Correspondance: Les lettres et les arts
Je ne m'arrêterai pas à la question du langage. J'ai fait parler les ouvriers de nos faubourgs comme parle la grande majorité d'entre eux. Il est puéril de me dire que ce n'est pas là la langue du peuple; allez dans les quartiers populeux et écoutez, voilà ma seule réponse. Les ouvriers les plus honnêtes parlent ainsi. D'ailleurs, est-ce que les artistes n'ont pas beaucoup de ce langage? Est-ce que les hommes les plus distingués, dans un dîner d'hommes, n'ont pas un langage plus libre encore? Toutes les colères contre l'essai de style que j'ai tenté sont trop hypocrites pour que je m'y arrête. Du reste, je n'entends pas entrer dans la discussion littéraire.
Cette lettre est déjà trop longue, et il est temps de conclure. Aux républicains idéalistes qui m'accusent d'avoir insulté le peuple, je réponds en disant que je crois au contraire avoir fait une bonne action. J'ai dit la vérité, j'ai fourni des documents sur les misères et sur les chutes fatales de la classe ouvrière, je suis venu en aide aux politiques naturalistes qui sentent le besoin d'étudier les hommes avant de les servir. Sans la méthode, sans l'analyse, sans la vérité, il n'y a pas plus de politique que de littérature possible, aujourd'hui.
Et, d'ailleurs, il est absolument faux que L'Assommoir soit un égout où ne grouillent que des êtres pourris et malfaisants. Je le nie de toute ma force. On est dépaysé par la forme vraie, on ne peut admettre un art qui ne ment pas; de là les répugnances des lecteurs devant des détails qu'ils subissent cependant sans dégoût dans la vie de tous les jours. Je porte la vie dans mes livres; il faut l'y accepter tout entière. La vie des ducs, comme la vie des zingueurs, aurait des côtés qui pourraient blesser, mais que je croirais devoir mettre, par respect du réel.
Voilà, Monsieur et cher Directeur, ce que je voulais dire aux lecteurs du journal républicain qui a bien voulu publier la première partie de L'Assommoir.
Veuillez agréer l'assurance de mes sentiments les plus dévoués.
A Léon Hennique.
L'Estaque, 29 juin 1877.
Mon cher ami,
Merci de votre bonne et sympathique lettre. Je ne vous oubliais pas, je songeais même à vous écrire, lorsque tous m'avez donné de vos nouvelles.
Vous avez un beau courage et je vous félicite de travailler. Le travail est la première force du talent. Quand on est jeune comme vous et décidé à faire une œuvre, on fait cette œuvre malgré tout. Ne revenez à Paris que votre livre terminé.
Je suis ici depuis un mois. Le pays est superbe. Vous le trouveriez peut-être aride et désolé; mais j'ai été élevé sur ces rocs nus et dans ces landes pelées, ce qui fait que je suis touché aux larmes lorsque je les revois. L'odeur seule des pins évoque toute ma jeunesse. Je suis donc très heureux, malgré une installation assez primitive. Nous couchons sur des paillasses détestables, entre autres ennuis. Mais les bouillabaisses et les coquillages dont je me nourris compensent à mes yeux beaucoup d'inconvénients. La chaleur est très supportable, grâce aux brises de mer. Les moustiques sont moins agréables.
D'ailleurs, je me suis mis tout de suite au travail. Ma chambre donne sur la mer qui se trouve à quelques mètres. J'ai ainsi, pendant que j'écris, un vaste horizon. J'ai déjà fait trois chapitres de mon roman[23]. Cela est bien pâle et bien fin, à côté de L'Assommoir, ce qui fait que je m'étonne moi-même par moments et que je reste inquiet. Mais j'ai voulu cette note nouvelle. Elle est moins puissante et moins personnelle que l'autre; seulement; elle jettera de la variété dans la série. J'espère rentrer à Paris avec les trois quarts de mon roman. Il commencera à paraître en novembre dans Le Bien public.
Je n'ai pas de nouvelles de nos amis de Paris. Alexis lui-même ne m'a pas écrit. Je compte leur envoyer à chacun quelques mots, à tour de rôle. Le petit journal dont vous me parlez, Les Cloches, me parait être à la dévotion d'Alexis, car il m'en a envoyé un numéro dans lequel se trouve une biographie de lui, qu'il a dû dicter.—Vous savez que La République des Lettres n'est plus; mais je n'ai pas de détails.
Travaillez bien et songez au théâtre, là-bas, dans votre solitude. Ce serait une grande affaire pour nous tous, si un de nous conquérait les planches. Je crois qu'il faudrait être pratique, sans rien abandonner des tendances nouvelles.
Ma femme va beaucoup mieux, surtout depuis quelques jours. Elle est bien sensible à votre bonne amitié et vous envoie tous ses compliments.
Une bonne poignée de main, mon cher ami, et bien cordialement à vous.
Écrivez-moi, je vous répondrai vite.
A Henry Céard.
L'Estaque, 16 juillet 1877.
Mon cher ami,
Imaginez-vous que votre longue et intéressante lettre nous a trouvés au lit, ma femme et moi. Pendant deux jours, je l'ai gardée sur ma table, sans pouvoir la lire. Nous avons été pris presque en même temps de douleurs de tête intolérables, qui se sont terminées en une sorte de gastrite. Cette mauvaise plaisanterie a duré huit grands jours, et nous ne sommes pas encore bien solides. J'accuse la cuisine du Midi et certain vent d'Afrique que nous recevons en pleine figure.
Vous devez comprendre maintenant pour quelle raison je ne vous ai pas répondu plus tôt.
J'ai bien regretté de n'être pas à Paris. Je serais allé applaudir de grand cœur votre Pierrot Spadassin, et j'aurais trouvé moyen d'en parler dans Le Bien public. Le malheur est que j'ai interrompu mes comptes rendus de théâtre, pour me lancer dans la littérature. Si je fais une revue des petites pièces que j'ai négligées, comme j'en ai le projet, je réserverai un coin pour votre Pierrot. Mais cela n'aura pas l'éclat que j'aurais voulu. La pièce, d'après votre analyse, me semble très fine et très heureusement conduite. Ce qui tempère mon chagrin de ne pas avoir été là, c'est l'espérance que vous réussirez à faire jouer votre pièce sur un théâtre sérieux; et il est à croire que, ce jour-là je ne serai pas à plus de deux cents lieues.
Maladie à part, nous sommes très bien ici. L'installation est un peu primitive, mais le pays est très beau, et l'on me laisse assez tranquille, ce qui me permet de beaucoup travailler. J'ai commencé un roman qui aura pour titre, je crois, Une page d'amour. C'est ce que j'ai trouvé de mieux jusqu'ici. Le ton est bien différent de celui de L'Assommoir. Pour mon compte, je l'aime moins, car il est un peu gris. Je tâche de me rattraper sur les finesses. D'ailleurs, puisque j'ai voulu une opposition, il me faut bien accepter cette nuance cuisse de nymphe.
Que me dites-vous? Huysmans a lâché son roman sur les brocheuses! Qu'est-ce donc? Un simple accès de paresse, n'est-ce pas? une fainéantise causée par la chaleur? Mais il faut qu'il travaille, dites-le-lui bien. Il est notre espoir, il n'a pas le droit de lâcher son roman, quand tout le groupe a besoin d'œuvres. Et vous, que faites-vous? Je vois bien que vous lancez d'anciennes pièces; cela ne suffit pas, il faut en écrire de nouvelles, et des drames, et des comédies, et des romans. Nous devons d'ici à quelques années écraser le public sous notre fécondité.
Naturellement, j'ai ici peu de nouvelles. J'ai vu quelquefois Signoret, un brave jeune homme que vous connaissez; et c'est tout. Hennique m'a écrit du coin de nature où il fait un roman. Il a l'air très enflammé. Comme vous voyez, me voilà vite au bout de mon rouleau. Je travaille le matin, je lis l'après-midi, et je sors le soir, quand le soleil veut bien le permettre. Le ciel est resté implacablement bleu pendant six semaines. Enfin, hier, il s'est décidé à se couvrir. Vous ne sauriez croire combien les quelques gouttes d'eau qui sont tombées m'ont ravi; j'avais vraiment la nostalgie de la pluie.
A votre prochain dîner du mardi, serrez vigoureusement la main d'Huysmans et de Maupassant. Ce sont, je crois, les deux seuls fidèles qui sont restés avec vous dans «la capitale». Et quand vous aurez des nouvelles, écrivez-moi. Je suis au fond d'un désert, je ne sais vraiment ce qu'on pense ni ce qu'on dit à Paris.
Ma femme a été bien sensible à votre bon souvenir. Elle vous envoie toutes ses amitiés.
Une vigoureuse poignée de main, et bien cordialement à vous.
A J.-K. Huysmans.
L'Estaque, 3 août 1877.
Mon cher ami,
Vous travaillez, voilà qui est bien! Et que vous avez tort de vous inquiéter à l'avance! Poussez donc votre livre bravement, sans vous demander s'il contient de l'action, s'il plaira, s'il vous conduira à Sainte-Pélagie! J'ai remarqué une chose, c'est que les romans qui m'ont le plus troublé sont ceux qui ont le mieux marché. Je crois qu'on doit compter sur son talent et filer le plus droit possible. Maintenant, il est certain qu'on ne serait pas artiste, si l'on ne tremblait pas. Tout cela est pour vous dire que nous comptons tous sur vous, et que vous allez nous donner une œuvre de combat.
Dieu merci! ma femme et moi, nous sommes sur les pieds, et même nous y sommes assez solidement. Vous ne vous imaginez pas dans quelle solitude je me cloître. Je reste parfois trois jours sans sortir de ma chambre, une chambre fort étroite, où je travaille sur un petit pupitre d'enfant. Il est vrai que la pièce a un balcon qui donne sur la mer, une vue merveilleuse, avec Marseille dans le fond et les îles du golfe en face. Au demeurant, je mange très bien, c'est mon gros défaut. Il y a des choses exquises, inconnues à Paris, auxquelles je n'avais plus goûté depuis des années, des fruits, des plats assaisonnés d'une certaine façon, des coquillages surtout, dont je baffre avec un véritable attendrissement. Ajoutez que le paysage est plein de souvenirs pour moi, que le soleil et le ciel sont mes vieux amis, que certaines odeurs d'herbe me rappellent des joies anciennes, et vous comprendrez que la bête en moi est extraordinairement heureuse.
Le romancier, aujourd'hui, n'est pas moins satisfait; je dis aujourd'hui, car j'ai comme vous mes jours de doute terrible. Je viens de terminer la première partie de mon roman[24] qui en aura cinq. C'est un peu popote, un peu jeanjean; mais cela se boira agréablement, je crois. Je veux étonner les lecteurs de L'Assommoir, par un livre bonhomme. Je suis enchanté quand j'ai écrit une bonne petite page naïve, qui a l'air d'avoir seize ans. Pourtant, je n'affirme pas que, çà et là, un pet-en-l'air ne m'enlève pas dans des choses peu honnêtes. Mais c'est là l'exception. Je convoque les lecteurs à une fête de famille, où l'on rencontrera des bons cœurs. Enfin, la première partie se termina par un Paris à vol d'oiseau, d'abord noyé de brouillard, puis apparaissant peu à peu sous un blond soleil de printemps, qui est, je crois, une de mes meilleures pages, jusqu'ici. Voilà pourquoi je suis content, et je le dis, vous le voyez, sur un ton lyrique.
Vous me parlez du théâtre. Mon Dieu! oui, cela serait très agréable et même très utile. Mais je n'ai point le temps ici. Je m'en occuperai cet hiver, si je termine vite mon roman. Puis, le théâtre continue à me terrifier. Je sens la nécessité de l'aborder, et je ne sais vraiment par quel point commencer l'assaut. Il faudra voir.
Vous n'espérez pas que je vous envoie des nouvelles quelconques du fond du trou que j'habite. Je ne puis guère sortir du monologue. Je ne vois personne. Alexis n'a point encore paru. Je suis entouré d'une population affreuse, dont j'ai le malheur, il est vrai, de comprendre le charabia, mais avec laquelle j'évite soigneusement tout contact. Et je me trouve réduit à attendre les journaux de Paris avec fièvre, puis à m'apercevoir ensuite chaque jour avec quelque colère que ces journaux sont complètement vides.
Je voudrais retourner à Paris avec trois parties au moins de mon roman; et comme j'ai d'autres besognes très lourdes, cela me retiendra sans doute ici jusqu'à la fin octobre. Heureusement que je me débarrasse du Bien public, en reproduisant des fragments de mes articles de Russie.
Voilà, mon cher ami. Je voulais vous dire surtout que nous nous portons bien, que je travaille, et que vous êtes un saint homme de travailler aussi. Poussez Céard à abattre quelque besogne. Si vous voyez Maupassant, serrez-lui la main et dites-lui que je suis sans aucune nouvelle de Flaubert, auquel je vais écrire d'ailleurs. Des poignées de main à tout le monde.
Ma femme est heureuse de votre bon souvenir et elle vous envoie toutes ses amitiés.
Bien cordialement à vous.
Un pays stupide pour le bibelot. Il faudrait s'enfoncer dans les terres.
A William Busnach.
L'Estaque, 19 août 1877.
Mon cher confrère,
Voici d'abord mes observations, tableau par tableau.
Premier tableau: L'hôtel Boncœur.—Rien à dire. Exposition suffisante. Il faut y établir que Lantier trompe Gervaise avec Virginie (et non avec la sœur de celle-ci, comme dans le roman). Je vous dirai tout à l'heure pourquoi. La bataille du lavoir devient encore plus naturelle.
Deuxième tableau: Le devant de l'assommoir.—Un peu confus, un peu trop d'allées et venues sans résultat. Est-il bien nécessaire de montrer là Virginie et Poisson, pour poser leur mariage? Ils ne viennent que pour ça et sont médiocrement utiles. On pourrait très bien faire annoncer leur mariage par Coupeau dans sa conversation avec Gervaise; il est naturel qu'il lui parle de Virginie; d'ailleurs, j'ai une autre raison que je vous dirai tout à l'heure. D'autre part, je voudrais que Gervaise assistât à la sortie de Goujet sur le peuple. Elle l'approuverait beaucoup, et Coupeau aussi. Remarquez qu'il faut poser là le côté philosophique du drame. Gervaise a peur de la boisson; si elle refuse d'abord d'épouser Coupeau, c'est qu'elle a tâté d'un mauvais homme, et qu'elle ne veut pas tenter une nouvelle expérience. Elle fait jurer à Coupeau de ne jamais boire, etc. La descente des ouvriers est bien, et fera de l'effet, si on la règle convenablement. Seulement, au lieu de la mettre en paquet au commencement, il faudrait l'espacer par groupes, durant tout le tableau. Faire quelque chose de très mouvementé et de très continu. Les comiques seront bons; je crois toutefois qu'il faudra donner le rôle principal à «Mes Bottes», et non à «Bec-Salé». «Mes Bottes» a été un des personnages à succès du roman. C'est un simple changement de nom d'ailleurs. C'est «Mes Bottes» qui sera le forgeron.
Troisième tableau: Le Moulin d'Argent.—Bien des choses confuses et pas expliquées. C'est à propos de ce tableau que je vais surtout vous quereller. Je trouve que le personnage de Lantier, dans le drame, est inexplicable. On ignore quels motifs le font agir, il n'est pas net. Voici ce que j'ai trouvé en lisant votre scénario et je crois qu'il faudrait chercher encore dans ce sens. Au premier tableau, Lantier se pose nettement: il quitte Gervaise parce qu'il n'aime pas la misère, et qu'il rêve une vie de parasite; il est l'ouvrier qui ne fait jamais rien, qui se fait nourrir par les femmes. Voilà le type dont il ne faut pas s'écarter. Ainsi posé, il n'a que faire au tableau de la noce, si on n'explique pas autrement sa venue; il a quitté Gervaise, il ne peut pas revenir lui faire une scène, cela n'aurait aucun sens et détruirait le type. J'imagine alors que Lantier a quitté Gervaise pour Virginie; seulement il a un but, il veut marier Virginie avec Poisson, un garçon qui a fait un petit héritage. De cette façon, nous gardons le pique-assiette; mais nous transposons la situation, ce n'est plus le ménage de Gervaise, c'est le ménage de Virginie qui devient ignoble. Autre chose: on ne s'explique pas pourquoi Lantier en voudrait à Gervaise, qu'il a quittée librement. Alors, je fais de Virginie le traître de la pièce. Elle a la fessée du lavoir sur le cœur, elle veut se venger de Gervaise en troublant son ménage, en faisant pousser Coupeau à boire. «Il faut que je la fasse crever à mes pieds», dit-elle toujours en parlant de Gervaise. Et dès lors, c'est Lantier qui sert d'instrument, Lantier qui se remet avec les Coupeau plus tard, parce qu'on mange très bien chez eux, Lantier qu'on croira l'amant de Gervaise, bien que celle-ci ne se soit pas remise avec lui, Lantier qui mange à la fin la boutique de confiserie et qui est puni par le mari vengeur. (Je songe que Poisson pourrait très bien faire justice à la fois de Virginie et de Lantier.) De cette manière tout s'explique, Lantier, je le répète, est poussé par Virginie, et ne songe d'ailleurs qu'à assurer son bien-être. Vous voyez dès lors l'importance que prend à la fin la scène de la boutique de confiserie.—Je voudrais donc que, dans ce tableau de la noce, on posât d'abord ces choses: le mariage de Virginie avec Poisson combiné par Lantier, et la rancune de Virginie qui médite une vengeance, mais qui commence par se remettre hypocritement avec Gervaise, pour mieux l'atteindre. Lantier n'en reste pas moins très embarrassant dans ce tableau; pour moi, il ne peut pas injurier Gervaise, et il est fâcheux que Goujet intervienne de nouveau. Je ne ferais pas rencontrer Lantier et Gervaise en scène; ou du moins je ne les ferais pas se parler.—Autre chose: Goujet joue là un rôle ridicule. Remarques qu'au deuxième tableau vous l'avez montré devant l'assommoir, trouvant Gervaise à son goût. Gervaise alors n'était pas mariée. Il pouvait se déclarer; et tout expliquer par un accès de timidité n'est vraiment pas assez dramatique. Voici ce qu'on pourrait faire. Devant l'assommoir, Goujet ne connaît encore ni Gervaise ni Coupeau; il n'a pas sauvé celle-là. Il parle contre les ivrognes, et Gervaise l'approuve beaucoup. C'est simplement un commencement de sympathie. Puis, au tableau de la noce, Goujet, qui dîne avec sa mère dans le restaurant, peut prendre la défense de Gervaise. (Mon Dieu! on pourrait peut-être tout de même amener une scène entre Lantier et Gervaise; mais il la faudrait habile. Je vous écris en causant, pardon si je me contredis.) Quand Goujet a protégé Gervaise, il apprend qu'elle s'est mariée le jour même, et c'est là qu'il peut se sentir troublé. La scène est jolie à faire: Goujet emmène un instant Gervaise à son bras, la rassure, se montre tendre, et pâlit un peu lorsqu'au bout d'un instant il sait qu'elle est mariée. Elle lui dit qu'elle est blanchisseuse, et il peut lui parler de sa mère. Tout cela s'emmanche mieux, je crois. Tout est noué, la vengeance de Virginie, le rôle que Lantier jouera, l'amour naissant et discret de Goujet, l'espoir de bonheur du jeune ménage Coupeau, qui doit si peu se réaliser.—Garder le croque-mort, dont les deux apparitions feront de l'effet.—Je trouve que les comiques tiennent trop de place au commencement du tableau. Il faut réserver la nourriture pour le repas de l'oie.
Quatrième tableau: La maison en construction.—C'est un des bons tableaux, et qui m'a fait plaisir. Seulement, la chute de Coupeau est bête au théâtre, si elle est due au hasard. Il faut absolument qu'il y ait du Lantier là-dessous, de la Virginie. Les Coupeau sont trop heureux, ils ont un bonheur insolent; ils mettent de l'argent de côté, le mari ne boit pas, la femme travaille. Cela ne peut pas durer. Ne pourrait-on pas imaginer ceci? La maison qu'on répare est justement celle où demeure les Poisson. Coupeau travaille sur un échafaudage. Pendant qu'il est descendu manger sa soupe auprès de sa femme, la fenêtre de Virginie s'ouvre au cinquième, et on voit la coquine qui dénoue des cordes et pose une planche en bascule; elle peut dire un simple mot: «A tout à l'heure», dit par Coupeau à sa femme. «Tu peux lui dire adieu», murmure Virginie, et elle referme la fenêtre. Coupeau remonte et, pour répondre à Nana qui l'appelle d'en bas, il s'avance jusqu'au bout de la planche qui bascule.—Tout ceci est pour dramatiser un peu la pièce qui manque de tout intérêt dramatique. C'est à discuter.
Cinquième tableau: La rue de la Goutte-d'or.—Je trouve encore là le sujet indiqué et traité avec quelque confusion. Voici ce que je voudrais: d'abord Gervaise seule prend le livret de la caisse d'épargne derrière la pendule, et constate que toutes les économies sont parties. La maladie de Coupeau a tout dévoré. Maman Goujet entre et l'aide à poser la situation. Je ferai aussi paraître Virginie qui est souvent venue prendre des nouvelles de Coupeau; très hypocrite, très fausse, plaignant tout haut le ménage et enchantée de voir les économies mangées. Il faut faire entendre en outre qu'elle poursuit sa vengeance et que maintenant elle va lâcher Lantier sur Coupeau pour le pousser à l'inconduite. Puis Goujet se trouve seul avec Gervaise; montrer l'amour de Goujet pour Gervaise; celle-ci lui dit son espoir perdu d'avoir une boutique, mais elle travaillera, et elle laisse voir que les longues flâneries de la convalescence de Coupeau l'inquiètent. C'est alors que Coupeau rentre avec ses amis. Il est très gai (premier degré de l'ivresse). Il veut embrasser sa femme, etc. Les ivrognes rigolent. Cependant, Goujet, qui est là, reste grave, puis disparaît sans bruit. Et lorsque Coupeau et ses amis sont repartis, pour aller boire un canon, Goujet rentre doucement, comme il est sorti. Il apporte les cinq cents francs destinés à son mariage, il supplie Gervaise de les accepter. Mais Gervaise ne les acceptera que si Mme Goujet l'y autorise. Goujet appelle sa mère, et celle-ci ne veut pas contrarier son fils, mais elle prédit que Coupeau mangera la maison, etc. Comme Gervaise a encore les cinq cents francs en or sur la table, Virginie reparaît. Elle est furieuse de voir cet argent. C'est alors qu'elle se promet de lancer Lantier sur Coupeau.
Sixième tableau: La boutique de la blanchisseuse.—Il est bon. Il faut l'arranger un peu seulement. Pour mieux expliquer encore comment Coupeau peut appeler Lantier, on peut dire qu'il a rencontré Lantier chez les Poisson, et qu'il s'est remis avec lui en trinquant. Seulement, il n'a pas encore osé l'introduire dans son ménage. C'est Virginie qui a dit à Lantier de rôder autour de la boutique, en se chargeant de l'y faire entrer, et c'est elle qui indique Lantier à Coupeau, quand celui-ci cherche un quatorzième convive.
Septième tableau: La forge.—Jusqu'ici l'intérêt dramatique me paraît suffisant. Mais il faut absolument dans la forge une péripétie. Remarquez où nous en sommes. Virginie va être triomphante. Coupeau est sur la mauvaise pente. Il est nécessaire que Coupeau intervienne. (D'abord, je supprimerai le tableau suivant, l'intérieur des Goujet, qui décidément fait longueur, et je transporterai les scènes nécessaires dans la forge.) Au lever du rideau, une forge en branle, le soufflet marche, les marteaux tapent, etc. Puis Goujet arrive, il est patron, il a réussi par son travail. Ses ouvriers peuvent le féliciter. Mais il est triste tout de même, et sa mère qui se présente se plaint de le voir refuser son bonheur. Entrée de Gervaise qui rapporte le linge (les Goujet ont leur logement à côté de la forge). Scène avec Mme Coupeau à propos du linge. Scène entre Goujet et Gervaise qui lui jure qu'on la calomnie, qu'elle n'est pas avec Lantier, qu'elle ne s'y remettra jamais. Alors joie de Goujet. «Mes Bottes» arrive et, comme il a toujours fait deux doigts de cour à Gervaise, il blague le patron, dit que ce ne sont pas les bons ouvriers qui réussissent, et finalement lui propose de forger un boulon. Le duel au boulon comme dans le livre. Puis, Coupeau arrive pour chercher sa femme. Il est ivre, il veut lever la main sur elle. Mais Goujet le repousse, le jette dans un coin, et commence à le sermonner d'importance. Il lui dit son fait avec éloquence, lui montre où il va, à la honte et à la mort; il lui parle de sa fille Nana qui sera une prostituée; il lui montre la pauvre Gervaise qui sanglotte. Et peu à peu, Coupeau devant cette tirade ardente se redresse, le bon ouvrier d'autrefois se réveille en lui. Oui, oui, Goujet a raison, il faut travailler. Enfin Goujet lui dit les calomnies qui courent sur son ménage, on dit qu'il favorise les amours de sa femme et de Lantier. Coupeau jette un cri de fureur et dit qu'il saura bien prouver son honnêteté. Et comme «Mes Bottes» entre avec une bouteille, Coupeau prend la bouteille et la brise, en jurant qu'il ne boira plus.
Huitième tableau: L'intérieur des Goujet.—Supprimé.
Neuvième tableau: L'assommoir.—Dès lors ce tableau devient très dramatique. C'est la tentation de Coupeau par Lantier. Un matin, Coupeau—il travaille depuis quelque temps—part pour aller au travail. Mais on l'appelle dans l'Assommoir. «Mes Bottes» est là. Entre Lantier, et Coupeau lui dit son fait et veut s'en aller. Mais les autres le retiennent. Lantier le décide à boire. Peu à peu Coupeau cède; qui a bu boira. Et il finit par se jeter dans les bras de Lantier. C'est alors que Gervaise apparaît. Une colère sombre la prend, lorsqu'elle voit Coupeau déjà allumé. Elle comptait sur la semaine pour manger. Alors, peu à peu, par désespoir, elle boit elle-même et se grise. Goujet arrive et s'en va désespéré. (Non, je ne ferai pas arriver Goujet, car la pièce a l'air finie; j'aime mieux laisser la situation en suspens.)
Dixième tableau: La boutique de confiserie.—On peut le garder à peu près tel qu'il est. Seulement, il serait préférable de poser la boutique de confiserie dans le tableau de l'assommoir. Les comiques diraient que Lantier se goberge maintenant chez les Poisson; et de cette manière on serait au courant de la situation dès le lever du rideau.—Je n'aime pas non plus la fin du tableau. Il faudrait que la sortie de Gervaise terminât le tableau. Après qu'elle a appelé Poisson, elle devrait achever le lavage qu'elle a interrompu; les petites scènes entre Poisson et Lantier auraient lieu pendant qu'elle essuie. Puis elle se lèverait et partirait en disant à Virginie qu'elle ne la livrera pas à son mari, mais qu'elle compte sur le ciel pour que justice soit faite.
Onzième tableau.—Un peu bref, dans les premières scènes. Je remarque que les Lorilleux ne servent à rien.
Douzième tableau.—Les comiques un peu trop développés, à cette minute suprême. Je trouve aussi que Gervaise fait une entrée qu'il faudrait préparer davantage. Je la ferais d'abord traverser une ou deux fois la scène, sans rien dire, en se traînant. Elle peut être assise sur un banc, au lever du rideau, immobile, muette. Puis, elle traverse, enfin elle arrive devant la rampe et meurt.
Mon opinion définitive maintenant, c'est que le drame est possible, si on le dramatise un peu dans le sens que j'indique. Il ne resterait que onze tableaux.
Voici ce que je vous propose. Lisez mon barbouillage. Dites-moi si les modifications que je demande plaisent à vous et à votre collaborateur. Dites-moi cela le plus vite possible, et alors, brièvement, j'écrirai un résumé du scénario tel que je le comprends. Vous pourrez ensuite vous mettre tout de suite à écrire la pièce.
Je garde le scénario jusqu'à votre réponse.
Je suis malheureusement écrasé de besogne, mais je tâcherai de ne pas trop vous faire attendre mon projet de plan.
Bien cordialement à vous.
Au même.
L'Estaque, 23 août 1877
Mon cher confrère,
Je vous envoie par le même courrier votre scénario et celui que j'ai indiqué en m'aidant du vôtre. J'ai fait la modification dont je vous avais parlé; de plus, j'ai modifié souvent l'ordre des scènes, d'après un plan qui m'a paru plus scénique. Je réponds d'abord à votre dernière lettre.
Je suis de votre avis, le lavoir est à présent de toute nécessité. J'ai mis ce tableau. Maintenant, le drame est complet. Nous n'aurons reculé devant rien.
Troisième tableau.—J'ai laissé Poisson et Virginie, qui décidément sont nécessaires.
Quatrième tableau.—Il faut absolument que notre Lantier soit un maquereau, qu'il vive sur les femmes. C'est notre type. Mais on peut y mettre toutes les formes imaginables.—J'ai laissé la scène entre Gervaise et Lantier. Elle est nécessaire.
Cinquième tableau.—Je sais qu'il est raide de faire de Virginie une assassine. Mais songez au décor et à l'originalité de la mise en scène. C'est très séduisant, cet échafaudage avec les ouvriers qui montent et descendent, et cette femme là-haut, au cinquième, qui prépare son meurtre, après avoir causé. Puis, nous sommes au boulevard, il est entendu que nous faisons de Virginie un traître de mélodrame. Enfin, on peut toujours garder cela et adoucir la chose, si cela paraît au dernier moment absolument nécessaire. Je tiens beaucoup à l'effet.
Huitième tableau.—Il importe peu que Gervaise apporte ou ait apporté son linge, pourvu qu'on cause du linge.
Et c'est tout, j'ai répondu pour le moment à toutes vos observations.
Maintenant, soyons solennels. Je viens de relire attentivement mon plan, en critique sévère, et voici mon avis. Les tableaux me paraissent d'aplomb, bien déduits, bien distribués, bien emmanchés les uns dans les autres. Mais, comme drame, la pièce reste médiocre. Le public, pendant cinq heures, se contentera-t-il de cette rivalité de deux femmes, qui est bien maigre pour une aussi vaste machine? C'est ce que j'ignore. Mais à cela je réponds que nous tirons la pièce d'un roman que tout le monde connaît, et que notre seule ambition est de mettre les types de ce roman sur les planches. Nous y réussissons en ce sens que nous n'avons presque rien changé au roman et que nous le conservons tout entier. Je crois donc que le drame suffirait, mais à une condition essentielle: ce serait de trouver un directeur qui dépenserait l'argent nécessaire. Il faut des décors exacts, très curieusement plantés, faits exprès, copiés sur nature, et très vastes. Il faudrait une figuration très soignée et nombreuse. Il faudrait enfin une interprétation hors ligne. Cela étant, nous pourrions parfaitement avoir un gros succès, malgré l'insuffisance dramatique de la pièce. Tout Paris voudrait voir le lavoir, la forge, l'assommoir, etc. Tel est mon avis. Mais je veux connaître le vôtre. Très franchement, pensez-vous que nous devions aller de l'avant? Je crois que nous n'améliorerons plus beaucoup le plan. Il faut une décision.
Maintenant, si c'est M. Gastineau qui écrit la pièce, faites-lui bien les recommandations suivantes: Qu'il suive le roman de très près, pour en garder l'accent. Qu'il se méfie des trois comiques qui vont toujours ensemble et qui finiraient par être fatigants en répétant les mêmes plaisanteries. Qu'il garde l'argot pour eux, mais qu'il emploie pour les autres personnages une langue très simple, et rigoureuse. Qu'il s'inquiète aussi de la plantation des décors pour les jeux possibles des acteurs.—Ou écrire la pièce. Je rentrerai à Paris dans les premiers jours de novembre, le 4 ou le 5, et nous achèverons alors de tout arrêter.—Écrivez-moi votre dernière opinion, et agissons. Gardez mes lettres et, conservez-moi mon manuscrit. J'ai la faiblesse de tenir à mes manuscrits. Puis nous pouvons avoir besoin de tout cela.
Bien cordialement à vous.
A Madame Charpentier.
L'Estaque, 21 août 1877.
Chère Madame,
Votre mari m'a d'abord stupéfié: j'ai reçu de lui deux lettres coup sur coup; mais il s'est bien vite calmé, et j'attends depuis deux mois une réponse, à propos de Thérèse Raquin. Remarquez que je constate simplement la chose. Je ne me plains pas, car il me serait à moi-même souverainement désagréable de m'occuper d'affaires en ce moment.
En juin et en juillet, nous n'avons pas eu à nous plaindre de la chaleur. Il faisait même frais. Je croyais échapper aux terribles insolations dont on m'avait menacé. Mais depuis trois jours, le siroco souffle, et nous sommes dans une fournaise. Il y a eu 37° à Marseille. Je vous écris ce matin par 39°, ce qui rend ma lettre méritoire.
Pas de nouvelles, naturellement. Nous sommes trop seuls, trop perdus. Je reste des semaines sans voir personne. Pourtant, les journaux ont parlé, ma retraite est connue, et des enthousiastes viennent encore me relancer de temps à autre. Je suis même menacé d'un banquet à Marseille, auquel j'espère bien échapper. Nous avons eu Bouchor en juin, et un apprenti dramatique marseillais nous a invités tous deux à un festin chez Roubion, le Café Anglais d'ici. Voilà tout le côté mondain de ma villégiature.
Je travaille beaucoup, et c'est ce qui tue le temps. Malheureusement, l'indisposition dont ma femme vous a parlé a fait du tort à mon roman. Je ne l'emporterai pas aussi avancé que je l'espérais. Il y a des jours où je suis inquiet sur cette œuvre, elle me paraît bien plate et bien grise; d'autres jours, je la trouve bonhomme, d'une lecture agréable et facile. J'ai un quart du livre terminé. Je suis surtout content d'une grande description de Paris, un matin de printemps, à vol d'oiseau, qui est un des morceaux les plus brillants que j'aie encore décrits. Maintenant, je vais pousser les choses à la tendresse. Mais il faut bien nous dire que nous n'allons pas avoir le succès de L'Assommoir. Cette fois, Une page d'amour (je m'en tiens à ce titre, qui est le meilleur de ceux que j'ai trouvés) est une œuvre trop douce pour passionner le public. Là-dessus, il n'y a aucune illusion à se faire. Vendons-en dix mille, et déclarons-nous satisfaits. Mais nous nous rattraperons avec Nana. Je rêve ici une Nana extraordinaire. Vous verrez ça. Du coup, nous nous faisons massacrer, Charpentier et moi.
Quoi encore d'intéressant? On s'occupe fortement du drame L'Assommoir. Sans doute, l'affaire se fera avec Larochelle pour L'Ambigu. Il est entendu que je ne signe pas. Le drame aura onze tableaux, dont quelques-uns à grand effet.
Vous voyez que je ne parle que de moi. Égoïsme d'auteur. Au demeurant, nous vivons à merveille, dans un pays que j'aime beaucoup. Nous avons mangé des fruits superbes, des pêches grosses comme des têtes d'enfant. Ma femme est dans une besogne formidable: elle fait mes rideaux, des appliques de vieilles fleurs de soie sur du velours, et je vous affirme que c'est un joli travail. Nous allons rarement à Marseille, ville d'épiciers. Le grand moment de la journée est l'heure du bain, à six heures, lorsque le ciel se couche. Puis, nous restons jusqu'à dix heures, en face d'un ciel admirable. Imaginez-vous qu'en trois mois il n'a plu qu'une fois, et encore la nuit. Je n'ai pas eu la consolation de voir l'eau tomber. Ce ciel toujours bleu finit par me dégoûter du beau temps. Je donnerais beaucoup pour une de ces belles averses de Paris.
Aucune nouvelle de Daudet, de Flaubert; j'ai reçu une lettre de Goncourt, qui est dans les Ardennes. Je ne suis en correspondance qu'avec Tourguéneff. Si vous savez quelque chose de mon petit monde, vous me comblerez en étant indiscrète.
Il faut pourtant que je vous parle un peu de vous tous, et que je me roule aux pieds de mon filleul; sans quoi je ne serai pas blanc. Êtes-vous satisfaits de votre séjour à Cabourg, et comment va la petite famille, que vous couvrirez de baisers pour ma femme et pour moi? Dites à Mme Charpentier[25] que nous songeons souvent à elle et que ma femme doit lui écrire prochainement; et présentez-lui toutes nos amitiés.
J'ai été très heureux des renseignements que Labarre m'a envoyés ces mois derniers. Savez-vous qu'on a vendu: en juin, 2,580 volumes de la série dont 1,366 Assommoir; et en juillet, 3,167 volumes, nombre dans lequel L'Assommoir entre pour 1,800? Ce qui me ravit surtout, c'est la marche des premiers romans. Si nous gardions ce courant-là, ce serait trop beau. Mais voilà que je parle encore de moi, et je suis au bout de mon papier.
Je crois avoir fait nos politesses à tout le monde, excepté à Charpentier qui est bien paresseux pour qu'on lui serre les mains. Serrez-les lui tout de même, et veuillez nous croire, chère Madame, vos bien affectueux et bien dévoués.
A Léon Hennique.
L'Estaque, 2 septembre 1877.
Mon cher ami,
Ne m'en veuillez pas trop, si je n'ai pas tenu ma promesse de vous répondre tout de suite. J'étais plein de bonne volonté; mais nous venons de traverser un tel coup de chaleurs, que j'ai vraiment pour moi une fière circonstance atténuante. Imaginez-vous que les mois de juin et de juillet se sont passés de la façon la plus belle du monde. C'était exquis, de l'air, de la fraîcheur. Je me croyais hors des ciels terribles dont on m'avait menacé. Et voilà que, juste après le 15 août, il a fait une série de journées tellement accablantes, que c'est miracle si je ne suis pas fondu. Jamais de ma vie je ne me suis trouvé dans une pareille fournaise. Nous avons eu 40 degrés. Heureusement qu'on nous promet de la pluie; mais je ne vois rien venir.
Mon roman a naturellement un peu souffert, la quinzaine dernière. Je comptais rentrer à Paris avec les quatre cinquièmes terminés, et c'est tout le bout du monde si j'en rapporterai la moitié. Je suis, comme vous, dans une grande perplexité sur le mérite absolu de ce que je fais. Je crains de m'être fourvoyé dans une note douce qui ne permet aucun effet. En tous cas, ce sera de ma part quelque chose d'absolument neuf. Le succès sera médiocre, à coup sûr. Mais je me console en pensant déjà à ma Nana. Je veux, dans ma série, toutes les notes; c'est pourquoi, même si je ne me contente pas, je ne regretterai jamais d'avoir fait Une page d'amour.—J'oubliais de vous dire que je me suis arrêté à ce dernier titre. On dirait qu'on avale un verre de sirop, et c'est ce qui m'a décidé.
Quant aux nouvelles, elles sont maigres. J'ai vu Alexis, ces jours derniers; le Gymnase lui a définitivement reçu un petit acte. Céard et Huysmans m'ont écrit; ils paraissent travailler tous les deux. Et rien autre. Ici, nous prenons des bains, nous mangeons des fruits superbes, et nous attendons qu'il fasse moins chaud pour pousser des pointes dans les terres. Un pays superbe, vraiment; s'il y pleuvait plus souvent, ce serait un paradis.
Vous savez qu'on tire un drame en cinq actes et douze tableaux de L'Assommoir. J'ai travaillé fortement au plan; mais n'en dites rien, je ne veux pas que cela se sache. Je vous donnerai des détails à Paris. Je crois que la pièce marchera, et fera un bruit de tous les diables. Nous avons tout mis, les scènes les plus audacieuses du roman.—Ce travail sur L'Assommoir m'a donné une fièvre théâtrale, que je ne puis contenter, hélas! car il faut que je reste dans mon roman jusqu'au cou. Et pourtant il faudra bien que nous nous occupions du théâtre; c'est là que nous devrons un jour frapper le coup décisif.
Vous travaillez beaucoup, et vous avez raison. La volonté mène à tout. Il faut que vous lanciez cet hiver un roman chez Charpentier. Ce n'est qu'à des œuvres que nous nous affirmerons; les œuvres ferment la bouche des impuissants et décident seules des grands mouvements littéraires. Savoir où l'on veut aller, c'est très bien; mais il faut encore montrer qu'on y va. D'ailleurs, vous êtes un vaillant, vous; je ne suis pas en peine.
Je vous serre bien cordialement les deux mains.
A Théodore Duret.
L'Estaque, 2 septembre 1877.
Mon cher ami,
Vous m'avez fait le plus grand plaisir, en m'écrivant et en me donnant quelques nouvelles. Nous sommes ici dans un pays superbe, mais singulièrement perdu. Depuis trois mois, je ne sais ce que devient le petit monde au milieu duquel je vis d'habitude. Les journaux m'ennuient plus qu'ils ne me renseignent. Et voilà pourquoi une lettre de Paris est toujours la bienvenue.
Vous ne sauriez croire quelle sage existence de cénobite je mène! J'ai défendu à mes amis de révéler le lieu de ma retraite, et je passe des semaines sans voir personne. Le malheur est que les journaux de Marseille ont fini par parler. J'ai dû essuyer quelques visites dans ces derniers temps.
Il faut bien que je vous parle de moi. Je pousse ici le plus possible un roman qui paraîtra dans Le Bien public, à partir des derniers jours de novembre. C'est tout autre chose que L'Assommoir, et même la note de cette œuvre, est si bourgeoise et si douce, que je finis par être inquiet. Si cela allait être ennuyeux et plat! Enfin, j'ai voulu cette opposition et je n'ai plus qu'à avoir la force de ma volonté! Ce qui me soutient, c'est la pensée de la stupéfaction du public, en face de cette douceur. J'adore dérouter mon monde.
Et c'est tout. Je n'ai pu m'occuper de théâtre. Mes journées entières sont prises. Puis, imaginez-vous que les chaleurs, après avoir été très tolérables en juin et en juillet, sont devenues brusquement féroces à la fin d'août. Nous avons eu 40 degrés. Pendant dix jours, j'ai pu croire à chaque instant que mes cheveux allaient s'allumer. Ma femme et moi n'avions qu'un soulagement, celui de prendre des bains prolongés, après le coucher du soleil; et encore la mer était chaude, on en sortait brûlant. Ajoutez à cela que, depuis trois mois, il n'a pas tombé une goutte d'eau. Moi qui ai la passion de la pluie, je finis par montrer le poing à ce ciel implacablement bleu.
Tout ceci est le côté désagréable du Midi. Mais heureusement qu'il y a des compensations. Le pays est superbe, et j'y retrouve toutes sortes de souvenirs d'enfance. Nous mangeons des fruits magnifiques et un tas de saletés que j'adore, mais dont je me méfie un peu, parce qu'elles m'ont déjà rendu malade.
Vous avez très bien fait de renvoyer la publication de votre deuxième volume. Le moment est vraiment abominable. Et le pis est qu'on marche à l'inconnu. Je suis très inquiet pour nos affaires littéraires, l'hiver prochain. Réellement, le tapage politique devient insupportable. On devrait bien se taire un peu, pour nous écouter, nous les hommes de paix.
Ma femme est très sensible à votre bon souvenir. Elle va mieux, quoique toujours lasse. Mais vous savez que les bons effets de la villégiature ne se font sentir que lorsqu'on est rentré chez soi.—Nous ne reviendrons à Paris que dans les premiers jours de novembre.
Je vous serre bien cordialement la main.
A Gustave Flaubert.
L'Estaque, 17 septembre 1877.
Il y a longtemps, mon bon ami, que je désire vous demander de vos nouvelles. Mais vous m'excuserez, si je ne l'ai pas fait plus tôt, car je travaille beaucoup et nous avons eu ici de telles chaleurs, que, le soir, après ma tâche, je n'avais plus le courage de regarder une feuille de papier en face.—Comment allez-vous, et surtout comment va le travail? Ce terrible chapitre sur les sciences, dont vous me parliez, est-il enfin sur le carreau? Vous savez combien je m'intéresse à vos deux bonshommes[26], car il y a là des difficultés formidables à vaincre, et j'ai hâte d'assister à votre victoire. Mais surtout, ce qui m'inquiète, c'est de savoir si vous comptez passer l'hiver à Paris. A quelle époque pensez-vous quitter Croisset? Aurons-nous la joie de vos dimanches, ou devrons-nous errer comme des âmes en peine en vous souhaitant de tout notre cœur?
Et si vous avez d'autres nouvelles, vous serez bien aimable de me les donner. Mais je sais avec quel soin jaloux vous vous cloîtrez, et je n'insiste pas. J'ai échangé deux ou trois lettres avec notre ami Tourguéneff qui vient encore d'avoir une attaque de goutte. J'ai eu une lettre de Goncourt qui s'occupe activement de sa Marie-Antoinette, dont Charpentier fait, paraît-il, un volume superbe. Rien de Daudet. Et voilà! Savez-vous quelque chose sur nos amis?
Il faut maintenant que je vous parle un peu de moi. Il y a près de quatre mois que je suis à l'Estaque. Pays superbe. J'ai en face de moi le golfe de Marseille, avec son merveilleux fond de collines et la ville toute blanche dans les eaux bleues. Remarquez que, malgré ce voisinage, je me trouve en plein désert. Et des coquillages, mon ami, des bouillabaisses, une nourriture du tonnerre de Dieu, qui me souffle du feu dans le corps. J'avoue même que j'ai abusé de toutes ces bonnes choses; j'ai dû garder le lit quelques jours. Les fruits m'ont remis, des pêches magnifiques, puis les figues et le raisin. Nous avons eu longtemps 40 degrés de chaleur. Le soir, une brise montait et l'on jouissait. En somme, je suis très heureux de ma saison. Ma femme va beaucoup mieux. Nous allons encore rester six semaines, jusque vers le 5 novembre, de façon à profiter de l'automne splendide qui commence.
Quant à mon nouveau roman, j'en ai écrit près des deux cinquièmes. Il doit commencer à paraître dans Le Bien public vers le 17 novembre. Je veux absolument lancer le volume chez Charpentier à la fin février. A la vérité, je vous confesserai que je suis très perplexe sur la valeur de ce que je fais. Vous savez que je veux étonner mon public en lui donnant quelque chose de complètement opposé à L'Assommoir. J'ai donc choisi un sujet attendrissant et je le traite avec le plus de simplicité possible. Aussi, certains jours, je me désespère en trouvant l'œuvre bien grise. Vous ne vous attendez pas à un livre si bonhomme, il me stupéfie moi-même. Mais, en somme, je dois être dans le vrai, et je tâche de ne pas trop me décourager, d'aller bravement mon chemin.
Quoi encore? J'ai autorisé deux braves garçons à tirer un drame de L'Assommoir. Puis, je me suis laissé emballer, j'ai travaillé moi-même au scénario; mais il est bien entendu que je ne serai pas nommé. Le drame aura douze tableaux. Maintenant je crois fermement à un succès.
Un bout de lettre, n'est ce pas? qui me donne de vos nouvelles. Je suis tellement perdu, ici, qu'une lettre de vous m'occupera huit jours.
Ma femme se rappelle à votre bon souvenir, et je vous envoie mes plus vigoureuses poignées de main.
Bien vôtre.
Au même.
L'Estaque, 12 octobre 1877.
Mon bon ami,
J'ai reçu vos deux lettres qui m'ont beaucoup tranquillisé. J'avais eu une folle idée que je dois vous confesser, pour me punir: je craignais de vous avoir fâché par quelques feuilletons où j'ai soutenu des idées que je sais ne pas être les vôtres. C'était stupide de ma part, mais que voulez-vous? j'étais inquiet.
Je vais retourner à Paris» j'attends que ces abominables élections soient terminées. Allons-nous avoir quelque tranquillité? Je crains que non. Et nous en aurions cependant bien besoin pour nos bouquins.
Ce sont deux braves garçons, Busnach et Gastineau, qui signeront L'Assommoir au théâtre. Mais, entre nous, je dois vous dire que j'ai beaucoup travaillé à la pièce, bien que j'aie mis comme condition formelle que je resterai dans la coulisse. J'ajoute que la pièce m'inspire aujourd'hui une grande confiance. Les douze tableaux me paraissent très réussis et je crois à un succès. Quant au Bouton de rose, je crois fort que je vais le mettre sous clef, dans un tiroir. Décidément, ce n'est pas trop bon.
Avez-vous lu la façon dont Le Bien public annonce mon nouveau roman? Ont-ils un style, ces gaillards-là! Mais la réclame m'a paru bonne, du moment où elle dit qu'on pourra laisser mon roman sur la table de famille.
Piochez dur, et au jour de l'an, mon bon ami. Nous aurons encore de beaux dimanches, malgré tous ces braillards de la politique.
Bien affectueusement à vous.
A Henry Céard.
Paris, 30 mars 1878.
Mon cher Céard,
Il m'arrive une tuile, je crois qu'on va jouer décidément Le Bouton de rose, et il me faut tout de suite une ronde militaire. Voici le programme: une ronde militaire, très leste, en trois couplets de huit vers chacun, et dans laquelle on introduirait des mots d'argot, par exemple rigolo, pioncer, taper dans l'œil, très chouette, se coller des petits verres dans le fusil, d'autres encore. Il faudrait que le sujet fût quelque chose dans ce genre: les amours d'un caporal et d'une marquise, ou les amours d'une vivandière (lui donner un nom surprenant) avec un duc qui la fait duchesse. On pourrait, je crois, tout en faisant quelque chose de fou, garder une odeur littéraire.
Pouvez-vous me faire cela, en vous mettant à plusieurs? Parlez-en donc à Hennique, à Huysmans, à Maupassant, et trouvez-moi quelque chose de stupéfiant de bêtise. Vous pourriez tout de suite faire la chose, à vous seul, puis jeudi, on l'épicerait, si on trouvait ensemble quelque bonne folie. Le pis est que je suis pressé.
Pardonnez-moi une si étrange commande, et croyez-moi votre bien dévoué.
Les choses lestes doivent être des sous-entendus, pour être chantés à la Judic. Il faut graduer l'effet des couplets, avec quelque énorme bêtise pour le dernier.
Envoyez-moi votre ronde, dès qu'elle sera faite, sans attendre jeudi.
A Paul Bourget.
Médan, 22 avril 1878.
Mon cher Bourget,
Je voulais vous écrire ou plutôt je voulais vous voir pour vous parler d'Edel. J'avoue que je n'étais pas très content, et c'est peut-être pour cela que j'ai été paresseux. Mais dernièrement j'ai trouvé dans La Vie littéraire un article de M. Grandmongin, votre ami, je crois, qui traduisait absolument les impressions produites sur moi par votre poème. Alors, j'ai résolu de vous écrire, ma besogne étant faite à moitié.
Certes, je tire des conclusions opposées à celles de M. Grandmongin. Mais, comme lui, je déclare que, vous poète moderne, vous détestez la vie moderne. Vous allez contre vos dieux, vous n'acceptez pas franchement votre âge. Alors peignez-en un autre. Pourquoi trouver une gare laide? C'est très beau une gare. Pourquoi vouloir vous envoler continuellement loin de nos rues, vers les pays romantiques? Elles sont tragiques et charmantes, nos rues, elles doivent suffire à un poète. Et ainsi du reste. Votre héroïne est un rêve et votre poème une lamentation jetée dans la nuit par un enfant qui a peur du vrai.
Certes, cela ne va pas sans un grand talent. Vous savez combien je vous aime, c'est pourquoi je suis sévère. Mais je veux causer avec vous l'hiver prochain, je veux vous répéter ce que je vous ai déjà dit. Vous ne prenez de Balzac que la fantasmagorie, vous n'êtes pas touché par le réel qu'il a apporté et qui fait toute sa grandeur. Enfin, il est dit que votre génération, elle aussi, sera empoisonnée de romantisme.
Bien cordialement à vous.
A Henry Céard.
Médan, 26 juillet 1878.
Mon cher Céard,
Merci mille fois pour vos notes. Elles sont excellentes, et je les emploierai toutes; le dîner surtout est stupéfiant. Je voudrais avoir cent pages de notes pareilles. Je ferais un bien beau livre. Si vous retrouvez quelque chose, par vous ou vos amis, faites-moi un nouvel envoi. Je suis affamé de choses vues.
Je tiens le plan de Nana, et je suis très content. J'ai mis trois jours pour trouver les noms, dont quelques-uns me paraissent réussis; il faut vous dire que j'ai déjà soixante personnages. Je ne pourrai me mettre à l'écriture que dans une quinzaine de jours, tant j'ai encore de détails à régler.
J'ai vu Maupassant, qui m'a amené Nana, mon bateau. Et c'est tout, pas un autre visage humain. Je compte sur vous pour le mois prochain, après le voyage que je dois faire à Paris. D'ailleurs, je vous préviendrai longtemps à l'avance, pour que vous puissiez, vous et Huysmans, vous faire à l'idée de passer une journée à la campagne, avec les mouches et les araignées.
Ma femme vous envoie à tous deux ses amitiés et je vous serre, à tous deux aussi, la main bien affectueusement.
Votre Russe ne devait, je crois, vous écrire que dans les premiers jours d'août. S'il ne s'est pas exécuté le 10 août, prévenez-moi et je m'en mêlerai.
A Gustave Flaubert.
Médan, 9 août 1878.
Mon cher ami,
J'allais vous écrire, travaillé du remords de ne vous avoir pas écrit plus tôt. J'ai eu toutes sortes de tracas. J'ai acheté une maison, une cabane à lapins, entre Poissy et Triel, dans un trou charmant, au bord de la Seine; neuf mille francs, je vous dis le prix pour que vous n'ayez pas trop de respect. La littérature a payé ce modeste asile champêtre, qui a le mérite d'être loin de toute station et de ne pas compter un seul bourgeois dans son voisinage. Je suis seul, absolument seul; depuis un mois, je n'ai pas vu une face humaine. Seulement, mon installation m'a beaucoup dérangé, et de là ma négligence.
J'ai eu de vos nouvelles par Maupassant qui m'a acheté un bateau et qui me l'a amené lui-même de Bezons. Je savais donc que votre bouquin marchait bien et j'en étais très heureux. Vous avez tort de douter de cette œuvre; mon opinion a toujours été qu'elle est d'une donnée extrêmement originale et que vous allez produire un livre tout nouveau comme sujet et comme forme. Tourguéneff, avant mon départ de Paris, m'a encore parlé avec enthousiasme des morceaux que vous lui avez lus.
Maintenant, voici de mes nouvelles. Je viens de terminer le plan de Nana, qui m'a donné beaucoup de peine, car il porte sur un monde singulièrement complexe, et je n'aurai pas moins d'une centaine de personnages. Je suis très content de ce plan. Seulement, je crois que cela sera bien raide. Je veux tout dire, et il y a des choses bien grosses. Vous serez content, je crois, de la façon paternelle et bourgeoise dont je vais prendre les bonnes «filles de joie».—J'ai, en ce moment, ce petit frémissement dans la plume, qui m'a toujours annoncé l'heureux accouchement d'un bon livre.—Je compte commencer à écrire vers le 20 de ce mois, après ma correspondance de Russie.
Vous savez que votre ami Bardoux vient de me jouer un tour indigne. Après avoir crié pendant cinq mois, dans tous les mondes, qu'il allait me décorer, il m'a remplacé au dernier moment sur sa liste par Ferdinand Fabre; de sorte que me voilà candidat perpétuel à la décoration, moi qui n'ai rien demandé et qui me souciais de cela comme un âne d'une rose. Je suis furieux de la situation que ce ministre sympathique m'a faite. Les journaux ont discuté la chose, et aujourd'hui ils pleurent sur mon sort; c'est intolérable. Puis, je n'entends pas qu'on me pèse; je suis ou je ne suis pas. Et savez-vous pourquoi Bardoux m'a préféré Fabre? parce que Fabre est mon aîné. Ajoutons que je flaire là-dessous une farce d'Hébrard, qui est l'ennemi. Si vous voyez Bardoux, dites-lui que j'ai déjà avalé pas mal de crapauds dans ma vie d'écrivain, mais que cette décoration offerte, promenée dans les journaux, puis retirée au dernier moment, est le crapaud le plus désagréable que j'aie encore digéré;—il était si facile de me laisser dans mon coin et de ne pas me faire passer pour un monsieur, de talent discutable, qui guette inutilement un bout de ruban rouge. Pardon de vous en écrire si long, mais je suis encore plein de dégoût et de colère.
Rien autre. J'ai déjeuné avec Daudet qui travaille ferme à son roman de La Reine Béatrix. Je n'ai pas vu Goncourt. Tourguéneff est en Russie. Les Charpentier sont à Gérardmer, et voilà!
Une bonne poignée de main, avec toutes les amitiés de ma femme. Si vous passez par Poissy, venez donc nous demander à déjeuner. Vous vous adresserez à M. Salles, loueur de voitures, qui vous amènera chez moi. Et bon courage et bon travail!
A Léon Hennique.
Médan, 14 août 1878.
Mon cher Hennique,
Vous savez bien que la maison vous est ouverte. Venez quand il vous plaira, et tous les jours si vous êtes libre. Voici comment vous procéderez. Vous prendrez le train qui part à 2 heures de Paris et vous descendrez à Triel; là vous reviendrez sur vos pas, vers Paris, en suivant le côté gauche de la voie; un chemin suit la haie qui borde la voie et conduit droit à Médan; au bout d'une demi-heure de marche, quand vous rencontrerez un pont, vous passerez sur ce pont et vous serez arrivé: la maison est de l'autre côté du pont, à droite. Maupassant, qui a pris ce chemin, s'en est bien trouvé; et c'est par là que je vais moi-même à Paris.
Nous nous portons très bien. Mais je ne vous donne pas de détails, j'attends que vous veniez en chercher.
Ma femme vous envoie ses amitiés, et je vous serre bien cordialement la main.
Au même.
Médan, 20 août 1878.
Mon cher ami,
Je viens d'acheter votre livre et je vous envoie mon impression toute chaude.
D'abord, la critique. Je n'aime pas beaucoup votre sujet. Je comprends parfaitement ce que vous avez voulu faire, et cela ne manque pas de carrure. Seulement, votre Jeoffrin est tellement exceptionnel, qu'il entre un peu dans le fantastique; on dirait par moments un personnage d'Hoffmann que pousse une manie. S'il tuait ses filles pour manger leur argent, ce serait un vulgaire scélérat, mais il serait humain; il les tue pour construire son ballon, et il faut un effort pour le comprendre; on dit: «C'est un fou.» D'autant plus qu'on se demande si, avant d'en arriver au crime, il n'aurait pas pu dépouiller ses filles, sans entrer dans le gros drame. Il ne fait qu'une tentative auprès de Michelle, et fort maladroite. J'aurais mieux aimé le voir dépouiller ses enfants en homme madré, commettre toutes sortes de gredineries sur la marge du Code; l'empoisonnement, la guillotine, tout cela me semble énorme, disproportionné. Évidemment, vous avez été tenté par cette création d'un homme qui sacrifie tous les sentiments humains à sa folie d'inventeur. Rappelez-vous le Claës, de La Recherche de l'absolu; je le crois beaucoup plus vrai.
J'insiste. Vous avez été obligé de forcer les faits pour arranger votre drame. Vous sautez par-dessus le procès. Je crois pourtant que l'innocence de Michelle eût été facile à prouver. Jeoffrin se serait trouvé pris dans son piège. D'autre part, jamais on n'aurait exécuté Michelle. On grâcie presque toujours, dans ces crimes causés par la jalousie. En vous lisant, je me suis révolté deux ou trois fois contre des invraisemblances. Je vous dis franchement mon impression. Tout cela, je le répète, est bien gros, et il est difficile de garder la note juste dans un pareil sujet. Les effets sont très dramatiques, surtout vers la fin; seulement, par-dessous, la vérité en gémit.
Maintenant, je passe aux éloges, et croyez qu'ils me viennent du cœur. Votre début est très remarquable, je prédis qu'il fera du bruit. Il n'est pas jusqu'à l'étrangeté de l'histoire qui n'aidera au succès. La forme est absolument bonne, très mûre déjà: à peine tachée çà et là de quelques membres de phrase que je voudrais couper. Vous avez des descriptions superbes, très vivantes, d'un mouvement magnifique. Certaines scènes, l'histoire étant acceptée, sont tout à fait fortes et originales: la mort et l'enterrement de Pauline, la Cour d'assises, surtout cet admirable morceau de la fin, la journée de Jeoffrin, lorsqu'il a appris l'exécution de Michelle. Un garçon qui a écrit ces pages est sûr de son affaire: il n'a plus qu'à travailler. Beaucoup de types amusants, le jeune Guy, le jardinier Nicolas, les sœurs Thiry; ce qui me prouve que vous avez le don de création, une chose rare; quand vous voudrez, vous mettrez debout des créatures plus compliquées. Je suis très satisfait, très satisfait, et je suis certain maintenant que vous êtes un romancier. En toute conscience, je ne m'attendais pas à un début pareil.
Me permettez-vous, à présent, de vous donner le conseil d'éviter à l'avenir les sujets exceptionnels, les aventures trop grosses. Faites général. La vie est simple. J'ai songé à votre sujet d'une femme de magistrat s'oubliant dans les aventures d'une ville de garnison: il est excellent. Si vous connaissez bien le double monde de la magistrature et de l'armée, vous écrirez certainement une page de notre histoire sociale. C'est à cela que nous devons tous mettre notre ambition. Vous avez l'outil, cela m'est prouvé à cette heure; employez-le dans une bonne besogne d'analyse, sur le monde que vous coudoyez tous les jours.
Ceci est au courant de la plume. Mais je veux causer avec vous. Votre livre m'a beaucoup troublé; donc il a une valeur originale. J'ai passé par plusieurs sentiments, un peu en colère contre lui, puis gagné et retenu. Peut-être est-il encore meilleur que je ne le crois en ce moment. Je demande à réfléchir et je vous en reparlerai.
Je compte sur vous et sur nos amis pour un de ces dimanches. Dites-leur que je leur serre bien affectueusement la main.
Votre bien dévoué.
A Gustave Flaubert.
Médan, 19 septembre 1878.
Mon cher ami,
J'ai vu M. Bardoux hier, sur votre conseil. Il a été fort aimable. Mais mon absolue conviction est qu'il ne tiendra jamais la promesse qu'il vous a faite pour moi. Il ne me connaît pas, il ignore totalement ce que je suis, et où je suis. De plus, il doit être très travaillé par des gens qui me détestent. J'ai senti ça avec mon sixième sens.
Que ces choses restent entre nous, n'est-ce pas? Je vous écris par un besoin d'analyse. Mais si, lorsque vous le reverrez, il vous parle encore de l'affaire, dites-lui que j'ai été très content de sa réception, et ayez l'air de compter sur toutes les paroles qu'il vous donnera. Voilà pour mon orgueil une bonne leçon.
Vous trouverez dans le second numéro de La Réforme, qui a dû vous être adressé, l'étude que j'ai faite sur vous et qui a paru en Russie. Elle est faite un peu vite, mais je la crois assez juste. En tous cas, je suis content que vous puissiez en connaître le texte français.
Bien affectueusement.
J'ai terminé le premier chapitre de Nana, et j'en suis enchanté! Après-demain je me mettrai au second. Je désespère de faire paraître le volume avant janvier 1880.
Au même.
Médan, 26 septembre 1878.
Mon bon ami,
Le garçon qui dirige La Réforme avec M. Francolin se nomme Georges Lassez. Vous me questionnez sur les prix de cette revue. Ils sont très faibles; les directeurs ont tellement pleuré misère devant moi, lors de mon dernier voyage à Paris, que je me suis laissé apitoyer personnellement et que je ne leur ai demandé que trente centimes la ligne, ce qui est ridicule; aussi ne serai-je pas prodigue de copie. Je pense que vous pouvez exiger davantage. Allez à quarante, à cinquante centimes. Enfin, vous connaissez le terrain maintenant.
Rien de neuf. Je ne vois personne. Pourtant, les Charpentier sont venus passer une journée ici dernièrement. Je les ai trouvés très gais. Moi, je travaille beaucoup. Comme distraction, je vais faire bâtir. Je veux avoir un vaste cabinet de travail avec des lits partout et une terrasse sur la campagne. Il me prend des envies de ne plus retourner à Paris, tellement je suis tranquille, dans mon désert. Jamais je n'ai vu plus clair. Je suis très satisfait de mon roman.
Tout de même nous nous verrons en janvier. Bon travail, mon ami, et je voudrais mettre une poignée de main sur un vapeur qui passe devant ma fenêtre, pour qu'il vous la débarque à Croisset.
Votre fidèle et affectueux.
A Henry Céard.
Médan, 17 novembre 1878.
Mon cher ami,
Les Russes vous volent indignement. Les chiffres de Boborykine mettent la feuille, les seize pages, à deux cent quatre-vingts francs, ce qui serait encore raisonnable; mais il ne faudrait pas qu'on vous fît supporter le déficit du change, et d'autre part, vous ne sauriez entrer dans les frais de traduction. Je compte donc écrire à Boborykine; mais, avant de le faire, j'attendrai dimanche pour causer avec vous. Nous nous entendrons. Mon avis est aussi que vous vous proposiez comme correspondant politique: prenons le plus de place possible.
Je suis bien contrarié que l'affaire ne se soit pas arrangée pour Huysmans. Dès qu'il aura son article, il faudra qu'il le porte à La Réforme. D'ailleurs, lorsque je serai à Paris, nous aviserons à nous créer des débouchés sérieux.
Répétez à nos amis que je les attends dimanche. Mais je ne veux pas que vous restiez dans la boue, en venant par Triel. Pour peu que le temps soit mauvais, arrêtez-vous à Poissy; adressez-vous à M. Salles, loueur de voitures, en face la gare; il vous amènera soit dans deux voitures, soit dans un petit omnibus. Sérieusement, les chemins sont trop mauvais pour s'y risquer.
A dimanche donc et, en attendant, une bien affectueuse poignée de main.
Au même.
Médan, 22 décembre 1878.
Mon cher Céard,
La première de L'Assommoir n'aura lieu que le 10 ou le 11. Je serai à Paris le 3. Nous aurons tout le temps de nous entendre. Vous pourrez venir passer une soirée chez moi vers le 6 ou le 7, lorsque j'aurai vu deux ou trois répétitions. Tant mieux s'il y a bataille. Je m'attends à tout.
Pourriez-vous me rendre un service? Ce serait de vous informer chez Charpentier et ailleurs si des journaux se sont occupés de mon affaire du Figaro. Je crois savoir par exemple que La Marseillaise a dû faire un article la semaine dernière. D'autres sont peut-être intervenus, après la publication de mon étude dans le supplément du Figaro. J'aurais besoin de connaître les articles; il serait possible que je fisse mon feuilleton du Voltaire sur la question. Veuillez donc me renseigner dans le plus bref délai, et excusez-moi de vous charger de cette corvée que vous a attirée votre bonne lettre de ce matin.
Une poignée de main à tous, et bien affectueusement à vous.
A Léon Hennique.
Médan, 28 décembre 1878.
Certes, non, mon cher Hennique, je ne suis pas ému par tout ce tapage; à peine un petit mouvement de colère, le premier jour. Mais la vérité est trop de notre côté pour que nous ne gardions pas un beau calme.
Je suis bien heureux de rentrer à Paris et de vous serrer les mains à tous; d'autant plus que la bataille de L'Assommoir va nous amuser. Vous savez que je compte personnellement sur vous. Je rentrerai le 3. Nous aurons le temps de nous entendre, car je crois que la pièce ne passera pas avant le 15.
Quelle est donc la personne qui a donné des notes à Montjoyeux pour un article du Gaulois? D'ailleurs, l'article est poli, quoique rempli d'inexactitudes. On vous y traite bien, et cela m'a fait plaisir.
A bientôt. Lisez mon feuilleton de lundi, dans Le Voltaire.
Affectueusement à vous.
A Gustave Rivet[27].
Paris, 12 février 1879.
Monsieur,
Je lis votre article, et je vous remercie, car votre effort d'impartialité est évident. Mais pourquoi me prêtez-vous des idées que je n'ai jamais eues? Pourquoi parlez-vous de moi, sans m'avoir lu? Vous êtes jeune, je crois; ne répétez donc pas toutes les sottises qui courent sur moi et sur mes œuvres.
Vous demandez: «Qu'est-ce donc que cette étroitesse d'esprit qui appauvrit l'art?»—Cette étroitesse, c'est l'amour du vrai, l'élargissement de la science. Peu de chose, comme vous voyez.
D'ailleurs, il serait trop long de vous répondre. Je retournerai seulement votre conclusion: je ne suis rien, Monsieur, et le Naturalisme est tout; car le Naturalisme est l'évolution même de l'intelligence moderne.
C'est lui qui emporte le siècle; et le Romantisme n'a été que la courte période de l'impulsion première.
Vous dites que le Naturalisme rétrécit l'horizon littéraire, lorsqu'au contraire il ouvre l'infini, comme la science des Newton et des Laplace a reculé les limites du ciel des poètes. Il est vrai que vous avez du Naturalisme l'idée la plus pauvre du monde et que je vous conseille de laisser aux reporters en mal de copie. Il n'y a pas que L'Assommoir, Monsieur, il y a l'univers.
Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de mes sentiments les plus distingués.
A Gustave Flaubert.
Paris, 17 février 1879.
Je voulais vous écrire, mon ami, pour vous dire que tous ici nous avons été des maladroits dans votre affaire[28]. Je vous en prie, voyez les choses en philosophe, en observateur, en analyste. Notre grosse maladresse a été de nous presser, d'aller rappeler sa promesse à Gambetta, dans un moment où on l'assommait de demandes depuis huit jours. Madame Charpentier étant dans son lit, il a fallu employer Tourguéneff, qui devait partir le lendemain pour la Russie et qui a été obligé de brusquer les choses. L'occasion était mauvaise, toutes sortes de circonstances fâcheuses se sont présentées; je vous raconterai cela plus au long. En un mot, ma pensée est qu'une femme était nécessaire pour enlever l'affaire vivement et définitivement. Vous n'êtes pour rien dans tout cela, vous n'y avez rien laissé, et demain, si vous y consentez, tout peut être réparé.
Reste l'article du Figaro. J'ignore comment le journal a su l'aventure; mais je le saurai. Le Figaro a fait là son métier d'indiscrétion et de brutalité, métier qu'il fait contre nous tous depuis sa fondation. Vous seriez bien bon de tourner seulement la tête. Dans ce qu'il a dit, il n'y a rien qui ne soit très honorable pour vous. Et soyez certain que cela ne vous fâchera avec personne. On connaît Le Figaro, on sait bien que vous ne trempez pas dans sa rédaction. Il ne faut pas que la presse existe pour nous; nous devons la laisser mentir sur notre compte, nous salir, nous compromettre, sans nous inquiéter d'elle, sans même nous arrêter une seconde à ce qu'elle écrit. Notre tranquillité est à ce prix. Je vous le demande en grâce, traitez cela avec votre beau dédain, ne vous en chagrinez pas, dites-vous ce que vous répétez souvent, qu'il n'y a rien d'important dans la vie en dehors de notre travail.
Je voudrais vous savoir fort et supérieur. Tout cela ne compte pas. Il est plus grave pour vous d'avoir écrit une bonne page. Vos amis n'ont pas eu l'habileté nécessaire; eh bien! ils vous en demandent pardon, et cela ne va pas plus loin. Si vous le leur permettez, ils réussiront une autre fois. Allumez votre pipe avec l'article du Figaro, et attendez d'être bien portant pour vous remettre au travail. Le reste est de la fumée; cela n'existe pas.
J'avais songé un instant à aller vous dire ces choses de vive voix; mais j'étais bousculé, et d'autre part j'ai eu peur de vous fatiguer. Nous vous aimons tous ici, vous le savez, et nous serions heureux de vous le prouver dans ce moment. Le pis est que cette mauvaise chute[29] vous a cloué à Croisset. Je crois que vous verriez les choses plus froidement, si vous étiez au milieu de nous. Tâchez de pouvoir marcher bientôt, et de revenir. Et si la guérison tarde, autorisez-nous donc un jour à aller vous serrer la main, pendant une heure seulement, quand vous serez plus fort. Ne soyez pas triste, je vous en prie de nouveau; soyez fier au contraire. Vous êtes le meilleur de nous tous. Vous êtes notre maître et notre père. Nous ne voulons pas que vous vous fassiez du chagrin tout seul. Je vous jure que vous êtes aussi grand aujourd'hui qu'hier. Quant à votre vie, un peu troublée en ce moment, elle s'arrangera, soyez-en sûr. Guérissez-vous vite, et vous verrez que tout ira bien.
Je vous embrasse.
A Laffitte.
Médan, 16 mai 1879.
Cher Monsieur,
Je me permets de vous recommander encore un de mes amis, M. Guy de Maupassant, un débutant de beaucoup de talent qui a à vous proposer une très intéressante série d'articles. Je réponds absolument de lui. Considérez-le comme un des nôtres.
Bien à vous.
A J.-K. Huysmans.
Médan, 17 mai 1879.
Mon cher Huysmans,
Tous mes compliments sur votre premier article. C'est très carré et très joliment écrit, très amusant de style.
Mais quel imbécile, ce Laffitte! Il a écrit un programme qui est un monument de comique. Nous voilà compromis encore une fois. Dites à Céard qu'il soit raide, si quelque complication survenait. Je flaire des ennuis. Je viens d'écrire une lettre très carrée au Laffitte sur une ligne qu'il s'est permis de modifier dans mon étude et sur ses hésitations au sujet du roman de Bourges. Quoi qu'il arrive, tenez le coup pendant quinze jours, et venez passer ensuite un dimanche ici. Nous causerons. J'ai tout un plan de campagne, si on nous ennuie. Écrivez-moi dans le cas où il se passerait quelque chose de trop gros.
J'attends le début de Céard. J'ai donné une lettre à Maupassant pour Laffitte.
Bien à vous.
Et jamais un mot sur Ulbach, ni une allusion.
Soyez tous monstrueux de carrure. J'ai mon plan.
A Luigi Capuana (Milan).
Médan, 27 mai 1879.
Monsieur et cher confrère,
Je vous autorise bien volontiers à mettre mon nom sur la première page du roman que vous allez publier[30]. C'est pour moi un honneur, et j'ai une grande joie à penser que, même hors des frontières de France, je puisse être le soldat de la vérité. Mon nom appartient à tous ceux qui combattent le même combat que moi.
J'ai donc à vous remercier et je vous prie de me croire votre bien dévoué et bien cordial.
A Gustave Flaubert.
Médan, 4 juin 1879.
Mon bon ami,
J'ai une bien ennuyeuse corvée dimanche: je veux aller voir courir le grand prix, pour un chapitre de Nana. Mais je tâcherai de m'échapper le plus tôt possible, et j'irai vous serrer les deux mains, à moins d'obstacles imprévus. En tous cas, je ne quitterai pas Paris sans vous avoir vu. Cela me fera du bien.
Bien affectueusement.
A Henry Céard.
Médan, 19 juin 1879.
Mon cher Céard,
Pourriez-vous me rendre un service? Ce serait de vous procurer, soit chez un papetier, soit chez Nadar lui-même, la grande photographie représentant Dailly en «Mes Bottes», avec son pain, et d'adresser cette photographie à mon peintre verrier, M. Babonneau, 13, rue des Abbesses, Montmartre. C'est pour reproduire «Mes Bottes» dans un vitrail. Vous auriez en outre l'obligeance de m'avertir, quand vous aurez trouvé et envoyé la photographie.
Rien de nouveau, n'est-ce pas? Je vous félicite beaucoup de votre article sur Tragaldabas. Voilà de la bien bonne copie pour notre journal futur. Le Voltaire me paraît de plus en plus gris. C'est une feuille morte, et ils vont manger leur argent plus vite encore que je ne le croyais. Quant à nous, nous n'avons qu'à tâcher d'y garder un pied, si petite qu'on nous y fasse une place. C'est du temps à gagner. Et ne nous passionnons pas.
Bien cordialement.
A Laffitte.
Médan, 23 juin 1879.
Cher Monsieur,
Personnellement, je ne répondrai certainement pas à M. Catulle Mendès. Je veux choisir mes adversaires et mon terrain. Quant à mes jeunes amis, ils feront ce qu'ils voudront; mais je leur conseillerais volontiers de toujours frapper à la tête, dans leurs luttes littéraires, et de ne pas s'amuser à se défendre contre des attaques qui doivent tomber d'elles-mêmes.
Le mieux est de publier tout ce qu'on vous apportera. Vous ne sauriez me blesser. Je vous autorise volontiers à insérer toutes les attaques contre nous. Nous verrons ensuite si nous jugeons nécessaire de répondre.
D'ailleurs, vous vous trompez en disant qu'on ne m'a pas répondu. J'ai ici plus de cinquante articles, dans lesquels on cherche à réfuter ceux que j'ai donnés au Voltaire depuis six mois. C'est moi qui n'ai pas répondu par principe. La victoire est à celui qui frappe toujours droit devant lui, sans s'inquiéter des coups qu'on porte à sa droite et à sa gauche.
Ne comptez pas sur Nana avant octobre. Mais d'ici-là je vous donnerai des études. Je vais y songer.
Votre bien dévoué.
A Mademoiselle Marie Van Casteel de Mollenstem[31].
Médan, 24 juin 1879.
Mademoiselle,
Il faut écouter votre père. Il doit avoir, pour vous défendre la lecture de mes livres, des raisons que je ne veux pas examiner. Tout chef de famille a le devoir strict de diriger comme il l'entend l'éducation et l'instruction de ses enfants. Laissez-moi ajouter que mes livres sont bien amers pour une jeune personne de votre âge. Quand vous serez mariée, quand vous devrez vivre par vous-même, lisez-moi. Et je désire que mes livres, si cruels qu'ils vous paraissent, vous donnent tout au moins l'amour de la vérité et un peu de la science de la vie.
Votre dévoué.
A Jules Troubat.
Médan, 1er septembre 1879.
Cher Monsieur,
C'est moi qui vous devais des excuses pour ne pas vous avoir remercié de l'envoi des Chroniques parisiennes[32].
Comme je vis beaucoup à la campagne, on entasse chez moi, à Paris, tous les livres qui arrivent. J'ai été surpris et contrarié, en prenant dernièrement dans le tas les Chroniques, d'en voir tomber votre carte; j'avais cru à un envoi de l'éditeur. Et j'ai parlé alors du livre, bien en retard, pour vous dire merci.
Maintenant, voilà encore que je suis votre obligé, après votre bonne lettre. Nous ne serions pas loin de nous entendre. Il ne s'agit point de dire absolument tout dans la critique; il s'agit de dire la vérité, et la vérité n'exige pas les indiscrétions grossières et inutiles. D'ailleurs, on peut toujours attendre que le sujet à disséquer soit bien mort, depuis des années, pour que lui ni ses proches ne puissent se plaindre. Tout cela est une affaire de tact. La figure de Sainte-Beuve me tourmente beaucoup; je n'ai malheureusement pas tous les éléments nécessaires; puis, je ne suis qu'un critique de combat, qui déblaie sa route devant lui, puisqu'il n'y a personne pour la déblayer. Autrement, ma grosse besogne n'est pas là, et je ne dispose pas du temps que réclamerait l'étude des documents, ce qui explique l'insuffisance de mes articles, bâclés au milieu de la bataille, pour les besoins de la tactique et en vue de la victoire. Ce qu'il nous faudrait, ce serait un critique qui ne ferait que de la critique, avec passion.
Merci encore, cher Monsieur, et croyez-moi votre bien dévoué.
Au même.
Médan, 5 septembre 1879.
Mon cher confrère,
Merci de vos renseignements. Je vais en profiter, car décidément je vais envoyer en Russie une étude sur Sainte-Beuve, que je publierai ensuite en France.
Quelque chose me blesse en lui. C'est que nous n'avons pas le crâne fait de même. Son effort d'impartialité me frappe, dans tous les articles que je relis. Je tâcherai d'être également juste.
Bien à vous.
A Antoine Guillemet.
Médan, 25 octobre 1879.
Mon cher Guillemet,
Merci de votre bonne lettre. J'ai songé souvent à vous; mais on me bouscule tellement en ce moment-ci, et j'ai encore tant de travail avec ma sacrée Nana, que je ne puis que vous envoyer une poignée de main en hâte. Je voudrais bien pousser ma besogne, de façon à pouvoir me réinstaller à Paris dans les premiers jours de janvier. Dès mon arrivée, j'irai vous voir. Vous devez avoir rapporté de bien belles études. Vous me montrerez tout ça.
Hein? font-ils un boucan! Qu'ont-ils donc, bon Dieu! à crier comme ça après moi? Je suis bien tranquillement au travail, ici.
A bientôt tout de même, et bonne peinture.
Inutile de vous dire que vous serez le bienvenu, si le mauvais temps ne vous épouvante pas et que vous veniez nous demander à déjeuner ici.
A Madame Charpentier.
Médan, 22 novembre 1879.
Chère Madame,
J'aurais besoin d'un renseignement pour Nana, et vous seriez bien aimable de me le donner.
Dans le grand monde, lors d'un mariage, donne-t-on un bal, et quel soir? Le soir du contrat ou le soir de l'église? J'aimerais mieux le soir de l'église. Je voudrais que le bal eût lieu dans le salon des Muffat. Surtout, si le bal est tout à fait impossible, puis-je faire donner une soirée?—Autre chose: si c'était le soir du contrat, quelle serait la toilette de la mariée? et, si c'était le soir de l'église, devrais-je faire partir les mariés pour le voyage réglementaire à l'issue du bal?
On me traque tellement que je n'ose plus risquer un détail. Je viens de me disputer avec ma femme sur toutes les questions que je vous pose, et je vous prends pour arbitre. Donnez-moi le plus de détails exacts possibles, je ne dirai à personne que vous avez collaboré à Nana.
Toutes nos bien vives amitiés, et merci mille fois.
A Gustave Flaubert.
Médan, 14 décembre 1879.
Mon cher ami,
Je suis bien heureux de vous avoir causé un peu de plaisir. Mon article est pourtant bien insuffisant, à peine quelques notes jetées au courant de la plume.
Votre lettre m'est arrivée à la campagne, où je termine Nana. Je ne rentrerai à Paris que vers le 15 janvier, car je veux auparavant déblayer toute ma besogne. Vous ne vous imaginez pas le mal que m'a donné et que me donne mon roman. Plus je vais, et plus ça devient difficile. Je fais surtout sur le feuilleton imprimé un travail de tous les diables pour redresser les phrases qui me déplaisent; et elles me déplaisent toutes. N'est-ce pas? vous ne me faites pas le chagrin de lire Nana en feuilletons; elle est horrible en feuilletons, je ne la reconnais pas moi-même. Vous devez connaître ça, je suis dans la période où l'on est dégoûté de soi. Pourtant, je crois avoir fait un livre, sinon bon, du moins curieux. Le bouquin paraîtra vers la fin janvier. Vous me donnerez votre avis bien franc.
Comment! nous ne vous aurons pas encore cet hiver! vous me désolez. Moi qui comptais vous avoir au moins en février! Depuis que vous n'êtes plus là, nous sommes tous désunis. Enfin, on ira vous voir, et avec un bien grand plaisir. Seulement, ça dépend de vous. Écrivez-nous, fixez-nous une date, lorsque le moment sera venu, et que nous pourrons faire le voyage sans vous déranger. Voilà qui est entendu, n'est-ce pas? Rien autre, je vis ici dans une solitude complète. Pas de nouvelles de Goncourt ni de Tourguéneff. J'ai échangé quelques lettres avec Daudet, qui doit être content du succès de ses Rois en exil. Moi, tout de suite après Nana, je vais me lancer dans un ou deux drames, et voilà!
Tenez-vous chaudement, bûchez bien, et faites-nous un chef-d'œuvre. Je vous embrasse.
A Laffitte.
Paris, 3 février 1880.
Cher monsieur Laffitte,
Nana finit demain, et j'ai un devoir à remplir.
Pendant la publication, plusieurs de mes confrères ont eu l'extrême bonté de me signaler, par la voie des journaux où ils écrivent, certaines erreurs de détail. J'ai fait un dossier, j'ai examiné ces erreurs, j'en ai corrigé quelques-unes, celles qui m'ont paru réelles et regrettables.
Et je remercie mes confrères, le cœur troublé d'une émotion bien douce. Qu'on ose donc nous accuser encore de nous dévorer entre nous! Voilà d'excellents confrères qui, sans y être forcés, ont poussé le grand amour qu'ils me portent jusqu'à vouloir que mon œuvre soit parfaite. Ils m'ont lu avec une ferveur dont ma modestie a souffert, ils ont épluché les mots avec un souci de ma réputation qui m'a rempli de gratitude. Dieu les bénisse! C'est à eux que je vais devoir de publier un livre soigné.
Cordialement à vous.
A Jules Troubat.
Paris, 19 mars 1880.
Cher Monsieur,
J'ai lu vos lettres avec bien de l'intérêt. Elles ne me surprennent pas, car elles sont ce qu'elles devaient être. Vous avez eu simplement le tort, je crois, de chercher dans mes articles une physionomie complète de Sainte-Beuve, lorsque j'ai seulement voulu étudier, à son propos, une phase très caractéristique de notre critique française.
Permettez-moi de vous dire aussi que je ne sais pas très bien ce que vous appelez mon «système». Si c'est de ma personnalité dont vous parlez, il est certain qu'il m'est difficile de la dépouiller. J'admets avec vous, si vous le désirez, que Sainte-Beuve affectait d'avoir le système de ne pas avoir de système. Mais il avait une personnalité, et des plus marquées, des plus persistantes, contre laquelle je me suis heurté, dans chacune de ses pages. Voilà tout bonnement les deux systèmes en présence: la façon dont il sentait et la façon dont je sens; et je suis persuadé d'une chose, c'est que je l'accepte, tandis qu'il ne m'aurait sans doute pas accepté. Donc, ma formule est plus large. Le combat de la vérité sera éternel, même entre les hommes de bonne foi, parce que nous cherchons tous la vérité dans une voie différente.
Enfin, vous avez senti que je voulais être juste, et cela me suffit. Je n'ai jamais eu l'ambition de vous en demander davantage. Un de ces jours, je compléterai mon étude par un article dont vos lettres m'ont donné l'idée. Il y a là pour moi un scrupule.
Merci, cher Monsieur, de l'attention avec laquelle vous voulez bien me lire, et croyez-moi votre très dévoué.
A Henry Céard.
Médan, 9 mai 1880.
Mon cher Céard,
Je suis idiot de chagrin. Une dépêche de Maupassant m'apprend la mort de Flaubert. Je lui écris pour savoir tout de suite le jour et l'heure des obsèques. Mais je crains qu'il ne soit parti pour Croisset. Vous qui êtes à Paris, tâchez donc d'aller aux renseignements et écrivez-moi le plus tôt possible.
Oh! mon ami, il faudrait mieux nous en aller tous. Ce serait plus vite fait. Décidément, il n'y a que tristesse, et rien ne vaut la peine qu'on vive.
A Antoine Guillemet.
Médan, 22 août 1880.
Que vous êtes aimable, mon cher Guillemet, de m'écrire une si bonne et si longue lettre! Vous avez raison, il n'y a rien de plus sain que les vieux souvenirs d'amitié.
Je crois que vous vous calomniez en disant que vous ne travaillez pas. Je suis certain que vous allez trouver le moyen de nous revenir avec des études superbes, que nous irons admirer à votre atelier. Quant à moi, je patauge dans du théâtre. Nana est à peu près finie. Mais mon cœur n'est pas là. Je terminerai l'autre pièce, et je reviendrai à un roman, où je me sens plus solide. Il me faut encore du temps pour aborder la bataille du théâtre d'une façon décisive, comme je le voudrais.
Paul[33] est toujours ici avec moi. Il travaille beaucoup, et il compte toujours sur vous pour ce que vous savez. Il m'a conté l'excellente matinée que vous avez passée ensemble. Et je suis chargé de vous envoyer toutes ses tendresses.
Voilà, mon cher ami. Je suis plus chiche de ma prose que vous,—parce que peut-être je la vends. Mais cela ne m'empêche pas d'être bien heureux de votre amitié. Tout mon petit monde ici se porte bien et vous envoie ses compliments, à vous et aux vôtres.
Une bonne poignée de main de votre dévoué.
A Henry Céard[34].
Aix, 20 octobre 1880.
Mon ami,
J'arrive et je trouve une foule qui m'attend à la gare. C'est ce que je redoutais. Il me faut subir encore une fois l'effroyable douleur d'une cérémonie religieuse; on m'affirme que je ne puis éviter cela. Ce qui me console, c'est que le caveau est dans un état parfait de conservation et que tout sera fini demain. Mais ma femme est tellement brisée que nous ne reviendrons sans doute qu'à petites journées.
Donnez ces nouvelles à nos amis.
Dès mon retour, je vous écrirai.
Merci encore, et affectueusement.
A J. Camille Chaigneau[35].
Médan, 5 novembre 1880.
Monsieur,
J'ai lu votre longue lettre avec bien de l'intérêt, et je veux que vous sachiez combien vous m'avez fait plaisir en me discutant.
Naturellement, vous ne m'avez pas convaincu. J'estime que l'influence d'Hugo a été désastreuse sur ma génération, et comme rhétoricien, et comme déiste. Aujourd'hui, le seul terrain solide est celui de l'observation et de l'expérience. J'attendrai donc que des faits prouvés donnent raison aux rêveries lyriques d'Hugo. Seulement, je crains d'attendre très longtemps.
Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de mes sentiments de bonne confraternité.
A Jules Claretie.
Paris, 28 mars 1881.
Mon cher confrère,
Je vous remercie bien vivement de l'aimable envoi de vos Amours d'un interne, dont j'ai commencé la lecture avec un vif intérêt. Vous savez que les questions physiologiques me passionnent, et je trouve dans votre livre des documents très intéressants.
Merci aussi pour votre article du Temps, dont nous avons déjà causé. J'ai été très heureux de la poignée de main que nous avons échangée à Rouen, dans une bien triste circonstance[36]. Mais croyez qu'il n'est jamais entré une hostilité personnelle dans mes sévérités de critique, sans doute passionnées. Je me bats pour des idées, et non contre des confrères.
Cordialement.
A J.-K. Huysmans.
Médan, 6 juin 1881.
Mon cher Huysmans,
Merci pour vos bons renseignements[37], mais je vais vous importuner encore en précisant.
Mon architecte, d'une importance médiocre, habite Paris, rue de Choiseul sans doute, et se trouve être de la paroisse de Saint-Roch. Si j'en ai fait l'architecte du diocèse d'Évreux, par exemple, pourrai-je l'employer à des réparations dans l'église Saint-Roch? Ce serait sans doute lui donner une trop grande situation que de le prendre pour Paris. Voyez pourtant s'il n'y aurait pas moyen, s'il n'existe pas à Paris des architectes de paroisse, et quels seraient alors leurs appointements, leurs occupations, etc. Autrement, si je dois m'en tenir à mon diocèse d'Évreux, voyez à m'avoir quelques détails complémentaires, sur les voyages à faire, les rapports avec le clergé, etc. Mais je préférerais mille fois Paris.
Vous m'avez parlé d'un pauvre diable d'employé qui copiait la nuit des cours, pour les élèves de l'École centrale, je crois. Pourriez-vous m'envoyer quelques détails précis? Quels sont ces cours, et pourquoi faut-il les faire recopier?
Enfin, puisque vous avez été collectionneur de timbres-poste, pourriez-vous m'en décrire trois ou quatre rares (timbres du Cap) et trois ou quatre ordinaires? C'est pour compléter les notes que vous m'avez déjà données.
Et mille fois merci à l'avance. Ici rien de nouveau, naturellement. Je travaille, j'ai fini d'arrêter mon plan, dont je suis très satisfait, chose rare. Prochainement, dès que j'aurai toutes mes notes, je vais me mettre à l'écriture.
Bien affectueusement à vous, et bons souhaits de travail.
A Ferdinand Fabre.
Médan, 14 juin 1881.
Merci pour votre Monsieur Jean, mon cher confrère. Je l'achève, ravi et très touché. Ceci, c'est de la grâce dans la force. Vous avez l'idylle, vous qui nous avez donné le drame, et le plus profond, le drame du prêtre.
Cordialement.
A J.-K. Huysmans.
Médan, 25 juin 1881.
Mon cher Huysmans,
Merci pour vos bonnes notes sur Saint-Roch. J'avais l'extérieur des deux maisons, mais je n'osais trop me risquer, relativement à l'intérieur. Ce que vous me dites me suffira à rêver le reste. Pourtant si, par hasard, votre ami vous lâchait des détails plus précis sur la vie de ce petit monde, vous me donneriez cela de vive voix, lorsque vous me ferez le plaisir de venir me voir.
Je fais mes trois petites pages par jour, ce qui est mon train-train habituel. Si je vais passer à la mer les mois d'août et de septembre, je tâcherai d'abattre de la besogne. Et vous, vous voilà réduit au séjour de la campagne, que vous n'aimez guère, je crois. Le déplacement sera ennuyeux, mais vous travaillerez mieux peut-être. Rien de nouveau, d'ailleurs. Je trouve l'été mélancolique, voici pour moi la saison noire.
Merci encore. Toutes les amitiés de ma femme et de votre bien affectueux.
A Édouard Rod.
Grand-Camp, 24 août 1881.
Mon cher Rod,
Vous me posez une question à laquelle il m'est bien difficile de répondre. Je n'ai ici aucune nouvelle de Daudet. Sans doute, comme chaque année aux vacances, il doit être parti pour un court voyage. Je doute donc que vous le trouviez à Paris. Ce que vous avez de mieux à faire, ce serait de lui écrire 3, avenue de l'Observatoire: la lettre le suivrait toujours.
Vous voilà donc dans la bataille. Dois-je en avoir des remords, puisque vous y êtes un peu par ma faute[38]? Enfin, travaillez bien: quand vous aurez beaucoup de talent, vous aurez tout à fait raison.
Ma femme est toujours assez mal portante. Moi, je travaille bien. Je n'ai plus que trois articles à faire pour Le Figaro[39], et c'est une grande joie. Au demeurant, nous ne savons si nous resterons ici jusqu'au 15 septembre ou jusqu'au 1er octobre. Le temps est très froid, il pleut presque continuellement.
A bientôt, n'est-ce pas? Écrivez-moi. En tout cas, je vous ferai connaître notre retour. Puis, si j'oubliais, ne vous gênez pas pour tomber chez nous.
A Antoine Guillemet.
Grand-Camp, 24 août 1881.
Mon cher Guillemet,
Tous les jours, je regarde de ma fenêtre les coups de pluie que je vois fondre sur Saint-Vaast, et je me dis: «Encore un orage pour Guillemet!»
Hein? en tombe-t-il! Nous sommes ici dans une continuelle tempête. Quel pays! et un froid de chien, et une mer glacée à vous couper le ventre! N'importe! nous ne sommes pas trop mal, et j'espère toujours que ma femme en sortira plus solide, bien que les commencements n'aient pas été fameux.
Combien je regrette votre mal aux genoux; d'abord parce que ce n'est pas drôle pour vous; et ensuite parce que cela nous a privés de votre arrivée à Grand-Camp sur un navire de l'État. Cela aurait fait rejaillir sur moi une considération extraordinaire.
Le travail ne va pas mal. Nous tâcherons de tenir le coup jusqu'à la fin de septembre. Remettez-vous vite et travaillez bien, faites-nous de la bonne peinture.
Toutes mes amitiés chez vous, et une bonne poignée de main de votre vieil ami.
A Henry Céard.
Grand-Camp, 24 août 1881.
Mon cher Céard,
Merci de votre dépêche. Je viens de terminer l'article et je le crois assez gai. J'ai eu raison d'attendre, l'aventure est devenue plus drôle.
Ma femme va cahin-caha, mieux un jour, pis le lendemain. Je veux pourtant m'entêter ici le plus possible, espérant toujours. Cependant, si les temps froids continuaient, il serait possible que nous retournions à Médan vers le 15 septembre.
Je travaille toujours dans un bon équilibre. Mon roman n'est décidément qu'une besogne de précision et de netteté. Aucun air de bravoure, pas le moindre régal lyrique. Je n'y goûte pas de chaudes satisfactions, mais il m'amuse comme une mécanique aux mille rouages dont il s'agit de régler la marche avec un soin méticuleux. Je me pose cette question: quand on croit avoir la passion, est-ce bien adroit de la refuser ou même de la contenir? Si un de mes livres reste, ce sera à coup sûr le plus passionné. Enfin, il faut bien varier sa note et essayer de tout. Tout ceci est simplement histoire de s'éplucher le cerveau; car, je le répète, je suis très satisfait de Pot-Bouille, que j'appelle: mon Éducation sentimentale.
Et vous, êtes-vous aussi un producteur bien portant? J'attends votre roman avec beaucoup d'impatience. Vous savez que je n'aime guère plus la Vie involontaire que la Vie réflexe.
Nos compliments chez vous et bien affectueusement.
A Coste.
Médan, 5 novembre 1881.
Mon cher Coste,
Votre lettre me trouve à Médan, où depuis mon retour de la mer je me suis enterré pour finir mon roman[40] qui paraîtra dans Le Gaulois en janvier. Je n'irai guère à Paris qu'en février et pour six semaines au plus. Actuellement je ne suis plus qu'un romancier, j'ai quitté Le Figaro et ne suis pas d'une façon effective au journal de Lanessan, contre lequel je me débats comme un beau diable pour ne pas donner d'articles. Voilà la situation.
Je serais heureux si Baille réussissait. Cela fait toujours plaisir de voir sa génération triompher. J'ai eu Paul ici pendant huit jours. Il est parti pour Aix, où il doit vous voir. Moi, malgré mon vif désir, je ne pourrai aller dans le Midi de quelque temps, et mon envie d'un bastidon, là-bas, s'est refroidie; ce qui ne m'empêche pas de vous remercier de votre offre obligeante.
Écrivez-moi dès votre retour, et si vous n'avez pas peur de la neige, venez nous voir à Médan.
Ma femme vous envoie ses bonnes amitiés, et je vous serre bien cordialement la main.
A Jules Troubat.
Médan, 5 novembre 1881.
Mon cher confrère,
Merci de votre bonne lettre. Je suis rentré ici, où je vais m'enfermer tout l'hiver pour terminer un roman. J'ai quitté la presse et j'espère n'y point rentrer. Dans les derniers temps, j'ai senti que je m'encanaillais. En somme, je me suis assez battu, que d'autres me remplacent. Moi, je vais tâcher de créer.
Vous remarquerez que j'ai enlevé l'histoire contée par Mme Colet[41], non que je la juge absolument fausse, mais parce qu'il suffit que vous me l'ayez signalée comme telle.
Vous êtes bien aimable de causer ainsi avec moi, et j'ai beaucoup regretté l'inertie de Charpentier. C'est sa tactique. Vous avez bien fait de reprendre votre article, car je craignais fort qu'il ne passât jamais. Je suis sans force, surtout dans les choses qui me concernent.
Merci encore, et bien à vous.
A J.-K. Huysmans.
Médan, 27 janvier 1882.
Mon cher ami,
J'ai lu A vau-l'eau, le soir même du jour où je l'ai reçu, et je voulais vous écrire tout de suite: mais je suis si bousculé en ce moment, que vous m'excuserez, n'est-ce pas?
C'est une étude bien curieuse et bien intense. Je regrette peut-être un peu qu'il y ait là une répétition de certaines pages de En ménage, élargie il est vrai. Seulement, l'unité, je dirai même le parti pris du sujet, lui donne une acuité toute particulière. Cela est d'une abominable cruauté dans la mélancolie.
Et que de jolis coins: les cochers mangeant, la table d'hôte, le restaurant discret de la Croix-Rouge; sans parler de l'accouplement désespéré de la fin, qui est d'un effet énorme.
Tous mes remerciements et tous mes compliments. Vous avez une originalité qui s'affirme. Faites des livres, vous verrez la grande place que vous tiendrez.
Affectueusement à vous.
A de Cyon.
Médan, 29 janvier 1882.
Mon cher Directeur,
Vous me demandez mon opinion, au sujet du procès que nous intente M. Duverdy, avocat à la Cour d'appel, pour nous forcer à changer, dans le roman que j'ai écrit et que vous publiez, le nom de «Duverdy» donné par moi à un de mes personnages.
Mon opinion est que nous devons nous laisser faire ce procès. Et voici quelles sont mes raisons.
J'ai déjà publié une quinzaine de romans. A trente personnages pour chacun, cela fait plus de quatre cents noms qu'il m'a fallu prendre dans les milieux où ces personnages vivaient, afin de compléter par la réalité du nom la réalité de la physionomie. Aussi les réclamations n'ont-elles pas manqué, dès mes premiers livres. Mais elles furent surtout nombreuses au moment de L'Assommoir et de Nana. Jusqu'à présent, j'ai tâché de me tirer comme j'ai pu de cet embarras sans cesse croissant. Quand les gens se sont obstinés, j'ai changé une syllabe, une lettre. Le plus souvent, j'ai été assez heureux pour leur prouver que leur honneur n'était nullement en cause. Ainsi, un Steiner a bien voulu accepter mes explications; un Muffat, qui se croyait seul du nom, s'est contenté de savoir qu'il existait des Muffat dans plusieurs départements; ce sont là des hommes d'intelligence. Seulement, comme on le voit, les réclamations continuent de pleuvoir, mes ennemis augmentent à chaque œuvre nouvelle, et il me semble que le moment est venu de faire établir nettement quels sont, en la matière, les droits des romanciers.
Oui, la question est là. Je l'élève de mon cas particulier au cas général de tous mes confrères. J'en fais une question littéraire, dont l'importance est décisive, comme je le prouverai tout à l'heure. Avons-nous, oui ou non, le droit de prendre dans la vie des noms pour les donner à nos personnages? Puisqu'on me fait un procès, eh bien! que les juges décident. Au moins, nous saurons ensuite à quoi nous en tenir.
Et je mets en dehors l'honorable M. Duverdy, avocat à la Cour d'appel. Il semble croire, dans une note qu'il publie, à une sorte de persécution de ma part. Cela me fait sourire. Je l'ignorais absolument, je n'avais jamais entendu prononcer son nom.
Qu'il m'excuse: je vis très retiré.
Il paraît qu'il s'est présenté à la députation, dans ma circonscription campagnarde, et qu'il me soupçonne d'avoir pris son nom sur ses affiches. La vérité est que je prends tous mes noms dans un vieux Bottin des départements: les noms de Pot-Bouille y ont été choisis par moi, il y a plus d'une année. D'ailleurs, j'étais aux bains de mer, au fond du Cotentin, pendant la période électorale, et j'éprouve un tel dégoût pour la politique, que le tapage inutile des candidats, heureux ou malheureux, est sévèrement consigné à ma porte. J'affirme donc sur l'honneur que j'ignorais radicalement l'existence d'un avocat du nom de Duverdy. Je fais plus, je présente à M. Duverdy tous mes regrets de l'ennui que je puis lui causer. J'aurais certes consenti galamment à modifier le nom, si la question générale que je pose aujourd'hui ne m'avait pas paru exiger enfin une solution définitive.
Qu'on examine un instant la terrible situation où se trouvent les romanciers modernes. Nous ne sommes plus au dix-septième siècle, au temps des personnages abstraits, nous ne pouvons plus nommer nos héros Cyrus, Clélie, Aristée. Nos personnages, ce sont les vivants en chair et en os que nous coudoyons dans la rue. Ils ont nos passions, ils portent nos vêtements, et il faut bien qu'ils aient aussi nos noms. Je défie un romancier d'aujourd'hui de ne pas prendre ses noms dans le Bottin. Il n'y a pas que les réprouvés de mon espèce qui les y puisent; les élégants et les discrets, les littérateurs pour pensionnats sont bien forcés d'en faire autant. M. Duverdy dit que le nom patronymique est une propriété; en ce cas, c'est une propriété que les milliers de romans qui paraissent violent journellement. Et il est radicalement impraticable que ce viol cesse, à moins qu'on ne supprime le roman moderne.
Balzac prenait ses noms sur les enseignes. Beaucoup de mes confrères prennent les leurs dans les journaux, surtout quand ceux-ci publient des listes de souscription: la moisson y est large. Et le pis est que, en dehors de la nécessité où nous sommes de sauvegarder la vraisemblance, nous mettons toute sorte d'intentions littéraires dans les noms. Nous nous montrons très difficiles, nous voulons une certaine consonance, nous voyons souvent tout un caractère dans l'assemblage de certaines syllabes. Puis, quand nous en tenons enfin un qui nous contente, nous nous passionnons, nous nous habituons à lui, au point qu'il devient à nos yeux l'âme même du personnage. Gustave Flaubert poussait ainsi la religion du nom jusqu'à dire que, le nom n'existant plus, le roman n'existait plus. Et c'est alors qu'un monsieur réclame et veut qu'on change le nom. Mais c'est tuer le personnage! Mais c'est nous arracher le cœur! Le nom est à nous, car nous l'avons fait nôtre par notre talent. Sans doute, ce sont là des raisons littéraires et sentimentales, et je les donne seulement pour indiquer au public quel sacrifice on exige de nous quand on nous demande de débaptiser un héros: cela semble peu de chose, et nous en restons tout saignants.
On nous dira d'inventer les noms, de les déformer au moins, enfin de ne pas les prendre tout crus dans le Bottin. Eh! sans doute, c'est ce que nous faisons souvent. Mais cela ne nous réussit pas davantage; nous revenons quand même à des noms réels, tellement la variété est infinie. Pour mon compte, je croyais avoir inventé «Raquin», et il s'est trouvé qu'un pharmacien s'appelait ainsi; il aurait pu très bien me faire un procès, s'il n'avait pas été intelligent. Je citerais dix faits semblables. On a une mémoire latente, on retombe sur des syllabes entendues, à moins de monter eu pleine fantaisie, ce qui n'est pas le cas du roman actuel.
Remarquez que le nom seul est en question ici. M. Duverdy ignore ce que sera mon personnage; il porte son nom, cela suffit; il ne veut pas qu'un personnage de roman, qu'il soit noble ou abject, s'appelle comme lui. A la vérité, M. Duverdy, avocat à la Cour d'appel, se plaint que mon personnage soit conseiller à la Cour d'appel: pourtant, cela ne se ressemble guère, il n'y a pas même identité de fonctions. Enfin, n'oubliez pas que le nom de Duverdy est très répandu: je l'ai trouvé à chaque page de mon Bottin; ce n'est pas un de ces noms rares et éclatants que nous nous abstenons de prendre, car ils sonneraient faux dans nos livres, ils gêneraient les lecteurs. Donc, nous voilà dans le cas le plus commun: j'ai pris un nom très répandu; mon personnage n'a pas la même situation sociale que le plaignant; je déclare que je n'ai jamais vu celui-ci, que je n'ai rien mis de lui dans mon œuvre, ni de sa personne, ni de son existence; et je veux savoir si le fait d'avoir pris son nom seul, son nom dépouillé de la personnalité qu'il lui donne, constitue un délit et tombe sous le coup d'une loi.
Tel est donc le cas juridique que je prierai mon avocat de poser devant le tribunal. Je le répète, la question intéresse au plus haut point notre littérature contemporaine. S'il se trouve un tribunal pour me faire effacer de mon œuvre le nom de Duverdy, dans les conditions que je viens de poser, ce n'est pas moi seulement qui serai atteint, ce seront tous mes confrères. Le jour où un pareil précédent existerait, nous n'oserions plus employer un seul nom, nous serions sous la continuelle menace de poursuites possibles.
Ce serait la fin d'une littérature.
Par exemple, voici Pot-Bouille. Il y a, dans ce roman, une soixantaine de noms. Or, imaginez-vous que je sois condamné à changer Duverdy. Dès le lendemain, d'autres procès pleuvent. Pourquoi les Campardon, les Pichon, les Josserand, tous enfin, seraient-ils moins susceptibles que les Duverdy? Me voilà donc avec soixante procès sur les bras. N'est-ce pas comique? Et mon roman, que devient-il? Mais ce n'est pas tout, je consens à changer les soixante noms; seulement il faut bien que je les remplace par soixante autres; et le lendemain, j'ai encore soixante procès, car, je le répète, et tous mes confrères viendront en témoigner, nous ne pouvons aujourd'hui prendre nos noms en dehors de la réalité. Alors voyez-vous le ridicule d'un arrêt qui nous mettrait dans un tel gâchis? Autant nous défendre tout de suite de publier des romans!
Autre face de la question, et qui est plus catégorique encore. J'aurais pu ne pas publier Pot-Bouille dans Le Gaulois et faire paraître directement le livre en librairie. Or, imaginons que ce livre, comme Nana, soit tiré à cinquante mille exemplaires. Voilà une valeur marchande qui représente plus de cent cinquante mille francs. Est-ce que, dans ce cas, M. Duverdy trouverait un tribunal pour décider qu'on va mettre au pilon les cinquante mille exemplaires? En face de son nom, qui est sa propriété, il y aurait les volumes, qui seraient la propriété de l'éditeur.
Jamais des juges n'oseraient détruire cette propriété, d'autant plus que la bonne foi de l'éditeur et de l'auteur serait entière. Alors pourquoi défendre, dans un journal, ce qu'on tolérerait forcément dans un livre? C'est encore le gâchis.
Et je fais là une supposition qui est en partie une réalité. Si Pot-Bouille n'est pas tirée, elle est complètement composée chez mon éditeur. Nous attendons même la fin du procès pour commencer le tirage. Seulement, si je suis condamné, voyez quel sera mon embarras; car la porte restera ouverte à toutes les réclamations. J'ai déjà reçu une demande de dommages et intérêts, de la part d'un Hédouin; les autres peuvent suivre, comme je l'ai dit; le nom qui remplacera celui de Duverdy peut être condamné à disparaître à son tour; et voilà que les machines roulent chez l'imprimeur, et voilà que mon éditeur a déjà pour plus de cent mille francs de papier noirci, qui, sur la réclamation du dernier des Durand ou des Duval, va être rejeté à la cuve.
Est-ce une situation tolérable? Si le tribunal me condamne, ne serai-je pas en droit d'exiger des explications? Il devra me dire au moins dans quel délai la propriété du nom se périme; il devra décider si, oui ou non, je dois courir le risque d'imprimer. Qu'on nomme tout de suite une censure pour les noms. Qu'on crée, au Palais, un cadre où les romanciers devront afficher leurs listes des noms, avant d'être autorisés à les employer. Ce serait la seule solution pratique, mais elle ferait rire la France aux éclats.
Je sais bien qu'il y a des hommes d'esprit partout, et que, même si je suis condamné, tous les homonymes de mes personnages n'abuseront pas de l'arme que la justice leur aura fournie. En quoi un honnête homme est-il lésé, lorsqu'il trouve, dans un roman, même un coquin qui porte son nom? Il y a tant de coquins, dans la vie, qui portent votre nom, tandis que nous sommes là dans la fiction pure. On peut s'appeler Hulot et ne pas courir la gueuse, s'appeler Homais et n'avoir rien d'un imbécile, s'appeler Faustin et n'être pas une détraquée d'amour, s'appeler Roumestan et professer l'horreur du mensonge. Autant je comprends que des allusions, un portrait physique, des indiscrétions sur la vie intime puissent donner lieu à des protestations, autant je suis surpris qu'on réclame à propos d'un nom, lorsqu'il y a là une simple rencontre, sans aucune intention blessante. D'ailleurs, voyez à l'étranger: en Russie, en Allemagne, l'assignation de M. Duverdy stupéfierait; en Angleterre, Dickens prenait les noms les plus connus; on dit que la maison Dombey existait, et l'Angleterre entière aurait fait des gorges chaudes si cette maison avait eu l'étrange idée d'assigner le romancier. Mais, en France, nous sommes encore dans le pays de l'importance vaine et de la dignité mal placée.
Cette lettre est déjà bien longue. J'ai cédé au désir d'indiquer les arguments qui seront soumis au tribunal. Il faut que le tribunal sache de quel coup terrible il atteindra les romanciers, le jour où il décidera qu'ils commettent un vol en prenant un nom réel. La question est de régler judiciairement s'il y a simple tolérance lorsqu'on nous laisse tranquilles, ou si nous pouvons passer outre aux menaces qu'on nous adresse. Il existe un précédent pour le théâtre, m'assure-t-on; mais j'ignore dans quelles conditions on a pu condamner un auteur dramatique à changer un nom, et j'estime, du reste, qu'il est nécessaire de fixer la législation pour le roman, au grand jour. Si le tribunal me condamne, je m'inclinerai; mais, je le dis encore, car je ne saurais trop insister, il condamnera avec moi tous les romanciers contemporains, et il aura, du coup, rendu impossible notre roman moderne d'observation et d'analyse.
Cordialement à vous.
Au même.
Médan, 9 février 1882.
Mon cher Directeur,
Aujourd'hui jeudi, je reçois seulement Le Gaulois, à midi passé, au fond de ma solitude, et c'est avec une stupéfaction douloureuse que je lis les débats de mon procès.
Mettons de côté, encore une fois et pour toujours, l'honorable M. Duverdy. Il ne me connaît pas, je ne le connais pas, nous ne nous connaîtrons jamais: voilà qui est réglé. Mais je me trouve à cette heure devant une autre personnalité, je me trouve devant M. Rousse, avocat et académicien. Et, ici, l'affaire prend une tournure personnelle que je n'accepte pas. Comme il n'y a pas de tribunal pour la juger, je suis bien forcé de la juger moi-même.
Avez-vous remarqué qu'ils sont tous très distingués. dans ce procès? Mon avocat, avec un tact dont je le remercie, a couvert mes adversaires de fleurs. Il a épuisé les formules polies: M. Duverdy est un homme des plus remarquables et des plus sympathiques; M. Rousse est éminent et même illustre. Il n'y a que moi qui suis un pleutre. On me marchande jusqu'à la propreté de mes mains. J'aurais assassiné quelqu'un, qu'on se serait exprimé sur mon compte avec plus de ménagement. M. Rousse, après un début de galant homme, s'est échauffé peu à peu et m'a carrément jeté dans la boue.
Ainsi, voilà la tournure que prend l'affaire. J'ai mis très ingénument dans mon œuvre le nom de M. Duverdy, et en cela je ne lui ai porté aucun dommage réel, je n'ai pas même commis un délit qui tombe sous une loi. Puis, lorsque je me suis laissé faire un procès pour fixer une question de principe, un avocat est arrivé qui, sans provocation aucune, s'est rué sur mes quinze années de travail, m'a dénoncé au mépris des honnêtes gens, m'a sali et m'a diffamé, le tout simplement pour se tirer d'une mauvaise cause. Et c'est moi qui suis accusé d'avoir nui à mon semblable! et c'est contre moi qu'on réclame le respect de la dignité d'autrui! Il paraît que cela s'appelle la justice.
Le cas de M. Rousse est bien simple. Il s'est aperçu que tout craquait sous lui; la question de droit se dérobait, au point qu'il en a convenu lui-même: force lui a été de se réfugier dans cette invention stupéfiante, en matière juridique, que certains noms peuvent être pris par les romanciers, tandis que d'autres ne sauraient l'être. Alors, délibérément, lâchant le principe, il s'est attaqué à moi. Moi seul me suis trouvé en cause, au-dessus ou au-dessous de la loi, comme on voudra. M. Rousse a déclaré qu'il est permis à des auteurs privilégiés, tels que MM. Sandeau et Feuillet, ses collègues de l'institut, de choisir des noms dans la vie réelle, mais que moi, personnellement, je ne saurais le faire sans me rendre coupable du pire des crimes. En un mot, par un tour d'escamotage, c'est ma littérature qui a été mise sur la sellette.
On appelle cela plaider «la ficelle». Rien de plus commode, et l'effet est certain. Ni L'Assommoir ni Nana n'ont à intervenir dans l'affaire: on les y introduit. Toutes les passions que j'ai pu exposer en quinze ans de bataille littéraire sont exploitées méchamment. On ramasse les vilenies qui traînent sur mon compte dans la basse presse, on répète les sottises courantes. Et l'on va plus loin, on tâche d'ameuter la bourgeoisie, on insinue aux bourgeois qui détiennent le pouvoir: «Vous avez laissé dire la vérité sur le peuple et sur les filles; la laisserez-vous dire sur votre compte?» Et, ce qui est tout à fait odieux, on profite de ce qu'on se trouve devant un tribunal, pour exciter la magistrature à la rancune; oui, on prétend que je vais charger en noir le personnage de Duverdy, qui «au tort d'être bourgeois, joint le crime d'être magistrat». Comment voulez-vous que les juges ne fassent pas ensuite leur querelle personnelle d'une affaire présentée ainsi?
Voyons donc la morale, dans mon roman, puisque c'est à la morale de mes œuvres qu'on fait ce procès extraordinaire.
Je crois aller au Palais pour régler un point de droit, et pas du tout: un coup de théâtre se produit, on veut me convaincre d'être un écrivain immonde. Comme l'avocat de M. Duverdy ne saurait alléguer aucun tort réel porté à son client, comme il ne trouve même pas, jusqu'à présent, dans le personnage dont il me demande de changer le nom, un trait qui puisse alarmer la susceptibilité la plus délicate, il s'en prend à l'œuvre entière. Et de quelle façon, grand Dieu!
D'abord il n'a pas lu tous les feuilletons publiés, cela est clair. On lui a remis des notes, on lui a entouré au crayon rouge certains passages, ceux qu'il a apportés à l'audience. En effet, il confond tout, met le magasin de Mme Hédouin dans la maison de la rue de Choiseul, prend Octave pour Trublot, change les locataires d'étages. Voilà au point de vue de la conscience. Et ensuite, que dire de ce système d'extraits? Parbleu! je suis bon à pendre, si vous lisez les scènes séparément, sans établir la déduction qui les amène, sans indiquer la portée morale que j'en dégage.
Voici, par exemple, mon Saturnin. Maître Rousse l'appelle «un fils idiot, bestialement amoureux de sa sœur». Où a-t-il pris cela? C'est faux! J'ai voulu peindre, dans Saturnin, l'état d'un de ces pauvres êtres que les familles sacrifient et qui restent enfants. Allez demander aux médecins, aux spécialistes, l'état de ces cerveaux et de ces cœurs: ils vous en diront les affections souffrantes, les tendresses dévoyées. Mais rien de ce que j'ai écrit, ni dans ce qui a paru, ni dans ce qui doit paraître, ne justifie l'incroyable accusation d'inceste qui m'est lancée si ridiculement à la face.
Prenons Marie Pichon, maintenant. C'est vrai, celle-là cède à un amant. Mais est-ce que mon intention morale,—entendez-vous! je dis «morale»—ne saute pas à tous les yeux? Je soutiens que certaines éducations cloîtrées sont dangereuses, en supprimant la personnalité de la femme. J'ai des documents plein les mains à ce sujet. Le tableau est brutal, j'en conviens.
Pour qui me connaît, pour qui a lu mes œuvres, il est évident que je l'ai voulu ainsi, afin de donner au fait une puissance de logique décisive. Il n'y a que l'ignorance ou la mauvaise foi qui nient en moi la volonté du moraliste, et qui s'entêtent à y voir je ne sais quel honteux calcul de spéculateur.
Continuons, arrivons à l'épisode de la petite Angèle et de la bonne Lisa. En vérité, ici, je cesse de comprendre. Comment! personne ne se souvient donc du procès abominable de Bordeaux, de cette bonne souillant les deux enfants confiés à sa garde? A ce moment-là, les journaux étaient pleins du terrible problème de la domesticité. Dans ces temps derniers encore, on étudiait la question; on cherchait la façon de moraliser la cuisine et l'antichambre. Et voilà que, le jour où je dramatise le fait dans un roman, où je dis aux familles: «Prenez garde, vous croyez la jeune fille à l'abri parce qu'elle ne sort pas; mais il y a là les bonnes qui peuvent la corrompre!» voilà que, ce jour-là, on me lance le marquis de Sade à la tête! A la fin, se moque-t-on de moi? Ai-je, oui ou non, le droit de prendre les problèmes sociaux tels qu'il se présentent et de les poser comme je l'entends?
Faut-il que je m'excuse encore de l'oncle Bachelard et de ses deux nièces, de cette scène où j'ai voulu montrer l'appétit de l'argent dans un milieu besogneux? Faut-il que je commente chaque page de mon roman en disant: «Ici, vous croyez que j'ai été sale à plaisir; eh bien! non, j'ai voulu simplement indiquer cette plaie, condamner ce vice!» Faut-il enfin que je sois sans cesse là à expliquer mes intentions les plus nettes, à me révolter contre les sous-entendus que les imaginations lubriques me prêtent? Je ne peux plus publier un roman sans que, dès le deuxième feuilleton, on veuille me convaincre, je ne dis pas seulement d'imbécillité, mais encore de scélératesse. Eh! attendez au moins que l'œuvre ait paru!
Je suis fait à cette guerre, il est vrai. Que les chroniqueurs à bout d'esprit vivent sur moi comme certains insectes sur un fruit; que les roquets d'un grand homme tombé m'aboient rageusement aux jambes, parce que j'ai prédit la chute; cela, en somme, n'a pas d'importance. Mais, lorsqu'un avocat comme M. Rousse, un avocat doublé d'un académicien, très écouté au Palais, m'assure-t-on, reprend à son compte toutes les calomnies de mes rivaux littéraires, le jeu finit par devenir dangereux, et je me plains d'être diffamé. Que dire du rôle de cet avocat qui lit devant un tribunal des extraits tronqués et dénaturés, sans expliquer pourquoi ni comment ils sont dans mon œuvre, en affectant même de les croire de simples ordures auxquelles je me suis plu par perversité? Moi, je dis qu'un pareil rôle est indigne de M. Rousse.
Oui, indigne! Toutes les armes sont peut-être bonnes pour l'avocat. On sauve comme on peut un client dont la cause est mauvaise, quitte à salir la partie adverse.
Seulement, si M. Rousse l'avocat ne me devait rien, pas même la vérité, j'estime que M. Rousse l'académicien, presque mon confrère, était tenu de me traiter comme je le mérite, en travailleur convaincu, en homme qui a donné sa vie tout entière aux lettres. Je puis me tromper, je ne soulève pas ici de discussion littéraire. Seulement, qui osera ne pas rendre justice à mon labeur et à ma bonne foi?
Je l'ai dit, il n'y a pas de tribunal auquel je puisse demander réparation des attaques injustifiables de M. Rousse. Lui qui plaide pour le dommage illusoire dont se plaint M. Duverdy, il vient de m'en causer un des plus réels, qui échappe à toute appréciation. Si, pourtant, il est un tribunal, et c'est lui qui jugera en dernier ressort: je veux parler de nos enfants. Ceux-là seront dégagés des passions actuelles; ils décideront si je suis un écrivain immonde, ou si M. Rousse est un calomniateur. Cette plaidoirie qu'il a laissée tomber, je la ramasse. Je la publierai, je l'afficherai. Il faut qu'elle vive. M. Rousse a osé parler du procès fait à Madame Bovary: ignore-t-il donc que le réquisitoire de M. Pinard, où il semble avoir pris ses phrases sur notre littérature contemporaine, est devenu un document d'impérissable drôlerie?
Cela doit suffire. J'avais simplement à cœur de qualifier la mauvaise action littéraire de M. Rousse l'académicien. Je voulais, en outre, établir ici la moralité de mon œuvre, mise en question d'une façon si imprévue, et dont le tribunal civil n'a pas à juger.
Maintenant, il faut conclure. Pas une page, pas une ligne de Pot-Bouille n'a été écrite par moi sans que ma volonté fût d'y mettre une intention morale. C'est sans doute une œuvre cruelle, mais c'est plus encore une œuvre morale, au sens vrai et philosophique du mot. Et on la défigure dès les premiers feuilletons, et on va en lire des passages à voix basse devant des juges, comme si on lisait un livre de provocation obscène!
Je proteste de toute mon indignation d'écrivain, j'en appelle à ma situation d'écrivain littéraire gagnée vaillamment, hautement, et que les imbéciles seuls méconnaissent. Encore un coup, cela est vilain, cela est indigne d'un esprit lettré; cela dépasse les droits honnêtes de la défense, surtout lorsqu'on n'a pas été attaqué. Je n'ai rien fait à M. Rousse ni à son client: pourquoi se permet-il de m'avilir?
Quant au reste, quant au point de droit, il sera fixé, je m'en remets avec confiance à la sagesse du tribunal. Mon avocat, M. Davrillé des Essarts, l'a établi avec un talent et une force de logique qui ont certainement fait la conviction dans tous les esprits.
Cordialement à vous.
Au même.
Médan, 14 février 1882.
Mon cher Directeur,
Eh bien! voilà qui est jugé. L'honorable M. Duverdy va disparaître de mon roman et nous le remplacerons par M. Trois-Étoiles. Je choisis ce nom, espérant qu'il n'est pas très porté. Cependant, s'il existait quelque vieille famille dont il fut l'honneur, je supplie cette famille de m'adresser sa réclamation au plus tôt.
Il paraît que le jugement rendu par la première chambre du tribunal civil est plein de finesses juridiques. Je n'y entends rien.
Est-ce à dire que M. Duverdy n'aurait pas eu à réclamer, si le personnage avait offert un heureux mélange de toutes les vertus unies à tous les héroïsmes? Est-ce à dire que mon crime est d'avoir un Duverdy conseiller à la Cour d'appel, lorsque le vrai Duverdy est avocat à la même Cour? Est-ce à dire enfin que l'auteur de L'Assommoir et de Nana se trouve hors la loi, comme l'a déclaré l'académicien M. Rousse? Autant de points à discuter, car les considérants laissent la porte ouverte à toutes les interprétations imaginables. Sans doute, le tribunal n'a pas voulu chômer de procès.
Des amis me poussent à aller en appel. Ils prétendent qu'on pourrait peut-être y obtenir quelque clarté. Je n'en ferai pourtant rien. Et voici mes raisons:
Je suis trop seul. Il me suffit que l'honorable M. Rousse m'ait dénoncé aux tribunaux comme un écrivain dont la société devrait se débarrasser. Traîné dans la boue par certains adversaires, couvert d'injures par les feuilles de M. Gambetta, qui tâchent d'atteindre par-dessus ma tête la direction politique du Gaulois, j'estime que je serais un grand niais de jouer plus longtemps le rôle d'un don Quichotte littéraire. Je désirais faire régler une question de droit, et l'on a répondu en voulant m'étrangler. C'est bien, j'ai assez de l'expérience pour le moment.
Certes, la question demeure. Je souhaite qu'un romancier agréable au tribunal, M. Sandeau ou M. Feuillet par exemple, la reprenne un de ces jours. Ils restent à cette heure le seul espoir de la littérature contemporaine, traquée par les huissiers.
Cordialement à vous.
Au même.
17 février 1882.
Mon cher Directeur,
Je reçois la lettre ci-jointe, et je m'incline. Remarquez que le signataire, M. Louis Vabre, porte non seulement le nom d'un de mes personnages, mais qu'il en a encore le prénom. Du coup, si je résistais, je craindrais que le tribunal ne me fît jeter dans une basse-fosse.
M. Louis Vabre s'adresse à ma courtoisie. Il a bien tort. Le galant homme en moi ne lui accorde rien. C'est le condamné qui se soumet.
Donc, j'avertis mes lecteurs que les Vabre, dans notre feuilleton, s'appelleront désormais les Sans-Nom. L'illusion y perdra certainement un peu; mais, comme l'a énergiquement jugé le tribunal, périsse la littérature, pourvu que la propriété sacrée du nom patronymique soit respectée!
En vérité, le métier d'écrivain devient bien difficile. On m'apprend qu'il se forme une société d'honorables bourgeois dans le but d'assigner Molière devant le tribunal civil, afin de le forcer à supprimer de ses pièces leurs noms, qu'il a rendus ridicules ou odieux. Ce sont MM. George Dandin, Jourdain, Josse, Guillaume, Dubais, Lépine, Ribaudier, Harpin, Bobinet, Fleurant, Loyal, Robert, etc., etc. Deux dames se joignent même aux plaignants, la comtesse d'Escarbagnas et Mme Pernelle. Molière va, dit-on, confier sa défense à son ami, M. Rousse.
Cordialement à vous.
Au même.
Médan, 21 février 1882.
Mon cher Directeur,
Je trouve ce matin, dans ma correspondance, quatre réclamations nouvelles: trois Josserand et un Mouret, qui me demandent d'effacer leurs noms de Pot-Bouille.
Les Josserand en question sont: M. Eugène Josserand, 28, rue des Feuillantines; M. Josserand, 2, rue de Poissy, et M. H. Josserand, employé de commerce à Rethel.
Le Mouret est M. Mouret, employé au ministère de la guerre.
Eh bien! je refuse très catégoriquement de faire droit à leurs réclamations. Même je déclare que je vais rétablir le nom de Vabre, que j'ai remplacé par «Sans-Nom», pour montrer à quelles œuvres ridicules nous conduirait l'interprétation absolue du jugement rendu contre moi par le tribunal civil. En un mot, je préviens les homonymes de mes personnages que je ne supprimerai leurs noms de mon roman que contraint par la justice. Ils peuvent m'envoyer du papier timbré. Autant de réclamations, autant de procès.
En faisant cela, je cède au seul désir de voir enfin s'établir une jurisprudence nette. Dans l'affaire Duverdy, il paraît qu'on a cru à une vengeance politique de ma part. L'opinion, au Palais, est que les juges ont voulu se prononcer sur un cas particulier, sans régler à jamais le point de droit. Voilà pourquoi je tiens à retourner devant le tribunal, de façon à ce que la question soit posée sur toutes ses faces et résolue d'une façon définitive. Si cette question ne peut être éclaircie, comme on le prétend, que par une série d'arrêts, il est nécessaire que ces arrêts soient rendus le plus tôt possible, car les romanciers ne sauraient travailler longtemps sous la menace du précédent Duverdy.
Qu'on nous dise tout de suite ce qu'on désire faire de nous. Si l'on entend tuer le roman moderne, il ne restera plus aux romanciers qu'à s'adresser au pouvoir législatif, pour lui demander une loi formelle qui décide de leur sort.
Par exemple, prenez la réclamation de M. Mouret. N'est-elle pas la plus stupéfiante du monde? En 1869, j'ai publié, dans Le Siècle, La Fortune des Rougon, premier roman de mon Histoire des Rougon-Macquart: et c'est là que j'ai employé pour la première fois le nom de Mouret. Depuis cette époque, depuis treize ans, ce nom de Mouret est revenu dans tous les romans qui ont suivi, particulièrement dans La Conquête de Plassans. Enfin j'ai écrit La Faute de l'abbé Mouret, dont la vingtième édition est en vente. C'est aujourd'hui qu'un Mouret se produit pour exiger la suppression de son nom, lorsque l'œuvre a treize ans de date et compte dix volumes. Voyez-vous un tribunal me condamner à enlever ce nom, condamner par là même mon éditeur à mettre au pilon une cinquantaine de mille francs de marchandises, condamner enfin mon œuvre entière? Cela n'est pas admissible.
Et toutes ces réclamations viennent du jugement Duverdy. Les plaignants ne s'en cachent pas, ils s'appuient sur la chose jugée, ils me somment d'obéir. Plus j'obéirai, plus les exigences redoubleront. Cette situation est intolérable. J'avoue que je suis absolument effaré. Ajoutez que mon éditeur n'ose pas tirer Pot-Bouille, et, comme le livre est composé, rien ne l'empêche de m'attaquer, lui aussi, devant les tribunaux. J'attends donc les procès; après un, un autre, et jusqu'à ce que je sache clairement ce qui m'est permis et ce qui ne m'est pas permis.
Bien cordialement à vous.
A Édouard Rod.
Médan, 27 avril 1882.
J'ai fini Côte à côte hier soir, mon cher Rod, et je veux vous dire brièvement que j'ai été en somme très satisfait.
D'abord, quelques restrictions. Votre Juliette n'est pas très d'aplomb, je crois; ou tout au moins vous n'avez pas assez expliqué en elle la crise, entre le dégoût que son mari finit par lui inspirer, et la tendresse dont elle se prend pour le pasteur Planel. Comment la femme froide du début devient-elle la femme passionnée de la fin? et surtout comment les rapports qu'elle a dû cesser avec son mari, par santé, peuvent-ils être repris impunément avec un amant. D'autre part, je regrette que vous n'ayez pas tiré tout le parti dramatique désirable de Marthe, la fille de la bonne. La présence de cette enfant dans le ménage aurait dû, je pense, déterminer certaines choses au dénouement. En somme, quoique bien construit, le roman aurait pu donner davantage, car le sujet est très beau.
Mais vous avez des choses tout à fait bien. Votre George se tient d'un bout à l'autre, et l'étude de sa déchéance est bien menée. Très bonnes pages chez la sage-femme. Excellente également, quoique un peu trop brusque, la rupture définitive du ménage. Tout cela est loin d'être gris; ce sont vos personnages secondaires qui donnent à l'œuvre des fonds gris. Et j'aime aussi beaucoup le dénouement, bien qu'il soit un peu voulu; car, malheureusement, les George, à moins d'être très vieux, tombent de gueuse en gueuse, et jusqu'au fond de l'égoût.
Ce dont je vous complimente encore, c'est de la forme, qui est simple et nette. Vous voilà dans une bonne voie.
Tout ceci au courant de la plume, pour vous dire que je vous ai lu. Mais je suis trop paresseux, j'attends de vous voir pour causer plus sérieusement de votre œuvre.
Cordialement à vous.
A Henry Céard.
Médan, 29 avril 1882.
Mon cher Céard,
Merci de la peine que vous avez prise pour me renseigner sur l'état de Manet. Je l'ai toujours senti très grave, je suis très inquiet.
Vous ne me verrez pas au vernissage. Je n'irai donner un coup d'œil au Salon que le jour de l'ouverture. Nous avons rendez-vous avec les Daudet et les Charpentier. Si vous êtes là, nous nous verrons sans doute.
Rien autre. Nous voilà réinstallés ici. Dès mercredi, j'ai attaqué l'écriture de mon roman. Je tâche de me désintéresser des grands effets, je voudrais le faire bonhomme.—Et, à ce propos, tâchez donc de me savoir quels sont les livres d'études que les étudiants en médecine possèdent, la première année et la seconde.
J'ai oublié d'emporter ce renseignement dont je vais avoir besoin.
Merci à l'avance et bien affectueusement à vous de la part du ménage.
A Frantz Jourdain.
Médan, 18 mai 1882.
Il me faut pourtant vous remercier, cher monsieur, au risque de vous contrarier. Vos notes sont fort claires et me seront d'un grand secours. Seulement, vous avez raison, il est préférable que je cause avec vous. Votre rêve superbe d'un grand bazar moderne ne s'applique pas entièrement à mon magasin[42]. D'abord, mes scènes se passent avant 1870, et je ne puis faire d'anachronisme, sans ameuter toute la critique. Ensuite, je suis forcé de rester davantage dans le déjà fait, le déjà vu. Je vous expliquerai tout cela et, en relisant vos notes ensemble, nous arrêterons le relatif dont j'ai besoin. Ah! quel beau décor je ferais avec votre bazar, si je n'étais tenu par mes scrupules d'historien!
Comme je n'ai pas besoin tout de suite de ces notes, je n'irai pas vous voir avant quelques semaines. Je me permettrai, deux ou trois jours à l'avance, de vous donner un rendez-vous chez vous. Ce sera le plus simple et le plus commode.
Merci encore, dussiez-vous m'en garder rancune.
Cordialement à vous
A Ivan Tourguéneff.
Médan, 25 octobre 1882.
Mon cher ami,
Votre lettre me rend bien heureux, car elle confirme les bonnes nouvelles qu'on m'avait données sur votre santé. Vingt fois, j'ai voulu aller vous voir; puis, la crainte de vous fatiguer, et aussi, il faut bien le dire, la fuite continuelle de la vie, m'ont empêché de réaliser mon projet. Enfin, dès votre réinstallation à Paris, j'irai vous serrer les deux mains et causer avec vous.
L'affaire de Russie me plaît infiniment. Je peux très bien donner une copie de mon manuscrit à l'avance. Seulement, il faut qu'on se presse, car le roman doit paraître dans Le Gil Blas à partir du 10 décembre. Le mieux est de m'envoyer tout de suite la personne; qu'elle prenne le train de 2 heures à la gare Saint-Lazare, qu'elle descende à la station de Villennes où on lui indiquera Médan. Et tout de suite.
Seulement, je vous prie de me dire courrier par courrier quelle est la plus forte somme que je puis demander. Vous connaissez la situation mieux que moi, dites-moi le prix que cela peut valoir.
Bonne santé, et bien affectueusement à vous, de ma part et de celle de ma femme.
Au même.
Médan, 10 décembre 1882.
Mon cher Tourguéneff,
J'avais tort de désespérer. J'ai reçu ce matin les quinze cents francs, et je viens d'envoyer la suite du manuscrit directement à M. Pawlovski, pour vous éviter le souci de le lui transmettre. D'ailleurs, il me le demandait en hâte.
Donc, tout va très bien, et il ne me reste qu'à vous remercier encore de votre bon intermédiaire, ce que j'irai faire d'ailleurs de vive voix vers le 20, car je compte aller vers cette époque à Paris et monter vous serrer la main.
Ici, je suis au bout du monde, sans nouvelles des vivants. Nous avons failli être inondés. Un morceau d'île que je possède est couvert de deux mètres d'eau. J'ai craint un instant d'être coupé de Paris. Enfin, la rivière baisse. Puis, je suis tellement enfoncé dans la fin de mon roman, que rien ne me touche des cataclysmes de la terre.
Merci encore, et bien affectueusement à vous.
A Théodore Duret.
Médan, 22 décembre 1882.
Mon cher Duret,
Quel voyageur vous faites! On vous croit sur un coin du globe, et vous êtes aux antipodes. Votre lettre tombe chez moi comme une grosse surprise.
Mon Dieu! non, je ne connais personne à Saint-Pétersbourg, si ce n'est M. Stassulewitch, le directeur du Messager de l'Europe, et encore pas assez intimement pour me permettre de vous adresser à lui. Je regrette bien ma sauvagerie qui me rend si réfractaire aux relations nouvelles.
Mais vous devez déjà avoir là-bas des amis, car vous êtes cosmopolite, vous vous trouvez partout chez vous. Et, puisque la Russie vous surprend et vous émeut, je compte bien que vous m'en causerez longuement à votre retour. En mars, nous serons à Paris, que vous ne traverserez pas, je l'espère, sans venir nous demander à dîner.
Moi, je suis encore ici pour un mois, plongé dans la fin de mon roman. Depuis juin, je n'ai pas bougé, et j'avoue que je suis très las. Mais que voulez-vous? ma besogne est lourde, il me faut cet effort pour la mener à bien.
C'est le cas de vous souhaiter un bon et beau voyage, mon cher ami. Ma femme est très sensible à votre souvenir, et moi, je vous serre cordialement la main.
A Alphonse Daudet.
Médan, 10 janvier 1883.
Mon cher Daudet,
Pourquoi attendrais-je l'envoi du volume pour vous parler de L'Évangéliste, que j'ai lue dans Le Figaro, et bien lue? Laissez-moi vous écrire tout de suite que c'est, à mon sens, votre étude la plus soutenue et la plus pénétrante. J'entends que je n'ai aucune réserve à faire, que je n'y ai pas trouvé, un de ces gâteaux de miel destinés au public, et qui, personnellement, me sont amers.
Votre sujet était bien beau, bien humain, mais terriblement mal commode. Soyez sûr que vous avez fait un tour de force en intéressant le public à cette histoire sombre, qui ne remue que des idées grises. J'ai remarqué que le protestantisme, en littérature, porte malheur. Et vous en avez triomphé, c'est bien beau cela! Vous devez une fière chandelle à votre don de la vie.
Nous recauserons du livre. Mais je vous signale tout de suite les passages qui m'ont le plus empoigné: la course affolée de la mère cherchant sa fille, à Petit-Port; le serment d'Aussandon et le refus de communion, la page la plus grande du livre, tout à fait superbe; enfin le dénouement, d'une simplicité déchirante. Vous avez un Antheman inoubliable, bien qu'il traverse à peine le livre. Votre Lorie vaut votre Delobelle, dans une note que je trouve même plus délicate. Madame Ebsen est d'une grande justesse, sans trop de maternité sentimentale, ce qui était l'écueil.—Et, çà et là, que de jolies choses en quelques lignes, des échappées de campagne, des horizons de Paris, des choses qui nous ravissent, nous les poètes de l'observation.—Enfin, tout cela m'a plu, et je vous le dis en hâte, sachant que je suis un de ceux pour qui vous écrivez, comme vous êtes un de ceux auxquels je songe.
Nos vives amitiés à Mme Daudet, et bien affectueusement à vous.
A Frantz Jourdain.
Paris, 24 mars 1883.
C'est donc vous, mon cher confrère, qui signez «Spiridion» dans Le Phare de la Loire! Voici plusieurs années que je me savais un ami inconnu dans ce Spiridion, sans pouvoir mettre un nom sous le masque. Et voilà que vous vous découvrez seulement aujourd'hui. C'est mal de m'avoir fait tant attendre.
Merci donc, et pour le passé et pour le présent: vous êtes un de mes vieux défenseurs. Votre nouveau plaidoyer m'a beaucoup touché, car vous tâchez de faire un peu de vérité sur l'homme en moi, qui est en effet bien mal connu. Je n'accepte pas tous vos éloges, mais vous avez raison, je me crois au moins un brave homme, et c'est la seule «réclame» que je voudrais répandre.
Merci encore, et bien à vous.
A J.-K. Huysmans.
Médan, 10 mai 1883.
J'achève votre Art moderne, mon cher Huysmans, et je veux vous dire les bonnes heures que vous venez de me faire passer.
Je crois bien que, sur les opinions, nous ne nous entendrions pas toujours ensemble. Je n'en suis pas à jeter Courbet aux démolitions et à proclamer Degas le plus grand artiste moderne. Plus je vais et plus je me détache des coins d'observation simplement curieux, plus j'ai l'amour des grands créateurs abondants qui apportent un monde. Je connais beaucoup Degas, et depuis longtemps. Ce n'est qu'un constipé du plus joli talent.
Mais ce qui me fait du bien, dans votre livre, ce qui m'a ravi et ce dont je vous remercie comme d'une amabilité personnelle, c'est votre haine furibonde de la sottise, c'est votre campagne sans pitié contre le faux et le bête. Soyez sûr que votre livre restera par cette belle indignation. Vous nous avez tous soulagés.
Rien, ici; je travaille, j'ai déjà abattu le premier chapitre de mon bouquin. Le printemps était d'une douceur charmante, mais voici la pluie, et tout se gâte.
Bonne santé, bon travail, et bien affectueusement à vous.
Vos pages sur le fer dans l'architecture et sur les albums anglais sont particulièrement réussies.
A Théodore Duret.
Médan, 16 juin 1883.
Mon cher Duret,
Je regrette de ne pas vous avoir eu à Médan, mais je suis heureux des nouvelles que vous me donnez, au sujet de la vente de Manet. Je vous avouerai que je n'étais pas sans inquiétude, et je reste même un peu inquiet: en vente publique, les tableaux de Manet n'ont jamais été sérieusement poussés; d'autre part, tout un an de délai laissera refroidir l'émotion qui s'est produite au lendemain de la mort. Enfin, il faut avoir bon espoir.
A l'hiver prochain donc, puisqu'on ne peut vous avoir. Je crois bien que nous allons partir le mois prochain pour la Bretagne.
Ma femme se joint à moi, et nous vous envoyons nos amitiés.
A Gustave Geffroy.
Médan, 30 juin 1883.
Certes, oui, mon cher confrère, on va commettre une douloureuse injustice, et je comprends que tous les cœurs littéraires battent d'indignation[43]. Mais que faire contre la bêtise d'une ville et la mauvaise foi d'une coterie? Si je prenais la parole, comme vous m'y invitez, on crierait encore que je bats la grosse caisse pour mon compte sur les épaules de Balzac. Je suis réduit à l'impuissance. C'est à vous, les jeunes, de protester. Et puis, la punition est dans cette statue de Dumas qui pèsera lourd, au vingtième siècle, sur la conscience de Paris.
Cordialement à vous.
A Henry Céard.
Bénodet (Finistère), 1er juillet 1883.
Mon cher Céard,
Arrivée tragique que la nôtre. D'abord un voyage extrêmement fatigant, vingt-quatre heures à traîner dans les wagons, dans les voitures, dans les hôtels. Puis, en débarquant enfin, la déception de ne pas trouver la mer sous nos fenêtres, mais seulement un bras de mer, quelque chose qui ressemble à Charentonneau, avec une Seine géante. Nous étions atterrés.
Voici huit jours de cela, et notre impression a bien changé. Le pays est superbe, d'une sauvagerie inquiétante. A quinze minutes, nous avons une plage de sable d'une lieue, du sable à perte de vue, sans une pierre. Et une mer formidable. Ajoutez que notre isolement est absolu, il faut aller chercher les provisions et la correspondance en barque, comme si nous étions dans une île. Vous savez que je travaille partout, eh bien! l'air est tellement autre ici, que je ne sens plus mes phrases d'aplomb.
Je vous attends. Si vous prenez un laissez-passer, demandez-le pour Brest, et vous bifurquerez ensuite sur Quimper. Pouvez-vous me fixer dès maintenant l'époque de votre arrivée, car j'ai envie de vous attendre pour faire la grande excursion que je médite à la pointe du Raz.
Toutes nos vives amitiés, à vous et à votre famille.
Au même.
Bénodet, 4 septembre 1883.
Merci, mon bon ami, de la pensée qui vous a fait m'envoyer une dépêche pour m'annoncer la mort de notre brave Tourguéneff. Mais que faire? Il m'est difficile de partir d'ici sur-le-champ; peut-être même arriverais-je trop tard. Puis, je ne connais aucune des personnes qui sont à Bougival, ni les parents, ni les amis, à ce point qu'il ne m'est pas même permis d'envoyer une lettre de regret. Je viens bien de songer à écrire quelques lignes d'adieu, que j'aurais données au Figaro ou au Gil Blas, mais j'ai peur qu'on ne comprenne pas cet adieu public. Ce que je regrette, c'est de ne pas collaborer en ce moment à un journal d'une façon régulière, car il serait tout naturel alors que je vide mon cœur dans mon prochain article.
Comme je vous l'ai télégraphié, je pense que je dois attendre. L'occasion se présentera sans doute un jour; je dirai combien j'ai aimé Tourguéneff et toute la reconnaissance que je lui garde pour ses bons services en Russie. Je crois qu'il avait de l'affection pour moi, je perds un ami, et la perte est grande.
Affectueusement à vous.
Au même.
Médan, 10 octobre 1883.
Mon cher Céard,
Cela me fera très grand plaisir, de vous voir et de voir Thénard. Mais ne pouvez-vous pas remettre votre visite à la semaine prochaine, le vendredi ou le samedi, ou encore le dimanche, si cela vous est plus commode personnellement?
Imaginez-vous que je veille chaque soir jusqu'à deux heures du matin pour mettre sur pied les trois premiers actes de Pot-Bouille, que j'ai formellement promis de donner à l'Ambigu dans dix jours. J'ai un mal de chien, je vous expliquerai cela. Et, comme je ne veux pas lâcher mon roman le matin, de façon à m'en débarrasser et à rentrer à Paris, je travaille à la pièce le soir, ce qui me prend mes journées entières. Ce n'est d'ailleurs que le coup de collier d'un moment.
Si Thénard avait besoin de sa lettre pour Marpon tout de suite, je pourrais la lui envoyer. Elle n'aurait qu'à me dire dans quel sens je dois l'écrire. Mais je pense que huit jours de retard ne la gêneront pas. Vous m'avertirez du jour de votre visite, et vous dînerez avec nous, n'est-ce pas?
Excusez-moi et faites des vœux pour me retrouver avec tout mon bon sens. Je suis dans le caca jusqu'au cou.
Cordialement.
A Gustave Geffroy.
Médan, 10 novembre 1883.
Mon cher confrère,
Vous êtes le seul qui ayez osé dire la vérité dans la presse, à propos du crime de lèse-littérature qui vient d'être commis. Ce colossal Dumas[44] de bronze est une honte pour le Paris de notre siècle. Merci de votre article qui m'a un peu soulagé. Il faudra revenir sur ce soufflet que nous avons tous reçu. Je sens, moi, que je ne pourrai toujours me taire.
Et comme vous avez raison aussi dans votre article sur les filles! La critique est ignorante et de mauvaise foi. Ce qu'elle regrette, c'est le vice excusé, comme vous l'avez, très bien dit. Ah! que n'êtes-vous une dizaine ayant vos idées et votre courage! vous feriez enfin de la bonne besogne.
Merci encore et bien à vous.
A Léon Hennique.
Médan, 25 novembre 1883.
Mon cher Hennique,
Enfin, je puis vous écrire et vous dire ma grande admiration pour votre livre que j'achève à peine. Imaginez-vous une telle bousculade de travail, que j'ai dû passer une nuit pour vous lire.
Cette fois, vous voilà hors de pair. La lecture du volume entier m'a fait une impression énorme, de beaucoup supérieure à celle des chapitres détachés que vous m'aviez lus. Il y a là-dedans une originalité qui s'affirme, un sens très curieux de la bêtise humaine. Votre adultère est d'une imbécillité vraie à donner des frissons. Les conversations amoureuses sont surtout stupéfiantes comme cruautés photographiques. Et je ne parle pas de certaines pages d'analyse, absolument supérieures.
Parmi les passages très bons: tous les rendez-vous de votre madame Hébert et de son capitaine, surtout celui où elle succombe, avec l'accompagnement de l'exercice voisin, d'un comique excellent; puis, les grands tableaux, la revue, le feu d'artifice, le dîner sur l'herbe, et la fausse couche, et surtout le dernier chapitre, cette fin si simple, d'un effet si grand. Jusqu'aux personnages secondaires qui sont merveilleusement plantés, les officiers, les magistrats, la vieille mère raide et noire.
Je ne sais ce qu'on en dira, mais soyez très content, mon ami, car vous faites là une rentrée superbe, vous nous apportez une œuvre qui est une belle réponse à toutes les vilenies qui traînent dans les journaux. Quant à moi, je suis très fier de votre dédicace, je vous remercie d'avoir mis mon nom à votre première page, car il est très honoré d'être là.
Nous rentrons demain à Paris. Venez donc un matin à dix heures, si vous êtes libre: nous causerons, je vous parlerai de votre roman plus longuement. Les répétitions de Pot-Bouille vont me prendre toutes mes après-midi.—Ma femme envoie toutes ses amitiés à la vôtre, et bien affectueusement à vous.
A Paul Bourget.
Médan, 25 novembre 1883.
Mon cher Bourget,
J'achève seulement votre volume[45], et je vous prie de m'excuser si j'ai mis un si long temps à le lire, car je viens d'être terriblement bousculé par la fin de mon roman et par la pièce de l'Ambigu.
Vous avez écrit là de la critique bien spéciale et bien intéressante. Nous n'avons certainement pas le crâne fait de même, et ma nature exigerait plus de chair, plus de matérialité solide. Mais je n'en goûte pas moins beaucoup ces mélodies critiques, au dessin parfois si ingénieux, aux raffinements presque maladifs. Votre cas personnel est aussi curieux que les cas des écrivains soumis à votre analyse. Il faut un âge bien troublé, pour en venir à ces complications du jugement, à ces nervosités de la compréhension.
Si je vous rencontrais, nous causerions longuement. Aujourd'hui, je ne veux vous envoyer qu'un grand merci et qu'une bonne poignée de main. Faites-nous de la belle critique bien claire et bien juste, nous avons tant besoin de quelque grand porte-lumière!
Cordialement à vous.
Au Dr Maurice de Fleury.
Médan, 30 décembre 1883.
Monsieur,
J'ai un remords dont il faut que je me débarrasse avant la fin de cette année: le remords de ne pas vous avoir répondu.
Je retrouve vos deux lettres dans mes papiers, et je veux vous dire que je n'aurais pas pris en effet la responsabilité de diriger votre conscience en matière religieuse; mais je désire que vous sachiez combien votre sympathie si jeune et si franche m'a touché au fond. C'est à vous de vous faire une croyance, je suis déjà troublé de vous avoir donné le tourment du vrai.
Bien cordialement à vous.
A Antoine Guillemet.
Médan, 30 décembre 1883.
Mon cher Guillemet,
Je lance ma réponse au hasard. Il a fallu que je me réfugie ici, pour trouver le temps de répondre à l'avalanche de lettres qui m'est tombée sur la tête.
Hélas! je crois que vous ne verrez pas Pot-Bouille. Le succès a été très gros, mais la bourgeoisie boude, et c'est la bourgeoisie qui paie. Nous ne faisons pas d'argent, ces gaillards-là refusent de lâcher leurs écus pour s'entendre dire des choses désagréables, ce que je comprends du reste. Cette fois-ci, nous aurons travaillé pour l'honneur. Au demeurant, je suis très satisfait.
J'espère que vous vous portez bien, vous et les vôtres. J'attends votre retour, pour aller tailler une bonne bavette. Nous ne rentrerons à Paris que le 8.
Bonne année au ménage et à Jeanne: ma femme vous envoie à tous ses bonnes amitiés. Et à bientôt, n'est-ce pas? et bien affectueusement à vous.
A Simon[46].
Médan, 7 janvier 1884.
Cher Monsieur Simon,
Vous êtes bien aimable, votre lettre me fait grand plaisir, et je vous remercie de toutes les bonnes choses qu'elle contient.
Mon seul et grand regret sera que notre pièce ne vous ait pas récompensé, sous le rapport des recettes, de toute l'intelligence et de toute la sympathie que vous et vos artistes avez mises à la présenter au public. Je suis bien certain que vous ferez l'impossible pour la soutenir, je ne saurais vous dire combien je suis touché de vos efforts pour sauver cette partie compromise.
Je vais rentrer à Paris et j'irai vous serrer la main, le premier soir où je serai libre.
Dites bien à Mme Kolb que nous parlons souvent du talent qu'elle a dépensé dans le rôle ingrat de Berthe, et que nous sommes navrés de la voir si mal récompensée, elle aussi.
Enfin, il faut payer ses audaces. J'ai encore plus d'ennemis que je ne croyais.
A bientôt, et encore merci.
Cordialement.
A Frantz Jourdain.
Paris, 13 mars 1884.
Merci, mon cher confrère, de la pensée qui vous a fait songer à moi. Mais si vous connaissiez mon horreur de tout spectacle, si vous saviez combien j'exècre payer de ma personne, vous vous expliqueriez et vous me pardonneriez mon refus.
Entre nous, ces banquets me semblent si inutiles et si pleins de banalité! Je les repousserais pour moi de toute ma force, et je n'ai jamais eu le courage d'aller à ceux des autres. Cela vient sans doute de ma nature de solitaire.
Enfin, excusez-moi, et merci encore d'avoir cru qu'on pouvait avoir besoin de moi, lorsque tant d'autres sont de bonne volonté partout où il y a du bruit.
Cordialement à vous.
A Ferdinand Fabre.
Paris, 13 mars 1884.
Merci, mon cher confrère, pour l'aimable envoi du Roi Ramire, que je suis en train de lire. Il y a là une originalité très puissante, cette bonne senteur du terroir que vous possédez à un si haut point. Ce que j'aime surtout dans vos livres, c'est leur solidité, une qualité qui ne court pas les rues.
Bien à vous.
A Édouard Rod.
Paris, 16 mars 1884.
Merci, mon bon ami, de votre excellent article du Fanfulla, que j'avais lu avant de recevoir le numéro envoyé par vous. Mon orgueil, si j'en avais, y trouverait trop de fleurs, et pourtant j'aurais discuté volontiers vos restrictions sur Lazare[47], si je vous avais tenu là. Jamais de la vie je n'ai voulu en faire un métaphysicien, un parfait disciple de Schopenhauer, car cette espèce n'existe pas en France. Je dis au contraire que Lazare a «mal digéré» la doctrine, qu'il est un produit des idées pessimistes telles qu'elles circulent chez nous. J'ai pris le type le plus commun, pourquoi voulez-vous que je me sois lancé dans l'exception en construisant de toutes pièces le philosophe allemand selon votre cœur? Nous en recauserons du reste.
Votre article, je le répète, ne m'en est pas moins allé au cœur, et merci encore, merci toujours.—Si vous venez le mois prochain, ce n'est pas à Paris que vous nous verrez, mais à Médan, si votre congé vous le permet. J'ai tous mes documents pour un roman socialiste[48] et je vais m'enfermer aux champs dès la fin de la semaine.—Rien de nouveau, du reste. J'ai donné votre adresse à Huysmans qui vous enverra prochainement A Rebours. Les autres camarades vont bien, mais me paraissent travailler sans grand enthousiasme. Il faut que vous nous reveniez avec un beau roman, puisque vous êtes si libre et si tranquille.
Ma femme répondra prochainement à la vôtre, à laquelle, en attendant, nous envoyons nos bien vives amitiés.
Bonne Angleterre et bon travail, mon cher ami, et cordialement à vous.
Envoyez-moi votre nouvelle adresse, le mois prochain.
A Antoine Guillemet.
Médan, 3 avril 1884.
Mon cher Guillemet,
Votre lettre est tombée dans notre déménagement, et je vous réponds d'ici, très ennuyé de n'avoir pu disposer d'une matinée pour aller vous serrer la main rue Clauzel.
Enfin, j'enregistre votre promesse. Si le temps n'est pas trop mauvais et si vous êtes libre, il faudra nous venir voir.
Moi, je me suis remis au travail, à un grand coquin de roman qui a pour cadre une mine de houille et pour sujet central une grève. Je crains qu'il ne me donne beaucoup de mal. Mais, que voulez-vous faire? il faut labourer son champ.
Vous n'avez vraiment pas de chance, au milieu de tous vos soucis de santé. Nous espérons que votre femme se sera reposée et qu'elle va mieux. Enfin, bon courage, bon travail, et à bientôt, j'espère.
Nos amitiés à toute la maison.
A Ernst Ziégler.
(FRAGMENT)
16 avril 1884.
... Je crois pouvoir vous promettre que mon prochain roman n'effarouchera pas les dames. Ce sera un pendant à L'Assommoir, mais sans les crudités de ce dernier.
Le roman ne roule pas sur des questions physiologiques, et je crois qu'il n'alarmera pas trop la pudeur des lectrices. Mais je n'ai jamais écrit pour les pensionnats.
A Auguste Barrau[49].
Médan, 18 avril 1884.
Monsieur et cher confrère,
Votre lettre est tombée dans ma réinstallation à la campagne, et je vous prie de m'excuser si je ne vous ai pas répondu plus tôt.
Vous me demandez une préface, et le pis est que j'ai fait serment de n'en écrire aucune, après certaines grosses contrariétés. Soyez donc plus fier! comme le disait le grand Flaubert. Marchez tout seul, au lieu de vous appuyer à l'épaule d'un aîné. Cela n'avance à rien, croyez moi, d'être présenté au public le plus souvent en phrases menteuses. Ayez le courage de ne rien devoir qu'à vous-même, dans votre début.
Et croyez que je parle ici en ami, en homme d'expérience. Si vous ne devez être personne, à quoi bon vous mettre sous mon pavillon? Si vous devez être quelqu'un, pourquoi vous coller dans le dos mon étiquette, qui vous gênerait certainement un jour.
Réfléchissez, vous me remercierez plus tard.
Cordialement à vous.
A Georges Renard[50].
Médan, 10 mai 1884.
Monsieur,
Un ami m'envoie seulement aujourd'hui votre étude sur Le Naturalisme contemporain, et je veux vous dire avec quel intérêt je l'ai lue. C'est certainement la première qui paraisse en France si juste et si logique. Plusieurs dans cet esprit ont été publiées en Autriche, en Allemagne, en Russie, en Italie. Mais, je le répète, chez nous, je n'en connais pas une encore de cette conscience et de cette rigueur de méthode.
Presque partout je suis avec vous. Un seul reproche: vous nous voyez trop enfermés dans le bas, le grossier, le populaire. Personnellement, j'ai au plus deux romans sur le peuple, et j'en ai dix sur la bourgeoisie petite et grande. Vous avez cédé là à la légende, qui nous fait payer certains succès bruyants en ne voyant plus de notre œuvre que ces succès. La vérité est que nous avons abordé tous les mondes, en poursuivant dans chacun, il est vrai, l'étude physiologique.
Maintenant, je n'accepte pas sans réserve votre conclusion. Nous n'avons jamais chassé de l'homme ce que vous appelez l'idéal, et il est inutile de l'y faire rentrer. Puis, je serais plus à l'aise si vous vouliez remplacer ce mot d'idéal, par celui d'hypothèse, qui en est l'équivalent scientifique. Certes, j'attends la réaction fatale, mais je crois qu'elle se fera plus contre notre rhétorique que contre notre formule. C'est le romantisme qui achèvera d'être battu en nous, tandis que le naturalisme se simplifiera et s'apaisera. Ce sera moins une réaction qu'une pacification, qu'un élargissement. Je l'ai toujours annoncé. Peut-être est-ce cela que vous avez voulu dire, mais j'ai été gêné par cet idéal qui arrive à la dernière page, comme le rêve d'un cœur jeune, démentant le jugement porté sur le siècle et la rigueur scientifique de tout le reste.
Merci, Monsieur, du grand plaisir que vous m'avez fait, et veuillez me croire votre confrère dévoué.
A Édouard Rod.
Médan, 21 mai 1884.
Mon cher Rod,
Je voulais vous répondre longuement, puis la paresse me gagne: d'autant plus que c'est toute une discussion à avoir. Donc, je vous attends. Nous resterons à Médan jusqu'au 15 juillet.
Rien de nouveau, beaucoup de travail. La littérature est remuée à Paris depuis le livre de Goncourt: les romans tombent drus comme grêle, je crois à un gros succès pour Daudet et à un grand ébahissement pour Huysmans.
Pourquoi diable êtes-vous allé à Londres? Je n'ai pas encore avalé ça.
Nos bonnes amitiés à votre femme, et une vigoureuse poignée de main pour vous.
A Henry Céard.
Médan, 14 juin 1884.
Merci mille fois, mon bon ami, d'avoir songé à m'avertir; mais je laisserai vendre. Si j'arrêtais ces lettres, on les regarderait comme des documents terribles, tandis qu'au contraire je ne suis pas fâché qu'elles viennent appuyer l'histoire vraie du Bouton de Rose, déjà contée par moi.—Je n'ai pas de secrets, les clefs sont sur les armoires; on peut publier mes lettres un jour, elles ne démentiront ni une de mes amitiés, ni une de mes assertions.
Le travail va son petit train, un travail de chien comme je n'en ai encore eu pour un roman; et cela sans grand espoir d'être récompensé. C'est un de ces livres qu'on fait pour soi, par conscience.—Nous irons au Mont-Dore dans les derniers jours de juillet seulement; et, à ce propos, écrivez-moi quel hôtel nous devons choisir entre les trois hôtels de premier ordre qu'on me désigne: Hôtel Chabaury aîné, Hôtel de Paris et Grand Hôtel. Quel est celui qui est le plus près de l'établissement thermal et où nous serons le mieux? Tachez aussi de savoir les prix comparés de la pension par jour. Merci à l'avance.
Voilà.—Je pense que vous travaillez bien de votre côté. Je viens de lire un tas de livres très médiocres. Fin de saison encombrée, mais à part Chérie, Sapho et A Rebours, rien de fort.—J'ai vu Huysmans, lors de mon dernier voyage à Paris, et il m'a promis de s'entendre avec vous, pour venir dans les premiers jours de juillet.
Nos souhaits d'une meilleure santé aux vôtres, et nos vives amitiés à tous.
Au même.
Mont-Dore, 12 août 1884.
Grâce à vous, mon bon ami, nous avons fait un bon voyage jusqu'à Clermont. Mais nos douze lieues, de Clermont au Mont-Dore, ont été égayées par un terrible orage qui a crevé sur nous, au delà de Randanne, lorsque nous commencions à gravir les pentes, en face des Monts-Dômes. Notre cocher n'a eu que le temps de fermer le landau; et nous voilà en plein désert, en pleine montagne, sous un déluge accompagné de grêlons énormes, au beau milieu des coups de foudre qui frappaient les arbres autour de nous. Une jolie musique, je vous assure, et qui a duré une bonne heure. Nos chevaux aveuglés ne marchaient plus qu'au pas. Enfin, nous avons aperçu, au bord de la route, une maison isolée, où nous nous sommes abrités un instant. Jusque-là, je l'avoue, le paysage m'avait médiocrement touché. Mais, lorsque la pluie a cessé, en me retournant, j'ai été très ému de l'étrangeté grandiose de ces Monts-Dômes, dominés par le Puy-de-Dôme. Chacun, pris à part, n'est qu'une bosse ronde, de hauteur médiocre; seulement, la succession de tous ces cratères éteints, ce défilé au fond de la plaine nue et inculte, m'a saisi d'étonnement comme en face d'un paysage lunaire.—Très belles aussi les gorges où l'eau file pendant trois lieues, avant le Mont-Dore; d'autant plus belles ce jour-là, que l'orage avait fait de toutes les hauteurs des cascades, et que nous galopions au milieu des torrents, avec l'accompagnement lointain de la foudre, car le tonnerre a grondé jusqu'au soir. Même des cantonniers avaient averti notre cocher qu'à un certain endroit nous ne passerions pas: nous avons passé, mais nos chevaux ont dû traverser une véritable rivière. Vous voyez que, pour un brave homme de naturaliste, voilà un voyage d'un romantisme échevelé.
Et depuis une semaine bientôt, nous sommes ici, brisés de fatigue sans cause aucune, désorientés par la vie d'hôtel, ahuris de ne pas trouver nos habitudes. Je crois bien que nous ne nous sommes pas encore éloignés de deux kilomètres, sur les routes. Nous avons en projet l'excursion de Murols, celle de Latour et une ou deux autres encore; mais ces orages quotidiens nous bloquent dans notre fond de cuvette, sans compter que la chaleur est accablante. Ajoutez que le médecin qui soigne ma femme me défend de la fatiguer, et il paraît avoir la haine des déplacements inutiles: symptôme d'un esprit sage. Il m'a tout à fait dégoûté du Sancy en m'affirmant que je m'y enrhumerais. Pourtant, il faudra voir si le temps se rafraîchit un peu.
Ma pauvre femme se lève à quatre heures du matin, pour arriver une des premières à l'inhalation; simple précaution de propreté. Jusqu'à présent, le traitement se résume à cela et à un bain de pieds, accompagné de deux verres d'eau seulement. Les grands bains et les douches viendront plus tard. Notre jeune médecin m'a l'air assez intelligent. Il est, d'autre part, d'une grande prudence, et il nous a avertis qu'il ne fallait s'attendre à aucun soulagement immédiat: dans deux mois, peut-être, le bon effet se fera-t-il sentir. Je lui sais gré de cette modestie. Il nous a pris d'ailleurs en amitié, et il nous a fait voir au microscope le bacille de la phtisie: spectacle peu rassurant dans ces hôtels où il doit pulluler.
Voilà toutes les nouvelles, mon bon ami. Depuis huit jours, je n'ai pas touché une plume, et je viens de faire un gros effort, honteux de vous négliger. J'ai reçu tout à l'heure une lettre de Daudet, qui est à Néris et qui nous invite à aller le voir. Peut-être irons-nous si nous finissons la saison les premiers.—Quoi encore? Je viens de lire Jean de la Roche, de George Sand, dont le dénouement, au sommet du Sancy, est une des choses les plus extraordinaires que je connaisse.
Ma femme, en somme, ne va pas mal. Elle est simplement fatiguée. Mais elle assure qu'elle avalerait toute leur eau, sans en être dérangée en bien ni en mal. Elle vous envoie ses bien vives amitiés.
Moi, mon bon ami, je vous souhaite de bonnes vacances. Si nous étions à Médan, je vous dirais de venir bavarder un peu. Enfin, nous y serons le mois prochain. Le pays est très beau, ici; mais l'espace manque. Il faudrait monter sur tous ces puys pour voir ce qu'il y a derrière, et ce serait un exercice bien fatigant pour un gros homme rouillé comme moi.
Tous nos compliments à votre mère, et une bonne poignée de main pour vous. Je n'ai pas encore vu votre guide. J'attends que la fureur des excursions nous prenne.
Au même.
Mont-Dore, 24 août 1884.
Décidément, nous n'avons pas de chance avec le Sancy, mon brave Céard. Votre lettre nous avait déterminés malgré les menaces de notre médecin, qui nous prédisait pour le moins un coup de soleil ou un rhume de cerveau, ayant expérimenté, disait-il, que sur dix de ses malades, huit lui en revenaient dans un état fâcheux. Donc, bravant tout, j'étais allé voir votre guide, Gras Roux, qui m'a eu l'air d'un brave homme, et les chevaux étaient commandés pour le lendemain, lorsqu'un orage épouvantable qui a éclaté vers trois heures nous a forcés de rester chez nous: la foudre grondait encore à huit heures du matin, l'eau tombait par averses terribles. Deux autres fois, nous avons projeté l'ascension, et deux fois ou la pluie, ou le vent, ou les nuages se sont mis à la traverse. Ajoutez que le temps n'est plus certain, qu'il commence à faire froid, et que j'hésite à risquer ma femme sous les ondées. Enfin, nous guettons le ciel; et s'il y a une éclaircie, nous monterons là-haut, autant par devoir de touriste que par curiosité.
Nous sommes allés à Murols, de l'autre côté de la montagne de l'Angle. Cinq lieues superbes, c'est ce que j'ai vu ici de plus saisissant. Le col de Diane, lorsqu'on redescend sur l'autre pente, du côté du lac Chambon, est d'une grandeur sauvage. Ajoutez que ma gourmandise a été flattée, car j'ai mangé à Murols des truites fraîchement pêchées, d'une délicatesse inconnue. Les ruines du château sont fort intéressantes, des salles entières s'y trouvent conservées, envahies de ronces, les cheminées obstruées par les arbres, qui ont poussé là comme des bûches oubliées. Au retour, nous avons eu l'orage obligé, un orage qui nous a surpris, dans notre landau, tandis que nous remontions le col de Diane. Comme nous atteignions le point culminant (quinze cents mètres, je crois), nous étions en plein dans la nuée orageuse, le tonnerre grondait au-dessous de nous.
Vous avez tort de dédaigner Latour, car la route qui y conduit est certainement la plus agréable et la plus belle du Mont-Dore. Je la préfère même à celle de Clermont. Le vallon de la Scierie est un enchantement de verdure et de grands ombrages; la Roche Vendeise, en face de La Bourboule, m'a paru fort curieuse; je ne connais nulle part d'aussi beaux sapins et d'aussi beaux hêtres que ceux du bois de la Charbonnière, dans lequel on monte pendant près d'une heure. Enfin, il y a l'immensité qui se déroule du plateau de Latour, quatre départements aperçus. Ce jour-là pas d'orage, par un oubli du ciel: un temps charmant.
J'aime moins les cascades, sauf celle du Queureilh. Toutes se ressemblent. Je les trouve un peu tableaux à pendule. Toujours des coins adorables de verdure, d'ailleurs. En somme, un beau pays, mais qui ne dit pas grand'chose à ma littérature. C'était bon pour les romantiques, qui l'ont tous raté, du reste, tellement ils avaient peu de conscience. Je crois que notre banlieue parisienne fait plus notre affaire, à nous, qui cherchons de l'humanité dans les horizons. Ici, il n'y a que des rochers et des arbres: l'âme du pays m'échappe, elle est historique.—C'est comme ce monde qui m'entoure, je le vois très mal, je n'ai aucune des sensations dont vous me parlez. Sont-ils mélancoliques, sont-ils même malades? du diable si j'en ai la conscience nette! Je crains de les voir à travers des idées, il faudrait les fréquenter, et les pénétrer davantage, pour en parler sans mentir. Bref, jusqu'à présent, tout cela ne m'a rien dit, pas même pour une nouvelle. On pourrait y mettre le chapitre d'un roman, si on avait un héros phtisique, ce qui serait très élégant.
Ma femme suit héroïquement son traitement, qui s'est agrémenté de bains et de douches. Elle ne va pas mal, elle irait même mieux, si l'on osait se prononcer. Il est fort possible maintenant que nous revenions faire une saison l'armée prochaine.
Voilà les nouvelles, mon bon. Nous resterons certainement ici jusqu'au 28, puis nous vagabonderons pendant cinq ou six jours, avant de retourner à Paris. Je vous ferai signe: si vous y êtes, nous nous verrons, pour conclure sur ce pays.
Nos vifs compliments à votre mère, et deux bonnes poignées de main du ménage pour vous.
Nous allons, ce soir, voir jouer Mam'zelle N'y-Touche au Casino!—Vallès est ici avec sa secrétaire. Il traîne, lamentable, au café! Je le crois fichu.
Au même.
Mont-Dore, 25 août 1884.
Eh bien! nous y sommes montés, à ce fameux Sancy, et c'est tout un drame qu'il faut que je vous raconte.
D'abord, sachez que nous avons ici notre voisin de Villennes, le docteur Magitot. Il s'est empressé, a voulu venir avec nous, a loué des chevaux et arrêté un guide; ce qui fait que nous n'avons pas usé du vôtre, faute grave dont nous nous sommes repentis.
Nous voilà donc à cheval, vendredi à midi. Je vous confesse maintenant que dans nos hésitations, la peur du cheval entrait pour beaucoup. Jamais nous n'avions monté, ni ma femme ni moi; et cinq heures de selle, même au pas, une ascension de sept cents mètres, sont un début un peu gros pour des cavaliers absolument novices. Ajoutez que nos bêtes étaient lamentables, équipées avec des débris de harnais, et que le guide, très âgé, avait l'infirmité d'être sourd et le vice d'être têtu. Quand nous avons aperçu cet équipage, nous aurions certainement refusé le tout, si nous n'avions eu peur de blesser le docteur Magitot.
Nous voilà donc tous les trois en selle, moi assez branlant et le docteur à peu près aussi mal d aplomb que moi, mais nous tenant quand même l'un et l'autre, sans trop de ridicule. C'était ma pauvre femme qui allait moins bien, tellement sa selle était mauvaise et la blessait. A deux kilomètres du Mont-Dore, j'ai bien cru que nous ne pourrions pousser plus loin. Pourtant, après être descendue, elle est remontée et s'est trouvée mieux. Nous voilà du coup très gais, traversant la Dordogne, enfilant les lacets de la montagne, arrivant en haut, après une bonne heure et demie de cavalcade laborieuse. Je remets à plus tard l'ascension du cône final et les impressions de nature.
Il était trois heures environ, lorsque nous nous sommes remis à cheval. Comme je craignais un peu la descente, je dis au guide de prendre la tête, avec le cheval de ma femme, et de ne pas lâcher la bride, par peur qu'il ne trottât. Les choses d'abord marchent fort bien. Mais bientôt le guide, gêné de marcher ainsi contre la bête, dans l'étroit sentier, lâche la bride et se met à cueillir des fleurs. Deux ou trois fois, ma femme l'appelle, mais il répond toujours avec entêtement et tranquille: «N'ayez crainte!» Et le pis était que, de temps à autre, il allongeait un coup de canne sur la croupe du cheval, une sacrée rosse qui s'arrêtait parfois tout court. Enfin, nous étions presque en bas, à peu près à la hauteur de la cascade du Serpent, lorsque la catastrophe s'est produite. Sous un coup de canne plus violent, la rosse a pris subitement le trot, et naturellement à la pente la plus raide des lacets. Ma femme s'est mise à crier et, perdant la tête, elle est tombée comme une masse à la renverse, d'une façon si singulière, que l'étrier s'est trouvé ramené sur le dos du cheval, et qu'elle est ainsi restée pendue par un pied, la tête en bas. Heureusement, dans sa chute, elle avait dû tirer sur les guides, ce qui avait arrêté la bête. Vous voyez notre épouvante. J'ai sauté de mon cheval, je ne sais comment, par-dessus la tête, je crois, et je suis accouru, tandis que le docteur Magitot arrivait aussi. Le guide avait toutes les peines du monde à dégager le pied de l'étrier. Je tenais ma femme entre les bras, nous tremblions que le cheval ne fit un mouvement, car elle se trouvait entre ses pieds, et il l'aurait broyée. Enfin, nous l'avons eue.
Et c'est miracle, mon bon ami. Rien, pas une blessure, pas un froissement. Elle n'a qu'une légère égratignure et deux petites bosses, dont elle ne s'est aperçue que le lendemain. Tout de suite, nous avons plaisanté, mais pendant deux jours j'en ai gardé un grand tremblement intérieur. Je ne pouvais fermer les yeux, sans la voir tomber à la renverse et se casser la tête.
J'achève. Le guide pleurait en répétant qu'il en avait le cœur malade. Pour la consoler, il voulait que nous remontions en selle. Mais nous avons refusé énergiquement, et nous avons fait gaillardement à pied les cinq kilomètres qui nous séparaient du Mont-Dore. Le soir, pour montrer notre force d'âme, nous sommes allés entendre Le Domino noir, une œuvre profonde sans doute, car nous nous demandons encore ce qu'elle signifie.
Et voilà qui prouve qu'on ne devrait jamais faire ce qu'on ne sait pas faire. Le guide, à la vérité, a manqué de précautions, et ma femme assure que la selle était beaucoup trop petite pour elle. Il est vrai aussi que, si le cheval n'avait pas été une rosse, peut-être serait-il arrivé un grand malheur.
Pour revenir brièvement au Sancy, je n'ai pas éprouvé le saisissement que j'attendais. La route est fort belle, d'une belle solitude sauvage, par moments. Mais le panorama, en haut, montre l'étroitesse de ces Monts d'Auvergne, qui en somme ne tiennent guère que seize lieues sur huit lieues de pays. Le temps était superbe, il y avait bien, dans les fonds, une légère brume de chaleur, mais elle ne gênait guère. Il faut vous dire que j'ai toujours mes sacrées montagnes du Midi dans la tête, et que les verdures fleuries de ces pays auvergnats n'arrivent même pas à me désarmer. Je trouve ces bosses bêtes, l'horreur de leur Val d'Enfer et de leur gorge de Chaudefour me semble une horrible bergerie, lorsque je me rappelle certains coins de là-bas. Il faudrait voir les Monts-Dore avec de la neige.
Nous partons samedi, mais nous ne serons pas à Paris avant mercredi. Nos meilleurs compliments à votre mère, et deux bonnes poignées de main pour vous.
A Ernst Ziégler.
(FRAGMENTS)
14 septembre 1884.
... J'écris à X***, pour rassurer ces pudiques Allemands, en comptant que vous voudrez bien ménager vous-même leurs dames de la meilleure société. A ce propos, vous savez que je vous ai donné le droit de trancher dans ma prose, car je ne vous ai pas promis un roman de petites filles...
7 octobre 1884.
... Je vous autorise de nouveau à supprimer les passages qui vous sembleraient trop vifs. Ils sont peu nombreux et ne tiennent pas essentiellement à l'action...
A Georges Charpentier.
(FRAGMENT)
Médan, 13 janvier 1885.
... Je vous envoie deux nouveaux chapitres de Germinal, en un paquet recommandé. Ce diable de roman me donne un mal de chien. J'ai encore les deux derniers chapitres à vous envoyer. Ils ne seront pas finis avant douze ou quatorze jours. Mais je suis content, cela suffit...
A Henry Céard.
Médan, 18 janvier 1885.
Mon cher Céard,
J'écris à Piégu que je ne puis prendre un engagement formel, mais que j'accepterai volontiers son hospitalité, le jour où j'aurai quelque chose à dire.—Dans tout cela, ce qui me charme, c'est que vous avez enfin une place où écrire. Il est bon de pouvoir se soulager le cœur.
Non, Germinal n'est pas fini. J'ai encore cinq ou six jours de travail. Ce diable de roman m'a donné beaucoup de mal. Mais je suis très content, surtout de la seconde moitié, et c'est l'essentiel.—Vous avez tort de lire ça dans Le Gil Blas, car le feuilleton déforme tout.
Nous ne rentrerons guère à Paris que du 12 au 14. Je désire me débarrasser ici de mes dernières épreuves, et j'ai un tas de papiers à ranger. Paris me tente très peu d'ailleurs, et je crois bien que je n'y mettrais pas les pieds sans les quelques amis que je puis y avoir encore. Je n'ai soif que de travail.
Nos bons souhaits de santé à votre mère, et une vigoureuse poignée de main pour vous.
A Georges Charpentier.
Médan, 25 janvier 1885.
Enfin, mon bon ami, Germinal est terminé! Je vous en envoie les deux derniers chapitres, et je vous prie de m'écrire deux lignes, pour me dire que vous les avez reçus, ce qui me tranquillisera. Veuillez prier l'imprimerie de me composer et de m'envoyer cette fin tout de suite, car mes traducteurs se fâchent et je veux me débarrasser des placards avant de rentrer à Paris.
La longueur de ce sacré bouquin me désespère pour vous. Nous dépasserons seize feuilles.
Et rien autre, si ce n'est que je suis enchanté. Ah! que j'ai besoin «d'un peu de paresse»!
A Ferdinand Fabre.
Médan, 5 février 1885.
Comme je suis en retard, mon cher confrère, pour vous remercier et pour vous féliciter de votre Lucifer. J'étais enfoncé dans le dénouement de mon dernier livre, je ne voulais rien lire, et je vous avais mis de côté, en attendant d'avoir la tête libre. Et je vous achève à l'instant; je trouve que vous n'avez jamais été plus solide ni plus grand. Je sais d'ailleurs que votre œuvre a beaucoup de succès. C'est une grâce des dieux lorsqu'on n'épuise pas trop tôt la popularité et qu'on monte jusqu'au dernier jour dans l'admiration de son époque.
Cordialement.
A Georges Montorgueil.
Paris, 8 mars 1885.
J'ai à vous remercier bien vivement, Monsieur et cher confrère, de la très belle et très sympathique étude que vous avez bien voulu consacrer à Germinal.
Ma joie est grande de voir que ce cri de pitié pour les souffrants a été bien compris de vous. Peut-être cessera-t-on cette fois de voir en moi un insulteur du peuple. Le vrai socialiste n'est pas celui qui dit la misère, les déchéances fatales du milieu, qui montre le bagne de la faim dans son horreur! Les bénisseurs du peuple sont des élégiaques qu'il faut renvoyer aux rêvasseries humanitaires de 48. Si le peuple est si parfait, si divin, pourquoi vouloir améliorer sa destinée? Non, il est en bas, dans l'ignorance et dans la boue, et c'est de là qu'on doit travailler à le tirer.
Merci encore, et bien cordialement à vous.
A Zevort[51].
Paris, 21 mars 1885.
Mon cher Zevort,
Je me souviens parfaitement, je me souviens de tout. Tu me tends si cordialement la main, que j'en suis très heureux, et que je te la serre bien volontiers. Les gamins d'autrefois ont grandi, en effet, séparés par tout un monde, dans des idées sans doute différentes. Mais il suffit d'avoir été jeunes ensemble, cela noue un lien que rien ne peut rompre.
Bien cordialement à toi.
A Édouard Rod.
Paris, 27 mars 1885.
Merci, mon cher Rod, de votre aimable note sur Germinal. Vous me faites la part superbe. Mais je défends mes Hennebeau. Comment n'avez-vous pas compris que cet adultère banal n'est là que pour me donner la scène où M. Hennebeau râle sa souffrance humaine en face de la souffrance sociale qui hurle! Sans doute, je me suis mal fait entendre. Il m'a semblé nécessaire de mettre au-dessus de l'éternelle injustice des classes l'éternelle douleur des passions.
Merci encore, et bien à vous.
A Francis Magnard.
4 avril 1885.
Cher Monsieur Magnard,
Merci d'abord au Figaro des études sympathiques qu'il a bien voulu consacrer à Germinal. L'écrivain est tiré d'affaire, et certes avec beaucoup plus d'éloges qu'il n'en mérite. Mais l'observateur, le simple collectionneur de faits, souffre, depuis l'apparition du livre, de voir contester l'exactitude de ses documents. Et, tout en sachant combien de telles discussions sont inutiles, je ne puis résister au besoin de maintenir absolument la vérité générale des mineurs que j'ai mis en scène.