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Contes, Tome I

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Ces bois, en vous voyant, sont parés de feuillages,
Et ces prés font briller leurs charmantes couleurs.
Le zéphir sous vos pas fait éclore les fleurs;
Les oiseaux amoureux redoublent leurs ramages;
Dans ce charmant séjour
Tout rit, tout reconnaît la fille de l'amour.

L'on était au comble de la joie. Les rivaux du roi, désespérés de sa bonne fortune, avaient quitté la cour; ils étaient retournés chez eux accablés de la plus vive douleur, ne pouvant être témoins du mariage de Toute-Belle; ils lui dirent adieu d'une manière si touchante, qu'elle ne put s'empêcher de les plaindre.

«Ah! madame, lui dit le roi des mines d'or, quel larcin me faites-vous aujourd'hui? Vous accordez votre pitié à des amants qui sont trop payés de leurs peines par un seul de vos regards.

—Je serais fâchée, répliqua Toute-Belle, que vous fussiez insensible à la compassion que j'ai témoignée aux princes qui me perdent pour toujours, c'est une preuve de votre délicatesse dont je vous tiens compte: mais, seigneur, leur état est si différent du vôtre; vous devez être si content de moi, ils ont si peu de sujet de s'en louer, que vous ne devez pas pousser plus loin votre jalousie.»

Le roi des mines d'or, tout confus de la manière obligeante dont la princesse prenait une chose qui pouvait la chagriner, se jeta à ses pieds, et lui baisant les mains, il lui demanda mille fois pardon.

Enfin, ce jour tant attendu et tant souhaité arriva: tout étant prêt pour les noces de Toute-Belle, les instruments et les trompettes annoncèrent par toute la ville cette grande fête; l'on tapissa les rues, elles furent jonchées de fleurs, le peuple en foule accourut dans la grande place du palais; la reine ravie, s'était à peine couchée, et elle se leva plus matin que l'aurore pour donner les ordres nécessaires, et pour choisir les pierreries dont la princesse devait être parée; ce n'était que diamants jusqu'à ses souliers, ils en étaient faits, sa robe de brocart d'argent était chamarrée d'une douzaine de rayons du soleil que l'on avait achetés bien cher; mais aussi rien n'était plus brillant, et il n'y avait que la beauté de cette princesse qui pût être plus éclatante: une riche couronne ornait sa tête, ses cheveux flottaient jusqu'à ses pieds, et la majesté de sa taille se faisait distinguer au milieu de toutes les dames qui l'accompagnaient. Le roi des mines d'or n'était pas moins accompli ni moins magnifique: sa joie paraissait sur son visage et dans toutes ses actions; personne ne l'abordait qui ne s'en retournât chargé de ses libéralités, car il avait fait arranger autour de sa salle des festins, mille tonneaux remplis d'or, et de grands sacs de velours en broderie de perles, que l'on remplissait de pistoles; chacun en pouvait tenir cent mille: on les donnait indifféremment à ceux qui tendaient la main; de sorte que cette petite cérémonie, qui n'était pas une des moins utiles et des moins agréables de la noce, y attira beaucoup de personnes qui étaient peu sensibles à tous les autres plaisirs.

La reine et la princesse s'avançaient pour sortir avec le roi, lorsqu'elles virent entrer dans une longue galerie où elles étaient, deux gros coqs d'Inde qui traînaient une boîte fort mal faite; il venait derrière eux une grande vieille, dont l'âge avancé et la décrépitude ne surprirent pas moins que son extrême laideur; elle s'appuyait sur une béquille, elle avait une fraise de taffetas noir, un chaperon de velours rouge, un vertugadin en guenille; elle fit trois tours avec les coqs d'Inde sans dire une parole, puis s'arrêtant au milieu de la galerie, et branlant sa béquille d'une manière menaçante:

«Ho, ho, reine, ho, ho, princesse, s'écria-t-elle, vous prétendez donc fausser impunément la parole que vous avez donnée à mon ami le Nain jaune; je suis la fée du désert; sans lui, sans son oranger, ne savez-vous pas que mes grands lions vous auraient dévorées? L'on ne souffre pas dans le royaume de féerie de telles insultes; songez promptement à ce que vous voulez faire, car je jure par mon escoffion que vous l'épouserez, ou que je brûlerai ma béquille.

—Ah! princesse, dit la reine en pleurant, qu'est-ce que j'apprends, qu'avez-vous promis?

—Ah! ma mère, répliqua douloureusement Toute-Belle, qu'avez-vous promis vous-même?»

Le roi des mines d'or, indigné de ce qui se passait, et que cette méchante vieille vînt s'opposer à sa félicité, s'approcha d'elle l'épée à la main, et la portant à sa gorge:

«Malheureuse, lui dit-il, éloigne-toi de ces lieux pour jamais ou la perte de ta vie me vengera de ta malice».

Il eut à peine prononcé ces mots, que le dessus de la boîte sauta jusqu'au plancher avec un bruit affreux, et l'on en vit sortir le Nain jaune monté sur un gros chat d'Espagne, qui vint se mettre entre la fée du désert et le roi des mines d'or.

«Jeune téméraire, lui dit-il, ne pense pas outrager cette illustre fée; c'est à moi seul que tu as affaire, je suis ton rival, je suis ton ennemi; l'infidèle princesse qui veut se donner à toi m'a donné sa parole, et reçu la mienne; regarde si elle n'a pas une bague d'un de mes cheveux; tâche de la lui ôter, et tu verras par ce petit essai que ton pouvoir est moindre que le mien.

—Misérable monstre, lui dit le roi, as-tu bien la témérité de te dire l'adorateur de cette divine princesse, et de prétendre à une possession si glorieuse? Songes-tu que tu es un magot, dont l'hideuse figure fait mal aux yeux, et que je t'aurais déjà ôté la vie, si tu étais digne d'une mort si glorieuse.»

Le Nain jaune offensé jusqu'au fond de l'âme, appuya l'éperon dans le ventre de son chat, qui commença un miaulis épouvantable, et sautant de-çà et de-là, il faisait peur à tout le monde, hors au brave roi, qui serrait le nain de près, quand il tira un large coutelas dont il était armé; et, défiant le roi au combat, il descendit dans la place du palais avec un bruit étrange.

Le roi courroucé le suivit à grands pas. À peine furent-ils vis-à-vis l'un de l'autre et de toute la cour sur des balcons, que le soleil devenant tout d'un coup aussi rouge que s'il eût été ensanglanté, il s'obscurcit à tel point, qu'à peine se voyait-on: le tonnerre et les éclairs semblaient vouloir abîmer le monde; et les deux coqs d'Inde parurent aux côtés du mauvais nain, comme deux géants plus hauts que des montagnes, qui jetaient le feu par la bouche et par les yeux, avec une telle abondance, que l'on eût cru que c'était une fournaise ardente. Toutes ces choses n'auraient point été capables d'effrayer le cœur magnanime du jeune monarque; il marquait une intrépidité dans ses regards et dans ses actions, qui rassurait tous ceux qui s'intéressaient à sa conservation, et qui embarrassait peut-être bien le Nain jaune: mais son courage ne fut pas à l'épreuve de l'état où il aperçut sa chère princesse, lorsqu'il vit la fée du désert, coiffée en Tisiphone, sa tête couverte de longs serpents, montée sur un griffon ailé, armée d'une lance dont elle la frappa si rudement, qu'elle la fit tomber entre les bras de la reine toute baignée de son sang. Cette tendre mère, plus blessée du coup que sa fille ne l'avait été, poussa des cris, et fit des plaintes que l'on ne peut représenter. Le roi perdit alors son courage et sa raison; il abandonna le combat, et courut vers la princesse pour la secourir, ou pour expirer avec elle: mais le Nain jaune ne lui laissa pas le temps de s'en approcher, il s'élança avec son chat espagnol dans le balcon où elle était; il l'arracha des mains de la reine et de celles de toutes les dames, puis sautant sur le toit du palais, il disparut avec sa proie.

Le roi, confus et immobile, regardait avec le dernier désespoir une aventure si extraordinaire, et à laquelle il était assez malheureux de ne pouvoir apporter aucun remède; quand pour comble de disgrâce, il sentit que ses yeux se couvraient, qu'ils perdaient la lumière, et que quelqu'un d'une force extraordinaire l'emportait dans le vaste espace de l'air. Que de disgrâces! Amour, cruel amour, est-ce ainsi que tu traites ceux qui te reconnaissent pour leur vainqueur?

Cette mauvaise fée du désert, qui était venue avec le Nain jaune pour le seconder dans l'enlèvement de la princesse, eut à peine vu le roi des mines d'or, que son cœur barbare devenant sensible au mérite de ce jeune prince, elle en voulut faire sa proie, et l'emporta au fond d'une affreuse caverne, où elle le chargea de chaînes qu'elle avait attachées à un rocher; elle espérait que la crainte d'une mort prochaine lui ferait oublier Toute-Belle, et l'engagerait de faire ce qu'elle voudrait. Dès qu'elle fut arrivée, elle lui rendit la vue, sans lui rendre la liberté, et empruntant de l'art de féerie les grâces et les charmes que la nature lui avait refusés, elle parut devant lui comme une aimable nymphe que le hasard conduisait dans ces lieux.

«Que vois-je? s'écria-t-elle, quoi, c'est vous, prince charmant; quelle infortune vous accable et vous retient dans un si triste séjour?»

Le roi déçu par des apparences si trompeuses, lui répliqua:

«Hélas! belle nymphe, j'ignore ce que me veut la furie infernale qui m'a conduit ici; bien qu'elle m'ait ôté l'usage de mes yeux, lorsqu'elle m'a enlevé, et qu'elle n'ait point paru depuis, je n'ai pas laissé de reconnaître au son de sa voix que c'est la fée du désert.

—Ah! seigneur, s'écria la fausse nymphe, si vous êtes entre les mains de cette femme, vous n'en sortirez point qu'après l'avoir épousée; elle a fait ce tour à plus d'un héros, et c'est la personne du monde la moins traitable sur ses entêtements.»

Pendant qu'elle feignait de prendre beaucoup de part à l'affliction du roi, il aperçut les pieds de la nymphe, qui étaient semblables à ceux d'un griffon: c'était toujours à cela qu'on reconnaissait la fée dans ses différentes métamorphoses car à l'égard de ce griffonnage, elle ne pouvait le changer.

Le roi n'en témoigna rien, et lui parlant sur un ton de confidence:

«Je ne sens aucune aversion, lui dit-il, pour la fée du désert, mais il ne m'est pas supportable qu'elle protège le Nain jaune contre moi, et qu'elle me tienne enchaîné comme un criminel. Qui lui ai-je fait? J'ai aimé une princesse charmante: mais si elle me rend ma liberté, je sens bien que la reconnaissance m'engagera à n'aimer qu'elle.

—Parlez-vous sincèrement? lui dit la nymphe déçue.

—N'en doutez pas, répliqua le roi, je ne sais point l'art de feindre, et je vous avoue qu'une fée peut flatter davantage ma vanité, qu'une simple princesse; mais quand je devrais mourir d'amour pour elle, je lui témoignerai toujours de la haine, jusqu'à ce que je sois maître de ma liberté.»

La fée du désert, trompée par ces paroles, prit la résolution de transporter le roi dans un lieu aussi agréable que cette solitude était affreuse, de manière, que l'obligeant à monter dans son chariot où elle avait attaché des cygnes, au lieu de chauves-souris qui le conduisaient ordinairement, elle vola d'un pôle à l'autre.

Mais que devint ce prince, lorsqu'en traversant ainsi le vaste espace de l'air, il aperçut sa chère princesse dans un château tout d'acier, dont les murs frappés par les rayons du soleil, faisaient des miroirs ardents qui brûlaient tous ceux qui voulaient en approcher; elle était dans un bocage, couchée sur le bord d'un ruisseau, une de ses mains sous sa tête, et de l'autre elle semblait essuyer ses larmes: comme elle levait les yeux vers le ciel, pour lui demander quelque secours, elle vit passer le roi avec la fée du désert, qui ayant employé l'art de féerie où elle était experte, pour paraître belle aux yeux du jeune monarque, parut en effet à ceux de la princesse la plus merveilleuse personne du monde.

«Quoi! s'écria-t-elle, ne suis-je donc pas assez malheureuse dans cet inaccessible château, où l'affreux Nain jaune m'a transportée? Faut-il que pour comble de disgrâce le démon de la jalousie vienne me persécuter? Faut-il que par une aventure si extraordinaire, j'apprenne l'infidélité du roi de mines d'or? Il a cru, en me perdant de vue, être affranchi de tous les serments qu'il m'a faits. Mais qui est cette redoutable rivale, dont la fatale beauté surpasse la mienne?»

Pendant qu'elle parlait ainsi, l'amoureux roi ressentit une peine mortelle de s'éloigner avec tant de vitesse du cher objet de ses vœux. S'il avait moins connu le pouvoir de la fée, il aurait tout tenté pour se séparer d'elle, soit en lui donnant la mort, ou par quelque autre moyen que son amour et son courage lui auraient fourni: mais que faire contre une personne si puissante? Il n'y avait que le temps et l'adresse qui pussent le retirer de ses mains.

La fée avait aperçu Toute-Belle, et cherchait dans les yeux du roi à pénétrer l'effet que cette vue aurait produit sur son cœur.

«Personne ne peut mieux que moi vous apprendre, lui dit-il, ce que vous voulez savoir: la rencontre imprévue d'une princesse malheureuse, et pour laquelle j'avais de l'attachement, avant d'en prendre pour vous, m'a un peu ému; mais vous êtes si fort au-dessus d'elle dans mon esprit, que j'aimerais mieux mourir que de vous faire une infidélité.

—Ah! prince, lui dit-elle, puis-je me flatter de vous avoir inspiré des sentiments si avantageux en ma faveur.

—Le temps vous en convaincra, madame, lui dit-il; mais si vous vouliez me convaincre que j'ai quelque part dans vos bonnes grâces, ne me refusez point votre secours pour Toute-Belle.

—Pensez-vous à ce que vous me demandez? lui dit la fée, en fronçant le sourcil, et le regardant de travers. Vous voulez que j'emploie ma science contre le Nain jaune, qui est mon meilleur ami; que je retire de ses mains une orgueilleuse princesse, que je ne puis regarder que comme ma rivale!»

Le roi soupira sans rien répondre; qu'aurait-il répondu à cette pénétrante personne?

Ils arrivèrent dans une vaste prairie, émaillée de mille fleurs différentes; une profonde rivière l'entourait, et plusieurs ruisseaux de fontaine coulaient doucement sous des arbres touffus, où l'on trouvait une fraîcheur éternelle; on voyait dans l'éloignement, s'élever un superbe palais, dont les murs étaient de transparents émeraudes. Aussitôt que les cygnes qui conduisaient la fée se furent abaissés sous un portique, dont le pavé était de diamants, et les voûtes de rubis, il parut de tous côtés mille belles personnes, qui vinrent la recevoir avec de grandes acclamations de joie; elles chantaient ces paroles:

Quand l'amour veut d'un cœur remporter la victoire,
On fait pour résister des efforts superflus,
On ne fait qu'augmenter sa gloire,
Les plus puissants vainqueurs sont les premiers vaincus.

La fée du désert était ravie d'entendre chanter ses amours; elle conduisit le roi dans le plus superbe appartement qui se soit jamais vu de mémoire de fée, et elle l'y laissa quelques moments pour qu'il ne se crût pas absolument captif; il se douta bien qu'elle ne s'éloignait guère, et qu'en quelque lieu caché, elle observait ce qu'il faisait; cela l'obligea de s'approcher d'un grand miroir, et s'adressant à lui:

«Fidèle conseiller, lui dit-il, permets que je voie ce que je peux faire pour me rendre agréable à la charmante fée du désert, car l'envie que j'ai de lui plaire m'occupe sans cesse.»

Aussitôt il se peigna, se poudra, se mit une mouche, et voyant sur une table un habit plus magnifique que le sien, il le mit en diligence.

La fée entra si transportée de joie, qu'elle ne pouvait la modérer.

«Je vous tiens compte, lui dit-elle, des soins que vous prenez pour me plaire, vous en avez trouvé le secret, même sans le chercher; jugez donc, seigneur, s'il vous sera difficile, lorsque vous le voudrez.»

Le roi qui avait des raisons pour dire des douceurs à la vieille fée, ne les épargna pas, et il en obtint insensiblement la liberté de s'aller promener le long du rivage de la mer. Elle l'avait rendue par son art si terrible et si orageuse, qu'il n'y avait point de pilotes assez hardis pour naviguer dessus; ainsi elle ne devait rien craindre de la complaisance qu'elle avait pour son prisonnier; il sentit quelque soulagement à ses peines, de pouvoir rêver seul, sans être interrompu par sa méchante geôlière.

Après avoir marché assez longtemps sur le sable, il se baissa et écrivit ces vers avec une canne qu'il tenait dans sa main:

Enfin, je puis en liberté
Adoucir mes douleurs par un torrent de larmes:
Hélas! je ne vois plus les charmes
De l'adorable objet qui m'avait enchanté.
Toi qui rends aux mortels ce bord inaccessible,
Mer orageuse, mer terrible,
Que poussent les vents furieux,
Tantôt jusqu'aux enfers, et tantôt jusqu'aux cieux,
Mon cœur est encor moins paisible
Que tu ne parais à mes yeux.
Toute-Belle! oh! destin barbare,
Je perds l'objet de mon amour;
Oh Ciel! dont l'arrêt m'en sépare,
Pourquoi diffères-tu de me ravir le jour?
Divinité des ondes,
Vous avez de l'amour ressenti le pouvoir;
Sortez de vos grottes profondes,
Secourez un amant réduit au désespoir.

Comme il écrivait, il entendit une voix qui attira malgré lui toute son attention, et, voyant que les flots grossissaient, il regardait de tous côtés, lorsqu'il aperçut une femme d'une beauté extraordinaire, son corps n'était couvert que par ses longs cheveux qui, doucement agités des zéphirs, flottaient sur l'onde. Elle tenait un miroir dans l'une de ses mains, et un peigne dans l'autre, une longue queue de poisson avec des nageoires terminait son corps. Le roi demeura bien surpris d'une rencontre si extraordinaire; dès qu'elle fut à portée de lui parler, elle lui dit:

«Je sais le triste état où vous êtes réduit par l'éloignement de votre princesse, et par la bizarre passion que la fée du désert a prise pour vous; si vous voulez, je vous tirerai de ce lieu fatal où vous languirez peut-être encore plus de trente ans.»

Le roi ne savait que répondre à cette proposition; ce n'était pas manque d'envie de sortir de captivité, mais il craignait que la fée du désert n'eût emprunté cette figure pour le décevoir. Comme il hésitait, la sirène qui devina ses pensées, lui dit:

«Ne croyez pas que ce soit un piège que je vous tends, je suis de trop bonne foi pour vouloir servir vos ennemis: le procédé de la fée du désert et celui du Nain jaune, m'ont aigrie contre eux; je vois tous les jours votre infortunée princesse, sa beauté et son mérite me font une égale pitié, et je vous le répète encore, si vous avez de la confiance en moi, je vous sauverai.

—J'y en ai une si parfaite, s'écria le roi, que je ferai tout ce que vous m'ordonnerez; mais puisque vous avez vu ma princesse, apprenez-moi de ses nouvelles.

—Nous perdrions trop de temps à nous en entretenir, lui dit-elle; venez avec moi, je vais vous porter au château d'acier, et laisser sur ce rivage une figure qui vous ressemblera si fort, que la fée en sera la dupe.»

Elle coupa aussitôt des joncs marins, elle en fit un gros paquet, et soufflant trois fois dessus, elle leur dit:

«Joncs marins, mes amis, je vous ordonne de rester étendus sur le sable, sans en partir jusqu'à ce que la fée du désert vous vienne enlever.»

Les joncs parurent couverts de peau, et si semblables au roi des mines d'or, qu'il n'avait jamais vu une chose si surprenante; ils étaient vêtus d'un habit comme le sien, ils étaient pâles et défaits, comme s'il se fût noyé; en même temps, la bonne sirène fit asseoir le roi sur sa grande queue de poisson, et tous les deux voguèrent en pleine mer, avec une égale satisfaction.

«Je veux bien à présent, lui dit-elle, vous apprendre que lorsque le méchant Nain jaune eut enlevé Toute-Belle, il la mit, malgré la blessure que la fée du désert lui avait faite, en trousse derrière lui sur son terrible chat d'Espagne; elle perdait tant de sang, et elle était si troublée de cette aventure, que ses forces l'abandonnèrent; elle resta évanouie pendant tout le chemin; mais le Nain jaune ne voulut point s'arrêter pour la secourir, qu'il ne se vît en sûreté dans son terrible palais d'acier: il y fut reçu par les plus belles personnes du monde qu'il y avait transportées. Chacune à l'envi lui marqua son empressement pour servir la princesse; elle fut mise dans un lit de drap d'or, chamarré de perles plus grosses que des noix.

—Ah! s'écria le roi des mines d'or, en interrompant la sirène, il l'a épousée, je pâme, je me meurs.

—Non, lui dit-elle, seigneur, rassurez-vous, la fermeté de Toute-Belle l'a garantie des violences de cet affreux nain.

—Achevez donc, dit le roi.

—Qu'ai-je à vous dire davantage? continua la sirène. Elle était dans le bois, lorsque vous avez passé, elle vous a vu avec la fée du désert, elle était si fardée qu'elle lui a paru d'une beauté supérieure à la sienne, son désespoir ne se peut comprendre, elle croit que vous l'aimez.

—Elle croit que je l'aime! justes dieux, s'écria le roi, dans quelle fatale erreur est-elle tombée, et que dois-je faire pour l'en détromper?

—Consultez votre cœur, répliqua la sirène avec un gracieux sourire: lorsque l'on est fortement engagé, l'on n'a pas besoin de conseils.»

En achevant ces mots, ils arrivèrent au château d'acier, le côté de la mer était le seul endroit que le Nain jaune n'avait pas revêtu de ces formidables murs qui brûlaient tout le monde.

«Je sais fort bien, dit la sirène au roi, que Toute-Belle est au bord de la même fontaine où vous la vîtes en passant; mais, comme vous aurez des ennemis à combattre avant que d'y arriver, voici une épée avec laquelle vous pouvez tout entreprendre, et affronter les plus grands périls, pourvu que vous ne la laissiez pas tomber. Adieu, je vais me retirer sous le rocher que vous voyez; si vous avez besoin de moi pour vous conduire plus loin avec votre chère princesse, je ne vous manquerai pas; car la reine sa mère est ma meilleure amie, et c'est pour la servir que je suis venue vous chercher.»

En achevant ces mots, elle donna au roi une épée faite d'un seul diamant; les rayons du soleil brillent moins; il en comprit toute l'utilité, et ne pouvant trouver des termes assez forts pour lui marquer sa reconnaissance, il la pria d'y vouloir suppléer, en imaginant ce qu'un cœur bien fait est capable de ressentir pour de si grandes obligations.

Il faut dire quelque chose de la fée du désert. Comme elle ne vit point revenir son aimable amant, elle se hâta de l'aller chercher; elle fut sur le rivage avec cent filles de sa suite, toutes chargées de présents magnifiques pour le roi. Les unes portaient de grandes corbeilles remplies de diamants, les autres des vases d'or d'un travail merveilleux, plusieurs de l'ambre gris, du corail et des perles; d'autres avaient sur leurs têtes des ballots d'étoffes d'une richesse inconcevable, quelques autres encore des fruits, des fleurs et jusqu'à des oiseaux. Mais que devint la fée, qui marchait après cette galante et nombreuse troupe, lorsqu'elle aperçut les joncs marins, si semblables au roi des mines d'or, que l'on n'y reconnaissait aucune différence? À cette vue, frappée d'étonnement, et de la plus vive douleur, elle jeta un cri si épouvantable qu'il pénétra les cieux, fit trembler les monts, et retentit jusqu'aux enfers. Mégère furieuse, Alecto, Tisiphone, ne sauraient prendre des figures plus redoutables que celle qu'elle prit. Elle se jeta sur le corps du roi, elle pleura, elle hurla, elle mit en pièces cinquante des plus belles personnes qui l'avaient accompagnée, les immolant aux mânes de ce cher défunt. Ensuite elle appela onze de ses sœurs qui étaient fées comme elle, les priant de lui aider à faire un superbe mausolée à ce jeune héros. Il n'y en eut pas une qui ne fût la dupe des joncs marins. Cet événement est assez propre à surprendre, car les fées savaient tout; mais l'habile sirène en savait encore plus qu'elles.

Pendant qu'elles fournissaient le porphyre, le jaspe, l'agate et le marbre, les statues, les devises, l'or et le bronze, pour immortaliser la mémoire du roi qu'elles croyaient mort, il remerciait l'aimable sirène, la conjurant de lui accorder sa protection; elle s'y engagea de la meilleure grâce du monde, et disparut à ses yeux. Il n'eut plus rien à faire qu'à s'avancer vers le château d'acier.

Ainsi guidé par son amour, il marcha à grands pas, regardant d'un œil curieux s'il apercevrait son adorable princesse: mais il ne fut pas longtemps sans occupation; quatre sphinx terribles l'environnèrent, et jetant sur lui leurs griffes aiguës, ils l'auraient mis en pièces, si l'épée de diamant n'avait commencé à lui être aussi utile que la sirène l'avait prédit. Il la fit à peine briller aux yeux de ces monstres, qu'ils tombèrent sans force à ses pieds: il donna à chacun un coup mortel, puis s'avançant encore, il trouva six dragons couverts d'écailles plus difficiles à pénétrer que le fer. Quelque effrayante que fût cette rencontre, il demeura intrépide, et se servant de sa redoutable épée, il n'y en eut pas un qu'il ne coupât par la moitié: il espérait avoir surmonté les plus grandes difficultés, quand il lui en survint une bien embarrassante. Vingt-quatre nymphes, belles et gracieuses, vinrent à sa rencontre, tenant de longues guirlandes de fleurs dont elles lui fermaient le passage.

«Où voulez-vous aller, seigneur? lui dirent-elles. Nous sommes commises à la garde de ces lieux; si nous vous laissons passer, il en arriverait à vous et à nous des malheurs infinis; de grâce, ne vous opiniâtrez point; voudriez-vous tremper votre main victorieuse dans le sang de vingt-quatre filles innocentes qui ne vous ont jamais causé de déplaisir?»

Le roi à cette vue demeura interdit et en suspens; il ne savait à quoi se résoudre: lui qui faisait profession de respecter le beau sexe, et d'en être le chevalier à toute outrance, il fallait que dans cette occasion il se portât à le détruire: mais une voix qu'il entendit le fortifia tout d'un coup.

«Frappe, frappe, n'épargne rien, lui dit cette voix, ou tu perds ta princesse pour jamais.»

En même temps sans rien répondre à ces nymphes il se jette au milieu d'elles, rompt leurs guirlandes, les attaque sans nul quartier, et les dissipe en un moment: c'était un des derniers obstacles qu'il devait trouver, il entra dans le petit bois où il avait vu Toute-Belle: elle y était au bord de la fontaine, pâle et languissante. Il l'aborde en tremblant; il veut se jeter à ses pieds; mais elle s'éloigne de lui avec autant de vitesse et d'indignation que s'il avait été le Nain jaune.

«Ne me condamnez pas sans m'entendre, madame, lui dit-il; je ne suis ni infidèle ni coupable; je suis un malheureux qui vous a déjà déplu sans le vouloir.

—Ah! barbare, s'écria-t-elle, je vous ai vu traverser les airs avec une personne d'une beauté extraordinaire; est-ce malgré vous que vous faisiez ce voyage?

—Oui, princesse, lui dit-il, c'était malgré moi; la méchante fée du désert ne s'est pas contentée de m'enchaîner à un rocher, elle m'a enlevé dans un char jusqu'à un des bouts de la terre, où je serais encore à languir sans le secours inespéré d'une sirène bienfaisante, qui m'a conduit jusqu'ici. Je viens, ma princesse, pour vous arracher des mains qui vous retiennent captive; ne refusez pas le secours du plus fidèle de tous les amants.»

Il se jeta à ses pieds, et l'arrêtant par sa robe, il laissa malheureusement tomber sa redoutable épée. Le Nain jaune, qui se tenait caché sous une laitue, ne la vit pas plus tôt hors de la main du roi, qu'en connaissant tout le pouvoir, il se jeta dessus et s'en saisit.

La princesse poussa un cri terrible en apercevant le nain mais ses plaintes ne servirent qu'à aigrir ce petit monstre: avec deux mots de son grimoire, il fit paraître deux géants qui chargèrent le roi de chaînes et de fers.

«C'est à présent, dit le nain, que je suis maître de la destinée de mon rival; mais je lui veux bien accorder la vie et la liberté de partir de ces lieux, pourvu que sans différer vous consentiez à m'épouser.

—Ah! que je meure plutôt mille fois, s'écria l'amoureux roi.

—Que vous mouriez, hélas! dit la princesse, seigneur, est-il rien de si terrible?

—Que vous deveniez la victime de ce monstre, répliqua le roi, est-il rien de si affreux?

—Mourons donc ensemble, continua-t-elle.

—Laissez-moi, ma princesse, la consolation de mourir pour vous.

—Je consens plutôt, dit-elle au nain, à ce que vous souhaitez.

—À mes yeux, reprit le roi, à mes yeux, vous en ferez votre époux, cruelle princesse, la vie me serait odieuse!

—Non, dit le Nain jaune, ce ne sera point à tes yeux que je deviendrai son époux; un rival aimé m'est trop redoutable.»

En achevant ces mots, malgré les pleurs et les cris de Toute-Belle, il frappa le roi droit au cœur, et l'étendit à ses pieds. La princesse ne pouvant survivre à son cher amant, se laissa tomber sur son corps, et ne fut pas longtemps sans unir son âme à la sienne. C'est ainsi que périrent ces illustres infortunés, sans que la sirène y pût apporter aucun remède, car la force du charme était dans l'épée de diamant.

Le méchant nain aima mieux voir la princesse privée de vie, que de la voir entre les bras d'un autre; et la fée du désert ayant appris cette aventure, détruisit le mausolée qu'elle avait élevé, concevant autant de haine pour la mémoire du roi des mines d'or qu'elle avait conçu de passion pour sa personne. La secourable sirène, désolée d'un si grand malheur, ne put rien obtenir du destin, que de les métamorphoser en palmiers. Ces deux corps si parfaits devinrent deux beaux arbres, conservant toujours un amour fidèle l'un pour l'autre, ils se caressent de leurs branches entrelacées, et immortalisent leurs feux par leur tendre union.


Le Prince lutin

Il était une fois un roi et une reine qui n'avaient qu'un fils qu'ils aimaient passionnément, bien qu'il fût très mal fait. Il était aussi gros que le plus gros homme, et aussi petit que le plus petit nain. Mais ce n'était rien de la laideur de son visage et de la difformité de son corps en comparaison de la malice de son esprit: c'était une bête opiniâtre qui désolait tout le monde. Dès sa plus grande enfance le roi le remarqua bien, mais la reine en était folle; elle contribuait encore à le gâter par des complaisances outrées, qui lui faisaient connaître le pouvoir qu'il avait sur elle; et pour faire sa cour à cette princesse, il fallait lui dire que son fils était beau et spirituel. Elle voulut lui donner un nom qui inspirât du respect et de la crainte. Après avoir longtemps cherché, elle l'appela Furibon.

Quand il fut en âge d'avoir un gouverneur, le roi choisit un prince qui avait d'anciens droits sur la couronne, qu'il aurait soutenus en homme de courage, si ses affaires avaient été en meilleur état; mais il y avait longtemps qu'il n'y pensait plus: toute son application était à bien élever son fils unique.

Il n'a jamais été un plus beau naturel, un esprit plus vif et plus pénétrant, plus docile et plus soumis; tout ce qu'il disait avait un tour heureux et une grâce particulière: sa personne était toute parfaite.

Le roi ayant choisi ce grand seigneur pour conduire la jeunesse de Furibon, il lui commanda d'être bien obéissant; mais c'était un indocile que l'on fouettait cent fois sans le corriger de rien. Le fils de son gouverneur s'appelait Léandre: tout le monde l'aimait. Les dames le voyaient très favorablement, mais il ne s'attachait à pas une: elles l'appelaient le bel indifférent. Elles lui faisaient la guerre sans le faire changer de manière: il ne quittait presque point Furibon; cette compagnie ne servait qu'à le faire trouver plus hideux. Il ne s'approchait des dames que pour leur dire des duretés: tantôt elles étaient mal habillées, une autre fois elles avaient l'air provincial; il les accusait devant tout le monde d'être fardées. Il ne voulait savoir leurs intrigues que pour en parler à la reine, qui les grondait, et pour les punir, elle les faisait jeûner. Tout cela était cause que l'on haïssait mortellement Furibon; il le voyait bien, et s'en prenait presque toujours au jeune Léandre.

«Vous êtes fort heureux, lui disait-il en le regardant de travers: les dames vous louent et vous applaudissent, elles ne sont pas de même pour moi.

—Seigneur, répliquait-il modestement, le respect qu'elles ont pour vous les empêche de se familiariser.

—Elles font fort bien, disait-il, car je les battrais comme plâtre pour leur apprendre leur devoir.»

Un jour qu'il était arrivé des ambassadeurs de bien loin, le prince, accompagné de Léandre, resta dans une galerie pour les voir passer. Dès que les ambassadeurs aperçurent Léandre, ils s'avancèrent, et vinrent lui faire de profondes révérences, témoignant par des signes leur admiration; puis, regardant Furibon, ils crurent que c'était son nain; ils le prirent par le bras, le firent tourner et retourner en dépit qu'il en eût.

Léandre était au désespoir; il se tuait de leur dire que c'était le fils du roi, ils ne l'entendaient point; par malheur l'interprète était allé les attendre chez le roi. Léandre, connaissant qu'ils ne comprenaient rien à ses signes, s'humiliait encore davantage auprès de Furibon; et les ambassadeurs, aussi bien que ceux de leur suite, croyant que c'était un jeu, riaient à s'en trouver mal, et voulaient lui donner des croquignoles et des nasardes à la mode de leur pays. Ce prince, désespéré, tira sa petite épée, qui n'était pas plus longue qu'un éventail; il aurait fait quelque violence, sans le roi qui venait au-devant des ambassadeurs, et qui demeura bien surpris de cet emportement. Il leur en demanda excuse, car il savait leur langue; ils lui répliquèrent que cela ne tirait point à conséquence, qu'ils avaient bien vu que cet affreux petit nain était de mauvaise humeur. Le roi fut affligé que la méchante mine de son fils et ses extravagances le fissent méconnaître.

Quand Furibon ne les vit plus, il prit Léandre par les cheveux, il lui en arracha deux ou trois poignées: il l'aurait étranglé s'il avait pu; il lui défendit de paraître jamais devant lui. Le père de Léandre, offensé du procédé de Furibon, envoya son fils dans un château qu'il avait à la campagne. Il ne s'y trouva point désœuvré, il aimait la chasse, la pêche et la promenade, il savait peindre, il lisait beaucoup, et jouait de plusieurs instruments. Il s'estima heureux de n'être plus obligé de faire la cour à son fantasque prince, et, malgré la solitude, il ne s'ennuyait pas un moment.

Un jour qu'il s'était promené longtemps dans ses jardins, comme la chaleur augmentait, il entra dans un petit bois dont les arbres étaient si hauts et si touffus qu'il se trouva agréablement à l'ombre. Il commençait à jouer de la flûte pour se divertir, lorsqu'il sentit quelque chose qui faisait plusieurs tours à sa jambe et qui la serrait très fort. Il regarda ce que ce pouvait être, et fut bien surpris de voir une grosse couleuvre; il prit son mouchoir, et l'attrapant par la tête, il allait la tuer; mais elle entortilla encore le reste de son corps autour de son bras, et, le regardant fixement, elle semblait lui demander grâce. Un de ses jardiniers arriva là-dessus il n'eut pas plus tôt aperçu la couleuvre qu'il cria à son maître.

«Seigneur, tenez-la bien, il y a une heure que je la poursuis pour la tuer; c'est la plus fine bête qui soit au monde, elle désole nos parterres.»

Léandre jeta encore les yeux sur la couleuvre, qui était tachetée de mille couleurs extraordinaires, et qui, le regardant toujours, ne remuait point pour se défendre.

«Puisque tu voulais la tuer, dit-il à son jardinier, et qu'elle est venue se réfugier auprès de moi, je te défends de lui faire aucun mal, je veux la nourrir; et quand elle aura quitté sa belle peau, je la laisserai aller.»

Il retourna chez lui, il la mit dans une grande chambre dont il garda la clef; il lui fit apporter du son, du lait, des fleurs et des herbes pour la nourrir et pour la réjouir: voilà une couleuvre fort heureuse! Il allait quelquefois la voir; dès qu'elle l'apercevait, elle venait au-devant de lui, rampant et faisant toutes les petites mines et les airs gracieux dont une couleuvre est capable. Ce prince en était surpris; mais cependant il n'y faisait pas une grande attention.

Toutes les dames de la cour étaient affligées de son absence; on ne parlait que de lui, on désirait son retour.

«Hélas! disaient-elles, il n'y a plus de plaisirs à la cour depuis que Léandre en est parti; le méchant Furibon en est cause. Faut-il qu'il lui veuille du mal d'être plus aimable et plus aimé que lui? Faut-il que pour lui plaire il se défigure la taille et le visage? Faut-il que pour lui ressembler il se disloque les os, qu'il se fende la bouche jusqu'aux oreilles, qu'il s'apetisse les yeux, qu'il s'arrache le nez? Voilà un petit magot bien injuste! Il n'aura jamais de joie en sa vie, car il ne trouvera personne qui ne soit plus beau que lui.»

Quelque méchants que soient les princes, ils ont toujours des flatteurs, et même les méchants en ont plus que les autres. Furibon avait les siens: son pouvoir sur l'esprit de la reine le faisait craindre. On lui conta ce que les dames disaient; il se mit dans une colère qui allait jusqu'à la fureur. Il entra ainsi dans la chambre de la reine, et lui dit qu'il allait se tuer à ses yeux, si elle ne trouvait le moyen de faire périr Léandre. La reine, qui le haïssait parce qu'il était plus beau que son singe de fils, répliqua qu'il y avait longtemps qu'elle le regardait comme un traître, qu'elle donnerait volontiers les mains à sa mort; qu'il fallait qu'il allât avec ses plus confidents à la chasse, que Léandre y viendrait, et qu'on lui apprendrait bien à se faire aimer de tout le monde.

Furibon fut donc à la chasse; quand Léandre entendit des chiens et des cors dans ses bois, il monta à cheval et vint voir qui c'était. Il demeura fort surpris de la rencontre inopinée du prince; il mit pied à terre et le salua respectueusement; il le reçut mieux qu'il ne l'espérait, et lui dit de le suivre. Aussitôt il se détourna, faisant signe aux assassins de ne pas manquer leur coup. Il s'éloignait fort vite, lorsqu'un lion d'une grandeur prodigieuse sortit du fond de sa caverne, et se lançant sur lui, le jeta par terre. Ceux qui l'accompagnaient prirent la fuite; Léandre resta seul à combattre ce furieux animal. Il fut à lui l'épée à la main, il hasarda d'en être dévoré, et par sa valeur et son adresse il sauva son plus cruel ennemi. Furibon s'était évanoui de peur; Léandre le secourut avec des soins merveilleux. Lorsqu'il fut un peu revenu, il lui présenta son cheval pour monter dessus; tout autre qu'un ingrat aurait ressenti jusqu'au fond du cœur des obligations si vives et si récentes et n'aurait pas manqué de faire et de dire des merveilles. Point du tout, il ne regarda pas seulement Léandre, et il ne se servit de son cheval que pour aller chercher les assassins, auxquels il ordonna de le tuer. Ils environnèrent Léandre, et il aurait été infailliblement tué s'il avait eu moins de courage. Il gagna un arbre, il s'y appuya pour n'être pas attaqué par derrière, il n'épargna aucun de ses ennemis, et combattit en homme désespéré. Furibon, le croyant mort, se hâta de venir pour se donner le plaisir de le voir; mais il eut un autre spectacle que celui auquel il s'attendait, tous ces scélérats rendaient les derniers soupirs. Quand Léandre le vit, il s'avança et lui dit:

«Seigneur, si c'est par votre ordre que l'on m'assassine, je suis fâché de m'être défendu.

—Vous êtes un insolent, répliqua le prince en colère; si jamais vous paraissez devant moi, je vous ferai mourir.»

Léandre ne lui répliqua rien; il se retira fort triste chez lui, et passa la nuit à songer à ce qu'il devait faire, car il n'y avait pas d'apparence de tenir tête au fils du roi. Il résolut de voyager par le monde mais, étant près de partir, il se souvint de la couleuvre; il prit du lait et des fruits qu'il lui porta. En ouvrant la porte, il aperçut une lueur extraordinaire qui brillait dans un des coins de la chambre; il y jeta les yeux, et fut surpris de la présence d'une dame dont l'air noble et majestueux ne laissait pas douter de la grandeur de sa naissance; son habit était de satin amarante, brodé de diamants et de perles. Elle s'avança vers lui d'un air gracieux et lui dit:

«Jeune prince, ne cherchez point ici la couleuvre que vous y avez apportée, elle n'y est plus; vous me trouvez à sa place pour vous payer ce qu'elle vous doit; mais il faut vous parler plus intelligiblement. Sachez que je suis la fée Gentille, fameuse à cause des tours de gaieté et de souplesse que je sais faire; nous vivons cent ans sans vieillir, sans maladies, sans chagrins et sans peines; ce terme expiré, nous devenons couleuvres pendant huit jours: c'est ce temps seul qui nous est fatal, car alors nous ne pouvons plus prévoir ni empêcher nos malheurs, et si l'on nous tue, nous ne ressuscitons plus: ces huit jours expirés, nous reprenons notre forme ordinaire, avec notre beauté, notre pouvoir et nos trésors. Vous savez à présent, seigneur, les obligations que je vous ai, il est bien juste que je m'en acquitte; pensez à quoi je peux vous être utile, et comptez sur moi.»

Le jeune prince, qui n'avait point eu jusque-là de commerce avec les fées, demeura si surpris qu'il fut longtemps sans pouvoir parler. Mais, lui faisant une profonde révérence:

«Madame, dit-il, après l'honneur que j'ai eu de vous servir, il me semble que je n'ai rien à souhaiter de la fortune.

—J'aurais bien du chagrin, répliqua-t-elle, que vous ne me missiez pas en état de vous être utile. Considérez que je peux vous faire un grand roi, prolonger votre vie, vous rendre plus aimable, vous donner des mines de diamants et des maisons pleines d'or; je peux vous rendre excellent orateur, poète, musicien et peintre; je peux vous faire aimer des dames, augmenter votre esprit; je peux vous faire lutin aérien, aquatique et terrestre.»

Léandre l'interrompit en cet endroit.

«Permettez-moi, madame, de vous demander, lui dit-il, à quoi me servirait d'être lutin.

—À mille choses utiles et agréables, repartit la fée. Vous êtes invisible quand il vous plaît; vous traversez en un instant le vaste espace de l'univers; vous vous élevez sans avoir des ailes; vous allez au fond de la terre sans être mort; vous pénétrez les abîmes de la mer sans vous noyer; vous entrez partout, quoique les fenêtres et les portes soient fermées; et, dès que vous le jugez à propos, vous vous laissez voir sous votre forme naturelle.

—Ah! madame, s'écria-t-il, je choisis d'être lutin; je suis sur le point de voyager, j'imagine des plaisirs infinis dans ce personnage, et je le préfère à toutes les autres choses que vous m'avez si généreusement offertes.

—Soyez lutin, répliqua Gentille en lui passant trois fois la main sur les yeux et sur le visage; soyez lutin aimé, soyez lutin aimable, soyez lutin lutinant.»

Ensuite elle l'embrassa et lui donna un petit chapeau rouge, garni de deux plumes de perroquet.

«Quand vous l'ôterez, on vous verra.»

Léandre, ravi, enfonça le petit chapeau rouge sur sa tête, et souhaita d'aller dans la forêt cueillir des roses sauvages qu'il y avait remarquées. En même temps son corps devint aussi léger que sa pensée; il se transporta dans la forêt, passant par la fenêtre et voltigeant comme un oiseau; il ne laissa pas de sentir de la crainte lorsqu'il se vit si élevé, et qu'il traversait la rivière; il appréhendait de tomber dedans et que le pouvoir de la fée n'eût pas celui de le garantir. Mais il se trouva heureusement au pied du rosier; il prit trois roses, et revint sur-le-champ dans la chambre où la fée était encore: il les lui présenta, étant ravi que son petit coup d'essai eût si bien réussi. Elle lui dit de garder ces roses; qu'il y en avait une qui lui fournirait tout l'argent dont il aurait besoin; qu'en mettant l'autre sur la gorge de sa maîtresse, il connaîtrait si elle était fidèle, et que la dernière l'empêcherait d'être malade. Puis, sans attendre des remerciements, elle lui souhaita un heureux voyage et disparut.

Il se réjouit infiniment du beau don qu'il venait d'obtenir.

«Aurais-je pu penser, disait-il que, pour avoir sauvé une pauvre couleuvre des mains de mon jardinier, il m'en serait revenu des avantages si rares et si grands? Ô que je vais me réjouir! que je passerai d'agréables moments! que je saurai de choses! Me voilà invisible; je serai informé des aventures les plus secrètes.»

Il songea aussi qu'il se ferait un ragoût sensible de prendre quelque vengeance de Furibon. Il mit promptement ordre à ses affaires, et monta sur le plus beau cheval de son écurie, appelé Gris-de-lin, suivi de quelques-uns de ses domestiques vêtus de sa livrée, pour que le bruit de son retour fût plus tôt répandu.

Il faut savoir que Furibon, qui était un grand menteur, avait dit que sans son courage Léandre l'aurait assassiné à la chasse; qu'il avait tué tous ses gens, et qu'il voulait qu'on en fît justice. Le roi, importuné par la reine, donna ordre qu'on allât l'arrêter de sorte que, lorsqu'il vint d'un air si résolu, Furibon en fut averti. Il était trop timide pour l'aller chercher lui-même; il courut dans la chambre de sa mère, et lui dit que Léandre venait d'arriver, qu'il la priait qu'on l'arrêtât. La reine, diligente pour tout ce que pouvait désirer son magot de fils, ne manqua pas d'aller trouver le roi, et le prince, impatient de savoir ce qui serait résolu, la suivit sans dire mot. Il s'arrêta à la porte, il en approcha l'oreille, et releva ses cheveux pour mieux entendre. Léandre entra dans la grande salle du palais avec le petit chapeau rouge sur sa tête: le voilà devenu invisible. Dès qu'il aperçut Furibon qui écoutait, il prit un clou avec un marteau, il y attacha rudement son oreille.

Furibon se désespère, enrage, frappe comme un fou à la porte, poussant de hauts cris. La reine, à cette voix, courut l'ouvrir; elle acheva d'emporter l'oreille de son fils; il saignait comme si on l'eût égorgé, et faisait une laide grimace. La reine inconsolable le met sur ses genoux, porte la main à son oreille, la baise et l'accommode. Lutin se saisit d'une poignée de verges dont on fouettait les petits chiens du roi, et commença d'en donner plusieurs coups sur les mains de la reine et sur le museau de son fils: elle s'écrie qu'on l'assassine, qu'on l'assomme. Le roi regarde, le monde accourt, l'on n'aperçoit personne; l'on dit tout bas que la reine est folle, et que cela ne lui vient que de douleur de voir l'oreille de Furibon arrachée. Le roi est le premier à le croire, il l'évite quand elle veut l'approcher: cette scène était fort plaisante. Enfin le bon Lutin donne encore mille coups à Furibon, puis il sort de la chambre, passe dans le jardin, et se rend visible. Il va hardiment cueillir les cerises, les abricots, les fraises et les fleurs du parterre de la reine: c'était elle seule qui les arrosait, il y allait de la vie d'y toucher. Les jardiniers, bien surpris, vinrent dire à leurs majestés que le prince Léandre dépouillait les arbres de fruits et le jardin de fleurs.

«Quelle insolence! s'écria la reine. Mon petit Furibon! mon cher poupard, oublie pour un moment ton mal d'oreille, et cours vers ce scélérat; prends nos gardes, nos mousquetaires, nos gendarmes, nos courtisans; mets-toi à leur tête, attrape-le et fais-en une capilotade.»

Furibon, animé par sa mère et suivi de mille hommes bien armés, entre dans le jardin, et voit Léandre sous un arbre qui lui jette une pierre dont il lui casse le bras, et plus de cent oranges au reste de sa troupe. On voulut courir vers Léandre, mais en même temps on ne le vit plus. Il se glissa derrière Furibon qui était déjà bien mal il lui passa une corde dans les jambes, le voilà tombé sur le nez on le relève et on le porte dans son lit bien malade.

Léandre, satisfait de cette vengeance, retourna où ses gens l'attendaient; il leur donna de l'argent et les renvoya dans son château, ne voulant mener personne avec lui qui pût connaître les secrets du petit chapeau rouge et des roses. Il n'avait point déterminé où il voulait aller; il monta sur son beau cheval appelé Gris-de-lin, et le laissa marcher à l'aventure. Il traversa des bois, des plaines, des coteaux et des vallées sans compte et sans nombre; il se reposait de temps en temps, mangeait et dormait, sans rencontrer rien digne de remarque. Enfin il arriva dans une forêt, où il s'arrêta pour se mettre un peu à l'ombre, car il faisait grand chaud.

Au bout d'un moment il entendit soupirer et sangloter; il regarda de tous côtés, il aperçut un homme qui courait, qui s'arrêtait, qui criait, qui se taisait, qui s'arrachait les cheveux, qui se meurtrissait de coups; il ne douta point que ce ne fût quelque malheureux insensé. Il lui parut bien fait et jeune; ses habits avaient été magnifiques, mais ils étaient tout déchirés. Le prince, touché de compassion, l'aborda:

«Je vous vois dans un état, lui dit-il, si pitoyable, que je ne peux m'empêcher de vous en demander le sujet, en vous offrant mes services.

—Ah! seigneur, répondit ce jeune homme, il n'y a plus de remède à mes maux: c'est aujourd'hui que ma chère maîtresse va être sacrifiée à un vieux jaloux qui a beaucoup de bien, mais qui la rendra la plus malheureuse personne du monde!

—Elle vous aime donc? dit Léandre.

—Je puis m'en flatter, répliqua-t-il.

—Et dans quel lieu est-elle? continua le prince.

—Dans un château au bout de cette forêt, répondit l'amant.

—Hé bien, attendez-moi, dit encore Léandre, je vous en donnerai de bonnes nouvelles avant qu'il soit peu.»

En même temps il mit le petit chapeau rouge, et se souhaita dans le château. Il n'y était pas encore qu'il entendit l'agréable bruit de la symphonie. En arrivant, tout retentissait de violons et d'instruments. Il entre dans un grand salon rempli des parents et des amis du vieillard et de la jeune demoiselle: rien n'était plus aimable qu'elle; mais la pâleur de son teint, la mélancolie qui paraissait sur son visage et les larmes qui lui couvraient les yeux de temps en temps marquaient assez sa peine.

Léandre était alors Lutin, il resta dans un coin pour connaître une partie de ceux qui étaient présents. Il vit le père et la mère de cette jolie fille, qui la grondaient tout bas de la mauvaise mine qu'elle faisait; ensuite ils retournèrent à leur place. Lutin se mit derrière la mère, et s'approchant de son oreille, il lui dit:

«Puisque tu contrains ta fille de donner sa main à ce vieux magot, assure-toi qu'avant huit jours tu en seras punie par ta mort.»

Cette femme, effrayée d'entendre une voix et de n'apercevoir personne, et encore plus de la menace qui lui était faite, jeta un grand cri et tomba de son haut. Son mari lui demanda ce qu'elle avait. Elle s'écria qu'elle était morte si le mariage de sa fille s'achevait; qu'elle ne le souffrirait pas pour tous les trésors du monde. Le mari voulut se moquer d'elle, il la traitait de visionnaire; mais Lutin s'en approcha et lui dit:

«Vieil incrédule, si tu ne crois ta femme, il t'en coûtera la vie; romps l'hymen de ta fille et la donne promptement à celui qu'elle aime.»

Ces paroles produisirent un effet admirable; on congédia sur-le-champ le fiancé, on lui dit qu'on ne rompait que par des ordres d'en haut. Il en voulait douter et chicaner, car il était Normand; mais Lutin lui fit un si terrible hou hou dans l'oreille qu'il en pensa devenir sourd; et pour l'achever, il lui marcha si fort sur ses pieds goutteux qu'il les écrasa.

Ainsi on courut chercher l'amant du bois, qui continuait de se désespérer. Lutin l'attendait avec mille impatiences, et il n'y avait que sa jeune maîtresse qui pût en avoir davantage. L'amant et la maîtresse furent sur le point de mourir de joie; le festin qui avait été préparé pour les noces du vieillard servit à celles de ces heureux amants; et Lutin, se délutinant, parut tout d'un coup à la porte de la salle, comme un étranger qui était attiré par le bruit de la fête. Dès que le marié l'aperçut, il courut se jeter à ses pieds, le nommant de tous les noms que sa reconnaissance pouvait lui fournir. Il passa deux jours dans ce château, et s'il avait voulu il les aurait ruinés, car ils lui offrirent tout leur bien; il ne quitta une si bonne compagnie qu'avec regret.

Il continua son voyage, et se rendit dans une grande ville où était une reine qui se faisait un plaisir de grossir sa cour des plus belles personnes de son royaume. Léandre en arrivant se fit faire le plus grand équipage que l'on eût jamais vu; mais aussi il n'avait qu'à secouer sa rose, et l'argent ne manquait point. Il est aisé de juger qu'étant beau, jeune, spirituel, et surtout magnifique, la reine et toutes les princesses le reçurent avec mille témoignages d'estime et de considération.

Cette cour était des plus galantes; n'y point aimer, c'était se donner un ridicule: il voulut suivre la coutume, et pensa qu'il se ferait un jeu de l'amour, et qu'en s'en allant il laisserait sa passion comme son train. Il jeta les yeux sur une des filles d'honneur de la reine, qu'on appelait la belle Blondine. C'était une personne fort accomplie, mais si froide et si sérieuse qu'il ne savait pas trop par où s'y prendre pour lui plaire.

Il lui donnait des fêtes enchantées, le bal et la comédie tous les soirs; il lui faisait venir des raretés des quatre parties du monde, tout cela ne pouvait la toucher; et plus elle lui paraissait indifférente, plus il s'obstinait à lui plaire: ce qui l'engageait davantage, c'est qu'il croyait qu'elle n'avait jamais rien aimé. Pour être plus certain, il lui prit envie d'éprouver sa rose; il la mit en badinant sur la gorge de Blondine: en même temps, de fraîche et d'épanouie qu'elle était, elle devint sèche et fanée. Il n'en fallut pas davantage pour faire connaître à Léandre qu'il avait un rival aimé; il le ressentit vivement, et, pour en être convaincu par ses yeux, il se souhaita le soir dans la chambre de Blondine. Il y vit entrer un musicien de la plus méchante mine qu'il est possible; il lui hurla trois ou quatre couplets qu'il avait faits pour elle, dont les paroles et la musique étaient détestables; mais elle s'en récréait comme de la plus belle chose qu'elle eût entendue de sa vie; il faisait des grimaces de possédé, qu'elle louait, tant elle était folle de lui; et enfin elle permit à ce crasseux de lui baiser la main pour sa peine. Lutin outré se jeta sur l'impertinent musicien, et le poussant rudement contre un balcon, il le jeta dans le jardin, où il se cassa ce qui lui restait de dents.

Si la foudre était tombée sur Blondine, elle n'aurait pas été plus surprise; elle crut que c'était un esprit. Lutin sortit de la chambre sans se laisser voir, et sur-le-champ il retourna chez lui, où il écrivit à Blondine tous les reproches qu'elle méritait. Sans attendre sa réponse il partit, laissant son équipage à ses écuyers et à ses gentilshommes; il récompensa le reste de ses gens. Il prit le fidèle Gris-de-lin et monta dessus, bien résolu de ne plus aimer après un tel tour.

Léandre s'éloigna d'une vitesse extrême. Il fut longtemps chagrin; mais sa raison et l'absence le guérirent. Il se rendit dans une autre ville, où il apprit en arrivant qu'il y avait ce jour-là une grande cérémonie pour une fille qu'on allait mettre parmi les vestales, quoiqu'elle n'y voulût point entrer. Le prince en fut touché; il semblait que son petit chapeau rouge ne lui devait servir que pour réparer les torts publics et pour consoler les affligés. Il courut au temple; la jeune enfant était couronnée de fleurs, vêtue de blanc, couverte de ses cheveux; deux de ses frères la conduisaient par la main, et sa mère la suivait avec une grosse troupe d'hommes et de femmes; la plus ancienne des vestales attendait à la porte du temple. En même temps Lutin cria à tue-tête:

«Arrêtez, arrêtez, mauvais frères, mère inconsidérée, arrêtez, le ciel s'oppose à cette injuste cérémonie! Si vous passez outre, vous serez écrasés comme des grenouilles.»

On regardait de tous côtés sans voir d'où venaient ces terribles menaces. Les frères dirent que c'était l'amant de leur sœur qui s'était caché au fond de quelque trou pour faire ainsi l'oracle; mais Lutin en colère prit un long bâton et leur en donna cent coups. On voyait hausser et baisser le bâton sur leurs épaules, comme un marteau dont on aurait frappé l'enclume; il n'y avait plus moyen de dire que les coups n'étaient pas réels. La frayeur saisit les vestales, elles s'enfuirent; chacun en fit autant. Lutin resta avec la jeune victime. Il ôta promptement son petit chapeau, et lui demanda en quoi il pouvait la servir. Elle lui dit, avec plus de hardiesse qu'on n'en aurait attendu d'une fille de son âge, qu'il y avait un cavalier qui ne lui était pas indifférent, mais qu'il lui manquait du bien; il leur secoua tant la rose de la fée Gentille qu'il leur laissa dix millions: ils se marièrent et vécurent très heureux.

La dernière aventure qu'il eut fut la plus agréable. En entrant dans une grande forêt, il entendit les cris plaintifs d'une jeune personne: il ne douta point qu'on ne lui fît quelque violence; il regarda de tous côtés, et enfin il aperçut quatre hommes bien armés qui emmenaient une fille qui paraissait avoir treize ou quatorze ans. Il s'approcha au plus vite et leur cria:

«Que vous a fait cette enfant pour la traiter comme une esclave?

—Ha! ha! mon petit seigneur, dit le plus apparent de la troupe, de quoi vous mêlez-vous?

—Je vous ordonne, ajouta Léandre, de la laisser tout à l'heure.

—Oui, oui, nous n'y manquerons pas», s'écrièrent-ils en riant.

Le prince en colère se jette par terre et met le petit chapeau rouge, car il ne trouvait pas trop nécessaire d'attaquer lui seul quatre hommes qui étaient assez forts pour en battre douze.

Quand il eut son petit chapeau, bien fin qui l'aurait vu; les voleurs dirent:

«Il a fui, ce n'est pas la peine de le chercher; attrapons seulement son cheval.»

Il y en eut un qui resta avec la jeune fille pour la garder, pendant que les trois autres coururent après Gris-de-lin qui leur donnait bien de l'exercice: la petite fille continuait de crier et de se plaindre.

«Hélas! ma belle princesse, disait-elle, que j'étais heureuse dans votre palais! Comment pourrai-je vivre éloignée de vous? Si vous saviez ma triste aventure, vous enverriez vos amazones après la pauvre Abricotine.»

Léandre l'écoutait et sans tarder il saisit le bras du voleur qui la retenait, et l'attacha contre un arbre, sans qu'il eût le temps ni la force de se défendre, car il ne voyait pas même celui qui le liait. Aux cris qu'il fit, il y eut un de ses camarades qui vint tout essoufflé et lui demanda qui l'avait attaché.

«Je n'en sais rien, dit-il, je n'ai vu personne.

—C'est pour t'excuser, dit l'autre; mais je sais depuis longtemps que tu n'es qu'un poltron, je vais te traiter comme tu le mérites.»

Il lui donna une vingtaine de coups d'étrivière.

Lutin se divertissait fort à le voir crier; puis, s'approchant du second voleur, il lui prit les bras et l'attacha vis-à-vis de son camarade. Il ne manqua pas alors de lui dire:

«Hé bien! brave homme, qui vient donc de te garrotter? N'es-tu pas un grand poltron de l'avoir souffert?»

L'autre ne disait mot, et baissait la tête de honte, ne pouvant imaginer par quel moyen il avait été attaché sans avoir vu personne.

Cependant Abricotine profita de ce moment pour fuir, sans savoir même où elle allait. Léandre, ne la voyant plus, appela trois fois Gris-de-lin, qui, se sentant pressé d'aller trouver son maître, se défit en deux coups de pieds des deux voleurs qui l'avaient poursuivi; il cassa la tête de l'un, et trois côtes de l'autre. Il n'était plus question que de rejoindre Abricotine, car elle avait paru fort jolie à Lutin; il souhaita d'être où était cette jeune fille. En même temps il y fut; il la trouva si lasse, si lasse, qu'elle s'appuyait contre les arbres, ne pouvant se soutenir. Lorsqu'elle aperçut Gris-de-lin, qui venait si gaillardement, elle s'écria:

«Bon, bon, voici un joli cheval qui reportera Abricotine au palais des plaisirs.»

Lutin l'entendait bien, mais elle ne le voyait pas. Il s'approche, Gris-de-lin s'arrête, elle se jette dessus; Lutin la serre entre ses bras, et la met doucement devant lui. Ô qu'Abricotine eut de peur de sentir quelqu'un et de ne voir personne! Elle n'osait remuer, elle fermait les yeux de crainte d'apercevoir un esprit; elle ne disait pas un pauvre petit mot. Le prince, qui avait toujours dans ses poches les meilleures dragées du monde, lui en voulut mettre dans la bouche, mais elle serrait les dents et les lèvres.

Enfin il ôta son petit chapeau, et lui dit:

«Comment, Abricotine, vous êtes bien timide de me craindre si fort: c'est moi qui vous ai tirée de la main des voleurs.»

Elle ouvrit les yeux et le reconnut.

«Ah! seigneur, dit-elle, je vous dois tout! Il est vrai que j'avais grande peur d'être avec un invisible.

—Je ne suis point invisible, répliqua-t-il, mais apparemment que vous aviez mal aux yeux, et que cela vous empêchait de me voir.»

Abricotine le crut, quoique d'ailleurs elle eût beaucoup d'esprit. Après avoir parlé quelque temps de choses indifférentes, Léandre la pria de lui apprendre son âge, son pays, et par quel hasard elle était tombée entre les mains des voleurs.

«Je vous ai trop d'obligation, dit-elle, pour refuser de satisfaire votre curiosité; mais, seigneur, je vous supplie de songer moins à m'écouter qu'à avancer notre voyage.

«Une fée dont le savoir n'a rien d'égal s'entêta si fort d'un certain prince, qu'encore qu'elle fût la première fée qui eût eu la faiblesse d'aimer, elle ne laissa pas de l'épouser en dépit de toutes les autres, qui lui représentaient sans cesse le tort qu'elle faisait à l'ordre de féerie: elles ne voulurent plus qu'elle demeurât avec elles, et tout ce qu'elle put faire, ce fut de se bâtir un grand palais proche de leur royaume. Mais le prince qu'elle avait épousé se lassa d'elle: il était au désespoir de ce qu'elle devinait tout ce qu'il faisait. Dès qu'il avait le moindre penchant pour une autre, elle lui faisait le sabbat, et rendait laide à faire peur la plus jolie personne du monde.

«Ce prince, se trouvant gêné par l'excès d'une tendresse si incommode, partit un beau matin sur des chevaux de poste, et s'en alla bien loin, bien loin, se fourrer dans un grand trou au fond d'une montagne, afin qu'elle ne pût le trouver. Cela ne réussit pas; elle le suivit, et lui dit qu'elle était grosse, qu'elle le conjurait de revenir à son palais, qu'elle lui donnerait de l'argent, des chevaux, des chiens, des armes; qu'elle ferait faire un manège, un jeu de paume et un mail pour le divertir. Tout cela ne put le persuader; il était naturellement opiniâtre et libertin. Il lui dit cent duretés; il l'appela vieille fée et loup-garou.

«Tu es bien heureux, lui dit-elle, que je sois plus sage que tu n'es fou: car je ferais de toi, si je voulais, un chat criant éternellement sur les gouttières, ou un vilain crapaud barbotant dans la boue, ou une citrouille, ou une chouette; mais le plus grand mal que je puisse te faire, c'est de t'abandonner à ton extravagance. Reste dans ton trou, dans ta caverne obscure avec les ours, appelle les bergères du voisinage; tu connaîtras avec le temps la différence qu'il y a entre des gredines et des paysannes, ou une fée comme moi, qui peut se rendre aussi charmante qu'elle le veut.

«Elle entra aussitôt dans son carrosse volant, et s'en alla plus vite qu'un oiseau. Dès qu'elle fut de retour, elle transporta son palais, elle en chassa les gardes et les officiers: elle prit des femmes de race d'amazones; elle les envoya autour de son île pour y faire une garde exacte, afin qu'aucun homme n'y pût entrer. Elle nomma ce lieu l'île des Plaisirs tranquilles; elle disait toujours qu'on n'en pouvait avoir de véritables quand on faisait quelque société avec les hommes: elle éleva sa fille dans cette opinion. Il n'a jamais été une plus belle personne: c'est la princesse que je sers; et comme les plaisirs règnent avec elle, on ne vieillit point dans son palais: telle que vous me voyez, j'ai plus de deux cents ans. Quand ma maîtresse fut grande, sa mère la fée lui laissa son île; elle lui donna des leçons excellentes pour vivre heureuse: elle retourna dans le royaume de féerie, et la princesse des Plaisirs tranquilles gouverne son état d'une manière admirable.

«Il ne me souvient pas, depuis que je suis au monde, d'avoir vu d'autres hommes que les voleurs qui m'avaient enlevée, et vous, seigneur. Ces gens-là m'ont dit qu'ils étaient envoyés par un certain laid et malbâti, appelé Furibon, qui aime ma maîtresse, et n'a jamais vu que son portrait. Ils rôdaient autour de l'île sans oser y mettre le pied: nos amazones sont trop vigilantes pour laisser entrer personne mais, comme j'ai soin des oiseaux de la princesse, je laissai envoler son beau perroquet, et dans la crainte d'être grondée, je sortis imprudemment de l'île pour l'aller chercher; ils m'attrapèrent et m'auraient emmenée avec eux sans votre secours.

—Si vous êtes sensible à la reconnaissance, dit Léandre, ne puis-je pas espérer, belle Abricotine, que vous me ferez entrer dans l'île des Plaisirs tranquilles, et que je verrai cette merveilleuse princesse qui ne vieillit point?

—Ah! seigneur, lui dit-elle, nous serions perdus, vous et moi, si nous faisions une telle entreprise! Il vous doit être aisé de vous passer d'un bien que vous ne connaissez point; vous n'avez jamais été dans ce palais, figurez-vous qu'il n'y en a point.

—Il n'est pas si facile que vous le pensez, répliqua le prince, d'ôter de sa mémoire les choses qui s'y placent agréablement; et je ne conviens pas avec vous que ce soit un moyen bien sûr pour avoir des plaisirs tranquilles, d'en bannir absolument notre sexe.

—Seigneur, répondit-elle, il ne m'appartient pas de décider là-dessus; je vous avoue même que si tous les hommes vous ressemblaient, je serais bien d'avis que la princesse fît d'autres lois; mais puisque n'en ayant jamais vu que cinq, j'en ai trouvé quatre si méchants, je conclus que le nombre des mauvais est supérieur à celui des bons, et qu'il vaut mieux les bannir tous.»

En parlant ainsi ils arrivèrent au bord d'une grosse rivière. Abricotine sauta légèrement à terre.

«Adieu, seigneur, dit-elle au prince en lui faisant une profonde révérence; je vous souhaite tant de bonheur que toute la terre soit pour vous l'île des Plaisirs: retirez-vous promptement, crainte que nos amazones ne vous aperçoivent.

—Et moi, dit-il, belle Abricotine, je vous souhaite un cœur sensible, afin d'avoir quelquefois part dans votre souvenir.»

En même temps il s'éloigna et fut dans le plus épais d'un bois qu'il voyait proche de la rivière; il ôta la selle et la bride à Gris-de-lin, pour qu'il pût se promener et paître l'herbe: il mit le petit chapeau rouge, et se souhaita dans l'île des Plaisirs tranquilles. Son souhait s'accomplit sur-le-champ, il se trouva dans le lieu du monde le plus beau et le moins commun.

Le palais était d'or pur; il s'élevait dessus des figures de cristal et de pierreries, qui représentaient le zodiaque et toutes les merveilles de la nature, les sciences et les arts, les éléments, la mer et les poissons, la terre et les animaux, les chasses de Diane avec ses nymphes, les nobles exercices des amazones, les amusements de la vie champêtre, les troupeaux des bergères et leurs chiens, les soins de la vie rustique, l'agriculture, les moissons, les jardins, les fleurs, les abeilles; et parmi tant de différentes choses, il n'y paraissait ni hommes, ni garçons, pas un pauvre petit amour. La fée avait été trop en colère contre son léger époux pour faire grâce à son sexe infidèle.

«Abricotine ne m'a point trompé, dit le prince en lui-même; l'on a banni de ces lieux jusqu'à l'idée des hommes: voyons donc s'ils y perdent beaucoup.»

Il entra dans le palais, et rencontrait à chaque pas des choses si merveilleuses que, lorsqu'il y avait une fois jeté les yeux, il se faisait une violence extrême pour les en retirer. L'or et les diamants étaient bien moins rares par leurs qualités que par la manière dont ils étaient employés. Il voyait de tous côtés des jeunes personnes d'un air doux, innocent, riantes et belles comme le beau jour. Il traversa un grand nombre de vastes appartements: les uns étaient remplis de ces beaux morceaux de la Chine dont l'odeur, jointe à la bizarrerie des couleurs et des figures, plaisent infiniment; d'autres étaient de porcelaines si fines que l'on voyait le jour au travers des murailles qui en étaient faites; d'autres étaient de cristal de roche gravé: il y en avait d'ambre et de corail, de lapis, d'agate, de cornaline et celui de la princesse était tout entier de grandes glaces de miroirs: car on ne pouvait trop multiplier un objet si charmant.

Son trône était fait d'une seule perle creusée en coquille où elle s'asseyait fort commodément; il était environné de girandoles garnies de rubis et de diamants, mais c'était moins que rien auprès de l'incomparable beauté de la princesse. Son air enfantin avait toutes les grâces des plus jeunes personnes, avec toutes les manières de celles qui sont déjà formées. Rien n'était égal à la douceur et à la vivacité de ses yeux: il était impossible de lui trouver un défaut. Elle souriait gracieusement à ses filles d'honneur, qui s'étaient ce jour-là vêtues en nymphes pour la divertir.

Comme elle ne voyait point Abricotine, elle leur demanda où elle était. Les nymphes répondirent qu'elles l'avaient cherchée inutilement, qu'elle ne paraissait point. Lutin, mourant d'envie de causer, prit un petit ton de voix de perroquet (car il y en avait plusieurs dans la chambre), et dit:

«Charmante princesse, Abricotine reviendra bientôt; elle courait grand risque d'être enlevée, sans un jeune prince qu'elle a trouvé.»

La princesse demeura surprise de ce que lui disait le perroquet, car il avait répondu très juste.

«Vous êtes bien joli, petit perroquet, lui dit-elle, mais vous avez l'air de vous tromper, et quand Abricotine sera venue, elle vous fouettera.

—Je ne serai point fouetté, répondit Lutin, contrefaisant toujours le perroquet; elle vous contera l'envie qu'avait cet étranger de pouvoir venir dans ce palais pour détruire dans votre esprit les fausses idées que vous avez prises contre son sexe.

—En vérité, perroquet, s'écria la princesse, c'est dommage que vous ne soyez pas tous les jours aussi aimable, je vous aimerais chèrement.

—Ah! s'il ne faut que causer pour plaire, répliqua Lutin, je ne cesserai pas un moment de parler.

—Mais, continua la princesse, ne jureriez-vous pas que perroquet est sorcier?

—Il est bien plus amoureux que sorcier», dit-il.

Dans ce moment Abricotine entra, et vint se jeter aux pieds de sa belle maîtresse: elle lui apprit son aventure, et lui fit le portrait du prince avec des couleurs fort vives et fort avantageuses.

«J'aurais haï tous les hommes, ajouta-t-elle, si je n'avais pas vu celui-là. Ah! madame, qu'il est charmant! Son air et toutes ses manières ont quelque chose de noble et spirituel; et comme tout ce qu'il dit plaît infiniment, je crois que j'ai bien fait de ne le pas emmener.»

La princesse ne répliqua rien là-dessus, mais elle continua de questionner Abricotine sur le prince: si elle ne savait point son nom, son pays, sa naissance, d'où il venait, où il allait; et ensuite elle tomba dans une profonde rêverie.

Lutin examinait tout, et continuant de parler comme il avait commencé:

«Abricotine est une ingrate, madame, dit-il; ce pauvre étranger mourra de chagrin s'il ne vous voit pas.

—Hé bien, perroquet, qu'il en meure, répondit la princesse en soupirant; et puisque tu te mêles de raisonner en personne d'esprit, et non pas en petit oiseau, je te défends de me parler jamais de cet inconnu.»

Léandre était ravi de voir que le récit d'Abricotine et celui du perroquet avaient fait tant d'impression sur la princesse; il la regardait avec un plaisir qui lui fit oublier ses serments de n'aimer de sa vie: il n'y avait aussi aucune comparaison à faire entre elle et la coquette Blondine.

«Est-ce possible, disait-il en lui-même, que ce chef-d'œuvre de la nature, que ce miracle de nos jours demeure éternellement dans une île, sans qu'aucun mortel ose en approcher! Mais, continuait-il, de quoi m'importe que tous les autres en soient bannis, puisque j'ai le bonheur d'y être, que je la vois, que je l'entends, que je l'admire, et que je l'aime déjà éperdument!»

Il était tard, la princesse passa dans un salon de marbre et de porphyre, où plusieurs fontaines jaillissantes entretenaient une agréable fraîcheur. Dès qu'elle fut entrée, la symphonie commença, et l'on servit un souper somptueux. Il y avait dans les côtés de la salle de longues volières remplies d'oiseaux rares dont Abricotine prenait soin.

Léandre avait appris dans ses voyages la manière de chanter comme eux, il en contrefit même qui n'y étaient pas. La princesse écoute, regarde, s'émerveille, sort de table et s'approche. Lutin gazouille la moitié plus fort et plus haut; et prenant la voix d'un serin de Canarie, il dit ces paroles, où il fit un air impromptu:

Les plus beaux jours de la vie
S'écoulent sans agrément;
Si l'amour n'est de la partie,
On les passe tristement:
Aimez, aimez tendrement,
Tout ici vous y convie;
Faites le choix d'un amant,
L'amour même vous en prie.

La princesse, encore plus surprise, fit venir Abricotine, et lui demanda si elle avait appris à chanter à quelqu'un de ses serins. Elle lui dit que non, mais qu'elle croyait que les serins pouvaient bien avoir autant d'esprit que les perroquets. La princesse sourit, et s'imagina qu'Abricotine avait donné des leçons à la gent volatile; elle se remit à table pour achever son souper.

Léandre avait assez fait de chemin pour avoir bon appétit; il s'approcha de ce grand repas, dont la seule odeur réjouissait. La princesse avait un chat bleu fort à la mode, qu'elle aimait beaucoup; une de ses filles d'honneur le tenait entre ses bras elle lui dit:

«Madame, je vous avertis que Bluet a faim.»

On le mit à table avec une petite assiette d'or, et dessus une serviette à dentelle bien pliée: il avait un grelot d'or avec un collier de perles, et, d'un air de raminagrobis, il commença à manger.

«Ho, ho, dit Lutin en lui-même, un gros matou bleu, qui n'a peut-être jamais pris de souris, et qui n'est pas assurément de meilleure maison que moi, a l'honneur de manger avec ma belle princesse! Je voudrais bien savoir s'il l'aime autant que je le fais, et s'il est juste que je n'avale que de la fumée quand il croque de bons morceaux.»

Il ôta tout doucement le chat bleu, il s'assit dans le fauteuil et le mit sur lui. Personne ne voyait Lutin: comment l'aurait-on vu? il avait le petit chapeau rouge. La princesse mettait perdreaux, cailleteaux, faisandeaux, sur l'assiette d'or de Bluet; perdreaux, cailleteaux, faisandeaux, disparaissaient en un moment; toute la cour disait: «jamais chat bleu n'a mangé d'un plus grand appétit.» Il y avait des ragoûts excellents; Lutin prenait une fourchette, et, tenant la patte du chat, il tâtait aux ragoûts: il la tirait quelquefois un peu trop fort; Bluet n'entendait point raillerie, il miaulait et voulait égratigner comme un chat désespéré; la princesse disait: «Que l'on approche cette tourte ou cette fricassée au pauvre Bluet voyez comme il crie pour en avoir;» Léandre riait tout bas d'une si plaisante aventure, mais il avait grande soif, n'étant point accoutumé à faire de si longs repas sans boire; il attrapa un gros melon avec la patte du chat, qui le désaltéra un peu; et le souper étant presque fini, il courut au buffet et prit deux bouteilles d'un nectar délicieux.

La princesse entra dans son cabinet; elle dit à Abricotine de la suivre et de fermer la porte. Lutin marchait sur ses pas, et se trouva en tiers sans être aperçu. La princesse dit à sa confidente:

«Avoue-moi que tu as exagéré en me faisant le portrait de cet inconnu; il n'est pas, ce me semble, possible qu'il soit si aimable.

—Je vous proteste, madame, répliqua-t-elle, que, si j'ai manqué en quelque chose, c'est à n'en avoir pas dit assez.»

La princesse soupira et se tut pour un moment; puis, reprenant la parole:

«Je te sais bon gré, dit-elle, de lui avoir refusé de l'amener avec toi.

—Mais, madame, répondit Abricotine (qui était une franche finette, et qui pénétrait déjà les pensées de sa maîtresse), quand il serait venu admirer les merveilles de ces beaux lieux, quel mal vous en pouvait-il arriver? Voulez-vous être éternellement inconnue dans un coin du monde, cachée au reste des mortels? De quoi vous sert tant de grandeur, de pompe, de magnificence, si elle n'est vue de personne?

—Tais-toi, tais-toi, petite causeuse, dit la princesse, ne trouble point l'heureux repos dont je jouis depuis six cents ans. Penses-tu que, si je menais une vie inquiète et turbulente, j'eusse vécu un si grand nombre d'années? Il n'y a que les plaisirs innocents et tranquilles qui puissent produire de tels effets. N'avons-nous pas lu dans les plus belles histoires les révolutions des plus grands états, les coups imprévus d'une fortune inconstante, les désordres inouïs de l'amour, les peines de l'absence ou de la jalousie? Qu'est-ce qui produit toutes ces alarmes et toutes ces afflictions? le seul commerce que les humains ont les uns avec les autres. Je suis, grâce aux soins de ma mère, exempte de toutes ces traverses; je ne connais ni les amertumes du cœur, ni les désirs inutiles, ni l'envie, ni l'amour, ni la haine. Ah! vivons, vivons toujours avec la même indifférence!»

Abricotine n'osa répondre; la princesse attendit quelque temps, puis elle lui demanda si elle n'avait rien à dire. Elle répliqua qu'elle pensait qu'il était donc bien inutile d'avoir envoyé son portrait dans plusieurs cours, où il ne servirait qu'à faire des misérables; que chacun aurait envie de l'avoir, et que, n'y pouvant réussir, ils se désespéreraient.

«Je t'avoue, malgré cela, dit la princesse, que je voudrais que mon portrait tombât entre les mains de cet étranger dont tu ne sais pas le nom.

—Hé! madame, répondit-elle, n'a-t-il pas déjà un désir assez violent de vous voir? Voudriez-vous l'augmenter?

—Oui, s'écria la princesse, un certain mouvement de vanité qui m'avait été inconnu jusqu'à présent m'en fait naître l'envie.»

Lutin écoutait tout sans perdre un mot; il y en avait plusieurs qui lui donnaient de flatteuses espérances, et quelques autres les détruisaient absolument.

Il était tard, la princesse entra dans sa chambre pour se coucher. Lutin aurait bien voulu la suivre à sa toilette; mais, encore qu'il le pût, le respect qu'il avait pour elle l'en empêcha; il lui semblait qu'il ne devait prendre que les libertés qu'elle aurait bien voulu lui accorder; et sa passion était si délicate et si ingénieuse qu'il se tourmentait sur les plus petites choses.

Il entra dans un cabinet proche de la chambre de la princesse, pour avoir au moins le plaisir de l'entendre parler. Elle demandait dans ce moment à Abricotine si elle n'avait rien vu d'extraordinaire dans son petit voyage.

«Madame, lui dit-elle, j'ai passé par une forêt où j'ai vu des animaux qui ressemblaient à des enfants; ils sautent et dansent sur les arbres comme des écureuils; ils sont fort laids, mais leur adresse est sans pareille.

—Ah! que j'en voudrais avoir! dit la princesse; s'ils étaient moins légers, on en pourrait attraper.»

Lutin, qui avait passé par cette forêt, se douta bien que c'étaient des singes. Aussitôt il s'y souhaita; il en prit une douzaine, de gros, de petits, et de plusieurs couleurs différentes; il les mit avec bien de la peine dans un grand sac, puis se souhaita à Paris, où il avait entendu dire que l'on trouvait tout ce qu'on voulait pour de l'argent. Il fut acheter chez Dautel, qui est un curieux, un petit carrosse tout d'or, où il fit atteler six singes verts, avec de petits harnais de maroquin couleur de feu garnis d'or; il alla ensuite chez Brioché, fameux joueur de marionnettes, il y trouva deux singes de mérite: le plus spirituel s'appelait Briscambille, et l'autre Perceforêt, qui étaient très galants et bien élevés: il habilla Briscambille en roi, et le mit dans le carrosse; Perceforêt servait de cocher, les autres singes étaient vêtus en pages; jamais rien n'a été plus gracieux. Il mit le carrosse et les singes bottés dans le même sac; et, comme la princesse n'était pas encore couchée, elle entendit dans sa galerie le bruit du petit carrosse, et ses nymphes vinrent lui conter l'arrivée du roi des Nains. En même temps le carrosse entra dans sa chambre avec le cortège singenois; et les singes de campagne ne laissaient pas de faire des tours de passe-passe, qui valaient bien ceux de Briscambille et de Perceforêt. Pour dire la vérité, Lutin conduisait toute la machine: il tira le magot du petit carrosse d'or, lequel tenait une boîte couverte de diamants, qu'il présenta de fort bonne grâce à la princesse. Elle l'ouvrit promptement, et trouva dedans un billet, où elle lut ces vers:

Que de beautés! que d'agréments!
Palais délicieux, que vous êtes charmant!
Mais vous ne l'êtes pas encore
Autant que celle que j'adore.
Bienheureuse tranquillité
Qui régnez dans ce lieu champêtre,
Je perds chez vous ma liberté,
Sans oser en parler ni me faire connaître!

Il est aisé de juger de sa surprise: Briscambille fit signe à Perceforêt de venir danser avec lui. Tous les fagotins si renommés n'approchent en rien de l'habileté de ceux-ci. Mais la princesse, inquiète de ne pouvoir deviner d'où venaient ces vers, congédia les baladins plus tôt qu'elle n'aurait fait, quoiqu'ils la divertissent infiniment, et qu'elle eût fait d'abord des éclats de rire à s'en trouver mal. Enfin elle s'abandonna tout entière à ses réflexions, sans quelle pût démêler un mystère si caché.

Léandre, content de l'attention avec laquelle ses vers avaient été lus, et du plaisir que la princesse avait pris à voir les singes, ne songea qu'à prendre un peu de repos, car il en avait un grand besoin; mais il craignait de choisir un appartement occupé par quelqu'une des nymphes de la princesse. Il demeura quelque temps dans la grande galerie du palais, ensuite il descendit. Il trouva une porte ouverte; il entra sans bruit dans un appartement bas, le plus beau et le plus agréable que l'on ait jamais vu: il y avait un lit de gaze or et vert, relevé en festons avec des cordons de perles et des glands de rubis et d'émeraudes. Il faisait déjà assez de jour pour pouvoir admirer l'extraordinaire magnificence de ce meuble. Après avoir bien fermé la porte, il s'endormit; mais le souvenir de sa belle princesse le réveilla plusieurs fois, et il ne put s'empêcher de pousser d'amoureux soupirs vers elle.

Il se leva de si bonne heure qu'il eut le temps de s'impatienter jusqu'au moment qu'il pouvait la voir; et, regardant de tous côtés, il aperçut une toile préparée et des couleurs; il se souvint en même temps de ce que sa princesse avait dit à Abricotine sur son portrait; et, sans perdre un moment (car il peignait mieux que les plus excellents maîtres), il s'assit devant un grand miroir, et fit son portrait; il peignit dans un ovale celui de la princesse, l'ayant si vivement dans son imagination qu'il n'avait pas besoin de la voir pour cette première ébauche; il perfectionna ensuite l'ouvrage sur elle sans qu'elle s'en aperçût. Et, comme c'était l'envie de lui plaire qui le faisait travailler, jamais portrait n'a été mieux fini; il s'était peint un genou en terre, soutenant le portrait de la princesse d'une main, et de l'autre un rouleau où il y avait écrit:

Elle est mieux dans mon cœur.

Lorsqu'elle entra dans son cabinet, elle fut étonnée d'y voir le portrait d'un homme; elle y attacha ses yeux avec une surprise d'autant plus grande qu'elle y reconnut aussi le sien, et que les paroles qui étaient écrites sur le rouleau lui donnaient une ample matière de curiosité et de rêverie: elle était seule dans ce moment, elle ne pouvait que juger d'une aventure si extraordinaire; mais elle se persuadait que c'était Abricotine qui lui avait fait cette galanterie: il ne lui restait qu'à savoir si le portrait de ce cavalier était l'effet de son imagination, ou s'il avait un original; elle se leva brusquement, et courut appeler Abricotine. Lutin était déjà avec le petit chapeau rouge dans le cabinet, fort curieux d'entendre ce qui s'allait passer.

La princesse dit à Abricotine de jeter les yeux sur cette peinture, et de lui en dire son sentiment. Dès qu'elle l'eut regardée, elle s'écria:

«Je vous proteste, madame, que c'est le portrait de ce généreux étranger auquel je dois la vie. Oui, c'est lui, je n'en puis douter; voilà ses traits, sa taille, ses cheveux, et son air.

—Tu feins d'être surprise, dit la princesse en souriant, mais c'est toi qui l'as mis ici.

—Moi, madame! reprit Abricotine, je vous jure que je n'ai vu de ma vie ce tableau; serais-je assez hardie pour vous cacher une chose qui vous intéresse? Et par quel miracle serait-il entre mes mains? Je ne sais point peindre, il n'a jamais entré d'homme dans ces lieux; le voilà cependant peint avec vous.

—Je suis saisie de peur, dit la princesse; il faut que quelque démon l'ait apporté.

—Madame, dit Abricotine, ne serait-ce point l'amour? Si vous le croyez comme moi, j'ose vous donner un conseil: brûlons-le tout à l'heure.

—Quel dommage, dit la princesse en soupirant; il me semble que mon cabinet ne peut être mieux orné que par ce tableau.»

Elle le regardait en disant ces mots. Mais Abricotine s'opiniâtre à soutenir qu'elle devait brûler une chose qui ne pouvait être venue là que pas un pouvoir magique.

«Et ces paroles: Elle est mieux dans mon cœur, dit la princesse, les brûlerons-nous aussi?

—Il ne faut faire grâce à rien, répondit Abricotine, pas même à votre portrait.»

Elle courut sur-le-champ quérir du feu. La princesse s'approcha d'une fenêtre, ne pouvant plus regarder un portrait qui faisait tant d'impression sur son cœur; mais Lutin ne voulant pas souffrir qu'on le brûlât, profita de ce moment pour le prendre et pour se sauver sans qu'elle s'en aperçût. Il était à peine sorti de son cabinet qu'elle se tourna pour voir encore ce portrait enchanteur qui lui plaisait si fort. Quelle fut sa surprise de ne le trouver plus? Elle cherche de tous côtés. Abricotine rentre; elle lui demande si c'est elle qui vient de l'ôter. Elle l'assure que non; et cette dernière aventure achève de les effrayer.

Aussitôt il cacha le portrait et revint sur ses pas; il avait un extrême plaisir d'entendre et de voir si souvent sa belle princesse; il mangeait tous les jours à sa table avec chat bleu qui n'en faisait pas meilleure chère: cependant il manquait beaucoup à la satisfaction de Lutin, puisqu'il n'osait ni parler, ni se faire voir; et il est rare qu'un invisible se fasse aimer.

La princesse avait un goût universel pour les belles choses dans la situation où était son cœur, elle avait besoin d'amusement. Comme elle était un jour avec toutes ses nymphes, elle leur dit qu'elle aurait un grand plaisir de savoir comment les dames étaient vêtues dans les différentes cours de l'univers, afin de s'habiller de la manière la plus galante. Il n'en fallut pas davantage pour déterminer Lutin à courir l'univers: il enfonce son petit chapeau rouge, et se souhaite en Chine; il achète là les plus belles étoffes, et prend un modèle d'habits; il vole à Siam où il en use de même; il parcourt toutes les quatre parties du monde en trois jours: à mesure qu'il était chargé, il venait au palais des Plaisirs tranquilles cacher dans une chambre tout ce qu'il apportait. Quand il eut ainsi rassemblé un nombre de raretés infinies (car l'argent ne lui coûtait rien, et sa rose en fournissait sans cesse), il fut acheter cinq ou six douzaines de poupées qu'il fit habiller à Paris; c'est l'endroit du monde où les modes ont le plus de cours. Il y en avait de toutes les manières, et d'une magnificence sans pareille. Lutin les arrangea dans le cabinet de la princesse.

Lorsqu'elle y entra, l'on n'a jamais été plus agréablement surpris: chacune tenait un présent, soit montres, bracelets, boutons de diamants, colliers; la plus apparente avait une boîte de portrait. La princesse l'ouvrit, et trouva celui de Léandre; l'idée qu'elle conservait du premier lui fit reconnaître le second. Elle fit un grand cri; puis, regardant Abricotine, elle lui dit:

«Je ne sais que comprendre à tout ce qui se passe depuis quelque temps dans ce palais: mes oiseaux y sont pleins d'esprit; il semble que je n'aie qu'à former des souhaits pour être obéie: je vois deux fois le portrait de celui qui t'a sauvé de la main des voleurs; voilà des étoffes, des diamants, des broderies, des dentelles et des raretés infinies. Quelle est donc la fée, quel est donc le démon qui prend soin de me rendre de si agréables services?»

Léandre, l'entendant parler, écrivit ces mots sur ses tablettes et les jeta aux pieds de la princesse:

Non je ne suis démon ni fée,
Je suis un amant malheureux
Qui n'ose paraître à vos yeux:
Plaignez du moins ma destinée
LE PRINCE LUTIN.

Les tablettes étaient si brillantes d'or et de pierreries qu'aussitôt elle les aperçut; elle les ouvrit et lut ce que Lutin avait écrit, avec le dernier étonnement.

«Cet invisible est donc un monstre, disait-elle, puisqu'il n'ose se montrer. Mais, s'il était vrai qu'il eût quelque attachement pour moi, il n'aurait guère de délicatesse de me présenter un portrait si touchant; il faut qu'il ne m'aime point, d'exposer mon cœur à cette épreuve, ou qu'il ait bonne opinion de lui-même, de se croire encore plus aimable.

—J'ai entendu dire, madame, répliqua Abricotine, que les lutins sont composés d'air et de feu; qu'ils n'ont point de corps, et que c'est seulement leur esprit et leur volonté qui agit.

—J'en suis très aise, répliqua la princesse; un tel amant ne peut guère troubler le repos de ma vie.»

Léandre était ravi de l'entendre et de la voir si occupée de son portrait: il se souvint qu'il y avait dans une grotte où elle allait souvent un piédestal sur lequel on devait poser une Diane qui n'était pas encore finie; il s'y plaça avec un habit extraordinaire, couronné de lauriers, et tenant une lyre à la main, dont il jouait mieux qu'Apollon. Il attendait impatiemment que sa princesse s'y rendît, comme elle faisait tous les jours. C'était le lieu où elle venait rêver à l'inconnu. Ce que lui en avait dit Abricotine, joint au plaisir qu'elle avait à regarder le portrait de Léandre, ne lui laissait plus guère de repos. Elle aimait la solitude, et son humeur enjouée avait si fort changé que ses nymphes ne la reconnaissaient plus.

Lorsqu'elle entra dans la grotte, elle fit signe qu'on ne la suivît pas; ses nymphes s'éloignèrent chacune dans des allées séparées. Elle se jeta sur un lit de gazon; elle soupira, elle répandit quelques larmes; elle parla même, mais c'était si bas que Lutin ne put l'entendre: il avait mis le petit chapeau rouge pour qu'elle ne le vît pas d'abord; ensuite il l'ôta, elle l'aperçut avec une surprise extrême; elle s'imagina que c'était une statue, car il affectait de ne point sortir de l'attitude qu'il avait choisie; elle le regardait avec une joie mêlée de crainte. Cette vision si peu attendue l'étonnait; mais au fond le plaisir chassait la peur, et elle s'accoutumait à voir une figure si approchante du naturel, lorsque le prince, accordant sa lyre à sa voix, chanta ces paroles:

Que ce séjour est dangereux!
Le plus indifférent y deviendrait sensible.
En vain j'ai prétendu n'être plus amoureux,
J'en perds ici l'espoir: la chose est impossible!
Pourquoi dit-on que ce palais
Est le lieu des plaisirs tranquilles?
J'y perds ma liberté sitôt que j'y parais,
Et, pour m'en garantir, mes soins sont inutiles,
Je cède à mon ardent amour,
Et voudrais être ici jusqu'à mon dernier jour.

Quelque charmante que fût la voix de Léandre, la princesse ne put résister à la frayeur qui la saisit; elle pâlit tout d'un coup et tomba évanouie. Lutin, alarmé, sauta du piédestal à terre, et remit son petit chapeau rouge pour n'être vu de personne. Il prit la princesse entre ses bras, il la secourut avec un zèle et une ardeur sans pareils. Elle ouvrit ses beaux yeux, elle regarda de tous côtés comme pour le chercher, elle n'aperçut personne; mais elle sentit quelqu'un auprès d'elle qui lui prenait les mains, qui les baisait, qui les mouillait de larmes. Elle fut longtemps sans oser parler, son esprit agité flottait entre la crainte et l'espérance; elle craignait Lutin, mais elle l'aimait quand il prenait la figure de l'inconnu. Enfin elle s'écria:

«Lutin, galant Lutin, que n'êtes-vous celui que je souhaite!»

À ces mots, Lutin allait se déclarer, mais il n'osa encore le faire.

«Si j'effraye l'objet que j'adore, disait-il, si elle me craint, elle ne voudra point m'aimer.»

Ces considérations le firent taire, et l'obligèrent de se retirer dans un coin de la grotte.

La princesse, croyant être seule, appela Abricotine et lui conta les merveilles de la statue animée; que sa voix était céleste, et que, dans son évanouissement, Lutin l'avait fort bien secourue.

«Quel dommage, disait-elle, que ce Lutin soit difforme et affreux! car se peut-il des manières plus gracieuses et plus aimables que les siennes?

—Et qui vous a dit, madame, répliqua Abricotine, qu'il soit tel que vous vous le figurez? Psyché ne croyait-elle pas que l'amour était un serpent? Votre aventure a quelque chose de semblable à la sienne, vous n'êtes pas moins belle. Si c'était Cupidon qui vous aimât, ne l'aimeriez-vous point?

—Si Cupidon et l'inconnu sont la même chose, dit la princesse en rougissant, hélas! je veux bien aimer Cupidon! Mais que je suis éloignée d'un pareil bonheur! je m'attache à une chimère, et ce portrait fatal de l'inconnu, joint à ce que tu m'en as dit, me jettent dans des dispositions si opposées aux préceptes que j'ai reçus de ma mère que je ne peux trop craindre d'en être punie.

—Hé! madame, dit Abricotine en l'interrompant, n'avez-vous pas déjà assez de peines? pourquoi prévoir des malheurs qui n'arriveront jamais?»

Il est aisé de s'imaginer tout le plaisir que cette conversation fit à Léandre.

Cependant le petit Furibon, toujours amoureux de la princesse sans l'avoir vue, attendait impatiemment le retour de ses quatre hommes qu'il avait envoyés à l'île des Plaisirs tranquilles; il en revint un, qui lui rendit compte de tout. Il lui dit qu'elle était défendue par des amazones; et qu'à moins de mener une grosse armée, il n'entrerait jamais dans l'île.

Le roi son père venait de mourir, il se trouva maître de tout. Il assembla plus de quatre cent mille hommes, et partit à leur tête. C'était là un beau général; Briscambille ou Perceforêt auraient mieux fait que lui: son cheval de bataille n'avait pas une demi-aune de haut. Quand les amazones aperçurent cette grande armée, elles en vinrent donner avis à la princesse, qui ne manqua pas d'envoyer la fidèle Abricotine au royaume des fées, pour prier sa mère de lui mander ce qu'elle devait faire pour chasser le petit Furibon de ses états. Mais Abricotine trouva la fée fort en colère:

«Je n'ignore rien de ce que fait ma fille, lui dit-elle; le prince Léandre est dans son palais; il l'aime, il en est aimé. Tous mes soins n'ont pu la garantir de la tyrannie de l'amour; la voilà sous son fatal empire. Hélas! le cruel n'est pas content des maux qu'il m'a faits; il exerce encore son pouvoir sur ce que j'aimais plus que ma vie! Tels sont les décrets du destin, je ne puis m'y opposer. Retirez-vous, Abricotine, je ne veux plus entendre parler de cette fille dont les sentiments me donnent tant de chagrin!»

Abricotine vint apprendre à la princesse ces mauvaises nouvelles; il ne s'en fallut presque rien qu'elle ne se désespérât. Lutin était auprès d'elle sans qu'elle le vît: il connaissait avec une peine extrême l'excès de sa douleur. Il n'osa lui parler dans ce moment; mais il se souvint que Furibon était fort intéressé, et qu'en lui donnant bien de l'argent peut-être qu'il se retirerait.

Il s'habilla en amazone, il se souhaita dans la forêt pour reprendre son cheval. Dès qu'il l'eut appelé «Gris-de-lin!», Gris-de-lin vint à lui, sautant et bondissant car il s'était bien ennuyé d'être si longtemps éloigné de son cher maître. Mais, quand il le vit vêtu en femme, il ne le reconnaissait plus, et craignait d'être trompé. Léandre arriva au camp de Furibon: tout le monde le prit pour une amazone, tant il était beau. On fut dire au roi qu'une jeune dame demandait à lui parler de la part de la princesse des Plaisirs tranquilles. Il prit promptement son manteau royal et se mit sur son trône: l'on eût dit que c'était un gros crapaud qui contrefaisait le roi.

Léandre le harangua, et lui dit que la princesse préférant une vie douce et paisible aux embarras de la guerre, elle lui envoyait offrir de l'argent autant qu'il en voudrait, pour qu'il la laissât en paix; qu'à la vérité, s'il refusait cette proposition, elle ne négligerait rien pour se défendre. Furibon répliqua qu'il voulait bien avoir pitié d'elle; qu'il lui accordait l'honneur de sa protection, et qu'elle n'avait qu'à lui envoyer cent mille mille mille millions de pistoles, qu'aussitôt il retournerait dans son royaume. Léandre dit que l'on serait trop longtemps à compter cent mille mille mille millions de pistoles, qu'il n'avait qu'à dire combien il en voulait de chambres pleines, et que la princesse était assez généreuse et assez puissante pour n'y pas regarder de si près. Furibon demeura bien étonné qu'au lieu de lui demander à rabattre, on lui proposât d'augmenter; il pensa en lui-même qu'il fallait prendre tout l'argent qu'il pourrait, puis arrêter l'amazone et la tuer pour qu'elle ne retournât point vers sa maîtresse.

Il dit à Léandre qu'il voulait trente chambres bien grandes toutes remplies de pièces d'or, et qu'il donnait sa parole royale qu'il s'en retournerait. Léandre fut conduit dans les chambres qu'il devait remplir d'or; il prit la rose et la secoua, la secoua tant et tant qu'il en tomba pistoles, quadruples, louis, écus d'or, nobles à la rose, souverains, guinées, sequins; cela tombait comme une grosse pluie: il y a peu de chose dans le monde qui soit plus joli.

Furibon se ravissait, s'extasiait, et plus il voyait d'or, plus il avait d'envie de prendre l'amazone et d'attraper la princesse. Dès que les trente chambres furent pleines, il cria à ses gardes:

«Arrêtez, arrêtez cette friponne, c'est de la fausse monnaie qu'elle m'apporte.»

Tous les gardes se voulurent jeter sur l'amazone, mais en même temps le petit chapeau rouge fut mis, et Lutin disparut. Ils crurent qu'il était sorti, ils coururent après lui et laissèrent Furibon seul. Dans ce moment Lutin le prit par les cheveux, et lui coupa la tête comme à un poulet, sans que le petit malheureux roi vît la main qui l'égorgeait.

Quand Lutin eut sa tête, il se souhaita dans le palais des Plaisirs. La princesse se promenait, rêvant tristement à ce que sa mère lui avait mandé, et aux moyens de repousser Furibon, qu'elle imaginait difficiles, étant seule avec un petit nombre d'amazones, qui ne pourraient la défendre contre quatre cent mille hommes; elle vit tout d'un coup une tête en l'air, sans que personne la tînt. Ce prodige l'étonna si fort qu'elle ne savait qu'en penser. Ce fut bien pis quand on posa cette tête à ses pieds, sans qu'elle vît la main qui la tenait. Aussitôt elle entendit une voix qui lui dit: Ne craignez plus, charmante princesse, Furibon ne vous fera jamais de mal.

Abricotine reconnut la voix de Léandre, et s'écria:

«Je vous proteste, madame, que l'invisible qui parle est l'étranger qui m'a secourue.»

La princesse parut étonnée et ravie.

«Ah, dit-elle, s'il est vrai que Lutin et l'étranger soient une même chose, j'avoue que j'aurais bien du plaisir de lui témoigner ma reconnaissance!»

Lutin repartit:

«Je veux encore travailler à la mériter.»

En effet, il retourna à l'armée de Furibon, où le bruit de sa mort venait de se répandre. Dès qu'il y parut avec ses habits ordinaires, chacun vint à lui; les capitaines et les soldats l'environnèrent, poussant de grands cris de joie: ils le reconnurent pour leur roi, et que la couronne lui appartenait. Il leur donna libéralement à partager entre eux les trente chambres pleines d'or, de manière que cette armée fût riche à jamais. Et, après quelques cérémonies qui assuraient Léandre de la foi des soldats, il retourna encore vers sa princesse, ordonnant à son armée de s'en aller à petites journées dans son royaume. La princesse s'était couchée, et le profond respect que ce prince avait pour elle l'empêcha d'entrer dans sa chambre; il se retira dans la sienne, car il avait toujours couché en bas. Il était lui-même assez fatigué pour avoir besoin de repos; cela fit qu'il ne pensa point à fermer la porte aussi soigneusement qu'il le faisait d'ordinaire.

La princesse mourait de chaud et d'inquiétude; elle se leva plus matin que l'aurore, et descendit en déshabillé dans son appartement bas. Mais quelle surprise fut la sienne d'y trouver Léandre endormi sur un lit! Elle eut tout le temps de le regarder sans être vue, et de se convaincre que c'était la personne dont elle avait le portrait dans sa boîte de diamants.

«Il n'est pas possible, disait-elle, que ce soit ici Lutin, car les lutins dorment-ils? Est-ce là un corps d'air et de feu, qui ne remplit aucun espace, comme le dit Abricotine?»

Elle touchait doucement ses cheveux, elle l'écoutait respirer, elle ne pouvait s'arracher d'auprès de lui; tantôt elle était ravie de l'avoir trouvé, tantôt elle en était alarmée. Dans le temps qu'elle était le plus attentive à le regarder, sa mère la fée entra, avec un bruit si épouvantable que Léandre s'éveilla en sursaut. Quelle surprise et quelle affliction pour lui de voir sa princesse dans le dernier désespoir! Sa mère l'entraînait, la chargeant de mille reproches. Oh! quelle douleur pour ces jeunes amants! ils se trouvaient sur le point d'être séparés pour jamais. La princesse n'osait rien dire à la terrible fée; elle jetait les yeux sur Léandre, comme pour lui demander quelque secours.

Il jugea bien qu'il ne pouvait pas la retenir malgré une personne si puissante, mais il chercha dans son éloquence et dans sa soumission les moyens de toucher cette mère irritée. Il courut après elle, il se jeta à ses pieds; il la conjura d'avoir pitié d'un jeune roi qui ne changerait jamais pour sa fille, et qui ferait sa souveraine félicité de la rendre heureuse. La princesse, encouragée par son exemple, embrassa aussitôt les genoux de sa mère, et lui dit que sans le roi elle ne pouvait être contente, et qu'elle lui avait de grandes obligations.

«Vous ne connaissez pas les disgrâces de l'amour, s'écria la fée, et les trahisons dont ces aimables trompeurs sont capables; ils ne nous enchantent que pour nous empoisonner; je l'ai éprouvé. Voulez-vous avoir une destinée semblable à la mienne?

—Ah! madame, répliqua la princesse, n'y a-t-il point d'exception? Les assurances que le roi vous donne, et qui paraissent si sincères, ne semblent-elles pas me mettre à couvert de ce que vous craignez?»

L'opiniâtre fée les laissait soupirer à ses pieds; c'était inutilement qu'ils mouillaient ses mains de leurs larmes, elle y paraissait insensible; et sans doute elle ne leur aurait point pardonné, si l'aimable fée Gentille n'eût paru dans la chambre, plus brillante que le soleil. Les Grâces l'accompagnaient; elle était suivie d'une troupe d'Amours, de jeux et de Plaisirs, qui chantaient mille chansons agréables et nouvelles; ils folâtraient comme des enfants.

Elle embrassa la vieille fée.

«Ma chère sœur, lui dit-elle, je suis persuadée que vous n'avez pas oublié les bons offices que je vous rendis lorsque vous voulûtes revenir dans notre royaume; sans moi vous n'y auriez jamais été reçue, et depuis ce temps-là je ne vous ai demandé aucun service; mais enfin le temps est venu de m'en rendre un essentiel. Pardonnez à cette belle princesse, consentez que ce jeune roi l'épouse, je vous réponds qu'il ne changera point pour elle. Leurs jours seront filés d'or et de soie; cette alliance vous comblera de satisfaction, et je n'oublierai jamais le plaisir que vous m'aurez fait.

—Je consens à tout ce que vous souhaitez, charmante Gentille, s'écria la fée. Venez, mes enfants, venez entre mes bras recevoir l'assurance de mon amitié.»

À ces mots elle embrassa la princesse et son amant. La fée Gentille, ravie de joie, et toute la troupe commencèrent les chants d'hyménée; et la douceur de cette symphonie ayant réveillé toutes les nymphes du palais, elles accoururent avec de légères robes de gaze pour apprendre ce qui se passait.

Quelle agréable surprise pour Abricotine! Elle eut à peine jeté les yeux sur Léandre qu'elle le reconnut, et, lui voyant tenir la main de la princesse, elle ne douta point de leur commun bonheur. C'est ce qui lui fut confirmé lorsque la mère fée dit qu'elle voulait transporter l'île des Plaisirs tranquilles, le château et toutes les merveilles qu'il renfermait, dans le royaume de Léandre; qu'elle y demeurerait avec eux et qu'elle leur ferait encore de plus grands biens.

«Quelque chose que votre générosité vous inspire, madame, lui dit le roi, il est impossible que vous puissiez me faire un présent qui égale celui que je reçois aujourd'hui; vous me rendez le plus heureux de tous les hommes, et je sens bien que j'en suis aussi le plus reconnaissant.»

Ce petit compliment plut fort à la fée: elle était du vieux temps, où l'on complimentait tout un jour sur le pied d'une mouche.

Comme Gentille pensait à tout, elle avait fait transporter, par la vertu de Brelic-breloc, les généraux et les capitaines de l'armée de Furibon au palais de la princesse, afin qu'ils fussent témoins de la galante fête qui allait se passer. Elle en prit soin en effet; et cinq ou six volumes ne suffiraient point pour décrire les comédies, les opéras, les courses de bagues, les musiques, les combats de gladiateurs, les chasses et les autres magnificences qu'il y eut à ces charmantes noces. Le plus singulier de l'aventure, c'est que chaque nymphe trouva parmi les braves que Gentille avait attirés dans ces beaux lieux un époux aussi passionné que s'ils s'étaient vus depuis dix ans. Ce n'était néanmoins qu'une connaissance au plus de vingt-quatre heures; mais la petite baguette produit des effets encore plus extraordinaires.


La Grenouille bienfaisante

Il était une fois un roi, qui soutenait depuis longtemps une guerre contre ses voisins. Après plusieurs batailles, on mit le siège devant sa ville capitale; il craignit pour la reine, et la voyant grosse, il la pria de se retirer dans un château qu'il avait fait fortifier, et où il n'était jamais allé qu'une fois. La reine employa les prières et les larmes pour lui persuader de la laisser auprès de lui; elle voulait partager sa fortune, et jeta les hauts cris lorsqu'il la mit dans son chariot pour la faire partir; cependant il ordonna à ses gardes de l'accompagner, et lui promit de se dérober le plus secrètement qu'il pourrait pour l'aller voir: c'était une espérance dont il la flattait; car le château était fort éloigné, environné d'une épaisse forêt, et à moins d'en savoir bien les routes, l'on n'y pouvait arriver.

La reine partit, très attendrie de laisser son mari dans les périls de la guerre; on la conduisait à petites journées, de crainte qu'elle ne fût malade de la fatigue d'un si long voyage; enfin elle arriva dans son château, bien inquiète et bien chagrine. Après qu'elle se fut assez reposée, elle voulut se promener aux environs, et elle ne trouvait rien qui pût la divertir; elle jetait les yeux de tous côtés; elle voyait de grands déserts qui lui donnaient plus de chagrins que de plaisirs; elle les regardait tristement, et disait quelquefois:

«Quelle comparaison du séjour où je suis, à celui où j'ai été toute ma vie! si j'y reste encore longtemps, il faut que je meure: à qui parler dans ces lieux solitaires? avec qui puis-je soulager mes inquiétudes, et qu'ai-je fait au roi pour m'avoir exilée? Il semble qu'il veuille me faire ressentir toute l'amertume de son absence, lorsqu'il me relègue dans un château si désagréable.»

C'est ainsi qu'elle se plaignait; et quoiqu'il lui écrivît tous les jours, et qu'il lui donnât de fort bonnes nouvelles du siège, elle s'affligeait de plus en plus, et prit la résolution de s'en retourner auprès du roi; mais comme les officiers qu'il lui avait donnés, avaient ordre de ne la ramener que lorsqu'il lui enverrait un courrier exprès, elle ne témoigna point ce qu'elle méditait, et se fit faire un petit char, où il n'y avait place que pour elle, disant qu'elle voulait aller quelquefois à la chasse. Elle conduisait elle-même les chevaux, et suivait les chiens de si près que les veneurs allaient moins vite qu'elle: par ce moyen elle se rendait maîtresse de son char, et de s'en aller quand elle voudrait. Il n'y avait qu'une difficulté, c'est qu'elle ne savait point les routes de la forêt; mais elle se flatta que les dieux la conduiraient à bon port; et après leur avoir fait quelques petits sacrifices, elle dit qu'elle voulait qu'on fît une grande chasse, et que tout le monde y vînt, qu'elle monterait dans son char, que chacun irait par différentes routes, pour ne laisser aucune retraite aux bêtes sauvages. Ainsi l'on se partagea: la jeune reine, qui croyait revoir bientôt son époux, avait pris un habit très avantageux; sa capeline était couverte de plumes de différentes couleurs, sa veste toute garnie de pierreries et sa beauté, qui n'avait rien de commun, la faisait paraître une seconde Diane.

Dans le temps qu'on était le plus occupé du plaisir de la chasse, elle lâcha la bride à ses chevaux, et les anima de la voix et de quelques coups de fouet. Après avoir marché assez vite, ils prirent le galop, et ensuite le mors aux dents, le chariot semblait traîné par les vents, les yeux auraient eu peine à le suivre; la pauvre reine se repentit, mais trop tard, de sa témérité:

«Qu'ai-je prétendu, disait-elle, me pouvait-il convenir de conduire toute seule des chevaux si fiers et si peu dociles? Hélas! que va-t-il m'arriver? ah! si le roi me croyait exposée au péril où je suis, que deviendrait-il, lui qui m'aime si chèrement, et qui ne m'a éloignée de sa ville capitale, que pour me mettre en plus grande sûreté; voilà comme j'ai répondu à ses tendres soins, et ce cher enfant que je porte dans mon sein, va être aussi bien que moi la victime de mon imprudence.»

L'air retentissait de ses douloureuses plaintes; elle invoquait les dieux, elle appelait les fées à son secours, et les dieux et les fées l'avaient abandonnée: le chariot fut renversé, elle n'eut pas la force de se jeter assez promptement à terre, son pied demeura pris entre la roue et l'essieu; il est aisé de croire qu'il ne fallait pas moins qu'un miracle pour la sauver, après un si terrible accident.

Elle resta enfin étendue sur la terre, au pied d'un arbre; elle n'avait ni pouls ni voix, son visage était tout couvert de sang; elle était demeurée longtemps en cet état; lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle vit auprès d'elle une femme d'une grandeur gigantesque, couverte seulement de la peau d'un lion; ses bras et ses jambes étaient nus, ses cheveux noués ensemble avec une peau sèche de serpent, dont la tête pendait sur ses épaules, une massue de pierre à la main, qui lui servait de canne pour s'appuyer, et un carquois plein de flèches au côté. Une figure si extraordinaire persuada la reine qu'elle était morte; car elle ne croyait pas qu'après de si grands accidents elle dût vivre encore, et parlant tout bas:

«Je ne suis point surprise, dit-elle, qu'on ait tant de peine à se résoudre à la mort, ce qu'on voit dans l'autre monde est bien affreux.»

La géante qui l'écoutait, ne put s'empêcher de rire de l'opinion où elle était d'être morte:

«Reprends tes esprits, lui dit-elle, sache que tu es encore au nombre des vivants: mais ton sort n'en sera guère moins triste. Je suis la fée Lionne, qui demeure proche d'ici; il faut que tu viennes passer ta vie avec moi.»

La reine la regarda tristement, et lui dit:

«Si vous vouliez, madame Lionne, me ramener dans mon château, et prescrire au roi ce qu'il vous donnera pour ma rançon, il m'aime si chèrement, qu'il ne refuserait pas même la moitié de son royaume?

—Non, lui répondit-elle, je suis suffisamment riche, il m'ennuyait depuis quelque temps d'être seule, tu as de l'esprit, peut-être que tu me divertiras.»

En achevant ces paroles, elle prit la figure d'une lionne, et chargeant la reine sur son dos, elle l'emporta au fond de sa terrible grotte. Dès qu'elle y fut, elle la guérît avec une liqueur dont elle la frotta.

Quelle surprise et quelle douleur pour la reine, de se voir dans cet affreux séjour! l'on y descendait par dix mille marches, qui conduisaient jusqu'au centre de la terre; il n'y avait point d'autre lumière que celle de plusieurs grosses lampes qui réfléchissaient sur un lac de vif-argent. Il était couvert de monstres, dont les différentes figures auraient épouvanté une reine moins timide; les hiboux et les chouettes, quelques corbeaux et d'autres oiseaux de sinistre augure s'y faisaient entendre; l'on apercevait dans un lointain une montagne d'où coulaient des eaux presque dormantes; ce sont toutes les larmes que les amants malheureux ont jamais versées, dont les tristes amours ont fait des réservoirs. Les arbres étaient toujours dépouillés de feuilles et de fruits, la terre couverte de soucis, de ronces et d'orties. La nourriture convenait au climat d'un pays si maudit; quelques racines sèches, des marrons d'Inde et des pommes d'églantier, c'est tout ce qui s'offrait pour soulager la faim des infortunés qui tombaient entre les mains de la fée Lionne.

Sitôt que la reine se trouva en état de travailler, la fée lui dit qu'elle pouvait se faire une cabane, parce qu'elle resterait toute sa vie avec elle. À ces mots cette princesse n'eut pas la force de retenir ses larmes:

«Hé! que vous ai-je fait, s'écria-t-elle, pour me garder ici? Si la fin de ma vie, que je sens approcher, vous cause quelque plaisir, donnez-moi la mort, c'est tout ce que j'ose espérer de votre pitié; mais ne me condamnez point à passer une longue et déplorable vie sans mon époux.»

La Lionne se moqua de sa douleur, et lui dit qu'elle lui conseillait d'essuyer ses pleurs, et d'essayer à lui plaire; que si elle prenait une autre conduite, elle serait là plus malheureuse personne du monde.

«Que faut-il donc faire, répliqua la reine, pour toucher votre cœur?

—J'aime, lui dit-elle, les pâtés de mouches: je veux que vous trouviez le moyen d'en avoir assez pour m'en faire un très grand et très excellent.

—Mais, lui dit la reine, je n'en vois point ici; quand il y en aurait, il ne fait pas assez clair pour les attraper, et quand je les attraperais, je n'ai jamais fait de pâtisserie: de sorte que vous me donnez des ordres que je ne puis exécuter.

—N'importe, dit l'impitoyable Lionne, je veux ce que je veux.»

La reine ne répliqua rien: elle pensa qu'en dépit de la cruelle fée, elle n'avait qu'une vie à perdre, et en l'état où elle était que pouvait-elle craindre? Au lieu donc d'aller chercher des mouches, elle s'assit sous un if, et commença ses tristes plaintes:

«Quelle sera votre douleur, mon cher époux, disait-elle, lorsque vous viendrez me chercher, et que vous ne me trouverez plus! vous me croirez morte ou infidèle, et j'aime encore mieux que vous pleuriez la perte de ma vie, que celle de ma tendresse; l'on retrouvera peut-être dans la forêt mon chariot en pièces, et tous les ornements que j'avais pris pour vous plaire; à cette vue, vous ne douterez plus de ma mort; et que sais-je si vous n'accorderez point à une autre la part que vous m'aviez donnée dans votre cœur? Mais au moins je ne le saurai pas, puisque je ne dois plus retourner dans le monde.»

Elle aurait continué longtemps à s'entretenir de cette manière, si elle n'avait pas entendu au-dessus de sa tête le triste croassement d'un corbeau. Elle leva les yeux, et à la faveur du peu de lumière qui éclairait le rivage, elle vit en effet un gros corbeau qui tenait une grenouille, bien intentionné de la croquer.

«Encore que rien ne se présente ici pour me soulager, dit-elle, je ne veux pas négliger de sauver une pauvre grenouille, qui est aussi affligée en son espèce, que je le suis dans la mienne.»

Elle se servit du premier bâton qu'elle trouva sous sa main, et fit quitter prise au corbeau. La grenouille tomba, resta quelque temps étourdie, et reprenant ensuite ses esprits grenouilliques:

«Belle reine, lui dit-elle, vous êtes la seule personne bienfaisante que j'aie vue en ces lieux, depuis que la curiosité m'y a conduite.

—Par quelle merveille parlez-vous, petite Grenouille, répondit la reine, et qui sont les personnes que vous voyez ici? car je n'en ai encore aperçu aucune.

—Tous les monstres dont ce lac est couvert, reprit Grenouillette, ont été dans le monde; les uns sur le trône, les autres dans la confidence de leurs souverains, il y a même des maîtresses de quelques rois, qui ont coûté bien du sang à l'état: ce sont elle que vous voyez métamorphosées en sangsues: le destin les envoie ici pour quelque temps, sans qu'aucun de ceux qui y viennent retourne meilleur et se corrige.

—Je comprends bien, dit la reine, que plusieurs méchants ensemble n'aident pas à s'amender; mais à votre égard, ma commère la Grenouille, que faites-vous ici?

—La curiosité m'a fait entreprendre d'y venir, répliqua-t-elle, je suis demi-fée, mon pouvoir est borné en de certaines choses, et fort étendu en d'autres; si la fée Lionne me reconnaissait dans ses états, elle me tuerait.»

«Comment est-il possible, lui dit la reine, que fée ou demi-fée, un corbeau ait été prêt à vous manger?

—Deux mots vous le feront comprendre, répondit la Grenouille; lorsque j'ai mon petit chaperon de roses sur ma tête, dans lequel consiste ma plus grande vertu, je ne crains rien; mais malheureusement je l'avais laissé dans le marécage, quand ce maudit corbeau est venu fondre sur moi: j'avoue, madame, que sans vous, je ne serais plus; et puisque je vous dois la vie, si je peux quelque chose pour le soulagement de la vôtre, vous pouvez m'ordonner tout ce qu'il vous plaira.

—Hélas! ma chère Grenouille, dit la reine, la mauvaise fée qui me retient captive, veut que je lui fasse un pâté de mouches; il n'y en a point ici; quand il y en aurait, on n'y voit pas assez clair pour les attraper, et je cours grand risque de mourir sous ses coups.

—Laissez-moi faire, dit la Grenouille, avant qu'il soit peu, je vous en fournirai.»

Elle se frotta aussitôt de sucre, et plus de six mille grenouilles de ses amies en firent autant: elle fut ensuite dans un endroit rempli de mouches; la méchante fée en avait là un magasin, exprès pour tourmenter de certains malheureux. Dès qu'elles sentirent le sucre, elles s'y attachèrent, et les officieuses grenouilles revinrent au grand galop où la reine était. Il n'a jamais été une telle capture de mouches, ni un meilleur pâté que celui qu'elle fit à la fée Lionne. Quand elle le lui présenta, elle en fut très surprise, ne comprenant point par quelle adresse elle avait pu les attraper.

La reine qui était exposée à toutes les intempéries de l'air, qui était empoisonné, coupa quelques cyprès pour commencer à bâtir sa maisonnette. La Grenouille vint lui offrir généreusement ses services, et se mettant à la tête de toutes celles qui avaient été quérir les mouches, elles aidèrent à la reine à élever un petit bâtiment, le plus joli du monde; mais elle y fut à peine couchée, que les monstres du lac, jaloux de son repos, vinrent la tourmenter par le plus horrible charivari que l'on eût entendu jusqu'alors. Elle se leva toute effrayée, et s'enfuit; c'est ce que les monstres demandaient. Un dragon, jadis tyran d'un des plus beaux royaumes de l'univers, en prit possession.

La pauvre reine affligée voulut s'en plaindre; mais vraiment on se moqua bien d'elle, les monstres la huèrent, et la fée Lionne lui dit, que si à l'avenir elle l'étourdissait de ses lamentations, elle la rouerait de coups. Il fallut se taire et recourir à la Grenouille, qui était bien la meilleure personne du monde. Elles pleurèrent ensemble; car aussitôt qu'elle avait son chaperon de roses, elle était capable de rire et de pleurer tout comme une autre.

«J'ai, dit-elle, une si grande amitié pour vous, que je veux recommencer votre bâtiment, quand tous les monstres du lac devraient s'en désespérer.»

Elle coupa sur-le-champ du bois; et le petit palais rustique de la reine se trouva fait en si peu de temps, qu'elle s'y retira la même nuit.

La Grenouille, attentive à tout ce qui était nécessaire à la reine, lui fit un lit de serpolet et de thym sauvage. Lorsque la méchante fée sut que la reine ne couchait plus par terre, elle l'envoya quérir:

«Quels sont donc les hommes ou les dieux qui vous protègent? lui dit-elle. Cette terre, toujours arrosée d'une pluie de soufre et de feux, n'a jamais rien produit qui vaille une feuille de sauge; j'apprends malgré cela que les herbes odoriférantes croissent sous vos pas!

—J'en ignore la cause, madame, lui dit la reine, et si je l'attribue à quelque chose, c'est à l'enfant dont je suis grosse, qui sera peut-être moins malheureux que moi.»

«L'envie me prend, dit la fée, d'avoir un bouquet des fleurs les plus rares; essayez si la fortune de votre marmot vous en fournira; si elle y manque, vous ne manquerez pas de coups; car j'en donne souvent, et les donne toujours à merveille.»

La reine se prit à pleurer; de telles menaces ne lui convenaient guère, et l'impossibilité de trouver des fleurs la mettait au désespoir. Elle s'en retourna dans sa maisonnette; son amie la Grenouille y vint:

«Que vous êtes triste, dit-elle à la reine.

—Hélas! ma chère commère, qui ne le serait? La fée veut un bouquet des plus belles fleurs; où les trouverai-je? Vous voyez celles qui naissent ici; il y va cependant de ma vie, si je ne la satisfais.

—Aimable princesse, dit gracieusement la Grenouille, il faut tâcher de vous tirer de l'embarras où vous êtes: il y a ici une chauve-souris, qui est la seule avec qui j'ai lié commerce; c'est une bonne créature, elle va plus vite que moi; je lui donnerai mon chaperon de feuilles de roses, avec ce secours, elle vous trouvera des fleurs.»

La reine lui fit une profonde révérence; car il n'y avait pas moyen d'embrasser Grenouillette.

Celle-ci alla aussitôt parler à la chauve-souris, et quelques heures après elle revint, cachant sous ses ailes des fleurs admirables. La reine les porta bien vite à la mauvaise fée, qui demeura encore plus surprise qu'elle ne l'avait été, ne pouvant comprendre par quel miracle la reine était si bien servie.

Cette princesse rêvait incessamment aux moyens de pouvoir s'échapper. Elle communiqua son envie à la bonne Grenouille, qui lui dit:

«Madame, permettez-moi avant toutes choses, que je consulte mon petit chaperon, et nous agirons ensuite selon ses conseils.»

Elle le prit, l'ayant mis sur un fétu, elle brûla devant quelques brins de genièvre, des câpres et deux petits pois verts; elle coassa cinq fois, puis la cérémonie finie, remettant le chaperon de roses, elle commença de parler comme un oracle.

«Le destin, maître de tout, dit-elle, vous défend de sortir de ces lieux; vous y aurez une princesse plus belle que la mère des amours; ne vous mettez point en peine du reste, le temps seul peut vous soulager.»

La reine baissa les yeux, quelques larmes en tombèrent mais elle prit la résolution de croire son amie.

«Tout au moins, lui dit-elle, ne m'abandonnez pas; soyez à mes couches, puisque je suis condamnée à les faire ici.»

L'honnête Grenouille s'engagea d'être sa Lucine, et la consola le mieux qu'elle put.

Mais il est temps de parler du roi. Pendant que ses ennemis le tenaient assiégé dans sa ville capitale, il ne pouvait envoyer sans cesse des courriers à la reine: cependant ayant fait plusieurs sorties, il les obligea de se retirer, et il ressentit bien moins le bonheur de cet événement, par rapport à lui, qu'à la chère reine, qu'il pouvait aller quérir sans crainte. Il ignorait son désastre, aucun de ses officiers n'avait osé l'en aller avertir. Ils avaient trouvé dans la forêt le chariot en pièces, les chevaux échappés, et toute la parure d'amazone qu'elle avait mise pour l'aller trouver.

Comme ils ne doutèrent point de sa mort, et qu'ils crurent qu'elle avait été dévorée, il ne fut question entre eux que de persuader au roi qu'elle était morte subitement. À ces funestes nouvelles, il pensa mourir lui-même de douleur; cheveux arrachés, larmes répandues, cris pitoyables, sanglots, soupirs, et autres menus droits du veuvage, rien ne fut épargné en cette occasion.

Après avoir passé plusieurs jours sans voir personne, et sans vouloir être vu, il retourna dans sa grande ville, traînant après lui un long deuil, qu'il portait mieux dans le cœur que dans ses habits. Tous les ambassadeurs des rois ses voisins vinrent le complimenter; et après les cérémonies qui sont inséparables de ces sortes de catastrophes, il s'attacha à donner du repos à ses sujets, en les exemptant de guerre, et leur procurant un grand commerce.

La reine ignorait toutes ces choses: le temps de ses couches arriva, elles furent très heureuses: le ciel lui donna une petite princesse, aussi belle que Grenouille l'avait prédit; elles la nommèrent Moufette, et la reine avec bien de la peine obtint permission de la fée Lionne de la nourrir; car elle avait grande envie de la manger, tant elle était féroce et barbare.

Moufette, la merveille de nos jours, avait déjà six mois; et la reine, en la regardant avec une tendresse mêlée de pitié, disait sans cesse:

«Ah! si le roi ton père te voyait, ma pauvre petite, qu'il aurait de joie, que tu lui serais chère! mais peut-être, dans ce même moment, qu'il commence à m'oublier; il nous croit ensevelies pour jamais dans les horreurs de la mort: peut-être, dis-je, qu'une autre occupe dans son cœur la place qu'il m'y avait donnée.»

Ces tristes réflexions lui coûtaient bien des larmes: la Grenouille qui l'aimait de bonne foi, la voyant pleurer ainsi, lui dit un jour:

«Si vous voulez, madame, j'irai trouver le roi votre époux; le voyage est long: je chemine lentement: mais enfin un peu plus tôt, ou un peu plus tard, j'espère arriver.»

Cette proposition ne pouvait être plus agréablement reçue qu'elle le fut; la reine joignit ses mains, et les fit même joindre à Moufette, pour marquer à madame la Grenouille l'obligation qu'elle lui aurait d'entreprendre un tel voyage. Elle l'assura que le roi n'en serait point ingrat:

«Mais continua-t-elle, de quelle utilité lui pourra être de me savoir dans ce triste séjour? Il lui sera impossible de m'en retirer.

—Madame, reprit la Grenouille, il faut laisser ce soin aux dieux, et faire de notre côté ce qui dépend de nous.»

Aussitôt elles se dirent adieu: la reine écrivit au roi avec son propre sang sur un petit morceau de linge, car elle n'avait ni encre, ni papier. Elle le priait de croire en toutes choses la vertueuse Grenouille qui l'allait informer de ses nouvelles.

Elle fut un an et quatre jours à monter les dix mille marches qu'il y avait depuis la plaine noire, où elle laissait la reine, jusqu'au monde, et elle demeura une autre année à faire faire son équipage, car elle était trop fière pour vouloir paraître dans une grande cour comme une méchante Grenouillette de marécages. Elle fit faire une litière assez grande pour mettre commodément deux œufs; elle était couverte toute d'écaille de tortue en dehors, doublée en peau de jeunes lézards; elle avait cinquante filles d'honneur; c'était de ces petites reines vertes qui sautillent dans les prés; chacune était montée sur un escargot, avec une selle à l'anglaise, la jambe sur l'arçon d'un air merveilleux; plusieurs rats d'eau, vêtus en pages, précédaient les limaçons, auxquels elle avait confié la garde de sa personne: enfin rien n'a jamais été si joli, surtout son chaperon de roses vermeilles, toujours fraîches et épanouies, lui seyait le mieux du monde. Elle était un peu coquette de son métier, cela l'avait obligée de mettre du rouge et des mouches; l'on dit même qu'elle était fardée, comme sont la plupart des dames de ce pays-là; mais la chose approfondie, l'on a trouvé que c'étaient ses ennemis qui en parlaient ainsi.

Elle demeura sept ans à faire son voyage, pendant lesquels la pauvre reine souffrit des maux et des peines inexprimables; et sans la belle Moufette qui la consolait, elle serait morte cent et cent fois. Cette merveilleuse petite créature n'ouvrait pas la bouche, et ne disait pas un mot qu'elle ne charmât sa mère; il n'était pas jusqu'à la fée Lionne qu'elle n'eût apprivoisée; et enfin au bout de six ans que la reine avait passés dans cet horrible séjour, elle voulut bien la mener à la chasse, à condition que tout ce qu'elle tuerait serait pour elle.

Quelle joie pour la pauvre reine de revoir le soleil! elle en avait si fort perdu l'habitude, qu'elle en pensa devenir aveugle. Pour Moufette, elle était si adroite, qu'à cinq ou six ans, rien n'échappait aux coups qu'elle tirait; par ce moyen, la mère et la fille adoucissaient un peu la férocité de la fée.

Grenouillette chemina par monts et par vaux, de jour et de nuit; enfin elle arriva proche de la ville capitale où le roi faisait son séjour; elle demeura surprise de ne voir partout que des danses et des festins; on riait, on chantait; et plus elle approchait de la ville, et plus elle trouvait de joie et de jubilation. Son équipage marécageux surprenait tout le monde: chacun la suivait; et la foule devint si grande lorsqu'elle entra dans la ville, qu'elle eut beaucoup de peine à parvenir jusqu'au palais; c'est en ce lieu que tout était dans la magnificence. Le roi, veuf depuis neuf ans, s'était enfin laissé fléchir aux prières de ses sujets; il allait se marier à une princesse moins belle à la vérité que sa femme, mais qui ne laissait pas d'être fort agréable.

La bonne Grenouille étant descendue de sa litière, entra chez le roi, suivie de tout son cortège. Elle n'eut pas besoin de demander audience: le monarque, sa fiancée et tous les princes avaient trop d'envie de savoir le sujet de sa venue pour l'interrompre:

«Sire, dit-elle, je ne sais si la nouvelle que je vous apporte vous donnera de la joie ou de la peine; les noces que vous êtes sur le point de faire, me persuadent votre infidélité pour la reine.

—Son souvenir m'est toujours cher, dit le roi (en versant quelques larmes qu'il ne put retenir): mais il faut que vous sachiez, gentille Grenouille, que les rois ne font pas toujours ce qu'ils veulent; il y a neuf ans que mes sujets me pressent de me remarier; je leur dois des héritiers: ainsi j'ai jeté les yeux sur cette jeune princesse qui me paraît toute charmante.

—Je ne vous conseille pas de l'épouser, car la polygamie est un cas pendable: la reine n'est pas morte; voici une lettre écrite de son sang, dont elle m'a chargée: vous avez une petite princesse, Moufette, qui est plus belle que tous les cieux ensemble.»

Le roi prit le chiffon où la reine avait griffonné quelques mots, il le baisa, il l'arrosa de ses larmes, il le fit voir à toute l'assemblée, disant qu'il reconnaissait fort bien le caractère de sa femme, il fit mille questions à la Grenouille, auxquelles elle répondit avec autant d'esprit que de vivacité. La princesse fiancée, et les ambassadeurs, chargés de voir célébrer son mariage, faisaient laide grimace:

«Comment, sire, dit le plus célèbre d'entre eux, pouvez-vous sur les paroles d'une crapaudine comme celle-ci, rompre un hymen si solennel? Cette écume de marécage a l'insolence de venir mentir à votre cour, et goûte le plaisir d'être écoutée!

—Monsieur l'ambassadeur, répliqua la Grenouille, sachez que je ne suis point écume de marécage, et puisqu'il faut ici étaler ma science, allons, fées et féos, paraissez.»

Toutes les grenouillettes, rats, escargots, lézards, et elle à leur tête parurent en effet; mais ils n'avaient plus la figure de ces vilains petits animaux, leur taille était haute et majestueuse, leur visage agréable, leurs yeux plus brillants que les étoiles, chacun portait une couronne de pierreries sur sa tête, et sur ses épaules un manteau royal, de velours doublé d'hermine, avec une longue queue, que des nains et des naines portaient. En même temps, voici des trompettes, timbales, hautbois et tambours qui percent les nues par leurs sons agréables et guerriers, toutes les fées et féos commencèrent un ballet si légèrement dansé, que la moindre gambade les élevait jusqu'à la voûte du salon. Le roi attentif et la future reine n'étaient pas moins surpris l'un que l'autre, quand ils virent tout d'un coup ces honorables baladins métamorphosés en fleurs, qui ne baladinaient pas moins, jasmins, jonquilles, violettes, œillets et tubéreuses, que lorsqu'ils étaient pourvus de jambes et de pieds. C'était un parterre animé, dont tous les mouvements réjouissaient autant l'odorat que la vue.

Un instant après, les fleurs disparurent; plusieurs fontaines prirent leurs places; elles s'élevaient rapidement, et retombaient dans un large canal qui se forma au pied du château; il était couvert de petites galères peintes et dorées, si jolies et si galantes, que la princesse convia ses ambassadeurs d'y entrer avec elle pour s'y promener. Ils le voulurent bien, comprenant que tout cela n'était qu'un jeu qui se terminerait par d'heureuses noces.

Dès qu'ils furent embarqués, la galère, le fleuve et toutes les fontaines disparurent; les grenouilles redevinrent grenouilles. Le roi demanda où était sa princesse; la Grenouille repartit:

«Sire, vous n'en devez point avoir d'autre que la reine votre épouse: si j'étais moins de ses amies, je ne me mettrais pas en peine du mariage que vous étiez sur le point de faire; mais elle a tant de mérite, et votre fille Moufette est si aimable, que vous ne devez pas perdre un moment à tâcher de les délivrer.

—Je vous avoue, madame la Grenouille, dit le roi, que si je ne croyais pas ma femme morte, il n'y a rien au monde que je ne fisse pour la ravoir.

—Après les merveilles que j'ai faites devant vous, répliqua-t-elle, il me semble que vous devriez être persuadé de ce que je vous dis: laissez votre royaume avec de bons ordres, et ne différez pas à partir. Voici une bague qui vous fournira les moyens de voir la reine, et de parler à la fée Lionne, quoiqu'elle soit la plus terrible créature qui soit au monde.»

Le roi ne voyant plus la princesse qui lui était destinée, sentit que sa passion pour elle s'affaiblissait fort, et qu'au contraire, celle qu'il avait eue pour la reine prenait de nouvelles forces.

Il partit sans vouloir être accompagné de personne, et fît des présents très considérables à la Grenouille:

«Ne vous découragez point, lui dit-elle, vous aurez de terribles difficultés à surmonter; mais j'espère que vous réussirez dans ce que vous souhaitez.»

Le roi, consolé par ces promesses, ne prit point d'autres guides que sa bague pour aller trouver sa chère reine. À mesure que Moufette grandissait, sa beauté se perfectionnait si fort, que tous les monstres du lac de vif-argent en devinrent amoureux; l'on voyait des dragons d'une figure épouvantable, qui venaient ramper à ses pieds. Bien qu'elle les eût toujours vus, ses beaux yeux ne pouvaient s'y accoutumer, elle fuyait et se cachait entre les bras de sa mère.

«Serons-nous longtemps ici? lui disait-elle. Nos malheurs ne finiront-ils point?»

La reine lui donnait de bonnes espérances pour la consoler; mais dans le fond elle n'en avait aucune; l'éloignement de la Grenouille, son profond silence, tant de temps passé sans avoir aucunes nouvelles du roi; tout cela, dis-je, l'affligeait à l'excès.

La fée Lionne s'accoutuma peu à peu à les mener à la chasse; elle était friande; elle aimait le gibier qu'elles lui tuaient, et pour toute récompense, elle leur en donnait les pieds ou la tête; mais c'était même beaucoup de leur permettre de revoir encore la lumière du jour.

Cette fée prenait la figure d'une lionne; la reine ou sa fille s'asseyaient sur elle, et couraient ainsi les forêts.

Le roi, conduit par sa bague, s'étant arrêté dans une forêt, les vit passer comme un trait qu'on décoche; il n'en fût pas aperçu; mais voulant les suivre, elles disparurent absolument à ses yeux.

Malgré les continuelles peines de la reine, sa beauté ne s'était point altérée; elle lui parut plus aimable que jamais. Tous ses feux se rallumèrent et ne doutant pas que la jeune princesse qui était avec elle, ne fût sa chère Moufette, il résolut de périr mille fois, plutôt que d'abandonner le dessein de les ravoir.

L'officieuse bague le conduisit dans l'obscur séjour où était la reine depuis tant d'années: il n'était pas médiocrement surpris de descendre jusqu'au fond de la terre; mais tout ce qu'il y vit l'étonna bien davantage. La fée Lionne qui n'ignorait rien, savait le jour et l'heure qu'il devait arriver: que n'aurait-elle pas fait pour que le destin d'intelligence avec elle en eût ordonné autrement? Mais elle résolut au moins de combattre son pouvoir de tout le sien.

Elle bâtit au milieu du lac de vif-argent un palais de cristal, qui voguait comme l'onde; elle y renferma la pauvre reine et sa fille; ensuite elle harangua tous les monstres qui étaient amoureux de Moufette:

«Vous perdrez cette belle princesse, leur dit-elle, si vous ne vous intéressez avec moi à la défendre contre un chevalier qui vient pour l'enlever.»

Les monstres promirent de ne rien négliger de ce qu'ils pouvaient faire; ils entourèrent le palais de cristal; les plus légers se placèrent sur le toit et sur les murs; les autres aux portes, et le reste dans le lac.

Le roi étant conseillé par sa fidèle bague, fut d'abord à la caverne de la fée; elle l'attendait sous sa figure de Lionne. Dès qu'il parut, elle se jeta sur lui: il mit l'épée à la main avec une valeur qu'elle n'avait pas prévue; et comme elle allongeait sa patte pour le terrasser, il la lui coupa à la jointure, c'était justement au coude. Elle poussa un grand cri, et tomba; il s'approcha d'elle, il lui mit le pied sur la gorge, il lui jura par sa foi qu'il l'allait tuer; et malgré son invulnérable furie, elle ne laissa pas d'avoir peur.

«Que me veux-tu, lui dit-elle, que me demandes-tu?

—Je veux te punir, répliqua-t-il fièrement, d'avoir enlevé ma femme; et je veux t'obliger à me la rendre, ou je t'étranglerai tout à l'heure.

—Jette les yeux sur ce lac, dit-elle, vois si elle est en mon pouvoir.»

Le roi regarda du côté qu'elle lui montrait, il vit la reine et sa fille dans le château de cristal, qui voguait sans rames et sans gouvernail comme une galère sur le vif-argent.

Il pensa mourir de joie et de douleur: il les appela de toute sa force, et il en fut entendu; mais où les joindre? Pendant qu'il en cherchait le moyen, la fée Lionne disparut.

Il courait le long des bords du lac: quand il était d'un côté prêt à joindre le palais transparent, il s'éloignait d'une vitesse épouvantable; et ses espérances étaient toujours ainsi déçues. La reine qui craignait qu'à la fin il ne se lassât, lui criait de ne point perdre courage, que la fée Lionne voulait le fatiguer; mais qu'un véritable amour ne peut être rebuté par aucunes difficultés. Là-dessus, elle et Moufette lui tendaient les mains, prenaient des manières suppliantes. À cette vue, le roi se sentait pénétré de nouveaux traits; il élevait la voix; il jurait par le Styx et l'Achéron, de passer plutôt le reste de sa vie dans ces tristes lieux, que d'en partir sans elles.

Il fallait qu'il fût doué d'une grande persévérance: il passait aussi mal son temps que roi du monde; la terre, pleine de ronces et couverte d'épines, lui servait de lit; il ne mangeait que des fruits sauvages, plus amers que du fiel, et il avait sans cesse des combats à soutenir contre les monstres du lac. Un mari qui tient cette conduite pour ravoir sa femme, est assurément du temps des fées, et son procédé marque assez l'époque de mon conte.

Trois années s'écoulèrent sans que le roi eût lieu de se promettre aucuns avantages; il était presque désespéré; il prit cent fois la résolution de se jeter dans le lac; et il l'aurait fait, s'il avait pu envisager ce dernier coup comme un remède aux peines de la reine et de la princesse. Il courait à son ordinaire, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, lorsqu'un dragon affreux l'appela, et lui dit:

«Si vous voulez me jurer par votre couronne et par votre sceptre, par votre manteau royal, par votre femme et votre fille, de me donner un certain morceau à manger, dont je suis friand, et que je vous demanderai lorsque j'en aurai envie, je vais vous prendre sur mes ailes, et malgré tous les monstres qui couvrent ce lac, et qui gardent ce château de cristal, je vous promets que nous retirerons la reine et la princesse Moufette.»

«Ah! cher dragon de mon âme, s'écria le roi, je vous jure, et à toute votre dragonienne espèce, que je vous donnerai à manger tout votre saoul, et que je resterai à jamais votre petit serviteur.

—Ne vous engagez pas, répliqua le dragon, si vous n'avez envie de me tenir parole; car il arriverait des malheurs si grands, que vous vous en souviendriez le reste de votre vie.»

Le roi redoubla ses protestations; il mourait d'impatience de délivrer sa chère reine; il monta sur le dos du dragon, comme il aurait fait sur le plus beau cheval du monde: en même temps les monstres vinrent au-devant de lui pour l'arrêter au passage, ils se battent, l'on n'entend que le sifflement aigu des serpents, l'on ne voit que du feu, le soufre et le salpêtre tombent pêle-mêle: enfin le roi arrive au château; les efforts s'y renouvellent; chauves-souris, hiboux, corbeaux, tout lui en défend l'entrée; mais le dragon avec ses griffes, ses dents et sa queue, mettait en pièces les plus hardis. La reine de son côté qui voyait cette grande bataille, casse ses murs à coup de pieds, et des morceaux, elle en fait des armes pour aider à son cher époux; ils furent enfin victorieux, ils se joignirent, et l'enchantement s'acheva par un coup de tonnerre qui tomba dans le lac, et qui le tarit.

L'officieux dragon était disparu comme tous les autres; et sans que le roi pût deviner par quel moyen il avait été transporté dans sa ville capitale, il s'y trouva avec la reine et Moufette, assis dans un salon magnifique, vis-à-vis d'une table délicieusement servie. Il n'a jamais été un étonnement pareil au leur, ni une plus grande joie. Tous leurs sujets accoururent pour voir leur souveraine et la jeune princesse, qui, par une suite de prodiges, était si superbement vêtue, qu'on avait peine à soutenir l'éclat de ses pierreries.

Il est aisé d'imaginer que tous les plaisirs occupèrent cette belle cour: l'on y faisait des mascarades, des courses de bagues, des tournois, qui attiraient les plus grands princes du monde; et les beaux yeux de Moufette les arrêtaient tous. Entre ceux qui parurent les mieux faits et les plus adroits, le prince Moufy emporta partout l'avantage; l'on n'entendait que des applaudissements; chacun l'admirait, et la jeune Moufette, qui avait été jusqu'alors avec les serpents et les dragons du lac, ne put s'empêcher de rendre justice au mérite de Moufy; il ne se passait aucun jour, sans qu'il fît des galanteries nouvelles pour lui plaire, car il l'aimait passionnément; et s'étant mis sur les rangs pour établir ses prétentions, il fit connaître au roi et à la reine que sa principauté était d'une beauté et d'une étendue qui méritait bien une attention particulière.

Le roi lui dit que Moufette était maîtresse de se choisir un mari, et qu'il ne la voulait contraindre en rien, qu'il travaillât à lui plaire, que c'était l'unique moyen d'être heureux. Le prince fut ravi de cette réponse, il avait connu en plusieurs rencontres qu'il ne lui était pas indifférent; et s'en étant enfin expliqué avec elle, elle lui dit que s'il n'était pas son époux, elle n'en aurait jamais d'autre. Moufy, transporté de joie, se jeta à ses pieds, et la conjura dans les termes les plus tendres, de se souvenir de la parole qu'elle lui donnait.

Il courut aussitôt dans l'appartement du roi et de la reine; il leur rendit compte des progrès que son amour avait fait sur Moufette, et les supplia de ne plus différer son bonheur. Ils y consentirent avec plaisir. Le prince Moufy avait de si grandes qualités, qu'il semblait être seul digne de posséder la merveilleuse Moufette. Le roi voulut bien les fiancer avant qu'il retournât à Moufy, où il était obligé d'aller donner des ordres pour son mariage; mais il ne serait plutôt jamais parti, que de s'en aller sans des assurances certaines d'être heureux à son retour. La princesse Moufette ne put lui dire adieu sans répandre beaucoup de larmes; elle avait je ne sais quels pressentiments qui l'affligeaient; et la reine voyant le prince accablé de douleur, lui donna le portrait de sa fille, le priant, pour l'amour d'eux tous, que l'entrée qu'il allait ordonner ne fût plutôt pas si magnifique, et qu'il tardât moins à revenir. Il lui dit:

«Madame, je n'ai jamais tant pris de plaisir à vous obéir, que j'en aurai dans cette occasion; mon cœur y est trop intéressé pour que je néglige ce qui peut me rendre heureux.»

Il partit en poste; et la princesse Moufette en attendant son retour, s'occupait de la musique et des instruments qu'elle avait appris à toucher depuis quelques mois, et dont elle s'acquittait merveilleusement bien. Un jour qu'elle était dans la chambre de la reine, le roi y entra, le visage tout couvert de larmes, et prenant sa fille entre ses bras:

«Ô! mon enfant, s'écria-t-il. Ô! père infortuné! Ô! malheureux roi!»

Il n'en put dire davantage: les soupirs coupèrent le fil de sa voix; la reine et la princesse épouvantées, lui demandèrent ce qu'il avait; enfin il leur dit qu'il venait d'arriver un géant d'une grandeur démesurée, qui se disait ambassadeur du dragon du lac, lequel, suivant la promesse qu'il avait exigée du roi pour lui aider à combattre et à vaincre les monstres, venait demander la princesse Moufette, afin de la manger en pâté; qu'il s'était engagé par des serments épouvantables de lui donner tout ce qu'il voudrait; et en ce temps-là, on ne savait pas manquer à sa parole.

La reine, entendant ces tristes nouvelles, poussa des cris affreux, elle serra la princesse entre ses bras:

«L'on m'arracherait plutôt la vie, dit-elle, que de me résoudre à livrer ma fille à ce monstre; qu'il prenne notre royaume et tout ce que nous possédons. Père dénaturé, pourriez-vous donner les mains à une si grande barbarie? Quoi! mon enfant serait mis en pâte! Ha! je n'en peux soutenir la pensée: envoyez-moi ce barbare ambassadeur; peut-être que mon affliction le touchera.»

Le roi ne répliqua rien: il fut parler au géant, et l'amena ensuite à la reine, qui se jeta à ses pieds, elle et sa fille le conjurant d'avoir pitié d'elles, et de persuader au dragon de prendre tout ce qu'elles avaient, et de sauver la vie à Moufette; mais il leur répondit que cela ne dépendait point du tout de lui, et que le dragon était trop opiniâtre et trop friand; que lorsqu'il avait en tête de manger quelque bon morceau, tous les dieux ensemble ne lui en ôteraient pas l'envie; qu'il leur conseillait en ami, de faire la chose de bonne grâce, parce qu'il en pourrait encore arriver de plus grands malheurs. À ces mots la reine s'évanouit, et la princesse en aurait fait autant, s'il n'eût fallu qu'elle secourût sa mère.

Ces tristes nouvelles furent à peine répandues dans le palais, que toute la ville le sut, et l'on n'entendait que des pleurs et des gémissements, car Moufette était adorée. Le roi ne pouvait se résoudre à la donner au géant; et le géant, qui avait déjà attendu plusieurs jours, commençait à se lasser, et menaçait d'une manière terrible. Cependant le roi et la reine disaient:

«Que peut-il nous arriver de pis? Quand le dragon du lac viendrait nous dévorer nous ne serions pas plus affligés; si l'on met notre Moufette en pâte, nous sommes perdus.»

Là-dessus le géant leur dit qu'il avait reçu des nouvelles de son maître, et que si la princesse voulait épouser un neveu qu'il avait, il consentait à la laisser vivre; qu'au reste, ce neveu était beau et bien fait, qu'il était prince, et qu'elle pourrait vivre fort contente avec lui.

Cette proposition adoucit un peu la douleur de leurs majestés; la reine parla à la princesse, mais elle la trouva beaucoup plus éloignée de ce mariage que de la mort:

«Je ne suis point capable, lui dit-elle, madame, de conserver ma vie par une infidélité, vous m'avez promise au prince Moufy, je ne serai jamais à d'autre: laissez-moi mourir: la fin de ma vie assurera le repos de la vôtre.»

Le roi survint: il dit à sa fille tout ce que la plus forte tendresse peut faire imaginer: elle demeura ferme dans ses sentiments; et pour conclusion, il fut résolu de la conduire sur le haut d'une montagne où le dragon du lac la devait venir prendre.

L'on prépara tout pour ce triste sacrifice; jamais ceux d'Iphigénie et de Psyché n'ont été si lugubres: l'on ne voyait que des habits noirs, des visages pâles et consternés. Quatre cents jeunes filles de la première qualité s'habillèrent de longs habits blancs, et se couronnèrent de cyprès pour l'accompagner: on la portait dans une litière de velours noir découverte, afin que tout le monde vît ce chef-d'œuvre des dieux; ses cheveux étaient épars sur ses épaules, rattachés de crêpes, et la couronne qu'elle avait sur sa tête était de jasmins, mêlés de quelques soucis. Elle ne paraissait touchée que de la douleur du roi et de la reine qui la suivaient accablés de la plus profonde tristesse: le géant, armé de toutes pièces, marchait à côté de la litière où était la princesse; et la regardant d'un œil avide, il semblait qu'il était assuré d'en manger sa part; l'air retentissait de soupirs et de sanglots; le chemin était inondé des larmes que l'on répandait.

«Ha! Grenouille, Grenouille, s'écriait la reine, vous m'avez bien abandonnée! hélas, pourquoi me donniez-vous votre secours dans la sombre plaine, puisque vous me le déniez à présent? Que je serais heureuse d'être morte alors! je ne verrais pas aujourd'hui toutes mes espérances déçues! je ne verrais pas, dis-je, ma chère Moufette sur le point d'être dévorée.»

Pendant qu'elle faisait ces plaintes, l'on avançait toujours, quelque lentement qu'on marchât; et enfin l'on se trouva au haut de la fatale montagne. En ce lieu, les cris et les regrets redoublèrent d'une telle force, qu'il n'a jamais rien été de si lamentable; le géant convia tout le monde de faire ses adieux et de se retirer. Il fallait bien le faire, car en ce temps-là on était fort simple, et on ne cherchait des remèdes à rien.

Le roi et la reine s'étant éloignés, montèrent sur une autre montagne avec toute leur cour, parce qu'ils pouvaient voir de là ce qui allait arriver à la princesse; et en effet ils ne restèrent pas longtemps sans apercevoir en l'air un dragon qui avait près d'une demi-lieue de long, bien qu'il eût six grandes ailes, il ne pouvait presque voler, tant son corps était pesant, tout couvert de grosses écailles bleues, et de longs dards enflammés; sa queue faisait cinquante tours et demi; chacune de ses griffes était de la grandeur d'un moulin à vent, et l'on voyait dans sa gueule béante trois rangs de dents aussi longues que celles d'un éléphant.

Mais pendant qu'il s'avançait peu à peu, la chère et fidèle Grenouille, montée sur un épervier, vola rapidement vers le prince Moufy. Elle avait son chaperon de roses; et quoiqu'il fût enfermé dans son cabinet, elle y entra sans clé:

«Que faites-vous ici, amant infortuné? lui dit-elle. Vous rêvez aux beautés de Moufette, qui est dans ce moment exposée à la plus rigoureuse catastrophe: voici donc une feuille de rose, en soufflant dessus, j'en fais un cheval rare, comme vous allez voir.»

Il parut aussitôt un cheval tout vert; il avait douze pieds et trois têtes; l'une jetait du feu, l'autre des bombes, et l'autre des boulets de canon. Elle lui donna une épée qui avait dix-huit aunes de long, et qui était plus légère qu'une plume; elle le revêtit d'un seul diamant, dans lequel il entra comme dans un habit, et bien qu'il fût plus dur qu'un rocher, il était si maniable, qu'il ne le gênait en rien:

«Partez, lui dit-elle, courez, volez à la défense de ce que vous aimez; le cheval vert que je vous donne, vous mènera où elle est; quand vous l'aurez délivrée, faites-lui entendre la part que j'y ai.»

«Généreuse fée, s'écria le prince, je ne puis à présent vous témoigner toute ma reconnaissance; mais je me déclare pour jamais votre esclave très fidèle.»

Il monta sur le cheval aux trois têtes, aussitôt il se mit à galoper avec ses douze pieds, et faisait plus de diligence que trois des meilleurs chevaux, de sorte qu'il arriva en peu de temps au haut de la montagne, où il vit sa chère princesse toute seule, et l'affreux dragon qui s'en approchait lentement. Le cheval vert se mit à jeter du feu, des bombes et des boulets de canon, qui ne surprirent pas médiocrement le monstre; il reçut vingt coups de ces boulets dans la gorge, qui entamèrent un peu les écailles; et les bombes lui crevèrent un œil. Il devint furieux, et voulut se jeter sur le prince; mais l'épée de dix-huit aunes était d'une si bonne trempe, qu'il la maniait comme il voulait, la lui enfonçant quelquefois jusqu'à la garde, ou s'en servant comme d'un fouet. Le prince n'aurait pas laissé de sentir l'effort de ses griffes, sans l'habit de diamant qui était impénétrable.

Moufette l'avait reconnu de fort loin, car le diamant qui le couvrait était fort brillant et clair, de sorte qu'elle fut saisie de la plus mortelle appréhension dont une maîtresse puisse être capable; mais le roi et la reine commencèrent à sentir dans leur cœur quelques rayons d'espérance, car il était fort extraordinaire de voir un cheval à trois têtes, à douze pieds, qui jetait feu et flammes et un prince dans un étui de diamants, armé d'une épée formidable, venir dans un moment si nécessaire, et combattre avec tant de valeur. Le roi mit son chapeau sur sa canne, et la reine attacha son mouchoir au bout d'un bâton, pour faire des signes au prince, et l'encourager. Toute leur suite en fit autant. En vérité, il n'en avait pas besoin, son cœur tout seul et le péril où il voyait sa maîtresse, suffisaient pour l'animer.

Quels efforts ne fit-il point! la terre était couverte des dards, des griffes, des cornes, des ailes et des écailles du dragon; son sang coulait par mille endroits; il était tout bleu, et celui du cheval tout vert; ce qui faisait une nuance singulière sur la terre. Le prince tomba cinq fois, il se releva toujours, il prenait son temps pour remonter sur son cheval, et puis c'était des canonnades et des feux grégeois qui n'ont jamais rien eu de semblable: enfin le dragon perdit ses forces, il tomba, et le prince lui donna un coup dans le ventre qui lui fit une épouvantable blessure; mais, ce qu'on aura peine à croire, et qui est pourtant aussi vrai que le reste du conte, c'est qu'il sortit par cette large blessure, un prince le plus beau et le plus charmant que l'on ait jamais vu; son habit était de velours bleu à fond d'or, tout brodé de perles; il avait sur la tête un petit morion à la grecque, ombragé de plumes blanches. Il accourut les bras ouverts, embrassant le prince Moufy:

«Que ne vous dois-je pas mon généreux libérateur! lui dit-il; vous venez de me délivrer de la plus affreuse prison où jamais un souverain puisse être renfermé: j'y avais été condamné par la fée Lionne: il y a seize ans que j'y languis; et son pouvoir était tel, que malgré ma propre volonté, elle me forçait à dévorer cette belle princesse: menez-moi à ses pieds, pour que je lui explique mon malheur.»

Le prince Moufy, surpris et charmé d'une aventure si étonnante, ne voulut céder en rien aux civilités de ce prince; ils se hâtèrent de joindre la belle Moufette, qui rendait de son côté mille grâces aux dieux pour un bonheur si inespéré. Le roi, la reine et toute la cour étaient déjà auprès d'elle; chacun parlait à la fois, personne ne s'entendait, l'on pleurait presque autant de joie, que l'on avait pleuré de douleur. Enfin pour que rien ne manquât à la fête, la bonne Grenouille parut en l'air, montée sur un épervier qui avait des sonnettes d'or aux pieds. Lorsqu'on entendit drelin dindin, chacun leva les yeux; l'on vit briller le chaperon de roses comme un soleil, et la Grenouille était aussi belle que l'aurore. La reine s'avança vers elle, et la prit par une de ses petites pattes; aussitôt la sage Grenouille se métamorphosa, et parut comme une grande reine; son visage était le plus agréable du monde:

«Je viens, s'écria-t-elle, pour couronner la fidélité de la princesse Moufette, elle a mieux aimé exposer sa vie, que de changer; cet exemple est rare dans le siècle où nous sommes, mais il le sera bien davantage dans les siècles à venir.»

Elle prit aussitôt deux couronnes de myrtes qu'elle mit sur la tête des deux amants qui s'aimaient, et frappant trois coups de sa baguette, l'on vit que tous les os du dragon s'élevèrent pour former un arc de triomphe, en mémoire de la grande aventure qui venait de se passer.

Ensuite cette belle et nombreuse troupe s'achemina vers la ville, chantant hymen et hyménée, avec autant de gaieté, qu'ils avaient célébré tristement le sacrifice de la princesse.

Ses noces ne furent différées que jusqu'au lendemain; il est aisé de juger de la joie qui les accompagna.

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