d'être devenue poule, je voudrais fort vous rendre votre première figure, si je le pouvais; mais ne désespérons de rien, il me semble que toutes les choses que vous venez de m'apprendre, ne peuvent demeurer dans la même situation. Je vais chercher mes œillets, car je les aime uniquement.»
Bedou était allé au bois, ne pouvant imaginer que Fortunée s'avisât de fouiller dans sa paillasse; elle fut ravie de son éloignement, et se flatta qu'elle ne trouverait aucune résistance, lorsqu'elle vit tout d'un coup une grande quantité de rats prodigieux, armés en guerre: ils se rangèrent par bataillons, ayant derrière eux la fameuse paillasse et les escabelles aux côtés; plusieurs grosses souris formaient le corps de réserve, résolues de combattre comme des amazones.
Fortunée demeura bien surprise; elle n'osait s'approcher, car les rats se jetaient sur elle, la mordaient et la mettaient en sang.
«Quoi! s'écria-t-elle, mon œillet, mon cher œillet, resterez-vous en si mauvaise compagnie?»
Elle s'avisa tout d'un coup, que peut-être cette eau si parfumée qu'elle avait dans un vase d'or, aurait une vertu particulière; elle courut la quérir; elle en jeta quelques gouttes sur le peuple souriquois; en même temps la racaille se sauva chacun dans son trou et la princesse prit promptement ses beaux œillets, qui étaient sur le point de mourir, tant ils avaient besoin d'être arrosés; elle versa dessus toute l'eau qui était dans son vase d'or, et elle les sentait avec beaucoup de plaisir, lorsqu'elle entendit une voix fort douce qui sortait d'entre les branches, et qui lui dit:
«Incomparable Fortunée, voici le jour heureux et tant désiré de vous déclarer mes sentiments; sachez que le pouvoir de votre beauté est tel, qu'il peut rendre sensible jusqu'aux fleurs.»
La princesse, tremblante et surprise d'avoir entendu parler un chou, une poule, un œillet, et d'avoir vu une armée de rats, devint pâle et s'évanouit. Bedou arriva là-dessus: le travail et le soleil lui avaient échauffé la tête; quand il vit que Fortunée était venue chercher ses œillets, et qu'elle les avait trouvés, il la traîna jusqu'à sa porte, et la mit dehors. Elle eut à peine senti la fraîcheur de la terre, qu'elle ouvrit ses beaux yeux; elle aperçut auprès d'elle la reine des Bois, toujours charmante et magnifique.
«Vous avez un mauvais frère, dit-elle à Fortunée, j'ai vu avec quelle inhumanité il vous a jetée ici; voulez-vous que je vous venge?
—Non, madame, lui dit-elle, je ne suis point capable de me fâcher, et son mauvais naturel ne peut changer le mien.
—Mais, ajouta la reine, j'ai un pressentiment qui m'assure que ce gros laboureur n'est pas votre frère; qu'en pensez-vous?
—Toutes les apparences me persuadent qu'il l'est, madame, répliqua modestement la bergère, et je dois les en croire.
—Quoi! continua la reine, n'avez-vous pas entendu dire que vous êtes née princesse?
—On me l'a dit depuis peu, répondit-elle, cependant oserais-je me vanter d'une chose dont je n'ai aucune preuve?
—Ha, ma chère enfant, ajouta la reine, que je vous aime de cette humeur! je connais à présent que l'éducation obscure que vous avez reçue n'a point étouffé la noblesse de votre sang. Oui, vous êtes princesse, et il n'a pas tenu à moi de vous garantir des disgrâces que vous avez éprouvées jusqu'à cette heure.»
Elle fut interrompue en cet endroit par l'arrivée d'un jeune adolescent plus beau que le jour; il était habillé d'une longue veste mêlée d'or et de soie verte, rattachée par de grandes boutonnières d'émeraudes, de rubis et de diamants; il avait une couronne d'œillets, ses cheveux couvraient ses épaules. Aussitôt qu'il vit la reine, il mit un genou en terre, et la salua respectueusement.
«Ha! mon fils, mon aimable Œillet, lui dit-elle, le temps fatal de votre enchantement vient de finir, par le secours de la belle Fortunée: quelle joie de vous voir!»
Elle le serra étroitement entre ses bras; et se tournant ensuite vers la bergère:
«Charmante princesse, lui dit-elle, je sais tout ce que la poule vous a raconté: mais ce que vous ne savez point, c'est que les zéphyrs que j'avais chargés de mettre mon fils à votre place, le portèrent dans un parterre de fleurs. Pendant qu'ils allaient chercher votre mère qui était ma sœur, une fée qui n'ignorait rien des choses les plus secrètes, et avec laquelle je suis brouillée depuis longtemps, épia si bien le moment qu'elle avait prévu dès la naissance de mon fils, qu'elle le changea sur-le-champ en œillet, et malgré ma science, je ne pus empêcher ce malheur. Dans le chagrin où j'étais réduite, j'employai tout mon art pour chercher quelque remède, et je n'en trouvai point de plus assuré que d'apporter le prince Œillet dans le lieu où vous étiez nourrie, devinant que lorsque vous auriez arrosé les fleurs de l'eau délicieuse que j'avais dans un vase d'or, il parlerait, il vous aimerait, et qu'à l'avenir rien ne troublerait votre repos; j'avais même le jonc d'argent qu'il fallait que je reçusse de votre main, n'ignorant pas que ce serait la marque à quoi je connaîtrais que l'heure approchait où le charme perdait sa force, malgré les rats et les souris que notre ennemie devait mettre en campagne, pour vous empêcher de toucher aux œillets. Ainsi, ma chère Fortunée, si mon fils vous épouse avec ce jonc, votre félicité sera permanente: voyez à présent si ce prince vous paraît assez aimable pour le recevoir pour époux.
—Madame, répliqua-t-elle en rougissant, vous me comblez de grâces, je connais que vous êtes ma tante; que par votre savoir, les gardes envoyés pour me tuer, ont été métamorphosés en choux, et ma nourrice en poule; qu'en me proposant l'alliance du prince Œillet, c'est le plus grand honneur où je puisse prétendre. Mais, vous dirai-je mon incertitude? Je ne connais point son cœur, et je commence à sentir pour la première fois de ma vie que je ne pourrais être contente s'il ne m'aimait pas.
—N'ayez point d'incertitude là-dessus, belle princesse, lui dit le prince, il y a longtemps que vous avez fait en moi toute l'impression que vous y voulez faire à présent, et si l'usage de la voix m'avait été permis, que n'auriez-vous pas entendu tous les jours des progrès d'une passion qui me consumait? mais je suis un prince malheureux, pour lequel vous ne ressentez que de l'indifférence.»
Il lui dit ensuite ces vers:
Vous veniez quelquefois admirer sans témoins,
De mes brillantes fleurs la bizarre peinture.
J'affectais à vos yeux une beauté nouvelle;
Et lorsque j'étais loin de vous,
Une sécheresse mortelle
Ne vous prouvait que trop, qu'en secret consumé,
Je languissais toujours dans l'attente cruelle
De l'objet qui m'avait charmé.
Et votre belle main,
D'une eau pure arrosait mon sein,
Et quelquefois votre bouche adorable,
Me donnait des baisers, hélas! pleins de douceurs.
Et vous prouver mes feux et ma reconnaissance,
Je souhaitais, en un si doux moment,
Que quelque magique puissance,
Me fît sortir d'un triste enchantement.
Mes vœux sont exaucés, je vous vois, je vous aime;
Je puis vous dire mon tourment:
Mais par malheur pour moi, vous n'êtes plus la même.
La princesse parut fort contente de la galanterie du prince; elle loua beaucoup cet impromptu, et quoiqu'elle ne fût pas accoutumée à entendre des vers, elle en parla en personne de bon goût. La reine, qui ne la souffrait vêtue en bergère qu'avec impatience, la toucha, lui souhaitant les plus riches habits qui se fussent jamais vus; en même temps sa toile blanche se changea en brocart d'argent, brodé d'escarboucles; de sa coiffure élevée, tombait un long voile de gaze mêlé d'or; ses cheveux noirs étaient ornés de mille diamants; et son teint, dont la blancheur éblouissait, prit des couleurs si vives, que le prince pouvait à peine en soutenir l'éclat.
«Ha! Fortunée, que vous êtes belle et charmante! s'écria-t-il en soupirant; serez-vous inexorable à mes peines?
—Non, mon fils, dit la reine, votre cousine ne résistera point à nos prières.»
Dans le temps qu'elle parlait ainsi, Bedou qui retournait à son travail, passa, et voyant Fortunée comme une déesse, il crut rêver; elle l'appela avec beaucoup de bonté, et pria la reine d'avoir pitié de lui.
«Quoi! après vous avoir si maltraitée! dit-elle.
—Ha! madame, répliqua la princesse, je suis incapable de me venger.»
La reine l'embrassa, et loua la générosité de ses sentiments.
«Pour vous contenter, ajouta-t-elle, je vais enrichir l'ingrat Bedou»; sa chaumière devint un palais meublé et plein d'argent; ses escabelles ne changèrent point de forme, non plus que sa paillasse, pour le faire souvenir de son premier état, mais la reine des Bois lima son esprit; elle lui donna de la politesse, elle changea sa figure. Bedou alors se trouva capable de reconnaissance. Que ne dit-il pas à la reine et à la princesse pour leur témoigner la sienne dans cette occasion.
Ensuite par un coup de baguette, les choux devinrent des hommes, la poule une femme; le prince Œillet était seul mécontent; il soupirait auprès de sa princesse; il la conjurait de prendre une résolution en sa faveur: enfin elle y consentit; elle n'avait rien vu d'aimable, et tout ce qui était aimable, l'était moins que ce jeune prince. La reine des Bois, ravie d'un si heureux mariage, ne négligea rien pour que tout y fût somptueux; cette fête dura plusieurs années, et le bonheur de ces tendres époux dura autant que leur vie.
La bonne petite souris
Il y avait une fois un roi et une reine qui s'aimaient si fort, si fort, qu'ils faisaient la félicité l'un de l'autre. Leurs cœurs et leurs sentiments se trouvaient toujours d'intelligence; ils allaient tous les jours à la chasse tuer des lièvres et des cerfs; ils allaient à la pêche prendre des soles et des carpes; au bal, danser la bourrée et la pavane; à de grands festins, manger du rôt et des dragées; à la comédie et à l'opéra. Ils riaient, ils chantaient, ils se faisaient mille pièces pour se divertir; enfin c'était le plus heureux de tous les temps.
Leurs sujets suivaient l'exemple du roi et de la reine; ils se divertissaient à l'envi l'un de l'autre. Par toutes ces raisons, l'on appelait ce royaume le pays de joie. Il arriva qu'un roi voisin du roi Joyeux vivait tout différemment. Il était ennemi déclaré des plaisirs; il ne demandait que plaies et bosses; il avait une mine renfrognée, une grande barbe, les yeux creux; il était maigre et sec, toujours vêtu de noir, des cheveux hérissés, gras et crasseux. Pour lui plaire, il fallait tuer et assommer les passants. Il pendait lui-même les criminels; il se réjouissait à leur faire du mal.
Quand une bonne maman aimait bien sa petite fille ou son petit garçon, il l'envoyait quérir, et devant elle il lui rompait les bras ou lui tordait le cou. On nommait ce royaume le pays des larmes. Le méchant roi entendit parler de la satisfaction du roi Joyeux; il lui porta grande envie, et résolut de faire une grosse armée, et d'aller le battre tout son saoul, jusqu'à ce qu'il fût mort ou bien malade. Il envoya de tous côtés pour amasser du monde et des armes; il faisait faire des canons. Chacun tremblait. L'on disait: sur qui se jettera le roi, il ne fera point de quartier. Lorsque tout fut prêt, il s'avança vers le pays du roi Joyeux. À ces mauvaises nouvelles il se mit promptement en défense; la reine mourait de peur, elle lui disait en pleurant:
«Sire, il faut nous enfuir: tâchons d'avoir bien de l'argent, et nous en allons tant que terre nous pourra porter.»
Le roi répondait:
«Fi, madame, j'ai trop de courage; il vaudrait mieux mourir que d'être un poltron.»
Il ramassa tous ses gens d'armes, dit un tendre adieu à la reine, monta sur un beau cheval, et partit. Quand elle l'eut perdu de vue, elle se mit à pleurer douloureusement; et joignant ses mains, elle disait:
«Hélas, je suis grosse; si le roi est tué à la guerre, je serai veuve et prisonnière, le méchant roi me fera dix mille maux.»
Cette pensée l'empêchait de manger et de dormir. Il lui écrivait tous les jours; mais un matin qu'elle regardait par-dessus les murailles, elle vit venir un courrier qui courait de toute sa force, elle l'appela:
«Hô, courrier, hô, quelle nouvelle?
—Le roi est mort, s'écria-t-il, la bataille est perdue, le méchant roi arrivera dans un moment.»
La pauvre reine tomba évanouie; on la porta dans son lit, et toutes ses dames étaient autour d'elle, qui pleuraient, l'une son père, l'autre son fils; elles s'arrachèrent les cheveux, c'était la chose du monde la plus pitoyable. Voilà que tout d'un coup l'on entend: «Au meurtre, au larron!» C'était le méchant roi qui arrivait avec tous ses malheureux sujets; ils tuaient pour oui et pour non, ceux qu'ils rencontraient. Il entra tout armé dans la maison du roi, et monta dans la chambre de la reine. Quand elle le vit entrer, elle eut si grande peur, qu'elle s'enfonça dans son lit, et mit la couverture sur sa tête. Il l'appela deux ou trois fois, mais elle ne disait mot; il se fâcha, bien fâché, et dit:
«Je crois que tu te moques de moi; sais-tu que je peux t'égorger tout à l'heure?»
Il la découvrit, lui arracha ses cornettes, ses beaux cheveux tombèrent sur ses épaules; il en fit trois tours à sa main, et la chargea dessus son dos comme un sac de blé: il l'emporta ainsi, et monta sur son grand cheval qui était tout noir. Elle le priait d'avoir pitié d'elle, il s'en moquait, et lui disait: «Crie, plains-toi, cela me fait rire et me divertit.» Il l'emmena en son pays, et jura pendant tout le chemin qu'il était résolu de la pendre; mais on lui dit que c'était dommage, et qu'elle était grosse.
Quand il vit cela, il lui vint dans l'esprit que si elle accouchait d'une fille, il la marierait avec son fils; et pour savoir ce qui en était, il envoya quérir une fée, qui demeurait près de son royaume. Étant venue, il la régala mieux qu'il n'avait de coutume; ensuite il la mena dans une tour, au haut de laquelle la pauvre reine avait une chambre bien petite et bien pauvrement meublée. Elle était couchée par terre, sur un matelas qui ne valait pas deux sous, où elle pleurait jour et nuit. La fée en la voyant fut attendrie; elle lui fit la révérence, et lui dit tous bas en l'embrassant:
«Prenez courage, madame, vos malheurs finiront; j'espère y contribuer.»
La reine un peu consolée de ces paroles, la caressait, et la priait d'avoir pitié d'une pauvre princesse qui avait joui d'une grande fortune, et qui s'en voyait bien éloignée. Elles parlaient ensemble, quand le méchant roi dit:
«Allons, point tant de compliments; je vous ai amenée ici pour me dire si cette esclave est grosse d'un garçon ou d'une fille.»
La fée répondit:
«Elle est grosse d'une fille, qui sera la plus belle princesse et la mieux apprise que l'on ait jamais vue.»
Elle lui souhaita ensuite des biens et des honneurs infinis.
«Si elle n'est pas belle et bien apprise, dit le méchant roi, je la pendrai au cou de sa mère, et sa mère à un arbre, sans que rien m'en puisse empêcher.»
Après cela il sortit avec la fée, et ne regarda pas la bonne reine, qui pleurait amèrement; car elle disait en elle-même:
«Hélas! que ferai-je? Si j'ai une belle petite fille, il la donnera à son magot de fils; et si elle est laide, il nous pendra toutes deux. À quelle extrémité suis-je réduite? Ne pourrai-je point la cacher quelque part, afin qu'il ne la vît jamais?»
Le temps que la petite princesse devait venir au monde approchait, et les inquiétudes de la reine augmentaient: elle n'avait personne avec qui se plaindre et se consoler. Le geôlier qui la gardait, ne lui donnait que trois pois cuits dans l'eau pour toute la journée, avec un petit morceau de pain noir.
Elle devint plus maigre qu'un hareng: elle n'avait plus que la peau et les os. Un soir qu'elle filait (car le méchant roi qui était fort avare, la faisait travailler jour et nuit), elle vit entrer par un trou une petite souris, qui était fort jolie. Elle lui dit:
«Hélas! ma mignonne, que viens-tu chercher ici? Je n'ai que trois pois pour toute ma journée; si tu ne veux jeûner, va-t'en.»
La petite souris courait de-çà, courait de-là, dansait, cabriolait comme un petit singe; et la reine prenait un si grand plaisir à la regarder, qu'elle lui donna le seul pois qui restait pour son souper.
«Tiens, mignonne, dit-elle, mange, je n'en ai pas davantage, et je te le donne de bon cœur.»
Dès qu'elle eut fait cela, elle vit sur sa table une perdrix excellente, cuite à merveille, et deux pots de confitures. «En vérité, dit-elle, un bienfait n'est jamais perdu.» Elle mangea un peu, mais son appétit était passé à force de jeûner.
Elle jeta du bonbon à la souris, qui le grignota encore; et puis elle se mit à sauter mieux qu'avant le souper. Le lendemain matin le geôlier apporta de bonne heure les trois pois de la reine, qu'il avait mis dans un grand plat pour se moquer d'elle; la petite souris vint doucement, et les mangea tous trois, et le pain aussi. Quand la reine voulut dîner, elle ne trouva plus rien; la voilà bien fâchée contre la souris.
«C'est une méchante petite bête, disait-elle, si elle continue, je mourrai de faim.»
Comme elle voulut couvrir le grand plat qui était vide, elle trouva dedans toutes sortes de bonnes choses à manger: elle en fut bien aise, et mangea; mais en mangeant, il lui vint dans l'esprit que le méchant roi ferait peut-être mourir dans deux ou trois jours son enfant, et elle quitta la table pour pleurer; puis elle disait, en levant les yeux au ciel: «Quoi! n'y a-t-il point quelque moyen de se sauver?» En disant cela, elle vit la petite souris qui jouait avec de longs brins de paille; elle les prit, et commença de travailler avec.
«Si j'ai assez de paille, dit-elle, je ferai une corbeille couverte pour mettre ma petite fille, et je la donnerai par la fenêtre à la première personne charitable qui voudra en avoir soin.»
Elle se mit donc à travailler de bon courage; la paille ne lui manquait point, la souris en traînait toujours par la chambre où elle continuait de sauter; et aux heures des repas, la reine lui donnait ses trois pois, et trouvait en échange cent sortes de ragoûts. Elle en était bien étonnée; elle songeait sans cesse qui pouvait lui envoyer de si excellentes choses. La reine regardait un jour à la fenêtre, pour voir de quelle longueur elle ferait cette corde, dont elle devait attacher la corbeille pour la descendre. Elle aperçut en bas une vieille petite bonne femme qui s'appuyait sur un bâton, et qui lui dit:
«Je sais votre peine, madame; si vous voulez je vous servirai.
—Hélas ma chère amie, lui dit la reine, vous me ferez un grand plaisir venez tous les soirs au bas de la tour, je vous descendrai mon pauvre enfant; vous le nourrirez, et je tâcherai, si je suis jamais riche, de vous bien payer.
—Je ne suis pas intéressée, répondit la vieille, mais je suis friande; il n'y a rien que j'aime tant qu'une souris grassette et dodue. Si vous en trouvez dans votre galetas, tuez-les et me les jetez; je n'en serai point ingrate, votre poupard s'en trouvera bien.»
La reine l'entendant se mit à pleurer sans rien répondre; et la vieille, après avoir un peu attendu, lui demanda pourquoi elle pleurait.
«C'est, dit-elle, qu'il ne vient dans ma chambre qu'une seule souris, qui est si jolie, si joliette, que je ne puis me résoudre à la tuer.
—Comment, dit la vieille en colère, vous aimez donc mieux une friponne de petite souris, qui ronge tout, que l'enfant que vous allez avoir? Hé bien, madame, vous n'êtes pas à plaindre, restez en si bonne compagnie, j'aurai bien des souris sans vous, je ne m'en soucie guère.»
Elle s'en alla grondant et marmottant. Quoique la reine eût un bon repas, et que la souris vînt danser devant elle, jamais elle ne leva les yeux de terre, où elle les avait attachés, et les larmes coulaient le long de ses joues. Elle eut cette même nuit une princesse, qui était un miracle de beauté; au lieu de crier comme les autres enfants, elle riait à sa bonne maman, et lui tendait ses petites menottes, comme si elle eût été bien raisonnable. La reine la caressait et la baisait de tout son cœur, songeant tristement.
«Pauvre mignonne! chère enfant! si tu tombes entre les mains du méchant roi, c'est fait de ta vie.»
Elle l'enferma dans la corbeille, avec un billet attaché sur son maillot, où était écrit:
«Cette infortunée petite fille a nom Joliette.»
Et quand elle l'avait laissée un moment sans la regarder, elle ouvrait encore la corbeille, et la trouvait embellie; puis elle la baisait et pleurait plus fort, ne sachant que faire. Mais voici la petite souris qui vient, et qui se met dans la corbeille avec Joliette.
«Ah! petite bestiole, dit la reine, que tu me coûtes cher pour te sauver la vie! Peut-être que je perdrai ma chère Joliette! Une autre que moi t'aurait tuée, et donnée à la vieille friande; je n'ai pu y consentir.»
La souris commence à dire:
«Ne vous en repentez point, madame, je ne suis pas si indigne de votre amitié que vous le croyez.»
La reine mourait de peur d'entendre parler la souris; mais sa peur augmenta bien quand elle aperçut que son petit museau prenait la figure d'un visage, que ses pattes devinrent des mains et des pieds, et qu'elle grandit tout d'un coup. Enfin la reine n'osant presque la regarder, la reconnut pour la fée qui l'était venue voir avec le méchant roi, et qui lui avait fait tant de caresses.
Elle lui dit:
«J'ai voulu éprouver votre cœur; j'ai reconnu qu'il est bon, et que vous êtes capable d'amitié. Nous autres fées, qui possédons des trésors et des richesses immenses, nous ne cherchons pour la douceur de la vie que de l'amitié, et nous en trouvons rarement.
—Est-il possible, belle dame, dit la reine en l'embrassant, que vous ayez de la peine à trouver des amies, étant si riches et si puissantes?
—Oui, répliqua-t-elle; car on ne nous aime que par intérêt, et cela ne nous touche guère; mais quand vous m'avez aimée en petite souris, ce n'était pas un motif d'intérêt. J'ai voulu vous éprouver plus fortement; j'ai pris la figure d'une vieille; c'est moi qui vous ai parlé au bas de la tour, et vous m'avez toujours été fidèle.»
À ces mots elle embrassa la reine; puis elle baisa trois fois le bécot vermeil de la petite princesse, et elle lui dit:
«Je te doue, ma fille, d'être la consolation de ta mère, et plus riche que ton père; de vivre cent ans toujours belle, sans maladie, sans rides et sans vieillesse.»
La reine toute ravie la remercia, et la pria d'emporter Joliette, et d'en prendre soin, ajoutant qu'elle la lui donnait pour être sa fille. La fée l'accepta, et la remercia; elle mit la petite dans la corbeille, qu'elle descendit en bas; mais s'étant un peu arrêtée à reprendre sa forme de petite souris, quand elle descendit après elle par la cordelette, elle ne trouva plus l'enfant; et remontant fort effrayée:
«Tout est perdu, dit-elle à la reine, mon ennemie Cancaline vient d'enlever la princesse! Il faut que vous sachiez que c'est une cruelle fée qui me hait; et par malheur, étant mon ancienne, elle a plus de pouvoir que moi. Je ne sais par quel moyen retirer Joliette de ses vilaines griffes.»
Quand la reine entendit de si tristes nouvelles, elle pensa mourir de douleur; elle pleura bien fort, et pria sa bonne amie de tâcher de ravoir la petite, à quelque prix que ce fût. Cependant le geôlier vint dans la chambre de la reine; il vit qu'elle n'était plus grosse; il fut le dire au roi, qui accourut pour lui demander son enfant mais elle dit qu'une fée, dont elle ne savait pas le nom, l'était venue prendre par force. Voilà le méchant roi qui frappait du pied, et qui rongeait ses ongles jusqu'au dernier morceau:
«Je t'ai promis, dit-il, de te pendre; je vais tenir ma parole tout à l'heure.»
En même temps il traîne la pauvre reine dans un bois, grimpe sur un arbre, et l'allait pendre, lorsque la fée se rendit invisible, et le poussant rudement, elle le fit tomber du haut de l'arbre; il se cassa quatre dents. Pendant qu'on tâchait de les raccommoder, la fée enleva la reine dans son char volant, et elle l'emporta dans un beau château. Elle en prit grand soin et si elle avait eu la princesse Joliette, elle aurait été contente mais on ne pouvait découvrir en quel lieu Cancaline l'avait mise, bien que la petite souris y fît tout son possible. Enfin le temps se passait, et la grande affliction de la reine diminuait. Il y avait quinze ans déjà lorsqu'on entendit dire que le fils du méchant roi s'allait marier à sa dindonnière, et que cette petite créature n'en voulait point.
Cela était bien surprenant qu'une dindonnière refusât d'être reine; mais pourtant les habits de noces étaient faits, et c'était une si belle noce, qu'on y allait de cent lieues à la ronde. La petite souris s'y transporta; elle voulait voir la dindonnière tout à son aise. Elle entra dans le poulailler, et la trouva vêtue d'une grosse toile, nu-pieds, avec un torchon gras sur sa tête. Il y avait là des habits d'or et d'argent, des diamants, des perles, des rubans, des dentelles qui traînaient à terre; les dindons se hochaient dessus, les crottaient et les gâtaient. La dindonnière était assise sur une grosse pierre; le fils du méchant roi, qui était tordu, borgne et boiteux, lui disait rudement:
«Si vous me refusez votre cœur, je vous tuerai.»
Elle lui répondait fièrement:
«Je ne vous épouserai point, vous êtes trop laid, vous ressemblez à votre cruel père. Laissez-moi en repos avec mes petits dindons; je les aime mieux que toutes vos braveries.»
La petite souris la regardait avec admiration; car elle était aussi belle que le soleil. Dès que le fils du méchant roi fut sorti, la fée prit la figure d'une vieille bergère, et lui dit:
«Bonjour, ma mignonne, voilà vos dindons en bon état.»
La jeune dindonnière regarda cette vieille avec des yeux pleins de douceur, et lui dit:
«L'on veut que je les quitte pour une méchante couronne; que m'en conseillez-vous?
—Ma petite fille, dit la fée, une couronne est fort belle; vous n'en connaissez pas le prix ni le poids.
—Mais si fait, je le connais, repartit promptement la dindonnière, puisque je refuse de m'y soumettre; je ne sais pourtant qui je suis, ni où est mon père, ni où est ma mère; je me trouve sans parents et sans amis.
—Vous avez beauté et vertu, mon enfant, dit la sage fée, qui valent plus que dix royaumes. Contez-moi, je vous prie, qui vous a donc mise ici, puisque vous n'avez ni père, ni mère, ni parents, ni amis?
—Une fée, appelée Cancaline, est cause que j'y suis venue; elle me battait; elle m'assommait sans sujet et sans raison. Je m'enfuis un jour, et ne sachant où aller, je m'arrêtai dans un bois. Le fils du méchant roi s'y vint promener; il me demanda si je voulais servir à sa basse-cour. Je le voulus bien; j'eus soin des dindons; il venait à tout moment les voir, et il me voyait aussi. Hélas! sans que j'en eusse envie, il se mit à m'aimer tant et tant, qu'il m'importune fort.»
La fée, a ce récit, commença de croire que la dindonnière était la princesse Joliette. Elle lui dit:
«Ma fille, apprenez-moi votre nom?
—Je m'appelle Joliette, pour vous rendre service», dit-elle.
À ce mot la fée ne douta plus de la vérité; et lui jetant les bras au cou, elle pensa la manger de caresses; puis elle lui dit:
«Joliette, je vous connais il y a longtemps, je suis bien aise que vous soyez si sage et si bien apprise; mais je voudrais que vous fussiez plus propre, car vous ressemblez à une petite souillon; prenez les beaux habits que voilà, et vous accommodez.»
Joliette, qui était fort obéissante, quitta aussitôt le torchon gras qu'elle avait dessus la tête, et la secouant un peu, elle se trouva toute couverte de ses cheveux, qui étaient blonds comme un bassin, et déliés comme fils d'or. Ils tombaient par boucles jusqu'à terre. Puis prenant dans ses mains délicates de l'eau à une fontaine qui coulait proche le poulailler, elle se débarbouilla le visage, qui devint aussi clair qu'une perle orientale. Il semblait que des roses s'étaient épanouies sur ses joues et sur sa bouche; sa douce haleine sentait le thym et le serpolet; elle avait le corps plus droit qu'un jonc; en temps d'hiver, l'on eût pris sa peau pour de la neige; en temps d'été, c'était des lys. Quand elle fut parée des diamants et des belles robes, la fée la considéra comme une merveille; elle lui dit:
«Qui croyez-vous être, ma chère Joliette, car vous voilà bien brave?»
Elle répliqua:
«En vérité, il me semble que je suis la fille de quelque grand roi.
—En seriez-vous bien aise? dit la fée.
—Oui, ma bonne mère, répondit Joliette, en faisant la révérence; j'en serais fort aise.
—Hé bien, dit la fée, soyez donc contente; je vous en dirai davantage demain.»
Elle se rendit en diligence à son beau château, où la reine était occupée à filer de la soie. La petite souris lui cria:
«Voulez-vous gager, madame la reine, votre quenouille et votre fuseau, que je vous apporte les meilleures nouvelles que vous puissiez jamais entendre?
—Hélas! répliqua la reine, depuis la mort du roi Joyeux et la perte de ma Joliette, je donnerais bien toutes les nouvelles de ce monde pour une épingle.
—Là, là, ne vous chagrinez point, dit la fée, la princesse se porte à merveille; je viens de la voir; elle est si belle, si belle, qu'il ne tient qu'à elle d'être reine.»
Elle lui conta tout le conte d'un bout à l'autre, et la reine pleurait de joie de savoir sa fille si belle, et de tristesse qu'elle fût dindonnière.
«Quand nous étions de grands rois dans notre royaume, disait-elle, et que nous faisions tant de bombance, le pauvre défunt et moi, nous n'aurions pas cru voir notre enfant dindonnière.
—C'est la cruelle Cancaline, ajouta la fée, qui sachant comme je vous aime, pour me faire dépit, l'a mise en cet état; mais elle en sortira, ou j'y brûlerai mes livres.
—Je ne veux pas, dit la reine, qu'elle épouse le fils du méchant roi; allons dès demain la quérir, et l'amenons ici.»
Or, il arriva que le fils du méchant roi étant tout à fait fâché contre Joliette, fut s'asseoir sous un arbre, où il pleurait si fort, si fort, qu'il hurlait. Son père l'entendit; il se mit à la fenêtre, et lui cria:
«Qu'est-ce que tu as à pleurer? Comme tu fais la bête!»
Il répondit:
«C'est que notre dindonnière ne veut pas m'aimer.
—Comment! elle ne veut pas t'aimer, dit le méchant roi. Je veux qu'elle t'aime ou qu'elle meure.»
Il appela ses gens d'armes, et leur dit:
«Allez la quérir; car je lui ferai tant de mal, qu'elle se repentira d'être opiniâtre.»
Ils furent au poulailler, et trouvèrent Joliette qui avait une belle robe de satin blanc, toute en broderie d'or, avec des diamants rouges, et plus de mille aunes de rubans partout. Jamais, au grand jamais, il ne s'est vu une si belle fille; ils n'osaient lui parler, la prenant pour une princesse.
Elle leur dit fort civilement:
«Je vous prie, dites-moi qui vous cherchez ici?
—Madame, dirent-ils, nous cherchons une petite malheureuse, qu'on appelle Joliette.
—Hélas! c'est moi, dit-elle; qu'est-ce que vous me voulez?»
Ils la prirent vitement, et lièrent ses pieds et ses mains avec de grosses cordes, de peur qu'elle ne s'enfuît. Ils la menèrent de cette manière au méchant roi, qui était avec son fils. Quand il la vit si belle, il ne laissa pas d'être un peu ému; sans doute qu'elle lui aurait fait pitié, s'il n'avait pas été le plus méchant et le plus cruel du monde. Il lui dit:
«Ha, ha petite friponne, petite crapaude, vous ne voulez donc pas aimer mon fils? Il est cent fois plus beau que vous; un seul de ses regards vaut mieux que toute votre personne. Allons, aimez-le tout à l'heure, ou je vais vous écorcher.»
La princesse, tremblante comme un petit pigeon, se mit à genoux devant lui, et lui dit:
«Sire, je vous prie de ne me point écorcher, cela fait trop de mal; laissez-moi un ou deux jours pour songer à ce que je dois faire, et puis vous serez le maître.»
Son fils, désespéré, voulait qu'elle fût écorchée. Ils conclurent ensemble de l'enfermer dans une tour où elle ne verrait pas seulement le soleil. Là-dessus, la bonne fée arriva dans le char volant, avec la reine; elles apprirent toutes ces nouvelles; aussitôt la reine se mit à pleurer amèrement disant qu'elle était toujours malheureuse, et qu'elle aimerait mieux que sa fille fût morte, que d'épouser le fils du méchant roi. La fée lui dit:
«Prenez courage; je vais tant les fatiguer, que vous serez contente et vengée.»
Comme le méchant roi allait se coucher, la fée se met en petite souris, et se fourre sous le chevet du lit: dès qu'il voulut dormir, elle lui mordit l'oreille; le voilà bien fâché; il se tourna de l'autre côté, elle lui mord l'autre oreille; il crie au meurtre, il appelle pour qu'on vienne; on vient, on lui trouve les deux oreilles mordues, qui saignaient si fort qu'on ne pouvait arrêter le sang. Pendant qu'on cherchait partout la souris, elle en fut faire autant au fils du méchant roi: il fait venir ses gens, et leur montre ses oreilles qui étaient toutes écorchées; on lui met des emplâtres dessus. La petite souris retourna dans la chambre du méchant roi, qui était un peu assoupi; elle mord son nez et s'attache à le ronger; il y porte les mains, et elle le mord et l'égratigne. Il crie:
«Miséricorde, je suis perdu!»
Elle entre dans sa bouche et lui grignote la langue, les lèvres, les joues. L'on entre, on le voit épouvantable, qui ne pouvait presque plus parler, tant il avait mal à la langue; il fit signe que c'était une souris; on cherche dans la paillasse, dans le chevet, dans les petits coins, elle n'y était déjà plus; elle courut faire pis au fils, et lui mangea son bon œil (car il était déjà borgne). Il se leva comme un furieux, l'épée à la main; il était aveugle, il courut dans la chambre de son père, qui de son côté avait pris son épée, tempêtant et jurant qu'il allait tout tuer, si l'on n'attrapait la souris.
Quand il vit son fils si désespéré, il le gronda, et celui-ci qui avait les oreilles échauffées, ne reconnut pas la voix de son père, il se jeta sur lui. Le méchant roi, en colère, lui donna un grand coup d'épée, il en reçut un autre; ils tombèrent tous deux par terre, saignant comme des bœufs. Tous leurs sujets qui les haïssaient mortellement, et qui ne les servaient que par crainte, ne les craignant plus, leur attachèrent des cordes aux pieds, et les traînèrent dans la rivière, disant qu'ils étaient bienheureux d'en être quittes. Voilà le méchant roi tout mort et son fils aussi. La bonne fée qui savait cela, fut quérir la reine, elles allèrent à la tour noire, où Joliette était enfermée sous plus de quarante clés.
La fée frappa trois fois avec une petite baguette de coudre à la grosse porte qui s'ouvrit, et les autres de même; elles trouvèrent la pauvre princesse bien triste, qui ne disait pas un petit mot. La reine se jeta à son cou:
«Ma chère mignonne, lui dit-elle, je suis ta maman la reine Joyeuse.»
Elle lui conta le conte de sa vie. Ô bon Dieu! quand Joliette entendit de si belles nouvelles, à peu tint qu'elle ne mourût de plaisir; elle se jeta aux pieds de la reine, elle lui embrassait les genoux, elle mouillait ses mains de ses larmes, et les baisait mille fois; elle caressait tendrement la fée qui lui avait porté des corbeilles pleines de bijoux sans prix, d'or et de diamants; des bracelets, des perles, et le portrait du roi Joyeux entouré de pierreries, qu'elle mit devant elle.
La fée dit:
«Ne nous amusons point, il faut faire un coup d'état: allons dans la grande salle du château, haranguer le peuple.»
Elle marcha la première, avec un visage grave et sérieux, ayant une robe qui traînait de plus de dix aunes; et la reine une autre de velours bleu, toute brodée d'or, qui traînait bien davantage. Elles avaient apporté leurs beaux habits avec elles; puis elles avaient des couronnes sur la tête, qui brillaient comme des soleils; la princesse Joliette les suivait avec sa beauté et sa modestie, qui n'avaient rien que de merveilleux. Elles faisaient la révérence à tous ceux qu'elles rencontraient par le chemin, aux petits comme aux grands.
On les suivait, fort empressés de savoir qui étaient ces belles dames. Lorsque la salle fut toute pleine, la bonne fée dit aux sujets du méchant roi, qu'elle voulait leur donner pour reine, la fille du roi Joyeux qu'ils voyaient, qu'ils vivraient contents sous son empire; qu'ils l'acceptassent, qu'elle lui chercherait un époux aussi parfait qu'elle, qui rirait toujours, et qui chasserait la mélancolie de tous les cœurs. À ces mots chacun cria:
«Oui, oui, nous le voulons bien; il y a trop longtemps que nous sommes tristes et misérables.»
En même temps cent sortes d'instruments jouèrent de tous côtés; chacun se donna la main et dansa en danse ronde, chantant autour de la reine, de sa fille et de la bonne fée:
«Oui, oui, nous le voulons bien.»
Voilà comme elles furent reçues. Jamais joie n'a été égale. On mit les tables, l'on mangea, l'on but, et puis on se coucha pour bien dormir. Au réveil de la jeune princesse, la fée lui présenta le plus beau prince qui eût encore vu le jour. Elle l'était allé quérir dans le char volant jusqu'au bout du monde; il était tout aussi aimable que Joliette. Dès qu'elle le vit, elle l'aima. De son côté, il en fut charmé, et pour la reine, elle était transportée de joie. On prépara un repas admirable et des habits merveilleux. Les noces se firent avec des réjouissances infinies.
La Princesse Rosette
Il était une fois un roi et une reine qui avaient deux beaux garçons: ils croissaient comme le jour, tant ils se faisaient bien nourrir. La reine n'avait jamais d'enfant qu'elle n'envoyât convier les fées à leur naissance; elle les priait toujours de lui dire ce qui leur devait arriver.
Elle donna naissance à une belle petite fille, qui était si jolie, qu'on ne la pouvait voir sans l'aimer. La reine ayant bien régalé toutes les fées qui étaient venues la voir, quand elles furent prêtes à s'en aller, elle leur dit: «N'oubliez pas votre bonne coutume et dites-moi ce qui arrivera à Rosette.»(C'est ainsi que l'on appelait la petite princesse.)
Les fées lui dirent qu'elles avaient oublié leur grimoire à la maison, qu'elles reviendraient une autre fois la voir.
«Ah! dit la reine, cela ne m'annonce rien de bon; vous ne voulez pas m'affliger par une mauvaise prédiction. Mais, je vous en prie, que je sache tout; ne me cachez rien.»
Elles s'en excusaient bien fort, et la reine avait encore bien plus envie de savoir ce que c'était. Enfin, la plus jeune des fées lui dit:
«Nous craignons, madame, que Rosette ne cause un grand malheur à ses frères; qu'ils ne meurent dans quelque affaire pour elle. Voilà tout ce que nous pouvons deviner sur cette belle petite fille: nous sommes bien fâchées de n'avoir pas de meilleures nouvelles à vous apprendre.»
Elles s'en allèrent; et la reine resta si triste, si triste, que le roi s'en aperçut à sa mine.
Il lui demanda ce qu'elle avait: elle répondit qu'elle s'était approchée trop près du feu, et qu'elle avait brûlé tout le lin qui était sur sa quenouille. «N'est-ce que cela?» dit le roi. Il monta dans son grenier et lui apporta plus de lin qu'elle n'en pouvait filer en cent ans. La reine continua d'être triste: il lui demanda ce qu'elle avait.
Elle lui dit qu'étant au bord de la rivière, elle avait laissé tomber sa pantoufle de satin vert dans le cours d'eau. «N'est-ce que cela?» dit le roi. Il envoya quérir tous les cordonniers de son royaume, et apporta dix mille pantoufles de satin vert à la reine.
Celle-ci continua d'être triste: il lui demanda ce qu'elle avait. Elle lui dit qu'en mangeant de trop bon appétit, elle avait avalé sa bague de noce, qui était à son doigt. Le roi découvrit qu'elle mentait car il avait caché cette bague, et lui dit: «Ma chère femme, vous mentez! voilà votre bague que j'ai cachée dans ma bourse.»
Dame! elle fut bien attrapée d'être prise à mentir (car c'est la chose la plus laide du monde), et elle vit que le roi boudait. C'est pourquoi elle lui dit ce que les fées avaient prédit de la petite Rosette, et que s'il savait quelque bon remède, il le dît. Le roi s'attrista beaucoup. Il avoua enfin à la reine: «Je ne sais point d'autre moyen de sauver nos deux fils, qu'en faisant mourir Rosette.» Mais la reine s'écria qu'elle n'y survivrait pas. On apprit cependant à la reine qu'il y avait dans un grand bois un vieil ermite, qui couchait dans le tronc d'un arbre, que l'on allait consulter de partout.
«Il faut que j'y aille aussi, dit la reine, les fées m'ont annoncé le mal, mais elles ont oublié le remède.» Elle monta de bon matin sur une belle petite mule blanche, toute ferrée d'or, avec deux de ses demoiselles, qui avaient chacune un joli cheval. Quand elles furent auprès du bois, la reine et ses demoiselles descendirent de cheval et se rendirent à l'arbre où l'ermite demeurait. Il n'aimait guère voir des femmes; mais quand il reconnut la reine il lui dit: «Soyez la bienvenue! Que me voulez-vous?»
Elle lui conta ce que les fées avaient dit de Rosette, et lui demanda conseil. Il lui répondit qu'il fallait cacher la princesse dans une tour, sans qu'elle en sortît jamais. La reine le remercia, lui fit une bonne aumône, et revint tout raconter au roi. Quand le roi sut ces nouvelles, il fit rapidement bâtir une grosse tour. Il y mit sa fille et, pour qu'elle ne s'ennuyât point, le roi, la reine et les deux frères allaient la voir tous les jours. L'aîné s'appelait le grand prince, et le cadet, le petit prince.
Ils aimaient leur sœur passionnément car elle était la plus belle et la plus gracieuse que l'on eût jamais vue, et le moindre de ses regards valait mieux que cent pistoles. Quand elle eut quinze ans, le grand prince dit au roi: «Ma sœur est assez grande pour être mariée: n'irons-nous pas bientôt à la noce?» Le petit prince en dit autant à la reine, mais Leurs Majestés leur firent des réponses évasives. Mais le roi et la reine tombèrent malades. Ils moururent tous deux le même jour. La cour s'habilla de noir, et l'on sonna les cloches partout. Rosette était inconsolable de la mort de sa maman.
Quand le roi et la reine eurent été enterrés, les marquis et les ducs du royaume firent monter le grand prince sur un trône d'or et de diamants, avec une belle couronne sur sa tête, et des habits de velours violet, chamarrés de soleils et de lunes. Et puis toute la cour cria trois fois «Vive le roi!» L'on ne songea plus qu'à se réjouir. Le roi et son frère décidèrent: «À présent que nous sommes les maîtres, il faut retirer notre sœur de la tour où elle s'ennuie depuis longtemps.»
Ils n'eurent qu'à traverser le jardin pour aller à la tour, qu'on avait bâtie la plus haute que l'on avait pu car le roi et la reine défunts voulaient qu'elle y demeurât toujours. Rosette brodait une belle robe sur un métier qui était là devant elle; mais quand elle vit ses frères, elle se leva et prit la main du roi, lui disant: «Bonjour, sire! Vous êtes à présent le roi, et moi votre petite servante. Je vous prie de me retirer de la tour où je m'ennuie fort.» Et, là-dessus, elle se mit à pleurer.
Le roi l'embrassa, et lui dit de ne point pleurer; qu'il venait pour l'ôter de la tour, et la mener dans un beau château. Le prince avait ses poches pleines de dragées, qu'il donna à Rosette. «Allons, lui dit-il, sortons de cette vilaine tour! Le roi te mariera bientôt! Ne t'afflige point!»
Quand Rosette vit le beau jardin tout rempli de fleurs, de fruits, de fontaines, elle demeura si étonnée qu'elle ne pouvait pas dire un mot, car elle n'avait encore jamais rien vu d'aussi beau. Elle regardait de tous côtés; elle marchait, elle s'arrêtait; elle cueillait des fruits sur les arbres, et des fleurs dans le parterre: son petit chien, appelé Frétillon, qui était vert comme un perroquet, qui n'avait qu'une oreille, et qui dansait à ravir, allait devant elle, faisant jap, jap, jap, avec mille sauts et mille cabrioles. Frétillon réjouissait fort la compagnie. Il se mit tout d'un coup à courir dans un petit bois. La princesse le suivit et fut émerveillée de voir, dans ce bois, un grand paon qui faisait la roue et qui lui parut si beau, si beau, qu'elle n'en pouvait détourner ses yeux.
Le roi et le prince arrivèrent auprès d'elle, et lui demandèrent à quoi elle s'amusait. Elle leur montra le paon, et leur demanda ce que c'était que cela. Ils lui dirent que c'était un oiseau dont on mangeait quelquefois.
«Quoi! dit-elle, on ose tuer un si bel oiseau, et le manger? Je vous déclare que je ne me marierai jamais qu'au roi des paons, et quand j'en serai la reine, j'empêcherai bien que l'on en mange.»
L'on ne peut dire l'étonnement du roi.
«Mais, ma sœur, lui dit-il, où voulez-vous que nous trouvions le roi des paons?
—Où il vous plaira, sire! Mais je ne me marierai qu'à lui!»
Après avoir pris cette résolution, les deux frères la conduisirent à leur château, où il fallut apporter le paon, et le mettre dans sa chambre. Les dames qui n'avaient pas encore vu Rosette, accoururent pour la saluer: les unes lui apportèrent des confitures, les autres du sucre; les autres des robes d'or, de beaux rubans, des poupées, des souliers en broderie, des perles, des diamants. Pendant qu'elle causait avec des amis, le roi et le prince songeaient à trouver le roi des paons, s'il y en avait un au monde. Ils s'avisèrent qu'il fallait faire un portrait de la princesse Rosette; et ils le firent faire si beau, qu'il ne lui manquait que la parole et lui dirent:
«Puisque vous ne voulez épouser que le roi des paons, nous allons partir ensemble, et nous irons le chercher par toute la terre. Prenez soin de notre royaume en attendant que nous revenions.»
Rosette les remercia de la peine qu'ils prenaient; elle leur dit qu'elle gouvernerait bien le royaume, et qu'en leur absence tout son plaisir serait de regarder le beau paon et de faire danser Frétillon. Ils ne purent s'empêcher de pleurer en se disant adieu. Voilà les deux princes partis, qui demandaient à tout le monde:
«Ne connaissez-vous point le roi des paons?
—Non, non!»
Ils passaient et allaient encore plus loin. Comme cela, ils allèrent si loin, si loin, que personne n'a jamais été si loin. Ils arrivèrent au royaume des hannetons: il ne s'en est point encore tant vu; ceux-ci faisaient un si grand bourdonnement que le roi avait peur de devenir sourd. Il demanda à celui qui lui parut le plus raisonnable s'il ne savait point en quel endroit il pourrait trouver le roi des paons.
«Sire, lui dit le hanneton, son royaume est à trente mille lieues d'ici. Vous avez pris le plus long chemin pour y aller.
—Et comment savez-vous cela? dit le roi.
—C'est, répondit le hanneton, que nous vous connaissons bien, et que nous allons tous les ans passer deux ou trois mois dans vos jardins.»
Voilà le roi et son frère qui prirent le hanneton bras dessus, bras dessous: en guise d'amitié, ils dînèrent ensemble. Ils virent avec admiration toutes les curiosités de ce pays-là, où la plus petite feuille d'arbre vaut une pistole. Après cela, ils partirent pour achever leur voyage, et comme ils savaient le chemin, ils ne mirent pas longtemps. Ils voyaient tous les arbres chargés de paons, et tout en était si rempli qu'on les entendait crier et parler de deux lieues.
Le roi disait à son frère:
«Si le roi des paons est un paon lui-même, comment notre sœur prétend-elle l'épouser? Il faudrait être fou pour y consentir. Voyez la belle alliance qu'elle nous donnerait, des petits paonneaux pour neveux.»
Le prince n'était pas moins en peine:
«C'est là, dit-il, une malheureuse fantaisie qui lui est venue dans l'esprit. Je ne sais où elle a été deviner qu'il y a dans le monde un roi des paons.»
Quand ils arrivèrent à la grande ville, ils virent qu'elle était pleine d'hommes et de femmes, mais qui avaient des habits faits de plumes de paon, et qu'ils en mettaient partout comme une fort belle chose. Ils rencontrèrent le roi qui allait se promener dans un beau petit carrosse d'or et de diamants, que douze paons menaient à toute bride. Ce roi des paons était si beau, si beau, que le roi et le prince en furent charmés: il avait de longs cheveux blonds et frisés, le visage blanc, une couronne de queue de paon.
Quand il les vit, il jugea que puisqu'ils avaient des habits d'une autre façon que les gens du pays, il fallait qu'ils fussent étrangers; et pour le savoir, il arrêta son carrosse, et les fit appeler. Le roi et le prince vinrent à lui. Ayant fait la révérence, ils lui dirent:
«Sire, nous venons de bien loin pour vous montrer un beau portrait.»
Ils tirèrent de leur valise le grand portrait de Rosette. Lorsque le roi des paons l'eut bien regardé:
«Je ne peux croire, dit-il, qu'il y ait au monde une si belle fille!
—Elle est encore cent fois plus belle, dit le roi.
—Ah! vous vous moquez, répliqua le roi des paons.
—Sire, dit le prince, voilà mon frère qui est roi comme vous. Notre sœur, dont voici le portrait, est la princesse Rosette: nous venons vous demander si vous voulez l'épouser; elle est belle et bien sage, et nous lui donnerons un boisseau d'écus d'or.
—Oui, dit le roi, je l'épouserai de bon cœur. Elle ne manquera de rien avec moi, je l'aimerai beaucoup: mais je vous assure que je veux qu'elle soit aussi belle que son portrait, sinon, je vous ferai mourir.
—Eh bien, nous y consentons, dirent les deux frères de Rosette.
—Vous y consentez? ajouta le roi. Allez donc en prison, et restez-y jusqu'à ce que la princesse soit arrivée.»
Les princes le firent sans difficulté, car ils étaient bien certains que Rosette était plus belle que son portrait. Lorsqu'ils furent dans la prison, le roi allait les voir souvent et il avait dans son château le portrait de Rosette, dont il était si fou qu'il ne dormait ni jour, ni nuit.
Comme le roi et son frère étaient en prison, ils écrivirent par la poste à la princesse de faire rapidement sa malle et de venir le plus vite possible parce que, enfin, le roi des paons l'attendait. Ils ne lui dirent pas qu'ils étaient prisonniers, de peur de l'inquiéter trop. Quand elle reçut cette lettre, elle fut tellement transportée qu'elle pensa en mourir. Elle dit à tout le monde que le roi des paons était trouvé, et qu'il voulait l'épouser. On alluma des feux de joie, on tira le canon; l'on mangea des dragées et du sucre partout. Elle laissa ses belles poupées à ses amies, et le royaume de son frère entre les mains des plus sages vieillards de la ville.
Elle leur recommanda bien de prendre soin de tout, de ne guère dépenser, d'amasser de l'argent pour le retour du roi; elle les pria de conserver son paon, et ne voulut emmener avec elle que sa nourrice et sa sœur de lait, avec le petit chien vert Frétillon. Elles se mirent dans un bateau sur la mer. Elles portaient le boisseau d'écus d'or et des habits pour dix ans, à en changer deux fois par jour. Elles ne faisaient que rire et chanter. La nourrice demandait au batelier:
«Approchons-nous, approchons-nous du royaume des paons?»
Il lui disait:
«Non, non!»
Une autre fois elle lui demandait:
«Approchons-nous, approchons-nous?»
Il lui disait:
«Bientôt, bientôt.»
Une autre fois elle lui dit:
«Approchons-nous, approchons-nous?»
Il répliqua:
«Oui, oui.»
Et quand il eut dit cela, elle se mit au bout du bateau, assise auprès de lui, et lui dit:
«Si tu veux, tu seras riche à jamais.»
Il répondit:
«Je le veux bien!»
Elle continua:
«Si tu veux, tu gagneras de bonnes pistoles.»
Il répondit:
«Je ne demande pas mieux.
—Eh bien, dit-elle, il faut que cette nuit, pendant que la princesse dormira, tu m'aides à la jeter dans la mer. Après qu'elle sera noyée, j'habillerai ma fille de ses beaux habits, et nous la mènerons au roi des paons qui sera bien aise de l'épouser; et, pour ta récompense, nous te donnerons plein de diamants.»
Le batelier fut bien étonné de ce que lui proposait la nourrice; il lui dit que c'était dommage de noyer une si belle princesse, qu'elle lui faisait pitié: mais elle prit une bouteille de vin, et le fit tant boire qu'il ne savait plus rien lui refuser.
La nuit étant venue, la princesse se coucha: son petit Frétillon était joliment couché au fond du lit, sans remuer ni pieds, ni pattes. Rosette dormait à poings fermés, quand la méchante nourrice, qui ne dormait pas, s'en alla quérir le batelier. Elle le fit entrer dans la chambre de la princesse; puis, sans la réveiller, ils la prirent avec son lit de plume, son matelas, ses draps, ses couvertures. La sœur de lait les aidait de toutes ses forces. Ils jetèrent le tout à la mer; et la princesse dormait de si bon sommeil, qu'elle ne se réveilla point.
Mais ce qu'il y eut d'heureux, c'est que son lit de plume était fait de plumes de phénix, qui sont fort rares, et qui ont cette propriété qu'elles ne vont jamais au fond de l'eau; de sorte qu'elle nageait dans son lit, comme si elle eût été dans un bateau. L'eau pourtant mouillait peu à peu son lit de plume, puis le matelas; et Rosette, sentant de l'eau, eut peur d'avoir fait pipi au dodo, et d'être grondée. Comme elle se tournait d'un côté sur l'autre, Frétillon s'éveilla. Il avait le nez excellent; il sentait les soles et les morues de si près, qu'il se mit à japper, à japper, tant qu'il éveilla tous les autres poissons.
Ils commencèrent à nager: les gros poissons donnaient de la tête contre le lit de la princesse, qui ne tenant à rien, tournait et retournait comme une pirouette. Dame, elle était bien étonnée! «Est-ce que notre bateau danse sur l'eau? disait-elle. Je n'ai jamais été aussi mal à mon aise que cette nuit.» Et toujours Frétillon qui jappait, et qui faisait une vie de désespéré. La méchante nourrice et le batelier l'entendaient de bien loin, et disaient: «Voilà ce petit drôle de chien qui boit avec sa maîtresse à notre santé. Dépêchons-nous d'arriver!»
Car ils étaient tout près de la ville du roi des paons. Il avait envoyé au bord de la mer cent carrosses tirés par toutes sortes de bêtes rares: il y avait des lions, des ours, des cerfs, des loups, des chevaux, des bœufs, des ânes, des aigles, des paons. Le carrosse où la princesse Rosette devait prendre place était traîné par six singes bleus, qui sautaient, qui dansaient sur la corde, qui faisaient mille tours agréables: ils avaient de beaux harnais de velours cramoisi, avec des plaques d'or.
On voyait soixante jeunes demoiselles que le roi avait choisies pour la divertir. Elles étaient habillées de toutes sortes de couleurs, et l'or et l'argent étaient la moindre chose. La nourrice avait pris grand soin de parer sa fille; elle lui mit les diamants de Rosette à la tête et partout, ainsi que sa plus belle robe: mais elle était avec ses ajustements plus laide qu'une guenon, ses cheveux d'un noir gras, les yeux de travers, les jambes tordues, une grosse bosse au milieu du dos, de méchante humeur et maussade, qui grognait toujours.
Quand tous les gens du roi des paons la virent sortir du bateau, ils demeurèrent si surpris, qu'ils ne pouvaient parler.
«Qu'est-ce que cela? dit-elle. Est-ce que vous dormez? Allons, allons, que l'on m'apporte à manger! Vous êtes de bonnes canailles, je vous ferai tous pendre!»
À cette nouvelle, ils se disaient:
«Quelle vilaine bête! Elle est aussi méchante que laide. Voilà notre roi bien marié, je ne m'étonne point; ce n'était pas la peine de la faire venir du bout du monde.»
Elle faisait toujours la maîtresse, et pour moins que rien elle donnait des soufflets et des coups de poing à tout le monde. Comme son équipage était fort grand, elle allait doucement. Elle se carrait comme une reine dans son carrosse. Mais tous les paons qui s'étaient mis sur les arbres pour la saluer en passant, et qui avaient résolu de crier: «Vive la belle reine Rosette!», quand ils l'aperçurent si horrible, ils criaient: «Fi, fi, qu'elle est laide!» Elle enrageait de dépit, et disait à ses gardes: «Tuez ces coquins de paons qui me chantent injures.» Les paons s'envolaient bien vite et se moquaient d'elle.
Le fripon de batelier, qui voyait tout cela, disait tout bas à la nourrice: «Commère, nous ne sommes pas bien; votre fille devrait être plus jolie.» Elle lui répondit: «Tais-toi, étourdi, tu nous porteras malheur.» L'on alla avertir le roi que la princesse approchait.
«Eh bien, dit-il, ses frères m'ont-ils dit vrai? Est-elle plus belle que son portrait?
—Sire, dit-on, c'est bien assez qu'elle soit aussi belle.
—Oui, dit le roi, j'en serai bien content: allons la voir!»
Car il entendit, par le grand bruit que l'on faisait dans la cour, qu'elle arrivait, et il ne pouvait rien distinguer de ce que l'on disait, sinon: «Fi, fi, qu'elle est laide!» Il crut qu'on parlait de quelque naine ou de quelque bête qu'elle avait peut-être amenée avec elle, car il ne pouvait lui entrer dans l'esprit que ce fût effectivement de la jeune fille. L'on portait le portrait de Rosette au bout d'un grand bâton tout découvert, et le roi marchait gravement après, avec tous ses barons et tous ses paons, puis les ambassadeurs des royaumes voisins. Le roi des paons était impatient de voir sa chère Rosette.
Dame! quand il l'aperçut, il faillit mourir sur place; il se mit dans la plus grande colère du monde; il déchira ses habits; il ne voulait pas l'approcher: elle lui faisait peur.
«Comment, dit-il, ces deux marauds que je tiens dans mes prisons ont bien de la hardiesse de s'être moqués de moi et de m'avoir proposé d'épouser une magotte comme cela: je les ferai mourir. Allons, que l'on enferme tout à l'heure cette pimbêche, sa nourrice et celui qui les amène! Qu'on les mette au fond de ma grande tour!»
D'un autre côté, le roi et son frère, qui étaient prisonniers, et qui savaient que leur sœur devait arriver, s'étaient habillés de beau pour la recevoir.
Au lieu de venir ouvrir la prison, et les mettre en liberté ainsi qu'ils l'espéraient, le geôlier vint avec des soldats et les fit descendre dans une cave toute noire, pleine de vilaines bêtes, où ils avaient de l'eau jusqu'au cou. «Hélas! se disaient-ils l'un à l'autre, voilà de tristes noces pour nous. Qu'est-ce qui peut nous procurer un si grand malheur?» Ils ne savaient au monde que penser, sinon qu'on voulait les faire mourir. Trois jours se passèrent sans qu'ils entendissent parler de rien. Au bout de trois jours, le roi des paons vint leur dire des injures par un trou.
«Vous avez pris le titre de roi et de prince, leur cria-t-il, pour m'attraper et pour m'engager à épouser votre sœur! Mais vous n'êtes tous deux que des gueux, qui ne valez pas l'eau que vous buvez. Je vais envoyer des juges qui feront bien vite votre procès. L'on file déjà la corde dont je vous ferai pendre.
—Roi des paons, répondit le roi en colère, n'allez pas si vite dans cette affaire, car vous pourriez vous en repentir. Je suis roi comme vous; j'ai un beau royaume, des habits et des couronnes, et de bons écus; j'y mangerais jusqu'à ma chemise. Ho, ho, vous êtes plaisant de nous vouloir pendre! est-ce que nous avons volé quelque chose?»
Quand le roi l'entendit parler si résolument, il ne savait où il en était, et il avait quelquefois envie de les laisser partir avec leur sœur sans les faire mourir. Mais son confident, qui était un vrai flatteur, l'encouragea, lui disant que s'il ne se vengeait pas, tout le monde se moquerait de lui, et qu'on le prendrait pour un petit roitelet de quatre deniers. Il jura de ne leur point pardonner, et il ordonna que l'on fît leur procès.
Cela ne dura guère: il n'y eut qu'à voir le portrait de la véritable princesse Rosette auprès de celle qui était venue, et qui prétendait l'être, de sorte qu'on les condamna d'avoir le cou coupé, comme étant menteurs, puisqu'ils avaient promis une belle princesse au roi, et qu'ils ne lui avaient donné qu'une laide paysanne. L'on alla à la prison leur lire cet arrêt et ils s'écrièrent qu'ils n'avaient point menti; que leur sœur était princesse, et plus belle que le jour; qu'il y avait quelque chose là-dessous qu'ils ne comprenaient pas, et qu'ils demandaient encore sept jours avant qu'on les fît mourir; que peut-être pendant ce temps leur innocence serait reconnue.
Le roi des paons, qui était fort en colère, eut beaucoup de peine à accorder cette grâce; mais enfin il le voulut bien. Pendant que toutes ces affaires se passaient à la cour, il faut dire quelque chose de la pauvre princesse Rosette. Dès qu'il fit jour, elle demeura bien étonnée, et Frétillon aussi, de se voir au milieu de la mer sans bateau et sans secours. Elle se prit à pleurer, à pleurer tant et tant, qu'elle faisait pitié à tous les poissons. Elle ne savait que faire, ni que devenir.
«Assurément, disait-elle, j'ai été jetée dans la mer par l'ordre du roi des paons; il s'est repenti de m'épouser, et pour se défaire de moi, il m'a fait noyer. Voilà un étrange homme, continua-t-elle. Je l'aurais tant aimé! Nous aurions fait si bon ménage!»
Là dessus elle pleurait plus fort, car elle ne pouvait s'empêcher de l'aimer. Elle demeura deux jours ainsi, flottant d'un côté et de l'autre de la mer, mouillée jusqu'aux os, enrhumée à mourir, et presque transie. Si ce n'avait été le petit Frétillon qui lui réchauffait un peu le cœur, elle serait morte cent fois.
Elle avait une faim épouvantable; elle vit des huîtres à l'écaille; elle en prit autant qu'elle en voulut, et elle en mangea. Frétillon ne les aimait guère; il fallut pourtant bien qu'il s'en nourrît. Quand la nuit venait, une grande peur prenait Rosette, et elle disait à son chien: «Frétillon, jappe toujours, de crainte que les soles ne nous mangent.» Il avait jappé toute la nuit, et le lit de la princesse n'était pas bien loin du bord de l'eau. En ce lieu-là, il y avait un bon vieillard qui vivait tout seul dans une petite chaumière où personne n'allait jamais: il était fort pauvre, et ne se souciait pas des biens du monde.
Quand il entendit japper Frétillon, il fut tout étonné car il ne passait guère de chiens par là. Il crut que quelques voyageurs s'étaient égarés. Il sortit pour les remettre charitablement dans leur chemin. Tout d'un coup il aperçut la princesse et Frétillon qui nageaient sur la mer; et la princesse, le voyant, lui tendit les bras et lui cria:
«Bon vieillard, sauvez-moi, car je périrai ici; il y a deux jours que je languis.»
Lorsqu'il l'entendit parler si tristement, il en eut pitié, et rentra dans sa maison pour prendre un long crochet. Il s'avança dans l'eau jusqu'au cou, et pensa deux ou trois fois être noyé. Enfin il tira tant qu'il amena le lit jusqu'au bord de l'eau. Rosette et Frétillon furent bien aises d'être sur la terre.
Elle remercia bien fort le bonhomme, et prit sa couverture dont elle s'enveloppa. Puis, toute nu-pieds elle entra dans la chaumière, où il lui alluma un petit feu de paille sèche, et tira de son coffre le plus bel habit de feu sa femme, avec des bas et des souliers dont la princesse s'habilla. Ainsi vêtue en paysanne, elle était belle comme le jour, et Frétillon dansait autour d'elle pour la divertir.
Le vieillard voyait bien que Rosette était quelque grande dame, car les couvertures de son lit étaient toutes d'or et d'argent, et son matelas de satin. Il la pria de lui conter son histoire, et qu'il n'en dirait mot si elle le souhaitait. Elle lui apprit tout d'un bout à l'autre, pleurant bien fort, car elle croyait toujours que c'était le roi des paons qui l'avait fait noyer.
«Comment ferons-nous, ma fille? lui dit le vieillard. Vous êtes une si grande princesse, accoutumée à manger de bons morceaux, et moi je n'ai que du pain noir et des raves. Vous allez faire méchante chère, et si vous m'en vouliez croire, j'irais dire au roi des paons que vous êtes ici: certainement, s'il vous avait vue, il vous épouserait.
—Ah! c'est un méchant, dit Rosette, il me ferait mourir: mais si vous avez un petit panier, il faut l'attacher au cou de mon chien, et il y aura bien du malheur s'il ne rapporte la provision.»
Le vieillard donna un panier à la princesse; elle l'attacha au cou de Frétillon, et lui dit:
«Va-t'en au meilleur pot de la ville, et me rapporte ce qu'il y a dedans.»
Frétillon court à la ville; comme il n'y avait point de meilleur pot que celui du roi, il entre dans sa cuisine, il découvre le pot, prend adroitement tout ce qui était dedans, et revient à la maison. Rosette lui dit:
«Retourne à l'office et prends ce qu'il y aura de meilleur.»
Frétillon retourne à l'office, et prend du vin blanc, du vin muscat, toutes sortes de fruits et de confitures: il était si chargé qu'il n'en pouvait plus. Quand le roi des paons voulut dîner, il n'y avait rien dans son pot ni dans son office.
Chacun se regardait, et le roi était dans une colère horrible.
«Eh bien, dit-il, je ne dînerai donc point! Mais que ce soir on mette la brioche au feu, et que j'aie de bons rôtis.»
Le soir étant venu, la princesse dit à Frétillon:
«Va-t'en à la ville, entre dans la meilleure cuisine, et m'apporte de bons rôtis.»
Frétillon fit comme sa maîtresse lui avait commandé, et ne sachant point de meilleure cuisine que celle du roi, il y entra tout doucement. Pendant que les cuisiniers avaient le dos tourné, il prit le rôti qui était à la broche; il avait une mine excellente et, à voir seulement, faisait appétit.
Frétillon rapporta son panier plein à la princesse. Elle le renvoya aussitôt à l'office, et il apporta toutes les compotes et les dragées du roi. Le roi, qui n'avait pas dîné, ayant grand-faim, voulut souper de bonne heure; mais il n'y avait rien: il se mit dans une colère effroyable, et alla se coucher sans souper.
Le lendemain au dîner et au souper, il en fut de même; de sorte que le roi resta trois jours sans boire ni manger, parce que quand il allait se mettre à table, l'on trouvait que tout était pris. Son confident fort en peine, craignant la mort du roi, se cacha dans un petit coin de la cuisine, et il avait toujours les yeux sur la marmite qui bouillait. Il fut bien étonné de voir entrer tout doucement un petit chien vert, qui n'avait qu'une oreille, qui découvrait le pot, et mettait la viande dans son panier. Il le suivit pour savoir où il irait; il le vit sortir de la ville.
Le suivant toujours, il fut chez le bon vieillard. En même temps il vint tout conter au roi; que c'était chez un pauvre paysan que son bouilli et son rôti allaient soir et matin. Le roi demeura bien étonné. Il demanda qu'on allât le chercher. Le confident, pour faire sa cour, y voulut aller lui-même et mena des archers: ils le trouvèrent qui dînait avec la princesse, mangeant le bouilli du roi. Il les fit prendre, et les attacha de grosses cordes, ainsi que Frétillon.
Quand ils furent arrivés, on alla prévenir le roi, qui répondit:
«C'est demain qu'expire le septième jour que j'ai accordé à ces affronteurs. Je les ferai mourir avec les voleurs de mon dîner.»
Puis il entra dans sa salle de justice. Le vieillard se mit à genoux, et dit qu'il allait lui conter tout. Pendant qu'il parlait, le roi regardait la belle princesse, et il avait pitié de la voir pleurer.
Puis quand le bonhomme eut déclaré que c'était elle qui se nommait la princesse Rosette, qu'on avait jetée dans la mer, malgré la faiblesse où il était d'avoir été si longtemps sans manger, il fit trois sauts tout de suite, et courut l'embrasser, et lui détacher les cordes dont elle était prisonnière, lui disant qu'il l'aimait de tout son cœur. On fut en même temps quérir les princes, qui croyaient que c'était pour les faire mourir, et qui arrivèrent fort tristes, en baissant la tête. L'on alla de même quérir la nourrice et sa fille. Quand ils se virent, ils se reconnurent tous: Rosette sauta au cou de ses frères; la nourrice et sa fille, avec le batelier, se jetèrent à genoux et demandèrent grâce.
La joie était si grande que le roi et la princesse leur pardonnèrent; et le bon vieillard fut récompensé largement: il demeura toujours dans le palais. Enfin le roi des paons fit toute sorte de satisfaction au roi et à son frère, témoignant sa douleur de les avoir maltraités. La nourrice rendit à Rosette ses beaux habits et son boisseau d'écus d'or, et la noce dura quinze jours. Tous furent heureux, jusqu'à Frétillon, qui ne mangeait plus que des ailes de perdrix.
Se trouve en un pressant danger,
Il sait embrasser sa défense,
La délivrer et la venger.
Ainsi qu'un Alcion, dans son petit berceau,
Au gré des vents voguer sur l'eau,
On sent en sa faveur une pitié secrète;
Au milieu des flots abîmée,
Et qu'elle n'aille faire un fort léger festin
À quelque baleine affamée.
Frétillon sut jouer son rôle
Contre la morue et la sole,
De nourrir sa chère maîtresse.
Il en est bien en ce temps-ci
Qui voudraient rencontrer des chiens de cette espèce
Aux auteurs de ses maux accorde le pardon.
Ô vous, à qui l'on fait outrage,
Qui voulez en tirer raison,
Après que l'on a su vaincre ses ennemis,
Et qu'on en peut tirer une juste vengeance!
La vertu vous admire, et le crime pâlit.
Le Mouton
Dans l'heureux temps où les fées vivaient, régnait un roi qui avait trois filles; elles étaient belles et jeunes; elles avaient du mérite mais la cadette était la plus aimable et la mieux aimée; on la nommait Merveilleuse. Le roi son père lui donnait plus de robes et de rubans en un mois, qu'aux autres en un an; et elle avait un si bon petit cœur, qu'elle partageait tout avec ses sœurs, de sorte que l'union était grande entre elles.
Le roi avait de mauvais voisins, qui, las de le laisser en paix, lui firent une si forte guerre, qu'il craignit d'être battu, s'il ne se défendait. Il assembla une grosse armée, et se mit en campagne. Les trois princesses restèrent avec leur gouverneur dans un château, où elles apprenaient tous les jours de bonnes nouvelles du roi, tantôt qu'il avait pris une ville, puis gagné une bataille; enfin, il fit tant qu'il vainquit ses ennemis, et les chassa de ses états; puis il revint bien vite dans son château, pour revoir sa petite Merveilleuse qu'il aimait tant. Les trois princesses s'étaient fait faire trois robes de satin, l'une verte, l'autre bleue, et la dernière blanche; leurs pierreries revenaient aux robes: la verte avait des émeraudes, la bleue des turquoises, la blanche des diamants; et ainsi parées, elles furent au-devant du roi, chantant ces vers qu'elles avaient composés sur ses victoires:
Quel bonheur de revoir et son père et son roi!
Inventons des plaisirs, célébrons mille fêtes,
Que tout ici se soumette à sa loi,
Et tâchons de prouver quelle est notre tendresse,
Par nos soins empressés et nos chants d'allégresse.
Lorsqu'il les vit si belles et si gaies, il les embrassa tendrement, et fit à Merveilleuse plus de caresses qu'aux autres. On servit un magnifique repas; le roi et ses trois filles se mirent à table; et comme il tirait des conséquences de tout, il dit à l'aînée: ça, dites-moi, pourquoi avez-vous pris une robe verte? Monseigneur, dit-elle, ayant su vos exploits, j'ai cru que le vert signifierait ma joie et l'espoir de votre retour. Cela est fort bien dit, s'écria le roi. Et vous, ma fille, continua-t-il, pourquoi avez-vous pris une robe bleue? Monseigneur, dit la princesse, pour marquer qu'il fallait sans cesse implorer les dieux en votre faveur, et qu'en vous voyant, je crois voir le ciel et les plus beaux astres. Comment, dit le roi, vous parlez comme un oracle. Et vous, Merveilleuse, quelle raison avez-vous eue pour vous habiller de blanc? Monseigneur, dit-elle, parce que cela me sied mieux que les autres couleurs. Comment, dit le roi fort fâché, petite coquette, vous n'avez eu que cette intention? J'avais celle de vous plaire, dit la princesse, il me semble que je n'en dois point avoir d'autre. Le roi, qui l'aimait, trouva l'affaire si bien accommodée, qu'il dit que ce petit tour d'esprit lui plaisait, et qu'il y avait même de l'art à n'avoir pas déclaré tout d'un coup sa pensée. Ho ça, dit-il, j'ai bien soupé, je ne veux pas me coucher si tôt; contez-moi les rêves que vous avez faits la nuit qui a précédé mon retour.
L'aînée dit qu'elle avait songé qu'il lui apportait une robe, dont l'or et les pierreries brillaient plus que le soleil. La seconde, qu'elle avait songé qu'il lui apportait une robe et une quenouille d'or pour lui filer des chemises. La cadette dit qu'elle avait songé qu'il mariait sa seconde sœur, et que le jour des noces, il tenait une aiguière d'or, et qu'il lui disait, venez, Merveilleuse, venez que je vous donne à laver.
Le roi indigné de ce rêve, fronça le sourcil, et fit la plus laide grimace du monde; chacun connut qu'il était fâché. Il entra dans sa chambre; il se mit brusquement au lit; le songe de sa fille lui revenait toujours dans la tête. Cette petite insolente, disait-il, voudrait me réduire à devenir son domestique! Je ne m'étonne pas si elle prit la robe de satin blanc, sans penser à moi; elle me croit indigne de ses réflexions, mais je veux prévenir son mauvais dessein avant qu'il ait lieu.
Il se leva tout en furie; et quoiqu'il ne fût pas encore jour, il envoya quérir son capitaine des gardes, et lui dit, vous avez entendu le rêve que Merveilleuse a fait, il signifie des choses étranges contre moi. Je veux que vous la preniez tout à l'heure, que vous la meniez dans la forêt, et que vous l'égorgiez; ensuite vous m'apporterez son cœur et sa langue, car je ne prétends pas être trompé, ou je vous ferai cruellement mourir. Le capitaine des gardes fut bien étonné d'entendre un ordre si barbare. Il ne voulut point contrarier le roi, crainte de l'aigrir davantage, et qu'il ne donnât cette commission à quelqu'autre. Il lui dit qu'il allait emmener la princesse, qu'il l'égorgerait et lui rapporterait son cœur et sa langue.
Il alla aussitôt dans sa chambre, qu'on eut bien de la peine à lui ouvrir, car il était fort matin. Il dit à Merveilleuse que le roi la demandait. Elle se leva promptement. Une petite mauresse, appelée Patypata, prit la queue de sa robe; sa guenuche et son doguin qui la suivaient toujours, coururent après elle. Sa guenuche se nommait Grabugeon, et le doguin Tintin.
Le capitaine des gardes obligea Merveilleuse de descendre, et lui dit que le roi était dans le jardin pour prendre le frais; elle y entra. Il fit semblant de le chercher, et ne l'ayant point trouvé: sans doute, dit-il, le roi a passé jusqu'à la forêt. Il ouvrit une petite porte, et la mena dans la forêt. Le jour paraissait déjà un peu; la princesse regarda son conducteur; il avait les larmes aux yeux, et il était si triste, qu'il ne pouvait parler. Qu'avez-vous? lui dit-elle avec un air de bonté charmant, vous me paraissez bien affligé! Ha! madame, qui ne le serait, s'écria-t-il, de l'ordre le plus funeste qui ait jamais été. Le roi veut que je vous égorge ici, et que je lui porte votre cœur et votre langue; si j'y manque, il me fera mourir. La pauvre princesse effrayée, pâlit et commença à pleurer tout doucement; elle semblait d'un petit agneau qu'on allait immoler. Elle attacha ses beaux yeux sur le capitaine des gardes, et le regardant sans colère: aurez-vous bien le courage, lui dit-elle, de me tuer, moi qui ne vous ai jamais fait de mal, et qui n'ai dit au roi que du bien de vous? Encore si j'avais mérité la haine de mon père, j'en souffrirais les effets sans murmurer. Hélas! je lui ai tant témoigné de respect et d'attachement, qu'il ne peut se plaindre sans injustice. Ne craignez pas aussi, belle princesse, dit le capitaine des gardes, que je sois capable de lui prêter ma main pour une action si barbare, je me résoudrais plutôt à la mort dont il me menace; mais, quand je me poignarderais, vous n'en seriez pas plus en sûreté; il faut trouver moyen que je puisse retourner auprès du roi, et lui persuader que vous êtes morte.
Quel moyen trouverons-nous, dit Merveilleuse; car il veut que vous lui portiez ma langue et mon cœur, sans cela il ne vous croira point? Patypata qui avait tout écouté, et que la princesse ni le capitaine des gardes n'avaient pas même aperçue, tant ils étaient tristes, s'avança courageusement et vint se jeter aux pieds de Merveilleuse: Madame, lui dit-elle, je viens vous offrir ma vie; il faut me tuer; je serai trop contente de mourir pour une si bonne maîtresse. Ha! je n'ai garde, ma chère Patypata, dit la princesse en la baisant; après un si tendre témoignage de ton amitié, ta vie ne me doit pas être moins précieuse que la mienne propre. Grabugeon s'avança et dit: vous avez raison, ma princesse, d'aimer une esclave aussi fidèle que Patypata; elle vous peut être plus utile que moi; je vous offre ma langue et mon cœur, avec joie, voulant m'immortaliser dans l'empire des magots. Ha! ma mignonne Grabugeon, répliqua Merveilleuse, je ne puis souffrir la pensée de t'ôter la vie. Il ne serait pas supportable pour moi, s'écria Tintin, qu'étant aussi bon doguin que je le suis, un autre donnât sa vie pour ma maîtresse, je dois mourir ou personne ne mourra. Il s'éleva là-dessus une grande dispute entre Patypata, Grabugeon et Tintin; l'on en vint aux grosses paroles; enfin Grabugeon, plus vive que les autres, monta au haut d'un arbre, et se laissa tomber exprès la tête la première, ainsi elle se tua; et quelque regret qu'en eût la princesse, elle consentit, puisqu'elle était morte, que le capitaine des gardes prît sa langue, mais elle se trouva si petite (car en tout elle n'était pas plus grosse que le poing), qu'ils jugèrent avec une grande douleur que le roi n'y serait point trompé.
Hélas! ma chère petite guenon, te voilà donc morte, dit la princesse, sans que ta mort mette ma vie en sûreté. C'est à moi que cet honneur est réservé, interrompit la mauresse. En même temps, elle prit le couteau dont on s'était servi pour Grabugeon, et se l'enfonça dans la gorge. Le capitaine des gardes voulut emporter sa langue, elle était si noire, qu'il n'osa se flatter de tromper le roi avec. Ne suis-je pas bien malheureuse, dit la princesse en pleurant, je perds tout ce que j'aime, et ma fortune ne change point. Si vous aviez voulu, dit Tintin, accepter ma proposition, vous n'auriez eu que moi à regretter, et j'aurais l'avantage d'être seul regretté. Merveilleuse baisa son petit doguin, en pleurant si fort qu'elle n'en pouvait plus: elle s'éloigna promptement; de sorte que lorsqu'elle se retourna, elle ne vit plus son conducteur; elle se trouva au milieu de sa mauresse, de sa guenuche et de son doguin. Elle ne put s'en aller qu'elle ne les eût mis dans une fosse qu'elle trouva par hasard au pied d'un arbre, ensuite elle écrivit ces paroles sur l'arbre.
Tous trois également fidèles,
Qui voulant conserver mes jours,
Des leurs ont avancé le cours.
Elle songea enfin à sa sûreté; et comme il n'y en avait point pour elle dans cette forêt qui était si proche du château de son père, que les premiers passants pouvaient la voir et la reconnaître, ou que les lions et les loups pouvaient la manger comme un poulet, elle se mit à marcher tant qu'elle put; mais la forêt était si grande, et le soleil si ardent, qu'elle mourait de chaud, de peur et de lassitude. Elle regardait de tous côtés sans voir le bout de la forêt. Tout l'effrayait; elle croyait toujours que le roi courait après elle pour la tuer: il est impossible de redire ses tristes plaintes.
Elle marchait sans suivre aucune route certaine; les buissons déchiraient sa belle robe, et blessaient sa peau blanche. Enfin elle entendit bêler un mouton: sans doute, dit-elle, qu'il y a des bergers ici avec leurs troupeaux; ils pourront me guider à quelque hameau, où je me cacherai sous l'habit d'une paysanne. Hélas! continua-t-elle, ce ne sont pas les souverains et les princes qui sont toujours les plus heureux. Qui croirait dans tout ce royaume que je suis fugitive, que mon père, sans sujet ni raison, souhaite ma mort, et que pour l'éviter, il faut que je me déguise!
En faisant ces réflexions, elle s'avançait vers le lieu où elle entendait bêler; mais quelle fut sa surprise, en arrivant dans un endroit assez spacieux, tout entouré d'arbres, de voir un gros mouton plus blanc que la neige, dont les cornes étaient dorées, qui avait une guirlande de fleurs autour de son col, les jambes entourées de fils de perles d'une grosseur prodigieuse, quelques chaînes de diamants sur lui, et qui était couché sur des fleurs d'oranges; un pavillon de drap d'or suspendu en l'air, empêchait le soleil de l'incommoder; une centaine de moutons parés étaient autour de lui, qui ne paissaient point l'herbe, mais les uns prenaient du café, du sorbet, des glaces, de la limonade, les autres des fraises, de la crème et des confitures les uns jouaient à la bassette, d'autres au lansquenet; plusieurs avaient des colliers d'or enrichis de devises galantes, les oreilles percées, des rubans et des fleurs en mille endroits. Merveilleuse demeura si étonnée, qu'elle resta presque immobile. Elle cherchait des yeux le berger d'un troupeau si extraordinaire, lorsque le plus beau mouton vint à elle, bondissant et sautant. Approchez, divine princesse, lui dit-il, ne craignez point des animaux aussi doux et pacifiques que nous. Quel prodige! des moutons qui parlent! Ha! madame, reprit-il, votre guenon et votre doguin parlaient si joliment, avez-vous moins de sujet de vous en étonner? Une fée, répliqua Merveilleuse, leur avait fait don de la parole, c'est ce qui rendait le prodige plus familier. Peut-être qu'il nous est arrivé quelque aventure semblable, répondit le mouton en souriant à la moutonne. Mais, ma princesse, qui conduit ici vos pas? Mille malheurs, seigneur mouton, lui dit-elle, je suis la plus infortunée personne du monde; je cherche un asile contre les fureurs de mon père. Venez, madame, répliqua le mouton, venez avec moi, je vous en offre un qui ne sera connu que de vous, et vous y serez la maîtresse absolue. Il m'est impossible de vous suivre, dit Merveilleuse; je suis si lasse que j'en mourrais.
Le mouton aux cornes dorées commanda qu'on fût quérir son char. Un moment après l'on vit venir six chèvres attelées à une citrouille d'une si prodigieuse grosseur, que deux personnes pouvaient s'y asseoir très commodément. La citrouille était sèche, il y avait dedans de bons carreaux de duvet et de velours partout. La princesse s'y plaça, admirant un équipage si nouveau. Le maître mouton entra dans la citrouille avec elle, et les chèvres coururent de toute leur force jusqu'à une caverne, dont l'entrée se fermait par une grosse pierre.
Le mouton doré la toucha avec son pied, aussitôt elle tomba. Il dit à la princesse d'entrer sans crainte; elle croyait que cette caverne n'avait rien que d'affreux, et si elle eût été moins alarmée, rien n'aurait pu l'obliger de descendre; mais dans la force de son appréhension, elle se serait même jetée dans un puits.
Elle n'hésita donc pas à suivre le mouton, qui marchait devant elle: il la fit descendre si bas, si bas, qu'elle pensait aller au moins aux antipodes; et elle avait peur quelquefois qu'il ne la conduisît au royaume des morts. Enfin elle découvrit tout d'un coup une vaste plaine émaillée de mille fleurs différentes, dont la bonne odeur surpassait toutes celles qu'elle avait jamais senties; une grosse rivière d'eau de fleurs d'oranges coulait autour, des fontaines de vin d'Espagne, de rossolis, d'hypocras et de mille autres sortes de liqueurs formaient des cascades et de petits ruisseaux charmants. Cette plaine était couverte d'arbres singuliers; il y avait des avenues tout entières de perdreaux, mieux piqués et mieux cuits que chez la Guerbois, et qui pendaient aux branches; il y avait d'autres allées de cailles et de lapereaux, de dindons, de poulets, de faisans et d'ortolans; en de certains endroits où l'air paraissait plus obscur, il y pleuvait des bisques d'écrevisses, des soupes de santé, des foies gras, des ris de veau mis en ragoûts, des boudins blancs, des saucissons, des tourtes, des pâtés, des confitures sèches et liquides, des louis d'or, des écus, des perles et des diamants. La rareté de cette pluie, et tout ensemble l'utilité, aurait attiré la bonne compagnie, si le gros mouton avait été un peu plus d'humeur à se familiariser; mais toutes les chroniques qui ont parlé de lui, assurent qu'il gardait mieux sa gravité qu'un sénateur romain.
Comme l'on était dans la plus belle saison de l'année, lorsque Merveilleuse arriva dans ces beaux lieux, elle ne vit point d'autres palais qu'une longue suite d'orangers, de jasmins, de chèvrefeuilles et de petites roses muscades, dont les branches entrelacées les unes dans les autres formaient des cabinets, des salles et des chambres toutes meublées de gaze d'or et d'argent, avec de grands miroirs, des lustres et des tableaux admirables.
Le maître mouton dit à la princesse qu'elle était souveraine dans ces lieux, que depuis quelques années il avait eu des sujets sensibles de s'affliger et de répandre des larmes, mais qu'il ne tiendrait qu'à elle de lui faire oublier ses malheurs. La manière dont vous en usez, charmant mouton, lui dit-elle, a quelque chose de si généreux, et tout ce que je vois ici me paraît si extraordinaire, que je ne sais qu'en juger.
Elle avait à peine achevé ces paroles, qu'elle vit paraître devant elle une troupe de nymphes d'une admirable beauté. Elles lui présentèrent des fruits dans des corbeilles d'ambre; mais lorsqu'elle voulut s'approcher d'elles, insensiblement leur corps s'éloigna; elle allongea le bras pour les toucher, elle ne sentit rien, et reconnut que c'était des fantômes. Ha! qu'est ceci? s'écria-t-elle. Avec qui suis-je? Elle se prit à pleurer; et le roi Mouton (car on le nommait ainsi), qui l'avait laissée pour quelques moments, étant revenu auprès d'elle, et voyant couler ses larmes, en demeura si éperdu, qu'il pensa mourir à ses pieds.
Qu'avez-vous, belle princesse? lui dit-il. A-t-on manqué dans ces lieux au respect qui vous est dû? Non, lui dit-elle, je ne me plains point, je vous avoue seulement que je ne suis pas accoutumée à vivre avec les morts et avec les moutons qui parlent. Tout me fait peur ici; et quelque obligation que je vous aie de m'y avoir amenée, je vous en aurai encore davantage de me remettre dans le monde.
Ne vous effrayez point, répliqua le mouton, daignez m'entendre tranquillement, et vous saurez ma déplorable aventure.
Je suis né sur le trône. Une longue suite de rois que j'ai pour aïeux, m'avait assuré la possession du plus beau royaume de l'univers; mes sujets m'aimaient, et j'étais craint et envié de mes voisins, et estimé avec quelque justice. On disait que jamais roi n'avait été plus digne de l'être. Ma personne n'était pas indifférente à ceux qui me voyaient; j'aimais fort la chasse; et m'étant laissé emporter au plaisir de suivre un cerf qui m'éloigna un peu de tous ceux qui m'accompagnaient, je le vis tout d'un coup se précipiter dans un étang; j'y poussai mon cheval avec autant d'imprudence que de témérité; mais en avançant un peu, je sentis, au lieu de la fraîcheur de l'eau, une chaleur extraordinaire; l'étang tarit; et par une ouverture dont il sortait des feux terribles, je tombai au fond d'un précipice où l'on ne voyait que des flammes.
Je me croyais perdu, lorsque j'entendis une voix qui me dit: il ne faut pas moins de feux, ingrat, pour échauffer ton cœur. Hé! qui se plaint ici de ma froideur? m'écriai-je. Une personne infortunée, répliqua la voix, qui t'adore sans espoir. En même temps les feux s'éteignirent; je vis une fée que je connaissais dès ma plus tendre jeunesse, dont l'âge et la laideur m'avaient toujours épouvanté. Elle s'appuyait sur une jeune esclave d'une beauté incomparable; elle avait des chaînes d'or qui marquaient assez sa condition. Quel prodige se passe ici, Ragotte (c'est le nom de la fée)? lui dis-je. Serait-ce bien par vos ordres? Hé, par l'ordre de qui donc? répliqua-t-elle. N'as-tu point connu jusqu'à présent mes sentiments? Faut-il que j'aie la honte de m'en expliquer? Mes yeux, autrefois si sûrs de leurs coups, ont-ils perdu tout leur pouvoir? Considère où je m'abaisse, c'est moi qui te fais l'aveu de ma faiblesse, car encore que tu sois un grand roi, tu es moins qu'une fourmi devant une fée comme moi.
Je suis tout ce qu'il vous plaira, lui dis-je, d'un air et d'un ton impatient; mais enfin, que me demandez-vous? Est-ce ma couronne, mes villes, mes trésors? Ha! malheureux, reprit-elle dédaigneusement, mes marmitons, quand je voudrai, seront plus puissants que toi. Je demande ton cœur; mes yeux te l'ont demandé mille et mille fois; tu ne les as pas entendus, ou pour mieux dire, tu n'as pas voulu les entendre. Si tu étais engagé avec une autre, continua-t-elle, je te laisserais faire des progrès dans tes amours; mais j'ai eu trop d'intérêt à t'éclairer, pour n'avoir pas découvert l'indifférence qui règne dans ton cœur. Eh bien, aime-moi, ajouta-t-elle, en serrant la bouche pour l'avoir plus agréable, et roulant les yeux, je serai ta petite Ragotte, j'ajouterai vingt royaumes à celui que tu possèdes, cent tours pleines d'or, cinq cents pleines d'argent; en un mot, tout ce que tu voudras.
Madame Ragotte, lui dis-je, ce n'est point dans le fond d'un trou où j'ai pensé être rôti, que je veux faire une déclaration à une personne de votre mérite; je vous supplie, par tous les charmes qui vous rendent aimable, de me mettre en liberté, et puis nous verrons ensemble ce que je pourrai pour votre satisfaction. Ha! traître, s'écria-t-elle, si tu m'aimais, tu ne chercherais point le chemin de ton royaume; dans une grotte, dans une renardière, dans les bois, dans les déserts, tu serais content. Ne crois pas que je sois novice; tu songes à t'esquiver, mais je t'avertis qu'il faut que tu restes ici; et la première chose que tu feras, c'est de garder mes moutons: ils ont de l'esprit, et parlent pour le moins aussi bien que toi.
En même temps, elle s'avança dans la plaine où nous sommes, et me montra son troupeau. Je le considérai peu; cette belle esclave qui était auprès d'elle m'avait semblé merveilleuse; mes yeux me trahirent. La cruelle Ragotte y prenant garde, se jeta sur elle, et lui enfonça un poinçon si avant dans l'œil, que cet objet adorable perdit sur-le-champ la vie. À cette funeste vue, je me jetai sur Ragotte, et mettant l'épée à la main, je l'aurais immolée à des mânes si chers, si par son pouvoir elle ne m'eût rendu immobile. Mes efforts étant inutiles, je tombai par terre, et je cherchais les moyens de me tuer pour me délivrer de l'état où j'étais, quand elle me dit avec un sourire ironique: je veux te faire connaître ma puissance; tu es un lion à présent, tu vas devenir un mouton.
Aussitôt elle me toucha de sa baguette, et je me trouvai métamorphosé comme vous voyez. Je ne perdis point l'usage de la parole, ni les sentiments de douleur que je devais à mon état. Tu seras cinq ans mouton, dit-elle, et maître absolu de ces beaux lieux; pendant qu'éloignée de toi, et ne voyant plus ton agréable figure, je ne songerai qu'à la haine que je te dois.
Elle disparut. Et si quelque chose avait pu adoucir ma disgrâce, ç'aurait été son absence. Les moutons parlants, qui sont ici, me reconnurent pour leur roi; ils me racontèrent qu'ils étaient des malheureux qui avaient déplu par plusieurs sujets différents à la vindicative fée, et qu'elle en avait composé un troupeau; que leur pénitence n'était pas aussi longue pour les uns que pour les autres. En effet, ajouta-t-il, de temps en temps ils redeviennent ce qu'ils ont été, et quittent le troupeau. Pour les autres, ce sont des rivales ou des ennemies de Ragotte, qu'elle a tuées pour un siècle ou pour moins, et qui retourneront ensuite dans le monde. La jeune esclave dont je vous ai parlé est de ce nombre; je l'ai vue plusieurs fois de suite avec plaisir, quoiqu'elle ne me parlât point, et qu'en voulant l'approcher, il me fût fâcheux de connaître que ce n'était qu'une ombre; mais ayant remarqué un de mes moutons assidu près de ce petit fantôme, j'ai su que c'était son amant, et que Ragotte, susceptible des tendres impressions, avait voulu le lui ôter.
Cette raison m'éloigna de l'ombre esclave; et depuis trois ans, je n'ai senti aucun penchant pour rien que pour ma liberté.
C'est ce qui m'engage d'aller quelquefois dans la forêt. Je vous y ai vue, belle princesse, continua-t-il, tantôt sur un chariot que vous conduisiez vous-même avec plus d'adresse que le soleil n'en a lorsqu'il conduit les siens, tantôt à la chasse sur un cheval qui semblait indomptable à tout autre qu'à vous; puis courant légèrement dans la plaine avec les princesses de votre cour, vous gagniez le prix comme une autre Atalante. Ah! princesse, si dans tous ces temps où mon cœur vous rendait des vœux secrets, j'avais osé vous parler, que ne vous aurais-je point dit? Mais comment auriez-vous reçu la déclaration d'un malheureux mouton comme moi?
Merveilleuse était si troublée de tout ce qu'elle avait entendu jusqu'alors, qu'elle ne savait presque plus lui répondre; elle lui fit cependant des honnêtetés qui lui laissèrent quelque espérance, et dit qu'elle avait moins de peur des ombres, puisqu'elles devaient revivre un jour. Hélas! continua-t-elle, si ma pauvre Patypata, ma chère Grabugeon et le joli Tintin, qui sont morts pour me sauver, pouvaient avoir un sort semblable, je ne m'ennuierais plus ici.
Malgré la disgrâce du roi Mouton, il ne laissait pas d'avoir des privilèges admirables. Allez, dit-il à son grand écuyer (c'était un mouton de fort bonne mine), allez quérir la mauresse, la guenuche et le doguin, leurs ombres divertiront notre princesse. Un instant après, Merveilleuse les vit, et quoiqu'ils ne l'approchassent pas d'assez près pour en être touchés, leur présence lui fut d'une consolation infinie.
Le roi Mouton avait tout l'esprit et toute la délicatesse qui pouvait former d'agréables conversations. Il aimait si passionnément Merveilleuse qu'elle vint aussi à le considérer, et ensuite à l'aimer. Un joli mouton, bien doux, bien caressant ne laisse pas de plaire, surtout quand on sait qu'il est roi, et que la métamorphose doit finir. Ainsi la princesse passait doucement ses beaux jours, attendant un sort plus heureux. Le galant mouton ne s'occupait que d'elle; il faisait des fêtes, des concerts, des chasses; son troupeau le secondait, jusqu'aux ombres, elles y jouaient leur personnage.
Un soir que les courriers arrivèrent, car il envoyait soigneusement aux nouvelles, et il en savait toujours des meilleures, on vint lui dire que la sœur aînée de la princesse Merveilleuse allait épouser un grand prince, et que rien n'était plus magnifique que tout ce qu'on préparait pour les noces. Ha! s'écria la jeune princesse, que je suis infortunée de ne pas voir tant de belles choses; me voilà sous la terre avec des ombres et des moutons, pendant que ma sœur va paraître parée comme une reine; chacun lui fera sa cour, je serai la seule qui ne prendra point de part à sa joie. De quoi vous plaignez-vous, madame, lui dit le roi des moutons, vous ai-je refusé d'aller à la noce? Partez quand il vous plaira, mais donnez-moi parole de revenir; si vous n'y consentez pas, vous m'allez voir expirer à vos pieds, car l'attachement que j'ai pour vous est trop violent pour que je puisse vous perdre sans mourir.
Merveilleuse attendrie, promit au mouton que rien au monde ne pourrait empêcher son retour. Il lui donna un équipage proportionné à sa naissance; elle s'habilla superbement, et n'oublia rien de tout ce qui pouvait augmenter sa beauté; elle monta dans un char de nacre de perle, traîné par six hippogriffes isabelles nouvellement arrivés des antipodes; il la fit accompagner par un grand nombre d'officiers richement vêtus et admirablement bien faits; il les avait envoyés chercher fort loin pour faire le cortège.
Elle se rendit au palais du roi son père, dans le moment qu'on célébrait le mariage; dès qu'elle entra, elle surprit par l'éclat de sa beauté et par celui de ses pierreries, tous ceux qui la virent; elle n'entendait autour d'elle que des acclamations et des louanges; le roi la regardait avec une attention et un plaisir qui lui fit craindre d'en être reconnue; mais il était si prévenu de sa mort, qu'il n'en eut pas la moindre idée.
Cependant, l'appréhension d'être arrêtée l'empêcha de rester jusqu'à la fin de la cérémonie; elle sortit brusquement, et laissa un petit coffre de corail garni d'émeraudes; on voyait écrit dessus en pointes de diamants, pierreries pour la mariée. On l'ouvrit aussitôt, et que n'y trouva-t-on pas? Le roi qui avait espéré de la rejoindre et qui brûlait de la connaître, fut au désespoir de ne plus la voir; il ordonna absolument que, si jamais elle revenait, on fermât toutes les portes sur elle, et qu'on la retint.
Quelque courte que fut l'absence de Merveilleuse, elle avait semblé au mouton de la longueur d'un siècle. Il l'attendait au bord d'une fontaine, dans le plus épais de la forêt; il y avait fait étaler des richesses immenses pour les lui offrir en reconnaissance de son retour. Dès qu'il la vit, il courut vers elle, sautant et bondissant comme un vrai mouton; il lui fit mille tendres caresses, il se couchait à ses pieds, il baisait ses mains, il lui racontait ses inquiétudes et ses impatiences; sa passion lui donnait une éloquence dont la princesse était charmée.
Au bout de quelque temps, le roi maria sa seconde fille. Merveilleuse l'apprit, et elle pria le mouton de lui permettre d'aller voir, comme elle avait déjà fait, une fête où elle s'intéressait si fort. À cette proposition, il sentit une douleur dont il ne fut point le maître, un pressentiment secret lui annonçait son malheur; mais comme il n'est pas toujours en nous de l'éviter, et que sa complaisance pour la princesse l'emportait sur tous les autres intérêts, il n'eut pas la force de la refuser. Vous voulez me quitter, madame, lui dit-il; cet effet de mon malheur vient plutôt de ma mauvaise destinée que de vous. Je consens à ce que vous souhaitez, et je ne puis jamais vous faire un sacrifice plus complet.
Elle l'assura qu'elle tarderait aussi peu que la première fois; qu'elle ressentirait vivement tout ce qui pourrait l'éloigner de lui, et qu'elle le conjurait de ne se pas inquiéter. Elle se servit du même équipage qui l'avait déjà conduite, et elle arriva comme la cérémonie commençait: malgré l'attention que l'on y avait, sa présence fit élever un cri de joie et d'admiration, qui attira les yeux de tous les princes sur elle; ils ne pouvaient se lasser de la regarder, et ils la trouvaient d'une beauté si peu commune, qu'ils étaient prêts à croire que ce n'était pas une personne mortelle.
Le roi se sentit charmé de la revoir; il n'ôta les yeux de sur elle que pour ordonner que l'on fermât bien toutes les portes pour la retenir. La cérémonie étant sur le point de finir, la princesse se leva promptement, voulant se dérober parmi la foule, mais elle fut extrêmement surprise et affligée de trouver les portes fermées.
Le roi l'aborda avec un grand respect et une soumission qui la rassura. Il la pria de ne leur pas ôter si tôt le plaisir de la voir et d'être du célèbre festin qu'il donnait aux princes et aux princesses. Il la conduisit dans un salon magnifique où toute la cour était; il prit lui-même un bassin d'or et un vase plein d'eau, pour laver ses belles mains. Dans ce moment, elle ne fut plus maîtresse de son transport, elle se jeta à ses pieds, et embrassant ses genoux: Voilà mon songe accompli, dit-elle, vous m'avez donné à laver le jour des noces de ma sœur, sans qu'il vous en soit rien arrivé de fâcheux.
Le roi la reconnut avec d'autant moins de peine qu'il avait trouvé plus d'une fois qu'elle ressemblait parfaitement à Merveilleuse! Ha! ma chère fille, dit-il, en l'embrassant et versant des larmes, pouvez-vous oublier ma cruauté? J'ai voulu votre mort, parce que je croyais que votre songe signifiait la perte de ma couronne. Il la signifiait aussi, continua-t-il; voilà vos deux sœurs mariées, elles en ont chacune une, et la mienne sera pour vous. Dans le même moment, il se leva et la mit sur la tête de la princesse, puis il cria: vive la reine Merveilleuse; toute la cour cria comme lui: les deux sœurs de cette jeune reine vinrent lui sauter au cou, et lui faire mille caresses. Merveilleuse ne se sentait pas, tant elle était aise: elle pleurait et riait tout à la fois; elle embrassait l'une, elle parlait à l'autre, elle remerciait le roi, et parmi toutes ces différentes choses, elle se souvenait du capitaine des gardes, auquel elle avait tant d'obligation, et elle le demandait avec instance; mais on lui dit qu'il était mort: elle ressentit vivement cette perte.
Lorsqu'elle fut à table, le roi la pria de raconter ce qui lui était arrivé depuis le jour où il avait donné des ordres si funestes contre elle. Aussitôt elle prit la parole avec une grâce admirable, et tout le monde attentif l'écoutait.
Mais pendant qu'elle s'oubliait auprès du roi et de ses sœurs, l'amoureux mouton voyait passer l'heure du retour de la princesse, et son inquiétude devenait si extrême, qu'il n'en était point le maître. Elle ne veut plus revenir, s'écriait-il, ma malheureuse figure de mouton lui déplaît. Ha! trop infortuné amant, que ferai-je sans Merveilleuse? Ragotte, barbare fée, quelle vengeance ne prends-tu point de l'indifférence que j'ai pour toi? Il se plaignit longtemps, et voyant que la nuit approchait, sans que la princesse parût, il courut à la ville. Quand il fut au palais du roi, il demanda Merveilleuse; mais comme chacun savait déjà son aventure, et qu'on ne voulait plus qu'elle retournât avec le mouton, on lui refusa durement de la voir; il poussa des plaintes, et fit des regrets capables d'émouvoir tout autre que les suisses, qui gardaient la porte du palais. Enfin, pénétré de douleur, il se jeta par terre et y rendit la vie.
Le roi et Merveilleuse ignoraient la triste tragédie qui venait de se passer. Il proposa à sa fille de monter dans un char, et de se faire voir par toute la ville, à la clarté de mille et mille flambeaux, qui étaient aux fenêtres et dans les grandes places; mais quel spectacle pour elle, de trouver en sortant de son palais son cher mouton, étendu sur le pavé, qui ne respirait plus? Elle se précipita du chariot, elle courut vers lui, elle pleura, elle gémit, elle connut que son peu d'exactitude avait causé la mort du mouton royal. Dans son désespoir, elle pensa mourir elle-même. L'on convint alors que les personnes les plus élevées sont sujettes, comme les autres, aux coups de la fortune, et que souvent elles éprouvent les plus grands malheurs dans le moment où elles se croient au comble de leurs souhaits.
Ne servent qu'à notre ruine:
Le mérite éclatant que l'on demande aux Dieux,
Quelquefois de nos maux est la triste origine.
S'il n'eût point allumé cette flamme fatale
Que Ragotte vengea sur lui, sur sa rivale:
C'est son mérite qui le perd.
Ragotte et ses présents ne purent rien sur lui;
Il haïssait sans feinte, aimait sans artifice,
Et ne ressemblait pas aux hommes d'aujourd'hui.
Et ne convient qu'au roi Mouton.
On n'en voit point dans ce canton
Mourir quand leur brebis s'égare.
Le Nain jaune
Il était une fois une reine à laquelle il ne resta, de plusieurs enfants qu'elle avait eus, qu'une fille qui en valait plus de mille: mais sa mère se voyant veuve, et n'ayant rien au monde de si cher que cette jeune princesse, elle avait une si terrible appréhension de la perdre, qu'elle ne la corrigeait point de ses défauts; de sorte que cette merveilleuse personne, qui se voyait d'une beauté plus céleste que mortelle, et destinée à porter une couronne, devint si fière et si entêtée de ses charmes naissants, qu'elle méprisait tout le monde.
La reine sa mère aidait, par ses caresses et par ses complaisances, à lui persuader qu'il n'y avait rien qui pût être digne d'elle: on la voyait presque toujours vêtue en Pallas ou en Diane, suivie des premières dames de la cour habillées en nymphes; enfin, pour donner le dernier coup à sa vanité, la reine la nomma Toute-Belle; et, l'ayant fait peindre par les plus habiles peintres, elle envoya son portrait chez plusieurs rois, avec lesquels elle entretenait une étroite amitié. Lorsqu'ils virent ce portrait, il n'y en eut aucun qui se défendît du pouvoir inévitable de ses charmes: les uns en tombèrent malades, les autres en perdirent l'esprit, et les plus heureux arrivèrent en bonne santé auprès d'elle; mais sitôt qu'elle parut, devinrent ses esclaves.
Il n'a jamais été une cour plus galante et plus polie. Vingt rois, à l'envi, essayaient de lui plaire; et après avoir dépensé trois ou quatre cents millions à lui donner seulement une fête, lorsqu'ils en avaient tiré un «cela est joli», ils se trouvaient trop récompensés. Les adorations qu'on avait pour elle ravissaient la reine; il n'y avait point de jour qu'on ne reçût à sa cour sept ou huit mille sonnets, autant d'élégies, de madrigaux et de chansons, qui étaient envoyés par tous les poètes de l'univers. Toute-Belle était l'unique objet de la prose et de la poésie des auteurs de son temps: l'on ne faisait jamais de feux de joie qu'avec ces vers, qui pétillaient et brûlaient mieux qu'aucune sorte de bois.
La princesse avait déjà quinze ans, personne n'osait prétendre à l'honneur d'être son époux, et il n'y avait personne qui ne désirât de le devenir. Mais comment toucher un cœur de ce caractère? On se serait pendu cinq ou six fois par jour pour lui plaire qu'elle aurait traité cela de bagatelle. Ses amants murmuraient fort contre sa cruauté; et la reine, qui voulait la marier, ne savait comment s'y prendre pour l'y résoudre.
«Ne voulez-vous pas, lui disait-elle quelquefois, rabattre un peu de cet orgueil insupportable qui vous fait regarder avec mépris tous les rois qui viennent à notre cour: je veux vous en donner un, vous n'avez aucune complaisance pour moi?
—Je suis si heureuse, lui répondait Toute-Belle; permettez, madame, que je demeure dans une tranquille indifférence; si je l'avais une fois perdue, vous pourriez en être fâchée.
—Oui, répliquait la reine, j'en serais fâchée si vous aimiez quelque chose au-dessous de vous; mais voyez ceux qui vous demandent, et sachez qu'il n'y en a point ailleurs qui les valent.»
Cela était vrai; mais la princesse prévenue de son mérite, croyait valoir encore mieux; et peu à peu, par un entêtement de rester fille, elle commença de chagriner si fort sa mère, qu'elle se repentit, mais trop tard, d'avoir eu tant de complaisance pour elle.
Incertaine de ce qu'elle devait faire, elle fut toute seule chercher une célèbre fée, qu'on appelait la fée du désert; mais il n'était pas aisé de la voir, car elle était gardée par des lions. La reine y aurait été bien empêchée, si elle n'avait pas su, depuis longtemps, qu'il fallait leur jeter du gâteau fait de farine de millet, avec du sucre candi et des œufs de crocodiles: elle pétrit elle-même ce gâteau et le mit dans un petit panier à son bras. Comme elle était lasse d'avoir marché si longtemps, n'y étant point accoutumée, elle se coucha au pied d'un arbre pour prendre quelque repos; insensiblement elle s'assoupit, mais en se réveillant, elle trouva seulement son panier: le gâteau n'y était plus; et, pour comble de malheur, elle entendit les grands lions venir, qui faisaient beaucoup de bruit, car ils l'avaient sentie.
«Hélas! que deviendrai-je? s'écria-t-elle douloureusement; je serai dévorée.»
Elle pleurait, et n'ayant pas la force de faire un pas pour se sauver, elle se tenait contre l'arbre où elle avait dormi: en même temps elle entendit: «Chet, chet, hem, hem.» Elle regarde de tous côtés, en levant les yeux, elle aperçoit sur l'arbre un petit homme qui n'avait qu'une coudée de haut, il mangeait des oranges et lui dit:
«Oh! reine, je vous connais bien, et je sais la crainte où vous êtes que les lions ne vous dévorent; ce n'est pas sans raison que vous avez peur, car ils en ont dévoré bien d'autres; et pour comble de disgrâce, vous n'avez point de gâteau.
—Il faut me résoudre à la mort, dit la reine en soupirant, hélas j'y aurais moins de peine si ma chère fille était mariée!
—Quoi, vous avez une fille? s'écria le Nain jaune (on le nommait ainsi à cause de la couleur de son teint et de l'oranger où il demeurait), vraiment, je m'en réjouis, car je cherche une femme par terre et par mer; voyez si vous me la voulez promettre, je vous garantirai des lions, des tigres et des ours.»
La reine le regarda, et elle ne fut guère moins effrayée de son horrible petite figure, qu'elle l'était déjà des lions; elle rêvait et ne lui répondait rien.
«Quoi, vous hésitez, madame, lui cria-t-il, il faut que vous n'aimiez guère la vie?»
En même temps la reine aperçut les lions sur le haut d'une colline, qui accouraient à elle; ils avaient chacun deux têtes, huit pieds, quatre rangs de dents, et leur peau était aussi dure que l'écaille et aussi rouge que du maroquin. À cette vue la pauvre reine, plus tremblante que la colombe quand elle aperçoit un milan, cria de toute sa force:
«Monseigneur le Nain, Toute-Belle est à vous.
—Oh! dit-il d'un air dédaigneux, Toute-Belle est trop belle, je n'en veux point, gardez-la.
—Hé, monseigneur, continua la reine affligée, ne la refusez pas, c'est la plus charmante princesse de l'univers.
—Hé bien, répliqua-t-il, je l'accepte par charité; mais souvenez-vous du don que vous m'en faites.»
Aussitôt l'oranger sur lequel il était s'ouvrit, la reine se jeta dedans à corps perdu; il se referma, et les lions n'attrapèrent rien.
La reine était si troublée, qu'elle ne voyait pas une porte ménagée dans cet arbre; enfin, elle l'aperçut et l'ouvrit; elle donnait dans un champ d'orties et de chardons. Il était entouré d'un fossé bourbeux, et un peu plus loin était une maisonnette fort basse, couverte de paille: le Nain jaune en sortit d'un air enjoué, il avait des sabots, une jaquette de bure jaune, point de cheveux, de grandes oreilles, et tout l'air d'un petit scélérat.
«Je suis ravi, dit-il à la reine, madame ma belle-mère, que vous voyiez le petit château où votre Toute-Belle vivra avec moi; elle pourra nourrir de ses orties et de ses chardons, un âne qui la portera à la promenade, elle se garantira sous ce rustique toit de l'injure des saisons, elle boira de cette eau et mangera quelques grenouilles qui s'y nourrissent grassement; enfin elle m'aura jour et nuit auprès d'elle, beau, dispos et gaillard comme vous me voyez; car je serais bien fâché que son ombre l'accompagnât mieux que moi.»
L'infortunée reine, considérant tout d'un coup la déplorable vie que ce nain promettait à sa chère fille, et ne pouvant soutenir une idée si terrible, tomba de sa hauteur sans connaissance et sans avoir eu la force de lui répondre un mot: mais pendant qu'elle était ainsi, elle fut rapportée dans son lit bien proprement avec les plus belles cornettes de nuit et la fontange du meilleur air qu'elle eût mises de ses jours. La reine s'éveilla et se souvint de ce qui lui était arrivé; elle n'en crut rien du tout, car se trouvant dans son palais au milieu de ses dames, sa fille à ses côtés, il n'y avait guère d'apparence qu'elle eût été au désert, qu'elle y eût couru de si grands périls, et que le nain l'en eût tirée à des conditions si dures, que de lui donner Toute-Belle. Cependant ces cornettes d'une dentelle rare, et le ruban, l'étonnaient autant que le rêve qu'elle croyait avoir fait, et dans l'excès de son inquiétude, elle tomba dans une mélancolie si extraordinaire, qu'elle ne pouvait presque plus ni parler, ni manger, ni dormir.
La princesse, qui l'aimait de tout son cœur, s'en inquiéta beaucoup; elle la supplia plusieurs fois de lui dire ce qu'elle avait: mais la reine cherchant des prétextes, lui répondait, tantôt que c'était l'effet de sa mauvaise santé, et tantôt que quelqu'un de ses voisins la menaçait d'une grande guerre. Toute-Belle voyait bien que ses réponses étaient plausibles, mais que dans le fond il y avait autre chose, et que la reine s'étudiait à le lui cacher. N'étant plus maîtresse de son inquiétude, elle prit la résolution d'aller trouver la fameuse fée du désert, dont le savoir faisait grand bruit partout; elle avait aussi envie de lui demander son conseil pour demeurer fille ou pour se marier, car tout le monde la pressait fortement de choisir un époux: elle prit soin de pétrir elle-même le gâteau qui pouvait apaiser la fureur des lions; et faisant semblant de se coucher le soir de bonne heure, elle sortit par un petit degré dérobé, le visage couvert d'un grand voile blanc qui tombait jusqu'à ses pieds; et ainsi seule elle s'achemina vers la grotte où demeurait cette habile fée.
Mais en arrivant à l'oranger fatal dont j'ai déjà parlé, elle le vit si couvert de fruits et de fleurs, qu'il lui prit envie d'en cueillir; elle posa sa corbeille par terre, et prit des oranges qu'elle mangea. Quand il fut question de retrouver sa corbeille et son gâteau, il n'y avait plus rien; elle s'inquiète, elle s'afflige, et voit tout d'un coup auprès d'elle l'affreux petit nain dont j'ai déjà parlé.
«Qu'avez-vous, la belle fille, qu'avez-vous à pleurer? lui dit-il.
—Hélas! qui ne pleurerait, répondit-elle; j'ai perdu mon panier et mon gâteau, qui m'étaient si nécessaires pour arriver à bon port chez la fée du désert.
—Hé! que lui voulez-vous, belle fille? dit ce petit magot, je suis son parent, son ami, et pour le moins aussi habile qu'elle?
—La reine ma mère, répliqua la princesse, est tombée depuis quelque temps dans une affreuse tristesse, qui me fait tout craindre pour sa vie; j'ai dans l'esprit que j'en suis peut-être la cause, car elle souhaite de me marier; je vous avoue que je n'ai encore rien trouvé digne de moi; toutes ces raisons m'engagent à vouloir parler à la fée.
—N'en prenez point la peine, princesse, lui dit le nain, je suis plus propre qu'elle à vous éclairer sur ces choses. La reine votre mère a du chagrin de vous avoir promise en mariage.
—La reine m'a promise! dit-elle en l'interrompant. Ah! sans doute, vous vous trompez, elle me l'aurait dit, et j'y ai trop d'intérêt, pour qu'elle m'engage sans mon consentement.
—Belle princesse, lui dit le nain en se jetant tout d'un coup à ses genoux, je me flatte que ce choix ne vous déplaira point, quand je vous aurai dit que c'est moi qui suis destiné à ce bonheur.
—Ma mère vous veut pour son gendre, s'écria Toute-Belle en reculant quelques pas, est-il une folie semblable à la vôtre?
—Je me soucie fort peu, dit le nain en colère, de cet honneur: voici les lions qui s'approchent, en trois coups de dents ils m'auront vengé de votre injuste mépris.»
En même temps la pauvre princesse les entendit qui venaient avec de longs hurlements.
«Que vais-je devenir? s'écria-t-elle. Quoi, je finirai donc ainsi mes beaux jours?»
Le méchant nain la regardait, et riant dédaigneusement:
«Vous aurez au moins la gloire de mourir fille, lui dit-il, et de ne pas mésallier votre éclatant mérite avec un misérable nain tel que moi.
—De grâce, ne vous fâchez pas, lui dit la princesse en joignant ses belles mains, j'aimerais mieux épouser tous les nains de l'univers, que de périr d'une manière si affreuse.
—Regardez-moi bien, princesse, avant que de me donner votre parole, répliqua-t-il, car je ne prétends pas vous surprendre.
—Je vous ai regardé de reste, lui dit-elle, les lions approchent, ma frayeur augmente; sauvez-moi, sauvez-moi, ou la peur me fera mourir.»
Effectivement elle n'avait pas achevé ces mots qu'elle tomba évanouie; et sans savoir comment, elle se trouva dans son lit avec le plus beau linge du monde, les plus beaux rubans, et une petite bague faite d'un seul cheveu roux, qui tenait si fort, qu'elle se serait plutôt arraché la peau, qu'elle ne l'aurait ôtée de son doigt.
Quand la princesse vit toutes ces choses, et qu'elle se souvint de ce qui s'était passé la nuit, elle tomba dans une mélancolie qui surprit et qui inquiéta toute la cour; la reine en fut plus alarmée que personne, elle lui demanda cent et cent fois ce qu'elle avait: elle s'opiniâtre à lui cacher son aventure. Enfin, les états du royaume, impatients de voir leur princesse mariée, s'assemblèrent et vinrent ensuite trouver la reine pour la prier de lui choisir au plus tôt un époux. Elle répliqua qu'elle ne demandait pas mieux, mais que sa fille y témoignait tant de répugnance, qu'elle leur conseillait de l'aller trouver et de la haranguer: ils y furent sur-le-champ. Toute-Belle avait bien rabattu de sa fierté depuis son aventure avec le Nain jaune; elle ne comprenait pas de meilleur moyen pour se tirer d'affaire que de se marier à quelque grand roi, contre lequel ce petit magot ne serait pas en état de disputer une conquête si glorieuse. Elle répondit donc plus favorablement que l'on ne l'avait espéré, qu'encore qu'elle se fût estimée heureuse de rester fille toute sa vie, elle consentirait à épouser le roi des mines d'or: c'était un prince très puissant et très bien fait, qui l'aimait avec la dernière passion depuis quelques années, et qui, jusqu'alors, n'avait pas eu lieu de se flatter d'aucun retour.
Il est aisé de juger de l'excès de sa joie, lorsqu'il apprit de si charmantes nouvelles, et de la fureur de tous ses rivaux, de perdre pour toujours une espérance qui nourrissait leur passion: mais Toute-Belle ne pouvait pas épouser vingt rois; elle avait eu bien de la peine d'en choisir un, car sa vanité ne se démentait point, et elle était fort persuadée que personne au monde ne pouvait lui être comparable.
L'on prépara toutes les choses nécessaires pour la plus grande fête de l'univers: le roi des mines d'or fit venir des sommes si prodigieuses, que toute la mer était couverte des navires qui les apportaient: l'on envoya dans les cours les plus polies et les plus galantes, et particulièrement à celle de France, pour avoir ce qu'il y avait de plus rare, afin de parer la princesse; elle avait moins besoin qu'une autre des ajustements qui relèvent la beauté: la sienne était si parfaite qu'il ne s'y pouvait rien ajouter, et le roi des mines d'or, se voyant sur le point d'être heureux, ne quittait plus cette charmante princesse.
L'intérêt qu'elle avait à le connaître, l'obligea de l'étudier avec soin; elle lui découvrit tant de mérite, tant d'esprit, des sentiments si vifs et si délicats, enfin une si belle âme dans un corps si parfait, qu'elle commença de ressentir pour lui une partie de ce qu'il ressentait pour elle. Quels heureux moments pour l'un et pour l'autre, lorsque dans les plus beaux jardins du monde, ils se trouvaient en liberté de se découvrir toute leur tendresse: ces plaisirs étaient souvent secondés par ceux de la musique. Le roi, toujours galant et amoureux, faisait des vers et des chansons pour la princesse: en voici une qu'elle trouva fort agréable.