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Correspondance: Les lettres et les arts

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Je lis ce matin l'article de M. Henry Duhamel. Il me reproche d'avoir imaginé une femme travaillant au fond de la mine, lorsque lui-même établit que jusqu'en 1874 le fait a eu lieu en France, comme il a lieu encore aujourd'hui en Belgique. Or, mon roman se passe de 1866 à 1869. Dès lors, n'étais-je pas libre d'utiliser le fait existant pour les nécessités de mon drame? Il prétend, il est vrai, que le roman n'a pas sa vraie date, que ma grève est la grève qui a éclaté l'année dernière à Anzin. C'est là une erreur profonde, et il suffit de lire: j'ai pris et résumé toutes les grèves qui ont ensanglanté la fin de l'empire, vers 1869, particulièrement celles d'Aubin et de La Ricamarie. On n'a qu'à se reporter aux journaux de l'époque. Au demeurant, puisque M. Duhamel accorde que deux cents femmes descendaient encore en 1868, il me semble que j'avais bien le droit d'en faire descendre au moins une en 1866.

Même réponse au sujet des salaires. Nous sommes vers la fin de l'empire, et en temps de crise industrielle. J'affirme que les salaires, à ce moment, étaient bien ceux que j'ai indiqués. J'ai entre les mains les preuves, qu'il serait trop long de donner ici.

Mais j'arrive à la fameuse accusation d'avoir traité les mineurs comme un ramassis d'ivrognes et de débauchés. M. Duhamel défend la propreté et la moralité des corons. Je ne puis que le renvoyer à mon livre. J'ai dit que les corons étaient tenus par les ménagères avec une propreté flamande, sauf les exceptions: voilà pour le reproche de saleté exagérée.

Quant à la promiscuité, à l'immoralité qui tient aux conditions mêmes de l'existence, j'ai dit que sur dix filles six épousaient leurs amants, quand elles étaient mères; et j'ai dit encore que, dans les ménages où l'on prenait un pensionnaire, un «logeur», il arrivait une fois sur deux que l'aventure tournât au ménage à trois. Telle est la vérité, que je maintiens. Qu'on ne me contredise pas avec des raisons sentimentales; qu'on veuille bien consulter les statistiques, se renseigner sur les lieux, et l'on verra si j'ai menti.

Hélas! j'ai atténué. La misère sera bien près d'être soulagée, le jour où l'on se décidera à la connaître dans ses souffrances et dans ses hontes. On m'accuse de fantaisie ordurière et de mensonge prémédité sur de pauvres gens, qui m'ont empli les yeux de larmes. A chaque accusation je pourrais répondre par un document. Pourquoi veut-on que je calomnie les misérables? Je n'ai eu qu'un désir, les montrer tels que notre société les fait, et soulever une telle pitié, un tel cri de justice, que la France cesse enfin de se laisser dévorer par l'ambition d'une poignée de politiciens, pour s'occuper de la santé et de la richesse de ses enfants.

Bien cordialement à vous.


A Jean Richepin[52].

Paris, 20 avril 1885.

Votre lettre me cause une bien vive joie, mon cher confrère, et j'en suis très touché, très fier, d'autant plus fier qu'il y a eu parfois quelque aigreur entre nous. Tout cela est loin, il y a toujours place pour de l'estime et de l'admiration entre travailleurs. Merci pour votre crânerie à me tendre la main, que je serre bien affectueusement.


A Charles Chincholle.

Paris, 6 juin 1885.

Mon cher confrère,

Je crains bien qu'on ne vous ait trompé, car Roybet n'est pas du tout mon héros. Vers la fin de mon roman, je dirai simplement un mot de la génération actuelle, des peintres à hôtel, opposés aux artistes passionnés et pauvres de ma jeunesse; mais ce n'est là qu'une note, le drame est ailleurs, dans le combat d'un génie incomplet avec la nature, dans la lutte d'une femme contre l'art. Ceci est passablement obscur, n'est-ce pas? C'est que je désire n'être pas plus clair, tout en vous évitant des erreurs trop grosses.

Autre malheur, je n'ai pas encore trouvé un titre dont je fusse content. Le seul possible jusqu'à présent est: L'Œuvre, et je le juge bien gris.

Il est convenu que cette lettre restera entre nous. Écrivez tout ce qu'il vous plaira, et je vous en remercie à l'avance; mais promettez-moi de me laisser en dehors de ces renseignements hâtifs, que ma conscience d'écrivain réprouve. Je désire simplement vous être agréable, à vous et à M. Magnard.

Cordialement.


A Gustave Geffroy.

Médan, 22 juillet 1885.

Vous êtes très aimable, mon cher confrère, et j'ai à vous remercier de la belle étude que vous ayez bien voulu me consacrer. Ce sont par des critiques amies et pénétrantes comme la vôtre, que la vérité se fera enfin sur moi; car on a beau noircir à mon sujet des rames de papier, je suis encore dans la légende pour le plus grand nombre.

Vous avez raison, je crois qu'il faut avant tout chercher dans mes œuvres une philosophie particulière de l'existence. Mon rôle a été de remettre l'homme à sa place dans la création, comme un produit de la terre, soumis encore à toutes les influences du milieu; et, dans l'homme lui-même, j'ai remis à sa place le cerveau parmi les organes, car je ne crois pas que la pensée soit autre chose qu'une fonction de la matière. La fameuse psychologie n'est qu'une abstraction, et en tous cas elle ne serait qu'un coin restreint de la psychologie.

Merci mille fois d'avoir indiqué cela dans mon œuvre. J'ai été très touché des bonnes choses cordiales que j'ai senties entre les lignes de vos deux articles. Et je vous prie de me croire votre bien dévoué et bien reconnaissant.


A Coste.

Médan, 25 juillet 1885.

Mon cher Coste, je m'étonnais un peu de votre long silence, et je vous aurais écrit, si moi-même je n'étais toujours très bousculé. J'avais appris la mort de votre sœur, mais trop tard, de sorte que j'ai eu la crainte de raviver votre douleur, en vous envoyant mes condoléances. J'ignorais les détails douloureux de sa fin. Mon pauvre ami, nous sommes tous sous la continuelle menace des catastrophes et du deuil.

Enfin, c'est décidé: nous partons le 8 pour le Mont-Dore, et nous serons à Aix dans les premiers jours de septembre. De là, nous filerons jusqu'à Nice avec les Charpentier, qui doivent nous rejoindre à Marseille, Mais nous vous donnerons toujours une semaine. Seulement, je vous en prie, ne soufflez mot de ce voyage, car je tremble à l'idée des fâcheux.—Alexis et Cézanne, qui sont chez moi en ce moment, se trouveront là-bas en même temps que nous.—D'ailleurs, je vous écrirai du Mont-Dore.

Rien de nouveau, en attendant.—Je travaille, c'est l'éternelle chanson. Je lis vos lettres du Sémaphore, dont certaines m'intéressent et me plaisent beaucoup.—Comme vous, je souffre de la chaleur, qui n'est pas très forte en ce moment. Mais nous «jouissons» d'une sécheresse extraordinaire pour le pays: depuis un mois, il n'a pas plu, mon jardinier se désespère.—Et rien autre.

A bientôt, mon cher Coste, préparez-vous à nous offrir à déjeuner à votre bastide.—Ma femme vous envoie ses amitiés, et j'ajoute une vigoureuse poignée de main.


A Henry Céard.

Mont-Dore, 23 août 1885.

Non, certes, mon ami, vous ne m'avez pas fait de la peine. Où et comment auriez-vous pu m'en faire? Votre lettre me chagrine. Je vous y vois seul et désespéré, plus que je ne l'aurais cru. Il n'y a que le travail, créez-vous quelque grosse besogne, donnez-vous un but; c'est le seul oubli possible de la vie. Mais dites-vous bien que nous nous connaissons trop et que nous nous aimons trop maintenant pour jamais nous blesser.

Voici les raisons de ma paresse à vous écrire:

Nous avons eu ici, cette année, un début déplorable. Ma femme a dû prendre froid en chemin de fer; si bien qu'elle est arrivée avec un gros rhume et qu'elle a gardé le lit deux jours. Me voyez-vous, dans la banale chambre d'hôtel, avec la terreur inavouée d'une fluxion de poitrine, au milieu de l'indifférence des bonnes et du tapage épouvantable des autres voyageurs! Nous occupons la chambre du premier au coin de la place et de la rue Ramond, et vous n'avez pas la moindre idée du vacarme: les chevaux, les ânes, les voitures, les cris des marchands, le tout accompagné par les volées de cloche des hôtels, le hurlement des chiens et la trompette exaspérante de l'omnibus de La Bourboule. Ayez une malade chère dans un lit, et jugez de la cruauté de ce Mont-Dore, où l'on vient payer de tant de soucis une illusion de santé.—Je me hâte d'ajouter que ma femme va beaucoup mieux, et que le traitement, qui la fatigue extrêmement cette année, paraît pourtant avoir de bons résultats.

Mon second empêchement a été le travail. J'avais laissé à Paris les sept premiers tableaux de Germinal et j'ai voulu abattre les cinq derniers. Ils sont finis d'hier. C'est un gros ennui de moins. Je serais très content, si j'avais la moindre illusion sur les gifles que mon travail va recevoir au Châtelet. Ainsi j'ai donné à la foule un rôle important qui sautera évidemment aux répétitions, car il faudrait que je perdisse moi-même deux mois pour tâcher de mettre sur pied cette tentative. On m'a déjà fait remarquer avec effroi que des figurants à vingt sous la soirée «ne pouvaient pas jouer». C'est dommage, il y aurait là quelque chose de très saisissant à tenter.

Et voilà, mon ami, j'allais vous écrire enfin lorsque j'ai reçu votre lettre. J'allais vous dire que nous menons ici une existence de petits bourgeois de province. On ne nous a pas encore vus au Casino, ni dans un café, et nous n'avons pas fait une seule promenade en voiture. Je me suis procuré une lampe, et nous passons les soirées dans notre chambre, comme à Médan, à prendre notre thé, que nous faisons nous-mêmes. Pourtant, comme notre séjour s'avance, nous allons nous remuer un peu, aller à La Bourboule, que nous avions négligée l'année dernière.

Notre voyage dans le Midi avec les Charpentier est flambé. Ils m'ont écrit une lettre, pleine de terreur du choléra. Irons-nous là-bas tout seuls? C'est peu probable, notre médecin ici nous le déconseille. Il est à croire que nous partirons le 3 septembre, que nous flânerons jusqu'au 10, pour rentrer ensuite à Médan. Je vous écrirai, je vous ferai signe, lors de notre passage à Paris, pour que tous veniez manger la soupe avec nous.

J'ai beaucoup regretté pour vous la disparition du Télégraphe. Mais c'était fatal, j'avais flairé la chose, et c'était pourquoi j'hésitais tant à conclure pour mon roman. J'en suis revenu au train-train ordinaire, j'ai traité pour vingt mille francs avec Le Gil Blas, car Le Figaro m'a décidément effrayé, j'ai vu le bâillement d'ennui des lecteurs devant ce bouquin de pure physiologie artistique et passionnelle.

Travaillez, travaillez, mon ami. Je vous jure que l'oubli est là, même quand le travail est lourd, même quand il est ingrat. Et dites-vous que vous avez des amis qui vous aiment et qui veulent vous savoir heureux[53].

Une bonne poignée de main de nous deux.


A Coste.

Mont-Dore, 1er septembre 1885.

D'après vos nouvelles, et d'après celles des journaux, je pense comme vous, mon cher ami, que nous pourrions très bien nous risquer à Aix. Mais nous reculons au dernier moment: à quoi bon risquer un millionième de mauvaise chambre, dans un voyage de simple plaisir? Je préfère organiser autre chose, un séjour là-bas de deux ou trois mois, cet hiver peut-être, ou à coup sûr dans le courant de l'année prochaine; car ma femme est décidément très souffrante des bronches, et je pense que le Midi lui ferait plus de bien que le Mont-Dore où le climat est très âpre.—Vous nous dites: à bientôt; ce n'est pas à bientôt, mais à quelques mois certainement.

Nous allons donc rentrer à Médan, sans trop nous presser. Le pis est que je suis en retard, pour mon bouquin, dont le quart à peine est écrit. Puis, Germinal au Châtelet va me tracasser, malgré mon désir de m'en occuper le moins possible. Moi qui avais espéré quinze beaux jours de vacances, à manger des oursins et de la bouillabaisse!

Je lis vos lettres dans Le Sémaphore, et je vois en effet que vous nagez en pleine politique. Comme vous le dites, cela est quand même intéressant pour les gaillards sans ambition, qui s'amusent à regarder la farce humaine. Prenez des notes, et tâchez donc de nous faire quelque chose, une étude bien vivante.—C'est à l'Odéon qu'Alexis a fait recevoir deux actes, adaptés de l'anglais. Je sais en effet que Cézanne est à Gardanne, Et quant à Baille, il a raison de voir la vie en rose.

Amitiés de nous deux.


A Antony Valabrègue.

Médan, 8 octobre 1885.

Oui, mon cher Valabrègue, nous sommes de retour à Médan, et nous serons très heureux de vous avoir à déjeuner le jour qu'il vous plaira.

Comme je vais assez souvent à Paris, prévenez-moi par un mot deux jours à l'avance, pour que vous ne trouviez pas la maison vide. Nous ne déjeunons qu'à une heure, vous pouvez ne prendre que le train de dix heures cinquante, mais choisissez un beau jour, car il vous faut descendre à la station de Villennes, et il y a vingt-cinq bonnes minutes pour se rendre chez nous. Tout le monde vous indiquera la route.

En attendant votre bonne visite, promise depuis si longtemps et amicalement attendue, nous vous envoyons notre vieux et bon souvenir.


A Antoine Guillemet.

Médan, 1er novembre 1885.

Merci, mon bon Guillemet, de votre poignée de main si cordiale. Je vous réponds en toute hâte, au milieu des lettres qui pleuvent chez moi et des réponses que je suis forcé de faire.

Hein? Quelle aventure bête! Mais je les crois touchés sérieusement, cette fois. Si le pauvre Germinal n'est pas joué, il aura été tout de même une fameuse pierre dans le jardin des imbéciles.

Donc, vous vous plaignez du temps, et vous n'avez pas fait grand'chose. J'en ai autant à votre service, mon roman est très en retard, je vais être forcé de rester ici jusqu'aux premiers jours de mars. Mais, à un de mes voyages à Paris, si je trouve un moment, j'irai vous serrer la main et voir vos études.

Ma femme ne va pas bien du tout. Le Mont-Dore, cette année, lui a été très défavorable. Il est à croire que je la mènerai simplement dans le Midi, l'année prochaine. Elle embrasse petit Jean[54], et envoie ses amitiés à votre femme.

Bon courage, mon ami, bonne santé, et travaillez loin des crétins: c'est le bonheur.

Cordialement à vous.


A Henry Céard.

Médan, 11 novembre 1885.

Merci, mon bon ami. Je reçois ce matin votre paquet de journaux, et vous êtes bien gentil de vous être donné toute cette peine.

Les résultats de la campagne n'ont pas été douteux pour moi une seconde. J'irai jusqu'au bout, et lorsque la Chambre aura voté le maintien de la Censure, vous verrez de quelle façon je me séparerai de la littérature française. C'est une honte, cette lâcheté. Et ce qui m'indigne surtout, c'est la solitude où je me sens. A part le brave Geffroy, mon vieil Alexis, deux ou trois autres enfants perdus, pas un mot de soutien, pas une solidarité de talent et de courage. Ah! les lâches, tous! même nos amis!

Et vous qui parlez de demander la suppression du Ministère des Beaux-Arts! Mais, mon bon ami, tous nos confrères se mettraient à plat ventre pour lécher les bottes des chefs de bureau!

Moi, toute cette ignominie me donne l'envie de faire des chefs-d'œuvre. Je me porte très bien et je travaille comme un ange.—Merci, merci encore et venez donc nous surprendre, un jour que la boue de Paris vous montera à la gorge.

Affectueusement à vous.


Au même.

Médan, 16 novembre 1885.

Mon bon Céard, permettez-vous à ma vieille amitié et à mon titre d'aîné, de vous dire que c'est vous qui êtes le grand enfant dans toute cette affaire? Si vous avez compté que quelque chose d'utile aux lettres ou à moi peut sortir d'une décision de la Chambre, c'est que vous avez encore des illusions. Je garde votre lettre et nous en causerons un jour ensemble: vous en rirez.

Maintenant, laissez-moi dire que je ne suis pas engagé du tout, que M. Laguerre m'a été amené et que je n'ai pu le consigner à ma porte, que je lui ai dit mon engagement avec Clemenceau, qu'il a été entendu que Clemenceau seul déciderait, que l'affaire est entre les mains de ce dernier. En effet, il a été question d'une interpellation, qui ne serait sans doute que du bruit inutile; mais soyez persuadé qu'un projet de loi sera un enterrement de troisième classe. Cela m'est égal du reste, interpellation, projet de loi, ce qu'on voudra. Il me faut simplement quelque chose, puisque j'ai annoncé qu'il y aurait quelque chose.

J'ai déjà écrit à Clemenceau. Je lui écris encore en même temps qu'à vous, pour lui répéter ce que je lui ai déjà dit, que je le laisse seul maître de la situation! Je n'agirai certainement en dehors de lui que lorsqu'il m'aura averti lui-même de n'avoir plus à compter sur ses bons offices.

Et maintenant, pardonnez-moi de vous avoir fourré là-dedans. Il m'était si facile d'en porter toute la responsabilité, qui m'est légère!

Bien affectueusement à vous.


Au journal Le Figaro.

9 décembre 1885.

Louis Desprez[55].

Je l'ai connu et je l'ai aimé.

C'était un pauvre être, mal poussé, déjeté, qu'une maladie des os de la hanche avait tenu dans un lit pendant toute sa jeunesse. Il marchait péniblement avec une béquille, il avait une de ces faces blêmes et torturées des damnés de la vie, sous une crinière de cheveux roux.

Mais, dans ce corps chétif d'infirme, brûlait une foi ardente. Il croyait à la littérature, ce qui devient rare. Il avait le plus haut des courages, le courage intellectuel; que d'hommes de grand talent sont des lâches dans l'ordre des idées! C'était en le sentant brave et croyant que je m'étais mis à l'aimer. Fils d'un universitaire, il avait dû rompre avec sa famille, il vivait d'une petite rente, à l'écart; et cet enfant de vingt et quelques années, si faible, rêvait les grandes luttes, s'exténuait au travail, déjà marqué pour le martyre.

Lorsqu'il eut publié Autour d'un Clocher, et qu'on lui fit ce procès imbécile dont il allait mourir, je fus pris d'une pitié inquiète devant sa faiblesse. Il m'avait demandé mon avis, je le conjurai de plier l'échine, d'implorer la clémence par une attitude soumise. Mais il ne m'écouta point; on se souvient peut-être qu'il voulut plaider lui-même son cas, réclamer à voix haute la liberté des lettres, ce qui, naturellement lui valut un mois de prison. N'était-ce pas fatal? La loi inepte[56] qu'on a votée pour empêcher le trafic malpropre d'une douzaine de polissons, ne devait elle pas égorger d'abord un pauvre enfant qui promettait un écrivain de race? Toujours l'effroi de la liberté, cet effroi qui, un de ces beaux matins, nous mettra au cou le carcan d'un dictateur.

Voilà le malheureux à Sainte-Pélagie, car il refusa encore de m'entendre lorsque je le suppliai de solliciter la grâce de faire son mois dans une maison de santé. Il s'obstinait crânement à faire sa peine, an nom de la littérature outragée en lui. Et le martyre passa ses espérances, car on le mit avec les voleurs, dans l'enfer du droit commun; oui, pour avoir écrit un livre, pour quelques pages libres, comme il y en a cent dans nos vieux auteurs! Nous allâmes le voir, Daudet et moi, et je me souviendrai toujours de son entrée, dans le petit parloir: effaré, hâve, ses cheveux rouges dressés sur son front livide, n'ayant pas même pu se laver depuis cinq jours, si sale qu'il ne voulut point nous donner la main. M. Camescasse, alors préfet de police, a été particulièrement odieux dans cette affaire. Vainement, des hommes de lettres s'en mêlèrent, il fallut qu'un homme politique, M. Clemenceau, intervînt. C'était dans l'ordre, ces gens au pouvoir nous dédaignent, mais pas autant que nous les méprisons.

Eh bien! ils l'avaient assassiné, simplement. Quand il sortit, il vint me voir, traînant sa jambe avec plus de peine, et il me dit: «Je crois bien qu'ils m'ont achevé; je vais m'enterrer à la campagne, pour tâcher de me remettre». En arrivant là-bas, dans la petite maison qu'il possédait au fond de la Champagne, il dut prendre le lit et il ne l'a plus quitté; des souffrances atroces, la jambe immobilisée dans un appareil, et un rhume, aggravé par Sainte-Pélagie qui se tournait en bronchite aiguë. Hier, il en est mort.

J'avoue que je n'ai pas mon sang-froid. Tout à l'heure, en apprenant la nouvelle, je me suis senti soulevé de colère. Mes mains en tremblent encore, c'est une rage d'indignation. Et le pauvre enfant me hante, il se dresse continuellement devant mes yeux, il semble attendre quelque chose de moi. Oui, c'est son dernier vœu que j'ai à remplir, j'aurais un éternel remords si je ne protestais pas à voix haute, de toute ma douleur. Je le dois à lui, à moi-même, à la littérature qui est ma vie. En ce moment, je ne veux plus savoir si, dans cet assassinat, il y a eu un tribunal, des jurés, un préfet de police; j'ai l'unique et invincible besoin de crier: «Ceux qui ont tué cet enfant sont des misérables!»


A Alphonse Daudet.

Médan, 15 décembre 1885.

Certes, oui, mon ami, nous voulons être tous les deux de la fête. Mais n'envoyez pas les places ici, de peur qu'elles ne se croisent avec nous; remettez-les à Charpentier, chez qui nous devons dîner, le soir de Sapho. Et merci.

Je viens de recevoir Tartarin. Il a bon air et sent bon. Les extraits que j'ai lus dans les journaux sont d'une bien jolie verve. Nous allons, ce soir, commencer le vrai régal, et nous en causerons, comme vous dites.

Rien de nouveau ici, naturellement. Je travaille à en être malade, bousculé par ce diable de Gil Blas, qui m'a fait accepter une date trop rapprochée. Je souhaite ardemment les deux jours de repos que je vais prendre.

Bonne santé à Mme Daudet, un gros succès à vous, mon ami, et nos vives amitiés à vous tous.

Les journaux me renseigneront, épargnez-vous la dépêche, à moins d'une aventure exceptionnelle.


A Henry Céard.

Médan, 23 février 1886.

Mon cher Céard, je n'ai fini L'Œuvre que ce matin. Ce roman, où mes souvenirs et mon cœur ont débordé, a pris une longueur inattendue. Il fera soixante-quinze à quatre-vingts feuilletons du Gil Blas. Mais m'en voici délivré, et je suis bien heureux, très content de la fin, d'ailleurs.

J'ai bien reçu les numéros du National et de La Justice, et je vous remercie. J'ai envoyé une carte à M. Millot. Hein? faut-il peu de chose pour les mettre en branle? On aurait le temps, qu'on pourrait vraiment s'amuser à les exaspérer. Du reste, cette affaire d'Amérique s'annonce comme très intéressante. Je prépare d'autres coups.

Nous ne rentrerons pas à Paris avant le 10 mars. J'ai ici à surveiller encore des ouvriers, et je désirerais d'autre part en finir avec les épreuves de L'Œuvre, pendant que je suis tranquille. Puis, j'avoue que, en dehors de mes quelques amis, Paris me tente peu, d'autant plus que je n'ai pas, cette fois, de notes à y prendre. Me voilà déjà mordu par mon roman sur les paysans[57]. Il me travaille, je vais me mettre tout de suite à la chasse aux notes et au plan. Je veux m'y donner tout entier.

Et vous, mon vieil ami, vous me paraissez morose, malgré le gain de votre procès. Pourquoi donc ne vous donnez-vous pas à une œuvre? Je vous assure que, dans le néant de tout, c'est encore l'inutilité la plus passionnante.

Enfin, à bientôt, et nous recauserons de ça. C'est un crime, avec vos facultés, de vous soustraire comme vous le faites. Nous vous le disons tous. Il faudra finir par nous écouter.

Une vigoureuse poignée de main, et les bonnes amitiés de ma femme.


Au même.

Châteaudun, 6 mai 1886.

Mon cher Céard, après une journée à peu près inutile passée à Chartres, je suis ici depuis hier, et je tiens le coin de terre dont j'ai besoin. C'est une petite vallée à quatre lieues d'ici, dans le canton de Cloyes, entre le Perche et la Beauce, et sur la lisière même de cette dernière. J'y mettrai un petit ruisseau se jetant dans le Loir,—ce qui existe d'ailleurs; j'y aurai tout ce que je désire, de la grande culture et de la petite, un point central bien français, un horizon typique, très caractérisé, une population gaie, sans patois. Enfin le rêve que j'avais fait.—Et je vous l'écris tout de suite, puisque vous vous êtes intéressé à mes recherches.

Je retourne demain à Cloyes, d'où j'irai revoir en détail ma vallée et ma lisière de Beauce. Après-demain, j'ai rendez-vous avec un fermier, à trois lieues d'ici, en pleine Beauce, pour visiter sa ferme. J'aurai là toute la grande culture. Aujourd'hui, je suis resté à Châteaudun, pour assister à un grand marché de bestiaux. Tout cela va me prendre quelques jours, mais je rentrerai avec tous mes documents, prêt à me mettre au travail.

Et voilà. Un temps merveilleux, un pays charmant, je ne parle pas de la Beauce, mais des bords du Loir.

A bientôt, n'est-ce pas? Ma femme vous envoie ses meilleures amitiés, et je vous serre bien affectueusement la main.

Nous serons sans doute à Médan mardi.


Au même.

Médan, 16 juin 1886.

Mon ami, n'auriez-vous pas autour de vous, dans des paperasses, les armes de Dourdan (Seine-et-Oise) et celles de Médan: je parle des écussons, avec l'indication des couleurs héraldiques? J'aurais besoin de ces documents pour ma nouvelle salle de billard. Les armes de Médan seraient-elles de la famille qui a possédé le château: les Médan de Beaulieu, je crois. A l'église nous n'avons malheureusement que des armoiries détruites.—Enfin, voyez donc ça. Ici, je ne sais où frapper.

Autrement, rien de nouveau. Je me suis mis cahin-caha à l'écriture de mon bouquin. Le premier chapitre est terminé: cela s'annonce assez largement, sans le sublime que ma sacrée caboche ne peut s'empêcher de rêver.

Et vous, êtes-vous content? avez-vous des nouvelles de l'Odéon? Je ne vois rien dans les journaux, je commence à partager vos inquiétudes, bien qu'il me semble toujours impossible qu'on ne vous joue pas.

A bientôt, et affectueusement pour nous deux.

Je cherche également les armoiries de Corfou, une des Iles Ioniennes appartenant à la Grèce. Ma grand'mère paternelle y était née.—Vous n'avez pas de rapports avec des Grecs[58]?


Au même.

Médan, 25 juin 1886.

Merci mille fois, mon bon ami. J'ai reçu ce matin les petits croquis, et grâce à vous, j'ai même de quoi choisir. Ces documents sont plus que suffisants.

Vous avez bien fait de rejeter les armes si compliquées de Venise, qui eussent été inexécutables ici. Du reste, Cameroni, à qui j'avais écrit en même temps qu'à vous, m'a envoyé le lion ailé de Saint-Marc sur azur, d'un très joli effet. Voilà qui complète le tout.

Maintenant, vous seriez bien aimable de me dire comment je pourrais reconnaître l'obligeance de votre collègue à Carnavalet, qui a dessiné les croquis. Puis-je lui envoyer un de mes livres, quand j'irai à Paris, ou quoi?

Rien de nouveau. Je travaille, je surveille mes ouvriers, et c'est tout.

Bien affectueusement.


A J. van Santen Kolff.

(FRAGMENT)

Juin 1886.

... Je travaille encore au plan de mon prochain roman La Terre, je ne me mettrai à écrire que dans une quinzaine de jours; et ce roman m'épouvante moi-même, car il sera un des plus chargés de matière, dans sa simplicité. J'y veux faire tenir tous nos paysans avec leur histoire, leurs mœurs, leur rôle; j'y veux poser la question sociale de la propriété; j'y veux montrer où nous allons, dans cette crise de l'agriculture, si grave en ce moment. Toutes les fois maintenant que j'entreprends une étude, je me heurte au socialisme. Je voudrais faire pour le paysan, avec La Terre, ce que j'ai fait pour l'ouvrier avec Germinal.—Ajoutez que j'entends rester artiste, écrivain, écrire le poème vivant de la terre: les saisons, les travaux des champs, les gens, les bêtes, la campagne entière.—Et voilà tout ce que je puis vous dire, car il me faudrait autrement entrer dans des explications qui dépasseraient mon courage. Dites que j'ai l'ambition démesurée de faire tenir toute la vie du paysan dans mon livre, travaux, amours, politique, religion, passé, présent, avenir; et vous serez dans le vrai. Mais aurai-je la force de remuer un si gros morceau? En tout cas, je vais le tenter...


Au même.

(FRAGMENT)

Le 19 juillet 1886.

... Je suis en plein travail, pour mon roman La Terre. Mais c'est une besogne terrible, je ne compte pas être prêt avant mars, et je doute que je publie cette fois l'œuvre en feuilletons. Pourtant, rien n'est décidé. Je ne suis pas mécontent des quelques chapitres faits, seulement le sujet me déborde; il est si vaste! Car j'y veux faire tenir toute la question rurale en France: mœurs, passions, religion, politique, patrie, etc., etc. Enfin, je ne puis que me donner tout entier, et c'est ce que je fais; le reste est hors de ma puissance...


A Antoine Guillemet.

Médan, 22 août 1886.

Qu'êtes-vous allé faire à Cayeux, mon pauvre ami? Je savais par Huysmans, qui y est allé, quel désert de sable c'était. Et votre femme qui vous arrive malade dans ce pays du spleen! Votre lettre nous a désolés. Mais nous espérons bien que vos ennuis vont finir, que votre femme se remettra, et que vous rentrerez à Moret, où vous aurez des arbres, au moins.

Nous, nous n'avons pas encore quitté Médan, et il est peu croyable que nous le quittions cette année, à moins que nous n'allions prochainement passer huit jours à Saint-Palais, près de Royan, où se trouvent les Charpentier. Nous avons eu des ouvriers, et nous en avons encore pour une salle que j'ai fait construire. Puis, j'ai mon roman terrible qui me cloue,—un livre qui me donnera bien du mal et qui m'empêchera de rentrer à Paris avant mars peut-être. Vous savez que je ne suis jamais content quand je travaille. Enfin, pourvu que je ne dégringole pas trop vite, c'est tout ce que je demande. Au demeurant, nous sommes bien ici, ma femme ne va pas trop mal, et il ne faut pas demander davantage.

Écrivez-moi, quand vous rentrerez à Paris, car je tâcherai d'aller vous serrer la main, à un de mes voyages.

Bonne santé à votre femme, bon courage à vous, et bonne poussée à Jeanne, qui doit grandir comme un arbre. Et n'attendez pas trop pour nous écrire que votre femme est rétablie,. Ma femme se joint à moi et vous serre à tous affectueusement la main.


A J. van Santen Kolff.

(FRAGMENT)

Le 9 novembre 1886.

... Je travaille toujours à La Terre, mais je ne suis pas encore à la moitié du livre. J'ai dû prendre des vacances cet été, étant très las. Le livre ne peut plus paraître avant mai. C'est une œuvre bien longue, bien hardie, et qui me donne un mal infini...


A Antoine Guillemet.

Médan, 24 novembre 1886.

Mon cher Guillemet,

Nous sommes bien chagrins d'apprendre que les choses ne vont pas mieux chez vous. Nous pensions votre femme remise, et voilà, nous dites-vous, que les ennuis continuent. Décidément, nous sommes tous patraques, car nous autres aussi, nous n'allons que cahin-caha, sans rien de grave pourtant. Il faut se dire que nous n'avons plus vingt ans, que la cinquantaine arrive, du moins pour nous, et qu'on doit payer sa dette à l'âge.

Eh! non, je ne suis guère avancé, avec mon bouquin; La Terre, elle aussi, ne va que lentement. J'ai toutes les peines du monde avec ce sacré livre. Aussi ne rentrerons-nous à Paris que vers la fin janvier, car je veux donner un coup de collier d'ici là. Et une de mes premières visites sera pour vous, car je veux voir les belles choses que vous rapportez.

Courage, tout s'arrangera, mon ami. Votre femme se portera mieux et nous redeviendrons jeunes. En tous cas, nous lui souhaitons une bonne santé, et nous vous envoyons nos vieilles amitiés à vous et au petit Jean.


A Henry Céard.

Paris, 19 décembre 1886.

Mon cher ami,

Je vous ai cherché partout dans la salle, hier soir. Et voilà que je pars sans vous avoir revu. A bientôt, n'est-ce pas? puisque vous venez pour Noël. Les Charpentier prendront le train de 2 heures, samedi, et j'irai les prendre à Villennes. Voyez donc si vous pouvez faire la route avec eux.

N'oubliez pas ma rue, la rue qui doit avoir disparu dans la trouée faite pour les Halles, et d'un nom possible.—Autre chose: vous seriez bien gentil de voir si vous n'avez pas, à votre bibliothèque, le Catéchisme poissard, une brochure, je crois, qu'on vendait sous Louis-Philippe pour les engueulements du carnaval. Vous m'en copieriez les répliques les plus salées, que vous m'enverriez.

Merci, et à bientôt.

Affectueusement.


A Edouard Lockroy.

Médan, 24 décembre 1886.

Cher monsieur Lockroy.

Je tiens à vous dire combien j'ai été touché d'apprendre que, sans me prévenir, vous aviez demandé pour moi, au ministre de l'Instruction publique, la croix de la Légion d'honneur. Je vois là une marque d'amitié personnelle et de grande sympathie littéraire, dont je suis très fier.

Mais que voulez-vous? je ne suis plus d'âge à souhaiter des récompenses. Me voici déjà dans les vétérans, et ce que j'aurais accepté au lendemain de L'Assommoir, me semble inutile après Germinal. Il faut garder ça pour les jeunes écrivains qui ont besoin d'être encouragés.

Ce que je n'oublierai pas, cher monsieur Lockroy, c'est votre bonne pensée de m'être agréable, et veuillez croire que je vous en garde une gratitude infinie.

Votre très reconnaissant et très dévoué.


A Alphonse Daudet.

Médan, 26 décembre 1886.

Mon cher ami,

Charpentier me parle de l'idée touchante et charmante que vous avez eue, de réunir nos trois noms[59] sur l'affiche, pour le bénéfice de Flaubert; et j'ai le très gros chagrin de ne pouvoir autoriser la représentation d'un acte séparé de Thérèse Raquin.

Songez donc à ma situation particulière. Goncourt et vous, vous avez eu votre revanche; tandis que moi, j'attends encore la mienne. Ce serait vraiment trop chanceux de jouer cette partie sur un acte séparé, et dans quelles conditions? devant un public forcément détestable, sans critique, pour une seule fois. Ajoutez que le troisième ou le quatrième acte prendrait une noirceur abominable, en éclatant sans la préparation des deux premiers. La pièce n'est plus connue, il est nécessaire qu'elle reparaisse dans son entier pour être jugée équitablement. Enfin, présentée ainsi, la partie me fait peur. C'est déflorer la reprise, c'est risquer l'épreuve sans prudence. Admettez un froid, on dira: «inutile de reprendre ça, c'est jugé.» Je suis sûr que, si le vieux vivait, il me crierait: «Mon brave, l'œuvre avant tout!»

J'attendais la confirmation officielle de votre croix d'officier, pour vous envoyer les félicitations du ménage. Mais, puisque je vous écris, je vous les adresse tout de suite, et j'y ajoute nos vives amitiés pour vous tous.


A J. van Santen Kolff.

(FRAGMENT)

Le 12 mars 1887.

... Je n'en suis encore qu'aux deux tiers de La Terre. Ce roman, qui sera le plus long de ceux que j'ai écrits, me donne beaucoup de mal. J'en suis content, autant que je puis l'être, c'est-à-dire avec ma continuelle fièvre et mes éternels doutes...


A Henry Bauer.

Paris, 19 avril 1887.

Mon cher Bauer,

Merci mille fois, du fond du cœur; et laissez-moi vous dire que je sens la grande bravoure de votre article, que c'est elle surtout qui me touche. La pièce a de sérieux défauts[60]. Si vous n'avez pas voulu les voir, c'est un combattant qui défend le drapeau menacé. Soyez donc certain que je prends de votre article ce que je dois en prendre. Serrons les rangs devant l'ennemi; mais pas de vanité, rien que le désir de mieux faire, pour décider enfin de la victoire.

Votre bien dévoué et bien reconnaissant.


Au même.

Paris, avril 1887.

Ah! que vous êtes brave, mon cher Bauer, et que je vous remercie! J'ai lu votre article avec des frémissements de joie, dans un réveil de toute ma jeunesse batailleuse. Cela me donne l'envie de mieux faire et de faire plus haut, plus vrai. Que je voudrais répondre par une œuvre complète, à vous tous qui voulez bien mettre de l'espoir en moi! Je vous jure que si je ne tiens rien de ce que vous attendez, c'est que j'aurai crevé à la peine!

Merci encore, et tout entier à vous.


A Octave Mirbeau.

Paris, 22 avril 1887.

Mon cher Mirbeau,

Je ne suis naturellement pas tout à fait de votre avis sur Renée, bien que je me croie sans grande illusion. Mais comme je vous remercie de votre article si virulent et si vrai sur le monde des théâtres! Remarquez que le monde qui lit nos romans n'est guère meilleur; seulement, nous ne le voyons pas en tas. La bêtise est universelle, et nous ne pouvons cependant nous croiser les bras. Pour moi, il n'y a que le travail, dans le livre comme au théâtre. Quant au reste, qu'importe! L'œuvre faite, bonne ou mauvaise, bien ou mal accueillie, n'est plus à nous.

Merci encore, et cordialement.


A Georges Charpentier.

Médan, 6 mai 1887.

J'ai en effet tout reçu, mon bon ami, et je vous remercie de l'activité que vous mettez à m'être agréable, surtout en ce moment où vous devez être si bousculé par le chagrin.

Nous avons passé par là, c'est une chose affreuse. Et rien à faire; on voit la vie s'en aller de l'être qu'on aime, sans pouvoir rien retarder. Je vous souhaite bien sincèrement un prompt dénouement, car chaque jour d'angoisse est une cruauté de plus.—A bientôt, nous espérons pourtant revoir encore votre mère.

Si l'on ne siffle plus Renée, c'est peut-être qu'il n'y a plus personne. Les recettes ont beaucoup baissé depuis deux jours. Enfin, il y a déjà vingt représentations, cela me suffit.—Vous savez que nous allons imprimer tout de suite la pièce. Je viens de terminer une préface dont je suis content: nous la mettrons dans le supplément du Figaro. Peut-être vous enverrai-je le manuscrit dans deux ou trois jours, peut-être vous le porterai-je jeudi. Et nous tâcherons d'enlever ça, pour paraître sans retard, pendant que l'aventure n'est pas trop vieille. Vous devriez annoncer tout de suite la pièce au Journal de la Librairie, pour voir s'il y aura des demandes. Je ne l'espère guère, mais enfin on peut voir.

Rien autre, je me suis remis à mon roman, qui va très bien.—Nos bonnes amitiés à vous tous, dites à votre mère que nous l'embrassons, et à jeudi soir, n'est-ce pas? Nous serons chez vous de bonne heure.

Bien affectueusement.


A Émile Verellen.

25 mai 1887.

Il n'est peut-être qu'une seule fraternité, celle du malheur. La charité est la langue universelle que tous les peuples entendent et parlent. Aux nations qui se battent, il faut opposer les nations qui se plaignent et qui s'aident. Qu'un orage enfle toutes les rivières de l'Europe, que des maisons croulent, que des habitants périssent, et l'Europe ne sera plus qu'une grande famille attendrie.


A Henry Céard.

Médan, 26 mai 1887.

Mon bon ami, la fluxion a disparu, comme tout doit disparaître, n'est-ce pas? mais ma pauvre femme et moi nous sommes patraques décidément. Nous travaillons trop, elle à organiser, à surveiller cette grande coquine de maison, moi à me décarcasser jusqu'à deux heures du matin sur des phrases, pour vouloir leur faire dire des choses qu'elles ne disent pas à mon idée. Nous sommes absolument sur les dents, nous aurons bien besoin d'un mois de vacances, en août.

Et bien! quoi donc? Voilà la musique qui met le feu aux bâtiments, et la musique de Mignon encore! Ce matin, en ouvrant les journaux, cette rôtisserie générale m'a tellement bouleversé, que j'ai travaillé très mal.

Voilà, mon bon ami. Vous êtes bien gentil de vous être inquiété de nous, et nous vous envoyons nos vives affections.


A Léon Hennique.

Médan, 29 mai 1887.

Mon cher Hennique,

Nous sommes rentrés depuis trois jours à Médan, et me voilà au travail. Ne croyez donc pas que j'aie été peiné le moins du monde; énervé peut-être, passionné à coup sûr. J'ai grandi au milieu de ces batailles, elles me sont nécessaires de temps à autre, pour me fouetter. Chacune a été pour moi un pas en avant.—Renée aura de quinze à vingt représentations, au milieu de la bousculade de la presse et de l'ahurissement du public. Je vais sans doute publier la pièce tout de suite, et j'écris en ce moment, avant de me mettre à La Terre, une préface assez importante, qui liquidera l'aventure. Tout cela va bien, j'ai des envies de chef-d'œuvre.

Ma femme est dans le coup de feu de notre installation. Elle ne va pas mal, ou du moins elle ne sent pas son mal. Écrivez-moi de temps à autre, vous serez bien gentil. Moi, je vous donnerai des nouvelles, quand il y en aura de décisives.

Nos vives amitiés à votre femme et bien affectueusement à vous tous.


A J.-K. Huysmans.

Médan, 1er juin 1887.

Que j'ai du remords, mon cher ami, de ne vous avoir pas encore remercié de votre bouquin! Mais si vous saviez la bousculade où j'ai été et où je suis davantage. Après Renée, voilà La Terre! Imaginez que j'en suis aux deux tiers à peine et que Le Gil Blas m'en dévore trois cents lignes par jour!

Enfin, j'ai donc relu En Rade, dans le volume, et combien cela gagne toujours à n'être plus fragmenté, même lorsque les fragments sont longs! L'ensemble maintenant apparaît, sinon très simple, du moins très net. Vous avez là-dedans des choses superbes, les plus intenses peut-être que vous ayez écrites. Toute la partie paysans prend un relief extraordinaire. Ce n'est pas que je n'aime point les rêves, celui d'Esther est assurément une chose exquise et complète en elle-même; mais, très sincèrement, j'aurais préféré les paysans d'un côté, les rêves de l'autre. Cela, sans doute, était plus ordinaire; et quelle nouvelle étonnante pourtant, quel chef d'œuvre, digne d'A Vau-l'eau, vous aviez avec vos paysans tout seuls! Il me semble que l'opposition que vous avez voulue ne se produit pas, ou du moins se produit avec une confusion qui n'est pas de l'art. Peut-être est-ce moi qui me trompe, et je ne vous donne là que mon impression amicale et franche.

N'importe, vous êtes un fier artiste, et il n'y a pas beaucoup de romans qui aient la puissante odeur du vôtre.

Affectueusement.


A Henry Bauer.

Médan, 19 août 1887.

Votre lettre me touche beaucoup, mon cher Bauer, et comme vous le dites, si le côté ignoble de l'article en question m'a blessé un moment, les bonnes poignées de main qui m'arrivent m'ont déjà consolé.

Vous faites allusion à de bien vilains dessous, que je m'entête à ne pas vouloir constater. Heureusement, aucun des cinq signataires n'est de mon intimité, pas un n'est venu chez moi, je ne les ai jamais rencontrés que chez Goncourt et Daudet. Cela m'a rendu leur manifeste moins dur. J'ai toujours été affamé de solitude et d'impopularité, à peine ai-je quelques amis, et je tiens à eux.

Merci à l'avance de votre article. Et, je vous en prie, ne jugez pas La Terre d'après les feuilletons, attendez le volume. Mes romans perdent tant à être fragmentés. Vous êtes bien gentil de vous souvenir de mon invitation. Je ne quitterai Médan, pour aller passer un mois à Royan, que le dimanche 28. Si vous n'êtes pas de retour avant cette époque, j'ai votre promesse, et il faudra bien que vous veniez en octobre.

Merci encore, au nom du travail et de l'honnêteté littéraire.

Affectueusement à vous.


A J.-K. Huysmans.

Médan, 21 août 1887.

Merci de votre bonne lettre, mon cher Huysmans. J'avais bien reconnu le R... dans l'entortillage pédant des phrases, et Bonnetain ne pouvait être que le lanceur. Tout cela est comique et sale. Vous savez ma philosophie au sujet des injures. Plus je vais, et plus j'ai soif d'impopularité et de solitude. En somme, j'ai fini La Terre jeudi, et je suis enchanté d'avoir encore lancé ce bouquin-là dans la mare aux grenouilles. Il tombera comme il tombera, bon ou mauvais, ça ne me regarde plus. A un autre!

Nous partons à la fin du mois pour Royan ou nous passerons un gros mois. Mais comme vous êtes gentil de me promettre votre visite pour octobre! Tâchez de renvoyer votre congé vers le 15. Nous serons sûrement de retour. D'ailleurs, je vous écrirai.

Ma femme vous envoie ses amitiés, et bien affectueusement à vous de notre part à tous deux.


A Octave Mirbeau.

Royan, 23 septembre 1887.

Mon cher confrère,

Je lis votre article sur La Terre et je veux que tous sachiez bien que je ne vous en garde pas rancune. Vous dirai-je même que je m'attendais un peu à votre opinion défavorable, car il y a en vous un coin de mysticisme qui ne devait guère s'accorder avec ma vision personnelle du paysan: j'ai tâché de le voir à l'heure présente, et vous demandez qu'on le voie comme l'ont vu les gothiques. Mais vous dites très franchement et très courtoisement ce que vous pensez. Cela est bien, je vous en remercie.

Me permettez-vous pourtant de m'entêter dans mon œuvre. Je maintiens absolument la moyenne de ma vérité. Chacun me jettera «son» paysan à la tête. Pourquoi, seul, le mien serait-il faux? Je suis allé aux sources, croyez-le, autant que vous tous.

Rappelez-vous l'accueil fait à L'Assommoir, puis le revirement. J'espère que l'aventure va se reproduire pour La Terre. Les conditions sont identiques, je m'amuserai peut-être à les analyser un jour.

Croyez-moi quand même votre bien dévoué et bien reconnaissant.


A J. van Santen Kolff.

Médan, 30 octobre 1887.

Je rentre seulement à Médan, après une absence de deux mois, et je me hâte de vous répondre. J'ai passé six semaines charmantes à Royan, mais beaucoup d'ennuis, en dehors de la littérature, m'attendaient à Paris, ce qui m'a gâté un peu mes vacances. Enfin, il faut vivre.

Si La Terre n'a pas paru et ne paraîtra que le 15 novembre, c'est tout simplement que le volume n'est pas prêt. J'ai été pris de grandes paresses, j'ai traîné pour les corrections littéraires que j'ai l'habitude de faire sur les feuilletons, et c'est ainsi que les épreuves sont restées sur ma table de travail.

Je n'étais pas fâché d'autre part de laisser un peu le calme se faire, avant de lancer le volume. Jamais je n'ai eu l'idée d'écrire une préface. Mon livre se défendra tout seul et vaincra, s'il doit vaincre. J'en suis content, je crois qu'un retour d'opinion se produira en sa faveur.

Non, en dehors des conversations que j'ai eues avec Xau et Valette, je n'ai rien communiqué aux journaux. Mais c'est effroyable le nombre d'articles qui a paru. Ah! qu'ils sont bêtes! Je suis bronzé, jamais je n'ai été aussi calme ni aussi gai que pendant cette bagarre imbécile.


A Alphonse Daudet.

Paris, 19 novembre 1887.

Mais jamais, mon cher Daudet, jamais je n'ai cru que vous aviez eu connaissance de l'extraordinaire manifeste des cinq! Mon premier cri a été que ni vous ni Goncourt ne saviez rien de la grande affaire, et que l'article avait dû tomber sur vos têtes comme un pavé. C'est ce que j'ai dit aux reporters, sans arrière-pensée, avec la conviction la plus formelle. Je suis confondu que vous ayez vu là une accusation détournée de ma part. Le stupéfiant, c'est que de victime vous m'avez fait coupable, et qu'au lieu de m'envoyer une poignée de main, vous avez failli rompre avec moi. Avouez que cela dépassait un peu la mesure.

Je ne vous en ai jamais voulu, moi. Je sais parfaitement comment le manifeste a été écrit, et il faut en sourire. Votre lettre, mon cher Daudet, ne m'en cause pas moins une vive joie, puisqu'elle met fin à un malentendu dont nos ennemis étaient déjà enchantés.

Nos bien grandes amitiés à Mme Daudet et à vous.


A Henry Bauer.

Paris, 25 novembre 1887.

Merci mille fois, mon cher Bauer, des lignes sympathiques que vous consacrez à La Terre. Vous avez raison, nous ne devrions pas publier nos romans en feuilletons. Ainsi, pour celui-ci, il est certain qu'on ne l'a pas jugé sur son ensemble, et qu'on ne reviendra pas de sitôt sur les injures dont on l'a accablé: je parle de la critique. En somme, il aura la fortune qu'il doit avoir. Une fois l'œuvre faite, je ne m'en préoccupe plus.

Mais je vous suis bien reconnaissant de votre bonne poignée de main littéraire, et je veux que vous me sachiez votre bien affectueux.


A Alphonse Daudet.

Paris, 18 décembre 1887.

Mon cher ami,

Je connaissais à peu près tous les chapitres de vos Trente ans de Paris. Mais avec quel charme je viens de les relire! Il y a là, pour nous, hommes du métier, des pages bien intéressantes, et il y a pour moi, qui ai vécu une vie parallèle à la vôtre, des souvenirs qui éveillent puissamment les miens. Je sors tout secoué de ma lecture.

Votre Tourguéneff m'a fait revivre des heures déjà lointaines, et votre note de la fin, les quelques lignes ajoutées, m'a serré le cœur. C'est la vie, paraît-il. D'ailleurs, je crois que ces choses ont pris, sous des plumes maladroites, une brutalité qu'elles n'ont jamais eue. Ah! mon ami, ce n'est pas le mal qu'on dit des autres qui vous brouille, c'est le mal qu'on vous en fait dire.

Nos meilleurs souvenirs à Mme Daudet, et bien cordialement à vous.


A J. van Santen Kolff.

(FRAGMENT)

22 janvier 1888.

... Vous savez que, dans le dernier volume de la série, réservé au Docteur Pascal, celui-ci développera l'arbre et l'établira définitivement. C'est pourquoi je n'ai eu aucun scrupule à modifier légèrement l'indication hâtive que j'en ai donnée, en tête d'Une Page d'amour. Je compléterai l'arbre généalogique à la fin. Déjà, j'ai dû créer ainsi Angélique. J'espère qu'on me pardonnera ces retouches, d'autant plus que sur tous les autres points, mon plan primitif a été suivi avec une extrême rigueur...


A Georges Renard.

Paris, 17 février 1888.

Monsieur,

Je vous autorise bien volontiers à publier ma lettre à la suite de votre étude sur Le Naturalisme contemporain; et je vous avouerai même que je serai très heureux d'avoir le texte de cette lettre, car j'ai toujours l'idée de développer ma réponse à vos objections. Vous me ferez donc un vif plaisir, lorsque votre livre sera paru, en m'en adressant un exemplaire.

Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de mes meilleurs sentiments.


A J. van Santen Kolff.

(FRAGMENTS)

5 mars 1888.


Même hésitation de mes souvenirs, au sujet de votre question sur Nana. C'est peut-être céder un peu trop au symbole en disant que le corps pourri de Nana est la France agonisante du second empire. Mais, évidemment, j'ai dû vouloir quelque chose d'approchant.


Combien je vous remercie de la traduction si intéressante que vous m'envoyez! M. Alberdingk Thym m'a écrit dernièrement, en m'envoyant son étude. Mais, dans mon ignorance du hollandais, je ne me doutais guère des éloges hyperboliques que contenait cet article. Vous vous doutez bien que je ne les accepte pas tous. J'en suis pourtant profondément touché, car je sens cette exaltation sincère. Vous ne pouviez me causer une plus grande joie qu'en me traduisant ces pages si débordantes de sympathie. Merci, merci encore! Il est si doux de se savoir des amis, lorsqu'on sent autour de soi tant d'adversaires!


On m'a souvent reproché de ne pas tenir compte de l'au-delà, et c'est pourquoi j'ai voulu faire la part du rêve dans ma série des Rougon-Macquart. Depuis des années, j'avais le projet de donner un pendant à La Faute de l'abbé Mouret, pour que ce livre ne se trouvât pas isolé dans la série. Une case était réservée pour une étude de l'au-delà. Tout cela marche de front, dans ma tête, et il m'est difficile de préciser des époques. Les idées restent vagues, jusqu'à la minute de l'exécution. Mais soyez certain que rien n'est imprévu. Le Rêve est arrivé à son heure, comme les autres épisodes.


A Coste.

Paris, 1er avril 1888.

Mon cher ami,

Vous ne donnez plus signe de vie, et pour vous réveiller, j'ai de nouveau recours à votre obligeance. Voici de quoi il s'agit.

A Médan, dans ma grande salle, contre un mur, je vais faire une panoplie d'instruments de musique. Mais il me manque une pièce importante, pour le milieu, et je désire vivement trouver un tambourin. Ici, mes recherches ont été vaines. Tâchez donc, à Aix ou à Marseille, de me procurer ce tambourin. Je le préférerais ancien: il y en a du xviiie siècle, avec de fines sculptures et une patine très belle. Mais si vous n'en trouvez pas chez les brocanteurs, voyez à m'en avoir un neuf très joli alors, tout ce qu'on fait de mieux, sans oublier la baguette et le galoubet. Faites-moi connaître le prix demandé et par retour du courrier je vous donnerai l'ordre d'achat.—Encore un coup, un tambourin ancien me plairait davantage. Je vous donne jusqu'au 25 de ce mois pour me trouver ça.—Merci, merci, et merci.

Ici, je suis dans une bousculade terrible. Germinal passera dans trois semaines et les répétitions sont très laborieuses. D'autre part, Le Rêve, mon prochain roman, commence à paraître dans La Revue illustrée.—J'aspire vivement à la fin du mois, époque où il me sera enfin permis d'aller me cloîtrer à Médan, pour travailler un peu tranquille.

Je sais que vous plongez à fond dans la politique, et je ne vous envie pas. Mais vous travaillez, vous luttez, et c'est vivre. Vous nous manquez beaucoup ici, il faudra bien un jour que vous veniez reprendre votre place.

Affectueusement.


A J. van Santen Kolff.

(FRAGMENT)

7 juillet 1888.

... Quant à mes études locales des lieux à décrire, voici. Le plus souvent, je crée le hameau dont j'ai besoin, en gardant les villes voisines telles qu'elles existent. Cela me donne plus de liberté pour mes personnages. C'est ce que j'ai encore fait dans La Terre. Rognes est inventé, et je me suis servi d'un village, Romilly-en-Beauce, en le modifiant. C'est au mois de mai 1886 que je suis allé passer quinze jours à Châteaudun et à Cloyes, pour prendre les notes nécessaires. En général, une quinzaine me suffit: je préfère une impression courte et vive. Quelquefois pourtant, je retourne revoir les lieux, au cours de mon travail. Ma femme m'accompagnait, comme toujours. Nous avons couché à Châteaudun et à Chartres. Nous avons parcouru le pays en landau attelé de deux chevaux: une petite maison roulante! C'est très commode; on est là chez soi, on est très bien...


A Guy de Maupassant.

Médan, 14 juillet 1888.

Vous m'avez pardonné, n'est-ce pas? mon cher ami, d'avoir fait du mystère avec vous. Mme Charpentier venait de m'apporter ici l'offre de Lockroy, et cela d'une façon si délicate, que j'avais cédé. Mais, par enfantillage peut-être, je ne voulais pas qu'il existât une acceptation écrite de moi. De là ma réponse ambiguë à votre lettre si aimable.

Oui, mon cher ami, j'ai accepté après de longues réflexions, que j'écrirai sans doute un jour, car je les crois intéressantes pour le petit peuple des lettres, et cette acceptation va plus loin que la croix, elle va à toutes les récompenses, jusqu'à l'Académie; si l'Académie s'offre jamais à moi, comme la décoration s'est offerte, c'est-à-dire si un groupe d'académiciens veulent voter pour moi et me demandent de poser ma candidature, je la poserai, simplement, en dehors de tout métier de candidat. Je crois cela bon, et cela ne serait d'ailleurs que le résultat logique du premier pas que je viens de faire.

Quand je vous verrai, je veux causer avec vous de ces choses, car je serais très heureux de vous savoir de mon avis.

Merci encore et bien affectueusement à vous.


A Octave Mirbeau.

Médan, 9 août 1888.

Ah! mon cher Mirbeau, voici des années qu'on m'annonce ma fin, et je dure!

Je vous pardonne bien charitablement d'augmenter le mensonge autour de moi, car vous ne savez ce que vous dites, parlant de choses que vous ignorez.

D'ailleurs, je suis tranquille. Vous êtes un croyant, facile aux conversions, et si jamais la vérité se refait en vous sur mon compte, je vous connais d'une assez grande bonne foi pour la confesser.

Bien à vous quand même.


A Alphonse Daudet.

Paris, 21 octobre 1888.

Je ne crois rien de ce qu'on me rapporte, mon cher ami, et si, de votre côté, vous n'écoutez point ceux qui pensent avoir intérêt à nous désunir, notre vieille amitié n'est point morte encore. Cette question bête de l'Académie ne doit même pas exister entre nous, car je suis bien certain que vous comprendriez mon attitude, le jour où il me conviendrait de m'y présenter, de même que je vous aurais approuvé, si vous aviez cru devoir à votre situation de désirer un fauteuil. Ce sont là de simples arrangements personnels, et il faut des rencontres de circonstances et des commentaires méchants, pour leur donner des significations de rivalité préméditée, qu'ils n'ont pas.

Croyez-moi toujours votre très affectueux.


Au Dr Maurice de Fleury.

Paris, 9 décembre 1888.

Monsieur et cher confrère,

Je n'ai aucune opinion nette sur la question que vous me posez. Personnellement, j'ai cessé de fumer, il y a dix ou douze ans, sur le conseil d'un médecin, à une époque où je me croyais atteint d'une maladie de cœur. Mais croire que le tabac a une influence sur la littérature française, cela est si gros, qu'il faudrait vraiment des preuves scientifiques pour tenter de le prouver. J'ai vu de grands écrivains fumer beaucoup et leur intelligence ne s'en porter pas plus mal. Si le génie est une névrose, pourquoi vouloir la guérir? La perfection est une chose si ennuyeuse, que je regrette souvent de m'être corrigé du tabac. Et je ne sais rien autre chose, je n'oserais rien dire de plus sur la question.

Bien à vous.


A Alphonse Daudet.

Paris, 18 décembre 1888.

Mon cher Daudet, je ne vous ai pas encore remercié de l'aimable envoi de vos Souvenirs d'un homme de lettres, et je veux pourtant le faire avant de vous revoir. Je connaissais presque toutes ces pages, mais je les ai relues avec infiniment de plaisir. Certaines ont une pénétration, une intensité de vie que nul de nous n'a dépassées.

A demain, pour fêter le succès de notre grand aîné Goncourt.

Cordialement aux vôtres et à vous.


A J. van Santen Kolff.

Paris, 6 mars 1889.

Mon cher confrère,

Ne vous ai-je pas déjà dit de ne pas vous inquiéter, lorsque je ne vous répondrai point? Je suis l'homme le plus paresseux du monde, lorsque je n'en suis pas le plus travailleur. Il est bien vrai que je traverse une crise, la crise de la cinquantaine sans doute; mais je tâcherai qu'elle tourne au profit et à l'honneur de la littérature.—Pardonnez-moi donc mon long silence. Il est des semaines, des mois, où il y a tempête dans mon être, tempête de désirs et de regrets. Le mieux alors serait de dormir!... Le Rêve a été en général bien accueilli partout, quoique peu compris. Tout cela est loin, d'ailleurs. Il faut se remettre au travail...

Je sais qu'on a affirmé que, quand j'ai publié Le Rêve, c'était pour apitoyer l'Académie sur mon sort, qu'en le faisant c'était une façon de lui dire: «Voyez, je suis devenu gentil, bien raisonnable, acceptez-moi en raison du livre ad hoc que je viens de faire!» C'eût été misérable pour tout le monde, et, vous le savez, indigne de moi.


A J.-K. Huysmans.

Paris, 6 mars 1889.

Mon bon ami, je savais que vous étiez souffrant; mais je ne me doutais pas que vos supplices eussent cette variété dans l'insupportable. Il faut vous bien soigner et nous revenir solide, un de ces soirs. Nous ne quitterons d'ailleurs Paris que dans les premiers jours de mai.

Moi, je continue de flâner. Toute ma paresse refoulée s'épanouit. Je n'aurais qu'un tout petit effort à faire pour ne plus toucher une plume. C'est une crise d'indifférence, un sentiment de l'à quoi bon, que je suis curieusement en moi. Je vais pourtant me remettre à mon roman, sans enthousiasme, je vous assure, mais parce qu'il le faut.

Ma femme vous envoie ses amitiés et ses souhaits d'une prompte guérison. Elle-même n'est pas très valide.

Et à bientôt, j'espère, et bien affectueusement à vous.


A Henry Céard.

Paris, 3 mai 1889.

... Je ne veux pas quitter Paris, mon bon ami, sans vous remercier de votre bel et excellent article. Il m'a profondément touché. Vous avez trouvé le moyen de m'être très agréable, sans trop offenser la vérité. Merci, merci de tout mon cœur.

Maintenant, je vais vous charger d'un tas de commissions. Ayez l'obligeance de me faire faire une copie de Madeleine, d'après le manuscrit du Théâtre Libre, conforme à la représentation. Portez ça chez Leduc ou ailleurs, et qu'on m'envoie la copie à Médan, avec le bon que je signerai et que je renverrai.

En outre, soyez assez bon pour m'adresser les journaux intéressants de dimanche soir et de lundi matin, le Sarcey, le Lemaître, le Paul Perret, etc.

J'ai trouvé la presse de ce matin et de ce soir moins mauvaise que je ne le craignais. En tous cas, la soirée paraît avoir été bonne pour le Théâtre Libre, et c'était là l'important.

Encore merci pour votre grand dévouement dans toute cette aventure, et à bientôt, n'est-ce pas? Venez un jour causer à Médan.

Vives amitiés de nous deux.


Au même.

Médan, 31 mai 1889.

Mon bon ami, je vois dans les journaux qu'il est de nouveau question de Thérèse Raquin aux Variétés. Ne pourriez-vous savoir au juste ce qu'il en est, en allant voir Lerou, et sans me mettre en avant, comme si la curiosité venait de vous? Au fond, je n'ai qu'un désir, savoir si la représentation m'appellera prochainement à Paris, et à quelle époque exacte. Cela, pour organiser mon temps à l'avance.

Ici, rien de nouveau. Je suis rentré et je me suis mis rageusement au travail. Ah! l'âge ne me calme guère. J'espérais, en vieillissant, m'assagir un peu. Mais, décidément, je ne puis agir que dans des coups de passion. Est-ce singulier! car, au fond, je me juge très froidement, et je méprise même mon emballement.

A bientôt, n'est-ce pas? et affectueusement à vous.


Au même.

Médan, 5 juin 1889.

Merci, mon cher Céard, des renseignements que vous m'envoyez. Comme vous, je ne crois pas que Sarah joue Thérèse Raquin, et je ne le désire pas, pour les raisons que vous analysez si bien. Seulement, j'ai eu peur cette fois, car il me serait difficile de me mettre en travers,—ce que je ferais pourtant,—si la chose devenait sérieuse. Vous savez qu'au théâtre, c'est l'impossible qui arrive. Veuillez donc veiller encore et m'écrire, si vous appreniez quelque chose, de façon à ce que j'aie le temps d'agir.

Je travaille assez bien, je lis beaucoup, et j'ai toutes les peines du monde à avoir l'âme calme. Mon pauvre petit Fanfan est mort dimanche, à la suite d'une crise affreuse. Depuis six mois, je le faisais manger et boire, je le soignais comme un enfant. Ce n'était qu'un chien, et sa mort m'a bouleversé. J'en suis resté tout frissonnant.

Vives amitiés de nous deux.


Au Dr Gouverné.

Médan, 3 juin 1889.

Mon cher docteur,

J'ai besoin d'un renseignement pour le roman que j'écris, et je me permets de vous le demander.

Je vois que le nitre est un poison hyposthénisant. Est-ce qu'on pourrait empoisonner avec le salpêtre de nos maisons d'habitation? J'ai besoin qu'un gredin de paysan empoisonne sa femme, d'une façon lente et facile.

Puis-je lui faire prendre le salpêtre qu'il a sous la main, et en quelle quantité, et à combien de reprises.

Pardonnez-moi mon importunité, et veuillez me croire votre bien dévoué et bien cordial,


A Coste.

Médan, 15 juin 1889.

Mon vieil ami, je suis plein de honte de n'avoir pas encore répondu à votre bonne lettre du 16 avril. Il faut vous dire que j'ai été bien occupé. Et puis, vous me pardonnez, n'est-ce pas?

Seulement, en retrouvant et en relisant votre lettre tout à l'heure, j'ai été pris de la peur que vous ne tombiez ici, à l'occasion de l'Exposition, avant d'avoir reçu une réponse de moi.—Vous savez que nous comptons sur vous. Et même je vais vous charger d'une commission, pour être sûr que vous viendrez: ce sera de nous apporter cent grammes de bon safran dans une boîte de fer-blanc. Si vous ne veniez pas, vous nous enverriez ça par la poste. Mais vous viendrez, n'est-ce pas?

Ici, rien de nouveau. Toujours du travail, je me suis mis à mon nouveau roman, La Bête humaine, qui a pour cadre la ligne de Paris au Havre. Cela va son petit bonhomme de chemin, mon train ordinaire. Et rien autre, les arbres poussent, nos santés sont assez bonnes. On vieillit, et voilà!

Vous vous plaignez beaucoup, vous, mon ami, et je crois bien que vous avez tort, un peu tout au moins. Vous êtes bien tranquille, là-bas. Ce qui vous manque, c'est de venir passer trois mois d'hiver à Paris. Pourquoi n'organisez-vous pas cela? Vous enverriez d'ici des correspondances au Sémaphore. Enfin, vous connaissez vos affaires mieux que moi. Mais il me semble que vous avez rompu trop brusquement avec Paris.

Je vais, pour finir, vous charger encore d'une commission. Voyez donc s'il n'existe pas, à Aix, une chaise à porteurs, Louis XV ou Louis XIV, qu'on consentirait à vendre. Mais il me la faudrait très belle, en vernis Martin, dorée, ou avec des peintures. Enfin, une jolie pièce, et en état acceptable.

A bientôt, n'est-ce pas? mon vieil ami, et toutes les cordialités affectueuses de ma femme et de moi.

Quant à l'huile, nous en aurons assez cette année. Ce sera pour la prochaine récolte.


Au même.

Médan, 4 août 1889.

Eh bien! mon cher Coste, que sont devenues les tapisseries découvertes dans un grenier de Notre-Dame? On m'en offre d'un autre côté, et je voudrais savoir ce que devient l'affaire dont vous m'avez parlé. Un simple mot de réponse.

Je vous écris en hâte, entre deux séances de travail. Je pousse mon roman le plus possible, car je voudrais bien en être débarrassé en décembre; et nous allons avoir un déménagement à Paris, ce que je crois vous avoir dit: nous quittons la rue Ballu pour aller à côté, rue de Bruxelles. Tout cela fait que je donne un coup de collier, pendant que je suis encore tranquille ici.

Alexis, que j'ai en ce moment même près de moi, vous envoie une vigoureuse poignée de main et j'y joins la mienne, ainsi que les bonnes amitiés de ma femme.

A bientôt, n'est-ce pas?

Affectueusement à vous.


A Georges Charpentier.

Médan, 27 août 1889.

Merci, mon vieil ami, de votre bonne lettre. J'ai lu, dans le journal de Billaud, le beau succès que vous avez fait à L'Assommoir, chez Piétro Bono. Et j'avoue que je n'ai pas trop regretté d'être absent, car je n'aime les ovations qu'à distance.—Pourtant, nous regrettons fort de n'être pas avec vous, malgré le mauvais temps. Mais toutes sortes de devoirs nous clouent ici.

J'ai travaillé à mon roman[61] avec rage. J'aurai certainement fini le 1er décembre. Je crois que La Vie populaire en commencera la publication vers le 20 octobre, et nous tâcherons de paraître à la fin de janvier. Dès le 15 septembre, je compte porter à Fasquelle les sept premiers chapitres, pour qu'on les compose tout de suite. N'est-ce pas? donnez-lui des instructions en conséquence.—Je compte aussi lui remettre enfin Le Vœu d'une morte que je suis en train de relire. Ah! mon ami, quelle pauvre chose! Les jeunes gens de dix-huit ans, aujourd'hui, troussent des œuvres d'un métier dix fois supérieur à celui des livres que nous faisions, nous, à vingt-cinq ans. Enfin, ce sera un bouquin curieux à comparer avec ceux qui l'ont suivi. Il faudrait qu'on se hâtât et qu'il fût prêt à paraître en un mois, vers le milieu d'octobre.

Je suis pris du désir furieux de terminer au plus tôt ma série des Rougon-Macquart. Je voudrais en être débarrassé en janvier 1892. Cela est possible, mais il faut que je bûche ferme.

Je traverse une période très saine de travail, je me porte admirablement bien, et je me retrouve comme à vingt ans, lorsque je voulais manger les montagnes.

C'est le 10 septembre que nous allons rentrer à Paris, pour nous installer tout doucement dans notre nouvel appartement.

Il nous faut bien six semaines et nous voudrions y être avant le froid. Il y a beaucoup à faire, mais nous en prendrons à notre aise, quittes à ne tout meubler que plus tard.—Vous nous trouverez donc sûrement réinstallés à Paris.—En décembre, nous reviendrons à Médan tuer le cochon, et si le cœur vous en dit, vous serez des nôtres.

Il fait ici un temps atroce, comme partout, je crois. Moi, personnellement, je n'en souffre pas, me cloîtrant du matin au soir. Je n'ai d'ailleurs guère vu, cet été, qu'Alexis, Thyébaut et Céard. Ce dernier, pour le moment, voyage en Savoie. Notre cousine Amélie, qui a passé trois semaines avec nous, est partie d'hier.

Voilà, mon bon ami. Je vous souhaite, à vous, du soleil, puisque vous êtes là-bas pour en avoir. Dites à votre femme que nous sommes heureux de la savoir en bonne santé, et que nous comptons bien la revoir tout à fait remise. De bonnes caresses aux enfants, vives amitiés à Georgette et à son mari, grandes poignées de main aux Desmoulin et aux Billaud, de notre part à tous deux. J'espère que je n'oublie personne.

Ah! mon ami, si je n'avais que trente ans, vous verriez ce que je ferais. J'étonnerais le monde.

Affectueusement à vous.


A J.-K. Huysmans.

Médan, 5 janvier 1890.

Imaginez-vous, mon cher Huysmans, qu'il m'a fallu attendre d'être à Médan, où je suis venu prendre quelque repos, pour trouver le temps de vous écrire et de vous remercier de votre dernier livre: Certains.

Il y a là des pages très braves et très intenses, qui m'ont ravi. Tout le morceau sur le satanisme est superbe. Vous avez une vie de style extraordinaire, et vous lire est pour moi un plaisir physique en dehors même des idées. Il y a dans votre outrance un comique spécial, que personne n'a, qui est une de vos originalités supérieures, selon moi. Enfin, mon cher ami, votre dernière œuvre a été mon grand régal du mois passé.

Savez-vous que nous avons déménagé? Si vous venez frapper un de ces soirs à notre porte—ce qui nous ferait grand plaisir,—il faudra venir rue de Bruxelles, 21 bis, Nous y rentrerons ces jours-ci.

Bien affectueusement à vous, mon cher Huysmans, et bonne littérature, pour l'année qui commence.


A Jules Lemaître[62].

Paris, 9 mars 1890.

Je suis très flatté, mon cher confrère, et un peu confus, de l'étude que vous avez publiée sur La Bête humaine, car il s'y trouve de bien gros éloges, même pour un homme que la légende dit orgueilleux.

Mais ce qui m'a ravi surtout, c'est que vous avez expliqué mon œuvre.

J'avais une peur terrible qu'elle ne fût prise pour une fantaisie sadique. Et je n'ai plus peur, vous avez donné la note juste, tous vont vous suivre.

Certes, oui, je commence à être las de ma série, ceci entre nous. Mais il faut bien que je la finisse, sans trop changer mes procédés.

Ensuite, je verrai, si je ne suis pas trop vieux, et si je ne crains pas trop qu'on m'accuse de retourner ma veste.

Merci bien sincèrement, et veuillez me croire, mon cher confrère, votre dévoué et cordial.


A J. van Santen Kolff.

(FRAGMENT)

Le 9 juillet 1890.

... Ce sera certainement le plus compliqué, le plus bourré de tous mes livres[63]. Pour vous en résumer les matières, il me faudrait entrer dans des détails infinis. Non seulement j'ai voulu étudier le rôle actuel de l'argent, mais j'ai désiré indiquer ce qu'a été jadis la fortune, ce qu'elle sera peut-être demain. De là toute une petite partie historique et toute une petite partie socialiste. Toutes les fois maintenant que j'entreprends une étude, je me heurte au socialisme. En somme, au centre, se trouve l'histoire d'une grande maison de crédit, le brusque lançage d'une banque, toute une royauté de l'or, suivie d'un écroulement dans la boue et dans le sang. J'ai repris mon Aristide Saccard de La Curée. Ce dont je suis assez satisfait, c'est de la création du type de femme qui dominera l'action; car il m'a été très difficile d'introduire une femme là-dedans. Je vous répète qu'il m'est presque impossible d'être plus explicite, tellement tout cela se tient et se mêle. C'est construit dans le genre de Pot-Bouille: beaucoup d'épisodes; beaucoup de personnages; mais moins d'ironie, plus de passion, et un ensemble plus solide, je crois. Je n'attaque ni ne défends l'argent, je le montre comme une force nécessaire jusqu'à ce jour, comme un facteur de la civilisation et du progrès...


A Henry Céard.

Médan, 4 septembre 1890.

Mon bon ami, n'ayez aucun remords, car moi-même je n'irai pas à Paris pour la reprise de L'Assommoir. J'aurais désiré qu'on réservât la pièce afin de la reprendre plus tard sur une vaste scène; mais Busnach a cru qu'il y avait quelque argent à faire aux Menus-Plaisirs, ce en quoi il se trompe, je crois.

Je ne bouge donc pas d'ici, je travaille à mon roman, sans grand plaisir. Il me donne un mal de chien, et je crains bien qu'on ne m'ait pas grande reconnaissance de l'effort qu'il me coûte. L'argent est décidément un sujet ingrat, l'argent des affaires, j'entends.

Et voilà, mon bon ami, nous vivons au désert, sans plus voir personne. Vers la fin du mois pourtant, je prierai les Bruneau et les Fleury de venir. Si tous repassez par Paris, venez nous serrer la main. Nous ne rentrerons rue de Bruxelles que vers le 15 octobre; et je bûche ferme pour avoir à cette époque huit chapitres terminés sur douze.

Vives amitiés de nous deux, et bien affectueusement à vous.


A J. van Santen Kolff.

(FRAGMENT)

Le 12 septembre 1890.

... Vous me demandez si je suis content. Jamais je ne le suis au milieu d'un livre, et cette fois le tour de force avec lequel je me bats est vraiment si dur que j'en ai, certains jours, les reins cassés. Enfin, nous verrons bien...


Au même.

(FRAGMENT)

Le 19 septembre 1890.

... Quant aux études, aux recherches que j'ai faites, elles ont été comme toujours dirigées d'après le même plan logique: lecture des livres techniques, visites aux hommes compétents, notes prises sur les lieux à décrire. Cette fois, j'ai en seulement un peu plus de mal que les autres, parce que j'entrais dans un monde qui m'était totalement inconnu, et que rien, selon moi, n'est plus réfractaire à l'art que les questions d'argent, que cette matière financière, dans laquelle je suis plongé jusqu'au cou. J'ai eu une peine formidable à me procurer le procès Bontoux (l'Union Générale). J'ai dû payer 25 francs les sept ou huit numéros du Droit, le seul journal où se trouvait le compte rendu détaillé et complet du procès...


Au même.

(FRAGMENT)

Le 22 octobre 1890.

... Me voici réinstallé depuis une semaine à Paris, 21 bis, rue de Bruxelles, pour la saison d'hiver. J'ai écrit les deux tiers de L'Argent, et je ne peux rien vous en dire de net, tellement ce roman est spécial. Je n'ai pas d'avis, en toute franchise. Il faut que le public y passe, pour que je me fasse moi-même une opinion. J'ai beaucoup travaillé, je n'y vois plus clair...


A Alphonse Daudet.

Paris, 6 novembre 1890.

Mon vieil ami, j'ai reçu hier votre Port-Tarascon, et je l'ai lu dans la journée. La fin surtout m'en a plu infiniment: le procès est épique, un de vos morceaux de grande verve, une vraie envolée dans l'outrance du réel; et les derniers jours de votre Tartarin ont trempé mon rire d'une pitié infinie, dont l'attendrissement ineffaçable me restera au cœur.

Je veux vous voir, vous serrer la main, et cette gueuse de vie de Paris est là qui met obstacle sur obstacle. Mais, si je tiens à ne pas attendre pour vous dire avec quelle joie je vous ai lu, j'espère bien ne pas tarder à aller vous redire de vive voix mon plaisir.

Affectueusement à vous, mon vieil ami, et à tous les vôtres.


A J. van Santen Kolff.

(FRAGMENT)

16 janvier 1891.

... Si je n'ai pas encore répondu à votre lettre, c'est justement que L'Argent n'est point terminé. J'ai été souffrant, je me suis laissé attarder. Je ne l'aurai guère fini que dans huit à dix jours; et, quand je me suis mis de la sorte en retard, plus rien n'existe, je ne réponds plus à personne. Ce roman m'aura donné une peine effroyable...


A Alphonse Daudet.

Paris, 27 janvier 1891.

Mon cher ami, je pense que vous voulez bien me servir de parrain à la Société des gens de lettres. Je vous envoie ma lettre de demande, en vous priant de me la renvoyer courrier par courrier, car je vais passer quelques jours à la campagne, et je veux auparavant terminer les formalités.

Voici quinze jours que je veux aller vous demander ça de vive voix; et mon sacré bouquin, que je n'ai pas encore terminé, m'a cloué à ma table. Enfin, dès mon retour, j'irai vous dire un grand merci.

Nos vives amitiés à Mme Daudet, et bien affectueusement à vous.


A Ludovic Halévy.

Paris, 30 janvier 1891.

Mon cher Halévy, voulez-vous me faire le grand plaisir d'être l'un de mes parrains à la Société des gens de lettres. Je vais m'y présenter, et vous seriez bien aimable de mettre votre signature sur ma lettre de demande, que je vous envoie par mon domestique et que je vous prie de lui rendre. Comme je pars à la campagne pour huit jours, je veux terminer tout de suite les formalités. Et dès mon retour, j'irai vous serrer la main et vous remercier bien sincèrement de vive voix.

Cordialement à vous.


A J. van Santen Kolff.

(FRAGMENT)

13 février 1891.

... J'ai écrit le dernier mot de L'Argent le vendredi 30 janvier 1891...


Au même.

Paris, 6 mars 1891.

Mon cher confrère,

Enfin me voici un peu libre, et j'en profite pour vous remercier des bonnes nouvelles littéraires que vous m'avez envoyées. Je suis toujours très heureux de tout ce que vous écrivez sur moi, de cet amas de documents intéressants qui s'augmente sans cesse. Et, cette fois, l'article du journal socialiste En Avant m'a également fait grand plaisir. Je me suis en effet servi de la «quintessence du socialisme». Mais je ne connaissais en aucune façon l'existence de Charles Hoechberg, et il n'y a qu'une rencontre avec mon Sigismond. Les faits de cette nature se renouvellent à chacun de mes romans et me stupéfient toujours. Enfin, vous m'avez causé la plus grande joie, en me traduisant les deux pages d'Hamerling. Ce sont là des choses qui n'ont pas encore été écrites sur moi en France. Il faut tout un recul et tout un désintéressement pour juger ainsi les contemporains. Merci mille fois.

Et il me reste à vous remercier de votre grande sympathie. Je suis bien heureux de me sentir des amis à l'étranger, ce qui compense un peu mes ennemis de France.

Bien cordialement à vous.


A Clément-Janin[64].

Paris, 27 mai 1891.

Monsieur,

Je suis extrêmement touché et flatté de votre offre. Mais je suis trop écrasé de besogne, mes travaux littéraires m'empêchent de l'accepter. Le mandat de député est l'un des plus lourds que je connaisse, lorsqu'on ne veut pas être un député fainéant; et, comme je suis un homme de conscience et de travail, je préfère avant tout achever mon œuvre.

Veuillez dire à vos amis que je ne leur en suis pas moins très reconnaissant d'avoir bien voulu songer à moi et que je les prie d'agréer, ainsi que vous, Monsieur, l'assurance de mes sentiments les plus cordiaux et les plus dévoués.


A André Maurel.

Médan, 30 juin 1891.

Mon cher Maurel, je ne crois pas que j'aurais dit tout ce que vous me faites dire, mais rien ne me blesse de ce que je dis par votre plume; et je sens, derrière vos phrases, une si évidente sympathie, que je suis très touché de votre article et que je vous envoie mes vifs remerciements.

Maintenant, il est bien certain qu'on me fait un peu trop enterrer le naturalisme. Je n'ai jamais accepté ni pronostiqué si allègrement sa mort. Ce que je crois, c'est que les procédés que j'ai apportés mourront avec moi. Mais quant à la méthode expérimentale, quant à l'évolution scientifique contemporaine, elle est plus vivace que jamais; et je défie bien un écrivain, s'il la néglige, de rien bâtir actuellement de durable.

Votre reconnaissant et bien cordial.


A Jules Claretie.

Médan, 1er juillet 1891.

Mon cher Claretie, je vous remercie bien vivement de votre dépêche, et j'attends la lettre d'explication que vous m'annoncez[65].

Quelqu'un a déjà offert à la Société des gens de lettres de «donner» la statue de Balzac. Mais ne vous semble-t-il pas que cela ne serait guère glorieux, ni pour Balzac, ni pour nous tous, qu'un simple particulier «donnât» la statue à lui tout seul, ce qui nécessiterait naturellement une inscription constatant le fait. D'ailleurs, une souscription est ouverte, nous avons vingt-six mille francs, et la seule chose acceptable serait une souscription, dont le chiffre serait aussi élevé que le voudrait bien le souscripteur, dix mille, vingt mille francs. J'ajoute que nous ne pouvons encore savoir ce qu'il nous faudra, et que peut-être les vingt-six mille francs nous suffiront-ils.

Ne découragez pas le bienfaiteur dont vous me parlez. Et écrivez-moi. Nous verrons ce qu'il y aura à faire.


A Frantz Jourdain.

Médan, 1er juillet 1891.

Mon cher Jourdain, l'affaire dont je vous ai parlé presse, et peut-être pourrons-nous arrêter le choix d'un nouveau sculpteur, dans notre séance de lundi. Voyez donc Rodin le plus tôt possible, persuadez-le que la statue doit avoir au moins quatre mètres, sans compter le piédestal, et voyez si le tout peut être exécuté et mis en place pour la somme de trente mille francs. Dans ce cas, il faudrait que Rodin m'écrivît tout de suite, en me demandant d'exécuter la statue (y compris le piédestal dont vous vous chargeriez) pour cette somme de trente mille francs. Il devra s'engager dans sa lettre à livrer le monument le 1er mai 1893. Enfin qu'il indique aussi la hauteur de l'ensemble.

Toudouze, qui s'est occupé de l'affaire avec Mercié, ira sans doute vous voir de ma part, pour vous donner tous les détails nécessaires; et vous pouvez lui confier la lettre de Rodin, qu'il me remettra lundi avant la séance.

Cordialement à vous.


A J. van Santen Kolff.

Médan, 4 septembre 1891.

Enfin, mon cher confrère, je me décide à vous écrire. Il faut me pardonner mon long silence. J'ai eu toutes sortes d'ennuis et de travaux, et mon roman est terriblement en retard.

Vous me demandiez des détails sur La Débâcle. Il m'est bien difficile de vous donner quelque chose de nouveau, car tous les journaux ont raconté mon voyage à Sedan, mes idées sur la guerre, le plan du livre, etc., etc.

Je préfère vous indiquer, à grands traits, ce que je désire faire. D'abord, dire la vérité sur l'effroyable catastrophe dont la France a failli mourir. Et je vous assure qu'au premier moment cela ne m'a point paru facile, car il y a des faits lamentables pour notre orgueil. Mais, à mesure que je me suis enfoncé dans cette abomination, je me suis aperçu qu'il était grand de tout dire, et que nous pouvions tout dire maintenant, dans la satisfaction légitime de l'énorme effort que nous avons du faire pour nous relever. Je suis content, j'espère qu'on me tiendra compte de mon impartialité. Tout en ne cachant rien, j'ai voulu «expliquer» nos désastres. C'est l'attitude qui m'a paru la plus noble et la plus sage. Je serais bien heureux si, en France et en Allemagne, on rendait justice à mon grand effort de vérité. Je crois que mon livre sera vrai, sera juste, et qu'il sera sain pour la France, par sa franchise même.

Comme toujours, j'ai désiré avoir toute la guerre, bien que mon épisode central soit Sedan. J'entends par toute la guerre: l'attente à la frontière, les marches, les batailles, les paniques, les retraites, les paysans vis-à-vis des Français et des Prussiens, les francs-tireurs, les bourgeois des villes, l'occupation avec les réquisitions en vivres et en argent, enfin toute la série des épisodes importants qui se sont produits en 1870. Et vous vous doutez bien que cela n'a pas été commode d'introduire tout cela dans mon plan. J'ai toujours, comme nous disons, les yeux plus grands que le ventre. Quand je m'attaque à un sujet, je voudrais y faire entrer le monde entier. De là mes tourments, dans ce désir de l'énorme et de la totalité, qui ne se contente jamais.

J'ai divisé l'œuvre en trois parties, de huit chapitres chacune; donc en tout vingt-quatre chapitres. Je crains que le volume ne soit encore plus long que La Terre. La première partie comprend les premières défaites sur le Rhin, la retraite jusqu'à Châlons, puis la marche de Reims à Sedan. La seconde partie est entièrement consacrée à Sedan, une bataille qui aura près de deux cents pages. La troisième partie donnera l'occupation, les ambulances, tout un drame particulier au milieu d'un épisode de francs-tireurs, enfin le siège de Paris et surtout les incendies de la Commune, par lesquels je finirai, dans un ciel sanglant.

Quant à mes études préparatoires, voici:

J'ai suivi mon éternelle méthode: des promenades sur les lieux que j'aurai à décrire; la lecture de tous les documents écrits, qui sont extraordinairement nombreux; enfin, de longues conversations avec les auteurs du drame que j'ai pu approcher. Voici ce qui m'a le plus servi pour La Débâcle. Lorsque la guerre fut déclarée, il y avait, dans les professions libérales, parmi les avocats, les jeunes professeurs, même parmi les universitaires, les anciens professeurs, sur le pavé, des gens souvent de grande instruction pas enrôlés, exempts de service, qui se firent enrôler comme simples soldats. Le soir, au bivouac, ils notaient dans de petits carnets leurs impressions, leurs aventures. J'en ai eu cinq à six entre les mains, qui me furent offerts par écrit, tantôt l'original, tantôt une copie; un ou deux même étaient imprimés. Ce qui avait surtout, dans ces carnets, de l'intérêt pour moi, c'est la vie, la chose vécue. Tous se ressemblaient. Il y avait là une généralité absolue d'impression. Tout cela, le fond même de La Débâcle, me fut donné par ces carnets.


A Chadourne.

Médan, 11 octobre 1891.

Monsieur et cher confrère,

Je suis un autoritaire en littérature et je crois que toute collaboration est incapable d'un chef-d'œuvre. Au théâtre pourtant, je l'admettrais plus volontiers. Il est certain que deux tempéraments peuvent s'y compléter, la besogne s'y diviser heureusement, l'œuvre y bénéficier du travail en commun. Des talents s'accouplent; le génie reste solitaire.

Cordialement à vous.


A J. van Santen Kolff.

Paris, 26 janvier 1892.

Merci, mon cher confrère, de la promptitude avec laquelle vous m'avez envoyé le renseignement demandé, au sujet des uniformes du simple soldat et du capitaine dans la garde prussienne en 70. Les petites images et les notes explicatives me suffisent parfaitement.

Et, maintenant, je réponds enfin aux questions que vous me posiez dans les premiers jours de novembre. Veuillez excuser mon long silence. L'Attaque du Moulin esl une nouvelle de pure imagination qui a passé d'abord en russe, dans Le Messager de l'Europe, une revue de Saint-Pétersbourg, à l'époque où j'envoyais à cette revue un article mensuel. J'ai seulement pris des faits généraux qui étaient dans l'air. Mais tout, le milieu, la localité, les personnages, la fable, a été créé par moi, et cela sans songer le moins du monde à mon roman futur sur la guerre de 70. Il me fallait un sujet: j'ai simplement choisi celui-là, parce que les sujets sur la guerre étaient en faveur alors.

Vous me demandez si cela ne m'a pas ennuyé de dépasser 70, en poussant, dans La Débâcle, le récit jusqu'à la Commune. Mais mon plan a toujours été d'aller jusqu'à la Commune, car je considère la Commune comme une conséquence immédiate de la chute de l'empire et de la guerre. Je n'ai, du reste, qu'un mot à dire de la Commune. J'ajoute que le dernier roman de la série: Le Docteur Pascal, conclusion scientifique de tout l'ouvrage, se passera en 72, sinon plus tard.

Non, je n'ai pas travaillé à mon roman pendant mon dernier voyage aux Pyrénées. Je ne puis travailler que lorsque je m'installe pour quelques jours au moins dans un pays. Cette fois, j'avais emporté dans ma malle les cinq premiers chapitres terminés, espérant les relire, et je n'en ai pas même trouvé le temps.

Non, je n'ai visité ni l'Alsace, ni la Lorraine. J'aurais voulu aller à Mulhouse et revenir sur Belfort, pour faire la route que le 7e corps a suivie, dans sa retraite. Mon roman ouvre par cette retraite. Mais j'ai reculé devant l'ennui du passeport à demander et de la curiosité tracassière que mon voyage exciterait sans doute. D'ailleurs, je n'avais là que quelques pages à écrire, je me sais contenté de notes données par un ami. Ma grosse affaire est de Reims à Sedan, et surtout autour de Sedan.

Je ne sais ce que vous voulez me dire, en me parlant d'une idée de Flaubert, à propos de l'empereur en calèche, rencontré et insulté par des prisonniers français, après le désastre de Sedan. Jamais je n'ai entendu Flaubert parler de cela. Il y a une légende sur l'épisode. J'ai fait une enquête, la rencontre a pu avoir lieu; je m'en servirai même, bien que le fait ne soit pas absolument prouvé. Il est vraisemblable, des officiers m'ont dit qu'il était exact.

Le titre La Débâcle n'a pas d'histoire. Voici très longtemps que je l'ai choisi. Lui seul dit très bien ce que veut être mon œuvre. Ce n'est pas la guerre seulement, c'est l'écroulement d'une dynastie, c'est l'effondrement d'une époque.

Et, maintenant, vous voulez savoir si je suis content. Ne vous ai-je pas déjà dit que je n'étais jamais content d'un livre, pendant que je l'écrivais? Je veux tout mettre, je suis toujours désespéré du champ limité de la réalisation. L'enfantement d'un livre est pour moi une abominable torture, parce qu'il ne saurait contenter mon besoin impérieux d'universalité et de totalité. Celui-ci me fait souffrir plus que les autres, car il est plus complexe et plus touffu. Ce sera le plus long de tous mes romans. Il va avoir mille pages de mon écriture, ce qui fera six cents pages imprimées. J'achève en ce moment la deuxième partie, c'est-à-dire le deuxième tiers. Je n'aurai fini qu'en avril. La publication commencera dans La Vie populaire le 20 février, et durera quatre mois et demi. Le volume paraîtra chez Charpentier le 20 juin. Des traductions vont paraître simultanément en Allemagne, en Angleterre, en Amérique, en Espagne, en Portugal, en Italie, en Bohême, en Hollande, en Danemark, en Norwège, en Suède et en Russie.

Et voilà, mon cher confrère. Souhaitez-moi du courage et de la santé.


A Alphonse Daudet.

Paris, 5 mars 1892.

Mon cher Daudet, j'espérais vous parler de votre livre, en allant vous serrer la main. Mais je crains que ma visite ne tarde trop, et je me décide à vous écrire avec quelle joie littéraire et quelle émotion je viens de lire cette histoire si fine et si poignante.

Ne vous ai-je pas déjà dit que ce que j'admire surtout en vous, ce sont «les raccourcis» parce que, sans doute, je ne les ai guère dans mon sac. Vous avez fait tenir là, en quelques pages, beaucoup de choses très humaines et très graves. Et c'est d'une forme exquise, la jolie forme de vos meilleurs contes. Avec cela, une tristesse affreuse, une cruauté effroyable. Cela est vraiment très beau.

A bientôt, mon cher Daudet, et nos meilleures amitiés à Mme Daudet et à tous les vôtres.


A Paul Margueritte.

Paris, 12 mars 1892.

Je suis extrêmement touché, cher monsieur Margueritte, de votre lettre si bonne et si noble[66]. Croyez bien que je ne l'ai pas attendue pour savoir et pour faire la part de chacun. Puis, ce sont là des histoires bien vieilles, et je n'ai aucune rancune.

Vous ne me devez d'ailleurs aucun remerciement. La mort glorieuse de votre père le met debout dans l'histoire, et ce n'est pas le récit simplement véridique d'un romancier qui peut le grandir; je n'en suis pas moins très heureux de la circonstance qui nous rapproche, car elle me permettra de serrer la main à un écrivain que je mets très haut, parmi nos jeunes romanciers.

Veuillez me croire votre bien cordial et bien dévoué.


A Alfred Bruneau.

Médan, 6 juin 1892.

Mon cher Bruneau,

Je vous envoie enfin les quelques vers que je vous ai fait tant attendre[67]. Pour les strophes sur le couteau, j'ai cru devoir briser le rythme et affecter un peu de prosaïsme, de façon à éviter la romance. Il m'a semblé que de la netteté et de la vigueur suffisaient. Au contraire, pour les adieux à la forêt, j'ai élargi le ton jusqu'au lyrisme. C'était ce que vous désiriez, n'est-ce pas? Dites-le-moi franchement, si vous désiriez autre chose. Je n'ai que l'envie de vous contenter, avec mes mauvais vers de mirliton.

J'envoie une copie des deux morceaux à Gallet, en le prévenant que, pour gagner du temps, je vous les adresse directement. Je pense qu'il ne se blessera pas. Je lui dis aussi que vous êtes pressé et que j'attends les troisième et quatrième actes.

Nous sommes ici depuis avant-hier, un peu bousculés par l'emménagement. J'ai personnellement un grand besoin de repos, et je ne vais me remettre au travail qu'avec lenteur.—Travaillez bien, et dans deux mois vous nous jouerez tout ce que vous aurez fait.

Nos bien vives amitiés à Mme Bruneau et à Suzanne, et bien affectueusement à vous.


A Henry Céard.

Médan, 15 juin 1892.

Mon bon ami,

Antoine m'écrit qu'il va donner une quarantaine de représentations en province, Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Nantes, et qu'il voudrait bien jouer Tout pour l'honneur, mais qu'il craint un refus de votre part, parce que vous avez blâmé ses tournées en province. Je crois bien qu'il se trompe et que vous trouverez comme moi qu'il peut être intéressant de voir votre pièce triompher dans les grandes villes, pour revenir de là se caser au répertoire de quelque théâtre grave. En tous cas, il est bien entendu que je vous laisse agir à votre volonté.

Êtes-vous libre samedi soir? Nous sommes forcés d'aller coucher à Paris, et vous seriez bien gentil de venir dîner avec nous. Nous ne serons que nous trois. Je voudrais causer avec vous d'autre chose.—Et je vous lirai mon discours aux Félibres, car vous savez que je préside dimanche, à Sceaux, la fête des Félibres.—Hein? je vous promets là un dessert irrésistible!

Bien affectueusement.


A Alfred Bruneau.

Médan, 8 juillet 1892.

Mon cher Bruneau,

Je vous envoie le troisième acte[68]. J'ai eu simplement à modifier certains vers. Il me paraît bien, toujours un peu court, un peu sec. Mais cela vaut peut-être mieux pour la rapidité, la netteté de l'œuvre. Seulement, je vous conseille fort d'élargir tout cela par des flots de musique. Il faut que vous mettiez là-dedans toute la puissance, toute l'envolée qui n'y est pas; autrement, nous aurons une œuvre bien étroite.—Quelques petites observations: le cri des sentinelles doit être un oh! oh! modulé et repris; les chœurs des jeunes filles m'effrayent un peu et vous devriez en donner chaque phrase, sinon à des voix différentes, au moins à des groupes différents; enfin, je voudrais beaucoup de mimique, avec de la belle musique par-dessous, entra les scènes proprement dites, et au lever du rideau, et pendant le travail des moissonneuses, et avant et après la scène de la sentinelle, et surtout pendant ce qui précède et ce qui suit le meurtre. De la musique, beaucoup de musique!

Gallet, mécontent de son quatrième acte, m'écrit qu'il l'a détruit. Il veut me voir avant de le refaire. D'ailleurs, vous avez de quoi travailler.

Quand pensez-vous venir à Médan? Vous nous préviendrez quelques jours à l'avance, n'est-ce pas? Je vais, moi, me remettre au travail. Le succès de La Débâcle dépasse toutes mes espérances, et je serais très heureux si un homme pouvait jamais l'être.

Nos bien vives amitiés à Mme Bruneau, et embrassez tendrement Suzanne pour nous deux.

Affectueusement à vous, mon cher ami.


Au Colonel en retraite Henri de Ponchalon[69].

18 octobre 1892.

Monsieur,

Permettez-moi de répéter que je n'ai nié ni le sentiment du devoir ni l'esprit de sacrifice de l'armée de Châlons. Entre le capitaine Baudouin et le lieutenant Rochas, il y a le colonel de Vineuil.

Après les mauvaises nouvelles de Frœschwiller, des soldats du 7e corps, qui n'avaient pas encore combattu, ont jeté leurs armes. Je n'aurais pas affirmé un fait pareil sans l'appuyer sur des documents certains. Et puis, encore un coup, c'est notre force et notre grandeur, aujourd'hui, de tout confesser.

Je vous réponds, Monsieur, parce que vous paraissez croire, comme moi, à la nécessité bienfaisante de la vérité, et je vous prie d'agréer l'assurance de mes sentiments distingués.


A Alphonse Daudet.

Paris, 13 novembre 1892.

Vous aviez raison, mon ami, Réjane a été tout à fait poignante, dans la scène de larmes du quatrième acte. C'est vrai, je n'aime pas beaucoup cette artiste, dont la voix se brise dans les éclats de force; qui manque, selon moi, de foyer intérieur, de puissance. Mais elle a ce qui vaut mieux: l'originalité, la vie; et il est très certain que, lorsqu'elle reste elle-même, elle est incomparable.

Merci encore, mon ami, de la si bonne et si émouvante soirée que vous nous avez fait passer, et croyez à nos vives amitiés pour les vôtres et pour vous.


A Gustave Toudouze.

Paris, 22 février 1893.

Mon cher ami, puisque l'affaire va si bien, il faut non seulement décider Goncourt, mais décider également Daudet et Loti à faire partie du Comité. Il importe peu qu'ils viennent ou qu'ils ne viennent pas.

Toutefois, je suis toujours d'avis que vous fassiez une petite place aux romanciers populaires, pour que le Comité n'ait pas l'air d'une chapelle.

Cordialement à vous.


A J. van Santen Kolff.

Paris, 22 février 1893.

Mon cher confrère,

Je ne résiste pas à votre prière. Seulement, permettez-moi de répondre brièvement à vos questions.

Les renseignements dont vous me parlez sur Le Docteur Pascal sont exacts, bien qu'un peu déformés. Ainsi, il est très vrai que le fils de Maxime, Charles, se trouvera en présence de Tante Dide, sa trisaïeule, la mère, la souche de toute la famille. Voici vingt ans que je le réserve pour cette rencontre dernière. Il est très vrai aussi que j'avais songé à utiliser certains détails qu'on m'avait fournis sur les tourments intimes endurés par Claude Bernard; mais les nécessités de mon récit, le cadre dans lequel il faut que je m'enferme, ne m'ont pas permis de les employer comme j'aurais voulu; on n'en retrouvera que des miettes dans mon œuvre. Enfin, il est encore très vrai que le livre finira par une mère allaitant son enfant. Il n'y a seulement rien là d'idéaliste. C'est au contraire, selon moi, tout à fait réaliste. La vérité est que je conclurai par le recommencement éternel de la vie, par l'espoir en l'avenir, en l'effort constant de l'humanité laborieuse. Il m'a semblé brave, en terminant cette histoire de la terrible famille des Rougon-Macquart, de faire naître d'elle un dernier enfant, l'enfant inconnu, le Messie de demain peut-être. Et une mère allaitant un enfant, n'est-ce pas l'image du monde continué et sauvé? Voici que j'ai écrit à peu près la moitié du Docteur Pascal, et je suis content, autant que je puis l'être. Ce qui m'amuse, c'est que j'y mets l'explication et la défense de toute la série des dix-neuf romans qui ont précédé ce vingtième. Enfin, ma passion littéraire s'y satisfait.

Voilà, en hâte, mes réponses. Il me reste à vous remercier de votre vieille fidélité littéraire, et à vous serrer bien cordialement la main.


A Félix Albinet.

Médan, 24 juin 1893.

Mon cher confrère,

Vous me demandez une page sur Victor Hugo. Une page, grand Dieu! mais c'est un volume qu'il faudrait écrire! Que voulez-vous que je dise en une page sur le plus grand de nos poètes lyriques? Et puis, après les batailles d'autrefois, je n'ai qu'à m'incliner.

Ces jours-ci, Catulle Mendès, qui est un grand honnête homme littéraire, en me donnant une belle et bonne poignée de main publique, a signé définitivement la paix[70].

Il a raison, il faut admirer et aimer: toute la force est là.

Malgré la légende, j'ai beaucoup aimé et beaucoup admiré Victor Hugo, et voici ce que j'écrivais il y a longtemps:

«Quelle brusque et prodigieuse fanfare dans la langue que ces vers de Victor Hugo! Ils ont éclaté comme un chant de clairon, au milieu des mélopées sourdes et balbutiantes de la vieille école classique. C'était un souffle nouveau, une bouffée de grand air, un resplendissement de soleil. Pour mon compte, je ne puis les entendre sans que toute ma jeunesse me passe sur la face, ainsi qu'une caresse.

«Je les ai sus par cœur, je les ai jetés jadis aux échos des coins de Provence où j'ai grandi. Ils ont sonné, pour moi comme pour bien d'autres, le siècle de la liberté dans lequel nous entrons...»

Voilà la page que vous me demandez, mon cher confrère, et je regrette simplement qu'elle ne soit pas plus complète ni plus éloquente.

Cordialement à vous.


A Raymond Poincaré.

Médan, 18 juillet 1893.

Cher monsieur Poincaré,

Votre aimable lettre me donne quelque honte de ma lettre officielle et si froide. Je voulais aller vous serrer la main, vous dire de vive voix toute ma gratitude; mais je suis cloué ici, et je ne pourrai le faire que vers la fin du mois, lorsque je traverserai Paris.

Me permettrez-vous, en attendant, d'insister sur votre bravoure. Cela semble tout simple aux vaillants de faire les choses qui leur semblent justes. Je n'en sais pas moins ce qu'il fallait de tranquille courage pour me donner un témoignage officiel de haute sympathie; et certains journaux vous le feront bien voir.

Ne cherchez donc pas, cher monsieur Poincaré, à diminuer ma reconnaissance, et veuillez me croire votre bien cordial et bien dévoué.


A Marcellin Pellet.

Médan, 1er août 1894.

Monsieur et cher confrère,

Votre lettre m'intéresse, et je vous remercie de me l'avoir écrite. Il est très certain que Bernadette[71] était une enfantine, une demi-idiote, si vous voulez: je crois l'avoir dit sur tous les tons. Mais je vous en prie, au nom du bon sens lui-même, ne croyez pas à cette imbécile histoire de la belle Mme Pail ..., qui me ferait prendre en haine les Homais libres penseurs qui ont dû l'inventer. Il suffit d'avoir un peu étudié les faits pour la mettre à néant. On me lit bien mal si, après m'avoir lu, on a encore besoin de Mme P... pour expliquer les dix-huit apparitions du rocher de Massabielle. Je me suis efforcé de tout ramener à la simple vérité humaine.

Merci encore de votre lettre, Monsieur, et veuillez me croire votre cordial et dévoué.


A Arthur Meyer.

Médan, 28 septembre 1894.

Cher monsieur Meyer,

Il est inutile que je réponde à M. Henri Lasserre. Nous n'avons pas le crâne fait de même, nous parlons une autre langue et nous ne nous entendrions jamais. Puis, je veux rester courtois avec lui, ce qu'il a été avec moi et ce qu'il n'est plus.

Mais, de sa lettre même, il est désormais établi qu'il n'a pas eu communication des documents administratifs, et que l'historien qui viendra un jour devra les consulter, pour écrire l'histoire humaine et définitive de Bernadette.

Il est établi également qu'il a existé à Bartrès un abbé Ader; que cet abbé Ader a été le premier guide spirituel de Bernadette, qu'il l'a eue à ses leçons de catéchisme, qu'il a enfin prédit ses visions—ce qui donne lieu aux suppositions les plus graves—et que M. Henri Lasserre n'a même pas nommé cet abbé Ader. Il y a donc là, dans son livre, une lacune inexplicable qui en infirme toute l'autorité.

Quant à mes trente années de travail, je les porte très fièrement. J'ai voulu la vérité autant que M. Henri Lasserre, et je l'ai faite de toutes les forces de mon cœur et de mon intelligence.

Veuillez me croire, cher monsieur Meyer, votre bien cordial et bien dévoué.


A M. Bonnet.

Paris, 24 octobre 1894.

Monsieur,

Je vais partir pour Rome et je n'ai pas, malheureusement, le temps de répondre à vos questions. Ce que vous nommez des répétitions se trouve dans tous mes livres. C'est en effet un procédé littéraire, employé d'abord timidement, puis que j'ai peut-être poussé à l'excès. Cela, selon moi, donne plus de corps à l'œuvre, en resserre l'unité. Il y a là quelque chose de semblable aux motifs conducteurs de Wagner, et en vous faisant expliquer l'emploi de ceux-ci par un musicien de vos amis, vous vous rendrez assez bien compte de mon procédé littéraire à moi.

Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de mes sentiments distingués.


A Georges Charpentier.

Paris, 16 mai 1895.

Mon vieil ami, votre lettre nous a bouleversé le cœur, tellement elle est désespérée et douloureuse, et nous serions partis tout de suite vous embrasser, si toutes sortes d'ennuis ne nous retenaient à Paris. Mais, dimanche, nous espérons bien vous trouver rassuré un peu, ainsi que votre pauvre femme, car vous semblez sous le coup d'une désespérance trop grande. Défiez-vous des médecins, qui sont parfois terribles, avec leurs pronostics trop inquiétants; et dites-vous, quand ils vous annoncent des catastrophes, que tout ira bien, car ils ne savent rien, ils se trompent toujours.

Il y a vingt ans, ma femme a eu ce que Paul[72] paraît avoir: un abcès au cæcum, qui lui a causé d'affreuses douleurs. Elle a été aussi en grand danger, sous la menace que cet abcès ne s'ouvrît du côté du péritoine. Et elle s'en est heureusement tirée, ainsi que plusieurs autres personnes atteintes comme elle, et que nous connaissons. L'ouverture de l'abcès dans l'intestin est l'issue la plus fréquente. La bonne nature, au fond, agit par les chemins droits. Je crois très formellement, pour ma part, à une terminaison heureuse.

Ah! votre pauvre femme, comme nous la plaignons, mon vieil ami! et comme nous sentons l'effroyable tristesse de votre situation à tous les deux, dans cette chambre d'hôtel inconnue, comptant les heures pour être fixés sur le sort de votre cher malade! C'est ce qui redouble votre angoisse et vous ôte ainsi tout courage. Embrassez bien Mme Charpentier pour nous deux, dites-lui que nous pleurons avec elle; mais que nous sommes pleins d'espoir, devant la certitude qu'un tel malheur ne peut vous arriver.

Ce cher Paul, vous savez que nous l'aimons beaucoup. Nous l'avons vu naître et grandir; son portrait est sur notre cheminée comme celui d'un enfant qui serait à nous. Nous savons combien il est doux et bon, et quel homme charmant il fera. Et c'est pourquoi, encore un coup, nous sommes convaincus que tout finira bien, que vous allez l'avoir cet été avec vous en convalescence.

A dimanche. Ne vous inquiétez pas de notre arrivée. Nous ne voulons que vous embrasser, que vous dire de vive voix combien nous vous aimons et quelle part nous prenons à votre souffrance.

Et en attendant, nous vous envoyons, à vous trois et à votre cher malade, tout notre espoir, le meilleur de notre cœur.


A Fernand Desmoulin.

Médan, 25 mai 1895.

Mon cher ami, j'ai reçu votre lettre ce matin, comme nous quittions Paris. Je ne pouvais plus vivre, et je suis un peu calmé de me retrouver ici, pour m'absorber dans le travail. Votre lettre nous a un peu rassurés, je ne puis croire à une issue fatale. Les médecins ne savent pas, ne peuvent savoir. Il faut quand même espérer, car la vie est la plus forte.

Dites bien à Charpentier que si je ne lui écris pas, c'est que je n'ai qu'une chose à lui écrire: nous partageons toutes ses affreuses angoisses, nous ne cessons de parler du pauvre enfant et de ses pauvres parents, nous faisons les vœux les plus ardents pour que l'issue soit heureuse et qu'ils soient tous consolés. On a, dans ces moments terribles, un sentiment si net de son impuissance, que je n'ose même écrire à mon vieil ami; car que lui dire, quel soulagement lui apporter, de quelle utilité lui être dans la douleur? Pour moi, l'espoir reste entier, et dites-leur bien à tous que ma certitude est que cet horrible malheur leur sera épargné.

Ma femme écrit à Mme Charpentier. Embrasses toute la famille pour nous. Et n'oubliez pas de nous donner ici des nouvelles.

Bien affectueusement


A Paul Brulat.

Paris, 20 décembre 1895.

Merci, mon cher Brulat, de votre bel article, qui m'a infiniment plu et infiniment touché. Vous me dites là des choses que je n'ai pas l'habitude de m'entendre dire; mais j'ai la vanité de les croire justes, en faisant la part de votre amitié. On ne me lit pas, c'est bien certain, du moins avec quelque intelligence; et j'ai comme l'idée que, vingt ans ou cinquante ans après ma mort, on me découvrira. L'étude à faire n'est pas faite, ne sera sans doute pas faite de mon vivant. C'est vous dire, encore une fois, combien j'ai été heureux de la belle page que vous venez d'écrire.

Affectueusement à vous.


A Georges Charpentier.

Médan, 8 juillet 1896.

Mon vieil ami, nous étions quelques-uns qui avions le cœur bien gros à ce banquet, et pour des raisons que vous devinez. J'ai très mal parlé, bafouillant, trouvant à peine mes mots, troublé par la gaffe qu'on avait faite en voulant me faire présider, lorsque Goncourt était là. Mais enfin, j'ai eu la joie de dire, à propos de vous, ce que je voulais dire. Ne me remerciez donc pas, je me suis simplement soulagé.

Nous avons eu hier à dîner Desmoulin, avec les Fasquelle et les Mirbeau. Il part demain soir jeudi pour vous retrouver. C'est un gentil compagnon, avec qui j'ai fait quelques belles promenades à bicyclette; et il vous portera nos bien vives amitiés. Nous vous attendons à Saint-Germain, puis ici. Ce sera une grande joie pour nous. Et les bonnes nouvelles que vous nous envoyez de Jane et de vous deux nous enchantent. Vous allez nous revenir reposés et bien portants de ce beau pays si tranquille dont vous me parlez. Vous aviez tous bien besoin de cela, mon pauvre ami.

Moi, je me suis fâché avec Le Figaro, à l'occasion d'un de mes articles qui n'a pas passé. Je vous raconterai cela. Et je suis ravi maintenant de m'être débarrassé d'une besogne où je n'avais que de nouveaux ennemis à ramasser. Je me suis mis tout de suite à Paris. Tout va pour le mieux, et d'ailleurs je n'ai plus de contentement que dans le travail, lorsque je suis totalement libre de faire ce qui me plaît.

A bientôt, mon cher ami. Ma femme et moi, nous vous embrassons bien tendrement tous les trois, de tout notre cœur.


A Seménoff.

Paris, 27 novembre 1896.

Mon cher Seménoff,

Vous me dites que vous traduisez en langue russe le livre du docteur Toulouse[73], et vous me demandez ce que je pense de la publication de ce livre en Russie.

Mais j'en suis ravi! Voici bien des années déjà que le bon Tourguéneff, mon grand ami, m'a mis en communion d'âme avec le peuple russe, aujourd'hui notre frère. Je sais qu'on veut bien, chez vous, lire mes livres et m'aimer un peu. Aussi ai-je le grand désir que tout ce qui peut faire de la vérité sur moi y soit connu. On fait courir sur mon compte tant de laides légendes, que j'ai tout à gagner à la vérité totale, à la vérité nue.

Et c'est pourquoi je vous remercie d'avoir bien voulu faire connaître à la Russie le livre du docteur Toulouse. Il est la vérité et je l'accepte.

Croyez-moi votre bien cordial et bien dévoué.


A Jean Ajalbert.

Paris, le 5 avril 1897.

Mon cher Ajalbert,

J'ai été bien touché par votre bel et courageux article. On ne me gâte pas, et chaque fois qu'un confrère prend ma défense, je suis surpris et charmé.

La légende de ma vanité, de ma soif des honneurs, est imbécile. La décoration, je ne l'ai pas demandée, je l'ai acceptée presque de force. L'Académie, ce n'est que ma bataille littéraire portée sur un terrain d'action; et jamais je n'ai demandé la voix de personne. Plus tard, je l'espère, on se rendra compte de ma véritable attitude, si mal comprise aujourd'hui.

En attendant, un article comme le vôtre est un baume pour moi, et c'est pourquoi je vous en remercie bien fort, de tout mon cœur.


A Henry Bérenger.

Médan, 14 août 1897.

Monsieur,

Je lis votre article, très intéressé et très ému. Je n'attends point de justice, je sais qu'il faut que je disparaisse. Aussi rien ne saurait me toucher davantage, que de voir un écrivain de votre génération faire effort, et me juger en dehors des opinions admises. Ce qui m'a toujours soutenu, c'est la certitude de mon honnêteté. Et je vous reste infiniment reconnaissant d'avoir dégagé un peu l'homme sous l'écrivain.

Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de mes sentiments les plus cordiaux et les plus dévoués.


A Delpech.

Paris, 29 mai 1898.

Cher monsieur Delpech,

Vous me demandez pour votre fils aîné Jacques, dont vous allez fêter la dix-septième année, et pour ses trois cadets, Pierre, Jean et Paul, une lettre dans laquelle je leur dise où sont, selon moi, pour l'homme d'action, les sources des joies de la vie, et quelle est ma conception de la beauté morale.

Je ne puis que répéter ce que j'ai souvent écrit: j'ai mis toute ma vie dans le travail, et je m'en suis bien trouvé. C'est le travail, c'est la pensée de mon œuvre, de mon devoir à accomplir, qui m'a toujours tenu debout. C'est par le travail que j'ai connu toutes mes joies, et je crois bien que, si je vaux quelque chose aujourd'hui, c'est grâce uniquement au travail. C'est par lui que se feront la vérité et la justice, et l'homme lui doit tout: son intelligence et sa vertu.

Je souhaite à vos fils d'être simplement des travailleurs, certains qu'ils seront ainsi en marche vers toutes les joies et toutes les beautés.

Et je vous prie de me croire, cher Monsieur, votre bien cordial et bien dévoué.


A l'«Union des Ecrivains russes», à Saint-Pétersbourg[74].

Paris, 7 juin 1899.

Messieurs et chers confrères,

Je suis heureux et fier de m'associer à vous en pensée et de tout mon cœur d'écrivain, le jour où vous fêtez le génie de votre immortel Pouchkine, le père de la littérature russe moderne.

Je l'ai connu, surtout, par mon grand ami Tourguéneff qui m'a dit souvent sa gloire, l'homme universel qu'il a été, le poète admirable, le romancier profond et vivant, l'amant de la liberté et du progrès, le modèle impeccable que vous donnez à vos enfants pour qu'ils sachent écrire et penser. Et je l'ai aimé, comme il faut aimer tous les vastes cerveaux dont l'œuvre nationale fait partie du trésor humain.

Je lui envoie mon hommage par-dessus les frontières; il faut que les hommages de tous les écrivains du monde le fêtent. Et ce sera le vrai lien de paix, la fête universelle de la civilisation.

Veuillez agréer, Messieurs et chers confrères, l'assurance de mes sentiments fraternels.


A Alfred Bruneau.

Médan, 26 juillet 1899.

Mon cher ami, merci de votre renseignement au sujet de mes articles du Figaro. Ne vous inquiétez pas, j'ai retrouvé les trois articles. Mais je suis stupéfait de n'en avoir publié que trois. J'aurais juré qu'ils étaient quatre.

J'ai déjà songé à l'œuvre prochaine[75]. Je crois que je tiens quelque chose. Mais voici: notre idée de ne pas montrer l'enfant est mauvaise. Si on ne le voit pas, il n'existera pas, on ne s'intéressera pas à lui. Alors, j'ai songé à une femme mariée à quinze ou seize ans; dans le monde légendaire, cela est bien permis. Mettons qu'elle ait un fils à dix-sept ans. Lorsqu'elle en aura trente-six, ce fils en aura dix-neuf. Et, à trente-six ans, je puis avoir encore une femme merveilleusement belle, amoureuse et adorée, ce dont j'ai besoin. Cette femme-là, ce serait Delna, un rôle énorme; et, si je vous consulte, c'est que je suis très tenté de donner le rôle de mon jeune homme à une autre femme, un soprano, un travesti naturellement. Je crois qu'on pourrait tirer de cette mère et de ce fils joués par deux femmes, de grands effets de tendresse et de délicatesse. Le rôle du fils serait assez considérable, il faudrait une chanteuse, une artiste; et c'est ici que commence mon scrupule, je n'ose pousser davantage le sujet que j'ai trouvé, sans avoir votre approbation. N'avez-vous rien à me dire contre mon idée? Ce rôle de jeune homme de quinze à vingt ans joué par une femme ne vous gêne-t-il pas? Si je crois à la nécessité d'une femme dans le rôle, c'est que jamais un ténor, un homme, n'aura la grâce ni la jeunesse nécessaires. Dites-moi très franchement ce que vous pensez de cela, et tout de suite, pour que je creuse mon idée ou que je l'abandonne:

Nos bonnes amitiés pour vous, pour votre femme et pour Suzanne.


A Marcel Laurent.

Paris, 8 octobre 1899.

Mon cher confrère,

Je suis absolument contraire aux courses de taureaux, qui sont des spectacles abominables, dont la cruauté imbécile est, pour les foules, une éducation de sang et de boue. On finira par nous faire une jolie France, à la veille du xxe siècle, si tous les braves gens ne se mettent pas en travers.

Cordialement.


A Paul Brulat.

Paris, 15 octobre 1899.

Merci de votre bonne lettre, mon cher Brulat. Vos remarques sont fort justes. Mais n'ai-je pas le droit, après quarante ans d'analyse, de finir dans un peu de synthèse? L'hypothèse, l'utopie, est un des droits du poète.

Ce dont vous souffrez, c'est de la maladie du scrupule. Faites-vous une force et une volonté: là seulement est la guérison. Au risque même d'y perdre un peu de justice, il faut savoir se décider et agir.

Quant au livre que vous voulez écrire sur moi, je tiens à ne vous influencer en rien; et c'est pourquoi je ne réponds pas à ce que vous me dites, au sujet de la lecture de mes livres et des idées qu'elle fait naître en vous.

Affectueusement à vous.


A Octave Mirbeau.

Paris, 29 novembre 1899.

Quelle bonne émotion je viens d'avoir, mon ami, en lisant votre article sur Fécondité! Ce qui l'anime d'un si grand souffle, ce qui le fait si beau et si retentissant, c'est votre tendresse pour moi; c'est le lien fraternel qui s'est noué entre nous. Je connais bien les défauts de mon livre, les invraisemblances, les symétries trop volontaires, les vérités banales de morale en action; et la seule excuse est celle que vous donnez: la construction particulière que m'a imposée le sujet. Mais avec quelle chaude sympathie vous mettez en valeur les bonnes pages, cette âme du livre, cet amour de la vie, du plus de vie possible, auquel j'ai tout sacrifié! Il faut aimer pour comprendre.

Je crois aussi qu'on me comprendra mieux, lorsque les trois romans suivants auront complété ma pensée. Fécondité n'est qu'une humanité élargie pour les besognes de demain. Mais la victoire y semble rester à la force, et c'est ce que viendront corriger l'organisation du travail, l'avènement de la vérité et de la justice. Tout cela est bien utopique, mais que voulez-vous? Voici quarante ans que je dissèque, il faut bien permettre à mes vieux jours de rêver un peu.

Je voulais seulement vous dire la grande joie que votre bonne tendresse m'a apportée ce matin, et je vous embrasse en frère reconnaissant, et j'embrasse également votre chère femme.


A Seménoff.

Médan, 14 septembre 1900.

Cher Monsieur,

Je crains d'être bien en retard pour tenir la promesse que je vous ai faite. Mais j'écris à mon éditeur, pour qu'il vous adresse tout de suite le recueil de mes articles: Nouvelle Campagne, dans lequel vous trouverez les quelques pages que j'ai écrites autrefois sur les Juifs, et que je suis très heureux de vous autoriser à reproduire dans le volume dont vous m'avez parlé.

Ce volume, qui doit être vendu au profit des Israélites du Midi de la Russie, qui ont tant souffert de la disette, est un bel et touchant exemple de solidarité humaine, une grande et bonne action à laquelle je vous remercie de m'avoir associé. Il faut que, d'un bout de la terre à l'autre, les mains se tendent et se serrent fraternellement, si l'on veut que la misère des hommes soit soulagée et que la paix règne enfin.

Bien cordialement à vous.


A Armand Dayot.

Paris, 25 octobre 1900.

Mon cher confrère,

La photographie en pied est de 1862; une partie des Contes à Ninon était écrite, mais rien encore n'avait été publié. J'ai complètement oublié le nom du photographe, qui demeurait rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel. Quant à la photographie en buste, elle est de 1869: j'avais 29 ans et j'étais rédacteur au Rappel. Le photographe, qui avait photographié tout Le Rappel, se nommait Geradet. On m'a conté qu'on a trouvé toutes ces photographies à la Préfecture de police, après le 4 septembre: ce qui a fait croire que le photographe, qui s'était montré si gracieux pour nous, travaillait au compte de la police, désireuse d'avoir nos portraits, en cas d'un coup de main.

En 1869, j'avais écrit: Les Contes à Ninon, la Confession de Claude, Thérèse Raquin, Madeleine Férat, Mes Haines, Mon Salon, et j'allais commencer la série des «Rougon-Macquart», dont le plan était arrêté, et dont j'écrivais déjà le premier volume: La Fortune des Rougon.

Cordialement à vous.


A Maurice Le Blond.

12 décembre 1900.

Cher monsieur Le Blond[76],

Je n'ai jamais été pour un enseignement esthétique quelconque, et je suis convaincu que le génie pousse tout seul, pour l'unique besogne qu'il juge bonne. Mais j'entends bien que, loin de vouloir imposer une règle et des formules aux individualités, votre ambition est simplement de les susciter, de les éclairer, de leur donner comme une atmosphère de sympathie et d'enthousiasme qui hâte leur pleine floraison.

Et c'est pourquoi je suis avec vous, de toute ma fraternité littéraire. Ce qui me ravit dans votre tentative, c'est que j'y vois un signe nouveau de l'évolution qui transforme en ce moment notre petit monde des lettres et des arts. Tout un réveil met debout la jeunesse; elle refuse de s'enfermer davantage dans la tour d'ivoire, où ses aînés se sont morfondus si longtemps, en attendant que sœur Anne—la vérité de demain—parût à l'horizon. Un souffle a passé, un besoin de hâter la justice, de vivre la vie vraie, pour réaliser le plus de bonheur possible. Et les voilà dans la plaine, résolus à l'action, les voilà en marche, sentant bien qu'il ne suffit plus d'attendre, mais qu'il faut avancer sans cesse, si l'on veut aller par delà les horizons, jusqu'à l'infini.

L'action! l'action! tous doivent agir, tous comprennent que c'est un crime social que de ne pas agir, dans une heure si grave, lorsque les forces néfastes du passé livrent un combat suprême aux énergies de demain. Il importe de décider si l'humanité ne reculera pas d'un pas en arrière, si elle ne retombera pas dans l'erreur et dans l'esclavage, peut-être pour un siècle encore. Et, n'est-ce pas? en agissant, en ouvrant des cours, en groupant des jeunes gens de votre âge pour mettre en commun vos besoins, vos croyances, vous voulez être uniquement les bons ouvriers de l'heure présente, n'être ni des lâches ni des déserteurs, au moment où tous les citoyens interviennent et se battent.

Le mouvement est général: des universités populaires se fondent partout, des associations se créent qui donnent des conférences, qui répandent au jour le jour la bonne parole. Il était nécessaire que les écrivains et les artistes ne restassent pas à l'écart, inutiles, indifférents. Vous ouvrez une école de la Beauté, vous voulez dire bien haut votre idéal; vous affirmez, dans l'œuvre produite, la nécessité de la vie, de la vérité humaine, de l'utilité sociale, en vous basant sur le vaste ensemble des œuvres que vous lègue toute une lignée de grands aînés. C'est, très bien, et vous avez raison, et votre effort quand même aura son bon effet.

Laissez dire, agissez, agissez encore et toujours. Il se peut que votre enseignement ne nous donne pas de génies nouveaux. Mais vous vous serez rapprochés, vous vous serez connus, vous aurez peut-être fourni à celui d'entre vous, qui sera plus tard un maître, l'appui qu'il attend, la flamme généreuse qui doit l'embraser. Et vous aurez créé un milieu propice, vous aurez exalté la Beauté qui sera, plus tard, aussi nécessaire que le pain au peuple travailleur de la Cité heureuse.

Je suis des vôtres, et je vous serre fraternellement la main.


A Paul Margueritte[77].

1900.

Je suis pour le couple dont l'amour rend l'union indissoluble. Je suis pour que l'homme et la femme, qui se sont aimés et qui ont enfanté, s'aiment toujours, jusqu'à la mort. C'est la vérité, la beauté, et c'est le bonheur. Mais je suis pour la liberté absolue dans l'amour, et si le divorce est nécessaire, il le faut sans entraves, par le consentement mutuel et même par la volonté d'un seul.


A Eugène Fournière.

Paris, 8 mai 1901.

Cher monsieur Fournière,

Pourriez-vous me rendre un service? J'ai besoin, pour mon prochain roman, d'être documenté sur les écoles congréganistes qui couvrent la France; et l'on me dit qu'il existe un rapport de M. Trouillot, où je trouverai de précieux renseignements. J'ai songé qu'il vous serait peut-être facile de me faire envoyer ce rapport. Je vous en serais bien reconnaissant.

Si vous connaissez d'autres sources d'informations, veuillez me les indiquer. Je cherche surtout à bien connaître les Frères de la doctrine chrétienne, les «Ignorantins», et leur enseignement.

Merci à l'avance, et bien sympathiquement à vous.


Au même.

Paris, 18 mai 1901.

Cher monsieur Fournière,

Je vous remercie infiniment des documents que vous voulez bien m'envoyer. Ils me seront très précieux. Je vais être très complètement renseigné sur nos écoles primaires laïques. Mais il est plus difficile de tout savoir sur les écoles tenues par les Frères de la doctrine chrétienne. Enfin, avec l'aide de militants comme vous, j'espère pouvoir établir un terrain vrai et solide.

Encore merci, et veuillez me croire votre cordial et dévoué.


A John Labusquière.

Paris, 5 juin 1901.

Cher monsieur Labusquière,

J'ai à vous remercier de la grande joie et du grand honneur que vous m'avez faits en acceptant de présider le banquet par lequel les disciples de Fourier et les associations ouvrières ont bien voulu fêter la publication de mon roman Travail.

Si je ne suis pas à votre côté, c'est qu'il m'a semblé plus modeste et plus logique que l'homme ne fût pas là. Ce n'est pas moi qui importe, ce n'est pas même mon œuvre: ce que vous fêtez, c'est l'effort vers plus de justice, c'est le bon combat pour le bonheur humain: et je suis avec vous tous. Ne suffit-il pas que ma pensée soit la vôtre?

Nos espoirs sont grands, l'avenir est le domaine du rêve. Mais, dès aujourd'hui, il est un fait certain, que tout indique et démontre: c'est que la société future est dans la réorganisation du travail, et que de cette réorganisation seule viendra enfin une juste répartition de la richesse. Fourier a été l'annonciateur génial de cette vérité. Je n'ai fait que la reprendre, et peu importe la route, la future Cité de paix est au bout.

A ce moment même, en nos temps si amers et si troubles, les associations ouvrières qui se créent et fonctionnent sont l'embryon de cette Cité future. Par les coopératives de production et de consommation, nous nous acheminons un peu plus chaque jour vers le peuple de frères dont on plaisante. Il faut laisser rire, l'évolution est sans cesse en marche; la solidarité n'est pas que le vœu des braves gens, elle est aussi une force de la nature, comme l'attraction, et elle agira de plus en plus, et elle finira par grouper l'humanité entière en une seule et même famille.

Merci encore, cher monsieur Labusquière, et bien fraternellement avec vous et avec tous nos amis.


A Seménoff.

Médan, 6 août 1901.

Merci, mon cher Seménoff, de la lettre que vous m'écrivez, à propos de la mort de ce cher Alexis. J'y retrouve tout votre cœur. J'ai, en effet, eu un gros chagrin, car c'est encore un peu de ma vie d'autrefois qui s'en va. Peu à peu, je reste seul de notre groupe littéraire.

Il faut vous bien soigner, pour nous revenir vaillant, cet hiver. Vous aussi, vous êtes un fidèle; notre défenseur dans cette grande Russie, qui ne demande qu'à savoir et à se libérer. Enfin, il faut avoir bon espoir: la liberté marche.

Les photographies sont un peu grises. Je vais tâcher d'en tirer des épreuves passables, et je vous les donnerai, lors de ma rentrée. Jusque-là, je vais avancer le plus possible mon nouveau roman.

Présentez nos vives amitiés à Mme Seménoff et à tous les vôtres, et bien affectueusement à vous.


A F. Chastanet.

Paris, 27 novembre 1901.

Cher monsieur Chastanet, je viens de recevoir Les Personnages des Rougon-Macquart, que vous m'avez envoyés, et je tiens à vous remercier encore, à vous dire combien je trouve votre travail remarquable. Je ne parle pas seulement de la patience et du soin que vous avez mis à lire et à dépouiller les vingt volumes. Ce qui me frappe plus encore, c'est la profonde intelligence que vous avez eue de mon œuvre; c'est le choix vivant que vous avez fait des phrases qui caractérisent chaque personnage. Certainement jamais rien de semblable n'a été réalisé, car il ne s'agit pas d'un sec dictionnaire; vous évoquez tous mes romans, vous rendez la vie à tous les êtres qui les peuplent.

Vous venez de me donner la joie littéraire la plus profonde que j'aie jamais éprouvée: celle de me retrouver tout entier dans ce volume qui résume et qui classe le petit peuple que je me suis efforcé de créer. Et je vous en suis infiniment reconnaissant.

Veuillez me croire votre bien amical et bien dévoué.


A Alfred Bruneau.

Médan, 2 juillet 1902.

Mon cher ami, vous voilà installés et votre lettre nous donne de bonnes nouvelles de vous deux et de Suzanne. Ces trois mois de grand calme et de travail vous feront certainement grand bien; et, quand vous rentrerez en octobre, avec votre œuvre finie, il sera toujours temps d'organiser votre avenir. Je n'ai plus guère d'illusions, mais je crois tout de même que les braves gens et les travailleurs déterminent autour d'eux les chances heureuses. C'est toujours lorsque j'ai désespéré que le destin s'est montré clément.

Depuis bientôt trois semaines que nous sommes ici, nous avons vécu dans une belle tranquillité. Ma femme va mieux, surtout depuis qu'il fait beau. J'ai bien travaillé, mais je ne compte finir Vérité que vers la fin du mois. C'est terriblement long; voilà près d'un an que, tous les matins, sans manquer un seul jour, je me remets à cette œuvre. Aussi suis-je très fatigué, avec le grand besoin de me reposer un peu. Je compte ne pas faire grand'chose en août. Puis, en septembre, j'espère m'occuper de nos poèmes; et, plus j'y songe, plus je suis décidé à les traiter comme je les sens, car tout accommodement au goût des directeurs ou du public serait, en fin de compte, une duperie.

Les Charpentier ne viendront ici que le 15 août. Nous avons donc devant nous six semaines de solitude, et cela ne m'est pas désagréable; je passe de délicieuses après-midi dans mon jardin, à regarder tout vivre autour de moi. Avec l'âge, je sens tout s'en aller et j'aime tout plus passionnément.

Travaillez bien, mon ami; reposez-vous bien aussi, et surtout ne vous faites pas de chagrin, ne désespérez pas. Vous verrez que la chance viendra, je ne sais comment, mais elle viendra. Tout effort est récompensé; il est impossible que votre travail, si brave et si franc, n'amène pas la victoire. Chaque jour, levez-vous en espérant quelque chose de bon pour le lendemain.

Et bonne santé à votre femme et bonnes vacances à Suzanne. Prenez tous les trois une grosse provision de forces pour l'hiver prochain.

Nous vous embrassons, ma femme et moi, de tout notre cœur.


Au même.

Médan, 8 août 1902.

Mon bon ami, j'ai enfin terminé cette terrible Vérité qui, pendant un an, m'a demandé de grands efforts. L'œuvre est au moins aussi longue que Fécondité, et il s'y trouve une telle diversité de personnages, un tel enchevêtrement de faits, que jamais mon travail ne m'a demandé une discipline plus étroite. J'en sors pourtant assez gaillard, et ma tête seule a besoin de repos. Vérité commencera à paraître le 10 septembre, dans L'Aurore, et y durera jusqu'au 20 janvier environ.

J'attends les Charpentier dans les premiers jours de la semaine prochaine, et c'est pendant leur séjour ici que je compte me reposer. Cela mettra un peu de bruit autour de moi, me tirera de la solitude où nous vivons. Et je compte sur cette diversion bruyante pour me débarbouiller le cerveau. Puis, en septembre, je songerai à vous; je me mettrai à un des poèmes, je ne sais encore lequel. Votre lutte devient si rude que je suis hanté de scrupules. Sans doute, je professe qu'on doit marcher droit à l'œuvre d'art, sans s'occuper des contingences. Seulement, quand un musicien n'a devant lui que deux théâtres pour se produire, quand des obstacles de toutes sortes lui barrent la route, il est bien difficile de s'embarquer dans une œuvre, sans s'inquiéter du sort qui l'attend. Le pis est qu'on se paralyserait tout à fait, si l'on voulait mettre toutes les bonnes chances de son côté.

Depuis quelques jours, je réfléchis à nos trois sujets et je suis bien troublé. Enfin, le seul parti sage et brave est d'en traiter un; et puis, nous verrons, quand nous serons réunis à Paris.

Aucune nouvelle d'ailleurs. Depuis que j'étais ici, je n'avais pas quitté ma table de travail un seul jour. Nous avons vu Larat pendant deux heures, une après-midi. Les Mirbeau, qui doivent être à Houlgate, ne viendront nous voir qu'après leur retour. Les Loiseau sont toujours à Morsalines, où notre cousine Amélie est allée les rejoindre; et elle aussi ne viendra sans doute passer avec nous quelques jours qu'en septembre. Quant à Desmoulin, il est à Bruges où il copie des primitifs.

Nous avons reçu ce matin la bonne lettre de votre femme, à laquelle la mienne répondra prochainement, et nous avons été bien heureux des excellentes nouvelles qu'elle nous donnait. Il parait que Suzanne et vous devenez des pêcheurs de crevettes remarquables. Vous allez nous revenir tous les trois rayonnants de santé, et c'est ce qu'il faut pour vaincre le destin.

Nous vous embrassons bien tendrement, de tout notre cœur.


LETTRES AU Dr G. SAINT-PAUL


I

Paris, 3 mai 1895.

Cher Monsieur,

Je ne veux retirer aucun bénéfice matériel de la publication du Roman d'un inverti, et sur ce point je désire que vous soyez seul à traiter l'affaire. D'autre part, pour des motifs d'ordre littéraire, je désire que mon nom ne figure pas sur la couverture; ou du moins je consens seulement à ce qu'on mette: «Avec une préface d'Émile Zola». Et cette préface ne peut être qu'une lettre que je vous adresserai personnellement, lettre assez courte, dans laquelle je vous conterai simplement l'histoire du manuscrit que je vous ai remis, en le jugeant brièvement à mon point de vue. Ce serait donc à vous d'écrire le morceau de résistance, morceau que je vois tout scientifique.

Avant d'écrire à M. Storck pour lui dire ces choses, j'ai voulu vous consulter. Si donc nous sommes d'accord, veuillez me le dire, et je lui écrirai.

Cordialement à vous.


II

Médan, 25 juin 1895.

Mon cher Docteur[78],

Je ne trouve aucun mal, au contraire, à ce que vous publiiez Le Roman d'un inverti, et je suis très heureux que vous puissiez faire, à titre de savant, ce qu'un simple écrivain comme moi n'a point osé.

Lorsque j'ai reçu, il y a des années déjà, ce document si curieux, j'ai été frappé du grand intérêt physiologique et social qu'il offrait. Il me toucha par sa sincérité absolue, car on y sent la flamme, je dirai presque l'éloquence de la vérité! Songez que le jeune homme qui se confesse écrit ici une langue qui n'est pas la sienne; et dites-moi s'il n'arrive point, en certains passages, au style ému des sentiments profondément éprouvés et traduits? C'est là une confession totale, naïve, spontanée, que bien peu d'hommes ont osé faire, qualités qui la rendent fort précieuse à plusieurs points de vue. Aussi était-ce dans la pensée que la publication pouvait en être utile, que j'avais eu d'abord le désir d'utiliser le manuscrit, de le donner au public sous une forme que j'ai cherchée en vain, ce qui, finalement, m'en a fait abandonner le projet.

J'étais alors aux heures les plus rudes de ma bataille littéraire, la critique me traitait journellement en criminel, capable de tous les vices et de toutes les débauches; et me voyez-vous me faire, à cette époque, l'éditeur responsable de ce Roman d'un inverti? D'abord on m'aurait accusé d'avoir inventé l'histoire de toutes pièces, par corruption personnelle. Ensuite, j'aurais été dûment condamné pour n'avoir vu, dans l'affaire, qu'une spéculation basse sur les plus répugnants instincts. Et quelle clameur, si je m'étais permis de dire qu'aucun sujet n'est plus sérieux ni plus triste, qu'il y a là une plaie beaucoup plus fréquente et profonde qu'on n'affecte de le croire, et que le mieux, pour guérir les plaies, est encore de les étudier, de les montrer et de les soigner!

Mais le hasard a voulu, mon cher docteur, que, causant un soir ensemble, nous en vînmes à parler de ce mal humain et social des perversions sexuelles. Et je vous confiai le document qui dormait dans un de mes tiroirs, et voilà comme quoi il put enfin voir le jour, aux mains d'un médecin, d'un savant, qu'on n'accusera pas de chercher le scandale. J'espère bien que vous allez apporter ainsi une contribution décisive à la question des invertis-nés, mal connue et particulièrement grave.

Dans une autre lettre confidentielle, reçue vers le même temps, et que je n'ai malheureusement pas retrouvée, un malheureux m'avait envoyé le cri le plus poignant de douleur humaine que j'aie jamais entendu. Il se défendait de céder à des amours abominables, et il demandait pourquoi le mépris de tous, pourquoi les tribunaux étaient prêts à le frapper, s'il avait apporté dans sa chair le dégoût de la femme, la passion de l'homme. Jamais possédé du démon, jamais pauvre corps humain livré aux fatalités ignorées du désir, n'a hurlé si affreusement sa misère. Cette lettre, je m'en souviens, m'avait infiniment troublé. Et, dans Le Roman d'un inverti, le cas n'est-il pas le même, avec une inconscience plus heureuse? N'y assiste-t-ou pas à un véritable cas physiologique, à une hésitation, à une demi-erreur de la nature? Rien n'est plus tragique, selon moi, et rien ne réclame davantage l'enquête et le remède, s'il en est un.

Dans le mystère de la conception, si obscur, pense-t-on à cela? Un enfant naît: pourquoi un garçon, pourquoi une fille? on l'ignore. Mais quelle complication d'obscurité et de misère, si la nature a un moment d'incertitude, si le garçon naît à moitié fille, si la fille naît à moitié garçon? Les faits sont là, quotidiens. L'incertitude peut commencer au simple aspect physique, aux grandes lignes du caractère: l'homme efféminé, délicat, lâche; la femme masculine, violente, sans tendresse. Et elle va jusqu'à la monstruosité constatée, l'hermaphrodisme des organes, les sentiments et les passions contre nature. Certes, la morale et la justice ont raison d'intervenir, puisqu'elles ont la garde de la paix publique. Mais de quel droit pourtant, si la volonté est en partie abolie? On ne condamne pas un bossu de naissance parce qu'il est bossu. Pourquoi mépriser un homme d'agir en femme, s'il est né femme à demi?

Certes, mon cher docteur, je n'entends pas même poser le problème. J'indique seulement les raisons qui m'ont fait souhaiter la publication du Roman d'un inverti. Peut-être cela inspirera-t-il un peu de pitié et un peu d'équité pour certains misérables. Et puis, tout ce qui touche au sexe touche à la vie sociale elle-même. Un inverti est un désorganisateur de la famille, de la nation, de l'humanité. L'homme et la femme ne sont certainement ici-bas que pour faire des enfants, et ils tuent la vie, le jour où ils ne font plus ce qu'il faut pour en faire.

Cordialement à vous.


III

Médan, 18 juillet 1895.

Cher Monsieur,

Je crois qu'il ne faut pas passer outre aux inquiétudes de l'éditeur, car il serait désastreux que quelque ennui arrivât. Pour mon compte, je ne suis pas d'avis de trouver un éditeur quand même. Mais je serai fort heureux de garder le manuscrit de l'ouvrage, dans les conditions où vous me l'offrez, et avec la pensée qu'il pourra être utilisé un jour.

Cordialement à vous.


IV

Réponse à une Enquête sur le Langage intérieur
[79].

Voici l'observation prise sous la dictée du Maître:

«Étant enfant, j'avais une bonne mémoire scolaire; j'avais le prix de mémoire; déjà à cette époque je travaillais sans trop de zèle, le nécessaire, rien de plus: arrivé en étude, je me mettais à la besogne, avec le désir de terminer le plus vite possible et de ne plus rien faire.

«Au lit je récitais tout bas mes leçons avant de m'endormir, c'est un excellent moyen pour retenir.

«Le lendemain, je les savais, j'en disais très bien le mot à mot avec beaucoup de précision; je ne me trompais et n'hésitais que rarement; j'avais donc une mémoire excellente qui me permettait d'apprendre vite et bien. Mais tout disparaissait assez rapidement, les mots s'envolaient avec le temps, et l'âge a amené l'oubli des textes les mieux sus.

«Déjà à cette époque, ma mémoire était ce qu'elle est aujourd'hui, elle se chargeait rapidement, avidement... puis elle se déchargeait. C'est une éponge qui se gonfle, puis qui se vide; c'est un fleuve qui entraîne tout et dont les eaux courent tôt se perdre sur un banc de sable.

«Un caractère très net de ma mémoire, c'est que la persistance des souvenirs dépend de mon désir et de ma volonté de retenir. J'ai une excellente mémoire visuelle, mais si je ne regarde pas en voulant retenir, il ne reste rien; si je n'ai pas la volonté de me souvenir, tout se perd. Nommé président de la Société des Gens de lettres, j'ai mis plus de trois semaines à me rappeler les physionomies des vingt-quatre membres du Comité.

«A la suite d'une enquête faite pour construire un roman, je retrouve, quand j'ai idée de voir, tous les souvenirs dont j'ai besoin.

«Mes souvenirs visuels ont une puissance, un relief extraordinaire; ma mémoire est énorme, prodigieuse, elle me gêne; quand j'évoque les objets que j'ai vus, je les revois tels qu'ils sont réellement avec leurs lignes, leurs formes, leurs couleurs, leurs odeurs, leurs sons: c'est une matérialisation à outrance; le soleil qui les éclairait m'éblouit presque; l'odeur me suffoque, les détails s'accrochent à moi et m'empêchent de voir l'ensemble. Aussi pour le ressaisir me faut-il attendre un certain temps. Je n'écrirai que l'an prochain mon roman sur Lourdes, je prendrai les notes que j'ai recueillies; l'évocation se fera; tout sera au point; sur l'ensemble, les grandes lignes, les grandes arêtes se détacheront, nettes...

«Cette possibilité d'évocation ne dure pas très longtemps; le relief de l'image est d'une exactitude, d'une intensité inouïes, puis l'image s'efface, disparaît, cela s'en va; ce phénomène est heureux pour moi; j'ai écrit beaucoup de romans, j'ai entassé un nombre considérable de matériaux: si tous mes souvenirs me restaient, je succomberais sous leur poids. De la trame du roman, l'oubli est encore plus rapide; arrivé à la fin de l'ouvrage que j'écris, j'en oublie le commencement. Il me faut autant de plans que de chapitres projetés: pour vingt chapitres, vingt plans détaillés. Alors je pars tranquille, avec ce guide-âne je suis sûr de ne pas me perdre en route; mon sous-main, couvert d'indications, de notes d'échos, de rappels, m'est indispensable, je le consulte sans cesse.

«En résumé, ma mémoire se caractérise par la puissance énorme des souvenirs qu'elle me fournit, par la fragilité de ces souvenirs.

«Je ne me souviens pas pour le plaisir de me souvenir, je n'exerce pas cette grosse mémoire pour le plaisir de l'exercer; tout ce qui ne nécessite pas un peu d'invention, lire, corriger des épreuves, m'endort, mais je ne dors plus dès que je puis créer, dès que fonctionne le centre d'invention littéraire.

«On sait comment je compose mes romans; je rassemble le plus possible de documents, je voyage, il me faut l'atmosphère de mon sujet; je consulte les témoins oculaires des faits que je veux décrire; je n'invente pas, le roman se fait, se dégage tout seul des matériaux. Ainsi, pour La Débâcle, je suis allé à Sedan, j'ai consulté les meilleures sources d'informations; les personnages se sont présentés tout seuls; ne fallait-il pas un colonel, un capitaine, un lieutenant, un caporal, des hommes...? Une fois le personnage apparu, je le fais mien, je vis avec lui; je ne me plais qu'en ce qui vit.

«Chez moi le mot n'a pas grande importance. Il peut être éveillé par l'image ou par l'argument; je puis parler facilement, je ne m'élève à la véritable éloquence que sous l'influence de la passion; j'abhorre le lieu commun, il me paralyse, m'empêche de parler.

«Souvent le mot écrit m'étonne comme si je ne l'avais jamais vu; je lui trouve un aspect bizarre, laid, disgracieux: il éveille toujours une image appropriée; mentalement je ne le lis ni ne le parle, je ne suis pour lui ni visuel, ni moteur. Quand j'écris, la phrase se fait en moi toujours par euphonie; C'est une musique qui me prend et que j'écoute; gamin, j'adorais les vers et en écrivais beaucoup; la musique véritable me laisse froid, je n'ai pas, je crois, l'oreille très juste; c'est par un véritable raisonnement que j'aime la musique; elle a été longtemps pour moi lettre close, mais j'entends le rythme de la phrase; je me fie à lui pour me conduire, un hiatus me choque et me gêne.

«Je ne prépare pas la phrase toute faite; je me jette en elle comme on se jette à l'eau, je ne crains pas la phrase; en face d'elle je suis brave; je fonds sur l'ennemi, j'attaque la phrase laissant à l'euphonie le soin de l'achever.

«Chez nous romanciers, ceci est rare. Tous les écrivains que j'ai connus polissent leur phrase avant de l'écrire; la première heure est la moins bonne, c'est la période des tâtonnements; au bout d'un certain temps tout s'arrange, se dessine et le bon travail commence.

«Pour moi c'est le contraire, ce que je fais de mieux est ce que je fais d'abord. La fatigue arrive vite; mes quatre ou cinq pages écrites, je cesse; je ne dépasse pas trois heures par jour; on m'a fait une réputation de travailleur, c'est une erreur; je suis très régulier et très paresseux; je vais très vite, pour en finir le plus rapidement possible et ne plus rien faire.

«Je termine en disant que je suis myope et porte du 9; cela est venu à dix-neuf ans; je me suis aperçu que je ne pouvais plus, comme l'année précédente, lire de chez moi les affiches annonçant les représentations théâtrales, dont j'étais très friand.

«Mes organes des sens sont bons; l'odorat est excellent. Je rêve assez souvent; mes rêves manquent de lumière; je n'y vois pas le grand soleil, le plein jour; c'est une clarté élyséenne qui entoure les objets et les personnes, un peu flous, à demi perdus dans une lumière diffuse et grise...».


V

Paris, 18 janvier 1896.

Mon cher Docteur,

J'envoie à votre éditeur la préface corrigée.—Sans doute, ce serait bien agréable et bien beau d'aller à Alger, mais si vous saviez quelle continuelle besogne me cloue ici.

Bien cordialement à vous.

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