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Correspondance: Les lettres et les arts

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The Project Gutenberg eBook of Correspondance: Les lettres et les arts

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Title: Correspondance: Les lettres et les arts

Author: Émile Zola

Release date: February 21, 2018 [eBook #56622]

Language: French

Credits: Produced by Madeleine Fournier. Images provided by The Internet Archive.

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CORRESPONDANCE: LES LETTRES ET LES ARTS ***

CORRESPONDANCE

—LES LETTRES ET LES ARTS—


ÉMILE ZOLA

CORRESPONDANCE

—LES LETTRES ET LES ARTS—


TROISIÈME MILLE


PARIS

BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, rue de grenelle, 11


1908

Tous droits réservés.


IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:

15 exemplaires numérotés sur papier du Japon

50 exemplaires numérotés sur papier de Hollande.


AVIS DE L'ÉDITEUR

La Correspondance d'Émile Zola est publiée en trois parties distinctes:

La première, qui forme la matière du premier volume, comprend les lettres de jeunesse, celles que l'écrivain, alors à ses débuts, écrivait à trois de ses amis et condisciples;

Les lettres touchant à des questions littéraires ou artistiques et adressées pour la plupart à des confrères font l'objet du présent volume;

Le troisième volume contiendra exclusivement des lettres relatives à l'Affaire Dreyfus.

E. F.


CORRESPONDANCE

—LES LETTRES ET LES ARTS—


LETTRES A ANTONY VALABRÈGUE


Les lettres qu'on va lire ont été écrites par Émile Zola au début de sa carrière. Il avait noué des relations d'amitié, à Aix-en-Provence, avec le poète Antony Valabrègue, âgé alors de dix-neuf ans et qui faisait ses premiers essais dans la littérature. Celui-ci venait de temps à autre à Paris, avant d'y être fixé définitivement, et, dans l'intervalle de ces voyages, une correspondance s'échangea entre les deux jeunes gens.

Zola, de quelques années plus âgé que son ami, lui raconte ses premiers succès, lui fait part de ses projets et de ses théories littéraires, lui parle de ses découragements et de ses espérances, et cherche à lui faire partager ses idées, tout en donnant au débutant des conseils et des avis.

Le romancier appelle son ami à Paris, auprès de lui. Il voudrait l'entraîner dans la mêlée littéraire; mais l'esprit contemplatif du jeune homme n'était pas porté vers le roman; son tempérament le dirigea vers la critique littéraire, et plus tard, vers la critique d'art où il se fit rapidement un nom, tout en restant poète jusqu'à sa dernière heure.

M. Emile Blémont, dans la préface qu'il a écrite pour le volume des poésies posthumes d'Antony Valabrègue paru en 1902—l'Amour des Bois et des Champs,—cite quelques passages de cette correspondance, dans lesquels Émile Zola envoie des appels pressants à son ami resté à Aix.

Les lettres que nous publions, dans ce chapitre à part, ont été écrites d'une façon suivie de 1864 à 1867. A ce moment, Antony Valabrègue s'installa à Paris, et débuta avec des vers dans L'Artiste, dirigé par Arsène Houssaye, à qui Zola l'avait très chaudement recommandé. A cette époque les deux amis se voyaient fréquemment, et la correspondance cessa naturellement.

La guerre dispersa les uns et les autres. Émile Zola, à qui le médecin avait conseillé de conduire sa femme dans le Midi, se décida à quitter Paris pour aller installer sa mère et sa femme près de Marseille, chez des amis; quand il voulut revenir, c'était impossible, Paris était bloqué. Il resta donc à Marseille et y fonda, pour occuper ses loisirs forcés, un journal: La Marseillaise. Antony Valabrègue fut incorporé dans la garde mobile des Bouches-du-Rhône. Quelques lettres furent échangées de Bordeaux, en 1871, où les deux amis se rejoignirent après l'armistice.

Les années suivantes ne nous donnent plus que de courts billets sans intérêt littéraire, mais qui témoignent que l'amitié des années de début s'est toujours conservée chez les deux écrivains.


I

Paris, le 21 avril 1864.

Mon cher Valabrègue,

Je vous écris au courant de la plume, en homme pressé, non pas que j'aie beaucoup de besogne en ce moment, mais je suis tellement paresseux que je me hâte toujours de terminer le travail commencé, pour ne plus rien faire ensuite.

Parlons de moi. Voilà un sujet intarissable et sur lequel j'ai au moins le mérite d'écrire en toute science. Vous me demandez si je n'ai plus d'ennuis chez M. Hachette. La question est délicate. A vous dire vrai, la réponse m'embarrasse. Je ne sais pas bien moi-même jusqu'à quel point j'ai le droit de me plaindre; la grande sagesse serait assurément d'avoir une belle indifférence pour les menus détails et de vivre en pensée où il me plairait. J'essaye d'avoir cette sagesse; je suis souvent en Provence, souvent au delà des mers, plus souvent encore au delà des étoiles; ce qui me permet de n'être presque jamais à mon bureau. Permettez-moi donc de ne pas répondre à votre première question; je m'ennuierais certainement à la librairie, si j'avais toujours conscience de m'y trouver.—Vous me demandez ensuite si j'ai des nouvelles des Jeux-Floraux. D'excellentes: aucune de mes pièces n'est couronnée. Qu'allais-je faire dans cette galère? Me voilà dans une fâcheuse position: je ne puis plus me moquer de cette Académie. Il y a vraiment un peu d'enfantillage dans mon caractère; il est indigne d'un homme ayant en littérature des opinions bien arrêtées de sacrifier bêtement à la gloriole. C'est ce que j'ai fait, et je me trouve puni par mes propres reproches. Je crois que mes deux pièces de vers ont été préalablement jetées au panier, sans même être admises au concours; elles auront effarouché les pudiques mainteneurs chargés de maintenir, dans l'intérêt général, les bonnes mœurs et les bonnes chevilles. Dieu leur soit en aide dans cette noble tâche.—Vous me demandez encore si la transcription de mes Contes avance. Je n'ai pas recopié une seule ligne, et je ne sais quand je commencerai cette besogne. Je voudrais vous bien faire comprendre ma façon d'agir envers mes manuscrits. Tant qu'ils sont sur le métier, j'y songe avec amour, je rêve de les recopier sur du beau papier, très lisiblement; ce sont des enfants adorés, pour lesquels je prépare les plus riches trousseaux du monde. Ils naissent peu à peu, ils vivent enfin. Alors se passe en moi un singulier phénomène. L'enfant me paraît rachitique, sans grâce aucune; un invincible dégoût me prend, et je laisse de côté ce qui m'a coûté tant de travail, pour songer à une œuvre nouvelle.—J'ai une meilleure excuse à vous donner de ma paresse. Les conférences de la rue de la Paix m'occupent au point que je ne dispose plus que d'une seule soirée par semaine. J'ai dû rendre compte, successivement, des études les plus diverses: Chopin, Gil-Blas de Lesage, le Peuple dans Shakespeare et dans Aristophane, les Caractères de La Bruyère, l'Amour de Michelet, Molière philosophe, etc. Une telle variété m'oblige à des lectures qui me prennent tout mon temps. Heureusement, ces conférences vont bientôt finir. Alors, sans doute, je me remettrai à travailler pour moi; mais il est fort possible que j'achève un roman commencé depuis deux ans, sans m'occuper davantage de mes Contes. Il s'agit d'avoir beaucoup d'œuvres dans son secrétaire; il est toujours temps de se mettre en communication avec les lecteurs.

Parlons de vous maintenant. Vous ne faites rien sous prétexte qu'il fait chaud. J'aimerais mieux plus de franchise. Quand on ne fait rien, c'est qu'on a envie de ne rien faire. Je vous gronde, car je crains pour vous la déplorable influence du milieu dans lequel vous vous trouvez. Vite, commencez quelque épopée en vingt-quatre chants, ou vous allez tout doucement vous endormir sans vous en apercevoir. Il n'y a qu'un rien du bâillement au sommeil, et vous semblez déjà bâiller terriblement. Vous savez que j'attends de vos vers; je vous forcerai bien à travailler en promettant de vous applaudir. Songez à toutes les belles choses que vous avez à faire.

Parlons des autres. Une demi-page, voilà qui est suffisant. Cézanne[1] a fait couper sa barbe et en a consacré les touffes sur l'autel de Vénus victorieuse. Baille[2] s'est fait arracher une dent hier soir; vous pourriez croire que c'est par pure précaution, pour ne plus mordre au sang; mais je vous dois la vérité: cette dent le faisait beaucoup souffrir. Tous deux, Baille et Cézanne, Cézanne et Baille, vous serrent les mains vigoureusement. Si vous voyez Marguery[3], dites-lui donc qu'il me réponde. C'est très aimable à lui de m'avoir envoyé un exemplaire du Fils de Thésée; mais je ne le tiens pas quitte pour cela d'une lettre à laquelle j'ai certainement droit. J'aurai peu d'occasions, dans notre correspondance, de vous parler de ce que je viens d'appeler les autres. Les trois jeunes gens que j'ai nommés ne sont pas les autres et je leur demande bien pardon de les avoir ainsi traités; les autres, ce sont tous les imbéciles de ce bas monde, tous ceux qui n'existent pas pour moi. Que de vivants on pourrait enterrer!

Pardon de vous avoir conté si mal des nouvelles si peu intéressantes. Écrivez-moi aussi souvent que vous voudrez.

Tout à vous.

Ma mère vous remercie de votre bon souvenir.


II

Paris, le 6 juillet 1864.

Mon cher Valabrègue,

J'ai un million de pardons à vous demander pour le long silence que j'ai gardé à votre égard. Je ne sais si vous me croirez: mais je n'ai pu vous répondre plus tôt, faute de temps, certains jours, faute de gaieté, certains autres. Il serait plus commode, je le sais, d'expliquer tout ceci par une bonne crise de paresse. Toutefois, ma paresse travailleuse, comme vous vous plaisez à appeler mon exactitude ordinaire, n'est certainement pour rien en cette occasion; je serai, si vous le voulez à toute force, un paresseux paresseux.

Vous voyez, d'ailleurs, que je ne regarde guère au travail. J'ai pris la plus grande feuille de papier que j'ai pu trouver dans mon tiroir, estimant qu'on doit, en littérature, infliger la peine du talion; quatre grandes pages de prose doivent être punies par quatre grandes pages de prose. Je vais donc emplir tranquillement mon papier, regardant à la quantité, et non à la qualité. Ce que je veux c'est m'acquitter, au courant de ma plume, d'une dette que le temps ne ferait que rendre plus lourde.

A vrai dire, je ne sais trop que vous conter. Je vais être obligé de répondre à votre bonne et excellente lettre qui m'égorge doucereusement d'un bout à l'autre. Il est peu décent, je le sais, qu'un auteur prenne sa défense lui-même. Mais, ma foi, quand on n'a personne sous la main qui puisse répondre pour vous, il est juste, il me semble, de ne pas se laisser attaquer sans crier. Je vais donc crier; pas trop fort, mais tout juste assez pour couvrir votre voix. Ainsi, je ne l'entendrai plus. Il est si doux de n'écouter que soi et d'avoir toujours raison! Voici donc ma critique. Et d'abord, permettez-moi de vous le dire, vous avez parlé contre moi avec moi: tout en disant ce que je disais moi-même, vous avez semblé ignorer que mon article renfermait précisément ce que vous l'accusiez d'omettre. Relisez-moi avec attention, et vous verrez que j'étais complètement de votre avis; car votre avis est né de ma prose. Je pense devoir, pour plus de clarté, résumer ici en deux lignes ce que j'ai dit en trois colonnes: Je crois qu'il y a dans l'étude de la nature, telle qu'elle est, une grande source de poésie; je crois qu'un poète, né avec un certain tempérament, pourra dans les siècles futurs trouver des effets nouveaux en s'adressant à des connaissances exactes; je ne nie pas, d'ailleurs, que le champ poétique ne soit immense, que des centaines de poètes ne puissent y tracer leurs sillons, chaque poète le sien, et qu'aucun ne ressemblera à celui que j'ai rêvé un instant de creuser; seulement, s'il existe mille genres de poésie, et si j'en invente un nouveau, vous ne pouvez, vous le défenseur de ces genres que je n'attaque pas, me blâmer d'avoir agrandi la carrière déjà si vaste, et me faire un crime de choisir un sentier plutôt qu'un autre. Vous dites que je ne vous ai pas convaincu. Mais je n'avais nullement pris à tâche de vous convaincre. J'ai causé simplement avec moi-même, devant le public, émettant mes idées, forçant peut-être un peu la note, pour mieux faire comprendre les beautés que je découvrais dans ce monde grandiose de la vérité. Ici j'arrive à votre premier reproche, celui du caractère trop personnel de mon article. Trop personnel! Bon Dieu! Voudriez-vous que j'aie l'opinion du voisin, ou même celle de toute une foule? On ne saurait être trop personnel. Ceux qui sont personnels se nomment Dante, Shakespeare, Rabelais, Molière, Hugo, etc. Ceux-là n'ont jamais consenti à parler au nom des autres; le moi emplit leurs œuvres. Je vous le demande, un écrivain peut-il écrire autre chose que: «Je pense ceci, je crois cela?» Un livre, un article, n'est jamais que l'opinion, que la pensée d'un seul; il y aurait tromperie à vouloir nous les donner comme n'étant écrits par personne, et dès qu'ils ont quelqu'un pour auteur, nous devons voir ce quelqu'un, l'entendre rire et pleurer, le suivre dans sa raison et dans sa folie. Ce que nous cherchons dans une œuvre, c'est un homme.

Heureux ceux que l'on retrouve sous la lettre écrite, car ceux-là, ce sont ceux qui ont un visage connu et aimé. Allez, dites «moi» sans crainte; le jour où votre moi deviendra célèbre, ce sera le moi de toute une foule.—Pour y revenir, oui certes, mon article est personnel, et c'est justement ce qui réduit à néant votre seconde critique. Si mon article est personnel, comment peut-il, ainsi que vous avez l'air de le craindre, menacer la liberté de toute la tribu poétique?

Au même instant où vous m'accusez d'être sujet à contradictions, vous ne vous apercevez pas que vous me blâmez à la fois de parler en mon nom et pour moi seul, et d'imposer à tous un genre de poésie qui n'existe encore que dans ma tête.

Je m'arrête, mon cher ami, et je déchirerais cette lettre si elle n'était si avancée. Êtes-vous bien convaincu, au moins, que nous avons raison tous les deux? Allez, je fais bon marché de vos arguments, je céderais volontiers les miens pour deux sous. Si Marguery veut acheter ma cause, au prix indiqué, je la lui cède et lui conseille de la défendre honnêtement au nom de la morale et du bien public. Mon grand poème est à l'état de fœtus, dans le plus profond de mes tiroirs; de longtemps il ne verra le jour; et vraiment, je crains fort, si je discourais davantage, que l'ingrat ne m'en ait aucune reconnaissance. Vous savez ce que je vous criais du seuil de ma porte, lorsque vous étiez déjà au premier étage: «Des œuvres! des œuvres!»

Maintenant que je me suis défendu, si j'avais quelque méchanceté, je vous attaquerais. L'envie ne m'en manque pas; mais Baille n'est plus là pour me prêter main-forte. Je préfère lâchement vous flatter. Vous me dites avoir écrit deux cents vers, et vous ne m'en envoyez pas un seul; vous perdez au moins, en agissant ainsi, sept à huit grammes d'encens, qui auraient fait les délices de votre nez. Mais je puis, sans m'aventurer, vous complimenter de votre robuste constitution poétique qui résiste à la bêtise de la planète où vous vivez; rimer à Aix, c'est avoir chaud en Laponie et respirer à l'aise aux tropiques... Vous vous isolez, et vous agissez sagement. Je vous attends à votre prochain voyage; et vous savez que pour mériter mon approbation, il faut que vous m'apportiez au moins un drame, un poème champêtre, un volume de poésies légères, quelques centaines de sonnets, un ouvrage de politique, un autre sur la religion, et enfin quelques menues œuvres, moins importantes, mais non moins remarquables.

Vous avez vu Paul et vous avez vu Baille. Baille vous a-t-il porté un coup furieux de sa bonne lame de Tolède, et Paul vous a-t-il pansé de sa bienveillante charpie d'indifférence? Moi, je ne suis plus là pour juger les coups. Je vis au désert, m'accoutumant à ma solitude. Je regrette nos soirées d'hiver. Le trop grand silence fatigue comme le bruit, J'en arrive tout naturellement à vous demander l'époque à laquelle vous comptez venir me serrer la main. Vous m'avez, au départ, donné peu d'espérance pour l'hiver prochain. Tâchez d'accourir au plus tôt vous retremper dans notre atmosphère chaude des ambitions et des combats de chacun. Vous êtes jeune, il est vrai, et vous pouvez vivre encore loin de la lutte; mais dites-vous bien qu'il vous faudra combattre un jour et que vous avez, à Aix, des rivaux indignes de vous.

Moi, j'ai remporté ma première victoire. Hetzel a accepté mon volume de contes[4]; ce volume paraîtra vers le commencement d'octobre prochain. La lutte a été courte, et je m'étonne de n'avoir pas été plus meurtri. Je suis sur le seuil, la plaine est vaste, et je puis encore très bien m'y casser le cou. N'importe; puisqu'il ne s'agit plus que de marcher en avant, je marcherai. Apprêtez-vous à me faire un article, n'importe où; je veux vous donner la joie de me contredire tous.

J'ai peu de nouvelles à vous donner. Paris se porte bien; moi, je me porte ni bien ni mal, mieux que le mois dernier. J'oubliais de vous dire que je vais sans doute publier quelques vers dans La Nouvelle Revue de Paris; vous voyez que je vous tiens au courant de mes affaires littéraires ainsi que vous m'avez paru le désirer. J'espère, à votre retour ici, pouvoir vous donner un coup de main. Jusque-là, je vous le répète, et ici sans plaisanterie, produisez le plus possible; sans quitter la poésie, exercez-vous à la prose; les portes s'ouvriront plus vite.

J'aurais au moins voulu vous distraire, et voici que je vous envoie quatre pages indigestes, fort mal écrites sans doute. Si vous me condamnez comme banal et diffus, je plaide les circonstances atténuantes: il fait chaud, je suis au bureau, j'ai mal déjeuné, j'ai hâte de terminer pour lire Stendhal. Vous m'acquittez.

Ma mère vous remercie de votre bon souvenir. Quant à moi, je vous serre énergiquement la main.

Une lettre de vous sera toujours la bienvenue. Je vous promets autant de réponses que je recevrai de missives. Écrivez-moi donc, et aussi souvent que vous le voudrez. J'ai changé de demeure; voici ma nouvelle adresse: 278, rue Saint-Jacques.


III

Paris, le 18 août 1864.

Mon cher Valabrègue,

Je ne sais ce que va être ma lettre, si je ferai patte de velours, ou si j'allongerai les griffes. Avouez que vous tentez ma méchanceté. Pourquoi diable, me dites-vous brutalement, sans crier gare, que vous vous êtes fait réaliste? On ménage les gens. J'ai toujours détesté ces mauvaises plaisanteries qui consistent à se cacher derrière un rideau, et à pousser des cris de loup-garou lorsque vient à passer quelqu'un. J'ai les nerfs sensibles et, franchement, je vous en veux de ne pas avoir eu pitié de moi.—Mon Dieu, une fois ma peur calmée, je ne dis pas que vous n'ayez eu quelque raison de fraterniser avec Champfleury. Mon avis est qu'il faut tout connaître, tout comprendre et tout admirer, selon le degré d'admiration que mérite chaque chose. Seulement, laissez-moi vous plaindre des profondes perturbations qu'amène en vous chaque idée nouvelle. Vous étiez classique dès vos jeunes ans, et cet état d'une âme tendre et virginale vous a permis de vivre en paix votre jeunesse. Lors de votre voyage à Paris, un démon ennemi de votre repos vous a doucement conseillé le romantisme, et vous vous êtes fait romantique, tout effarouché, fort étonné vous-même de votre nouvelle manière de voir, complètement dérouté en un mot. Vous souvenez-vous? vous me disiez: «J'ai perdu le calme nécessaire, je brûle ce que j'ai fait et je ne sais plus quoi commencer.» Moi, naïf et bon garçon, j'attendais que votre romantisme ait déposé. La bonne histoire! Vous n'avez pas eu le temps d'être romantique, et vous voilà déjà réaliste, stupéfait de pouvoir l'être, vous tâtant, et ne vous reconnaissant plus, m'écrivant ces mots qui me révèlent toute votre angoisse: «Il me faudra du temps avant de reprendre mon assiette habituelle.» Eh! bon Dieu, il est agréable de changer de plats; mais, si on ne veut pas perdre trop de temps, il faut, en littérature, toujours manger dans la même assiette, celle qui est à vous. Me comprenez-vous et sentez-vous la moralité de ma raillerie? Vous êtes allé de Voltaire à Champfleury, en passant par Victor Hugo; cela prouve que vous marchez; mais croyez-vous qu'il ne vaudrait pas mieux rester sur place et produire, être vous, sans vous soucier des autres? Je vous préfère ayant l'esprit large et accessible à toute forme de l'art; mais je vous aimerais encore davantage, seul avec vous-même, rimant sans vous inquiéter des écoles, donnant toute expansion à votre tempérament, et surtout ne vous laissant pas arrêter misérablement par des découvertes ridicules, celles de mondes inconnus et visités de tous. Voulez-vous que je me résume, avec ma franchise un peu brutale? Si vous ne jetez pas là vos étonnements, si vous ne prenez pas hardiment la plume, écrivant au hasard sur le premier sujet venu, si vous ne vous sentez pas la force de comprendre la nature par vous-même, vous n'aurez jamais la plus mince originalité, et vous ne serez que le reflet des reflets.—Maintenant, laissez-moi vous féliciter d'avoir compris une école que j'aime; je ne crois pas, à vous dire vrai, que votre nature s'y trouve à l'aise, vous n'êtes pas né réaliste; ne prenez point ceci en mauvaise part; mais, je le répète, il est bon de tout comprendre.—Faites-moi mentir, mon cher Valabrègue, écrivez une seconde Madame Bovary, et vous verrez combien j'applaudirai. Je vous pardonnerai même, mais alors seulement, la peur effroyable que m'a faite votre réalisme; j'en suis encore tout tremblant. Lorsque j'ai reçu votre lettre, après l'avoir lue, j'ai été pris d'une longue rêverie. Je vais, au courant de la plume, vous dire quelles étaient mes pensées. J'éclaircirai ainsi pour moi mes propres idées, et je jetterai le premier plan d'une étude assez étendue que je veux faire un jour sur la question dont je désire vous entretenir. Jugez l'idée et non la forme, je parle comme je peux et à la hâte.

L'ÉCRAN

L'ÉCRAN—L'ÉCRAN ET LA CRÉATION—L'ÉCRAN NE PEUT DONNER DES IMAGES RÉELLES

Je me permets, au début, une comparaison un peu risquée: Toute œuvre d'art est comme une fenêtre ouverte sur la création; il y a, enchâssé dans l'embrasure de la fenêtre, une sorte d'Écran transparent, à travers lequel on aperçoit les objets plus ou moins déformés, souffrant des changements plus ou moins sensibles dans leurs lignes et dans leur couleur. Ces changements tiennent à la nature de l'Écran. On n'a plus la création exacte et réelle, mais la création modifiée par le milieu où passe son image.

Nous voyons la création dans une œuvre, à travers un homme, à travers un tempérament, une personnalité. L'image qui se produit sur cet Écran de nouvelle espèce est la reproduction des choses et des personnes placées au delà, et cette reproduction, qui ne saurait être fidèle, changera autant de fois qu'un nouvel Écran viendra s'interposer entre notre œil et la création. De même, des verres de différentes couleurs donnent aux objets des couleurs différentes; de même des lentilles, concaves ou convexes, déforment les objets chacune dans un sens.

La réalité exacte est donc impossible dans une œuvre d'art. On dit qu'on rabaisse ou qu'on idéalise un sujet. Au fond, même chose. Il y a déformation de ce qui existe. Il y a mensonge. Peu importe que ce mensonge soit en beau ou en laid. Je le répète, la déformation, le mensonge qui se reproduisent dans ce phénomène d'optique, tiennent évidemment à la nature de l'Écran. Pour reprendre la comparaison, si la fenêtre était libre, les objets placés au delà apparaîtraient dans leur réalité. Mais la fenêtre n'est pas libre et ne saurait l'être. Les images doivent traverser un milieu, et ce milieu doit forcément les modifier, si pur et si transparent qu'il soit. Le mot Art n'est-il pas d'ailleurs opposé au mot Nature?

Ainsi, tout enfantement d'une œuvre consiste en ceci: L'artiste se met en rapport direct avec la création, la voit à sa manière, s'en laisse pénétrer, et nous en renvoie les rayons lumineux, après les avoir, comme le prisme, réfractés et colorés selon sa nature.

D'après cette idée, il n'y a que deux éléments à considérer: la création et l'Écran. La création étant la même pour tous, envoyant à tous une même image, l'Écran seul prête à l'étude et à la discussion,

ÉTUDE DE L'ÉCRAN—SA COMPOSITION

L'étude de l'Écran, voilà le grand point de controverse philosophique. Les uns, et ils sont nombreux à notre époque, affirment que l'Écran est tout de chair et d'os, et qu'il reproduit matériellement les images; Taine, parmi ceux-là, le considérant d'abord en lui-même, lui donne une faculté maîtresse, puis lui fait prendre toutes les natures possibles en le soumettant à trois grandes influences, la race, le milieu et le moment. Les autres, sans nier tout à fait la chair et les os, jurent que les images se reproduisent sur un Écran immatériel. Tous les spiritualistes en sont là, Jouffroy, Maine de Biran, Cousin, etc. Enfin, comme il faut en toute chose un juste milieu, Deschanel a écrit ceci, dans un de ses derniers ouvrages: «Dans ce qu'on nomme les œuvres de l'esprit, tout ne s'explique pas par l'esprit; mais aussi, à plus forte raison, tout ne s'explique pas par la matière.» Voilà un garçon qui ne se compromettra jamais. On ne saurait mieux dire, en ne disant rien. Qu'est-ce que l'esprit, avant tout?

Je n'ai pas d'ailleurs à étudier en ce moment la nature de l'Écran. Peu m'importe le mécanisme du phénomène. Ce que je désire constater, c'est que l'image se produit, et que par une propriété mystérieuse de l'être translucide, matériel ou immatériel, cette image lui est propre.

LES ÉCRANS DE GÉNIE—LES PETITS ÉCRANS OPAQUES

Un chef d'école est un Écran très puissant, qui donne les images avec une grande vigueur. Une école est une troupe de petits Écrans opaques d'un grain très grossier, qui, n'ayant pas eux-mêmes la puissance de donner des images, prennent celle de l'Écran puissant et pur dont ils font leur chef de file. Voici le résultat honteux d'un tel procédé. Il sera toujours permis à un artiste de génie de nous faire voir la création en vert, en bleu, en jaune, ou en toute autre couleur qui lui plaira; il pourra nous transmettre les ronds par des carrés, les lignes droites par des lignes brisées, et nous n'aurons pas à nous plaindre; il suffira que les images reproduites aient l'harmonie et la splendeur de la beauté. Mais ce qu'on ne saurait tolérer, c'est le barbouillage et la déformation de parti pris. C'est le bleu, le vert ou le jaune, le carré ou la ligne droite érigés en préceptes et en lois.

Parce que tel génie a fait subir à la nature certaines déviations dans les contours, certains changements dans les nuances, ces déviations et ces changements vont devenir des articles de foi! Chaque école a ceci de monstrueux qu'elle fait mentir la nature suivant certaines règles. Les règles sont des instruments de mensonge que l'on se passe de main en main, reproduisant facticement et mesquinement les images fausses, mais grandioses ou charmantes, que l'Écran de génie donnait dans toute la naïveté et la vigueur de sa nature. Lois arbitraires, façons très inexactes de reproduire la création, prescrites par la sottise et à la sottise comme des moyens faciles d'arriver à toute vérité.

Les règles n'ont leur raison d'être que pour le génie, d'après les œuvres duquel on a pu les formuler; seulement, chez ce génie, ce n'étaient pas des règles, mais une manière personnelle de voir, un effet naturel de l'Écran.

Les écoles ont été faites pour la médiocrité. Il est bon qu'il y ait des règles pour ceux qui n'ont pas la force de l'audace et de la liberté. Ce sont les écoles qui fournissent de tableaux et de statues les hôtels particuliers et les monuments publics, qui mettent un air à chaque chanson, qui contentent les besoins de plusieurs millions de lecteurs; tout ceci se réduit à dire que la société a besoin d'un certain luxe plus ou moins artistique, et que, pour satisfaire ce besoin, les écoles fabriquent, tant bien que mal, un nombre convenu d'artistes par année. Ces artistes exercent leur métier, et tout est pour le mieux. Mais le génie n'est pour rien là-dedans. Il est de sa nature de n'être d'aucune école, et d'en créer de nouvelles au besoin; il se contente de s'interposer entre la nature et nous, et de nous en donner naïvement les images, et on se sert de ses produits, de sa liberté d'allures pour défendre toute originalité aux disciples. Cent ans plus tard, un autre Écran nous donne d'autres épreuves de l'éternelle nature; et de nouveaux disciples formulent de nouvelles règles, ainsi de suite. Les artistes de génie naissent et grandissent librement; les disciples les suivent à la trace. Les écoles n'ont jamais produit un seul grand homme. Ce sont les grands hommes qui ont produit les écoles. Celles-ci, à leur tour, nous fournissent, bon an mal an, les quelques douzaines de manœuvres artistiques dont notre civilisation a besoin.

(Ici, je suis obligé de laisser une lacune. Il me faudrait prouver que les grandes règles générales, communes à tous les génies, se réduisent au simple usage du bon sens et de l'harmonie innée. Il me suffit de vous faire remarquer que j'entends par règle tout procédé particulier d'une école.)

TOUS LES ÉCRANS DE GÉNIE DOIVENT ÊTRE COMPRIS, SINON AIMÉS

Tous les Écrans de génie doivent être acceptés au même titre. Dès l'instant où la création ne peut nous être donnée avec sa couleur vraie, ses lignes exactes, peu importe qu'on nous la donne en bleu, en vert ou en jaune, en carré ou en circonférence. Certainement, il est permis de préférer un Écran à un autre, mais c'est là une question individuelle de goût et de tempérament. Je veux dire qu'au point de vue absolu, il n'y a pas, dans l'art, de raison motivée de donner le pas à l'Écran classique sur les Écrans romantiques et réalistes, et réciproquement, puisque ces Écrans nous transmettent des images aussi fausses les unes que les autres. Ils sont tous presque aussi loin de leur idéal, la création, et, dès lors, ils doivent, pour le philosophe, avoir des mérites égaux.

D'ailleurs, je veux, en les jugeant moi-même, racheter ce que cette opinion peut avoir d'excessif. Mais, auparavant, j'établis nettement que s'il m'échappe quelque épigramme, ce n'est pas à l'Écran de génie, chef d'école, que je l'adresse, mais à l'école elle-même, qui nous rend ridicules les beautés du maître. D'autre part, je ne donne ici que mon opinion personnelle, et je déclare à l'avance comprendre et accepter, malgré tout, les Écrans de génie que mon propre organisme me porte à ne pas aimer.

(Ici, nouvelle lacune. Je sais que le commencement de ce paragraphe ne vous convaincra pas. Vous voudrez classer les écoles et les ranger selon un ordre de mérites. Je ne crois pas qu'on doive le faire et, en tout cas, comme elles ont chacune leurs défauts et leurs qualités, il faudrait mettre une délicatesse extrême dans cette classification. S'il faut les ranger, rangeons-les suivant leur degré de vérité.)

L'ÉCRAN CLASSIQUE—L'ÉCRAN ROMANTIQUE

L'ÉCRAN RÉALISTE

L'Écran classique est une belle feuille de talc très pure et d'un grain fin et solide, d'une blancheur laiteuse. Les images s'y dessinent nettement, au simple trait noir. Les couleurs des objets s'affaiblissent en en traversant la limpidité voilée, parfois s'y effacent même tout à fait. Quant aux lignes, elles subissent une déformation sensible, tendent toutes vers la ligne courbe ou la ligne droite, s'amincissent, s'allongent, avec de lentes ondulations. La création, dans ce cristal froid et peu translucide, perd toutes ses brusqueries, toutes ses énergies vivantes et lumineuses; elle ne garde que ses ombres et se reproduit sur la surface polie, en façon de bas-relief. L'Écran classique est, en un mot, un verre grandissant qui développe les lignes et arrête les couleurs au passage.

L'Écran romantique est une glace sans tain, claire, bien qu'un peu trouble en certains endroits, et colorée des sept nuances de l'arc-en-ciel. Non seulement elle laisse passer les couleurs, mais elle leur donne encore plus de force; parfois elle les transforme et les mêle. Les contours y subissent aussi des déviations; les lignes droites tendent à s'y briser, les cercles s'y changent en triangles. La création que nous donne cet Écran est une création tumultueuse et agissante. Les images se reproduisent vigoureusement par larges nappes d'ombre et de lumière. Le mensonge de la nature y est plus heurté et plus séduisant; il n'a pas la paix, mais la vie; une vie plus intense que la nôtre; il n'a pas le pur développement des lignes et la sobre discrétion des couleurs, mais toute la passion du mouvement et toute la splendeur fulgurante de soleils imaginaires. L'Écran romantique est, en somme, un prisme, à la rétraction puissante, qui brise tout rayon lumineux et le décompose en un spectre solaire éblouissant.

L'Écran réaliste est un simple verre à vitre, très mince, très clair, et qui a la prétention d'être si parfaitement transparent que les images le traversent et se reproduisent ensuite dans toute leur réalité. Ainsi, point de changement dans les lignes ni dans les couleurs: une reproduction exacte, franche et naïve. L'Écran réaliste nie sa propre existence. Vraiment, c'est là un trop grand orgueil. Quoi qu'il dise, il existe, et, dès lors, il ne peut se vanter de nous rendre la création dans la splendide beauté de la vérité. Si clair, si mince, si verre à vitre qu'il soit, il n'en a pas moins une couleur propre, une épaisseur quelconque; il teint les objets, il les réfracte tout comme un autre. D'ailleurs, je lui accorde volontiers que les images qu'il donne sont les plus réelles; il arrive à un haut degré de reproduction exacte. Il est certes difficile de caractériser un Écran qui a pour qualité principale celle de n'être presque pas; je crois, cependant, le bien juger, en disant qu'une fine poussière grise trouble sa limpidité. Tout objet, en passant par ce milieu, y perd de son éclat, ou, plutôt, s'y noircit légèrement. D'autre part, les lignes y deviennent plus plantureuses, s'exagèrent, pour ainsi dire, dans le sens de leur largeur. La vie s'y étale grassement, une vie matérielle et un peu pesante. Somme toute, l'Écran réaliste, le dernier qui se soit produit dans l'art contemporain, est une vitre unie, très transparente sans être très limpide, donnant des images aussi fidèles qu'un Écran peut en donner.

L'ÉCRAN QUE JE PRÉFÈRE

Il me reste maintenant à dire mon goût personnel, à me déclarer pour un des trois Écrans dont je viens de parler. Comme j'ai en horreur le métier de disciple, je ne saurais en accepter un exclusivement et entièrement. Toutes mes sympathies, s'il faut le dire, sont pour l'Écran réaliste; il contente ma raison, et je sens en lui des beautés immenses de solidité et de vérité. Seulement, je le répète, je ne peux l'accepter tel qu'il veut se présenter à moi; je ne puis admettre qu'il nous donne des images vraies; et j'affirme qu'il doit avoir en lui des propriétés particulières qui déforment les images, et qui, par conséquent, font de ces images des œuvres d'art. J'accepte d'ailleurs pleinement sa façon de procéder, qui est celle de se placer en toute franchise devant la nature, de la rendre dans son ensemble, sans exclusion aucune. L'œuvre d'art, ce me semble, doit embrasser l'horizon entier.—Tout en comprenant l'Écran qui arrondit et développe les lignes, qui éteint les couleurs, et celui qui avive les couleurs, qui brise les lignes, je préfère l'Écran qui, serrant de plus près la réalité, se contente de mentir juste assez pour me faire sentir un homme dans une image de la création.

Voilà qui est fait, mon cher Valabrègue. Ce n'est pas sans peine. Je viens de relire ma prose, et je ne sais jusqu'à quel point elle va vous faire crier. Bien des nuances manquent; le tout est brutal et matérialiste en diable. Je crois cependant être dans le vrai.

Je vous remercie de vos félicitations à propos de ma réussite auprès d'Hetzel. Je pense que l'impression de mon volume commencera prochainement. La mise en vente est toujours pour la première quinzaine d'octobre, à moins qu'il ne survienne quelque empêchement imprévu. En tous cas, j'ai mon traité en poche, et ce ne serait jamais qu'un empêchement commercial.;—M. Hachette est mort, ainsi que vous l'avez appris. Vous me demandez si cette mort ne compromet pas ma position. En aucune manière. Je pense encore rester plusieurs années à la librairie, pour y étendre de plus en plus le cercle de mes relations. Enfin, désirant répondre à toutes les questions que vous me posez, il me reste à relever cette phrase de votre lettre: «Je vous demande si votre poème doit être réaliste.» Bien que les quelques pages que vous venez de lire aient dû vous renseigner sur ce point, je tiens à vous répéter formellement ici que mon poème (puisque poème il y a) sera ce qu'il pourra être. D'ailleurs, ne vous ai-je pas déjà dit que le pauvre enfant dort profondément dans un de mes tiroirs, et qu'il ne s'éveillera sans doute jamais plus? J'ai besoin de marcher vite aujourd'hui, et la rime me gênerait. Nous verrons plus tard, si la Muse ne s'est pas fâchée, et si elle n'a pas pris quelque autre amant plus naïf et plus tendre que moi. Je suis à la prose et m'en trouve bien. J'ai un roman sur le métier et je pense pouvoir le publier dans un an. Vous savez que j'ai peu de temps à moi, et que je travaille lentement. Je ne veux pas tenter votre fidélité; mais je vous dirai tout bas que je vous approuve d'avoir, pour quelques mois, planté là cette grande fillette de Muse, si bête et si embarrassée de ses mains et de ses pieds, lorsqu'elle n'est pas gracieuse et jolie à compromettre toute vertu. Irai-je plus loin? Tâchez d'avoir, en revenant ici, un manuscrit dans chaque main, un poème dans la gauche, un roman dans la droite; le poème sera refusé partout et vous le garderez comme une relique au fond de votre secrétaire, le roman sera accepté, et vous ne quitterez point Paris la mort dans le cœur. Tant pis si la Muse se fâche et si elle me garde rancune; je vous le dis en vérité, hors de la prose, point de salut.—N'allez pas croire que nous nous sommes dit adieu, moi et la vierge immortelle; mais je vous l'avouerai, il y a une grosse brouille entre nous.—Tous les articles que vous m'enverrez me feront plaisir; je vous connais peu comme prosateur, et je désire vous mieux connaître.

Ma lettre a-t-elle été bien méchante? Non: mon fouet, loin de déchirer, ne sait que chatouiller les gens; il les fait rire et rien de plus. Il est vrai que je vous ai accusé de ne pas être né réaliste. Pour un réaliste d'hier, c'est là une bien grosse insulte. Vous me pardonnerez mon injure, en songeant combien d'autres la prendraient pour une louange.

Des œuvres! des œuvres!! des œuvres!!!

Tout à vous.


IV

Paris, 4 novembre 1864.

Mon cher Valabrègue,

Je vous dois une lettre depuis bien longtemps. Vous m'excuserez. Voici un grand mois que mes Contes à Ninon m'occupent plusieurs heures par jour; il m'a fallu d'abord corriger les épreuves, et c'est, je vous assure, une besogne peu agréable et très fatigante; maintenant, je travaille à obtenir pour mon volume le plus de publicité possible, et j'espère arriver à un splendide résultat. Dieu merci, tout est à peu près terminé: le volume est à la brochure, mes lettres d'envoi sont écrites, mes réclames rédigées: j'attends. Ainsi, vous la recevrez bientôt cette œuvre de début, si faible en bien des endroits; je l'ai tant lue de fois qu'elle me paraît détestable et que je voudrais pouvoir l'oublier. J'ai hâte d'écrire autre chose et de profiter du peu d'expérience que j'ai acquis pendant ces derniers mois.—Dites quelques mots de mes Contes dans un des journaux auxquels vous collaborez. Consacrez-leur même, si vous en avez le courage, une étude de quelque étendue; puis vous m'enverrez les numéros qui contiendront cette étude et je connaîtrai votre opinion sur mon œuvre sans que vous ayez besoin de me l'écrire directement.

Pardonnez-moi mon égoïsme: si je commence ma lettre en me consacrant une page, c'est que j'avais à cœur de vous expliquer la cause de mon silence. Certes, vous devez avoir les mains pleines d'excuses pour un pauvre homme qui en est à son premier enfant.

Je ne répondrai pas à votre dernière lettre. J'ai trop de choses intéressantes à vous dire pour me perdre à votre suite dans des raisonnements sans fin. Je me plains des six pages que vous m'avez envoyées, non que je dédaigne la discussion sérieuse et la critique loyale, mais parce que j'aurais désiré que, sur ces six pages, quatre au moins fussent consacrées à me donner des détails sur vous et sur le milieu qui vous entoure. Songez quel spectacle vous offrez à l'observateur: il y a en vous un chaos d'idées, d'où peut-être il jaillira un monde; aujourd'hui, tout est ténèbres encore, ou, du moins, la lumière flotte, confuse; vous tournez au vent de toutes les pensées qui passent; vous êtes une cire molle où s'empreint chaque objet nouveau. Contez-moi donc vos affaires, vos gestes et vos paroles, si vous voulez m'intéresser. D'autre part, le coin perdu où vous vivez a ses bêtises et ses joyeusetés; il doit réagir sur vous, et vous devez réagir sur lui; c'est là une sorte de conflit qui présente pour moi un haut intérêt. Parlez-moi donc des campagnes et des habitants de ce pays lointain, pour peu que vous ayez le désir de me procurer une heure de joie. Je le sais, je vous ai donné un mauvais exemple en vous adressant deux ou trois pages de rêveries plus ou moins paradoxales; c'est me punir rudement que de me répondre par six pages de paradoxes plus ou moins nuageux. Jetons au feu les Écrans, et tâchons de vivre en pleine réalité. Je vous dirai ce que je fais, ce qu'on me fait; vous m'écrirez les pensées que vous avez, et me direz les pensées que n'ont pas les Aixois. Ainsi, voilà qui est convenu: le moins possible de théorie et de raisonnement; des lettres plantureuses, bourrées de faits, et par là même intéressantes.


V

Paris, le 13 janvier 1865.

Mon cher Valabrègue,

Êtes-vous mort?

Je vous écris sous le coup d'une colère bien légitime.

Voilà plus de quatre mois que vous ne m'avez envoyé la moindre lettre.

Je vous écris en octobre, point de réponse. Je vous envoie mon volume, point de réponse.

Vous aurais-je blessé sans le savoir? Que diable! On s'explique. On ne laisse pas les gens en pleine mer de conjectures.

Un instant, votre frère nous a dit que vous deviez venir: «Bon! ai-je pensé, il préfère une conversation verbale à une conversation écrite.» Et j'ai attendu un mois avec patience.

Aujourd'hui, j'apprends que votre voyage est renvoyé à la fin de l'année. Je ne comprends plus rien à tout ceci: j'ignore ce qui peut vous fermer la bouche, ou plutôt vous arrêter la main. Je demande à savoir le mot de l'énigme.

Je ne vous aurais certes pas écrit le premier, tant je suis fâché, si je n'avais une nouvelle adresse à vous donner. Adressez-moi désormais vos lettres: 142, boulevard Montparnasse.

Voyons, prenez la plume et répondez-moi longuement. Vous devez avoir bien des choses à me raconter. Parlez-moi de vous et de moi. Dites-moi ce que vous faites, ce qui vous arrive, et dites-moi quelle est l'attitude de la ville d'Aix devant mon livre. Beaucoup de défiance sans doute, ou même une indifférence parfaite.

Ici, les Contes à Ninon marchent très bien. Plus de la moitié de la première édition est vendue.

J'ai beaucoup de choses à vous dire; mais je ne vous les dirai pas aujourd'hui.

Écrivez-moi longuement, je vous répondrai longuement.

Je vous serre la main en homme pressé et un peu irrité.


VI

Paris, le 6 février 1865.

Mon cher Valabrègue,

Je vous dois une lettre de quelque étendue, que je vous ai promise, voici un mois. Je vais tâcher de m'acquitter dans un court moment de repos.

Vous ne sauriez croire combien je suis occupé; j'ai entrepris une telle besogne que je ne sais où donner de la tête: d'abord, j'ai, par jour, dix heures prises à la librairie; je donne ensuite, toutes les semaines, un article de 100 à 150 lignes au Petit Journal, et, tous les quinze jours, un article de 500 à 600 lignes au Salut public de Lyon; enfin, j'ai mon roman, auquel je devrais travailler, et qui, jusqu'ici, a dormi tranquillement au fond d'un tiroir. Vous comprenez que je n'écris pas toute cette prose pour les beaux yeux du public; on me paye l'article 20 francs au Petit Journal, et 50 à 60 francs au Salut public; de sorte que je me fais environ 200 francs par mois avec ma plume. La question argent m'a un peu décidé dans tout ceci; mais je considère aussi le journalisme comme un levier si puissant que je ne suis pas fâché du tout de pouvoir me produire à jour fixe devant un nombre considérable de lecteurs. C'est cette pensée qui vous expliquera mon entrée au Petit Journal. Je sais quel niveau cette feuille occupe dans la littérature, mais je sais aussi qu'elle donne à ses rédacteurs une popularité bien rapide. Le journal ne fait pas le rédacteur, c'est le rédacteur qui fait le journal; si je suis bon, je reste bon partout; le tout est de bien faire et de n'avoir pas à rougir de son œuvre. Quant au Salut public, c'est un des meilleurs journaux de province; j'y jouis d'une grande liberté et d'un espace fort large; j'y traite des questions de haute littérature, et je suis très satisfait d'y être entré. Tout ceci est pour arriver à un grand journal de Paris; deux mois ne se passeront pas, je l'espère, sans que j'écrive dans quelque feuille libérale. En ce moment, j'ai un double but, celui de me faire connaître et d'augmenter mes rentes.

Le ciel me vienne en aide!

Vous me pardonnerez de m'être consacré deux pages, et de m'en consacrer deux nouvelles autres.

Je suis satisfait du succès obtenu par mon livre. Il y a déjà eu une centaine d'articles, dont vous me dites avoir lu quelques-uns. En somme, la presse a été bienveillante: un concert d'éloges, sauf deux ou trois notes désagréables. Et observez que ceux qui m'ont légèrement blessé sont ceux-là même qui ont cru me chatouiller le plus agréablement: ils n'ont pas lu mes contes, et en ont parlé très obligeamment, mais très faussement, de sorte que leurs lecteurs ont dû voir en moi l'être le plus fade et le plus doucereux du monde. Voilà bien les amis. J'aurais préféré un véritable éreintement.—J'ai hâte de publier un second volume. J'ai tout lieu de croire que ce volume décidera presque de ma réputation. Mais j'ai si peu de temps à moi! Si je pouvais être prêt pour le commencement de l'hiver prochain, je serais l'homme le plus heureux de la terre.—Je suis dans cette période de fièvre où les événements vous emportent; chaque jour, ma position se dessins mieux; chaque jour, je fais un pas en avant. Où sont les soirées de travail paisible, lorsque je me trouvais seul devant mon œuvre, ignorant si elle verrait jamais le jour? Alors, je discutais avec moi-même, j'hésitais. A présent, il me faut marcher, marcher quand même. Que la page écrite soit bonne ou mauvaise, il faut qu'elle paraisse. J'éprouve tout à la fois une véritable volupté à me sentir peu à peu sortir de la foule, et une sorte d'angoisse à me demander si j'aurai les forces nécessaires, si je pourrai me tenir debout pendant longtemps sur le degré que j'aurai atteint. Je ne m'ennuie plus, je vous le promets; j'attends avec impatience le jour où je me sentirai assez fort et assez ferme pour quitter tout et me consacrer entièrement à la littérature.


VII

Paris, le 24 septembre 1865.

Je suis rouge de honte, mon cher Valabrègue, rouge de confusion, je vous assure. Je conviens que je n'ai aucune excuse à vous donner pour me faire pardonner mon silence. Vous aurez l'âme clémente, et lorsque je vous aurai dit tout ce que j'ai fait depuis que je n'ai pas causé avec vous, vous me donnerez l'absolution, sans pénitence encore, n'ayant pas le cœur assez dur pour condamner un travailleur qui a sué sang et eau...

J'ai fait un roman, j'ai fait une comédie, j'ai fait quelques douzaines d'articles. Le roman s'imprime, la comédie s'avance sournoisement vers le cabinet d'un directeur, les articles ont paru çà et là. Je n'ai point perdu mon temps, je vous assure, depuis les dix-huit mois que vous avez quitté Paris. Si je ne vous donne pas de plus amples détails, si je vous écris une petite lettre toute vide, c'est que j'espère causer prochainement avec vous.

Viendrez-vous? Ne viendrez-vous pas? Telle est la question. Écrivez-moi seulement dix lignes. Dites-moi: «J'irai à Paris à telle époque.» Et cela me suffira. Je sais que je n'ai pas le droit, après ma conduite indigne, de réclamer une réponse. Aussi, n'est-ce pas une réponse que je sollicite, c'est simplement une lettre de faire part: «M. Valabrègue prévient ses nombreux amis qu'il débarquera dans la capitale le ... (la date), à ... (l'heure).» Faites imprimer, si vous voulez, et mettez-moi sur la liste des destinataires.

Si vous venez ici, venez armé. Dans le cas où vous me croiriez digne d'une réponse, veuillez me dire ce que vous avez fait depuis que nous sommes morts l'un pour l'autre. J'aurais désiré que vous arriviez les mains pleines. J'aurais pu alors vous donner un bon coup de main. Il ne faut pas venir commencer une campagne malheureuse. Il faut vous présenter avec des idées arrêtées, une volonté forte. Je pourrai vous fournir quelques bonnes indications; je vous communiquerai mon expérience, et nous attaquerons le taureau par les cornes. Si vous saviez, mon pauvre ami, combien peu le talent est dans la réussite, vous laisseriez là plume et papier, et vous vous mettriez à étudier la vie littéraire, les mille petites canailleries qui ouvrent les portes, l'art d'user le crédit des autres, la cruauté nécessaire pour passer sur le ventre des chers confrères. Venez, vous dis-je, je sais beaucoup, et je suis tout à votre disposition.

Ne considérez pas ceci comme une lettre, c'est un aveu timide, fait à la hâte, un aveu de mon crime de lèse-amitié et de lèse-confraternité. Si vous ne devez pas venir, nous recommencerons à causer longuement par écrit. J'aime mieux causer autrement.

N'oubliez pas de me faire adresser la lettre de faire part. Votre tout dévoué.


VIII

Paris, le 8 janvier 1866.

Mon cher Valabrègue,

Voici longtemps que je vous dois une lettre. J'ai une vie si inquiète et si haletante, que je suis vraiment excusable des négligences que je me permets à l'égard de mes amis. Lorsque je me sens calme et reposé, je travaille; lorsque la fatigue arrive, j'ai un tel dégoût de l'encre et du papier que je ne me sens pas le courage d'écrire même une lettre d'amitié et d'épanchement. Excusez-moi donc, une fois pour toutes; louez-moi, qui plus est, de l'effort méritoire que je fais aujourd'hui.

Je voudrais vous tenir là, devant moi, face à face, et je vous parlerais longuement. Je répondrais à votre dernière lettre, je me donnerais pour tâche de vous faire voir la vie littéraire telle qu'elle est, avec ses dessous, ses ficelles et ses mensonges. Ma leçon,—puisque leçon il y a,—serait pleine d'espérance et de courage. J'ai foi dans la vérité et le talent; mais il me vient des pitiés, lorsque je vois un brave garçon qui se laisse duper et devancer par d'habiles médiocrités. Ne vous êtes-vous pas dit, quelquefois, que c'était raillerie de lutter avec de la bonne foi contre des fripons? Je veux donc que nous, qui n'avons pas le ventre vide, nous soyons habiles parmi les habiles; je veux que nous ne nous renfermions pas dans notre hauteur et notre dédain, et que nous ayons toute la ruse de ceux qui n'ont que la ruse. Me comprenez-vous bien, et m'écoutez-vous? Nous sommes des impatients, nous voulons le succès au plus vite,—pourquoi ne pas l'avouer tout haut?—il faut donc que nous fassions notre succès. Le bruit s'en va, le talent reste.

Il m'est difficile de répondre à la trop bonne opinion que vous avez de mon livre[5]. Il est faible en certaines parties, et il contient encore bien des enfantillages. L'élan manque par instants, l'observateur s'évanouit, et le poète reparaît, un poète qui a trop bu de lait, et mangé trop de sucre. L'œuvre n'est pas virile; elle est le cri d'un enfant qui pleure et qui se révolte. Je vous parlais d'habileté, tout à l'heure: mon livre est tout à la fois une habileté et une maladresse. Il a été aussi mal accueilli que mes Contes avaient été bien reçus. J'ai récolté des coups de férule à droite et à gauche, et me voilà perdu dans l'esprit des gens de bien. Là est la maladresse. Mais aujourd'hui, je suis connu, on me craint et on m'injurie; aujourd'hui je suis classé parmi les écrivains dont on lit les œuvres avec effroi. Là est l'habileté.

Vous ne m'entendez peut-être pas bien, et vous pourriez croire que je vous donne de très mauvais conseils. L'habileté, pour moi, ne consiste pas à mentir à sa pensée, à faire une œuvre selon le goût ou le dégoût de la foule. L'habileté consiste, l'œuvre une fois faite, à ne pas attendre le public, mais à aller vers lui et à le forcer à vous caresser ou à vous injurier. Je sais bien que l'indifférence serait plus haute et plus digne; mais, je vous l'ai dit, nous sommes les enfants d'un âge impatient, nous avons des rages de nous grandir sur nos talons, et si nous ne foulons les autres aux pieds, soyez certains qu'ils passeront sur nos corps. Voilà pourquoi je vous attends pour parler de ces choses; je ne veux pas que les sots nous écrasent.

Vous me demandez ce que mon livre m'a rapporté. Peu de chose. Un livre ne nourrit jamais son auteur. J'ai avec Lacroix un traité qui m'alloue 10 p. 100 sur le prix de catalogue. Je touche donc 30 centimes par exemplaire tiré. On en a tiré 1,500. Comptez. Remarquez que mon traité est très avantageux.

On a le feuilleton. Toute œuvre, pour nourrir son auteur, doit d'abord passer dans un journal qui la paie à raison de 15 à 20 centimes la ligne. On a ensuite le 10 p. 100 du libraire.

Vous voyez qu'il vous faut venir ici avec beaucoup de courage. Ayez une ligne de conduite fermement arrêtée, et un entêtement féroce. Je vous dirai tout ce que je sais, et je pourrai peut-être vous ouvrir quelques portes.

Paul a dû vous dire où j'en suis. Je quitte la librairie à la fin de janvier, et je remplace mon travail de bureau par la rédaction de certains livres qui me sont commandés chez Hachette. Je vais m'occuper beaucoup de théâtre; maintenant tous les éditeurs me sont ouverts; mais je n'ai pas une seule scène à mon service, il va me falloir donner assaut de ce côté, qui est le côté du gain et du retentissement. En outre, je compte écrire plus ou moins régulièrement dans quatre à cinq journaux. Je battrai monnaie autant que possible. D'ailleurs j'ai foi en moi, et je marche gaillardement.

Quand venez-vous? et que comptez-vous faire? Ne quittez pas Aix en étourdi, et arrivez ici avec des projets réalisables. Reviendrez-vous avec Paul, que j'attends vers le milieu de février?

Je ne sais trop ce que je vous ai écrit. Je vous parlerai plus à l'aise, lorsque vous serez ici, et je tâcherai de me mieux faire entendre. Me voilà fatigué, et je ne dois plus dire que des sottises.

Écrivez-moi si cela ne vous ennuies pas trop. Parlez-moi d'Aix, et dites-moi tout le mal que l'on pense de mon livre. Je sais, par diverses communications, que les Aixois préfèrent la bergerade de mes Contes à l'eau-forte de ma Confession.

A bientôt, mon cher Valabrègue, et vivez dans la vérité et dans le courage.

A vous.

J'écris à Paul par le même courrier.


IX

Paris, 1866.

Les quelques pages que vous m'écrivez sur Aix sont pleines d'excellentes observations. Je pense tout à fait comme vous à cet égard, et depuis longtemps je vous ai dit le peu de foi que j'ai en la province. Le malheur est que j'ai des souvenirs à Aix, et j'ai le culte des pensées et des actions d'autrefois. Je songe donc plus que je ne le voudrais à ce coin de terre perdu; je ne m'inquiète pas précisément de ce qu'on y pense de moi; mais j'aimerais à ce qu'on y sache les petits bonheurs qui peuvent m'arriver. Vous voyez que je suis franc. De là les questions que je vous avais posées. Merci de vos bonnes réponses. Tenez-moi, s'il est possible, au courant de l'opinion.—Vous me dites qu'on est en train d'ôter au canal dont mon père est l'auteur le nom de Canal Zola. Précisez, je vous prie, dans votre prochaine lettre: dites-moi comment et dans quelles circonstances ce changement de nom a été tenté. Vous devez comprendre qu'en ce moment surtout, je ne tiens guère à la faible renommée que peut m'attirer un nom donné à un mur; quant à moi, je me sens de taille à bâtir plusieurs murs, s'il le faut. Mais j'ai là un devoir à remplir, et s'il y a une lettre à écrire, je l'écrirai, ne serait-ce que pour protester.

Et vous, mon brave ami, vous que j'oublie pour vous parler de moi en égoïste, que faites-vous dans cette galère? Vous avez dit adieu à la poésie: que ce ne soit pas un adieu éternel, car vous êtes encore trop jeune pour prendre une telle détermination. Je comprends que le joug du vers vous ait fatigué, et que vous ayez voulu briser les liens étroits du sonnet pour respirer plus à l'aise. Je vous avouerai même que le vers est une pauvre arme en nos temps de discussions ardentes. Mais il est un repos pour l'esprit, une paix pour l'âme; ceux qui ont rimé jeunes rimeront vieux; la Muse est une belle maîtresse puissante et douce, avec laquelle on a toujours des regains d'amour. Ne la maltraitez donc pas trop aujourd'hui, pour qu'elle vous rende un jour vos caresses.—Tout ceci est pour vous dire d'écrire en prose, sans qu'il y paraisse. Vous faites bien d'acquérir le plus de science possible; cette science vous servira beaucoup, si vous comptez vous lancer dans la critique pure. Moi, je suis un gros ignorant, ce dont je ne suis pas triste le moins du monde; mais je dois vivre uniquement avec mon cœur et mon imagination. Travaillez, travaillez; vous produirez toujours assez tôt. Et ici, entendez-moi: il serait bon que, dès demain, vous vous mettiez à une œuvre personnelle; mais que cette œuvre ne vous fasse pas oublier la masse de documents dont vous avez besoin pour la rude tâche que vous entreprenez. Mon pauvre ami, vous quittez la poésie trouvant le vers un terrible lutteur qu'il est difficile de dompter. Combien vous allez souffrir aux prises avec la raison et la science! Je m'effraye pour vous; vous n'aviez auparavant que votre fantaisie pour guide, et maintenant vous allez marcher pas à pas avec des textes et des syllogismes. Que ne faites-vous du roman? C'est le genre en faveur, et il est surtout l'arme de l'époque; si vous voulez être lu, mettez vos idées en action. Mais surtout ne venez à Paris qu'avec des pensées arrêtées; faites votre plan de campagne, et accourez combattre. Je vous attends, ou peut-être même,—ce que je préférerais,—j'irai vous chercher.

Nous vivons ici toujours de la même manière. Le jeudi, je reçois; je vois Baille et Paul, qui travaillent chacun dans leur sens, Coste, avec lequel vous êtes en correspondance, ce qui m'évite la peine de vous parler de lui, et plusieurs autres encore. Je vais beaucoup au théâtre, j'ai besoin d'un peu de bruit, et je sors plus souvent que l'année dernière. Je suis dans un moment de transition, et je ne sais encore ce qui sortira de tout cela.

Bon courage, mon cher Valabrègue; je suis tout espérance. Nous sommes jeunes, et il y a des places à prendre.

A vous de tout cœur.


X

Paris, 10 décembre 1866.

Vous ne devineriez jamais, mon cher Valabrègue, la raison qui m'a empêché de répondre sur-le-champ à votre dernière lettre. Je vous devais quelques pages depuis longtemps, et il a fallu une cause bien puissante, n'est-ce pas, pour que j'aie consenti à retarder encore l'acquittement de ma dette. Or apprenez que j'ai travaillé pour Aix tous ces jours-ci.—Eh! oui, me voilà décentralisateur en diable. Mais il y a des circonstances atténuantes. Imaginez que j'ai reçu une invitation pour la 33e session du Congrès scientifique de France, mais une invitation tellement flatteuse qu'il m'a été impossible de faire la sourde oreille. Je ne puis vous expliquer tout au long les raisons qui m'ont déterminé à envoyer mon adhésion. Le fait est que je suis membre du Congrès—on vient de m'envoyer une carte qui confère ce titre—et que j'ai mis hier à la poste une trentaine de pages intitulées: Une définition du roman. Je suis content—lisez très content,—de ce petit travail dans lequel j'ai largement appliqué la méthode de Taine. En un mot, des affirmations carrées et audacieuses. Je voudrais bien être dans un petit coin de la salle où l'on déclamera ma prose.

Ah! que vous seriez un brave garçon si vous consentiez à vous mettre pour moi dans ce petit coin où je ne puis être! Pouvez-vous me rendre ce service, et m'écrire ensuite ce que vous aurez vu et entendu? J'ai bien peur que mon pétard ne rate, à vrai dire. Il est pourtant convenablement bourré de poudre; mais l'air de la province est humide et éteint d'ordinaire les meilleurs feux d'artifice de l'esprit. Il est bien entendu que vous pénétrez les raisons qui m'ont poussé à faire ce que j'ai fait, et que dans tout cela je n'ai aujourd'hui que de la curiosité. C'est cette curiosité que je vous prie de satisfaire. Écrivez-moi le plus tôt possible ce qui se passera, et, de toutes façons, nous connaîtrons la province sous un nouvel aspect.

Je me serais occupé de vous dès la première page, si je n'avais eu une importante nouvelle à vous donner. Maintenant, je puis vous dire que votre lettre m'a presque attristé. Vous êtes trop heureux vraiment, vous avez trop de loisirs, et, Dieu me pardonne, vous finiriez par vous oublier dans un profond sommeil. Je vous dirai que je suis un méchant envieux: en vous lisant, je songeais à moi, je me disais que je voudrais aller vivre comme vous dans un calme travail. Et je me disais cela, parce que je suis un paresseux et un lâche. Croyez-moi, il vaudrait peut-être mieux que vous fussiez sans un sou, battant le pavé de Paris, poussé par la nécessité, obligé de vous mêler à la vie réelle. Vous êtes dans la spéculation pure, dans le rêve, dans ce rêve qui précède le sommeil. Et vous allez vous endormir, cela est bien certain.

Vous travaillez, dites-vous, et d'après ce que vous ajoutez, je vois que vous ne travaillez pas dans un milieu vivant. Tout un livre de paysages d'automne! Cela m'effraye, je vous l'avoue. Je ne veux pas juger sur le titre, je crains seulement que vous ne demandiez à tort à la plume ce qui est du domaine—je ne dis plus du pinceau,—du couteau à palette. Je n'appuie pas, je désire seulement vous mettre en garde contre les somnolences qui vont vous prendre. Réfléchissez, et voyez s'il n'est pas temps que vous veniez vous battre. Il n'y a que la lutte qui donnera à votre talent la maturité que vous demandez en vain à l'étude. Quelques mois de pratique représentent des années de théorie. A votre place—je vous dis cela en bon confrère—je n'écrirais plus pour écrire, je viendrais à Paris avec un but arrêté, j'appliquerais toutes mes forces à une réussite quelconque et immédiate. Vous voilà grand garçon. C'est un recul, un meurtre, que de ne pas débuter carrément et sans tarder.

Certes, je sais bien que je ne suis pas d'un bon exemple en ce moment. Le journalisme me maltraite singulièrement. Mes affaires vont mal, je me donne beaucoup de peine pour un maigre résultat. Et pourtant, je vous conseille de toutes mes forces de venir faire ici du journalisme avec moi. Il faut vous dire que vous aurez forcément à passer par un noviciat quelconque, et qu'il est bon d'en finir au plus vite avec les premiers débuts. Surtout, quand vous viendrez, ne me dites pas que vous allez vous enfermer dans votre chambre, et étudier encore. On s'enferme à Aix, mais ici l'on marche.

Ah! que je voudrais être à votre place, mon cher Valabrègue, pour m'endormir un peu,—et que je voudrais pour vous que vous fussiez à la mienne, poussé en avant par la nécessité!

Ainsi, c'est entendu, vous allez sommeiller jusqu'en mars, et, à cette époque, vous vous réveillerez enfin. C'est le dernier délai que je vous donne. Après quoi, je vous traiterai comme un indigne paresseux.

Il faut vous dire que je ne suis pas gai aujourd'hui. Rien ne marche, et «le ciel de l'avenir»[6] est singulièrement noir. Je me rappelle l'été dernier comme un véritable âge d'or. La belle confiance et les beaux projets! Ce soir, je me traite de crétin, et je vous écris cette lettre écœuré par l'odeur de l'encre. On a de ces défaillances, et le pis est qu'elles vous font beaucoup souffrir. Quelles secousses continuelles, bon Dieu! et quels détraquements dans cette misérable machine qui est moi! Je ne sais plus bien si c'est le ventre ou la pensée qui me fait mal!

Je ne puis guère vous donner des nouvelles exactes sur ma position littéraire, qui chaque jour se modifie. Je dois écrire dans plusieurs feuilles, mais ma maison la plus solide est encore cette baraque de Figaro dont le plancher menace, chaque matin, de s'écrouler sous mes pas. Je voudrais pouvoir, comme vous le désirez, entreprendre une œuvre sérieuse qui me consolerait. Le malheur est que cela ne m'est pas permis en ce moment. Il faut que je batte monnaie et je suis étrangement maladroit dans une pareille besogne. Je ne sais guère comment je vais sortir de cette galère. Je veux dire de mes ennuis, car je compte bien ne jamais déserter entièrement le journalisme, qui est le plus grand moyen d'action que je connaisse.

J'ai repris mes réceptions du jeudi. Pissarro, Baille, Solari, Georges Pajot viennent chaque semaine gémir avec moi et se plaindre de la dureté des temps. Baille a cependant remporté aujourd'hui une grande victoire; il est lauréat de l'institut depuis ce matin, et son prix est de la valeur de trois mille francs. Je l'ai cru fou lorsqu'il est venu m'annoncer cette bonne nouvelle. Solari gratte ses bons dieux, il veut se marier. Pissarro ne fait rien et attend Guillemet.

Dites à Paul de revenir au plus tôt. Il jettera un peu de courage dans ma vie. Je l'attends comme un sauveur. S'il ne devait pas arriver dans quelques jours, priez-le de m'écrire. Surtout qu'il apporte toutes ses études pour me prouver que je dois travailler.

Je voulais vous écrire une lettre intéressante, pleine de faits, et je n'ai réussi, sans doute, qu'à épancher ma mauvaise humeur. Vous me prendrez comme je suis. Un jour d'espoir, vous aurez les pages réjouissantes que je vous enverrai.

Du courage, mon cher Valabrègue, et ne vous endormez pas; il y a tant de choses vivantes à faire.

Le bonjour à tous de ma part et de la part de ma femme.

Votre dévoué.


XI

Paris, 19 février 1867.

Mon cher Valabrègue,

Quelques mots en courant pour que vous ne puissiez pas m'accuser de paresse ou d'oubli. Je tiens à répondre à certains passages de votre dernière lettre.

Je ne doute nullement de vous, et je ne me rappelle guère ce que vous appelez «vos commencements classiques». J'assiste en ami et en curieux aux transformations qui s'accomplissent en vous. J'attends votre première œuvre pour vous classer dans mon esprit, pour arrêter mes opinions à votre égard. Mais je sais que vous êtes un chercheur, que vous pensez juste, que vous êtes jeune et que l'avenir vous appartient. Vous voyez que je vous accorde une large place dans mon estime, et vous avez tort de douter de mes sympathies et de mes applaudissements. J'avais à cœur de faire mon acte de foi, car dans votre dernière lettre, vous vous défendez vivement vous me traitez en incrédule.

Ce que j'ai toujours pensé—je veux ne vous rien cacher—c'est que vous menez une vie trop contemplative. J'aimerais à vous voir un esprit plus militant. A votre âge, le sang bat dans les chairs, la fièvre secoue le corps. Les œuvres vécues ont toujours été supérieures aux œuvres rêvées. Avouez que vous rêvez les vôtres: les longues explications que vous me donnez sur vos «Paysages d'automne» me prouvent que vous êtes un contemplatif quand même. Je ne vous cache pas que j'aurais préféré vous voir au milieu de nous, luttant comme nous, renouvelant chaque jour vos tentatives, frappant à droite et frappant à gauche, marchant toujours en avant. D'ailleurs, toutes les voies sont bonnes, celle que vous prenez peut convenir à votre personnalité. Les vœux que je fais ne sont peut-être que des conseils égoïstes dictés par ma propre nature.

Je comptais vous voir marcher avec moi. Je ne suis entouré que de peintres; je n'ai pas ici un seul littérateur avec qui causer. Je me disais que nous irions ensemble au combat, et que nous nous soutiendrions au besoin. Et voilà que vous me laissez marcher seul, lutter seul, triompher et succomber seul. Quelquefois je pense à vous et je me dis: «Il s'endort». N'est-ce pas là une parole naturelle qui doit m'échapper malgré moi! Revenez avec un ouvrage, entrez dans la vie, luttez et vous verrez que je serai le premier à vous encourager et à vous applaudir.

A quand votre arrivée? Vous aviez parlé, du mois de mars, je crois, mettons cela en avril ou en mai, n'est-ce pas? Dans votre prochaine lettre, fixez-moi une époque, s'il est possible. D'ailleurs, si vous ne venez pas pour vous jeter franchement dans la mêlée, il est préférable que vous restiez encore à Aix, jusqu'au jour où vous vous croirez mûr pour la lutte. Surtout, apportez votre livre de paysages, je suis très curieux de savoir ce que vous avez mis dans cette œuvre.

Faut-il vous parler un peu de moi? Vous devez savoir que je vais entreprendre un grand travail dans Le Messager de Provence, journal paraissant à Marseille; j'y publierai, à partir du 1er mars, un long roman: Les Mystères de Marseille, basé sur les pièces des derniers procès criminels. Je suis encombré de documents; je ne sais pas comment je vais faire sortir un monde de ce chaos. Ce travail est peu payé; mais je compte sur un grand retentissement dans tout le Midi. Il n'est pas mauvais d'avoir une contrée à soi. D'ailleurs, j'ai accepté les propositions qui m'ont été faites, poussé toujours par cet esprit de travail et de lutte dont je vous parle plus haut. J'aime les difficultés, les impossibilités. J'aime surtout la vie, et je crois que la production, quelle qu'elle soit, est toujours préférable au repos. Ce sont ces pensées qui me feront accepter toutes les luttes qu'on m'offrira, luttes avec moi-même, luttes avec le public. On me dit que l'annonce des Mystères de Marseille fait un certain bruit là-bas. Des circulaires vont être distribuées, des affiches seront collées. Si vous entendiez dire quelque chose de curieux au sujet de mon roman, veuillez me l'écrire.

Paul travaille beaucoup, il a déjà fait plusieurs toiles, et il rêve des tableaux immenses; je vous serre la main en son nom.

Baille marche à grands pas. Le voilà définitivement lancé.

Guillemet attend l'été pour faire une nouvelle campagne.

Solari est marié depuis quatre jours.

Je m'arrête sur cette nouvelle monumentale, et je vous serre affectueusement la main.

Ma femme me prie de vous présenter ses compliments.


XII

Paris, 4 avril 1867.

Mon cher Valabrègue,

Les lourdes besognes dont je suis accablé en ce moment ne doivent cependant pas me faire négliger tout à fait mes amis. Je vais tâcher de vous consacrer une heure de mon temps.

Permettez-moi, avant tout, de vous dire que vous avez jugé un peu en provincial la publication des Mystères de Marseille. Si vous étiez ici au milieu de nous, si je pouvais causer pendant dix minutes avec vous, vous comprendriez sur-le-champ la raison d'être de cette œuvre. J'obéis, vous le savez, à des nécessités et à des volontés. Il ne m'est pas permis comme à vous de m'endormir, de m'enfermer dans une tour d'ivoire, sous prétexte que la foule est sotte. J'ai besoin de la foule, je vais à elle comme je peux, je tente tous les moyens pour la dompter. En ce moment, j'ai surtout besoin de deux choses: de publicité et d'argent. Dites-vous cela, et vous comprendrez pourquoi j'ai accepté les offres du Messager de Provence. D'ailleurs, vous êtes dans tous les espoirs, dans toutes les croyances du commencement, vous jugez les hommes et les œuvres absolument, vous ne voyez pas encore que tout est relatif, et vous n'avez pas les tolérances de l'expérience.

Je ne veux point jeter de la nuit dans votre beau ciel limpide. Je vous attends à vos débuts, à vos luttes; alors seulement, vous comprendrez bien ma conduite.

Je vous dis ceci en ami. Il est bien entendu que je vous abandonne Les Mystères de Marseille. Je sais ce que je fais!

En ce moment, je mène de front trois romans: Les Mystères, une nouvelle pour L'Illustration, et une grande étude psychologique pour La Revue du XIXe Siècle. Je suis très satisfait de cette dernière œuvre[7]; c'est, je crois, ce que j'ai fait de mieux jusqu'à présent. Je crains même que l'allure n'en soit trop corsée, et que Houssaye ne recule au dernier instant. L'ouvrage paraîtra en trois parties; la première partie est terminée et doit paraître au mois de mai. Vous voyez que je vais vite en besogne. Le mois dernier, j'ai écrit cette première partie—un tiers du volume,—et une centaine de pages des Mystères. Je reste courbé sur mon bureau du matin au soir. Cette année, je publierai quatre à cinq volumes. Donnez-moi des rentes, et je m'engage à aller tout de suite m'enfermer avec vous et me vautrer au soleil dans l'herbe.

J'ai dû, pour quelque temps, quitter Le Figaro. Je n'y publierai plus que des articles volants, et, métier pour métier, je préfère écrire des histoires de longue haleine, qui restent. J'ai dû également renoncer à l'idée de faire un «Salon». Il est possible cependant que je lance quelque brochure sur mes amis les peintres.

Voilà, ma foi, toutes les nouvelles qui me concernent. Je travaille beaucoup, soignant certaines œuvres et abandonnant les autres, tâchant de faire mon trou à grands coups de pioche. Vous saurez un jour qu'il est malaisé de creuser un pareil trou.

Je ne vous parle pas de votre retour à Paris. Je vois bien que vous le remettez à une époque lointaine, indéterminée. Je finirai par vous approuver; puisque vous voilà redevenu poète, il est préférable que vous restiez dans les solitudes mortes de la province. Seulement, vous entrez dans la carrière littéraire par une voie si différente de celle que j'ai prise, qu'il m'est difficile de ne pas faire quelques restrictions. Ma position m'a imposé la lutte, le travail militant est pour moi le grand moyen, le seul que je puisse conseiller. Votre fortune, vos instincts vous font des loisirs, vous vous attardez de gaieté de cœur. Toutes les routes sont bonnes, suivez la vôtre, et je serai le premier à applaudir lorsque vous obtiendrez un résultat. Ce que je vous ai dit, ce que je vous dirai sans doute encore, ne m'est dicté que par la sympathie. Vous n'en doutez point, n'est-ce pas?

Quelques petites nouvelles pour finir: Paul est refusé, Guillemet est refusé, tous sont refusés; le jury, irrité de mon «Salon», a mis à la porte tous ceux qui marchent dans la nouvelle voie.—Baille entre en plein dans de beaux appointements.—Solari est toujours marié.—Voilà.

Écrivez-moi souvent, vos lettres me font grand plaisir. Parlez-moi, à l'occasion, de l'impression que Les Mystères font à Aix.

Votre dévoué.

Vous avez le bonjour de tout le monde.


XIII

Paris, 29 mai 1867.

Mon cher Valabrègue,

Je vous dois une lettre depuis longtemps, je suis tellement ennuyé et occupé que je me déclare moi-même bien innocent de ma négligence.

Imaginez-vous que toutes les publications pour lesquelles je travaillais m'ont manqué de parole à la fois. La Revue du XIXe Siècle, qui devait commencer un roman de moi le 1er mai, ne le commencera que le 1er juillet; d'autre part, L'Illustration me retarde aussi; de façon que j'ai les bras liés, ne pouvant entreprendre autre chose, et attendant avec impatience que le travail amassé commence à s'écouler.

Je suis très content du roman psychologique et physiologique que je vais publier dans La Revue du XIXe Siècle. Ce roman, qui est écrit presque entièrement, sera à coup sûr ma meilleure œuvre. Je crois m'y être mis cœur et chair. Je crains même de m'y être mis un peu trop en chair et d'émouvoir Monsieur le procureur impérial. Il est vrai que quelques mois de prison ne me font pas peur.

Je vais faire un «Salon» dans un nouveau journal: La Situation, qui paraît ces jours-ci. Il y a beaucoup de nouveaux journaux dans l'air, et je cherche à me caser solidement dans une des feuilles futures. Mon grand défaut est d'avoir vingt-sept ans; si j'en avais cinquante, si j'étais à demi mort de lassitude et de dégoût, j'aurais déjà dans le journalisme une place fixe qui me rapporterait dix mille francs par an.

Je vous enverrai, ces jours-ci, une brochure que je publie ici, et qui n'est autre chose que mon article sur Manet. Elle contient deux eaux-fortes: un portrait de Manet et une reproduction de l'Olympia. Vous devez savoir que Manet a ouvert, depuis vendredi, son Exposition particulière. Le succès d'argent est maigre jusqu'à présent. L'affaire n'est pas lancée. J'espère que ma brochure va mettre le feu aux poudres.

Autre nouvelle. Je me suis à peu près entendu avec l'éditeur Lacroix, pour publier une édition in-8 de mes Contes à Ninon, illustrés par Manet. Nous n'avons plus qu'à signer le traité. Si l'affaire se conclut, le volume paraîtra en novembre.—Vers cette époque, je publierai sans doute deux autres volumes.

Voilà à peu près toutes les nouvelles qui me concernent.—Je vois rarement Baille; depuis que je me suis retiré sur les hauteurs de Batignolles, je vis au désert. Quand vous reviendrez à Paris, j'espère que vous vous logerez dans mon voisinage.—Cézanne retournera à Aix avec sa mère dans une dizaine de jours. Il passera, dit-il, trois mois au fond des solitudes de la province et reviendra à Paris en septembre. Il a grand besoin de travail et de courage.—Grand succès de Solari au Salon.—Prochaine ouverture de l'Exposition de Courbet, sur laquelle j'espère pouvoir faire une courte étude. D'ailleurs, Paul vous donnera toutes ces petites nouvelles avec plus de détails.

Me pardonnerez-vous de vous avoir parlé des autres et de moi avant de m'être occupé de vous?

Vous faites bien de rester à Aix, si vous y restez pour vous armer de toutes pièces avant de revenir à Paris. Songez que, pour marcher librement, il faut que vous soyez indépendant. Seulement hâtez-vous. La province est terrible. Deux ans de séjour à Aix doivent à coup sûr tuer un homme. J'ai en cela une opinion arrêtée qui me fera toujours vous appeler à Paris. Questionnez Paul, questionnez tous nos amis, et vous verrez chez tous le même effroi de la province. Lisez aussi dans Balzac quelques admirables pages.—A propos, avez-vous lu tout Balzac? Quel homme! Je le relis en ce moment. Il écrase tout le siècle. Victor Hugo et les autres,—pour moi,—s'effacent devant lui. Je médite un volume sur Balzac, une grande étude, une sorte de roman réel.

Donc, je voulais simplement vous dire de rester à Aix, tout juste le temps nécessaire pour conquérir votre liberté, et de vous méfier beaucoup de cette ville morte. Vous croyez marcher et vous dormez. Cela n'est pas appréciable pour vous, qui êtes dans votre sommeil. Mais moi, qui suis dans la veille fiévreuse de Paris, je vois bien en lisant vos lettres que vous restez appesanti et immobile.

En voulez-vous une preuve? Si vous étiez resté à Paris, jamais vous ne seriez redevenu poète. Ce qui vous pousse à la poésie, à la rêverie cadencée des vers, c'est cet air mortel qui pèse à vos épaules. Dans le calme de votre retraite, votre esprit a été pris de ce sommeil doux, nécessaire à l'éclosion des rimes. Certes, je ne vous blâme pas d'être poète pour quelque temps encore. Mais je ne crois pas que ce soit là votre véritable tempérament. Dès que vous aurez mis de nouveau le pied dans Paris, la Muse effarouchée vous abandonnera une seconde fois. Je considère vos vers du moment comme un excellent exercice. D'ailleurs, si je me trompe, s'il y a véritablement en vous l'étoffe du poète que notre âge attend, votre place sera grande; je saurai ce qu'il faut en croire lorsque vous serez ici: si la Muse ne se sauve pas de vous, ce sera signe que vos vers ne sont pas fils du sommeil de la province. Alors Paris élargira vos horizons de poète.

Peut-être, ici, sacrifions-nous trop à l'heure présente. Nous frappons le fer quand il est chaud, de toute notre énergie et de toute notre puissance. Nous écrivons au caprice de l'occasion, c'est pour cela que nos œuvres ne sont pas solides. Il faudrait tout à la fois respirer l'air de Paris et écrire à ses heures. Les œuvres alors seraient vivantes et durables. Votre position de fortune vous permettra de mener cette vie de travail et d'étude. Si vous avez beaucoup de volonté, votre place est toute marquée.

Écrivez-moi plus longuement que je ne le fais. Moi, j'ai des circonstances atténuantes en ma faveur.

Je ne vous parle pas des Mystères de Marseille. Ce feuilleton m'ennuie tellement que je suis tout écœuré rien qu'à en écrire le titre.

Je vous serre vigoureusement la main.


LETTRES A DIVERS ÉCRIVAINS ET ARTISTES


A Jules Claretie.

5 juin 1863.

Monsieur,

J'ai l'honneur de vous adresser deux nouvelles dont je suis l'auteur.

Désirant tenter leur insertion dans L'Univers illustré, j'ai songé à vous, Monsieur, pour juger mes pauvres bluettes et les faire accepter au rédacteur en chef de ce journal. Ma démarche, peut-être importune, est toute naturelle. Expliquez-la par une grande sympathie que j'éprouve pour votre talent et par un grand orgueil qui me fait espérer de trouver grâce auprès d'un homme d'esprit.

Je vous prie, avec toute la ferveur d'un débutant, de ne pas me condamner sans me lire. Le manuscrit est si mince qu'il ne vous faudra pas un quart d'heure pour me connaître.

Songez qu'il s'agit presque pour moi d'une question de vie ou de mort littéraire et que j'attends mon jugement avec l'impatience d'un poète de vingt ans.

Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de ma considération la plus distinguée.


Au Directeur de la Revue du Mois.

Paris, 16 juillet 1863.

Monsieur,

Je suis employé au bureau de la publicité de la librairie Hachette. C'est là que j'ai pu lire la Revue du Mois et connaître votre grand amour pour la jeunesse et pour la liberté de pensée.

Ne donnerez-vous pas l'hospitalité à un inconnu qui n'a justement pour toute recommandation que cette jeunesse et que cette liberté?

J'ai l'honneur de vous adresser deux pièces de vers dont je suis l'auteur. Je n'ose vous remercier à l'avance de leur insertion et cependant j'ai le plus grand espoir dans mes rimes et dans votre bienveillance.

J'hésite à vous envoyer également des contes en prose que j'ai là tout prêts à partir. Veuillez me dire, je vous prie, si le poète vous fait désirer de connaître le prosateur.

J'espère en vous.

Agréez, monsieur, l'assurance de ma considération la plus distinguée.


A Alphonse Duchesne[8].

Paris, 11 avril 1865.

Monsieur,

Permettez-moi de me présenter moi-même, n'ayant point d'introducteur et préférant ne pas vous mettre en défiance par une protection quelconque.

J'ai publié dernièrement un volume de nouvelles qui a eu quelque succès, je fais au Salut public une revue littéraire, et je donne des articles au Petit Journal. Tel est mon bagage.

Je désire l'augmenter et réussir au plus tôt. Dans ma hâte, j'ai songé à votre journal, comme à la feuille qui peut procurer la notoriété la plus rapide. Je vais donc à vous franchement, je vous envoie quelques pages de prose et je vous demande en toute naïveté: Cela vous convient-il? Si ma petite personnalité vous déplaît, n'en parlons plus; si c'est seulement l'article ci-joint qui ne vous plaît pas, je pourrai en écrire d'autres.

Je suis jeune et, je l'avoue, j'ai foi en moi. Je sais que vous aimez à essayer les gens, à inventer des rédacteurs nouveaux. Essayez-moi, inventez-moi. Vous aurez toujours la fleur du panier.

Je vous prie de vouloir bien accorder quelque attention à mon offre et de me faire connaître votre décision, soit en insérant l'article dans Le Figaro, soit en m'avertissant de le faire reprendre à vos bureaux.

Veuillez agréer, monsieur, l'assurance de mes sentiments les plus distingués.


A Jules Claretie.

Paris, 14 novembre 1865.

Monsieur et cher confrère,

Vous avez eu l'obligeance de présenter mon livre de début aux lecteurs du Figaro; vous aurez sans doute la bonté de leur faire connaître le nouveau roman que je viens de publier[9].

Le livre est mince, et vous n'aurez vraiment pas le temps de vous endormir. Je tiens à être lu avant d'être jugé, préférant un éreintement sincère à quelques mots complaisants.

Une petite place, s'il vous plaît, dans vos prochains échos, et mille fois merci à l'avance.

Votre tout dévoué et tout reconnaissant.


A Bourdin[10].

22 janvier 1866.

Cher Monsieur,

La personne que vous m'avez envoyée dernièrement ne vous a-t-elle pas parlé du vif désir que j'ai d'entrer à L'Événement? Je crois vous avoir dit que je quittais la librairie Hachette; quitter n'est pas le vrai mot, car je reste attaché à la maison au titre d'auteur, au lieu de l'être au titre d'employé: j'ai trois volumes commandés. Mais il va me rester de larges loisirs, et je désire mettre mes habitudes d'activité et d'exactitude au service de quelque chose ou de quelqu'un. J'ai songé à L'Évènement, et voici ce que j'ai trouvé à offrir à M. de Villemessant.

Je sais que les chroniques sont à la mode, et que le public aujourd'hui veut de courts entrefilets, aimant les nouvelles toutes mâchées et servies dans de petits plats. J'ai donc pensé qu'il pouvait être établi avec succès une «Chronique bibliographique». Voici ce que j'entends par ce titre: je donnerai en vingt ou trente lignes un compte rendu de chaque œuvre nouvelle; le jour même de la mise en vente, j'irai trouver chaque éditeur, et j'obtiendrai certainement d'eux la communication de leurs publications, de façon à ce que mon article paraisse avant toute réclame; d'autre part, je me chargerai, lorsqu'une œuvre importante sera annoncée, de me procurer quelque extrait intéressant que L'Évènement pourra insérer; enfin, j'aurai mission d'entretenir les lecteurs de tous les faits ayant rapport aux livres, indiscrétions sur les œuvres prochaines, détails intimes biographiques ou purement littéraires, etc. En un mot, je ferai à peu près pour les livres, ce que M. Dupeuty fait pour les théâtres. Je crois pouvoir me tirer de cette besogne avec succès, et je demande qu'on tente toujours de m'employer, quitte à me remercier, si je ne tiens pas les promesses de mon programme.

Je sais où est le grand obstacle. Vous avez peur qu'une chronique bibliographique ne dispense les éditeurs de vous donner des réclames payées. Je crois que vous vous trompez en cela, et une expérience de quatre années me permet de vous affirmer que les libraires font d'autant plus d'annonces dans un journal que ce journal parle plus souvent de leurs maisons. Je lis chaque jour vos annonces, et je vois que vous obtenez peu de chose; je puis assurer que vous obtiendriez bien davantage si vous alliez dans les librairies, ayant en mains des numéros dans lesquels se trouverait le bulletin exact des publications. Il n'y a que les spéculateurs éhontés qui oseraient vous faire comprendre qu'ils peuvent se passer de vous, puisque le journal parle gratuitement de tous les volumes qui paraissent. Chaque fois qu'un journal bien posé est venu me trouver dans les conditions dont je vous parle, j'ai eu en quelque sorte la main forcée. Je suis persuadé que la maison Hachette sera beaucoup plus large avec vous, dès qu'une chronique bibliographique sera établie.

Je ne parle pas de l'intérêt des lecteurs. Il est évident que le public accueillera très volontiers un bulletin écrit d'une façon anecdotique et littéraire qui le tiendra au courant du mouvement journalier de la littérature. L'Évènement veut avoir toutes les primeurs; ma pensée est d'y parler de chaque livre avant toutes les autres critiques de la grande et de la petite presse.

Je ne sais pas trop encore comment pourraient être publiées mes chroniques bibliographiques: tous les jours ou tous les deux jours? Je vous prie de vouloir bien communiquer ma lettre à M. de Villemessant et de lui demander si mon idée lui sourit. Il ne s'agirait plus ensuite que de s'entendre sur le mode de publication. Puis-je faire un essai et l'envoyer au journal?

Pardonnez-moi tout le souci que je vous donne. Je crée vis-à-vis de vous une dette que je tâcherai de payer quelque jour. Je n'ai pu encore parler de votre proposition à M. Templier, mais je ne quitterai pas la maison avant de vous obtenir une réponse.

Veuillez me croire votre tout dévoué et tout reconnaissant.


A Coste.

Paris, 14 juin 1866.

Mon cher Coste,

Je n'ai que dix minutes pour vous répondre. Je pars sur-le-champ à la campagne, où je vais retrouver Paul. Baille part avec moi, et nous resterons une semaine loin de Paris.

Je porte à Paul les quinze francs que vous m'envoyez, et je lui ferai lire votre lettre. Nous ferons ensemble notre acte de contrition, nous reconnaîtrons notre culpabilité à votre égard. Voilà qui doit vous désarmer.

Voici maintenant les nouvelles.

Paul a été refusé, comme de juste, ainsi que Solari et tous ceux que vous connaissez. Ils se sont remis au travail, certains qu'ils ont dix ans devant eux avant de se faire accepter.

Valabrègue est ici. Il travaille—lentement. Je crois que la maturité vient, et j'espère beaucoup en lui.

Quant à moi, j'aurais beaucoup à dire, si je voulais tout vous apprendre. J'ai quitté la librairie Hachette, le 1er février, et depuis cette époque je suis attaché à L'Évènement pour une besogne régulière: la Revue des livres. J'ai fait en outre un «Salon» qui a soulevé de grands cris. Je viens de réunir mes articles en brochure, et je vous envoie un exemplaire de l'œuvre, ainsi qu'un exemplaire d'un volume que je viens également de publier.

En somme, je me hâte, je travaille beaucoup. Je suis impatient.

Je vais maintenant tenter le théâtre.

Voilà les choses en gros. Quant aux détails, je vous les dirai à votre retour dont vous ne me parlez point, mais qui ne peut tarder. C'est un crime que de vivre loin de Paris en ces temps de fièvre et de luttes.

Je prierai Paul de vous écrire, mais je ne vous affirme pas qu'il le fera. Quant à Valabrègue, je ne le verrai que dans huit jours, lorsque je reviendrai. Il aura de vos nouvelles.

Pardonnez ma brièveté! Je n'ai pas voulu rester coupable plus longtemps, et je tâcherai de gagner mon pardon en vous écrivant plus souvent et plus longuement.

Mais surtout revenez vite.

Mille compliments de la part de tous.

A vous.

J'attends d'ailleurs une lettre de vous qui me rappelle l'engagement que je prends.


Au même.

Paris, 26 juillet 1866.

Mon cher Coste,

Je ne sais plus ce que je vous avais promis dans ma dernière lettre. En tous cas, je croyais devoir attendre votre réponse avant de vous écrire de nouveau.

Je vais vous donner les détails que vous me demandez sur nos amis et moi.

Votre dernière est arrivée chez ma mère comme j'étais encore à la campagne. Mais vous vous trompez, lorsque vous vous imaginez que nous nous contentons de Fontenay-aux-Roses. Il nous faut plus d'air et plus de liberté. Nous avons, à seize lieues de Paris, une contrée inconnue encore aux Parisiens, et nous y avons établi notre petite colonie. Notre désert est traversé par la Seine; nous y vivons en canot; nous avons pour retraite des îles désertes, noires d'ombrages. Vous voyez combien vous êtes en retard en songeant encore aux misérables bosquets, maigres, efflanqués de la Mère Cense.

Il y a trois jours, j'étais encore à Bennecourt avec Cézanne et Valabrègue. Ils y sont restés tous deux et ne reviendront qu'au commencement du mois prochain. L'endroit, je vous l'ai dit, est une véritable colonie. Nous y avons traîné Baille et Chaillan; nous vous y traînerons à votre tour.

Procédons méthodiquement.

Baille est parti pour Aix samedi dernier. Il reviendra le 2 ou 3 octobre. Il a achevé, pour la librairie Hachette, un volume de physique dont je crois vous avoir parlé. L'œuvre paraîtra vers la fin de l'année.

Et d'un.

Cézanne travaille; il s'affirme de plus en plus dans la voie originale où sa nature l'a poussé. J'espère beaucoup en lui. D'ailleurs, nous comptons qu'il sera refusé pendant dix ans. Il cherche en ce moment à faire des œuvres, de grandes œuvres, des toiles de quatre à cinq mètres. Il partira pour Aix prochainement, peut-être en août, peut-être à la fin de septembre seulement. Il y passera deux mois au plus.

Et de deux.

Valabrègue est ici depuis le mois de mars. Il a perdu beaucoup de sa jeunesse, et je crois pouvoir répondre de lui maintenant. Il n'a point à se presser, et je l'approuve de ne vouloir publier une première œuvre qu'à vingt-cinq ans au plus tôt. Il observe et il étudie.—Il part pour Aix dans huit jours et y passera deux mois.

Et de trois.

Il me reste à vous parler de moi. Je vous ai envoyé mes deux dernières publications: vous savez donc ce que j'ai fait depuis votre départ. En outre, je ne suis plus chez Hachette depuis le 1er février, époque à laquelle je suis entré à L'Évènement. Je fais dans le journal la bibliographie, d'une façon fixe, aux appointements de cinq cents francs par mois. Ajoutez à cela une correspondance hebdomadaire que j'envoie au Salut public, et qui m'est payée cent francs. Voilà mon bilan, et mes occupations ordinaires. De plus, j'ai commencé un livre de haute critique: L'œuvre d'art devant la critique, que je publierai sans doute vers novembre. Je compte enfin donner dans deux ou trois mois un roman à L'Évènement. Vous voyez que le travail ne manque pas. Dieu merci, la paresse se porte également fort bien.

Je n'habite plus la rue de l'École-de-Médecine. Je suis maintenant avec ma femme rue de Vaugirard, n° 10, à côté de l'Odéon. Nous avons là tout un appartement, salle à manger, chambre à coucher, salon, cuisine, chambre d'ami, terrasse. C'est un palais véritable dont nous vous ouvrirons largement les portes dès votre retour.

En somme, je suis satisfait du chemin parcouru. Mais je suis un impatient, et je voudrais marcher encore plus vite. Puis, vous ne sauriez croire combien on est sujet à des lassitudes subites dans le rude métier que je fais. J'ai presque un article à faire par jour. Il me faut lire, ou du moins parcourir, les ouvrages de tous les imbéciles contemporains. Je ne me repose qu'en travaillant un peu à mes livres.

Alexandrine engraisse, moi je maigris un peu.

Et de quatre, et de cinq.

Il me reste à souhaiter votre retour. Le tableau que vous me faites du Camp n'est pas engageant. Vous allez revenir bientôt, me dites-vous. Tant mieux. J'ai la conviction que le séjour de Paris est de toute nécessité aux intelligences qui veulent penser. Si vous êtes découragé, l'air qu'on respire ici vous donnera de nouveaux espoirs.

Écrivez-moi votre arrivée, et que votre première visite soit pour moi. Nous causerons de l'avenir; les jours arrivent à toute vitesse, et il me semble qu'ils marchent encore trop.

Ma femme me prie de vous serrer la main.

Votre tout dévoué.

Je n'ai pu communiquer votre lettre à aucun de nos amis, car je suis seul en ce moment à Paris. Mais, du nord et du midi, je suis certain qu'ils vous serrent très vigoureusement la main.


A Théodore Duret.

Paris, 20 mai 1868.

Mon cher Duret,

J'ai oublié, dans ma dernière entrevue, de vous recommander de nouveau le garçon dont je vous ai parlé, comme garçon de bureau. Il pourrait faire la recette, épousseter les meubles, s'occuper de n'importe quoi, pourvu qu'il ne s'agisse pas de tenir des écritures trop compliquées. Il n'a reçu qu'une demi-éducation qui ne lui permet pas d'être commis.

Vous me rendriez un véritable service en le prenant avec vous. Il y a deux ans que je lui promets de le placer. Soit négligence de ma part, soit mauvaise chance, je ne lui ai encore rien trouvé. Voulez-vous que je vous le conduise un de ces jours?

La question des appointements a-t-elle été vidée? C'est là une question assez grave pour moi; je regrette beaucoup le journal quotidien, qui m'aurait permis de vivre tranquille dans une famille honorable en suffisant à mes besoins.

J'ai assez des trafics plus ou moins dignes de la petite presse. On s'y amoindrit et on s'y tue.

Je ne sais quand je pourrai aller vous voir aux bureaux de La Tribune. Je suis un peu souffrant et je travaille l'après-midi. D'ailleurs, il est inutile que j'aille me mettre dans vos jambes en ce moment. Veuillez donc avoir l'obligeance de me tenir au courant par lettres, comme vous avez eu la bonté de le faire jusqu'ici. Avertissez-moi quand je pourrai m'entendre définitivement avec M. Pelletan sur certains détails d'exécution, tels que la longueur de mes articles et les jours où je dois envoyer ma copie. Je préfère ne pas embarrasser le plancher tant qu'on n'aura pas besoin de moi. Pourvu que je sois averti deux ou trois jours à l'avance de l'apparition du journal, cela suffira.

Avez-vous vu les tableaux de Camille Pissarro; et êtes-vous de mon avis?

Votre bien dévoué.

S'il est nécessaire, quand on parlera des appointements, veuillez faire valoir que je dois donner un article dans chaque numéro. Puisqu'on n'a engagé que moi comme littérateur, je me trouve donc à la tête de la partie littéraire du journal, et j'espère que l'on me donnera ce que l'on compte donner à un rédacteur politique qui fournirait la même quantité de besogne que moi. Remarquez encore que si le journal avait été quotidien, mon travail n'aurait presque pas augmenté. Vous me le disiez vous-même: la rédaction d'un journal hebdomadaire coûte presque aussi cher que celle d'une feuille quotidienne.

Tout ceci entre nous. Je suis certain que vous veillerez à mes intérêts. N'oubliez pas une chose: le désintéressement n'est de mise que lorsque tout le monde est désintéressé; dans le cas contraire, il prend le nom de duperie.


Au même.

Paris, 19 juin 1868.

Mon cher Duret,

Il faut que je vous rende compte de ma conversation avec M. Lavertujon. En somme, il paraît très bien disposé, mais il n'a pu me donner aucune certitude. Voici un résumé de ses paroles. Il ne pense pas que je puisse faire un article toutes les semaines, parce qu'on a pris des engagements avec trop de monde; d'ailleurs, il en causera avec ces messieurs et m'écrira mardi si je dois continuer à envoyer hebdomadairement une causerie; il semble ne pas vouloir prendre une décision lui-même, mais désirer au fond que ma collaboration soit très active.

J'ai plaidé ma cause, en m'appuyant sur une promesse de M. Pelletan et surtout en faisant observer qu'une «Causerie» était une chronique qui devait absolument se trouver dans chaque numéro. Mais la meilleure raison que j'ai donnée et qui a paru frapper beaucoup M. Lavertujon, a été que j'avais grand besoin de travailler, ayant ma mère à ma charge et étant obligé d'enlever l'avenir à la pointe de ma plume. J'ai ajouté que j'étais las de la petite presse, que je souhaitais ardemment me réfugier dans un journal honnête et sérieux où je pourrais développer tous mes moyens. «Si La Tribune, ai-je dit, m'offrait cinq cents francs par mois, non seulement pour ma chronique littéraire, mais pour toutes sortes de travaux, je me dévouerais complètement au journal, je n'écrirais dans aucune autre feuille, et je garderais une éternelle reconnaissance pour les hommes qui me mettraient ainsi le pied dans l'étrier.»

Vous voyez le fond de mon ambition, mon cher Duret; je n'espère pas réussir, mais pour obtenir un œuf, il faut demander un bœuf. D'ailleurs, mes vœux n'ont rien d'extravagant. Je consentirais à faire n'importe quoi pour trouver un port dans La Tribune, même à rédiger les faits-divers, à me rendre utile d'une façon ou d'une autre. Il vous faudra peut-être des hommes pour relire les épreuves, pour redresser les phrases boiteuses, etc. Je consentirais parfaitement à être un de ces hommes, si ce travail, joint au rapport de mes articles, me constituait la rente qu'il faut pour vivre.

Causons pratiquement, n'est-ce pas? Le moins que je puisse obtenir, c'est deux causeries par mois. Ce serait déjà un pas si j'en obtenais quatre. Puis, s'il était possible de me confier des travaux quelconques et de m'attacher entièrement à La Tribune, je serais l'homme le plus heureux de la terre.

Voyez ce que vous pouvez encore faire pour moi en ces circonstances. Je crois que je suis sympathique à ces messieurs, et qu'on pourrait obtenir quelque chose d'eux en leur expliquant ma position. Tout ce que vous ferez sera bien fait. Ma dette de reconnaissance à votre égard devient telle que je ne sais comment je m'acquitterai jamais.

J'ai vu MM. Glais-Bizoin et Hérold qui ont été charmants pour moi, le dernier surtout. J'espère que mon second article me les attachera tout à fait et qu'il sera peut-être temps, alors, de leur dire: «Voilà un garçon dont vous pouvez faire un des vôtres, ne le laissez pas se perdre dans les petits journaux.» Si l'occasion se présente, pourrez-vous leur dire cela?

M. Lavertujon a paru très satisfait de mon second article. «Je n'en retrancherais pas une virgule, m'a-t-il dit, mais M. Duret aura peur peut-être.» Ah çà! pas de bêtises, n'est-ce pas? Ne coupez rien, je vous prie. Je ne tiens pas à un article, mais je tiens à frapper un coup pour m'asseoir carrément ensuite dans la maison.

Mille fois merci encore.

Votre bien reconnaissant et bien dévoué.

Je suis si pressé que je ne relis pas.


Au même.

Paris, 19 juillet 1868.

Mon cher Duret,

J'ai parfaitement compris la raison de vos coupures. On ne doit cependant que la vérité aux morts.

Je ne sais toujours pas ce que je gagne à La Tribune, et je désire vivement le savoir pour régler mon budget. M. Pelletan, que j'ai entrevu hier, m'a prié de faire mes articles plus courts,—prière que j'ai trouvée juste et raisonnable,—et je crois qu'il m'a fait entendre que je serais payé au mois. Je n'ai pas voulu lui demander une explication plus claire. Je préférerais toucher des appointements mensuels, cela me semblerait plus logique et plus certain. Seulement j'ai peur qu'on ne déprécie beaucoup ma copie,—ceci entre nous. Enfin je m'en remets à la bonne volonté de ces messieurs, et je vous prie de nouveau de me faire connaître leur décision dès qu'ils en auront pris une. La justice serait de me payer les articles que j'ai faits jusqu'ici à cinq sous la ligne, ainsi que cela avait été décidé, et de partir du mois présent pour me payer à l'année.

Il est bien entendu que tout cela est confidentiel. Je cause avec vous en ami. Mes souhaits ne sont pas des prétentions. J'accepte d'avance ce qu'on m'offrira.

Je voudrais bien causer avec vous. Puisque je ne puis vous rencontrer à La Tribune, je me permettrai de me présenter chez vous un de ces matins. Si je vous dérange, vous me mettrez à la porte.

Votre dévoué.


A Champfleury[11].

Paris, 25 octobre 1868.

Mon cher confrère,

J'ai voulu, avant de vous remercier, lire en entier le livre que vous avez eu la gracieuseté de m'envoyer.

J'adore les chats, j'en ai toujours quatre ou cinq autour de moi. C'est vous dire le plaisir que m'a fait votre savant et spirituel plaidoyer. Vous n'êtes pas qu'un observateur, vous êtes un lettré, et je vous dois maintenant de connaître l'histoire vraie de mes bons amis les chats, que j'aimais d'instinct, sans trop savoir s'ils avaient à mon amitié d'autre titre que leur grâce souple.

Je désirerais vivement parler de votre œuvre quelque part. Je pourrais, dans un journal, vous dire tout au long ce que je ne vous dis pas ici. Je comptais réserver cet article pour La Tribune. Mais voilà que le rédacteur bibliographique de cette feuille, M. Asseline, a déjà parlé des Chats, et d'une façon très amicale. J'espère que cela ne m'empêchera pas de revenir à la charge, mais je crains de ne pouvoir donner à mon compte rendu le développement que je rêvais.

Merci encore pour les bonnes heures que vous venez de me faire passer, et croyez-moi votre dévoué confrère.


A Théodore Duret.

Paris, 3 novembre 1868.

Mon cher Duret,

Pardonnez-moi si je ne me suis pas rendu au café Guerbois et si je n'ai point encore répondu à votre lettre. J'étais dans la fièvre du dénouement de Madeleine Férat, je ne voulais plus m'occuper de rien avant d'avoir terminé cette œuvre. Aujourd'hui la dernière ligne est écrite, je rentre dans la vie. Je n'ai plus à redouter que les paniques de l'éditeur et de l'imprimeur. Allez, écrire avec quelque audace ne rend pas l'existence rose!

Je suis prévenu, ma prochaine causerie de La Tribune sera courte.

Maintenant que me voilà libre, j'irai vous voir un de ces matins. Nous causerons.

Votre bien dévoué.


Au même.

Paris, 26 novembre 1868.

Mon cher Duret,

J'ai fait ma causerie de celle semaine sur le débat que j'ai avec Lacroix, au sujet de mon roman. Je vous ai déjà parlé de cette affaire.

Je vous préviens, et vous prie de ne pas changer un mot de cet article qui est sans aucun danger pour le journal. Je vous demande de le respecter, à titre de service personnel. D'ailleurs, vous ferez également grand plaisir à Lacroix, auquel je l'ai soumis, et qui en attend la publication pour se croire à l'abri de toute poursuite.

Merci à l'avance, et tout à vous.


A Marius Roux.

Paris, 4 décembre 1868.

Mon cher Roux,

Je ne savais que penser, mais ta lettre m'explique ton silence. Je te réponds quelques mots à la hâte.

Je te prie d'abord de t'informer pourquoi je n'ai pas encore reçu la copie de la délibération du Conseil municipal. Aie l'obligeance de voir le maire et de lui dire que je réclame la délibération avec une légitime impatience[12].

Je te remercie de t'inquiéter de la vente de mes volumes à Aix. Quand tu seras de retour et que tu m'auras donné des renseignements précis, j'en ferai usage. Par la même occasion, vois s'il n'y aurait pas moyen de glisser dans Le Mémorial la reproduction du compte rendu de Madeleine Férat. Suis-je fâché avec Remondet au point de ne pouvoir compter sur la publicité de son journal?

Tu me dis que Paul doit revenir avec toi. Voilà qui est bon! Je désespérais de le voir avant le milieu de janvier. Dès que le jour exact de votre départ sera fixé, préviens-moi. Dis à Paul que je ne lui écrirai plus, puisque je le verrai dans quelques jours. Selon l'heure de votre arrivée, venez me demander à dîner, le jour où vous débarquerez.

J'achète Le Petit Journal depuis ton départ. J'ai lu par conséquent ta lettre, au sujet de La Bachelière. Aix se permet tous les crimes.—Pourquoi ne signes-tu pas de ton vrai nom tes comptes rendus de procès? Cela t'aurait fait une très large publicité. Peut-être y a-t-il des raisons que je ne devine pas.

Dis à Arnaud, si tu le revois, que je suis tout prêt à lui vendre une seconde fois Les Mystères de Marseille. Seulement les conditions de paiement dont tu me parles me paraissent inacceptables. Je consens à ne pas lui vendre le roman en bloc, mais je désire que tout ce qui paraîtra me soit payé. Si le journal vit, je toucherai le prix du livre entier; si le journal meurt au quinzième, au vingtième numéro, je toucherai les quinze, les vingt premiers feuilletons. Cela me paraît de toute justice.

Je ne veux pas te raconter l'emploi de ces derniers huit jours. Sache seulement que tous les journaux s'occupent de Madeleine Férat, qui pour le moment vit cachée dans une cave du boulevard Montmartre. Elle se porte fort bien, mais elle a peur que le grand air ne lui fasse mal. J'espère qu'on la tirera de sa prison lundi matin. Toutefois, il peut arriver que je m'adresse au Tribunal de commerce pour prouver à Lacroix que la lumière ne tuera pas cette pauvre dame. En un mot, tout marche bien, trop bien même. Me voilà martyr. Les démocrates versent un pleur sur mon cas. Ah! ces pauvres démocrates, sont-ils assez roulés!

A bientôt, mon cher Roux, et mes compliments à ta famille. Tu as le bonjour des miens et le salut fraternel de Valabrègue.

Ton dévoué.

N'oublie pas la salade de champanelle (est-ce que tu sais l'orthographe de ce mot-là, toi?), sans cela, on est bien décidé ici à t'arracher les yeux. Je me permets de te dire en outre d'apporter quelques truffes, si elles sont à bon marché. Nous en garnirons un poulet—de notre basse-cour!!!—que nous enterrerons ensuite avec recueillement.

A bientôt.

J'oubliais de te dire que Rhunka[13] te fait trois grimaces d'amitié. Elle est entièrement libre maintenant, elle court dans le jardin, et, en ce moment même, elle vient frapper à la fenêtre de mon salon, parce qu'il ne fait pas très chaud dehors.

J'ai failli brûler ma lettre, en mettant de la cendre dessus. Hélas! nos œuvres sont bien fragiles!


A Louis Ulbach.

(FRAGMENT)[14]

27 mai 1870.

... J'y étudie les fortunes rapides nées du coup d'État, l'effroyable gâchis financier qui a suivi, les appétits lâchés dans les jouissances, les scandales mondains. Je crois tout naïvement à un succès, car je soigne l'œuvre avec amour, et je tâche de lui donner une exactitude extrême et un relief saisissant.

Le titre La Curée s'imposait, après La Fortune des Rougon; le premier était la conséquence du second. Pourtant, j'ai hésité un moment à cause de la célèbre pièce de vers de Barbier.


A Théodore Duret.

30 mai 1870.

Mon cher Duret,

Je ne puis vous donner l'adresse du peintre dont vous me parlez[15]. Il se renferme beaucoup, il est dans une période de tâtonnements, et, selon moi, il a raison de ne vouloir laisser pénétrer personne dans son atelier. Attendez qu'il se soit trouvé lui-même.

J'ai lu votre second article sur le Salon, qui est excellent. Vous êtes un peu doux. Dire du bien de ceux qu'on aime, ce n'est point assez; il faut dire du mal de ceux qu'on hait.

Votre bien dévoué.


A Marius Roux.

Bordeaux, 12 décembre 1870.

Mon cher Roux,

Je te prie d'aller trouver Cabrol de ma part. Tu entreras avec mon laissez-passer que je t'envoie. Va à la préfecture le matin, vers dix heures, le jour même où tu recevras cette lettre, c'est-à-dire jeudi; si tu ne le trouves pas le matin, retourne frapper à sa porte l'après-midi. Il me faut une réponse décisive, et comme je crains qu'il ne me l'envoie pas, je te prie d'aller la chercher.

Ma femme te lira ma lettre et te mettra au courant de la situation. J'ai envoyé ma dépêche à Cabrol et de plus je lui envoie une lettre par le courrier qui te portera celle-ci. Dans cette lettre je lui raconte mes premières démarches, je lui dis qu'on ne demande pas mieux ici que de me nommer à Aix, et je termine en ces termes: «Il y a trois cas: ou révoquer M. Martin, ou attendre une compensation pour lui, ce qui sera sans doute trop long, ou ne plus songer à l'affaire. C'est sur un de ces trois cas que je vous prie de me fixer. J'attends votre réponse pour rester ou pour repartir. Il faut que samedi, au plus tard, je sois à Marseille.»

Maintenant, tu comprends ma tactique. Il recevra ma lettre jeudi matin. En y allant, tu lui diras: «Vous avez dû recevoir ce matin une lettre de Zola», ce qui le forcera à me lire et à me répondre. D'ailleurs, il s'abandonnera beaucoup plus dans une conversation avec toi. Après lui avoir dit que nous sommes deux amis dévoués et l'avoir rassuré sur l'indiscrétion que j'ai commise en te parlant de l'affaire Martin, tu lui diras carrément: «Maintenant que Zola est à Bordeaux, il ne peut pas en revenir sans sa nomination. Là-bas, on désire lui être agréable, on compte sur lui; si, d'autre part, M. Gent veut réellement congédier M. Martin et que Zola soit son homme, je ne vois pas pourquoi l'affaire ne se terminerait pas en deux heures. Que M. Gent profite de l'occasion. Il faut tourner l'obstacle.» Enfin, fais-le causer le plus possible et vois la tournure de l'affaire. Aix est le seul endroit propre disponible,—quand Martin n'y sera plus, il est vrai.

Puis, quand tu auras vidé Cabrol, tu m'écriras immédiatement. J'attends ta lettre pour repartir. Je veux savoir ce qu'il en est. Si je n'ai rien à espérer d'immédiat, envoie-moi un télégramme par la voie Marseillaise, télégramme ainsi conçu: «Gambetta est-il à Bordeaux?»—Si, au contraire, l'incident Martin est arrangé et que je puisse emporter ma nomination, télégraphie—moi: «On parle d'une victoire. Prendre renseignements.»—Écris-moi quand même. Je ne pourrai sans doute pas rester à Bordeaux plus tard que dimanche.

Je compte sur toi, n'est-ce pas? Et quant à l'imprévu, je m'en remets à ton habileté.

Je suis égoïste, je ne parle que de moi. La vérité est que je n'ai encore que des renseignements incomplets. Tout paraît plein. Les emplois ici sont introuvables, paraît-il. On m'a dégoûté de l'Algérie. Il y a des places dans les intendances et à la suite des armées. Il faudrait, je crois, pouvoir vivre ici un mois, en contact continuel avec les ministères. On finirait par se caser. Demain, je parlerai de toi à Ranc. Par lui, j'aurai des renseignements plus précis. Tu peux toujours compter que je te perlerai des nouvelles exactes.

Et la pauvre Marseillaise? Je l'ai entendu crier à Agen, sur la voie, par une pluie battante. J'ai cru que c'était un convoi qui passait.

Ton dévoué.

Il faudrait mettre Cabrol au pied du mur en lui disant: «Eh bien, entrez dans le cabinet de M. Gent, dites-lui que M. Zola est à Bordeaux, et que M. Mazure le verrait avec plaisir à Aix; puis donnez-moi sa réponse.»

Ne pas oublier aussi de faire sentir à Cabrol que je ne suis venu ici que sur son conseil, et qu'il est ainsi engagé à m'obtenir un résultat. Il serait ridicule qu'il m'ait envoyé promener à Bordeaux, pour voir la ville.


Au même.

Bordeaux, 22 décembre 1870.

Mon cher Roux,

Ma femme a dû te dire que je restais ici et que je l'appelais. J'ai accepté d'être secrétaire de Glais-Bizoin. C'est une situation qui va me permettre d'étudier les gens d'ici et de tirer d'eux ce qui me plaira le mieux,—à moins que cette place de secrétaire ne me convienne complètement.

Comme je le disais à ma femme, Marseille est brûlé. Il était temps de se dépayser, si l'on ne voulait jouer un rôle embarrassant. J'aurais pris ici n'importe quoi plutôt que de vider les lieux.

Je ne sais encore quel coup de main je vais pouvoir te donner. C'est bien le diable si nous ne trouvons pas quelque chose pour toi. Maintenant qu'il s'agît de parler carrément, je n'ose te conseiller de me rejoindre. Tu m'as dit toi-même qu'on ne donnait pas de ces conseils-là. Je désire vivement t'avoir, et j'espère que tu te caserais—-Écris-moi, n'est-ce pas, pour me dire ce que tu comptes faire.

Je ne me suis pas gêné, j'ai conseillé carrément à ma femme de te parler d'un emprunt. Elle me rassure, elle me dit que Chappuis va nous payer, et que tu veux bien me prêter ta quinzaine. Je te remercie mille fois. Tu es un peu mon banquier. Je suis vivement touché de ta façon d'agir dans ces questions délicates.

Si tu venais et que tu voulusses que je te préparasse un logement, tu n'aurais qu'à m'écrire un mot.

Ici, au Café de Bordeaux et sur le trottoir de la Comédie, on se croirait sur le boulevard des Italiens. J'ai reconnu là un tas de petits confrères. Je crois qu'il est très bon de se montrer. Avec un peu d'habileté, nous allons faire une rentrée triomphale.

Il fait un froid de loup, et je n'ai pas de feu. C'est pourquoi je me hâte de te serrer la main.

Ton bien dévoué.


Au même.

Bordeaux, 25 décembre 1870.

Mon cher Roux,

Je t'écris deux mots à la hâte pour ne pas te laisser sans lettre.

Tu as parfaitement raison, tu ne peux venir ici sans une demi-certitude. Dès que je vais être installé, je vais fureter pour toi. Si je t'ai bien compris, tu préférerais une place ignorée, avec appointements convenables. On doit trouver cela. Je vais en parler à Glais-Bizoin. D'ailleurs, je te tiendrai au courant de mes démarches. Ces jours-ci, il fait tellement froid, que je n'ai pas le courage de faire un pas. Quand je vais être dégelé, je courrai tous les ministères pour ton compte et pour le mien. Je veux tout savoir.

L'affaire de Quimperlé n'est pas faisable. On veut un homme du pays. Si on me l'a offerte, je le comprends maintenant, c'est parce qu'on savait que je refuserais.

Je commence à devenir très roublard. Je m'aperçois que j'ai bien fait d'accepter cette place de secrétaire qui va me mettre dans les secrets de la comédie. J'en ai déjà vu d'assez jolis dans la correspondance.

Mon avis est que tu ne peux rester là-bas, et que je dois te trouver quelque chose ici. Je tâcherai que ça ne traîne pas.

Merci de tes bons soins pour ma femme et pour ma mère. Je ne sais encore si je vais les voir ce soir. Je t'avoue que je commence à m'ennuyer diablement.

Laisse Arnaud tranquille. Ne cache ni mon départ, ni ma nouvelle situation. Je ne veux pas avoir l'air d'avoir fui, après l'insuccès de La Marseillaise.

Mes compliments et une bonne poignée de main.

Je ne suis pas allé réclamer ton parapluie parce que je compte que tu viendras le réclamer toi-même. Veux-tu que je le cherche et te l'envoie?


Au même.

Bordeaux, 27 décembre 1870.

Mon cher Roux,

Ma femme et ma mère ne sont arrivées que la nuit dernière. Elles ont dû passer toute une journée et une nuit à Frontignan, arrêtées dans les neiges. Le voyage a été des plus rudes, et je suis bien heureux de les voir enfin auprès de moi.

Malheureusement, il y a une ombre au tableau. Je ne compte toucher ici de l'argent que vers le huit, et ma femme est arrivée presque à sec. Elle me dit que tu comptes absolument sur Chappuis. Je t'en prie, presse la rentrée, et envoie-moi immédiatement ce que tu auras pu arracher. La question est très grave. Je compte sur ton amitié. Sois inexorable.

Nous sommes encore dans toute la fièvre de l'installation. Il fait un froid de gueux. Enfin, je suis parvenu à trouver un trou où nous ne serons pas trop mal, nous et le chien.

J'en suis toujours à étudier le terrain. Tu devrais bien avoir une ambition, un désir plutôt, qui eût quelque précision. Je puis frapper pour toi à toutes les portes. Mets-moi donc un peu à contribution, en me disant: «Va ici et va là.» Moi, de mon côté, ces jours-ci, je compte t'écrire une longue lettre où je te donnerai toutes mes observations. Selon moi, Bordeaux, à cette heure, doit être pour nous le chemin de Paris. Il est bon que tu viennes.

Si tu te décides à me répondre, je te conseille de descendre chez moi. Les hôtels sont inabordables. Pour quelques jours, tu pourrais coucher dans la salle à manger, Il y a d'ailleurs un logement à louer dans notre maison. Je me mets à ta disposition entière.

Merci de ce que tu as fait pour ma femme et ma mère. Et songe à Chappuis. J'attends la réponse monnayée avec impatience. Pourvu que les neiges n'interceptent pas les courriers.

Une vigoureuse poignée de main. Ma mère et ma femme me prient de te serrer une seconde fois la main.

Ton bien dévoué.


A Antony Valabrègue.

Bordeaux, 29 décembre 1870.

Mon cher Valabrègue,

Je ne vous ai pas répondu plus tôt et cela pour une bonne raison: j'étais à Bordeaux, et c'est ma femme qui m'apporte votre lettre en venant me rejoindre.

J'ai compris que La Marseillaise ne pouvait aller loin, faute d'un matériel et d'un personnel suffisants, et j'ai jeté l'affaire à la mer. Je savais depuis longtemps que ma place était ici. Pour mieux étudier la situation j'ai accepté auprès de Glais-Bizoin la place de secrétaire particulier. L'on me promet une préfecture pour le prochain mouvement préfectoral. Je verrai alors ce que j'aurai à faire.

Pour l'instant, je suis dans une situation tout à fait bonne. Tout marche à souhait. Ma campagne en province sera excellente.

Vous avez raison. Si Aix vous ennuie, vous pourriez trouver à Bordeaux un Paris transitoire. Vous voyez que je vous ai devancé.

Donnez-moi de vos nouvelles, vous me ferez grand plaisir, et si vous venez jamais, je vous invite à déjeuner.

Votre bien dévoué.


A Marius Roux.

Bordeaux, 2 janvier 1871.

Mon cher Roux,

Je ne reçois ta lettre que ce matin. Elle a mis trois jours à me parvenir. Je ne crois pas que tu tires un sou de Chappuis. Il aurait peut-être fallu insister le lendemain de la mort de La Marseillaise. Je t'envoie le traité. Fais ce que tu voudras. Tu es plus à même de savoir quel parti il faut prendre en de telles circonstances.

Je suis très ennuyé de cet incident. Ici je ne toucherai que vers le huit, et ce sera très dur d'attendre jusque-là.

D'après ce que tu me dis, au sujet de tes conversations avec Arnaud, ce ne serait plus qu'un compte à régler entre nous deux. J'écrirai à Arnaud pour avoir un compte écrit. Je ne me rappelle plus moi-même exactement ce que j'ai touché. De ton côté, dis-moi ce que tu as reçu. Je tiens beaucoup à savoir où nous en sommes. Il sera aisé de savoir ensuite quelle somme j'ai reçue en plus, et quelle somme je te dois. Tâche, s'il est encore possible, d'avoir quelque chose pour Marion.—J'ai une autre inquiétude, les abonnés de La Marseillaise ont-ils été remboursés? Cela va nous tomber sur le dos. On pourrait les dédommager en leur servant Le Peuple.

Retourne-moi les trois lettres qui ont dû arriver après le départ de ma femme. Ma mère a oublié dans sa chambre un mouchoir jaune. Mets-le de côté, si on te le rend.

J'attends toujours pour savoir si je dois faire une démarche pour toi. Ma femme me dit que tu comptais aller t'enfermer à Beaurecueil. Cela me paraît peu pratique. Donne-moi ton adresse si tu quittes Marseille. Je ne resterai sans doute pas longtemps à Bordeaux. Je guigne une place plus militante. J'attends le résultat Chappuis, et je t'écrirai plus longuement.

Mes compliments et une bonne poignée de main pour toi.


A Antony Valabrègue.

Bordeaux, 7 janvier 1871.

Mon cher Valabrègue,

Si vous vous ennuyez, venez. Voilà tout ce que je puis vous dire pour le moment. Quand vous serez ici, vous verrez. Il est impossible à distance de placer quelqu'un.

Roux vous a effrayé à tort. La vie est ici comme partout, cher et bon marché. On ne vous empoisonnera pas plus qu'à Paris. Vous trouverez une chambre à trente francs et le reste à l'avenant.

Donc tâtez-vous et agissez. Donnez-moi toujours de vos nouvelles.

On m'en apprend une belle. On a failli, me dit-on, me rechercher à Aix comme réfractaire. Cela est monumental. Il faut qu'on soit bien bête et bien méchant à Aix. Dites donc cela à vos amis. Il ne faudrait pas qu'on nous dégoûtât trop du peuple. Je me suis battu pour lui dans les journaux de Paris; mais si jamais j'ai un peu de pouvoir, je vous déclare que je musèlerai les envieux et les lâches.

Votre bien dévoué.


A Louis Ulbach.

Paris, 6 novembre 1871.

Mon cher Ulbach,

J'ai reçu de M. le procureur de la République l'invitation de me rendre à son cabinet, et là ce magistrat m'a très poliment averti qu'il avait reçu un grand nombre de dénonciations contre La Curée. Il n'a pas lu le roman; mais, dans la crainte d'avoir à sévir, et voulant éviter un procès, il m'a fait entendre qu'il serait peut-être prudent de cesser la publication d'une pareille œuvre, me laissant d'ailleurs toute liberté de la continuer à mes risques et périls.

La situation est donc très nette. Dans le cas où nous nous entêterions, il est à croire que mon roman dénoncé à la justice ferait saisir La Cloche, et que nous aurions un bon procès sur les bras. Si j'étais seul, je tenterais certainement l'aventure, désireux de connaître mon crime et de savoir quelle peine est réservée à l'écrivain consciencieux qui fait œuvre d'art et de science. Mais, par égard pour vous, je consens à me refuser cette satisfaction. Ce n'est pas le procureur de la République, c'est moi qui vous prie de suspendre la publication de mon roman.

Vous êtes en dehors du débat, et je tiens même à dire que je vous sais hostile à mon école littéraire. Vous m'avez attaqué autrefois, vous le feriez sans doute encore. Mais, entre nous, ce serait une simple querelle d'artistes. Vous me diriez ce que vous m'avez déjà dit, et je vous répondrais ce que je vous ai déjà répondu. Nous ne mettrions certainement pas en cause mes intentions de romancier; vous me connaissez assez pour savoir dans quelle honnêteté et dans quelle ferveur artistique je travaille. Je dis ces choses, afin de garder pour moi la responsabilité entière de l'aventure. Si, par libéralisme littéraire, vous avez bien voulu, et avec quelques hésitations, tenter la publication de La Curée, il me plait de rester seul sur la sellette, le jour où la tentative est criminelle. Je deviens orgueilleux de ce crime, de ce livre de combat.

J'ai un grand fonds de résignation en ces matières. Seulement, je crois devoir me défendre en quelques lignes, pour les personnes qui ont lu La Curée, sans comprendre le péché qu'elles commettaient.

La Curée n'est pas une œuvre isolée, elle tient à un grand ensemble, elle n'est qu'une phrase musicale de la vaste symphonie que je rêve. Je veux écrire l'«Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second empire». Le premier épisode, La Fortune des Rougon, qui vient de paraître en volume, raconte le coup d'État, le viol brutal de la France. Les autres épisodes seront des tableaux de mœurs pris dans tous les mondes, racontant la politique du règne, ses finances, ses tribunaux, ses casernes, ses églises, ses institutions de corruption publique. Je tiens à constater, d'ailleurs, que le premier épisode a été publié par Le Siècle sous l'empire, et que je ne me doutais guère alors d'être un jour entravé dans mon œuvre par un procureur de la République. Pendant trois années, j'avais rassemblé des documents, et ce qui dominait, ce que je trouvais sans cesse devant moi, c'étaient les faits orduriers, les aventures incroyables de honte et de folie, l'argent volé et les femmes vendues. Cette note de l'or et de la chair, cette note du ruissellement des millions et du bruit grandissant des orgies, sonnait si haut et si continuellement, que je me décidai à la donner. J'écrivis La Curée. Devais-je me taire, pouvais-je laisser dans l'ombre cet éclat de débauche qui éclaire le second empire d'un jour suspect de mauvais lieu? L'histoire que je veux écrire en serait obscure.

Il faut bien que je le dise, puisqu'on ne m'a pas compris, et puisque je ne puis achever ma pensée: La Curée, c'est la plante malsaine poussée sur le fumier impérial, c'est l'inceste grandi dans le terreau des millions. J'ai voulu, dans cette nouvelle «Phèdre», montrer à quel effroyable écroulement on en arrive, que les mœurs sont pourries et que les liens de la famille n'existent plus. Ma Renée, c'est la Parisienne affolée, jetée au crime par le luxe et la vie à outrance; mon Maxime, c'est le produit d'une société épuisée, l'homme-femme, la chair inerte qui accepte les dernières infamies; mon Aristide, c'est le spéculateur né des bouleversements de Paris, l'enrichi impudent, qui joue à la Bourse avec tout ce qui lui tombe sous la main, femmes, enfants, honneur, pavés, conscience. Et j'ai essayé, avec ces trois monstruosités sociales, de donner une idée de l'effroyable bourbier dans lequel la France se noyait.

Certes, on ne m'accusera pas d'avoir outré les couleurs. Je n'ai pas osé tout dire. Cette audace dans les crudités, qu'on me reproche, a plus d'une fois reculé devant les documents que je possède. Me faudrait-il donner les noms, arracher les masques, pour prouver que je suis un historien, et non un chercheur de saletés? C'est inutile, n'est-ce pas? Les noms sont encore sur toutes les lèvres. Vous connaissez mes personnages, et vous me donneriez vous-même tout bas des faits que je ne pourrais conter.

Quand La Curée paraîtra en volume, elle sera comprise. Mon erreur a été de croire que le public d'un journal pouvait accepter certaines vérités. Et cependant je m'habitue difficilement à cette idée que c'est un procureur de la République qui m'a averti du danger offert par cette satire de l'empire. Nous ne savons pas aimer la liberté en France d'une façon entière et virile. Nous nous croyons trop les défenseurs de la morale. Nous ne pouvons pas accepter cette idée que les vraies pudeurs se gardent toutes seules, et qu'elles n'ont pas besoin de gendarmes. Que pensez-vous, par exemple, de ces gens qui ont dénoncé mon roman à la justice? Je ne veux pas compter combien il peut y avoir parmi eux de bonapartistes. Mais ceux-mêmes qui sont convaincus, quel étrange rôle ont-ils joué! Un roman les blesse, vite ils écrivent au procureur de la République, ou, s'ils sont de son entourage, ils tendent les mains vers lui comme vers un Dieu sauveur. Pas un n'a l'idée de jeter le feuilleton au feu. Tous se mettent à geindre comme des petits enfants perdus, et ils appellent la garde, et quand la garde est là, ils n'ont plus peur, ils sèchent leurs larmes. Je le disais tout à l'heure à M. le procureur de la République: ce n'est pas avec ces effrois de bambins, ce besoin continuel des gendarmes, que nous conquerrons jamais la vraie liberté.

Dans tout cela, je suis désolé pour La Cloche et pour vous, mon cher Ulbach. Pardonnez-moi, et que tout soit dit. Les lecteurs qui ont compris le côté scientifique de La Curée, et qui voudront aller jusqu'au bout de ce roman, pourront l'achever prochainement dans le volume. Quant aux personnes qui auraient eu l'intelligence rare de ne voir dans mon œuvre qu'un recueil de polissonneries à l'usage des vieillards et des femmes blasées, elles en seront quittes pour se signer devant les étalages des libraires. Comme ces bonnes gens me connaissent!

Allez, une société n'est forte que lorsqu'elle met la vérité sous la grande lumière du soleil.

Je vous serre la main, et me dis votre bien dévoué.


A Antony Valabrègue.

Paris, 2 janvier 1872.

Mon cher Valabrègue,

Le pâté de bécasse et la brandade sont arrivés. La mule noire n'est plus à Aix, elle est toute à Paris.

Je vous attends ce soir, votre couvert sera mis, et si quelque obstacle vous empêchait de venir, nous boirions à votre santé.

Votre bien dévoué.


A Gustave Flaubert.

2 février 1872.

Cher maître,

Je suis honteux de ne pas vous avoir encore rendu visite, le journalisme m'abêtit tellement, que je ne trouve plus une heure à moi.—Je vous envoie mon nouveau roman[16] pour vous dire que je ne vous oublie pas et que je vous remercie de votre lettre à la municipalité de Rouen. Ah! les gredins de bourgeois! vous auriez dû prendre une trique encore plus grosse, bien que la vôtre lasse de terribles bleus.

Je veux absolument aller vous serrer la main dimanche, dans l'après-midi.—Que La Curée me serve en attendant de carte de visite.

Tout à vous, mon cher maître.


A C. Montrosier.

13 février 1872.

Mon cher confrère,

Je ne vous ai pas encore remercié des deux excellents fauteuils que vous m'avez procurés. Le drame de Daudet[17] est, en effet, très curieux. C'est l'erreur d'un esprit fin et délicat. Avez-vous remarqué la chute fatale des romanciers au théâtre? Ils font plus noir, plus vieux, plus ficelé que le dernier des faiseurs. Cela m'effraye un peu pour moi.

Merci encore, et tout à vous.


A Antony Valabrègue.

Paris, 13 février 1872.

Mon cher Valabrègue,

Je n'ai pas une bonne nouvelle à vous annoncer. Comme nous le craignions tous deux, ils sont d'avis, à La Cloche, que votre nouvelle ne saurait passer en Variété. Ils ne veulent, à la troisième page, que des études littéraires, artistiques ou historiques. Le dialogue surtout les effraye.

J'ai vainement plaidé votre cause, il faudra attendre que Gustave Aymard ait tué le dernier soldat prussien, et ce sera long. En attendant, j'ai préféré reprendre votre manuscrit qui sera mieux chez moi que dans un carton de La Cloche.

Ah! cette malheureuse littérature est bien malade!

Votre tout dévoué.


A Louis Ulbach.

Paris, 9 septembre 1872.

Ah! mon cher Ulbach, que je me tiens à quatre pour ne pas répondre avec toute ma colère d'artiste à la lettre que vous avez écrite à Guérin, et que Guérin me communique! «Obscène»! Toujours le même mot donc! Je le rencontre sous votre plume d'écrivain, comme je l'ai entendu dans la bouche de M. Prudhomme. Vous n'avez pas trouvé un autre mot pour me juger, et c'est ce qui me fait croire que ce gros mot ne vient pas de vous, et que vous l'avez laissé fourrer dans votre poche dans quelque cabinet officiel, pour me l'apporter tout chaud sous le nez.

Oh! ce mot! Si vous saviez comme il me paraît bête. Excusez-moi, mais je vous parle en confrère, et non en rédacteur. Heureusement qu'il ne me fâche plus, depuis que je l'ai entendu dans la bouche des procureurs impériaux. Non, vous ne m'avez pas blessé, bien qu'«obscène» soit terriblement gros. Je vais brûler votre lettre, pour que la postérité ignore cette querelle. Je sais que vous retirerez cet «obscène», quand les dames ne vous monteront plus la tête contre moi.

Je regrette de vous avoir causé cet ennui, et je suis très heureux de votre idée de soumettre mes articles à un censeur. Comme cela, je ne serai plus un danger pour les populations. Vos actionnaires et vos amis dormiront dans leur chasteté. Sans plaisanterie, je ne demande pas mieux que de les satisfaire, si la question d'argent tient à cela. Menacez-les d'un de mes articles, s'ils ne prennent pas chacun une action.

Je vous verrai demain, pour que vous me traitiez comme un échappé des lupanars. Vous savez que je vis dans l'orgie et que je scandalise mon époque par mon existence désordonnée. On ne voit que moi dans les lieux de débauche. Non, tenez, j'ai votre «obscène» sur le cœur. Vous n'auriez pas dû l'écrire, en me connaissant et en sachant que je suis plus hautement moral que toute la clique des imbéciles et des fripons.

Ne m'en voulez pas, et croyez-moi votre bien dévoué et bien obéissant rédacteur.


A Maurice Dreyfous.

Paris, 22 octobre 1872.

Mon cher Dreyfous,

J'ai un gros rhume, et je suis tellement enfoncé dans Le Ventre de Paris, que je vous avoue ne pas m'être occupé encore de La Fortune des Rougon. Mais, dès après-demain, je compte vous en envoyer des morceaux, de façon à ce qu'on puisse commencer l'impression tout de suite.

Ce soir ou demain paraîtra, dans La Cloche, un grand article d'un de mes bons amis. Je vous le recommande; il sera certainement bien fait.

Vous seriez bien aimable de m'envoyer une copie d'une des notes que je vous ai remises, sur La Curée. J'en ai besoin pour un journal de province.

C'est tout. J'ai écrit à Fouquier et à Levallois. Le Phare de la Loire publiera un article. Dans Le Sémaphore, la note passera certainement demain ou après-demain. De votre côté mettez les fers au feu. On me dit que Pelletan a commencé un article. Les articles qu'on commence de la sorte et qui traînent ne s'achèvent jamais. Il faudrait peut-être le voir. Enfin, je voudrais bien, pour mon début chez vous, vous faire gagner beaucoup d'argent.

Mes compliments à M. Charpentier.

Tout à vous.


A Ernest d'Hervilly.

Paris, 17 juin 1873.

Mon cher confrère,

Si je ne vous ai point encore remercié de votre petit volume, si gros de poésie, Jeph Affagard, c'est que je comptais vous envoyer mes compliments dans L'Avenir national. Hélas! les temps sont durs, et l'on fait un véritable massacre d'articles bibliographiques.

Aujourd'hui, j'ai quitté L'Avenir, et comme je n'espère plus vous dire merci publiquement, je vous envoie une bonne poignée de main. Vos vers sentent la grande mer, et ils ont une rudesse qui m'a ravi.

A vous.


A Marie Laurent.

Juillet 1873.

Chère Madame,

Veuillez, je vous prie, vous faire mon interprète auprès des vaillants artistes qui ont combattu avec vous et qui ont fait une grande victoire de la première représentation de Thérèse Raquin. Dites-leur toute ma gratitude.

J'ai reçu votre bonne lettre collective, et elle m'a profondément touché. Elle me console de cette mort brusque qui enterre sans doute mon œuvre pour longtemps. Non, certes, vous n'avez rien à vous reprocher. Vous avez lutté jusqu'à la dernière heure, et j'ai trouvé en vous des défenseurs et des amis, oublieux de leurs propres intérêts. Ce qui m'a le plus chagriné, ce n'est pas de voir le drame arrêté, lorsque le succès d'argent pouvait encore venir; c'est de voir perdus vos efforts, vos créations, cette interprétation hors ligne, d'un ensemble tel, que depuis longtemps on n'avait constaté un tel résultat au théâtre.

Je n'ai qu'un regret: votre poignée de main a devancé la mienne. Lorsque je l'ai reçue, je venais d'envoyer à l'imprimerie une préface qui doit accompagner mon drame, et dans laquelle je tâche de payer ma dette. Je vous adresserai à tous la brochure et ce seront là mes remerciements officiels.

Dites bien ces choses, chère Madame, aux artistes qui ont combattu avec vous, et veuillez me croire votre tout dévoué et tout reconnaissant.


A Marius Roux.

Paris, 24 décembre 1873.

Mon cher Roux,

Je viens du Corsaire, où je suis allé chercher des nouvelles. Rien de bon. Portalis m'a l'air de vouloir faire encore un coup de tête. La vérité est qu'il ne doit avoir aucune promesse et qu'il a sans doute rêvé de forcer la main au gouvernement. Tu sais comme ces choses-là réussissent.

En somme, aucun numéro n'a paru. L'annonce d'une saisie, donnée ce matin par Le Rappel, n'est pas vraie. Portalis n'a pu encore lancer son numéro, que l'imprimeur ne veut pas imprimer. Les jeunes gens que je viens de voir ne croient pas à la réapparition, bien que le numéro de demain se prépare en ce moment. D'ailleurs, ils ont grandement raison de se méfier.

J'ai cru devoir t'avertir pour que tu saches à quoi t'en tenir. Si, par hasard, Le Corsaire reparaissait sans encombre, je t'enverrais une dépêche.

Je sais que tu as trouvé un photographe disposé à faire des vues du barrage. Entends-toi avec lui. Je te donne sur l'autre feuille l'indication d'un point de vue excellent. C'est de cette place que Chavet a fait un fusain qui s'est malheureusement égaré dans la déconfiture de la Société du Canal.

Rien autre.—Nous te souhaitons tous de bonnes fêtes. Mes compliments à ta famille. Je te serre vigoureusement la main.

Ton bien dévoué.

Dis à Panafieu que nous avons vu son ami Béliard en compagnie de sa jeune femme. Elle est fort gentille. Panafieu voit par cet exemple que la vertu est toujours récompensée.—(Béliard reste: 69, rue de Douai. N'as-tu pas besoin de cette adresse?)


A Gustave Flaubert.

7 avril 1874.

Mon cher ami,

J'envoie incognito au Sémaphore de Marseille une correspondance qui m'aide à faire bouillir ma marmite,—c'est une de mes petites hontes cachées;—cela n'a qu'un avantage, celui de pouvoir m'y soulager le cœur, parfois.

Je leur ai donc envoyé un bout d'article sur La Tentation; ils se sont hâtés de m'en couper la moitié, toute la partie religieuse; je ne vous envoie pas moins ce que leurs ciseaux ont épargné. Cela est indigne. J'aurais voulu faire une étude, quelque part, en pleine lumière. Enfin, la bonne intention y est. Ne dites pas que c'est de moi.

A lundi, et tout à vous.


A Ivan Tourguéneff.

Paris, 29 juin 1874.

Mon cher Tourguéneff,

J'ai à vous remercier de la façon aimable dont vous voulez bien vous occuper de mes affaires. Naturellement, j'accepte avec enthousiasme les propositions que vous me faites, au nom du directeur de la Revue. MM. Charpentier, auxquels j'ai communiqué votre lettre, sont très heureux de votre excellente entremise, et me chargent de vous dire que tout ce que vous ferez sera bien fait. Dès votre retour, vous nous donnerez les derniers renseignements nécessaires, de façon que nous puissions envoyer en Russie, vers septembre ou octobre, la copie du roman que je termine en ce moment.

Veuillez surtout vous informer du détail suivant. Combien la Revue demandera-t-elle de temps pour publier un de mes romans; c'est-à-dire combien devrons-nous attendre pour paraître en France, après lui avoir envoyé le manuscrit ou les épreuves? Cela a une véritable importance, car nous devons ici choisir des époques de publication, afin de ne pas tomber dans des moments trop mauvais.

D'ailleurs, toutes les questions se régleront aisément par la pratique. Pour le moment, acceptez des deux mains, au prix que vous m'indiquez. MM. Charpentier, sur vos indications, entreront ensuite en correspondance avec le directeur de la Revue.

Est-ce vous qui m'avez envoyé votre dernière nouvelle du Temps? Elle m'a fait le plus vif plaisir. Il y a là des impressions très vivantes d'une émeute vue par une fenêtre. Le trait final est très touchant.

Moi, je travaille dans la fièvre, en ce moment. Le roman dont je vous ai parlé me donne un mal de chien. Je crois que je veux y mettre trop de choses. Avez-vous remarqué le désespoir que nous causent les femmes trop aimées et les œuvres trop caressées?

J'ai vu Flaubert, il y a deux jours. Je lui ai même donné votre adresse. Il m'a paru tout à fait remis, du moins au physique. Il partait pour la Suisse. C'est fâcheux qu'aucun de ses amis n'ose le détourner du livre auquel il va se mettre. J'ai peur qu'il ne se prépare là de gros ennuis. Ah! qu'il avait raison de rentrer tout de suite dans la passion pure!

Et il ne me reste qu'à vous remercier de nouveau, en attendant de pouvoir vous serrer les deux mains, et de vous dire combien je vous suis reconnaissant.

Tout à vous.

Vous seriez bien aimable de m'acheter un exemplaire de La Curée traduite en russe.


A Antoine Guillemet.

Paris, 23 juillet 1874.

Mon cher ami,

Ah bien! oui, les bains de mer, j'en suis loin! Je vous ai peut-être dit que j'avais une comédie à caser. Or, ladite comédie est, paraît-il, très effrayante, car, après l'avoir promenée dans des théâtres décents, je viens d'être très heureux de la faire recevoir à Cluny. Par parenthèse, elle y est en compagnie d'une pièce de Flaubert. Depuis la chute du Candidat, on a une peur affreuse de nous.

Donc, ma pièce est reçue, et le pis est qu'elle va entrer en répétition le mois prochain, pour passer dans la seconde quinzaine de septembre. Voilà qui me cloue à Paris. Ni Cabourg, ni Villerville, mon cher ami, mais les éternelles Batignolles. Si je veux prendre un bain, je tirerai un seau d'eau à mon puits.

Enfin, comme je le dis toujours, nous verrons l'année prochaine. Il y a bientôt dix ans que nous devons passer un été au bord de la mer.

Je ne vous remercie pas moins de votre aimable invitation. C'est avec le plus vif plaisir que nous nous serions arrêtés un instant chez vous.

Autrement, les affaires vont bien. Je ne vois personne, je n'ai pas la moindre nouvelle. Manet, qui fait une étude à Argenteuil, chez Monet, est introuvable. Et comme je ne mets pas souvent les pieds au café Guerbois, mes renseignements s'arrêtent là.

Si vous êtes ici pour septembre, écrivez-moi dès votre arrivée. Je vous mettrai de corvée à Cluny. Je crois que j'aurai besoin de tous mes amis, car la partie est peut-être encore plus grosse que pour Thérèse Raquin.

Veuillez présenter tous mes compliments à Mme Guillemet. On est très sensible chez moi à votre bon souvenir.

Une bonne poignée de main pour vous.


A Georges Charpentier.

Paris, 23 juillet 1874.

Mon cher ami,

Excusez-moi, si j'ai tant tardé de vous écrire. J'attendais une solution.

D'abord, mon affaire avec Montigny a manqué. Il m'a rendu mon manuscrit[18] d'une façon charmante, en me jurant qu'il avait le plus vif désir de monter quelque chose de moi. Il m'a même donné mes entrées au Gymnase, comme consolation sans doute. En somme, il a été effrayé; mais il est très certain qu'il a longtemps hésité et que la porte de son théâtre me reste ouverte, si je veux être sage.

Dès que j'ai eu mon manuscrit, je n'ai rien eu de plus chaud que de le porter ailleurs. C'est décidément une maladie: on veut quand même être joué. Je n'avais plus qu'à aller frapper à la porte du théâtre Cluny. J'y suis allé. Et hier Weinschenk a reçu ma pièce. Elle passera avant celle de Flaubert, vers le milieu de septembre, Dieu sait dans quelles conditions, car la troupe m'effraye singulièrement. Que voulez-vous? ç'a été plus fort que moi, il m'a fallu aller dans cette galère, pour ma tranquillité de tête. Le manuscrit, dans un de mes tiroirs, me rendait malheureux.

Le pis est que voilà votre aimable invitation dans l'eau. Les répétitions commenceront du 10 au 15 du mois prochain, et il ne me sera pas possible de tenir la parole que j'ai donnée à Mme Charpentier. Dites-lui de ne pas trop me tenir rancune. Expliquez-lui qu'un auteur qui a une pièce à placer est l'être le plus à plaindre du monde. J'ai vainement supplié Weinschenk de remettre la chose à plus tard. Il a sa saison prête, dit-il. Enfin, je suis désolé, d'autant plus que je comptais sur ces quelques jours de repos pour me remettre du très vilain été que je viens de passer.

J'attends Dreyfous pour causer avec lui des Nouveaux Contes à Ninon et de La Faute de l'abbé Mouret. Et, en l'attendant, je lui serre la main.

Ma femme me prie de présenter tous ses compliments et tous ses regrets à Mme Charpentier. Elle avait commencé à faire ses malles. Elle embrasse bien les bébés.

Une bonne poignée de main, mon cher ami, et encore une fois excusez-moi de tout ceci.

Votre bien dévoué.

Il est bien entendu que je retarderai la première jusqu'à votre retour. Je tiens beaucoup à ce que vous soyez là.


A Gustave Flaubert.

Paris, 9 octobre 1874.

Mon cher ami,

Si je ne vous ai pas écrit plus tôt, c'est que je n'ai pas voulu vous trop effrayer, en vous écrivant sous le coup de mes premières répétitions[19] qui ont abominablement marché. Maintenant, les choses marchent un peu mieux, à un artiste près, qui ne fait pas du tout mon affaire, mais que je dois garder. Ma grande faute a été d'accepter certains essais. Je vous conseille d'être très raide pour la distribution de votre comédie; si vous avez la faiblesse de tolérer les tentatives de Weinschenk, vous vous trouverez bientôt avoir sur les bras des interprètes dont vous ne pourrez plus vous débarrasser sans de longs ennuis.

D'ailleurs, je vous verrai et je vous conterai mon cas plus longuement—il pourra vous servir de leçon;—je vous répète toutefois que je suis plus content. Weinschenk a engagé un bonhomme qui va très bien; puis, s'il n'y a pas beaucoup de talent dans la troupe, il y a beaucoup de bonne volonté. Le fâcheux est que ma pièce a besoin d'être très soutenue. Je ne vous cacherai pas que j'ai une peur de tous les diables. Je flaire une chute à grand orchestre.

Mais je ne vous parle que de moi. J'ai causé de nouveau avec Weinschenk de la date à laquelle vous passerez, et j'ai été très surpris d'apprendre que votre comédie ne viendra pas immédiatement après la mienne. On ne sait sur quel terrain on marche, dans ces gredins de théâtres. Weinschenk va faire une bonne œuvre en reprenant un vieux drame, Le Mangeur de fer, d'Édouard Plouvier, lequel, paraît-il, crève de faim. Et votre tour ne viendrait qu'ensuite. Cela m'a chagriné, parce que, maintenant, je vais avoir quelque scrupule de vous déranger pour ma première; enfin, je vous préviendrai toujours de la solennité, et ne venez que si cela ne jette pas trop de trouble dans votre travail.

Maintenant, il m'est bien difficile de vous donner des dates exactes. La pièce qui doit passer avant la mienne, Le Fait-divers, ne sera jouée que du 20 au 25; si elle avait du succès, cela me renverrait à je ne sais quelle époque; il est vrai que si elle tombe, je passerai tout de suite. J'ignore ensuite combien ma comédie sera jouée de temps. Quant au Mangeur de fer, il aura ses trente représentations, ni plus ni moins. Mais l'inconnu est trop grand d'autre part, pour qu'il soit aisé de savoir au juste à quelle époque auront lieu vos répétitions. Ce qui m'exaspère, au théâtre, c'est précisément ce doute perpétuel dans lequel on vit.

A votre place, j'écrirais à Weinschenk pour lui réclamer mon tour, à moins qu'il ne vous soit indifférent de passer un mois plus tard. Je lui ai dit que j'allais vous écrire et vous pouvez me nommer. En tout cas, lorsque vous serez de retour à Paris, ne le voyez pas sans m'avoir vu; je vous donnerai quelques bonnes notes.

Ah! que de soucis, mon cher ami, pour un piètre résultat! Le pis est de livrer bataille dans de si mauvaises conditions; tous les jours, d'une heure à quatre, je me mange les poings. On rêve la création d'une chose originale, et l'on aboutit à un vaudeville.

Bien à vous.

J'ai déjeuné avec Tourguéneff qui va mieux.


Au même.

Paris, 12 octobre 1874.

Je ne vous ai pas oublié, mon cher ami; seulement, j'attendais que les choses se dessinassent, pour vous donner des renseignements précis. Dimanche, le théâtre Cluny était plein; la pièce a porté énormément; la soirée n'a été qu'un éclat de rire, mais, les jours suivants, la salle s'est vidée de nouveau. En somme, nous ne faisons pas un sou. Je l'avais prédit, je sentais l'insuccès d'argent, dès la seconde. Cet insuccès tient à plusieurs causes que je vous expliquerai tout au long. Ce qui m'exaspère, c'est que la pièce a dans le ventre cent représentations; cela se devine à la façon dont le public l'accueille. Et je ne serai pas joué vingt fois, j'aurai un four; la critique triomphera, je le répète, c'est là ma seule tristesse.

Avez-vous lu toutes les injures sous lesquelles on a cherché à m'enterrer? j'ai été exterminé, je ne me souviens pas d'une telle rage. Saint-Victor, Sarcey, Larounat, se sont particulièrement distingués. Et que votre mot était juste, le soir de la première, lorsque vous m'avez dit: «Demain, vous serez un grand romancier». Ils ont tous parlé de Balzac, et ils m'ont comblé d'éloges, à propos de livres qu'ils avaient éreintés jusqu'ici. C'est odieux, le dégoût me monte à la gorge; il y a chez ces gens-là autant de bêtise que de méchanceté.

Bref, vous pouvez faire vos malles. Je ne serai joué que jusqu'au 20; vous lirez certainement à la fin de la semaine prochaine. Autre chose: bien que Weinschenk compte sur Le Mangeur de fer, je crois qu'il ne fera pas un sou avec ce mélodrame démodé; c'est tout au plus si vous auriez un mois pour monter votre pièce; est-ce que cela serait suffisant? Et tenez bon pour les artistes. Je sais qu'on a fait des ouvertures à Lesueur, mais j'ignore si l'engagement est signé; on ne m'a pas dit grand bien de Mlle Kléber. Je vous causerai de tout cela.

A bientôt, mon cher ami, et soyez plus fort que moi; je me suis laissé rouler, voilà mon sentiment.

A vous.


Au même.

24 novembre 1874.

Mon cher ami,

Vous avez dû agir avec sagesse, je n'en doute pas. Seulement, je vous l'avoue, je regrette l'expérience: nous avons tant besoin de prouver que nous avons raison!

Maintenant, pourquoi diable confier votre manuscrit à Péragallo! Est-ce que vous n'étiez pas assez grand garçon pour le porter vous-même à Montigny. Justement, vous aviez une bonne entrée: puisqu'il vous avait refusé Lesueur, vous pouviez lui dire que vous veniez chercher Lesueur chez lui. Enfin, il doit y avoir là des détails que je ne connais pas. Je suis bien curieux de connaître l'aventure tout au long. Vous me la conterez dimanche.

Je suis triste, je ne vous le cache pas. Moi battu, vous mis dans l'impossibilité de me venger, voilà un mauvais hiver.

A vous de tout cœur.


A Marius Roux.

Saint-Aubin, 5 août 1875.

Mon cher ami,

Voyage un peu fatigant, mais excellent en somme. Ma maison, dont on plaisantait, a été trouvée très bien; l'installation est plus que modeste, les portes ferment médiocrement et les meubles sont primitifs. Mais la vue est superbe,—la mer, toujours la mer! Il souffle ici un vent de tempête qui pousse les vagues à quelques mètres de notre porte. Rien de plus grandiose, la nuit surtout. C'est tout autre chose que la Méditerranée, c'est à la fois très laid et très grand. Je garde ma première impression.

Je t'avoue, d'ailleurs, que j'ai la tête encore un peu cassée. Je ne suis guère l'homme des voyages. Un déplacement bouleverse ma vie. Avant huit jours, je n'aurai pas repris mon aplomb. Il faut que je m'habitue au coin de table que je me suis ménagé, pour travailler. Le travail sera bien difficile ici. On est trop tenté de sortir. Enfin, j'en ferai le plus possible.

Je t'écris brièvement, par paresse pure. Puis, je n'ai rien à dire,—la mer, toujours la mer! et c'est tout. Quand tu me répondras, dis-moi où en sont tes affaires. Je compte sur toi, ta chambre est prête, ici. Arrange-toi pour venir.

Voici une commission. La mère de Joseph va te porter notre théière et mon paletot,—deux oublis. Tu envelopperas la théière dans le paletot, tu mettras le paquet dans du gros papier que tu ficelleras, et tu m'enverras le tout à domicile, par le chemin de fer. N'affranchis pas, à moins que ce ne soit forcé; dans ce cas, je te rembourserais.

Tous nos compliments, toutes nos amitiés.—Si tu vois Alexis, dis-lui qu'on l'attend, lui aussi; il commencera ici son roman.

Une bonne poignée de main et tout à toi.


A Georges Charpentier.

Saint-Aubin, 14 août 1875.

Il faut pourtant, mon cher ami, que je vous donne de mes nouvelles. Ce n'est pas paresse, je vous assure. Je travaille beaucoup, je suis surpris moi-même de ma sagesse à rester devant le bureau improvisé que j'ai installé auprès d'une fenêtre. Il faut dire que j'ai la pleine mer devant moi. Les bateaux me dérangent bien un peu. Je reste des quarts d'heure à suivre les voiles, la plume tombée des doigts. Mais je fais chaque jour ma correspondance de Marseille, j'écris une grande étude sur les Goncourt pour la Russie, j'échafaude même mon prochain roman, ce roman sur le peuple que je rêve extraordinaire.

Quelle bonne surprise nous avons eue, hier, lorsque votre mère est entrée dans notre taudis de bohémiens qui campent! Je lui ai fait une peur affreuse du pays. Non, vous ne pouvez rien imaginer de plus laid. Cela est plus plat que le trottoir d'une ville en ruine; et désert, et gris, et immense! Quelque chose de bourgeois à perte de vue, des lieues de prose. Je ne sais quel vieux fond romantique j'ai en moi, mais je rêve des rochers avec des escaliers dans le roc, des récifs battus par la tempête, des arbres foudroyés trempant leurs cheveux dans la mer. L'année prochaine, décidément, si je puis me déplacer, j'irai en Bretagne.

Au demeurant, nous nous portons bien. Ma femme va mieux. Elle patauge dans l'eau avec héroïsme. C'est elle qui nous entretient de crevettes. Son bain est élevé à la hauteur d'une institution. Nous allons avoir des grandes marées, et on nous promet que nous pêcherons des crevettes rouges. Nous verrons bien.

Votre mère m'a dit que Mme Charpentier et mon filleul se portaient bien. Mais donnez-moi des nouvelles de tout le petit monde, quand vous m'écrirez. Je vais demain envoyer à Dreyfous une lettre pour qu'il aille chez Jourde. Voilà le 15, la date fixée par ce dernier pour la réponse qu'il nous doit.

Voilà, mon bon ami. Tous nos compliments à Mme Charpentier et tous nos baisers pour les bébés. Ma femme veut faire bande à part et embrasse une fois encore la mère et les enfants.

Une poignée de main de votre tout dévoué.

J'oubliais: mon Russe voyageait, et la traite va être adressée à mon nom. Je l'endosserai dès que je l'aurai, et je vous renverrai. Vous tâcherez de la toucher pour moi.


Au même.

Saint-Aubin, 29 septembre 1875.

Mon cher ami,

Vos nouvelles sont bonnes, en somme, puisque le roman[20] vous a plu et que les personnes qui l'ont lu ont reçu une secousse; seulement, il serait bien désirable que nous puissions le placer quelque part. Je vous avoue que, si les journaux me refusent celui-là, je n'oserai plus leur en porter d'autres. Vous avez beau le trouver raide, ce n'est pas la donnée qui est raide, comme dans l'Abbé Mouret; ce sont seulement deux ou trois scènes, un peu vives, qu'il s'agirait d'enlever, et je suis tout prêt à faire, pour le feuilleton, les coupures nécessaires. D'ailleurs, nous pourrons bientôt causer de tout cela et nous chercherons ensemble.

Nous partirons lundi de Saint-Aubin. Mardi, sans doute, j'irai vous serrer la main à la librairie, entre 3 et 4 heures. Vous me direz les nouvelles, s'il y en a. J'ai songé à La Presse, dont Marius Topin vient d'être nommé rédacteur en chef. Il est vrai que Marius Topin doit être la prudence en personne. Enfin, nous verrons. Je vous avoue, d'autre part, que je ne comprends rien à l'attitude de Jourde.

Je suis très content de mon séjour à Saint-Aubin, avec des réserves sur la laideur du pays. Nous avons eu un temps superbe, comme votre mère a dû vous le dire. Depuis hier, il pleut; mais cela n'est pas sans charme, car l'horizon est grandiose, avec une mer très grosse qui se noie dans l'horizon. Ces deux mois-là m'auront fait beaucoup de bien. J'ai réfléchi, mais, hélas! j'ai bien peur de m'entêter plus que jamais dans mon impénitence littéraire. Je vais revenir avec le plan très complet de mon prochain roman, celui qui se passe dans le monde ouvrier. Je suis enchanté de ce plan: il est très simple et très énergique. Je crois que la vie de la classe ouvrière n'aura jamais été abordée avec cette carrure.

Présentez nos compliments à Mme Charpentier, et à bientôt. Une bonne poignée de main en attendant!


A Ludovic Halévy.

Paris, 24 mai 1876.

Monsieur et cher confrère,

Vous êtes bien aimable, trop aimable. C'est à moi maintenant de vous remercier. Je ne suis pas gâté par la sympathie de mes contemporains, et la moindre marque d'estime littéraire me touche profondément. C'est vous dire toute la joie que m'a causée votre lettre si flatteuse. Venant de vous, dont le grand talent est si moderne, si finement humain et parisien, des éloges pareils à ceux que vous m'accordez me consolent des tuiles qui pleuvent de tous les côtés sur ma tête.

Je n'ai qu'un regret, c'est d'apprendre que vous lisez L'Assommoir en feuilleton. Vous ne sauriez croire combien je trouve mon roman laid sous cette forme. On me coupe tous mes effets, on m'éreinte ma prose en enlevant des phrases et en pratiquant des alinéas. Enfin, j'ai le cœur si navré par ce genre de publication, que je ne revois pas même les épreuves. Si j'osais, avant de publier un feuilleton, je mettrais une annonce ainsi conçue: «Mes amis littéraires sont priés d'attendre le volume pour lire cette œuvre.»

Merci encore, mon cher confrère, et veuillez me croire votre bien dévoué et bien reconnaissant.


A Marius Roux.

Piriac, 11 août 1876.

Mon cher ami,

Tu me pries de t'écrire longuement, en ajoutant que je n'ai rien à faire. Mais c'est justement parce que je ne fais pas grand'chose, que je voudrais en faire moins encore. Jamais je n'ai éprouvé autant de peine pour écrire une lettre.

Je ne t'ai pas parlé de notre accident, parce que mon principe est qu'on ne doit pas effrayer inutilement ses amis. Je n'en ai d'ailleurs parlé à personne. Voici ce qui est arrivé au juste. Nous avions, Charpentier et moi, couru la côte en voiture pendant deux jours sans encombre. Quand tout notre monde,—en tout dix personnes en comptant les enfants,—est arrivé à Saint-Nazaire, nous avons loué un omnibus, dans lequel on s'est empilé. L'omnibus était très chargé; il y avait une douzaine de grosses malles sur l'impériale. Piriac est à huit lieues de Saint-Nazaire. Tout a bien marché pendant six lieues. Mais, à deux lieues de Piriac, voilà que l'omnibus tombe d'un coup sur le flanc. Une voiture, qui arrivait au trot derrière nous, se trouve prise sous nous et nous empêche de nous étaler sur la route. Notre chute a été très lente et presque douce. Nous n'en avons pas moins été jetés les uns sur les autres. Comme j'étais près de la portière, je suis sorti le premier par le carreau et j'ai commencé le sauvetage. Cette maudite portière n'a pas voulu s'ouvrir. Et, dans l'effarement où nous étions, j'ai tiré tout le monde par le carreau, les enfants, les dames, dont quelques-unes pesaient leur poids. Enfin, nous nous sommes trouvés sur la grand'route, avec nos bagages dans le fossé; ma femme évanouie raide par terre, lorsqu'elle a été en sûreté. Une voiture est venue nous prendre et nos bagages ne sont arrivés que le soir sur une charrette. Voilà tout, ça ne vaut pas même l'honneur d'un fait-divers.

Nous sommes ici dans un véritable désert. Deux ou trois familles de baigneurs, rien de plus. Encore, ces bourgeois sont-ils de Nantes. Nous habitons une grande maison au bord de l'eau, suffisamment confortable. Nous avons l'église et le cimetière devant nous, un petit cimetière adorable, plein de fenouil, où tous les chats du pays vont jouer à cache-cache. Je t'ai parlé des oies et des cochons qui se baignent dans la mer comme des hommes. Rien de plus primitif, de plus sauvage et de plus charmant. Mais ce dont je suis ravi, c'est que ce bout de la Bretagne rappelle la Provence à s'y méprendre. Imagine-toi que j'ai découvert dans la mer des bancs d'oursins, de clovisses et d'arapèdes! Tu penses si je fais la noce. Je m'empiffre de coquillages matin et soir. Dans les sentiers, il y a des papillons et des sauterelles qui me font croire à chaque instant que je suis sur la colline des Pauvres. En somme, accident à part, je suis ravi de mon voyage.

Je ne pourrai malheureusement aller à l'Estaque cette année, comme je me l'étais promis. Nous serons trop las, et j'aurai trop de travail pour m'absenter encore. L'année prochaine, la chose est réglée, nous passerons trois mois, peut-être quatre, dans le Midi. Je compte retourner à Paris le 6 septembre. Il me faudra terminer rapidement L'Assommoir que je voudrais lancer avant décembre.

Je dis que je ne travaille pas ici. Pourtant je fais chaque semaine ma Revue dramatique et je viens de commencer mon article, pour la Russie, une nouvelle dont le sujet se passe à Piriac.—Et voilà! Comme nouvelles, je puis encore te dire que nous allons dimanche aux courses de Guérande, un bijou de ville, une ville féodale qu'on pourrait mettre à la vitrine d'un marchand de curiosités. Nous devons ensuite faire une grande excursion le long de la côte, au Croisic et au bourg de Batz, et aller manger des huîtres à Kerkabelec, un trou situé sur la lisière du Morbihan.

Écris-moi avant de partir pour Aix. Dis-moi ce que tu fais et à quelle date doit paraître ton roman.—Je te remercie du cri-cri que tu m'as envoyé. J'en ai joué en face de l'Océan. Les vagues stupéfiées se sont arrêtées sur le sable. Paris a reçu un coup de soleil, sûrement.

Ma femme t'envoie ses amitiés. Une bonne poignée de main.

J'ai oublié de te dire la cause de l'accident: c'est l'écrou d'une roue qui est parti; la roue s'est défaite, et l'omnibus a culbuté.


A Albert Millaud[21].

Piriac, 3 septembre 1876.

Monsieur et cher confrère,

Je me trouve absent de Paris, et c'est aujourd'hui seulement que je lis Le Figaro du 1er septembre.

Certes, mes œuvres appartiennent aux critiques. Permettez-moi cependant dix lignes d'explications aux longs extraits que vous avez bien voulu donner de L'Assommoir. Je les crois d'une telle nécessité pour vous et pour moi que je vous prie de publier ma lettre dans Le Figaro.

L'Assommoir est la peinture d'une certaine classe ouvrière, une tentative avant tout littéraire, dans laquelle j'ai essayé de reconstituer le langage des faubourgs parisiens. Il faut donc considérer le style travaillé et recherché du livre comme une étude philologique, et rien de plus.

D'autre part, L'Assommoir est en cours de publication, je veux dire que personne ne saurait aujourd'hui en juger la portée morale. J'affirme que la leçon y sera terrible, vengeresse, et que jamais roman n'a eu des intentions plus strictement honnêtes.

Enfin, rien n'est dangereux comme ces morceaux coupés dans une œuvre, détachés de l'ensemble, et qui deviennent de véritables monstres. Vous connaissez le mot de ce magistrat qui demandait deux lignes d'un homme pour le condamner, et vous seriez certainement désolé, Monsieur et cher confrère, si vos extraits me faisaient pendre.

Veuillez agréer l'assurance de mes sentiments les plus distingués.


Au même.

Paris, 9 septembre 1876.

Monsieur et cher confrère,

Je désire rester très courtois à votre égard. Vous semblez me défier de répondre à une question que vous me posez, et c'est pourquoi je crois devoir vous écrire de nouveau, tout en vous laissant libre de faire de ma réponse l'usage qu'il vous plaira.

Vous me traitez écrivain démocratique et quelque peu socialiste, et vous vous étonnez de ce que je peins une certaine classe ouvrière sous des couleurs vraies et attristantes.

D'abord, je n'accepte pas l'étiquette que vous me collez dans le dos. J'entends être un romancier tout court, sans épithète; si vous tenez à me qualifier, dites que je suis un romancier naturaliste, ce qui ne me chagrinera pas. Mes opinions politiques ne sont pas en cause, et le journaliste que je puis être n'a rien à démêler avec le romancier que je suis. Il faudrait lire mes romans, les lire sans prévention, les comprendre et voir nettement leur ensemble, avant de porter les jugements tout faits, grotesques et odieux, qui circulent sur ma personne et sur mes œuvres. Ah! si vous saviez comme mes amis s'égayent de la légende stupéfiante dont on régale la foule, chaque fois que mon nom paraît dans un journal! Si vous saviez combien le buveur de sang, le romancier féroce, est un honnête bourgeois, un homme d'étude et d'art, vivant sagement dans son coin, tout entier à ses convictions! Je ne démens aucun conte, je travaille, je laisse au temps et à la bonne foi publique le soin de me découvrir enfin sous l'amas des sottises entassées.

Quant à ma peinture d'une certaine classe ouvrière, elle est telle que je l'ai voulue, sans une ombre, sans un adoucissement. Je dis ce que je vois, je verbalise simplement, et je laisse aux moralistes le soin de tirer la leçon. J'ai mis à nu les plaies d'en haut, je n'irai certes pas cacher les plaies d'en bas. Mon œuvre n'est pas une œuvre de parti et de propagande; elle est une œuvre de vérité.

Je me défends de conclure dans mes romans, parce que, selon moi, la conclusion échappe à l'artiste. Pourtant, si vous désirez connaître la leçon qui, d'elle-même, sortira de L'Assommoir, je la formulerai à peu près en ces termes: instruisez l'ouvrier pour le moraliser, dégagez-le de la misère où il vit, combattez l'entassement et la promiscuité des faubourgs où l'air s'épaissit et s'empeste, surtout empêchez l'ivrognerie qui décime le peuple en tuant l'intelligence et le corps. Mon roman est simple, il raconte la déchéance d'une famille ouvrière, gâtée par le milieu, tombant au ruisseau; l'homme boit, la femme perd courage; la honte et la mort sont au bout. Je ne suis pas un faiseur d'idylles, j'estime qu'on n'attaque bien le mal qu'avec un fer rouge.

Et permettez-moi encore de répondre à votre distinction entre le dialogue et le récit, pour l'emploi du langage de la rue. Vous me concédez que je puis donner à mes personnages leur langue accoutumée. Faites encore un effort, comprenez que des raisons d'équilibre et d'harmonie générale m'ont seules décidé adopter un style uniforme. Vous me citez Balzac qui justement a fait une tentative pareille, lorsqu'il a pastiché l'ancienne langue française dans ses Contes drolatiques. Je pourrais vous indiquer d'autres précédents, des livres écrits d'un bout à l'autre sur un plan particulier. D'ailleurs, ce langage de la rue vous gêne donc beaucoup? Il est un peu gros, sans doute, mais quelle verdeur, quelle force et quel imprévu d'images, quel amusement continu pour un grammairien fureteur! Je ne comprends pas comment l'écrivain, en vous, n'est point chatouillé par le côté purement technique de la question.

Enfin, croyez, Monsieur et cher confrère, que dans toute la boue humaine qui me passe par les mains je prends encore la plus propre, que j'ai, surtout pour L'Assommoir, choisi les vérités les moins effroyables, que je suis un brave homme de romancier qui ne pense pas à mal, et dont l'unique ambition est de laisser une œuvre aussi large et aussi vivante qu'il le pourra.

Veuillez agréer l'assurance de mes sentiments les plus distingués.


A Alexandre Parodi.

Paris, 24 octobre 1876.

Monsieur et cher confrère,

Je me suis occupé de vous la semaine dernière; j'ai envoyé en Russie une longue étude sur vos deux œuvres, et c'est ce qui vous expliquera pourquoi je ne vous ai pas remercié plus tôt des ouvrages que vous avez eu l'extrême obligeance de m'adresser.

Je regrette beaucoup que mon étude ne paraisse pas en France, car elle contient un jugement sincère sur votre talent et sur l'erreur où vous me paraissez être. J'ai été très frappé de la conception d'Ulm le parricide, comme je l'avais été de la conception de Rome vaincue. Seulement, j'estime que vous entamez avec notre esprit littéraire moderne une lutte dans laquelle vous serez infailliblement écrasé. Je regrette d'autre part qu'un tempérament dramatique aussi puissant que le vôtre soit une force perdue pour la cause de la vie et de la vérité dans l'art. Il me reste cependant une espérance: c'est que vous viendrez à nous, lorsque le vieil échafaudage des anciennes formules aura croulé sous vos pieds.

Bien affectueusement à vous, Monsieur et cher confrère, et toutes mes sympathies à votre énergique talent, en dehors des croyances qui peuvent nous séparer.


A Gustave Flaubert.

Paris, 3 janvier 1877.

Eh bien, mon ami, que devenez-vous donc? vous savez que nous gémissons tous. On vous réclame, on a besoin de vous. Les dimanches sont mortels. Vous me gâtez mon hiver, en venant à Paris si tard. Le pis est que nous ne nous voyons pas les uns les autres, car vous n'êtes pas là pour nous réunir.

Cependant, nous avons dîné deux fois, la première chez Adolphe, qui nous a empoisonnés, la seconde, place de l'Opéra-Comique, où nous avons mangé une bouillabaisse extraordinaire. On a bu à votre santé, on a failli vous envoyer une dépêche pour vous rappeler par le premier train.

Tout ceci est pour vous dire que vous me manquez. Mais je sais les raisons qui vous retiennent, et je vous approuve fort de bûcher ferme. Seulement, je vous demande deux lignes, pour me faire une certitude: 1° Quand reviendrez-vous? 2° Comptez-vous apporter votre volume terminé? On me donne des renseignements contradictoires, et je n'aime pas ça, parce que le doute m'a toujours flanqué la fièvre. Lorsque je saurai, je vous attendrai plus tranquillement.

Mon Assommoir va paraître dans une quinzaine de jours. Le premier exemplaire partira pour Croisset. En ce moment, je me délasse, j'écris une farce en trois actes, un cocuage[22] pour le Palais-Royal, dont le directeur est venu me demander une pièce. Ensuite, je ferai sans doute un drame, puis je me mettrai à un roman de passion.

Goncourt a complètement terminé sa Fille Élisa. Seulement, il ne veut paraître qu'en avril, sans doute pour laisser L'Assommoir essuyer les plâtres. Tourguéneff m'écrit qu'il a un accès de goutte. Daudet est en plein dans son roman. Voilà les nouvelles.

Bon travail, mon ami, et revenez-nous vite avec un chef-d'œuvre. Tourguéneff et Maupassant m'ont dit beaucoup de bien d'Un Cœur simple.

A bientôt, n'est-ce pas? et tout à vous.

Que dites-vous de Germiny? Cela égaie l'existence.


Au Directeur du Bien Public.

13 février 1877.

Monsieur et cher Directeur,

Voici plusieurs jours que je songe à répondre aux étranges accusations dont la critique affolée poursuit mon dernier roman. Certes, je laisse de côté les accusations simplement littéraires; mon œuvre d'artiste appartient au public, et je n'ai pas la sotte prétention de forcer les gens à m'admirer. Mais j'ai entendu dire autour de moi: «M. Zola, qui est républicain, vient de commettre une mauvaise action en représentant le peuple sous des couleurs aussi abominables». Eh bien! c'est à cette phrase seule que je veux répondre. Je crois devoir faire cette réponse pour moi-même et pour Le Bien public, l'organe républicain qui a bien voulu publier la première partie de L'Assommoir.

Il me faut prendre la question d'un peu haut.

Dans la politique, comme dans les lettres, comme dans toute la pensée humaine contemporaine, il y a aujourd'hui deux courants bien distincts: le courant idéaliste et le courant naturaliste. J'appelle politique idéaliste la politique qui se paie de grandes phrases toutes faites, qui spécule sur les hommes comme sur de pures abstractions, qui rêve l'utopie avant d'avoir étudié le réel. J'appelle politique naturaliste la politique qui entend d'abord procéder par l'expérience, qui est basée sur des faits, qui soigne en un mot une nation d'après ses besoins.

Je ne veux engager en rien Le Bien public. Je ne suis pas moi-même un homme politique et j'exprime seulement ici les idées d'un observateur que les choses humaines passionnent. Depuis plusieurs années, il est un spectacle qui m'intéresse fort: c'est de voir la queue romantique faire une irruption dans la politique et s'y installer commodément avec les panaches et les pourpoints abricot de 1830.

Il y a là une étude curieuse qu'il faudra bien tenter un jour. Sans doute, les drames romantiques laissaient le public froid. Les recettes, sur les planches, devenaient maigres, et l'heure était arrivée de passer à d'autres exercices. Alors, on a abandonné aux rats l'Ambigu, on a créé des journaux. Toutes les guenilles du vieux drame ont été déménagées. C'est le grand premier rôle qui écrit les articles de tête, plume au vent et le poing sur la hanche. Ce sont les comparses, en habits pailletés d'or, qui crient: «Pasque-Dieu! citoyens, nous allons en découdre?» Ce sont les mêmes procédés romantiques, les violentes oppositions d'ombre et de lumière, les héros et les monstres, le mensonge triomphal, qui tiennent les lecteurs en haleine après avoir ennuyé les spectateurs. On bat monnaie comme l'on peut, et puisque la littérature se montrait marâtre, autant devenir millionnaires avec la politique.

Étrange politique, vraiment! Bocage et Mélingue vous manquent pour lancer les premiers-Paris. Cette politique-là demanderait à être déclamée, en roulant les yeux et en faisant les grands bras. Tout y est faux et mensonger, les hommes et les choses. C'est une politique de carton doré, une politique de pompe théâtrale, derrière laquelle se creuse le vide, un vide béant où tout peut crouler un jour. Quand la représentation sera terminée, quand le peuple aura payé et acclamé les comédiens, il se retrouvera sur le trottoir, grelottant et aussi nu qu'auparavant.

Il n'y a de solide, en ce siècle, que ce qui se repose sur la science. La politique idéaliste doit mener fatalement à toutes les catastrophes. Lorsqu'on refuse de connaître les hommes, lorsqu'on arrange une société comme un tapissier décore un salon, pour le gala, on fait une œuvre qui ne saurait avoir de lendemain; et je dis cela plus encore pour les républicains idéalistes que pour les conservateurs idéalistes. Les républicains idéalistes tuent la République, telle est ma conviction formelle. Ils vont contre le siècle lui-même, ils bâtissent un édifice qui ne s'appuie sur rien de stable, et qui sera fatalement emporté. Quand Lavoisier a dégagé la chimie de l'alchimie, il a commencé par analyser l'air que nous respirons. Eh bien! analysez d'abord le peuple, si vous voulez dégager la République de la royauté!

J'affirme donc que j'ai fait une œuvre utile en analysant un certain coin du peuple, dans L'Assommoir. J'y ai étudié la déchéance d'une famille ouvrière, le père et la mère tournant mal, la fille se gâtant par le mauvais exemple, par l'influence fatale de l'éducation et du milieu. J'ai fait ce qu'il y avait à faire: j'ai montré des plaies, j'ai éclairé violemment des souffrances et des vices, que l'on peut guérir. Les politiques idéalistes jouent d'un médecin qui jetterait des fleurs sur l'agonie de ses clients. J'ai préféré étaler cette agonie. Voilà comment on vit et comment on meurt. Je ne suis qu'un greffier qui me défends de conclure. Mais je laisse aux moralistes et aux législateurs le soin de réfléchir et de trouver les remèdes.

Si l'on voulait me forcer absolument à conclure, je dirais que tout L'Assommoir peut se résumer dans cette phrase: Fermez les cabarets, ouvrez les écoles. L'ivrognerie dévore le peuple. Consultez les statistiques, allez dans les hôpitaux, faites une enquête, vous verrez si je mens. L'homme qui tuerait l'ivrognerie ferait plus pour la France que Charlemagne et Napoléon. J'ajouterai encore: Assainissez les faubourgs et augmentez les salaires. La question du logement est capitale; les puanteurs de la rue, l'escalier sordide, l'étroite chambre où dorment pêle-mêle les pères et les filles, les frères et les sœurs, sont la grande cause de la dépravation des faubourgs. Le travail écrasant qui rapproche l'homme de la brute, le salaire insuffisant qui décourage et fait chercher l'oubli, achèvent d'emplir les cabarets et les maisons de tolérance. Oui, le peuple est ainsi, mais parce que la société le veut bien.

Et j'arrive enfin à la singulière façon dont on a vu et jugé mes personnages.

On pense qu'en un pareil sujet je n'ai pas agi à l'étourderie. Dans mon plan général, je me suis au contraire vivement préoccupé de présenter tous les types saillants d'ouvriers que j'avais observés. On m'accuse de ne pas composer mes romans. La vérité est que je consacre à la composition des mois de travail. J'ai donc cherché et arrêté mes personnages de façon à incarner en eux les différentes variétés de l'ouvrier parisien. Et voilà que l'on écrit partout que mes personnages sont tous également ignobles, qu'ils se vautrent tous dans la paresse et dans l'ivrognerie. Vraiment, est-ce moi qui perds la tête, ou sont-ce les autres qui ne m'ont pas lu? Examinons mes personnages.

Il n'y en a qu'un qui soit un gredin, Lantier. Celui-là est malpropre, je le confesse. J'estime que j'ai le droit de mettre un personnage malpropre dans mon roman, comme on met de l'ombre dans un tableau. Seulement, celui-là n'est pas un ouvrier. Il a été chapelier en province, et il n'a plus touché un outil depuis qu'il est à Paris. Il porte un paletot, il affecte des allures de monsieur. Certes, je n'insulte pas en lui la classe ouvrière, car il s'est placé de lui-même en dehors de cette classe.

Voyons les autres, maintenant:

Les Lorilleux. Est-ce que les Lorilleux sont des fainéants et des ivrognes? En aucune façon. Jamais ils ne boivent. Ils se tuent au travail, la femme aidant le mari de toute la force de ses petits bras. Certes, ils sont avares, ils ont une méchanceté cancanière et envieuse. Mais quelle vie est la leur, dans quelles galères ils s'atrophient et se déjettent? La même besogne abrutissante les cloue pendant des années dans un coin étouffant, sous le feu de leur forge qui les dessèche. On n'a donc pas compris que les Lorilleux représentaient les esclaves et les victimes de la petite fabrication en chambre! Je me suis bien mal expliqué, alors.

Les Boche. Est-ce que les Boche sont des fainéants et des ivrognes? En aucune façon. Tous deux travaillent. A peine l'homme boit-il un verre de vin. Ils sont les concierges que tout le monde connaît, ils ne commettent pas dans le livre une seule mauvaise action.

Les Poisson. Est-ce que les Poisson sont des fainéants et des ivrognes? En aucune façon. Le mari, le sergent de ville, est au contraire une figure du devoir, poussée un peu au comique peut-être, mais foncièrement honnête. La femme a des rapports avec Lantier, il est vrai; mais cette liaison est un besoin de mon drame, et je ne sache pas qu'il soit défendu aux romanciers d'utiliser l'adultère.

Goujet. Est-ce que Goujet est un fainéant et un ivrogne? En aucune façon. Ici, j'ai trop beau jeu. Goujet, dans mon plan, est l'ouvrier parfait, l'ouvrier modèle, propre, économe, honnête, adorant sa mère, ne manquant pas une journée, restant grand et pur jusqu'au bout. N'est-ce pas assez d'une pareille figure, pour que tout le monde comprenne que je rends pleine justice à l'honneur du peuple? Il y a dans le peuple des natures d'élite, je le sais et je le dis, puisque j'en ai mis une dans mon livre. Et l'avouerai-je même? Je crains bien d'avoir un peu menti avec Goujet, car je lui ai prêté parfois des sentiments qui ne sont pas de son milieu. Il y a là, pour moi, un scrupule de conscience.

J'arrive aux trois personnages qui sont le centre du roman, à Gervaise, à Coupeau et à Nana. Ici, je suis en plein dans mon drame, et je réclame toutes les libertés qu'on accorde aux dramaturges.

Est-ce que Gervaise et Coupeau sont des fainéants et des ivrognes? En aucune façon. Ils deviennent des fainéants et des ivrognes, ce qui est une tout autre affaire. Cela, d'ailleurs, est le roman lui-même; si l'on supprime leur chute, le roman n'existe plus, et je ne pourrais l'écrire. Mais, de grâce, qu'on me lise avec attention. Un tiers du volume n'est-il pas employé à montrer l'heureux ménage de Gervaise et de Coupeau, quand la paresse et l'ivrognerie ne sont pas encore venues. Puis la déchéance arrive, et j'en ai ménagé chaque étape, pour montrer que le milieu et l'alcool sont les deux grands désorganisateurs, en dehors de la volonté des personnages. Gervaise est la plus sympathique et la plus tendre des figures que j'aie encore créées; elle reste bonne jusqu'au bout. Coupeau lui-même, dans l'effrayante maladie qui s'empare peu à peu de lui, garde le côté bon enfant de sa nature. Ce sont des patients, rien de plus.

Quant à Nana, elle est un produit. J'ai voulu mon drame complet. Il fallait une enfant perdue dans le ménage. Elle est fille d'alcoolisés, elle subit la fatalité de la misère et du vice. Je dirai encore: Consultez les statistiques, et vous verrez si j'ai menti.

Restent les comparses, des ivrognes et des fainéants, que j'ai dû choisir tels, pour expliquer et hâter la chute de Coupeau. J'allais oublier Bijard et la petite Lalie. Bijard n'est qu'une des faces de l'empoisonnement par l'alcool. On meurt du delirium tremens comme Coupeau, ou l'on devient fou furieux comme Bijard. Bijard est un fou, de l'espèce de ceux que la police correctionnelle a souvent à juger. Quant à Lalie, elle complète Nana. Les filles, dans les mauvais ménages ouvriers, crèvent sous les coups ou tournent mal.

Eh bien! où voit-on que j'aie pris seulement des ivrognes et des fainéants comme personnages? Tout le monde travaille, au contraire, dans L'Assommoir; il y a sept ou huit tableaux qui montrent les ouvriers au travail. Et, sauf les exceptions nécessaires à mon drame, personne ne boit. Me voilà loin de compte avec la critique, qui m'accuse de n'avoir mis que des gredins en scène. On me lit bien mal. C'est tout ce que je désirais prouver.

D'ailleurs, on ne veut pas comprendre que L'Assommoir, comme mes précédents romans, appartient à une série, à un vaste ensemble qui se composera d'une vingtaine de volumes. Cet ensemble a un sens général qu'on ne verra bien nettement que lorsque je serai arrivé au bout de ma lourde tâche. C'est ainsi que la série doit comprendre deux romans sur le peuple. Que les personnes qui m'accusent de n'avoir pas montré le peuple sous toutes ses faces veuillent bien attendre le second roman que je compte lui consacrer. L'Assommoir restera comme une note unique, au milieu des autres volumes.

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