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Correspondance: Lettres de jeunesse

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The Project Gutenberg eBook of Correspondance: Lettres de jeunesse

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Title: Correspondance: Lettres de jeunesse

Author: Émile Zola

Release date: September 10, 2017 [eBook #55517]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Madeleine Fournier. Images provided by The Internet Archive

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CORRESPONDANCE: LETTRES DE JEUNESSE ***

CORRESPONDANCE

—LETTRES DE JEUNESSE—


EMILE ZOLA

CORRESPONDANCE

—LETTRES DE JEUNESSE—


PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, rue de grenelle, 11

1907

Tous droits réservés.


TABLE

Lettres à Baille

Lettres à Cézanne

Lettres à Marius Roux


AVIS DE L'ÉDITEUR

La Correspondance d'Émile Zola sera publiée en trois parties distinctes:

La première qui fait l'objet de ce volume comprend les lettres de jeunesse, celles que l'écrivain, alors à ses débuts, écrivait à trois de ses amis et condisciples;

Les lettres touchant à des questions littéraires ou artistiques et adressées pour la plupart à des confrères formeront la matière de la deuxième partie;

La troisième comprendra la correspondance relative à l'Affaire Dreyfus, et notamment des lettres écrites par Émile Zola pendant son exil en Angleterre.

E. F.


CORRESPONDANCE

—LETTRES DE JEUNESSE—


LETTRES A BAILLE

 

I

Paris, 14 janvier 1859.

Mon cher Baille,

Je ne te ferai aucun reproche, cela est de fort mauvais ton et n'avance à rien. Tu t'accuseras toi-même, en pensant que nous sommes au 14 janvier et que tu ne m'as pas encore écrit, malgré ta promesse. Tu ne me feras jamais croire que le travail t'absorbe à ce point; j'ai de sérieuses inquiétudes sur ta santé et sur ton intelligence; rien ne donne plus de maux de tête, rien n'abrutit comme un travail prolongé, et tu me sembles t'en donner à cœur joie.

Cézanne, qui n'est pas aussi paresseux que toi—je devrais dire aussi travailleur,—m'a écrit une bien longue lettre. Jamais je ne l'ai vu si poète, jamais je ne l'ai vu si amoureux; si bien que loin de le détourner de cet amour platonique, je l'ai engagé à persévérer. Il m'a dit qu'à Noël tu avais tâché de le ramener au réalisme en amour. Jadis, j'étais de cet avis, mais je crois maintenant que c'est un projet indigne de notre jeunesse, indigne de l'amitié que nous lui portons. Je lui ai répondu longuement, lui conseillant d'aimer toujours, et le lui persuadant par des raisons que je ne puis te dire ici. Si par hasard tu t'étais fait l'apôtre du réalisme, si le conseil que tu as donné à Cézanne n'était pas dicté par ton amitié pour lui, si tu désespérais toi aussi de l'amour, je t'engage à lire ma réponse à Cézanne quand tu le pourras, et je souhaite que cette lecture puisse rajeunir ton cœur noyé dans l'algèbre et la mécanique. Je vais même te transcrire quelques lignes que je pense adresser à Cézanne prochainement. C'est à lui que je parle, mais cela te convient aussi; voici ces lignes:

«Dans une de tes dernières lettres, je trouve cette phrase: «L'amour de Michelet, l'amour pur, noble, peut exister, mais il est bien rare, avoue-le». Pas si rare que tu pourrais le croire, et c'est un point sur lequel j'ai oublié de te parler dans ma dernière lettre. Il était un temps où, moi aussi, je disais cela, où je raillais, lorsque l'on me parlait de pureté et de fidélité, et ce temps-là n'est pas bien ancien. Mais j'ai réfléchi, et j'ai cru découvrir que notre siècle n'est pas aussi matériel qu'il veut le paraître. Nous faisons comme ces échappés de collège qui se disputent entre eux pour savoir celui qui aura commis le plus grand méfait; nous nous racontons nos bonnes fortunes avec le plus d'égoïsme possible et nous nous noircissons à qui mieux mieux. Nous semblons faire fi des choses saintes; mais, si nous jouons ainsi avec les vases de l'autel, si nous nous appliquons à démontrer à tous que nous ne valons rien, je crois que c'est plutôt par amour-propre que par méchanceté innée. Les jeunes gens surtout ont cet amour-propre, et comme l'amour est, si j'ose parler ainsi, une des plus belles qualités de la jeunesse, ils s'empressent de dire qu'ils n'aiment pas, qu'ils se traînent dans la fange du vice. Tu as passé par là et tu dois le savoir. Celui qui avouerait un amour platonique au collège—c'est-à-dire une chose sainte et poétique—n'y serait-il pas traité de fou? Mais, je le répète, l'amour-propre joue là dedans un grand rôle; de même qu'en religion un jeune homme n'avoue jamais qu'il prie, en fait d'amour un jeune homme n'avoue jamais qu'il aime. Crois que la nature ne perd pourtant jamais ses droits; au temps des chevaliers, la mode était d'avouer son amour et on l'avouait; maintenant la mode a changé, mais l'homme est toujours l'homme, il ne peut se dispenser d'aimer. Je gagerais bien que l'on trouverait l'amour au fond du cœur de ceux qui veulent passer pour les plus grands scélérats: chacun a son heure, chacun doit y passer. Maintenant il est vrai qu'il y a des amants plus ou moins poètes, plus ou moins exaltés. Chacun aime à sa manière, et il serait absurde à toi, l'amant des fleurs et des rayons, de dire que l'on ne peut aimer sans faire des vers et sans aller se promener au clair de lune. Le berger grossier peut aimer sa bergère; l'amour est chose bien élevée, bien sublime, mais il entre dans chaque âme, même la moins cultivée, en s'y modifiant selon l'éducation. Pour revenir, c'est donc à l'orgueil, un bien sot orgueil, qu'il faut s'en prendre, suivant moi; c'est à la société, aux hommes réunis et non à l'homme en particulier. L'homme ne peut se passer d'aimer, ne serait-ce qu'une fleur, qu'un animal; pourquoi donc alors ne voulez-vous pas qu'il aime la femme? Je sais bien que la cause que je plaide ici est bien épineuse; nous sommes enfants du siècle et l'on a eu soin de nous donner des idées arrêtées sur ce sujet. On nous a tant fait d'aimables plaisanteries sur la femme et sur l'amour que nous ne croyons plus à tout cela. Mais, si tu y réfléchis bien, si tu consultes bien ton cœur, tu seras forcé de convenir, en considérant que tu n'es pas d'une autre pâte que les autres hommes, qu'il est faux d'avouer que l'amour est mort, que notre temps n'est que matérialisme. Une tâche grande et belle, une tâche que Michelet a entreprise, une tâche que j'ose parfois envisager, est de faire revenir l'homme à la femme. On finirait peut-être par lui ouvrir les yeux; la vie est courte, ce serait un moyen de l'embellir; le monde est dans la voie du progrès, ce serait un moyen d'arriver plus vite. Et ne va pas croire que ce soit le poète qui parle. Qu'importe même l'exagération. Michelet fait un dieu de la femme dont l'homme est l'humble adorateur. Aux grands maux, il faut les grands remèdes, si l'on exécutait la moitié de ce qu'il demande, le monde à mon avis, irait parfaitement.»

Mes respects à tes parents. Je te serre la main.

Ton ami dévoué,

Émile Zola.


II

Paris, 23 janvier 1859.

Mon cher ami,

Je t'annonçais dans ma dernière lettre mon intention d'entrer au plus tôt comme employé dans une administration; c'était une résolution désespérée, absurde. Mon avenir était brisé, j'étais destiné à pourrir sur la paille d'une chaise, à m'abrutir, à rester dans l'ornière. J'entrevoyais vaguement ces tristes conséquences, et j'avais ce frisson instinctif qui vous prend lorsque l'on va se plonger dans l'eau froide. Heureusement que l'on m'a retenu sur le bord de l'abîme; mes yeux se sont ouverts, et j'ai reculé d'épouvante en sondant la profondeur du gouffre, en voyant la fange et les roches qui m'attendaient au fond. Arrière cette vie de bureau! arrière cet égout! me suis-je écrié, puis j'ai regardé de tous côtés, demandant un conseil à grands cris. L'écho m'a seul répondu, cet écho railleur qui répète vos paroles, qui vous renvoie vos questions sans les satisfaire comme pour vous faire entendre que l'homme ne doit compter que sur lui. J'ai donc placé ma tête entre mes mains, et je me suis mis à réfléchir, à réfléchir sérieusement. «La vie est une lutte, me suis-je dit, acceptons la lutte et ne reculons pas devant la fatigue, ni devant les ennuis.» Je puis passer mon examen du baccalauréat ès sciences, me faire recevoir à l'École Centrale, devenir ingénieur. «Ne fais pas cela, m'a crié une voix dans l'espace; la tourterelle ne niche pas avec l'épervier, le papillon ne butine pas sur les orties. Pour que le travail ait de bons résultats, il faut que le travail plaise: pour faire un tableau, il faut d'abord des couleurs. Ton horizon, au lieu de s'élargir, se rétrécit; tu n'es pas plus né pour faire des sciences que tu n'es né pour être employé. Toujours ton esprit quittera l'algèbre pour aller voltiger ailleurs; ne fais pas cela, ne fais pas cela!» Et comme je demandais avec angoisse quel chemin je devais choisir... «Écoute, a repris la voix, mon avis va te paraître absurde, insensé: tu vas dire que tu reculerais au lieu d'avancer. Dans ce monde, mon enfant, il est des idoles auxquelles chacun sacrifie, il est des degrés que chacun monte en se fatiguant parfois bien inutilement. Crie à haute voix que tu es littérateur, on te demandera ton diplôme de bachelier ès lettres. Sans diplômes, point de salut; ce sont les portes de toutes les professions, on n'avance dans la vie qu'à coups de diplômes. Si vous êtes un sot portant cet engin formidable, vous avez de l'esprit; si vous êtes un homme de talent et que la Faculté ne vous ait pas donné un certificat de votre intelligence, vous êtes un sot. A l'œuvre, à l'œuvre, mon cher enfant! Recommençons nos études: rosa, la rose, rosæ, de la rose, etc. A l'assaut du précieux talisman! à la rescousse, Virgile et Cicéron! ce n'est qu'un an, six mois, peut-être d'un travail acharné; puis, un Homère et un Tite Live à la main, debout sur la brèche, entouré de versions et de thèmes domptés, tu pourras crier glorieux et en agitant le bienheureux parchemin: «Je suis littérateur, je suis littérateur!»

Et la voix de l'air se tut, en poussant un dernier cri de guerre.

Mon cher Baille, je quitte le ton épique, et je te répète en prose prosaïque que je vais faire mes lettres, une fois que je tiendrai mon diplôme, je veux faire mon droit: c'est une carrière (puisque carrière il y a) qui sympathise beaucoup avec mes idées. Je suis donc décidé à me faire avocat; tu peux être assuré que l'oreille de l'écrivain se montrera sous la toge. Or, j'en voulais venir à ceci: à te demander, à toi, qui as fait tes études littéraires tout seul, dans quelle mesure dois-je apprendre le grec et le latin, en un mot, le strict nécessaire pour passer mon examen. Ainsi par exemple, dois-je faire des vers latins, des thèmes grecs, etc.? Je travaillerai chez moi (ne ris pas, je veux travailler), et je ne prendrai qu'un maître répétiteur pour corriger mes devoirs. Tu vois donc parfaitement ma position et tu peux me tracer en quelques mots ce que j'aurai à faire; j'attends ta réponse avec impatience, quitte un instant ton livre, dis-moi ce que tu as fait toi-même de latin et de grec, et je t'en aimerai mieux.—Quant à mon baccalauréat ès sciences, je ne l'abandonne pas; dès que je serai reçu pour les lettres, je pense bien me livrer au second combat à la Sorbonne.

Tu m'approuveras, j'en suis certain. Il n'est qu'un moyen d'arriver, et je l'ai toujours dit, c'est le travail. Le ciel m'a envoyé mon bon ange pour me réveiller et je ne me rendormirai pas. C'est une tâche pénible, mais je dis adieu pour quelque temps à mes beaux rêves dorés, certain de les voir accourir en foule lorsque ma voix les rappellera dans une époque meilleure.

Je te souhaite un carnaval plus gai que le mien, qui sera, je le présume, des plus paisibles. Je me porte bien, ma pipe se culotte; je te souhaite une santé et une bouffarde qui jouissent des mêmes avantages.

Mes respects à tes parents. Je te serre la main.

Ton studieux ami,

Émile Zola.


III

Paris, le 3 décembre 1859.

Mon cher Baille,

Je suis depuis huit jours à Paris; huit jours pendant lesquels, je ne sais pourquoi, j'ai été pris d'une grande mélancolie. Certes, ce n'est ni Aix, ni l'Aérienne que je regrette; j'ai si peu d'amis en Provence que je finirai par la détester. Je crois que c'est l'avenir qui me tourmente; j'ai vingt ans et je n'ai pas de profession. Bien plus, si par hasard il me fallait gagner ma vie, je m'en sens fort peu capable. J'ai rêvé jusqu'à présent, j'ai marché et je marche encore sur un sable mouvant: qui sait si je ne m'y enfoncerai pas? Tout cela n'est pas fait pour vous rendre gai.

J'ai appris des détails sur l'affaire de De Julienne et Abel. Il paraît que ces messieurs ne parlaient rien moins que d'un duel. Les témoins du blond étaient Seymard et Antic (voilà un nom que je dois écorcher) et ceux du brun étaient Ronchon et Paul Rigaud. Ils se sont réunis tous les quatre chez Seymard, et là, après un long débat, on a fait comparaître les parties adverses. Le blond accusait le brun de félonie; le brun se fondait sur le droit du premier occupant; après avoir dûment constaté qu'ils avaient tort tous les deux, les témoins ont érigé une réconciliation, ce que mes deux chevaliers ont accepté avec un empressement tout à fait belliqueux.

Et qu'en sort-il souvent?
Du vent.

Je me suis demandé qui pouvait pousser Abel à tout ce tintamarre, et il m'a semblé que c'était un ricochet de ton coup de canne sur le chapeau de Marguery. Nul doute pour moi qu'il n'ait été le conseiller du guerrier Abel dans cette affaire-là, et qu'il n'ait fait du courage à l'abri d'un autre. Tout cela est triste, comme dit Hamlet: nous avons été bien enfants au commencement de l'aventure et la fin en a été encore plus enfantine.—J'ai commencé le feuilleton sur ce sujet, mais je suis si abattu et la matière en est tellement peu morale et peu digne, qu'il n'est pas près d'être fini.

Je t'ai promis de te dire les nouvelles littéraires de Paris. Alexandre Dumas fils vient de faire représenter un drame intitulé: le Père prodigue. J'irai au premier jour voir ce que c'est. De plus, Michelet vient de faire paraître un volume: la Femme. Ce doit être un pendant à l'Amour, que tu n'as sans doute pas lu, et que je te conseille de lire.—J'ai acheté les œuvres d'Hégésippe Moreau, et voici mon sentiment sur cet auteur. Il y a deux hommes en lui: l'un doux, timide, d'une âme exquise et d'une délicatesse de sentiment peu commune; on le trouve tel dans les contes en prose, et dans quelques pièces de vers telles que: Un quart d'heure de dévotion, Élégie à la Voulzie, Romance de la Fermière. L'autre Hégésippe Moreau est un homme aigri par le malheur et l'indifférence; il crie après les riches, il se vante d'être un cynique, il se jette à corps perdu dans la politique: c'est un satirique moins cru que Barbier, mais aussi bien plus emporté que Boileau. Quant à ses chansons, les unes sont politiques, les autres badines, pleines d'espièglerie et quelquefois même de polissonnerie. Je t'en envoie une de ces dernières, qui m'a paru charmante comme toutes les autres, d'ailleurs. Comme dit Sainte-Beuve à qui j'emprunte cette appréciation littéraire. Moreau était un grand poète, mais il n'avait pas eu le temps de se débarrasser de l'imitation et il est mort au moment où il allait devenir véritablement original.

Puisque nous en sommes aux hommes de génie, je te dirai sous le sceau du secret, que Marguery! est devenu un des rédacteurs de la Provence. Il y prend ses ébats sous le pseudonyme de Ludovico. Prochainement paraîtra de lui un grand roman intitulé: Roman et Réalité. Hélas! hélas! il me l'a lu, et je m'abstiens de le juger, il y prouve tout le contraire de ce qu'il veut prouver. Hélas! hélas! habitants d'Aix, prenez garde que la Provence ne tombe sous les yeux de vos femmes; un Marguery doublé d'un Marguery ne peut produire que des monstres capables de faire avorter les quatre-vingt-six départements.

Réponds-moi quand tu en auras le temps. Pour moi, je t'écrirai souvent, soit pour me distraire, soit pour te dire les nouvelles.

Je te serre la main. Ton ami,

E. Zola.


IV

29 décembre 1859.

Mon cher Baille,

Je t'écris à Aix, pensant que tu seras allé passer tes vacances de Noël dans ta chère patrie.

Je ne me plains pas de ton long silence: je sais que tu travailles comme un malheureux. Seulement ne m'oublie pas tout à fait.

J'ai fort peu de choses à te dire. Je ne sors presque pas et je vis dans Paris comme si j'étais à la campagne. Je suis dans une chambre retirée, je n'entends pas le bruit des voitures et, si je n'apercevais dans le lointain la flèche du Val-de-Grâce, je pourrais me croire encore à Aix. Nous avons eu ici un froid excessif, quelque chose comme 15°. Une malheureuse fauvette est venue tomber sur la neige, devant ma porte. Je l'ai prise et je l'ai portée devant le feu; la pauvrette a ouvert un instant les yeux, je l'ai sentie palpiter dans mes mains, puis elle est morte. J'en ai presque pleuré; toi qui m'appelais l'ami des bêtes, tu comprendras peut-être cela.

Je ne vois personne et les soirées me paraissent bien longues. Je fume beaucoup, je lis beaucoup et j'écris fort peu. J'ai cependant achevé les Grisettes de Provence; j'ai ressenti comme un certain plaisir en racontant ces folies. Mais je suis loin d'être content de mon œuvre: la matière était excessivement pénible; les événements couraient les uns après les autres, il n'y avait pas de nœud, pas de dénouement. De plus, cela manquait de dignité et de moralité; nos rôles étaient aussi bien loin d'être des rôles de héros de roman. Je me suis donc contenté de dire les faits tels qu'ils se sont passés, faisant le plus court possible, retranchant certains détails inutiles et n'altérant pas la vérité que pour les événements tout à fait insignifiants. J'ai composé ainsi une espèce de nouvelle d'un intérêt médiocre pour les indifférents; tu comprends qu'il ne sera pas facile de placer cela, mais cependant je ne désespère pas. Je vais m'en occuper et, dès que cela paraîtra, je t'en préviendrai.

Tu vas voir Cézanne ces jours-ci. Je ne souhaite qu'une chose, c'est que vous puissiez oublier un instant ensemble le temps si long quelquefois à s'écouler. Si tu vois l'Aérienne, souris-lui de ma part. Tu vas sans doute te mêler un peu à la jeunesse dorée—De Julienne, Seymard, Marguery, etc. S'ils te racontent quelques nouveaux événements, je te prie de me les narrer à ton loisir. Tu as sans doute appris que Marguery est un des rédacteurs de la Provence; je l'engage à lire son dernier feuilleton où il plaide en faveur du réalisme, où il rend l'amour ridicule et fait triompher la coquetterie: tu me diras ton avis sur ce petit roman qui d'ailleurs a certains mérites.

Puisque nous parlons feuilleton, je te dirai que j'en ai envoyé un à la Provence. C'est un conte de fée: La Fée Amoureuse[1]. C'est un long rêve poétique, une ronde joyeuse que j'ai vu passer dans mon foyer. Mais les quelques lignes qui vont paraître ne sont en quelque sorte qu'un canevas. Je veux parler plus longuement de ma belle Sylphide, je veux en faire une véritable création. Je vais entreprendre un volume de nouvelles, et ce conte qui n'occupe maintenant que quelques colonnes, occupera la moitié du livre. Je changerai tous les personnages, excepté la fée; je démontrerai qu'il est un dieu pour les amants, et que ni l'enfer, ni les hommes, ni les prêtres avec leur mauvaise doctrine, ne peuvent détruire un amour pur. Tu ne comprendras bien ce que je veux dire que lorsque tu auras lu mon conte; si je le fais paraître, c'est que, voulant en changer complètement la forme dans celui que je veux faire prochainement, je ne suis pas fâché de le faire connaître tel qu'il s'est d'abord présenté à mon esprit. Je te serais reconnaissant, quand tu l'auras lu, si tu m'indiquais dans une courte appréciation ce qui te semble bon, et ce qui te semble mauvais: je conserverai alors ce qui serait à conserver.—Peut-être a-t-il paru jeudi dernier.

Je t'ai déjà dit que je ne me plaignais pas de ton long silence. Cependant voici un mois que je t'ai écrit et je n'ai pas encore reçu de réponse; tu as beau avoir du travail, cela ne saurait t'empêcher de m'écrire. Si tu étais un enfant, s'il te fallait des heures pour écrire une lettre, je comprendrais cela. Mais dans un quart d'heure tu peux me contenter, tu vois donc que tu es un peu coupable.

Tu m'as bien promis de venir l'année prochaine à Paris, et je compte sur toi; je te verrais au moins deux fois par semaine et cela me distraira un peu. Si ce diable de Cézanne pouvait venir, nous prendrions une petite chambre à deux et nous mènerions une vie de bohèmes. Au moins nous aurions passé notre jeunesse, tandis que nous croupissons l'un et l'autre. Dis-lui (à Cézanne) que je lui répondrai un de ces jours.

Mes respects à tes parents. Je te serre la main.

Ton ami dévoué,

Émile Zola.


V

Paris, le 14 février 1860.

Mon cher ami,

Et d'abord quelques mots sur ta réponse à mes idées sur l'Amour.

Tu t'écries dans un beau mouvement: «Arrière les pensées charnelles!» Prends garde; ne va pas jouer le personnage d'Armande dans les Femmes savantes:

Ne concevez-vous point ce que, dès qu'on l'entend,
Un tel mot à l'esprit offre de dégoûtant,
De quelle étrange image on est par lui blessée,
Sur quelle sale vue il traîne la pensée?

Elle ne veut pas entendre parler de mariage; la chair est une chose immonde, l'esprit seul peut lui plaire; elle est parfaitement ridicule. Dans un sentiment tel que l'amour, où l'âme et le corps sont si intimement liés, on ne peut, sous peine de sottise, écarter ni l'un ni l'autre. Qui écarte l'âme est une brute, qui écarte le corps est un exalté, un poète que le caillou du chemin attend. Ceci étant posé, voyons si la société est bien comme tu me la dépeins. Je t'avouerai qu'au premier coup d'œil, elle paraît telle; mais ce que tu n'as pas voulu comprendre et ce que pourtant je tendais à te démontrer, c'est qu'au fond du cœur de chacun tu trouveras l'amour; c'est que même le plus dépravé a son heure d'aimer véritablement. En un mot, la plante a perdu ses feuilles les plus vertes, ses rameaux les plus robustes; tout ce qui était hors du sol, visible à l'œil, est mort, mais la racine est encore puissante et tôt ou tard on verra de nouvelles tiges s'élever, vigoureuse végétation. Oui, ce n'est que la surface qui est ainsi impure; oui, les germes de l'amour sont et seront toujours dans le cœur de l'homme. Que demandes-tu de plus? pourquoi pleurer et désespérer? Si le médecin que l'on appelle auprès d'un malade se mettait à sangloter, le guérirait-il? Qu'il gémisse, s'il le trouve mort; mais, s'il remarque en lui une étincelle de vie, qu'il garde son sang-froid et agisse au plus vite. Eh bien! l'amour chez l'homme est malade et non pas mort; chaque homme doit être pour soi un véritable médecin, et même pour les autres, s'il en a la volonté et le courage. Et sache bien que ce rôle te consolera; voyant la maladie de près, on ne la grandit plus, ayant trouvé un remède, on pense à la guérison et l'on se console. Mais pour Dieu! n'allez pas crier sur les toits que tout est perdu, que le monde n'est plus qu'un bourbier, où restent tous les jeunes cœurs. Pour ta propre tranquillité, je te conseille d'examiner, sans parti pris, l'état présent et ce que pourra être l'avenir. Notre siècle n'est pas plus mauvais qu'un autre, ce qui prouve qu'il n'y en a pas eu de bon et que le futur nous en garde sans doute. Mais revenons: puisque j'ai parlé de maladie, il faut bien que je précise et que je parle de remède. La maladie, à mon avis, dépend surtout de ceci: les jeunes gens mènent une vie polygamique. Je disais tantôt que, dans l'amour, le corps et l'âme sont intimement liés, le véritable amour ne peut exister sans ce mélange. C'est en vain que tu veux aimer avec l'esprit, il viendra un moment où tu aimeras avec le corps, et cela est juste, naturel. Or, la vie polygamique exclut entièrement l'amour avec l'âme, par conséquent l'amour. On ne possède pas une âme comme on possède un corps: la prostituée te vend son corps et non pas son âme, la jeune fille qui te cède le second jour ne peut t'aimer avec l'âme. Il faudrait pour cela qu'elle te connût depuis longtemps, qu'elle ait été frappée par une de tes bonnes qualités, et dès ce jour, je t'en réponds, elle t'aimera de tout son corps, de toute son âme. Tu vois que la vie polygamique ne peut s'accommoder avec l'amour: ce n'est pas en voltigeant de femmes en femmes, comme on le fait à cette époque, qu'on peut avoir le temps de se faire connaître et de se connaître soi-même. Les couples heureux sont rares: c'est vrai. Mais c'est alors que les époux n'ont connu l'amour qu'à sa surface; ils sont encore étrangers de cœur, et, s'ils le restent, ils seront toujours malheureux. Mais mettez ensemble un jeune homme et une jeune fille, les premiers venus. Ils sont beaux, ils s'aiment avec le corps; ce n'est pas encore l'amour. Bientôt ils découvrent réciproquement leurs qualités (et qui n'en a pas) et pour peu que les caractères ne soient pas opposés, pour peu qu'ils n'aient pas de gros défauts, ils s'aiment avec l'âme; ils s'aiment véritablement, entièrement. Comprendre celle que l'on aime et s'en faire comprendre, voilà le grand point; voilà pourquoi il faudrait s'attacher à une femme et non pas à toutes, l'étudier et s'en faire étudier, passer des années s'il le fallait pour arriver à ce bonheur qui, dis-tu, est si rare. A qui la faute si tu n'es pas heureux? à toi, qui connais la maladie, son remède, et qui ne veux pas guérir.—Ce n'est pas l'amour qui est rare, c'est le bon sens et la raison. Les eaux du ciel s'écoulaient, inutiles; mon père construisit un barrage, et maintenant toutes ces gouttes perdues se rassemblent et forment un lac qui féconde les prairies. Nous éparpillons notre amour: nous en jetons un lambeau à la première sultane de nos ignobles sérails, lorsque nous pourrions l'amasser et le verser dans un seul cœur où il germerait et produirait de beaux fruits. Et des hommes comme des femmes.—Je le répète encore, l'amour n'est pas rare; ce qui est rare, c'est la raison.

Tu m'écrivis jadis une lettre de sanglots où tu criais, désespéré: «J'ai perdu mon Eurydice, j'ai perdu mon idéal!»,—je me souviens même t'avoir adressé à ce sujet de bien méchants vers.—Je ne m'étonne plus de ces pleurs, en lisant ce que tu penses de la société. A la ville, tu ne vois que débauche, à la campagne qu'abrutissement. Partout le sexe, me dis-tu, nulle part la femme. Ainsi, l'âme n'existe pas. Pleurez, mes yeux, pleurez; j'ai senti le frisson dont parle Job courir sur mon épiderme; la terre n'est qu'une vallée de douleur, qu'on m'enterre, et n'en parlons plus... Et tu dis que c'est d'après tes observations que tu parles, tu as vécu à la campagne, dis-tu, et tu avances des certitudes. Permets-moi de te dire que tu te mens à toi-même; tu as vu bien des jeunes filles, tu n'en as pas connu une seule. Tu as fait comme le papillon qui va sur chaque fleur et qui, lorsqu'il voit leurs corolles se faner, ne comprenant pas le divin mystère qui s'accomplit dans leurs seins, s'enfuit et déclare qu'elles ne sont plus bonnes à rien. Lis Michelet, il te dira bien mieux que moi ce que je ne puis te dire ici; et, lorsque tu auras lu son livre consolateur, tu ne pousseras plus de hauts cris et tu jugeras moins sévèrement, moins injustement les femmes de ce temps-ci.—Deux mots encore, et j'abandonne ce sujet: je n'ai jamais su quel était ton idéal, celui que tu as perdu; mais maintenant je t'en connais un monstrueux, l'idéal du vice. Tu as retourné la lorgnette, et cette fange, qui te semblait si lointaine, à peine visible, se trouve tellement rapprochée, bien plus près qu'elle ne l'est réellement, que tu en distingues les plus effrayantes pourritures. Perds-toi dans la nue, mais ne descends pas plus bas que la terre; le mieux serait encore d'y rester, sur cette terre, et de ne pas exagérer, ni en bien, ni en mal.

Mais je me laisse emporter par mon sujet, et je ne vais plus pouvoir te parler d'autre chose. C'est que la question demanderait des volumes, et que je désirerais te dire tout à la fois. Il est possible que je viole la logique à chaque pas; j'avoue humblement que je ne l'ai jamais étudiée.

Tu m'annonces la mort de Toselli; je n'ai pas connu ce jeune homme, et cependant cette nouvelle m'a affecté. Toutes les fois qu'une âme jeune quitte le banquet avant la fin, je gémis, peut-être aurait-il été grand, et bon pour ses semblables. Il ne connaîtra pas les douleurs de la vie, mais il n'en connaîtra pas les joies. Maintenant, il sait le grand mot, le mystère insondable, le mystère qui vous fait reculer d'épouvante. Lorsque l'esprit pense à cela, les cheveux se dressent, et l'on ne sait si l'on doit plaindre ou envier les morts.

Je te remercie des conseils que tu me donnes. Je suis plus indécis que jamais. La vie se présente à moi avec son effrayante réalité, son avenir inconnu. Personne pour me soutenir, ni femme, ni ami auprès de moi. Et ce n'est pas ma faute, si je chancelle, si ma résolution du jour efface celle de la veille. Qui me donnera un chemin droit, sans trop d'épines, pour que mes pieds ne soient pas déchirés avant d'arriver au but? Toi, tu marches, les yeux fixés sur un point, sans te laisser distraire par la mouche qui passe; tu arriveras, j'en suis sûr. Mais moi, avec mon caractère, avec ma paresse (nommons les choses par leur nom)! mon intelligence se perd dans de vains rêves, et, lorsque je me réveillerai, je me trouverai sans métier, sans fortune, sans talent.—Un peu de courage, mon Dieu!

Tu me feras grand plaisir en me parlant de De Julienne et de Baptistine. Je veux connaître les folies du cher Edgard et les faits et gestes de la fillette. «Moi, je fais mon bas.»—O naïveté! où vas-tu te nicher.

Je t'ai déjà dit que cette intrigue me répugnait; mais ne nous faisons pas plus saints que nous ne le sommes. Nous sommes pleins de défauts et, pour mon compte, je confesse une grande curiosité.

Tu m'écriras tout de suite après le carnaval. Ce sera ton carême, puisque tu parais éprouver tant de fatigue à tenir une plume. Ne me néglige pas, ou je me fâcherai; et si tu le peux, écris-moi plus lisiblement, je te comprendrai et te répondrai mieux. Parle-moi d'Aix, de mes rares amis, de toi surtout.

Je te répète que je me fâche tout rouge si tu ne m'écris pas. Je fais double-six pour la binette de toi.

Ton ami,

E. Zola.


VI

Paris, 20 février 1860.

Mon cher ami,

Je t'ai écrit dernièrement une lettre qui a dû arriver à Marseille le mercredi des Cendres, lettre qui s'est croisée avec la tienne. J'espère que M. Maubert te l'a remise fidèlement; toutefois, je t'adresse celle-ci chez le nouvel intermédiaire que tu me désignes, et, pour plus de sûreté, je t'annonce de nouveau que j'ai changé de demeure, et que tu dois m'écrire désormais: rue Neuve-Saint-Étienne-du-Mont, n° 21.

Je ne puis que te donner peu de temps, et je m'attacherai surtout, d'abord à te convaincre que ma paresse est la seule cause de mon silence, et ensuite à me blanchir de l'accusation de discrétion outrée.

Tu sembles croire que tes lettres m'ennuient, et que c'est pour cette raison que je n'y réponds pas. Vraiment, c'est moi qui devrais me fâcher d'une telle supposition. Lorsque je t'écrivais lettre sur lettre, vers le printemps dernier, et que je recevais, tous les mois à peine, dix lignes de réponse, t'ai-je jamais dit une aussi grosse sottise? Depuis le jeudi de la Toussaint, je te le répète, un grand changement s'est opéré en moi. J'étais bien paresseux auparavant, mais paresseux, dirai-je, par rêverie, par sentiment artistique. Maintenant, ce n'est plus cela; je suis bêtement paresseux comme tout le monde, parce que le travail me fatigue, et que je lui préfère même l'ennui. Ce n'est pas que je n'aie mon soleil et ma pluie, mes bons et mes mauvais jours; mais, lorsque je suis gai, je ris et je cours, fuyant plume et papier; lorsque je suis triste, je boude, je fais l'ours, je m'enfonce en un coin, prenant plaisir à m'ennuyer et à ennuyer les autres. Ce n'est pas alors que je songe à vous, mes amis, ou, si j'y songe, c'est pour vous regretter, pour penser à nos parties qui peut-être, hélas! ne se renouvelleront plus. De telle sorte que je remets une lettre de jour en jour, ayant trop de choses à vous dire pour vous en dire une seule, et reculant devant une de ces banalités que je vous sers depuis trois ans. Voilà toute la raison de mon silence, et tu es fou de douter de mon amitié pour le retard de mes sottes maximes, de mes digressions plus ou moins puériles sur l'amour, sur l'idéal et la réalité. Toutes ces écritures commencent à me fatiguer. Je remarque de plus en plus que ma plume ne peut exprimer que bien imparfaitement mes idées et mes sensations. Je lui en veux de cette imperfection, et je la jette souvent avec colère. Je vous écris, et je trouve le moyen de vous parler de tout, excepté de ce dont je voudrais vous parler. Je désirerais vous ouvrir mon cœur, vous dire tout ce que j'y sens tressaillir de grand et de noble, l'amitié, l'amour, le sentiment du beau, et, par là même, augmenter votre estime à mon égard, et vous attacher pour toujours à moi par les liens d'une étroite sympathie. Je ne puis: la phrase cherchée glisse et, en son lieu, vient se placer quelque sottise; tantôt c'est l'amour de la forme qui l'emporte et me fait, pour une tournure aimée, omettre les mots partis du cœur; tantôt c'est le paradoxe, l'affectation d'une gaieté que je ne ressens pas. Alors, je maudis ce métier d'écrivassier; je me dis que ce qui est bon pour la foule ne peut me contenter avec vous. Je repousse le papier, je ne me soucie plus de vous écrire, et je pense qu'un long serrement de main à votre arrivée en dira plus que toutes les belles choses que je pourrais vous écrire jusque-là.

Quant à ma trop grande discrétion, elle n'est ni un faux orgueil, ni un manque de confiance. Lorsque nous nous sommes rencontrés au début de la vie et que, réunis par une force inconnue, nous nous sommes pris la main, jurant de ne jamais nous séparer, aucun de nous ne s'est enquis de la richesse ni de l'intérieur de ses nouveaux amis. Ce que nous cherchions, c'était la richesse du cœur et de l'esprit, c'était surtout cet avenir que notre jeunesse nous faisait entrevoir si brillant. En un mot, nous nous connaissions mutuellement, et cela nous suffisait. Puis, nous avons grandi et, ignorant toujours les besoins matériels, nous avons continué comme par le passé à échanger nos âmes, sans seulement penser que nous avions un corps. Enfin, aujourd'hui, voilà que nous nous apercevons qu'en nous il y a deux êtres: l'un qui est tout sentiment, l'autre, au contraire, qui n'est que matière; le premier, notre ami, celui que nous connaissons depuis longtemps; le second, qui n'a conscience de son être que d'hier, qui crie famine et nous pousse au travail pour avoir du pain. Cette partie de moi-même, qui était inconnue à mes amis, j'ai continué à la leur cacher plutôt par habitude que par toute autre raison. D'ailleurs, je comprends parfaitement ton désir de me connaître dans mon entier, et moi-même j'aurai cette curiosité lorsque tu commenceras à vivre par toi-même ta vie matérielle. Pour te mettre au courant de tout, je n'ai que deux mots à dire: j'ai vingt ans, et je suis encore à la charge de ma mère, qui peut à peine se suffire à elle-même. Je suis obligé de chercher un travail pour manger, et ce travail, je ne l'ai pas encore trouvé, seulement j'espère l'avoir bientôt. Telle est donc ma position: gagner mon pain n'importe comment et, si je ne veux pas dire adieu à mes rêves, m'occuper la nuit de mon avenir. La lutte sera longue, mais elle ne m'effraye pas; je sens en moi quelque chose et, si en réalité ce quelque chose existe, tôt ou tard il doit paraître au grand jour. Donc, point de châteaux en Espagne; une logique serrée, manger avant tout, puis voir ce qu'il y a en moi, peut-être beaucoup, peut-être rien, et si je me suis trompé, continuer à manger avec mon emploi obscur et passer comme tant d'autres, avec mes pleurs et mes rêves, sur cette pauvre terre.

Il est une question délicate que je veux cependant approfondir. A plusieurs reprises, et dans ta dernière lettre encore, tu sembles mettre ta bourse à ma disposition. Pauvre bourse, sans doute! bourse de lycéen servant à suffire à peine aux menus plaisirs! D'ailleurs, je trouve le nécessaire chez ma mère, et si ce n'était que le superflu est parfois une nécessité, je ne me plaindrais pas du manque d'argent. N'importe! je te le répète, j'ai cru que tu m'offrais de l'argent, et c'est ce qui me fait te répondre en toute franchise: si tu en as, non de trop, mais de manière à partager, si tu peux le partager sans pour cela pressurer tes parents, je l'accepte à titre de prêt.—Mon silence là-dessus aurait pu te peiner, et j'ai craint, d'autre part, que refuser après t'avoir fait connaître ma position ne te parût venir d'un orgueil mal placé.

Ma vie présente est celle-ci: je loge dans un hôtel garni, le logement qu'a pris ma mère étant trop petit. Là je m'ennuie beaucoup, je travaille un peu; et je lis parfois Montaigne dont je goûte fort la douce et tolérante philosophie.

Si tu tardes trop à m'écrire, je t'enverrai une nouvelle épître. J'attends Cézanne et j'espère recouvrer un peu de ma gaieté d'autrefois dès qu'il sera ici.

Mes respects à tes parents. Je te serre la main.

Ton ami,

Émile Zola.


VII

Paris, 17 mars 1860.

Mon cher Baptistin,

Parfois je m'en veux de mon ennui de chaque jour. Je me traite d'imbécile, et je me prouve que je me crée moi-même mes tristesses. Je possède la meilleure des mères et, de plus, j'ai eu la bonne fortune de rencontrer sur cette fange de discorde deux amis avec lesquels je sympathise. Que d'autres s'estimeraient bienheureux avec la moitié de ces biens! Que d'autres se renfermeraient dans ces pures amitiés, sans chercher plus loin, sans former des désirs peut-être impossibles à contenter! Ma part est donc une large part; et cependant je la dédaigne, je la considère comme une chose due, comme accordée à chacun ici-bas. Je me retrouve seul; ma mère, mes amis disparaissent presque à mes yeux, et je pleure sur mon isolement, je me demande quel est le but de tous ces ennuis, et je me demande la raison de mon existence. J'accuse le ciel de nous avoir créés de telle façon que le corps cache toujours l'âme; mon voisin vient, le miel à la bouche, me saluer et me sourire, et moi je pense qu'il a le fiel au cœur; mon chien me caresse et je crois voir ses dents prêtes à mordre; ma maîtresse m'embrasse et me jure tendresse éternelle, je me demande si elle ne prépare pas alors même quelque infidélité. Que te dirai-je? C'est là mon tourment de chaque jour; il me semble que ma félicité serait parfaite si les âmes des personnes qui me coudoient m'étaient découvertes. Lorsque ma maîtresse est près de moi, je mets l'oreille à ses lèvres et j'écoute son haleine, son haleine ne me dit rien, et je me désespère. Je pose ma tête sur sa poitrine, j'entends palpiter son sein, j'entends les sourds battements de son cœur, parfois je crois surprendre la clef de ce langage, mais ce n'est que le limon qui s'agite, et je me désespère. Voilà la véritable cause de mon isolement; dans la foule qui m'entoure je ne vois pas une seule âme, mais seulement des prisons d'argile; et mon âme désespère de son immense solitude, s'attriste de plus en plus. Que de fois j'ai maudit le ciel de nous avoir faits ainsi, d'avoir permis le mensonge éternel en cachant l'être sous le paraître. Que m'importe la beauté du vase, si le parfum qu'il contient est nauséabond; et comment m'assurer de son odeur suave? J'adore religieusement la forme, la beauté pour moi est tout. Mais que l'on ne confonde pas; cet amour des lignes n'est qu'un amour d'artiste; un tableau, une statue, objets inanimés, n'ont évidemment pour mérite que leurs beautés matérielles; mais qu'une Vénus de Milo, en chair et en os, vienne à passer, je me prosternerai peut-être devant cette copie de la célèbre statue, mais je suis certain que mon âme divague! Cette belle créature ment sans doute; autant la matière est belle, autant le souffle qui l'anime est laid; ces grands yeux si doux mentent, cette bouche mignonne ment, ces seins, ces contours divins, cet ensemble parfait mentent.—C'est là mon ver rongeur, il n'est pas de douces sensations qu'il ne m'ait flétries de sa bave immonde. Il n'est pas jusqu'à vous, mes amis, qu'il n'ait parfois souillés; s'il ne s'est pas attaqué à l'amitié que vous me portez, s'il n'a pas essayé de m'éloigner de vous, du moins, par des détails insignifiants, il est venu, comme toujours, me murmurer que vous me mentiez. Et surtout que ma franchise ne vous chagrine pas; plaignez-moi plutôt, et, lorsque vous serez ici, lâchez de me guérir. Se coudoyer les uns les autres, ne jamais se connaître, sinon par un échange banal de banales paroles, n'est-ce pas là la vie humaine. Jamais, jamais pouvoir mêler son âme à une autre âme! Sentir des élans de tendresse, des palpitements d'amour, mais ne jamais savoir si on les ressent avec vous! Presser sa maîtresse dans les bras, unir son corps au vôtre, ses lèvres aux vôtres, faire tressaillir les deux limons de concert, mais si votre âme a tressailli, ne jamais comprendre si la sienne vous a répondu! Ah! que ne peut-on ouvrir ce sein oppressé de volupté, que ne peut-on fouiller jusqu'au cœur, et voir si ce cœur vous embrasse aussi dans son amoureuse étreinte.—L'homme est seul, seul sur la terre. Je le répète, des formes aux yeux, mais chaque jour me démontre de plus en plus le vaste désert où vit chacun de nous.

Depuis quelque temps j'éprouve un autre tourment. Si, las de ma solitude, j'appelle la Muse, cette douce consolatrice, la Muse, ne me répond plus. Autrefois, lorsque je prenais la plume, il me semblait qu'un être ami voltigeait autour de moi: cet esprit, ce souffle, disais-je, était pour moi une âme que le corps ne cachait pas; je ne doutais de lui, jamais je ne songeais à l'accuser de mensonge. Je n'étais donc plus seul, j'avais donc trouvé enfin la vérité, et j'étais consolé, et j'écrivais avec amour tout ce que mon démon familier me dictait. Aujourd'hui, hélas! ce n'est plus cela; lorsque j'écris, je suis seul, bien seul. La Muse m'a quitté pour un temps, ce n'est plus que moi qui versifie et je déchire de dégoût tous les vers que je fais. Vainement mon esprit se tend; je ne vois plus distinctement mes pensées; on dirait qu'un voile couvre les idées que je veux rendre, mon vers n'a plus de force ni de netteté, et si parfois j'ai quelques éclairs, les transitions qui les relient sont longues, fastidieuses. Ce n'est pas que l'inspiration soit morte en moi; dans mes heures de rêverie, mon esprit est aussi puissant qu'autrefois, mes conceptions tout aussi grandes. Ce qui me fait défaut, ce sont les moyens matériels de m'exprimer; l'arrangement du sujet et le mécanisme du vers. Ou plutôt c'est la Muse, cet esprit qui me dictait autrefois et qui me laisse seul aujourd'hui avec mes faibles moyens. Dieu merci! ce n'est là, je le sens, qu'une époque de transition. Je ne sais même parfois si je ne dois m'en réjouir. L'art me transporte toujours, je comprends, je sens le beau, et si je déchire mes vers, c'est qu'ils ne me contentent pas, c'est que je reconnais que je dois, que je peux mieux faire. Le tout est de trouver ce mieux; avec du courage on arrive toujours, surtout lorsque l'on a conscience de ce que l'on cherche.—N'importe, ces heures où le poète doute de lui-même sont de tristes heures. Cette lutte sourde qui s'établit entre lui et la Muse rebelle a des désespoirs terribles. Il est des moments où tout ce que j'ai écrit me paraît puéril et détestable, où toutes mes pensées, tous mes projets pour l'avenir me semblent sans aucun mérite. J'aurais grand besoin d'être encouragé, je ne mendie pas des éloges, mais si une de mes pièces paraissait et qu'au milieu de justes blâmes on me dise de poursuivre sans crainte et que je ne m'abuse pas sur les promesses qu'il peut y avoir en moi, il me semble que je n'en travaillerais que mieux. Être toujours inconnu, c'est arriver à douter de soi; rien ne grandit les pensées d'un auteur comme le succès. N'importe, pour être connu, il faut que je travaille encore; je suis jeune, et, si les derniers mois qui viennent de s'écouler, pleins de trouble et de désillusions, m'ont été nuisibles, ils ne sauraient avoir étouffé en moi toute poésie. Je la sens qui y tressaillit; il ne faut qu'un beau jour, qu'un événement heureux pour qu'elle s'épanouisse de nouveau. Je compte beaucoup sur la venue de Cézanne.

Voilà longtemps que je parle de moi, et, malgré l'intérêt que tu me portes, je ne veux pas me consacrer les huit pages entières. Je suis depuis longtemps en toi le combat que se livrent l'art et les mathématiques. Tantôt l'art t'exalte, tu maudis l'algèbre; tantôt les mathématiques l'emportent, et l'art sans disparaître complètement n'est plus dans tes lettres qu'une concession faite à mon titre de poète. Cette lutte m'intéressait au dernier point, j'y prenais le plaisir qu'éprouve un opérateur à expérimenter in anima vili, lorsque je songeai tout à coup que mon anima vili (je ne garantis pas mon latin) était mon ami intime, l'un des deux seuls avec lesquels ce titre a quelque sens à mes yeux. Je crois donc ne pas devoir pousser plus loin mes observations et te dire ce que je pense de toute cette lutte. Je n'irai pas discuter qui l'emporte des deux, de l'art ou des mathématiques; mon but est de rendre un peu de paix à un ami et de faire accorder les deux parties belligérantes. Un instant je te crus sauvé; tu avais entrevu le moyen que je vais te proposer. Dans une de tes lettres tu me disais: il faudrait pouvoir faire des mathématiques en poète, en philosophe; c'est-à-dire: j'ai enfin compris la poésie, la philosophie de la science, je ne m'arrête plus à ces minuties classiques, la joie des pédants; je considère l'esprit humain en lutte avec les lois du monde et les découvrant à l'aide de la science; je considère l'esprit humain en lutte avec la vérité et trouvant à l'aide de la science; la science, dans son ensemble grandiose, a donc aussi sa poésie et sa philosophie; et puisque je me sens tourmenté du besoin du beau tout en ne pouvant me livrer à l'art proprement dit, je vais demander à la science ce beau, cet idéal.—Le raisonnement était bon; tout ce que tu y avançais était vrai; je voyais avec joie la lutte assurée et aboutir à un dénouement aussi heureux lorsque ta dernière lettre est venue de nouveau troubler ma tranquillité. La lutte durait toujours et, qui plus est, te faisait douter de notre amitié; car voici une de tes phrases: «Quand vous me verrez incapable d'exprimer l'art au dehors, soit par la peinture, soit par la poésie, ne me croirez-vous pas indigne de vous?» Comment peux-tu nous préjuger assez systématiques pour te refuser notre main, par la seule raison que tu ne seras pas un confrère! N'y a-t-il donc que les peintres et les poètes qui soient d'honnêtes gens? C'est plutôt nous qui pourrions te dire: «Quand tu nous verras incapables de nous créer une position, ne nous croiras-tu pas indignes de toi, nous les pauvres bohèmes, le rapin et l'écrivassier.» Et cette phrase, je le sais, va te mettre en colère, effet semblable à celui que m'a produit la tienne, mais je te devais bien cela pour une aussi grossière injure.—Voilà une digression qui m'a distrait de mon sujet. Je disais donc qu'après avoir entrevu un accommodement entre l'art et les mathématiques, tu avais ensuite passé à côté. Mon conseil est donc celui-ci: pendant les six mois que tu dois encore passer au lycée, suis la voie que tu avais d'abord découverte, fais des mathématiques en poète et en philosophe. Puis, lorsque tu seras libre, tu te consulteras et prendras la route qui te plaira: seulement, je te conseille de mûrir bien ton projet, rien n'est plus difficile que de reculer une fois qu'on s'est mis en marche.

Je viens de relire les six pages déjà écrites, et je retrouve dans ma prose les défauts que je reproche à mes vers. Je dis ce que je veux dire; mais je le dis mal. Selon moi, l'expression ne me sert pas, les transitions sont lourdes.—Comme je me fais vieux, bon Dieu! Loin d'être blasé—il n'y a que les sots qui le sont,—je vois pourtant ma tête se courber sous mes observations de chaque jour. Mais, lorsqu'au milieu de mes tristes pensées, il vient soudain un frais souvenir de nos belles vacances, je sens comme une fraîche brise, un baiser au front. Ah! c'est un ange aux ailes d'or, ce beau souvenir; comme il me caresse doucement, et sait seul, de ses sourires, mettre en fuite les idées noires. Il me semble que la Muse viendrait de nouveau à ma voix, si je l'appelais pour retracer une de ces aventures que je revois si plaisantes et si douces au cœur. Peut-être vais-je mettre cette pensée à exécution, et tâcher de donner un pendant à Paolo, dans une poésie de vers intitulée l'Aérienne.

J'ai reçu dernièrement une lettre de Cézanne, dans laquelle il me dit que sa petite sœur est malade et qu'il ne compte guère arriver à Paris que vers les premiers jours du mois prochain. Tu pourras donc le voir encore pendant tes vacances de Pâques. Buvez une dernière fois un bon coup, fumez une bonne pipe, et jure-lui de venir nous retrouver au mois de septembre prochain. Nous pourrons alors former une pléiade, aux rares et pâles étoiles, il est vrai, mais brillante à force d'union. Comme le dit notre vieux[2]: il n'y aura pas de rêves, pas de philosophie comparables aux nôtres. Je vois s'avancer cette époque comme une heureuse époque: et je crois ne pas me tromper.

Tu me demandes les points sur les i, quant à mon emploi, et je veux bien satisfaire ton amicale et légitime curiosité. La place que je cherche est tout simplement la première venue; comme je n'entre pas dans une administration pour y faire mon avenir, peu m'importe que cette administration présente oui ou non de l'avenir. Pourvu que j'ai douze cents francs par an, c'est tout ce qu'il me faut et je ne m'inquiète pas si je puis espérer de l'avancement. Je ne saurais trop le répéter, cet emploi n'est pour moi qu'un moyen de manger, qu'un moyen si mince qu'il soit de me suffire. Je n'y mets nullement mon avenir. Comme si je m'adressais à la Muse seulement, je mourrais de faim avant d'être connu, je suis obligé de demander mon pain ailleurs, tout en continuant de me créer ma position future par la poésie.

—Il se peut que cette dernière partie de mes projets soit un rêve; mais alors il me restera mon modeste emploi pour manger et j'aurai suivi jusqu'au bout ma devise: Tout ou rien.—Comme autres détails, je te dirai que je cherche cet emploi dans un service actif, par exemple un service de surveillance; enfin que peut-être serai-je placé dans quelques jours dans un chemin de fer, auprès duquel je suis en instance.

J'attends une lettre de toi vers le commencement d'avril, c'est-à-dire une lettre écrite pendant tes vacances à Aix. Je ne t'écrirai guère qu'après, par là même à l'arrivée de Cézanne ici. D'ailleurs, cette époque est fort rapprochée.—Tâche donc de me donner quelques détails sur Aix et ses habitants.

Mes respects à tes parents.

Je te serre la main. Ton ami,

Émile Zola.

Je te conseille de lire et d'étudier Montaigne. Pour moi, je goûte fort sa philosophie, et je suis persuadé qu'elle te plaira de même. Lis surtout son chapitre: De l'institution des enfants. Quel rude soufflet à notre enseignement classique!


VIII

Paris, 2 mai 1860.

Mon bon vieux,

Je trouve que les poètes, les romanciers ont un peu beaucoup abusé du drame dans l'amour. Ils ne semblent s'occuper que de l'instant critique, que de l'instant ou la passion éclate, sauvage, échevelée. On dirait une montagne à deux versants, l'un, pente douce et fleurie, n'a que vallons délicieux, que ruisseaux murmurant sous l'herbe, que fauvettes babillant dans les buissons; on le gravit sans fatigue aucune, bien au contraire en sentant sa poitrine se dilater de se rapprocher ainsi du ciel. On va, on va toujours, pressé de se perdre dans les nuages; mais lorsqu'on est au sommet, lorsqu'on croit se sentir pousser des ailes, voilà je ne sais quelle fatalité qui vous entraîne à descendre l'autre versant. Et quelle descente, bon Dieu! celui-là n'est que ronces, qu'abîmes sans fond; la pente est roide, et l'on roule plutôt qu'on ne marche. Messieurs les romanciers font gravir cette montagne à chacun de leurs héros, qui la monte plus ou moins vite, qui la descend plus ou moins rapidement. Mais tous doivent la subir, c'est la règle commune. Ils me diront: c'est la réalité qui le veut; nous ne faisons que peindre les hommes, et tant pis pour eux, s'ils se ressemblent tous, si tous ont la folie de trop aimer avant pour ne plus aimer ensuite. Et ils auront quelque raison, les braves gens. Il est certain que ce sont nos rêves insensés, nos désirs impossibles à satisfaire qui font le plus souvent notre malheur, quand nous nous heurtons à la vie réelle. Mais le roman n'a pas que le but de peindre, il doit aussi corriger, et c'est une pauvre correction que celle de peindre un peu pour corriger un jour. Il est beaucoup de gens, je l'affirme, qui s'estimeraient heureux d'avoir les qualités d'un héros de roman, quittes à avoir ses défauts. Moi, je crois que ce n'est pas en montrant brutalement son mal à un homme qu'on le guérit; mais, au contraire, en lui faisant voir le bonheur qu'il goûterait s'il avait suivi la bonne voie. Donc point de montagne à gravir, point de montagne à descendre; une grande plaine bien unie, bien fertile, moins agréable, il est vrai, que le premier versant, mais ne présentant pas les gouffres horribles du second. C'est-à-dire que l'amour ne sera plus la félicité d'un instant détruite par la désolation du reste de la vie; que ce sera, en un mot, un bonheur paisible, ne demandant pas trop pour obtenir beaucoup, une amitié passionnée, si je puis m'exprimer ainsi. Une telle étude manquerait-elle d'intérêt? certes non, Paul et Virginie est là pour le prouver; il est vrai que l'auteur finit par faire mourir Virginie; c'est un tort à mes yeux, et je ne vois pas pourquoi ces frères amants n'auraient pas continué leur idylle dans le mariage; ce n'eût plus été de l'amour ingénu—et c'est là ce qui a déterminé l'auteur à noyer son héroïne,—mais c'eût été un amour tout aussi plaisant. On me criera de nouveau: «Vous ne peignez pas, vous êtes dans le faux; cet amour-là n'existe pas.» O bons auteurs, de quoi vous inquiétez-vous? Vous pensez donc ne dire que des vérités, ne rien inventer et nous montrer le cœur humain à nu. Vraiment! j'ai moins d'orgueil que vous, et j'avoue même que je n'ai jamais réussi à bien comprendre un seul exemplaire de la race humaine. D'ailleurs, vous m'accorderez que, dans vos livres, vous faites la part de l'invention; eh bien, moi, cette part, je vais l'employer à faire, non pas du terrible dans la passion, mais du simple, du terre à terre, du tous les jours. Et croyez-vous que si tous les hommes ressemblaient à mon héros, à cet être qui, dites-vous, n'existe pas, et qui aime bonnement, sans trop rêver, sans trop pleurnicher, croyez-vous que le monde irait plus mal? Sûrement non. Qu'importe alors que je fasse la peinture de ce qui n'existe pas, si je le puis faire exister? Mon héros sera-t-il plus mauvais et moins utile que le vôtre, si mon héros fait naître des sages, lorsque le vôtre n'est que le calque des fous? Non, dix fois encore non! J'ai donc raison et vous avez tort.

Je taisais ces réflexions hier au soir, en lisant Lucrezia Floriani, de George Sand; non pas pour critiquer cet écrivain, plutôt pour me révolter contre une mode si générale qu'on ne peut lire au premier chapitre sans deviner le dernier. Critiquer George Sand! à Dieu ne plaise! Ses romans champêtres sont de trop délicieuses idylles pour qu'on l'accuse de rechercher le terrible. Il est vrai cependant que presque tous les amours qu'elle raconte sont malheureux; et j'avouerai que je préfère son roman rustique, la Mare au Diable, à Lucrezia Floriani, dont je te parlais tantôt. La Mare au Diable, quelle perle! voilà réellement qui vous fait souhaiter d'aimer une femme; point de sanglots d'amour, point de sanglots de tristesse, un bonheur souriant et calme. Cela plaît bien plus qu'une passion exaltée; on pose la brochure, le cœur paisible et léger, rempli de tendresse et de charité. Bien au contraire, cet autre livre, où l'on vous montre un de ces amours dévorants, trouble, éveille le plus souvent des pensées charnelles, et donne toujours le cauchemar pour plusieurs nuits.—Loin de moi la pensée de vouloir restreindre l'art à l'églogue seule; j'exprime mon goût et rien de plus.

Revenons au roman de George Sand, que je t'ai promis, dans ma dernière lettre, d'apprécier d'après mes faibles mérites. Je me hâte de te dire que ce n'est pas une analyse en règle que je vais le donner, mais seulement quelques observations générales.—J'entendais s'élever autour de moi un concert de louanges sur cet écrivain, et je l'admirais sur la foi des autres, n'ayant pas encore eu le temps de la juger moi-même. Enfin, sorti des bancs du lycée, je me suis décidé à lire ses œuvres; trois de ses ouvrages m'ont déjà passé par les mains, la Mare au Diable, André, Lucrezia Floriani: ce n'est donc que sur ces romans seuls que porte mon appréciation. Je crois, d'ailleurs, avoir eu la main heureuse. Une certaine gradation dans le style, les situations, les sentiments, se fait remarquer dans ces trois écrits; entre la Mare au Diable, idylle simple et gracieuse, et Lucrezia Floriani, drame où l'amour éclate, échevelé, André sert comme de transition par son heureux mélange de passion et de poésie champêtre. D'ailleurs, dans tous, l'amant et l'amante, quel que soit leur entourage, quel que soit leur caractère propre, sont, quant au fond, toujours à peu près les mêmes, l'amant n'ayant pour faire excuser ses gros et nombreux défauts qu'une seule qualité, celle d'aimer, de trop aimer; l'amante moins passionnée, moins ardente, mais plus raisonnable, plus parfaite. Chez elle l'amour n'est jamais, dans les commencements, un délire; elle aime de toute son âme, simplement, sans rêver les étoiles, ni leur adresser des exclamations. Ce n'est qu'au contact de son amant, qu'en écoutant ses divagations plus ou moins poétiques, qu'en recevant ses baisers muets et terribles, qu'elle devient folle de lui. Mais elle ne s'aventure qu'avec crainte sur cette mer inconnue; elle agit comme malgré elle, sans bien se rendre compte de ses nouvelles sensations, étonnée, emportée par une force fatale. On dirait qu'elle pressent que ce délire n'est qu'une crise, une maladie morale, âpre et voluptueuse, un état anormal, comme un flambeau qui éblouit soudain pour s'éteindre ensuite. Et ce n'est pas là un vain pressentiment. Bientôt l'amant, l'ange des cieux, redevient homme; sa faiblesse, son égoïsme, son défaut, quel qu'il soit, reposait, et la pauvre malheureuse pleure des larmes de sang, regrettant ce moment d'ivresse étrange. Elle se réveille comme d'un mauvais songe dont on se souvient confusément, elle se demande ce qu'elle a fait de sa raison; elle n'a plus pour celui qu'elle aimait tant que de la haine ou du mépris. Son rêve, à elle, était une vie heureuse, un amour paisible; dans la droiture de son esprit, elle s'était dit que rien n'est plus fatal au bonheur que le tumulte de la passion. Son seul crime est d'avoir joué avec le feu, de s'être trop confiée; sa seule punition est de souffrir, grande et belle. Mais lui, comme il est petit, comme il fait pitié; ce qui cachait toutes ses misères, son exaltation est tombée; il aime peut-être encore son amante, mais le charme est rompu; il n'est plus pour elle qu'un être comme les autres, inférieur peut-être. Elle le domine; elle se voit meilleure, plus courageuse, plus aimante que lui; je l'ai dit, elle ne l'aime plus, elle le méprise parfois.

Ainsi donc, en résumant, tous deux sont malheureux pour s'être laissé emporter par un rêve insensé. Mais dans cette faute commune, combien la femme est moins coupable. Elle n'a cédé qu'à une sorte de fascination, et son penchant, sa pensée n'y ont été pour rien. L'homme, au contraire, a tout fait; c'est lui le tentateur, c'est Adam présentant la pomme à Eve. Elle rêvait une mer paisible, une Méditerranée, bleue et embaumée; et c'est lui qui l'a fait monter dans une frêle nacelle, sur un Océan rugissant, soulevé par un vent terrible. Tous deux ont péri: mais la justice de Dieu les a frappés selon leur faute. La femme qui, avant la tourmente, n'était que qualités, reste après parfaite, plus sublime dans sa douleur: l'homme, au contraire, dont le seul mérite était son exaltation, se traîne avec ses mille défauts, n'est plus qu'un sujet de larmes, et pour lui, et pour les autres.

Ce que je viens de dire s'applique surtout à André et à Lucrezia. Quant à la Mare au Diable, malgré son titre, rien n'est moins tragique. Mais l'amante y est encore bien supérieure à l'amant; et, au fond, toujours la même pensée: «L'homme est un grand fou qui n'a jamais compris la femme, et qui, s'il veut marcher droit, doit se laisser conduire par elle». Sans doute, l'écrivain étant une femme, on dira que chacun prêche pour son saint. Cependant, si je suis à te donner une idée du héros et de l'héroïne de George Sand, ils le sembleront vivants comme ils le semblaient à mes yeux, lorsque je les suivais dans leurs aventures et leurs passions. Ce sont, je le crois, de véritables portraits dont les originaux ne sont pas rares dans ce bas monde.

Tu le vois, George Sand, elle aussi rêve un amour paisible, et si elle décrit une passion délirante, ce n'est que pour en faire voir les suites inévitables et terribles. C'est sans doute pour cela qu'on l'a accusée d'avoir un esprit positif; comme si ce qu'elle rêve, un bonheur tranquille, n'était pas jusqu'à présent à l'état d'idéal.—Elle est peut-être un peu trop longue dans les descriptions, surtout dans la peinture des caractères. J'aime mieux voir un héros agir, que d'entendre l'écrivain me dire: il était ceci, il était cela. George Sand fait trois chapitres pour m'expliquer l'homme qu'elle met en scène; je me perds, et pour bien comprendre, je suis obligé de résumer ce que je viens de lire. Pourquoi diable alors, l'auteur ne se contente-t-il pas de me donner ce résumé. D'ailleurs, l'auteur de la Mare au Diable possède un style clair, simple et vif. On la comprend toujours, et jamais on n'y rencontre de ces mots prétentieux, de ces phrases torturées. J'ai lu quelque part que George Sand pèche par sa philosophie. Jusqu'à présent, dans les livres que j'ai lus, je n'ai découvert qu'une douce tolérance, qu'un grand esprit de charité. Elle relève, ainsi que Jésus, la femme coupable, la vierge folle, lorsque cette pécheresse a beaucoup aimé. Elle voudrait que le monde entier fût peuplé de riches et de joyeux, que tous soient frères, s'aiment et s'entr'aident. De plus, ce n'est pas un de ces esprits qui se consument en de vaines larmes. Elle a, si je puis parler ainsi, une charité militante. Elle propose de marcher au-devant des maux, d'aller trouver le misérable en sa mansarde, et là de lutter corps à corps avec la misère; point de larmes inutiles, point de vains attendrissements sur les pauvres, mais une lutte patiente, un combat de chaque jour, d'où tous les hommes sortiront frères, formant une seule république riche et forte. Hélas! ce n'est peut-être qu'un rêve, et pourtant cela serait bien.—Je m'arrête; pardonne-moi ce long bavardage qui ne prouve pas grand'chose, si ce n'est, peut-être, que j'ai lu George Sand sans la comprendre. J'aurais voulu t'en dire plus long, mais je me suis embrouillé, et n'ai pu trouver une transition convenable.

Je te disais dans ma dernière lettre que mon bonheur à moi était une immense tranquillité, et au dehors, et dans mon être. Comme ce rêve pourrait te paraître en désaccord avec mon autre rêve, celui d'une gloire littéraire, j'ajoutais que je reviendrais sur ce sujet. C'est que, sans doute, tu ne sais pas les idées qu'éveille en moi le nom d'auteur. Ce n'est pas la tribune de l'homme politique, les haines et les applaudissements qui grondent autour d'un chef d'école. C'est la mansarde de la grande ville, le chalet de la montagne; une vie douce peuplée de mes rêves; aucun souci matériel; deux ou trois amis pour rêver et divaguer avec moi, une tâche non imposée, un travail d'inspiration. Puis, il est vrai, le murmure flatteur de la foule, non tant pour contenter mon orgueil, que pour faire grincer mes ennemis—(hélas! j'en ai). L'estime de tous, l'aisance pour me moquer de la richesse.—Je sais bien que cela n'arrivera jamais, que si même je me faisais un nom, il y aurait bien des sifflets parmi les applaudissements, bien du vacarme, bien du trouble. Je sais que je ne serai peut-être pas heureux, que je m'éloignerai d'autant plus du bonheur que je rêve.—Mais quel est celui qui peut se vanter de marcher plus droit que moi, d'avoir si bien déchiré le voile de l'avenir, qu'il tende à son but sans craindre les bornes du chemin. Toi-même, qui a mis ton espoir dans le travail, qui crois parvenir au bonheur avec ce puissant levier, sais-tu si une paille, une plume, un rien, ne le fera pas voler en éclats, t'écrasant sous l'énorme bloc que tu tâchais de soulever.—Crois-moi, nous marchons en aveugles; nous jurons dix ans que nous agissons avec sagesse, puis un jour nous nous apercevons que nous sommes de grands fous. Tu auras l'aisance, l'estime, j'aurais peut-être un peu de renom; est-ce assez pour être assuré de vivre heureux, lorsqu'un caprice enfantin nous plonge dans la douleur, si nous ne pouvons le satisfaire? En vérité, je le le dis, ne vendons pas la peau de l'ours avant de l'avoir tué; ne rions pas avant d'éprouver une cause de joie. Ou plutôt, morbleu! rions, rions à perdre haleine, rions des autres, rions de nous, rions de l'univers entier. Au moins, on s'étourdit.

Cézanne me parle de toi. Il confesse son tort et m'assure qu'il va changer de caractère. Puisqu'il a entamé ce chapitre, je compte lui dire mon avis sur sa manière d'agir; je n'aurais pas commencé, mais je crois qu'il est inutile à présent d'attendre le mois d'août pour tenter votre rapprochement

J'attends chaque jour une lettre de toi. Voici plus de quinze jours que tu me fis la promesse d'être plus exact; j'en attends les effets. Quant à moi, si je suis en retard, ce n'est nullement de ma faute; je me suis trouvé indisposé, et pour ne pas te faire attendre j'achève cette lettre à mon bureau; on fait un tapage épouvantable autour de moi, sois donc indulgent pour la seconde partie de cette missive.—Le temps se remet. Dimanche, je suis allé m'égarer dans le bois de Vincennes, le rossignol chantait, le ciel était bleu, sans nuage. Hélas! ce n'était pas là pourtant ma belle Provence,—beau pays, sales habitants. Ne va pas te fâcher, au moins. Mes respects à tes parents.

Je le serre la main. Ton ami,

E. Zola.


IX

Mon cher Baille,

Aux Docks, 14 mai, 3 heures.

Rien ne vient.—je me décide à t'envoyer cette lettre.

J'ai attendu vainement jusqu'à ce jour une lettre de toi, pour répondre sur ce dont tu me parlerais, et rendre par là-même ma lettre plus intéressante pour toi. Mais ne voyant rien venir, ne voyant que la nature qui verdoie et la route qui poudroie, j'ai pensé qu'il était bon de ne pas attendre davantage une chose aussi rare, aussi peu sûre qu'une de tes lettres. Vraiment, je finirai par me mettre en colère; tant que tu ne m'avais rien promis, passe encore! mais du moment que tu me traces un beau programme, où tu m'annonces une avalanche de missives, n'ai-je pas raison de t'en vouloir, lorsque tu restes un grand mois silencieux comme un Turc accroupi. Je suis sûr que tu t'accuses toi-même. Que diable! les meà culpà sont bons pour les jolies pécheresses qui ne se frappent la poitrine que pour pécher ensuite avec plus de liberté. Toi, un homme raisonnable, un savant, n'es-tu pas honteux, connaissant ta faute, d'y retomber sans cesse. Baille, Baille, mon doux ami, je vais me fâcher.

Aux choses sérieuses d'abord.—Ainsi, je te l'ai dit, j'ai écrit à Cézanne au sujet de la froideur avec laquelle il t'avait reçu. Je ne puis mieux faire que de te transcrire ici, textuellement, les quelques mots qu'il m'a répondus à cet égard; les voici:

—«Tu craindrais, d'après ta dernière lettre, que notre amitié avec Baille faiblit. Oh! non, car, morbleu, c'est un bon garçon; mais tu sais bien qu'avec mon caractère comme ça, je ne sais trop ce que je fais, et donc si j'avais envers lui quelques torts, eh bien, qu'il me les pardonne: mais autrement, tu sais que nous sommes très bien ensemble, mais j'approuve ce que tu me dis, car tu as raison. Donc nous sommes toujours très amis.»

Tu le vois, mon cher Baille, j'avais bien jugé que ce n'était qu'un nuage léger qui s'évanouirait au premier vent; je t'avais bien dit que ce pauvre vieux ne sait pas toujours ce qu'il fait, comme il l'avoue assez plaisamment lui-même; et que, lorsqu'il vous chagrine, il ne faut pas s'en prendre à son cœur, mais au mauvais démon qui obscurcit sa pensée. C'est une âme d'or, je le répète, un ami qui peut nous comprendre, aussi fou que nous, aussi rêveur.—Je ne suis pas d'avis qu'il connaisse les lettres échangées entre nous, au sujet de votre paix; il faut même qu'il croie que j'ai agi à ton insu, qu'il ignore, en un mot, que tu t'es plaint de lui, que vous avez été brouillés un instant.—Quant à ta conduite envers lui jusqu'au mois d'août, époque à laquelle nos belles parties recommenceront, elle doit être celle-ci,—toujours selon moi, bien entendu:—tu lui écriras régulièrement quelques lettres, sans trop te plaindre des retards qu'il pourra mettre lui-même à te répondre; que ces lettres soient comme par le passé, affectueuses, surtout exemptes de toute allusion, de tout souvenir qui pourraient rappeler votre petite brouille; en un mot, qu'il en soit entre vous comme si rien ne s'était passé. C'est un convalescent que nous traitons, et si nous ne voulons pas de rechute, évitons les imprudences.—Tu comprends ce qui me fait parler ainsi, la crainte de voir se rompre notre amical triumvirat. Aussi tu excuseras mon ton de pédant, mes craintes exagérées, mes précautions peut-être inutiles, en mettant le tout sur l'amitié que je vous porte à tous les deux.

Je voudrais te faire comprendre ma maladie morale.—Lorsque je jette un regard à l'horizon, je me vois seul; rien ne m'attache à la vie, ni haine, ni amour. Je me demande avec angoisse si je n'ai pas de cœur, si le ciel m'a fait misérable, si je ne suis qu'un tas de boue incapable de briller. La solitude, la solitude sans forme, voilà ce qui m'effraye; et cette solitude, étrange chose, c'est moi qui me la suis créée. Moi, qui ne croyant personne digne de ma confiance, suis resté sans ami, sans maîtresse, dans cet immense Paris, moi qui, de crainte de n'être pas compris, n'ai rien dit, rien confié. Suis-je donc un sot orgueilleux? Je me juge sévèrement et pourtant je me juge exempt d'orgueil. Si j'ai agi ainsi, si je me suis enfermé, en égoïste, avec mes joies et mes douleurs; c'est que jusqu'à présent je n'ai pas encore trouvé une âme qui sympathise avec la mienne; c'est que je me suis agité dans un monde d'imbéciles, sans cœur pour la plupart. La solitude, ô mon Dieu! la solitude peuplée de chères visions, est bien calme, bien douce, mais il arrive un moment où le rêve du poète ne lui suffit plus, où son âme ne peut plus se contenter d'ombres vaines. Alors il cherche autour de lui ce qu'il a vu en songe, il ne le trouve pas et il souffre. Il veut revenir à son rêve, mais le rêve ne veut plus de lui; la solitude ne lui parait plus qu'un grand abîme noir, et il souffre. Il souffre toujours et partout.—Parfois je vais dans un théâtre, sur une place publique, pour m'étourdir; mais lorsque je me retrouve, le soir, seul dans mon lit, mon cœur se serre affreusement, je suis seul, seul de corps, seul d'âme. Je cherche en vain à me cramponner à la vie; je voudrais avoir une espérance qui me fasse vivre la veille pour le lendemain, je voudrais vivre, en un mot. Mais toujours, là, devant moi, s'étend le grand désert; à quoi bon la joie, à quoi bon la douleur, si cette joie, cette douleur n'est que pour moi, si je ne puis pas la partager avec une âme sœur. Vraiment, mon pauvre vieux, je suis bien malade, il me faut une suprême décision pour me tirer de là. Aurai-je le courage de la prendre?

Je viens de dire que je n'avais rencontré aucune âme qui sympathise avec la mienne. Tu sais bien le contraire, toi; Cézanne aussi. Mais vous êtes si loin, les lettres sont un si faible moyen. Qui sait si nous ne sommes pas destinés à passer notre vie les uns loin des autres. Aussi, lorsque je pense à vous, à vous les seuls auxquels je me confie, je souffre encore davantage: n'avoir rencontré que vous et vous perdre!

 

Docks, 16 mai, 1 heure.

J'ai encore attendu deux jours pour voir si rien ne venait—mais en vain. Je vais donc finir cette lettre tant bien que mal—sans te dire plus de sottise, mais n'en pensant pas moins.

Je ne sais si tu ignores que mons. Chaillan est ici depuis environ un mois. Il fait canne, le beau jeune homme! il va peindre au Louvre, le grand artiste! Vraiment, il n'y a que les imbéciles qui soient contents d'eux, qui s'admirent de bonne foi, jurent que rien n'est plus facile que de faire un chef-d'œuvre. Chaillan au Louvre! qu'en penses-tu? ô toi qui le connais. N'est-ce pas une verrue sur un joli visage, un tas d'ordures sur un parquet ciré? Chaillan au Louvre! que le diable m'emporte, si ce n'est du talent, je lui accorde du toupet.—L'autre soir, m'ennuyant grandement, je me dirigeais vers le nouvel appartement qu'il a choisi pour son auguste personne. Dans une rue étroite, une grande coquine de maison, haute, froide, dégoûtante. Je passe par une sale boutique, je gravis quatre étages d'un sale escalier. Je frappe. Il était neuf heures du soir; un beau dimanche qui, par hasard, avait vu briller le soleil et voyait scintiller les étoiles. Je frappe donc: silence complet, puis un Qui est là? suivi d'un Je commençais à m'endormir. Dormir à cette heure, un jour de fête, lorsque la nuit était si claire et si douce! Je manquai de dégringoler les quatre étages d'étonnement. Enfin, le beau Chaillan vint m'ouvrir, coiffé d'un superbe bonnet de coton et la bouche fendue par un incommensurable sourire. Il me fit voir une copie de la Descente de Croix de Rubens. Du Chaillan-Rubens, c'est triste, je t'en réponds, bien triste à voir. Heureusement il faisait nuit et je n'ai pas aperçu toute l'horreur de cette petite toile. Avec un air modeste: «C'est une ébauche, me disait-il, à grands coups, sans prétentions, je finirai cela plus tard, je le corrigerai». L'innocent! je connais cette comédie que chacun joue devant son œuvre, cette œuvre qu'il a tant soignée, qu'il a si souvent revue, et qu'il donne ensuite comme une simple ébauche, un simple canevas qu'il a jeté en quelques minutes sur la toile, sur le papier.—Une autre copie se balançait à un clou; mais celle-là, véritable ébauche, offrait un tel mélange informe de couleurs que je n'ai pu comprendre ni ce que c'était, ni de quel tableau elle était tirée.—Il m'a fort amusé, ce grave garçon, par ses réflexions, ses étonnements, sa bonhomie. J'aurais plus ri encore, si nous avions été deux; ne te souviens-tu pas de sa chambre à Aix, et de ce portrait qu'il avait fait gratis? Ce mot-là le peint tout entier.—Je fus chassé de sa mansarde par une odeur peu agréable qui s'exhalait; je suis encore dans une grande perplexité au sujet de ladite vapeur âcre, d'une puanteur sui generis. Était-ce un pot? était-ce la chambre elle-même? était-ce ...? Vraiment, voilà le problème le plus ardu que je connaisse.

Il est un autre Aixois à Paris en ce moment, c'est ton cousin, Coupin Albert. Ayant su son adresse, rue du Plâtre, 13, je m'y suis rendu le samedi de Pâques. Il reste là, chez un négociant, dans une fabrique de chapeaux, et je le trouvai tapant de tout son cœur sur du poil de lapin. Malgré la promesse que nous fîmes de nous revoir, je n'y suis plus retourné; un de ces jours cependant je compte aller lui serrer la main.

Le temps est fort inégal, un jour de beau temps, un jour de pluie. Je suis allé pourtant m'égarer sous les ombrages de Saint-Cloud, de Saint-Mandé et de Versailles; ces sites-là sont charmants, sauvages parfois, même pittoresques. Une bonne pipe à la bouche, un rêve doré dans la cervelle, et l'on peut encore y passer de doux instants. Nous irons visiter ces bois l'année prochaine, alors que tu seras ici, et que mercredis et dimanches t'appartiendront; ce sera pour moi un temps de joie folle, en comparaison du temps présent. Je t'aurai près de moi; je ne désespère pas d'entraîner Cézanne. Oh! la belle vie, la belle vie que nous mènerons!

Hier soir, j'étais à ma fenêtre du premier, fenêtre qui donne sur la rue. Je regardais la foule, qui s'écoulait bruyante et pressée; il pouvait être dix heures. Voici venir deux hommes ivres, criant et gesticulant: «Vois-tu, disait l'un, je te donnerais dix mille francs,—si je les avais. Tu es un homme d'honneur, et je suis ton ami.» Et là-dessus, ils s'embrassèrent, larmoyant et se serrant à s'étouffer. N'est-il pas étonnant que l'ivresse, chez la plupart, éveille les bons sentiments? N'as-tu pas remarqué que, dans ces moments, l'égoïsme, les calculs d'intérêt disparaissent, que ce sont des moments d'effusion, de générosité?—On perd sa raison, me diras-tu. C'est vrai; mais il semble que la partie de raison que l'on perd soit la partie méchante, celle que donne le contact des hommes. On est tout cœur, on est franc, rieur; en un mot, l'homme ivre, perdant le sentiment des dangers, perdant sa dissimulation, fruits des rapports entre hommes civilisés, revient à l'état nature, tel que l'a créé Dieu, sinon que sa pensée est obscurcie. Buvons donc, et du meilleur!

Je termine cette lettre, qui n'est pas des plus intéressantes, en t'accusant une dernière fois de paresse. Je veux, au mois d'août, te montrer le nombre de lettres de Cézanne, et te faire rougir en le comparant à celui des tiennes.

N'importe, je te serre la main très affectueusement.

Ton ami,

E. Zola.


X

Paris, 2 juin 1860.

Mon cher Baille,

Je n'ai encore pu retrouver ton avant-dernière lettre, égarée sans doute par la poste. Je me contente donc de répondre à celle du 24 mai; c'est déjà une tâche assez lourde.

Quant aux reproches que je t'adressais, je suis bien forcé d'en rétracter une partie, et pour ton indisposition, et pour cette missive perdue. J'ai toujours maudit de bon cœur les exercices gymnastiques; mais, depuis ton accident, je suis encore plus courroucé contre eux. Se donner une blessure, une souffrance de toute la vie, et cela en grimpant à un trapèze! Mon pauvre vieux, je te plains et, en même temps, je suis un peu en colère contre toi.

Tu me parles d'Indiana, tu m'en donnes une courte analyse, puis tu tâches de voir la pensée qui a donné naissance à cette œuvre. Je crois que tu l'as lue trop rapidement pour bien la comprendre. J'étais bien jeune lorsque je l'ai dévorée, comme toi; mais, autant que je puis m'en souvenir, elle ne m'a laissé qu'une impression pénible. George Sand y reconnaît que le bonheur ne peut exister dans le mariage, et qu'un amant est aussi incapable de le donner qu'un mari. Quel est donc le sort de cette Indiana, de la femme dont elle est la personnification? Malheureuse en ménage, malheureuse en amour, qu'elle reste fidèle, qu'elle devienne adultère, elle ne trouve partout que larmes et sanglots. N'est-ce pas décourageant? Pas une oasis où se reposer, deux abîmes aussi profonds, aussi noirs l'un que l'autre, et, pour comble d'infortune, presque toujours les deux à la fois. Chacun sait que George Sand n'est pas partisan du mariage; aussi, rien de plus terrible pour moi que de voir cet auteur niant l'amour hors du mariage, c'est le nier partout, c'est à décourager les cœurs de vingt ans. Comme je n'ai plus bien présent à la mémoire le livre dont je te parle, il se peut que je me trompe. Cependant, je crois résumer la pensée de l'écrivain en répétant que, nous montrant d'abord la jalousie du mari et ensuite l'égoïsme de l'amant, nous faisant voir combien les hommes sont petits auprès des femmes, il exalte ces dernières et conclut qu'elles seules savent aimer. Seulement,—et c'est là le drame pénible,—en mettant la femme sur un haut piédestal, en l'élevant au-dessus de la foule, il l'isole par là même et la fait pleurer sur sa solitude. Je crois me rappeler maintenant qu'Indiana finit par trouver un amant digne d'elle; mais ce dénouement, donné peut-être aussi pour contenter le lecteur, ne saurait vous faire oublier ce qu'a souffert Indiana avec Raymond; on n'en reste pas moins triste et découragé.—D'ailleurs, je relirai ce volume et je t'en reparlerai.

J'aborde maintenant la partie capitale de ta lettre. Je me tairais peut-être s'il ne s'agissait que de moi, chétif; mais me juger comme tu le fais, c'est juger toute l'école lyrique moderne; non pas que je me compare un instant à nos maîtres, je n'ai d'ailleurs rien produit,—mais parce que tu sembles plutôt t'attaquer à la poésie lyrique en général, qu'à mes méchants vers en particulier.—Lorsqu'on juge un homme, on doit nécessairement avoir égard à l'époque sous laquelle il vit, aux idées qui l'ont accueilli au sortir du berceau. Tu as parfaitement compris cela et tu traces de moi un portrait un peu de fantaisie, le portrait du poète du xixe siècle.—Comment, vas-tu dire, avec tous les blâmes que je t'adresse, tu prétends que j'ai fait là le portrait d'un Musset, d'un Lamartine, d'un Victor Hugo? Certes oui; ce que tu me dis, on le leur a dit fort souvent, et plus durement encore. Pour ma part, je trouve que ta critique à mon égard n'est nullement sévère; toute mon excuse est dans le temps où je vis. Notre siècle est un siècle de transition; sortant d'un passé abhorré, nous marchons vers un avenir inconnu. Comme nous sommes Français, c'est-à-dire impatients par excellence, nous nous hâtons, nous nous hâtons. Ainsi donc, ce qui caractérise notre temps, c'est cette fougue, cette activité dévorante; activité dans les sciences, activité dans le commerce, dans les arts, partout: les chemins de fer, l'électricité appliquée à la télégraphie, la vapeur faisant mouvoir les navires, l'aérostat s'élançant dans les airs. Dans le domaine politique, c'est bien pis: les peuples se soulèvent, les empires tendent à l'unité. Dans la religion, tout est ébranlé; à ce monde nouveau qui va surgir, il faut une religion jeune et vivace. Le monde se précipite donc dans un sentier de l'avenir, courant et pressé de voir ce qui l'attend au bout de sa course. Que fera donc le poète? sera-t-il ce romancier du xvie siècle flagellant sans pitié les vices de son temps, buvant frais et se moquant de Dieu et de Satan? Sera-t-il ce tragique du xviie siècle, portant perruque et rangeant mathématiquement ses alexandrins deux par deux? Sera-t-il enfin ce philosophe du xviiie siècle, niant tout, afin de nier le droit divin qu'invoquaient les rois, ébranlant l'ancienne société pour en faire germer une nouvelle sur ses débris? Non, ce qui s'est fait dans ces temps passés a eu sa raison d'être; mais nous serions parfaitement ridicules de nous lever comme des momies de leur tombeau, et de venir déclamer à la foule béante des railleries qu'elle ne comprendrait pas. Et, quand même nous voudrions renier la date de notre naissance, nous ne le pourrions pas; le poète peut emprunter la forme de Rabelais, de Corneille, de Voltaire; mais l'idée sera toujours moderne. Ce seront toujours ces élans vers Dieu, ces cris d'une âme qui demande avec des pleurs la sainte croyance des temps évangéliques, le saint amour de la femme; ce seront ces blasphèmes d'un cœur ulcéré par le doute et qui, en reniant tout ce qu'il y a de pur et de saint, recherche avec angoisse à recevoir un démenti. Ce sera toujours ce poète saisissant la plume au berceau, ne faisant plus de la littérature avec un traité de rhétorique, mais avec les blessures de son cœur; se sauvant des pédagogues, qui ne sont pas de son temps, et, dans une sublime ignorance, racontant ses chères visions. Ce sera toujours ce poète interrogeant le futur, divaguant et se perdant dans la nue pour aller demander le grand mal au Seigneur, bâtissant utopies sur utopies, toujours dévoré par sa fiévreuse activité. Même, j'irai plus loin, la paresse rêveuse, ces moments où l'on sommeille à demi, regardant les nuages glisser, qu'est-ce, sinon un résultat de l'activité dont je te parle? Il serait trop long d'écrire ce qu'on ressent, on préfère le rêver,—j'en parle sciemment. Voilà ce que sont les poètes de notre siècle, voilà notre école lyrique. Je parle de tous, des bons comme des mauvais, de ceux qui écrivent comme de ceux qui n'écrivent pas.—Vous autres, lycéens, vous avez ce grand défaut, c'est que vous n'êtes pas de votre temps. Vous ne vivez pas dans le passé; puis, lorsque vous sortez des bancs, vous restez tout étonnés de notre manière de faire. Vous savez bien ce qu'on faisait sous François Ier; mais, sous Napoléon III, c'est une autre chanson. Les esprits jeunes suivent bientôt la pente commune; mais les esprits encroûtés dans un travail bestial grondent toujours comme des ours en mauvaise humeur, blâmant ceci, blâmant cela, et s'écriant toujours: «. Ah! jadis!» Les sots! dédaignant notre époque si belle, si sainte! Lorsque la mère porte encore son enfant dans son sein, on s'incline devant elle; inclinez-vous donc, brutes, devant notre siècle plein de promesses pour vos petits-neveux.—Je ne dis pas cela pour toi, au moins, et tu ne serais pas mon ami si tu ressemblais à certains quadrupèdes savants que j'ai connus.

Tu vois donc que tes blâmes ne m'ont blessé en aucune façon: tu m'as dit que je suis de mon temps, c'est juste, et je t'en remercie;—non pas que je me drape dans mon ignorance comme un gueux espagnol dans son manteau troué; non pas que je pense que Musset ignorait comme moi le français et l'orthographe; ce serait d'un sot orgueilleux. Au contraire, j'ai toujours eu l'idée d'étudier la grammaire à fond, l'histoire, etc. Mais un sot savant est plus sot qu'un sot ignorant et si, sottise il y a chez moi, j'aime mieux qu'elle soit ignorante que savante. D'ailleurs, la science n'est pas mon affaire; c'est un lourd fardeau, très difficile à mettre sur les épaules. Je le répète, toute mon ambition est de connaître la grammaire et l'histoire. Que ferais-je du reste? j'aime mieux tout tirer de moi que de le tirer des autres.

Quant à ton reproche si souvent répété de ne pas aimer les classiques, je ne le mérite en aucune façon. Je t'ai déjà dit souvent que j'admirais beaucoup ces messieurs, j'aime le beau partout où je le trouve. Je les lis même quelquefois, je vais voir jouer leurs œuvres. Tu m'accuses de systèmes et tu as tort; rien n'est moins systématique que mon esprit, et c'est bien pour cela que je n'ai jamais pu souffrir les pédants, reproche, je dirai louange, que tu me fais aussi et que je mérite pleinement.

Tu m'accuses de manquer de sang-froid, de bon sens et de raison. Ces mots sont fort élastiques et je ne les comprends pas trop bien; d'ailleurs, je te renvoie à ce que je te dis plus haut sur nos poètes.

Ensuite tu quittes le poète et tu t'adresses à l'homme. Tu m'accuses de ne pas envisager la réalité avec courage, de ne pas me créer une position qu'on puisse avouer. Mon pauvre vieux, tu parles comme un enfant. La réalité, mais ce n'est qu'un mot pour toi! Où l'as-tu rencontrée, où t'es-tu heurté contre elle, toi, toujours enfermé dans un lycée, sûr le matin d'avoir du pain pour le soir, toi qui marches droit à un but réel, et que le rêve n'égare plus depuis longtemps. La réalité! vraiment oui, je la connais, et tu n'as que faire de m'en parler. Tu ressembles à cet aveugle qui indiquait les bornes du chemin à son compagnon, possédant deux bons yeux. D'ailleurs, pourquoi t'en vouloir, tu ne peux me juger que par mes lettres, que par ces lettres si chères où je rêve, où je vis. Tu ne sais pas la lutte que je souffre intérieurement, tu ne sais pas le parti que je vais prendre. Le rieur, le poète, voilà celui que vous voyez, ô mes amis, mais l'homme s'est caché jusqu'ici, peut-être par amour-propre, peut-être par d'autres raisons. A toi, mon meilleur ami, à toi et à Cézanne, je vous dirai tout un jour, mais croyez bien l'un et l'autre que je ne suis pas cet étourdi que vous pensez, que je ne prends un parti qu'après y avoir longtemps réfléchi, que la réalité m'occupe tout le jour et que je ne rêve que pour me délasser. D'ailleurs, je ne te le cacherai pas, je ne veux une position que pour me permettre de rêver à l'aise. Tôt or tard j'en reviendrai à la poésie; ce que je désire, c'est de pouvoir m'y livrer sans être à charge à personne et de pouvoir manger un morceau de pain et boire un verre d'eau. Tu me parles de la fausse gloire des poètes; tu les appelles fous, tu cries que tu ne seras pas aussi sot qu'eux, d'aller pour un applaudissement mourir dans un grenier. Je t'ai déjà dit, dans une de mes lettres, une chose qui aurait dû t'empêcher d'avancer de nouveau ce blasphème. Crois-tu donc que le poète ne travaille que pour la gloire? crois-tu donc qu'il n'est poussé à chanter que par ce mobile? Non, il prend sa lyre dans la solitude, perd de vue ce monde, et ne vit que dans le monde des esprits. C'est sa vie, pourquoi le railler, l'accuser de folie: il te dira que tu ne le comprends pas, que tu n'es pas poète, et il aura raison. Je veux vivre heureux: voilà ton éternel refrain. Eh! mon Dieu, tout le monde veut vivre heureux; tu as ton bonheur, le poète a le sien: chacun marche où Dieu l'appelle, le lâche est celui qui se plaint des épines et refuse d'avancer.

Bien entendu, que nos différentes manières de voir ne fassent pas faiblir notre amitié. Tu me connais et tu sais que je ne suis rien moins que fat. Je sais ce que je veux; je n'ai jamais cherché à me dresser sur la pointe des pieds. Aussi, si je combats quelques-unes des idées contenues dans ta dernière lettre, ce n'est pas que je trouve ta critique trop sévère, au contraire. Tu me vantes, tu m'appelles poète et je ne suis qu'un pauvre rêveur. C'est tout simplement que nos idées ne sont pas les mêmes. Je te réponds franchement en ami, ne craignant pas de te blesser, et sur que ma franchise ne sera pas mise par toi sur le compte de l'irritation.

Je suis pressé et suis obligé de quitter ce sujet. Je comptais répondre phrase par phrase à ta lettre et je me vois forcé de garder le silence sur bien des points. Je me contenterai d'ajouter que j'ai lu La Bruyère et que je l'admire autant que toi.

Le vieux Cézanne me dit dans chacune de ses lettres de te souhaiter le bonjour. Il me demande ton adresse, pour t'écrire fort souvent. Je m'étonne qu'il ne la sache pas, et cela prouve, non seulement qu'il ne t'écrivait pas, mais que tu gardais le même silence que lui. Enfin, comme c'est une demande qui montre ses bons sentiments, je vais le satisfaire. Voilà donc une petite brouille passée à l'état de légende.

Ma vie n'est pas aussi triste que cet hiver. Je ne suis pas aussi seul, je sors un peu plus, enfin je suis plus actif et moins songeur. Je crois que mon mauvais temps est fini: voici le mois de septembre qui vient, mois où j'espère t'avoir à Paris; d'un autre côté, Cézanne peut venir, et notre trio serait au grand complet. J'ai pris une ferme résolution, je te la dirai dès que je l'aurai mise à exécution.

Chaillan te souhaite le bonjour. Il doit faire mon portrait, nu, quelque peu drapé, tenant une lyre antique et les yeux au ciel: je m'apprête à rire comme un bossu. Tu me proposes de m'écrire une lettre sur le style, j'accepte de grand cœur, je t'en supplie même d'autant plus que ce sont des questions auxquelles j'ai longtemps rêvé. En attendant, pousse-toi de l'agrément, comme dit Cézanne: bois, ris, fume, et tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Je te serre la main. Mes respects à tes parents.

Ton ami,

E. Zola.

Cette lettre est fort embrouillée, tant pis. J'avais préparé un nouvel article sur l'amour, je te l'enverrai plus tard.


XI

Paris, 10 juin 1861.

Mon cher ami,

Je subis depuis quelques jours une rude attaque de spleen. Cette maladie offre chez moi des caractères singuliers; abattement mêlé d'inquiétude, souffrance physique et morale. Tout me semble couvert d'un voile noir; je ne suis bien nulle part, j'exagère tout en douleur comme en joie. De plus, d'une indifférence presque complète du bien et du mal: ma vue troublée, incapable de juger. Et enfin un ennui immense décolorant et déflorant toutes mes sensations: un ennui qui me suit partout, changeant ma vie en fardeau, annulant le passé et souillant l'avenir. Plus je vais, et plus je vois nettement ma malheureuse position. Résolu de faire un travail quelconque pour vivre, je ne puis pas même trouver ce travail. Ce n'est pas assez de douleur d'avoir dit adieu à la vie que je rêvais, il faut encore que la réalité ne veuille pas de moi, lorsque je me soumets à elle. Pauvre oiseau qui consentirait à laisser couper ses ailes, puis qui, le sacrifice accompli, chancellerait sur ses pattes et ne pourrait marcher! D'ailleurs, si je trouvais un emploi, quel chemin de traverse pour arriver à mon but! Quels obstacles à vaincre, quelle lutte de chaque jour! Accomplir un rôle de machine, travailler le jour pour du pain, puis dans les moments perdus revenir à la Muse, tâcher de se créer un nom littéraire, certes, c'est le rêve le plus irréalisable que j'aie fait! Je t'avouerai cependant, ce n'est pas cette existence de lutte sourde qui m'effraye; il ne s'agit que d'avoir de la constance et de l'espoir. Mon tourment de chaque jour est de voir mes recherches vaines jusqu'ici; décidé à prendre la première place venue, je tremble que cette place ne me cloître entièrement, qu'elle n'exige toutes mes heures, même celles que je destine à la Muse. C'est cette vague terreur de l'inconnu qui me trouble; c'est en quelque sorte la cause du spleen dont je te parlais tantôt. Joins à cela, je ne sais quelle maladie physique, sur laquelle aucun médecin ne m'a répondu d'une manière satisfaisante. Mon système digestif est profondément troublé. J'éprouve des pesanteurs dans l'estomac et les entrailles; tantôt je mangerais un bœuf, tantôt la nourriture me dégoûte. Ce mal tout physique réagit sur le moral; et on ne saurait trouver un garçon de plus maussade compagnie que moi, lorsque, tout à la fois, mon ventre et l'avenir m'inquiètent.

Après tout, si ma position doit s'améliorer un jour,—et il faut l'espérer,—je n'en veux pas trop au ciel de me faire connaître le revers de la médaille. Au fond, ma gaieté est toujours vivace; un mot, un geste, un rien la fait éclater, rieuse et bavarde. La surface seule est triste chez moi; si quelquefois le découragement pénètre plus loin, ce n'est que pour un temps; bientôt la moindre pensée me distrait, le moindre plan de poème ou de nouvelle, je caresse cette pensée, et, lorsque je reviens à la réalité, je la vois tout différemment; les contours trop aigus se sont arrondis, les laideurs ne sont plus repoussantes. Je la vois sans trop de chagrin, nous finissons même par faire bon ménage. Et la conclusion est toujours que je ne saurais être misérable, que je ne suis pas un imbécile et que je parviendrai à me suffire.—D'ailleurs, j'ai fait grande provision de philosophie; je lis et relis Montaigne; homme de grand sens, ne se prononçant jamais pour telle ou telle secte, ou plutôt se prononçant tour à tour pour le bien qu'il remarque en chacune d'elles, il possède en quelque sorte une philosophie essence de toutes les philosophies. Je me plais beaucoup avec lui. Il m'apprend une foule de choses, me console et m'encourage toujours, enfin me fait supporter mes peines avec un sourire et accepter mes joies sans éclats insensés. C'est là l'homme qu'il me fallait: point de pédantisme, point de ces grands mots qui m'effarouchent, une raison droite, parfois railleuse, toujours élevée. Il n'est pas jusqu'à son style, ce bon vieux style français qui ne m'attache à lui; j'aime cette allure libre, cette grammaire, cette orthographe si peu stables; j'aime ces tournures singulières, mais justes, ces phrases mal polies, contournées et bizarres, mais puissantes et toujours vraies. En un mot, je suis son disciple, son fervent admirateur; et c'est bien le moins de lui donner mon amour, à lui, qui me donne sa fermeté, sa gaieté.

Je ne sais trop, à vrai dire, quel sera le résultat des mois qui s'écoulent. Si je n'avais pas ma mère, je me serais fait soldat. Ne crois pas que ce soit une pensée d'enfant né dans une heure de tristesse; c'est tout simplement la conclusion de ce qui m'arrive en idées et en faits depuis un an. Comme je n'ose seulement pas en parler à ma famille, je continue donc à chercher un emploi. Je te l'ai souvent répété: un travail pour vivre et pour me faciliter la littérature, c'est là ce qu'il me faut trouver; c'est là en quelque sorte le pivot sur lequel doit tourner mon existence, le but que je poursuis, tantôt riant, tantôt pleurant.

Je vois Cézanne rarement. Hélas! ce n'est plus comme à Aix, lorsque nous avions dix-huit ans, que nous étions libres et sans souci de l'avenir. Les exigences de la vie, le travail séparé, nous éloignent maintenant. Le matin Paul va chez Suisse, moi je reste à écrire dans ma chambre. A onze heures nous déjeunons, chacun de notre côté. Parfois à midi, je vais chez lui, et alors il travaille à mon portrait. Puis il va dessiner le reste du jour chez Villevieille; il soupe, se couche de bonne heure, et je ne le vois plus. Est-ce là ce que j'avais espéré?—Paul est toujours cet excellent fantasque garçon que j'ai connu au collège. Pour preuve qu'il ne perd rien de son originalité, je n'ai qu'à te dire qu'à peine arrivé ici, il parlait de retourner à Aix; avoir lutté trois ans pour son voyage et s'en soucier comme d'une paille! Avec un tel caractère, devant des changements de conduite si peu prévus et si peu raisonnables, j'avoue que je demeure muet et que je rengaine ma logique. Prouver quelque chose à Cézanne, ce serait vouloir persuader aux tours de Notre-Dame d'exécuter un quadrille. Il dirait peut-être oui, mais ne bougerait pas d'une ligne. Et observe que l'âge a développé chez lui l'entêtement, sans lui donner des sujets raisonnables de s'entêter. Il est fait d'une seule pièce, raide et dur sous la main; rien ne le plie, rien ne peut en arracher une concession. Il ne veut pas même discuter ce qu'il pense; il a horreur de la discussion, d'abord parce que parler fatigue, et ensuite parce qu'il lui faudrait changer d'avis si son adversaire avait raison. Le voilà donc jeté dans la vie, y apportant certaines idées, ne voulant en changer que sur son propre jugement; d'ailleurs, au demeurant le meilleur garçon du monde, disant toujours comme vous, effet de son horreur pour la discussion, mais n'en pensant pas moins selon sa petite tête. Lorsque ses lèvres disent oui, la plupart du temps son jugement dit non. Si, par hasard, il avance un avis contraire et que vous le discutiez, il s'emporte sans vouloir examiner, vous crie que vous n'entendez rien à la question et saute à autre chose. Allez donc discuter, que dis-je? converser seulement avec un garçon de cette trempe, vous ne gagnerez pas un pouce de terrain et vous en serez quitte pour avoir observé un caractère fort singulier. J'avais espéré que l'âge aurait apporté quelques modifications en lui. Mais je le retrouve tel que je l'ai laissé. Mon plan de conduite est donc bien simple: ne jamais entraver sa fantaisie; lui donner tout au plus des conseils très indirects; m'en remettre à sa bonne nature pour la continuation de notre amitié, ne jamais forcer sa main à serrer la mienne; en un mot, m'effacer complètement, l'accueillant toujours avec gaieté, le cherchant sans l'importuner, et m'en remettant à son bon plaisir pour le plus ou le moins d'intimité qu'il désire entre nous. Mon langage t'étonne peut-être, il est cependant logique. Paul est toujours pour moi un bon cœur, un ami qui sait me comprendre et m'apprécier. Seulement, comme chacun a sa nature, par sagesse je dois me conformer à ses humeurs, si je ne veux pas faire envoler son amitié. Peut-être pour conserver la tienne emploierais-je le raisonnement; avec lui ce serait tout perdre. Ne crois pas qu'il y ait quelque nuage entre nous; nous sommes toujours très unis, et tout ce que je viens de dire vient assez mal à propos de circonstances fortuites qui nous séparent plus que je ne le voudrais.

J'ai une véritable indigestion d'alexandrins. Le poème de l'Aérienne que je viens de terminer a environ douze cents vers. Tu ne saurais croire l'effet que me produit ce travail achevé; c'est comme une lassitude mêlée de désenchantement. Je hais l'écriture; mon rêve une fois sur le papier n'est plus à mes yeux qu'une rapsodie. Ah! qu'il est préférable de se coucher sur la mousse, et là, de dérouler tout un poème par la pensée, de caresser les diverses situations sans les peindre par tel ou tel mot. Que ce récit, aux contours vagues, que l'esprit se fait à lui-même, l'emporte sur le récit froid et arrêté que raconte la plume aux lecteurs! Dans l'un, l'idée règne seule, légère et lumineuse; dans l'autre, la matière pèse sur les ailes du poète et dispute l'espace à son vol. Par malheur, on veut se faire entendre et, dès lors, il faut écrire; il est peu de poètes assez sages pour consentir à n'être poète que pour eux; et pourtant c'est le seul moyen de conserver sa poésie fraîche et gracieuse. La matière, voilà ce qui tue, voilà l'éternel antagoniste de l'idée, ce qui met un frein à toute inspiration. Que de fois on pense bien, tout en disant mal.

Une période de douze syllabes, coupée en deux membres égaux par une césure et de plus terminée par une rime, voilà le vers, voilà l'outil, toujours le même, donné au poète pour exprimer toutes les harmonies possibles, l'éclat de rire et le sanglot, les bruits des mers, des vents, des forêts. Certes, la matière est ingrate, la lyre n'a qu'une corde et que d'habileté il faut pour en tirer plusieurs sons. L'école romantique, qui a tout osé, n'a pas cependant augmenté ni diminué le nombre des syllabes d'un alexandrin. C'est dire qu'on ne l'osera jamais, pas plus moi qu'un autre. Quant à la césure, elle a été fort maltraitée par ladite école romantique. Ils se sont plu à qui mieux mieux à la rejeter qui au commencement, qui à la fin du vers; la place où on la voit le plus rarement dans certaines pièces de Musset est justement le milieu du vers où elle trônait depuis des siècles. Le vers qui est né de ces espiègleries, coupé et ne marchant que par saccades, a eu son temps et ses applaudissements. Mais il serait maladroit de vouloir le faire revivre; outre qu'on encourrait à juste titre le reproche de pastiche, on rééditerait une singularité qui, pour être originale, n'en est pas moins d'un certain mauvais goût. Ce que l'on supporte dans les écrivains de 1830, en raison de la puissante impulsion qu'ils ont imprimée en littérature, on le blâmerait dans un poète de nos jours. Ces vers-là ont pour excuse leur acte de naissance; puis on les pardonne à un auteur qui a fait ses preuves ailleurs et qui, dans un jour de boutade, semble dire au public: «Je te fais de mauvais vers, mais je pourrais en faire de bons, si je voulais». L'étude des romantiques est certes une des plus importantes pour les grands poètes. Ils ont semé les germes de l'avenir; seulement, comme ils réagissaient contre un autre principe, ils ont tout exagéré. Les classiques étaient d'une rigide exactitude à l'égard de la césure, ce qui coupait mathématiquement leurs vers et produisait à l'oreille le bruit monotone de six syllabes revenant toute la durée du morceau; il faut joindre, pour bien comprendre cet effet, l'absence entière des rejets. La jeune école, impatientée de cette lourde musique, se lève en masse et casse les vitres; alors tombe un véritable déluge de vers estropiés, on abolit la césure et l'on proclame le règne du rejet. Bizarre manifestation, entièrement vicieuse chez le poète sans talent, mais revêtant une allure décidée et originale lorsqu'un Musset la produit. Que fera donc le poète de nos jours devant les classiques si lourds et les romantiques frisant de si près le mauvais goût. Évidemment, il prendra un juste milieu, il déplacera la césure lorsque son idée le demandera et lorsque l'harmonie y gagnera au lieu d'y perdre; il emploiera le rejet sobrement, surtout il ne l'emploiera jamais sans raison, mais comme La Fontaine pour produire un effet de style. Telles sont mes opinions sur le rejet et la césure.—Si je passe maintenant à la rime, j'avouerais que dans un vers c'est elle dont je prendrai le moins de souci. Je la prends comme elle vient; riche, suffisante, pauvre, ce m'est tout un; c'est une rime et c'est ce qu'il me faut. J'aime mieux un mot naturellement amené par la pensée et rimant vrai, qu'un mot rimant bien et couchant avec la pensée elle-même. D'ailleurs, je ne me suis jamais expliqué la religion de la rime riche. On allègue, je crois, l'harmonie qu'elle met dans le vers. C'est tout bonnement une grossière erreur; Victor Hugo, qui a perdu la césure dans l'esprit des honnêtes gens, ne s'est pas aperçu qu'en proclamant l'excellence de la rime riche, il créait une autre césure de beaucoup plus tyrannique et monotone. Est-il rien, en effet, qui endorme l'esprit comme la répétition de deux ou trois syllabes identiques. Je prendrai pour exemple la pièce de ce poète intitulée Navarin. Tu te souviens sans doute des petits vers: «Où sont, enfants du Caire...» Appelle-t-on cela de l'harmonie? Pour moi, ce n'est qu'une succession de mêmes sons, un chant monotone, fort propre à bercer un enfant. D'ailleurs, il est complètement faux de faire résider la musique du vers dans la dernière syllabe; selon moi, les onze autres pieds ont le droit de réclamer. Pour conclure, si l'on me demandait de quoi dépend l'harmonie du vers, je répondrais: D'abord de l'arrangement des syllabes longues ou brèves, ouvertes ou fermées, puis de la position habile de la césure; enfin des rejets que l'on se permet en chemin. Je ne veux pas dire par là que la rime est inutile et que peu importe qu'elle existe. Au contraire, je reconnais sa nécessité, sans elle le vers ne serait pas. Mais ce qui m'exaspère, c'est de voir des poètes, hommes de génie d'ailleurs, mettre une cheville pour avoir le plaisir de rimer richement. Eh! rimez richement, lorsque votre pensée le voudra, mais lorsqu'il vous faudra changer votre pensée, pour obéir à l'harmonie qui n'est que dans vos cervelles, rimez pauvrement. On me dira peut-être que je crie après les rimes riches, parce que je n'en ai que de pauvres à mon service. Si mes raisons ne te semblent pas bonnes, pense ce que tu voudras.—J'ai une sainte horreur de la cheville. C'est, à mon avis, la lèpre qui ronge le vers. Un vers est-il mauvais, cherchez bien, c'est qu'il cache une cheville. Cette hideuse chose ne se présente pas toujours sous l'aspect d'un adjectif malencontreux. Quelquefois, une épithète bien choisie n'est qu'une heureuse cheville. D'autres fois, elle se dissimule sous l'apparence d'un hémistiche, d'un vers tout entier. C'est dans ces deux cas surtout que je la déteste, d'autant plus qu'elle échappe à la foule, qu'on ne peut la montrer du doigt et la faire huer, mais si elle ne s'étale pas aux yeux, on la sent, le vers est mou, filandreux, il y a longueur dans le sujet, rien ne se détache et tout vous crie: Cheville! Cheville! Cheville! Elle m'irrite encore, lorsque, pour se faire supporter, elle choisit quelque joli petit mot qui ne signifie rien, mais après lequel on n'a pas le courage de crier, tant il est grêle et menu. Telles sont les épithètes, fleurs, frais, parfumé, etc., etc. Tu pourrais croire, d'après ce que je te dis, que mes vers sont exempts de toute cheville. Hélas! que tu te trompes. Mon vers idéal est sobre, nerveux, sans exclure la grâce; mais combien mon vers pratique est encore bavard, mou et plein d'afféterie.—Je voulais te donner mes opinions sur la forme en poésie, mais je suis obligé de m'arrêter avant la fin et après avoir omis une foule de choses, crainte de manquer de papier.

Tu gardes un silence tant soit peu égyptien. Le travail t'accable, c'est fort bien; mais tu oublies que tu as des amis à Paris que pourrait inquiéter la mauvaise santé. Je t'ai écrit trois lettres depuis ta dernière épître. Une, de huit pages, répondant à ces soupçons que M. Cézanne avait eus sur nous, les deux autres plus courtes et contenant chacune quelques lignes de Paul. Les trois ont été adressées chez M. de Battini. Comme ton silence pourrait me faire croire que notre intermédiaire est infidèle, je t'envoie celle-ci chez tes parents, assuré qu'elle te parviendra toujours. D'ailleurs, même si tu n'as pas reçu mes lettres, ce ne serait pas une raison pour garder le silence pendant deux mois. Ainsi donc vite une réponse me rassurant sur ta santé et me donnant des nouvelles de ton travail. Dis-moi aussi si tu as reçu mes trois lettres. Je ne t'écrirai qu'après ta réponse.—Courage.—Mes respects à tes parents.

Je te serre la main. Ton ami,

Émile Zola.


XII

Paris, 15 juin 1860.

Mon cher Baille,

Je viens de lire André Chénier. Tu m'as promis une lettre sur le style—lettre que je verrai Dieu sait quand,—et en attendant de connaître tes idées à cet égard, je vais, à propos de ce poète, te communiquer ma manière de voir. Bien entendu que Chénier est hors de cause; que je reconnais toute la grâce de ses vers, que je m'incline devant son génie. Je ne veux plus te faire une critique de ses poésies, te dire ce que tu liras partout; je le répète, je ne veux que te donner les réflexions générales que j'ai faites en lisant.

Chénier a fait des poèmes, des idylles, des élégies.

Parmi ses poèmes, le seul qui soit terminé est celui de l'Invention. Étrange bizarrerie, cet homme de génie qui passe sa jeunesse à étudier les anciens pour les imiter, est emporté, comme malgré lui, à se révolter contre les imitateurs. C'est qu'on n'est pas impunément un grand homme, c'est que le véritable poète, après s'être dans sa jeunesse inspiré d'un modèle quelconque, finit par vouloir et par marcher seul. Il est vrai que Chénier ne secoue pas le joug entièrement. Il ne l'ose pas, peut-être même ne le voit-il pas; cette antiquité qui lui paraît si belle, dont les productions lui semblaient si douces aux lèvres, ces études de toute son enfance, cet Homère, ce Virgile sur lesquels il a passé tant de veilles, il ne peut se décider à ne plus les imiter, à leur dire un dernier adieu. Que fait-il alors? il concilie son amour du grec et son génie qui se révolte, en gardant la forme, le style antique, et en lui faisant exprimer des idées modernes. Il consacre son projet dans ce vers fameux de son poème:

Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.

Je comprends parfaitement une chose: un poète qui n'a encore rien produit sent un monde de pensers en lui; seulement, pour fixer ces idées encore vagues, il lui faut une forme, un style dignes d'elles. Le voilà donc à la recherche de cette forme, de ce style; si le jeune poète a fait ses études classiques, la mythologie païenne, les dieux d'Homère et de Virgile se présenteront les premiers. Voilà non pas un style, mais des matériaux pour embellir le style. Le vent ne sera plus que Zéphir, le rossignol que Philomèle, etc., etc. Ensuite, toute la bande des allusions: les demi-dieux, les naïades, les satyres, que sais-je? Voilà donc une forme, ayez du génie comme André Chénier et l'on dira que vos vers ont un parfum suave d'antiquité. Certes, nul ne serait assez fou pour ressusciter ces vieilles fables. Phébus et sa Diane ne sont plus que le soleil et la lune; on partirait de rire si quelqu'un s'avisait de faire revivre ces vieilles défroques. Chénier est le dernier homme de talent qui ait parlé sur ce ton, et encore, si je puis m'exprimer ainsi, ce n'est pas l'antiquité qui l'a servi, c'est lui qui a servi l'antiquité. Son vers est si gracieux, que je lui passe toutes les allusions possibles, même celles que je ne comprends pas, moi l'ignorant, moi qui n'ai entendu parler de Virgile que par ouï-dire. Tu penses peut-être, mon cher ami, que je fais ici un procès au classique pour exalter ensuite le romantique. Tu te trompes fort, et voici la part de la nouvelle école: je t'ai tantôt représenté un jeune poète cherchant une forme pour rendre ses idées, et prenant la poésie d'Homère pour animer ses tableaux. Voici maintenant un autre jeune inspiré; au lieu d'un Homère, c'est un Ossian qui tombe dans ses mains. Il est jeune, la nouveauté l'attire; cette poésie vague du barde, ces gracieuses légendes du Nord, ces fées, ces sylphides, ces farfadets le captivent. Voilà ce qu'il cherchait: un coloris pour son style, un merveilleux pour ses poèmes. Ce jeune homme devient alors un romantique, de même qu'on a nommé l'autre un classique. Il n'a qu'un mérite sur ce dernier, c'est que sa mythologie n'est pas si ancienne, c'est-à-dire pas aussi connue, usée, rebattue. Les deux Parnasses ont chacun leurs charmes; qui le nierait serait fou. Seulement on a tant abusé de l'un que quiconque se respecte n'en parle plus, tandis que l'autre est encore couvert d'une verdure assez fraîche.—Mais, me diras-tu, ce n'est pas là le style, tu me parles du merveilleux, des allusions, des images, des descriptions. Eh! en quoi consiste le style si ce n'est en cela, surtout chez les poètes. Je te l'ai dit tantôt, celui qui veut exprimer ce qu'il pense n'a besoin que d'une mythologie. Là, il trouvera mille comparaisons pour donner du relief à sa pensée; il trouvera le merveilleux, ce grand ressort poétique, etc., etc. Tu parles toujours des poètes. Je puis me tromper, mais après une lecture soit d'Homère, soit d'Ossian, un homme d'un talent même médiocre, s'il écrit, aura une espèce de style, grâce au larcin qu'il fera au poète qu'il vient de lire.—Je sais bien que ce coloris dont je parle, puisé aux sources païennes, n'est pas tout dans le style, qu'il n'en est que le vernis, et que le fond en est bien autrement important. Mais ce fond, je crois, naît avec nous; c'est un don de la nature, que l'étude, il est vrai, développe et bonifie. On a chacun son style, comme on a son écriture; mais quant aux ornements, ils sont à tous. Le génie sait faire tout accepter, les naïades d'Homère comme les ondines d'Ossian.

Maintenant, ne serait-il pas beau de créer une poésie à part, n'imiter pas plus le chantre de la Grèce que le barde du Nord, laisser les avis de l'âme s'épancher librement dans les vers sans faire intervenir les sylphides ou les nymphes? Certes, une poésie qui ne parlerait ni de Phébus, ni de Phébé, qui ne se pâmerait pas comme celle de nos jours devant un ruisseau, ou un clair de lune, une poésie forte et aimante, ce serait le sublime de l'art. L'homme de génie qui se lèvera un jour et dira

Sur des pensers nouveaux faisons des vers nouveaux

sera acclamé par la foule, et, s'il ne reste pas au-dessous de son projet, une gloire immortelle l'attend.

Revenons à Chénier. Ses idylles sont ce qu'il a laissé de mieux et de plus parfait. Gracieuses, elles plaisent plutôt qu'elles n'élèvent l'âme; c'est d'ailleurs le genre qui le veut. Lis-les, je ne doute pas qu'elles te fassent grand plaisir.

J'ai hâte d'arriver à ses élégies, sur lesquelles j'ai réfléchi longtemps. Elles sont adressées à une amante, Camille; ce sont donc les peintures des joies et des douleurs de l'amour. Je me suis promis depuis longtemps de faire une certaine étude, celle de l'expression de l'amour chez les poètes de tous les temps. Rien ne serait plus curieux de comparer Horace, Pétrarque, Molière (dans quelques scènes), Lamartine. Je ne veux t'en nommer que quatre; bien entendu que chaque siècle aurait son représentant.—La manière d'aimer une femme, de faire l'amour a toujours, dû être la même, du moins à peu de chose près. J'entends que lorsque l'on est auprès de la femme aimée sur tout le globe, on doit à peu près lui tenir le même discours; et ce discours depuis la création du monde a dû varier fort peu. D'où vient donc que dans chaque siècle les poètes ont eu une manière différente de parler à leurs beautés, de leur parler en vers, bien entendu; car je ne m'imagine pas qu'ils s'amusaient à leur débiter ces sornettes quand ils se trouvaient à leurs genoux. Horace l'épicurien ne peut aimer sa maîtresse sans se rouler sur le gazon, en buvant du falerne,—c'est encore le plus sage. Pétrarque semble s'envoler à chaque vers. Avec Molière et avec tout le siècle de Louis XIV naît un attirail d'arcs, de flèches, de fers, de chaînes, que sais-je? tout un appareil de torture dont les belles dans leur cruauté tourmentaient leurs amants. Quant à Lamartine, il pleurniche sentimentalement sur un lac, prend la lune et les étoiles à témoin, s'enfonce dans la Nature jusqu'au cou.—Pourtant ces quatre hommes aimaient; y a-t-il donc différentes manières d'aimer? Non, assurément. C'est qu'ils ont obéi à la mode de leur temps, peut-être plus encore aux mœurs, aux penchants de leur siècle.—Tu vois donc la curieuse étude qu'on pourrait faire; non pas seulement comparer les diverses expressions, mais retrouver sous ces expressions tout un peuple avec toutes ses coutumes. Je me trompais peut-être tantôt lorsque j'avançais que de tout temps on a tenu les mêmes discours à la femme aimée; mais dans ce cas, en admettant que même dans la réalité, Horace fût plus matériel que Pétrarque, cela ne diminuerait en rien la portée de cette étude. Au contraire, je viens de le dire, on retrouverait dans les vers du poète les habitudes du peuple contemporain.

André Chénier se ressent un peu du siècle de Louis XIV et, de plus, il fait intervenir Homère et Virgile à chaque instant. Néanmoins, je préfère ses élégies à bien des œuvres bâtardes de notre temps. Comme je le disais tantôt à propos du style en général, comme il serait beau de créer une expression de l'amour où le passé n'entrerait pour rien. Faire de beaux vers où l'âme seule parlerait et n'irait pas, pour peindre ses joies et ses tourments, emprunter de banales images, pousser des exclamations à la Nature, etc., etc. En un mot, une poésie amoureuse assez digne pour ne pas être ridicule, une poésie que l'on oserait réciter aux pieds de celle que l'on aime sans craindre qu'elle éclate de rire.

Cette lettre étant essentiellement littéraire, je vais terminer par l'exposition du plan d'un petit poème qui roule depuis plus de trois ans dans ma tête. Le titre est: la Chaîne des Êtres. Il aura trois chants que j'appellerai volontiers le Passé, le Présent, le Futur. Le premier chant (le Passé) comprendra la création successive des êtres jusqu'à celle de l'homme. Là, seront racontés tous les bouleversements survenus sur le globe, tout ce que la géologie nous apprend sur ces campagnes détruites et sur les animaux maintenant engloutis dans leurs débris. Le second chant (le Présent) prendra l'humanité à sa naissance, dans l'état sauvage, et la mènera jusqu'à ces temps de civilisation; ce que la physiologie nous apprend de l'homme physique, ce que la philosophie nous apprend de l'homme moral, entrera, en résumé du moins, dans cette partie. Enfin, le troisième et dernier chant (le Futur) sera une magnifique divagation. Se basant sur ce que l'œuvre de Dieu n'a fait que se parfaire depuis les premiers êtres créés, ces zoophytes, ces êtres informes qui vivaient à peine, jusqu'à l'homme, sa dernière création, on pourra imaginer que cette créature n'est pas le dernier mot du Créateur, et qu'après l'extinction de la race humaine, de nouveaux êtres de plus en plus parfaits viendront habiter ce monde. Description de ces êtres, de leurs mœurs, etc., etc.

Ainsi donc au premier chant, savant; au second, philosophe; au troisième, chantre lyrique; dans tous les trois, poète.—Magnifique idée, on ne peut le nier, surtout si l'exécution répondait au projet. Je ne sais si tu vois les horizons de ce poème, mais pour moi, ils me paraissent si vastes, si lumineux, que j'en recule jusqu'à ce jour devant la tâche formidable de rimer mes pauvres vers sur cette grandiose pensée.

J'écris toutes mes lettres sans brouillon, tu ne dois pas y chercher beaucoup de correction. Je me trompe sans doute fort souvent; mais, que diable! nous ne faisons pas de la littérature ici; nous parlons comme deux bons amis, nous communiquant nos pensées et nos observations.—J'attends les lettres avec impatience; que les quelques idées que j'ai émises dans cette lettre ne t'empêchent en rien de me dire franchement les tiennes. Le premier lien de l'amitié est de s'avouer, sans hypocrisie, ce que l'on pense.

Chaillan te serre la main. Je te prie de présenter mes compliments à Raynaud Jules.

Mes respects à tes parents.

Je te serre la main.

Ton ami,

E. Zola.

Quant au poème que je suis en train de bâtir, il avance fort lentement. J'ai encore tout le troisième et dernier chant à voir. Après peut-être j'attaquerai celui de la Chaîne des Êtres.

Je suis fort souffrant depuis quelques semaines; cela t'explique le retard survenu dans ma correspondance.


XIII

Paris, 24 juin 1860.

Mon cher Baille,

Je relis presque chaque jour cette lettre où tu me juges en ami sévère; non pas pour trouver des arguments qui détruisent les tiens, mais pour voir si je suis loin de cette raison que tu me refuses, pour m'expliquer ce que tu entends par ce mot, pour te juger toi-même. Je ne saurais le cacher, ce que tu dis est sage; pourquoi donc mon esprit se révolte-t-il? pourquoi cette sagesse me semble-t-elle plus folle que ma folie? Je vais tâcher de te le dire.—Le mot position revient plusieurs fois dans ta lettre, et c'est ce mot qui excite le plus ma colère. Ces huit lettres ont une tournure d'épicier enrichi qui me porte sur les nerfs. Ce n'est rien de les voir écrites, il faut les entendre dans la bouche de certains individus, d'un parvenu, par exemple; elles s'allongent, s'enflent, roulent; chacune semble surmontée d'un accent circonflexe.—Avoir une position, c'est, si je ne me trompe, faire un commerce quelconque, vivre d'un emploi, sous la dépendance de quelqu'un. A côté de cette idée, je veux te transcrire quelques vers, bien que tu les connaisses:

Jacque était grand, loyal, intrépide et superbe.
L'habitude, qui fait de la vie un proverbe,
Lui donnait la nausée.—Heureux ou malheureux,
Il ne fit rien pour elle, et garda pour ses dieux
L'audace et la fierté, qui sont ses sœurs aînées.
Il prit trois bourses d'or, et, durant trois années,
Il vécut au soleil sans se douter des lois;
Et jamais fils d'Adam, sous la sainte lumière,
N'a, de l'est au couchant, promené sur la terre
Un plus large mépris des peuples et des rois.

Quelle grande et belle figure que ce Rolla! Combien est petit auprès de lui l'homme qui court après une position! Lui ne cherche qu'une chose, la sainte Liberté, et ce seul amour suffit à le grandir.—Te citerai-je encore l'invocation qui précède la Coupe et les Lèvres? Te montrerai-je le Tyrolien sur ses montagnes, qui soupe quand il tue? et, par contraste, ferai-je venir ensuite ce marchand qui vend tout le jour de la cannelle dans une boutique obscure? «Pardieu, le pauvre fou, te dis-tu, le voilà qui divague avec les poètes; mais moi, je suis pour la réalité, que diable!»

C'est vrai, dès qu'une chose est grande, on en rit, on crie à l'impossibilité, à la poésie. Le siècle est tellement à la prose que les pauvres poètes se cachent; on a tant dit et redit qu'ils n'avançaient que des songes creux qu'eux-mêmes ont fini par le croire. Cependant, selon moi, le rôle du poète n'est pas tel; c'est celui du régénérateur, celui de l'homme qui se dévoue au progrès de l'humanité. Ce qu'il avance, ce sont bien des rêves, mais des rêves qui doivent recevoir leur accomplissement.

Lorsque la race humaine sortit des mains du Créateur, elle vécut sons le soleil, libre et sans lois. Leurs descendants jouirent longtemps du cette liberté; peuples de chasseurs et de cultivateurs, n'ayant encore pas besoin les uns des autres, nos rêves ne s'imposèrent aucun lien qui les unît entre eux. Chaque homme n'avait pour toute position que celle d'être un homme; chacun fournissait à ses besoins, sans aller chercher l'huile chez son voisin de droite et du vinaigre chez son voisin de gauche. En un mot, ce que l'on nomme la Société n'était pas encore constitué; la liberté régnait grâce à l'individualité. Mais à mesure que les hommes se multiplièrent, de nouveaux besoins naquirent; d'un autre côté, l'union faisant la force, des masses d'individus se réunirent pour former des nations et mettre en commun leur courage, leur intelligence. Dans cette fusion, féconde d'ailleurs en bons résultats, l'individualité devait malheureusement disparaître, entraînant inévitablement la liberté. La race humaine n'était plus qu'une grande machine où chaque rouage est un homme; chacun doit tourner dans un sens prescrit, chacun dépend d'un autre. L'un entrait le fer dont l'autre fera le mortier, où le troisième pilera le sel que vendra le quatrième. Ainsi tout s'enchaîne; l'homme n'est plus un entier, il n'est plus libre.—Maintenant, jette dans cette société, qui est celle de notre temps, un être dont l'esprit est un et indépendant; jette un Rolla, par exemple. Il aimera mieux se laisser briser que se soumettre à devenir une partie, lui qui est un tout; il rira dédaigneusement de ce que tu nommes une position et qu'il appelle lui un esclavage. Il ne voudra avoir rien de commun avec des êtres qu'il méprise; il vivra trois ans libre et fier, puis il se suicidera.

Voici trois pages écrites, et tu me crois bien loin de ce que je dois expliquer; à savoir pourquoi ta sagesse me semble plus folle que ma folie. Au contraire, j'en suis à la conclusion.—Dieu m'a pétri d'une argile assez semblable à celle de Rolla, quant à l'amour de la liberté, du moins. Je ne puis souffrir ce rôle passif d'instrument, ce travail de brute que nous impose la société. Je préfère la vie du sauvage d'Amérique, se suffisant à lui-même, à cette vie d'homme civilisé où nous avons chaque jour besoin de nos misérables semblables. On a dit que l'homme a été créé pour vivre en société; c'est possible, mais du moment que le bien qui en résulte doit être acheté au prix de ma liberté et de mon individualité, c'est un bien dont la source est trop amère et que je refuse. Toi, au contraire, tu sembles accepter ce sacrifice fort paisiblement; tu consens à acheter le bonheur à quel prix que ce soit. Étrange bizarrerie! je ne conçois pas de bonheur sans liberté; toi, au contraire, pour arriver au bonheur, c'est la première chose que tu sacrifies. Dis-moi donc en quoi il consiste, ton bonheur, ou sans cela nous ne nous entendrons jamais. Pardieu, je t'entends rire encore ici. La poésie m'emporte toujours, n'est-ce pas? la liberté, quel rêve insensé! Je le jure devant Dieu, si je n'avais pas de famille, je m'exilerais, j'irais je ne sais où; mais il faudrait que je la trouve, cette liberté, soit dans la plaine, soit sur la montagne.—J'ai peut-être tort; je ne sais que conclure. Mais je le dis en vérité, tu t'es fait le champion d'une bien laide cause. Cette lettre que tu m'as écrite n'est pas la lettre d'un jeune homme de vingt ans, du Baille que j'ai connu. J'ajouterai: j'aime mieux mon rêve si grand, si sublime, que la mesquine et désolante raison.—D'ailleurs, puis-je changer? Dieu m'a créé tel: je marche dans mon chemin, quitte à m'ensanglanter les pieds.—Es-tu de bonne foi? est-ce vrai que tu ne rêves plus la liberté? est-ce vrai que tu acceptes la réalité, la vie sans murmurer, sans en créer une plus belle dans tes songes? est-ce vrai que tout est mort en toi, que tes aspirations se bornent à un bonheur matériel? Alors, mon pauvre ami, je te plains; alors, tout ce que je viens d'écrire te semblera, comme tu me l'as dit, dépourvu de raison, de sang-froid et de bons sens.

Tu voudrais, me dis-tu, me voir considérer un peu plus en homme les choses humaines. Que crains-tu pour moi? Crois-tu qu'il ne sera pas toujours assez temps que la réalité me vieillisse? Je pèche par mauvais vouloir, et non par ignorance; je connais parfaitement le réel; si je ne m'y soumets pas, c'est que je ne le veux pas. Veux-tu que je te dise: je voudrais, moi, te voir rêver plus que tu ne le fais. On revient toujours à la réalité, mais on ne revient jamais à l'idée; une fois blessé, l'ange remonte au ciel, sans prêter l'oreille à vos sanglots. Tu es enfoncé dans le matérialisme jusqu'au cou; sous prétexte que tu cherches le bonheur—je ne sais quel bonheur,—tu dis adieu au rêve. Le bonheur de la brute est de manger et de dormir; ce n'est pas le tien, je présume, et pourtant tu prends le chemin qui y conduit. Qu'on ne te parle pas de poésie, qu'on ne te parle pas de liberté; que ces fous meurent à l'hôpital; toi, tu cultives les intérêts matériels, tu veux te faire une position.—Est-ce vrai, Seigneur, que vous nous avez créés pour promener notre misère d'esclavage en esclavage? est-ce vrai que cette âme que vous avez partagée avec nous, doive se plier comme un vil métal sous l'étreinte du premier venu? est-ce vrai que la liberté n'est qu'un mot? Je sais bien, mon cher Baille, que la majorité est pour toi, que mes lettres feraient rire. Et pourtant, tu dois me comprendre; n'est-ce pas que je ne suis pas complètement fou? n'est-ce pas que ce rêve est un beau rêve? Marche dans ton sentier; moi, je ne sais ce que Dieu me garde, mais je mourrai content si je meurs libre. + Quittons cette question brûlante. Je te transcris ci-dessous trois pages d'une lettre que j'ai envoyée à Cézanne. Je te les envoie parce qu'elles sont, en quelque sorte, la conclusion de tout ce que je t'ai écrit jusqu'ici sur l'amour et sur les amants. Les voici:

«L'autre soir je rêvais, me promenant sous les ombrages du Jardin des Plantes. La nuit tombait; un doux parfum s'échappait des mille fleurs qui ornent les parterres. J'allais, fumant ma pipe, le nez au vent, admirant les blanches jeunes filles qui se lutinaient autour de moi, dans les allées. Soudain, j'en vis une qui ressemblait à l'Aérienne; et voilà mon esprit qui court en Provence, qui divague.—J'ai lu quelquefois cette phrase dans les romans: «Ils se virent, une étincelle jaillit, ils comprirent qu'ils étaient faits l'un pour l'autre, et ils s'aimèrent.» Je ne m'étonne plus alors si des amours, commencées ainsi, finissent toujours misérablement. L'âme n'y est pour rien, dans ce simple coup d'œil; vous n'avez pu apprécier que la beauté du corps. Ou, si votre amour est pur, si ce n'est pas le seul désir qui vous entraîne, ce n'est pas la femme que vous venez de voir si rapidement que vous aimez, c'est un être que crée votre imagination, qu'elle doue de mille qualités morales. Tu vois, dès lors, les deux écueils inévitables de ces amours si subites; de deux choses l'une, ou vous n'aimez que le corps, et cela est infâme, ou vous aimez un être fictif qui n'est pas celui avec lequel vous allez vivre; et c'est vous exposer à perdre toutes vos illusions, à trouver un diable, quand vous rêviez un ange.—Ne vaudrait-il pas mieux suivre une autre marche, connaître avant d'aimer, passer par l'estime pour arriver à l'amour; voir en un mot sa passion, faible d'abord, croître ensuite chaque jour.—Voilà qui est fort sage, me diras-tu, mais le moyen de mettre ces maximes en pratique lorsqu'on a vingt ans? Patience donc! c'est pour arriver justement à la pratique que je viens de faire ce bout de théorie.—Encore quelques mots. A notre âge, ce n'est pas la femme que l'on aime, c'est l'amour. Nous avons besoin d'une maîtresse, n'importe laquelle. La première femme qui nous sourit, c'est elle que nous voulons posséder; nous nous jetons en aveugle à sa poursuite; si elle nous résiste, nous n'en sommes que plus épris, nous déclarons que nous allons mourir pour elle; si elle nous cède, hélas! nous perdons bien vite nos belles illusions. O mes amis, écoutez-moi attentivement: j'ai trouvé un remède pour tous: pour vous qui désespérez de ne pas avoir, pour vous qui désespérez d'avoir eu.—Je me promenais dans le Jardin des Plantes, rêvant à l'Aérienne. J'examinais ma conduite passée, et je la trouvais si sotte à son égard que je cherchais celle que j'aurais dû tenir. De ces réflexions jaillit le moyen pratique annoncé ci-dessus. J'aurais dû, me dis-je, tâcher de la voir seule à tout prix, ou, si cela eût été impossible, lui écrire une lettre contenant en abrégé ce que je désirais lui dire verbalement. Voici en quelques mots les idées qu'aurait contenues cette lettre: «Mademoiselle, ce n'est pas un amant qui vous écrit, c'est un frère. Je me sens si isolé dans ce monde, que j'éprouve le besoin de connaître un cœur jeune qui batte pour moi, qui me plaigne et me console, me juge et m'encourage. Je n'ose ni ne veux vous demander votre amour; ce serait profaner un tel sentiment que de croire qu'il puisse naître dans deux cœurs qui ne se connaissent pas encore. La seule chose que je désire est votre amitié, une amitié augmentée par une connaissance réciproque de nos deux caractères. Si vous me pensez digne un jour d'un sentiment plus tendre, ce jour-là, nous interrogerons nos cœurs, et s'ils battent également tous les deux, nous pourrons commencer un nouveau genre de vie. Mais jusque-là ma main pressera votre main comme celle d'une sœur, mes lèvres ne vous donneront un baiser que lorsque je serai certain que les vôtres me le rendront, etc., etc. Votre frère».—Cette lettre développée habilement ne manquerait pas son effet, surtout si la jeune fille était une âme généreuse, poétique, exempte de préjugés. Admettant qu'elle accepte cette amitié, soit à la suite de nouvelles lettres, soit par d'autres moyens, tu vois les mille conséquences qui en découlent. D'abord, tu n'aimes pas à l'aventure; si la jeune fille est réellement digne de toi, si vos caractères sympathisent, ces titres de sœur et de frère se changeront bientôt en ceux de bien-aimée et d'amant; surtout, et c'est là le sublime, vous vous connaîtrez, partant vous vous aimerez avec l'âme, tels que vous êtes, éternellement! Si l'amour ne vient pas, si l'amitié même faiblit, c'est un signe certain que vous ne vous convenez nullement; vous auriez beaucoup souffert si, croyant vous aimer, tandis que vous n'aimiez que l'amour, vous vous étiez bientôt séparés, niant l'amour, ce qui est une monstruosité. C'est donc un bien que d'avoir essayé d'abord de l'amitié et de vous éloigner, reconnaissant simplement que vous n'avez pas le crâne fait de même. Si, au contraire, et c'est la dernière supposition possible, l'amitié reste et que l'amour ne vienne pas, n'est-ce pas déjà charmant d'être l'ami d'une jolie femme, d'avoir toujours l'espérance, cette douce chose, d'être son amant un jour? L'amour où il mène n'est pas un de ces amours romantiques qui s'enlèvent comme du lait et retombent flasques et mornes. C'est un préservatif contre la désillusion, cet abîme où se noient tous les cœurs de vingt ans. Enfin, c'est un adoucissement aux peines qu'éprouvent les amants dédaignés.—Que diable! on ne fait pas toujours d'une pierre trois coups.»

Voilà ce que j'ai écrit à Cézanne. Eh bien! mon cher Baille, ne suis-je pas raisonnable? Ne dirais-tu pas lire la discussion d'une formule d'algèbre? Ce n'est plus un rêve ceci, c'est de la pratique; j'avoue que je ne donne pas mon moyen comme infaillible, tant que l'expérience ne sera pas venue le démontrer.

Je ne sais que te dire pour t'exciter à m'écrire plus souvent. Je sais que tu as toujours aimé la littérature, que tu te serais peut-être fait homme de lettres, si tu ne t'étais imposé de prétendus devoirs. Ne parlais-tu pas au mois d'août de prendre des leçons de littérature? Mais la pratique n'est-elle pas la meilleure des leçons? Crois-tu que ton style ne deviendrait pas plus facile, si tu m'écrivais une lettre chaque semaine. Tu me diras que tu n'as pas de sujet; eh! mon Dieu, prends le premier venu, la religion, nos vertus, la modestie, etc.; nos penchants, l'amour, le jeu, l'ivrognerie, etc.; prends la science si tu veux, la morale, que sais-je? Écris-moi quatre, huit pages n'importe sur quoi; cela te déliera la main, je te répondrai et nous étudierons ainsi réciproquement la domaine de nos pensées. Moi, j'attaque un peu tous les sujets dans mes lettres; mais tu ne me réponds pas, et je finis par me taire, faute de contradicteur.—Voici tes examens qui approchent, tu me répondras que tu n'as pas le temps.—Je n'ajoute qu'une chose: j'ai vingt lettres de Cézanne, dix de Marguery, et cinq de toi. Ce n'est pas le temps qui te manque; c'est impossible. Tu es donc un paresseux, et je jure devant Dieu que c'est la dernière fois que je me plains,—mais, comme on dit, je n'en pense pas moins.

Je vais envoyer mon poème—sept cents vers—à Cézanne. Je lui dis de te le faire remettre; tâche de ton côté de te le procurer. A bientôt.

Mes respects à tes parents.

Je te serre la main. Ton ami,

Émile Zola.


XIV

4 juillet 1860.

Mon cher Baille,

Je viens de lire Jacques de George Sand. C'est une œuvre étrange, on ne saurait la feuilleter sans pleurer, sans éprouver des frissons d'enthousiasme. L'action la plus simple, l'intrigue la moins compliquée, et pourtant chaque phrase vibre, chaque mot vous émeut. Jacques, le héros, épouse une jeune fille, Fernande. Cette Fernande prend un amant, Octave, et Jacques a la grandeur d'âme—d'autres diraient la sottise—de se suicider pour laisser sa femme vivre heureuse avec son amant. C'est que ce Jacques est un être idéal, c'est qu'il n'a pas les mille préjugés de notre sotte société; c'est que Fernande n'est pas coupable à ses yeux; elle ne l'aime plus, en aime un autre, mais n'est pas hypocrite avec lui et ne va pas lui offrir ses lèvres chaudes encore des baisers de son amant. Quelle loi peut forcer la femme à aimer toujours le même homme? Quelques mots balbutiés par un maire et un prêtre sur la tête de deux époux, peuvent-ils enchaîner leurs cœurs, comme ils enchaînent leurs corps? De quelle garantie est le mariage en amour? et ne serait-ce pas l'institution la plus monstrueuse, si on n'invoquait en sa faveur des raisons de famille et de garantie matérielle? Le mariage ne saurait donc imposer l'amour à la femme; la seule chose qu'il commande, c'est de garder sa couche pure pour ne pas introduire de fils étrangers dans la famille. Mais l'homme qui épouse une femme qui manque de sympathie, qui voit leur amour faiblir, qui voit même sa femme aimer un autre homme, combattre sa passion, sangloter et se tordre, lutter pour rester fidèle contre nature; cet homme-là ne serait-il pas un lâche s'il courbait cette malheureuse que la loi humaine lui livre comme une chose, mais que la loi naturelle lui refuse; cet homme-là, s'il est grand et généreux, ne doit-il pas lui rendre une liberté qui appartient à toute créature de Dieu? Ne serait-il pas infâme s'il pressait encore dans ses bras un corps dont l'âme n'est plus à lui? ne serait-ce pas un embrassement de brute. Certes, le mariage est une chose inique, considérée ainsi, surtout avec les préjugés qui s'attachent sottement à l'honneur conjugal. On comprend qu'un grand esprit, tel que George Sand, ait levé l'étendard de la révolte, tâchant de faire voir tout ce qu'il y a d'ignoble et d'odieux dans cet enchaînement de deux existences, tout ce qu'il y a à craindre pour ces pauvres cœurs humains, si fragiles et si aimants.—Jacques est, comme je te le disais, une nature exceptionnelle; Jacques est un grand cœur, plein d'amour, plein d'abnégation, la plus sublime des vertus. Il aime toujours Fernande; pour lui elle est restée pure malgré sa chute; elle a combattu tant qu'elle a pu; il l'aimerait peut-être moins, si elle n'avait pas succombé. Il l'aime toujours, il l'aime assez pour préférer son bonheur à elle à sa propre vanité, à son propre égoïsme. Il méprise la société, ses institutions, ses préjugés; il part laissant ignorer à sa femme qu'il sait tout et va se tuer, mettant même sa mort sur le compte d'un accident, pour éviter le moindre remords à sa Fernande adorée. Grande figure que l'on ne peut contempler sans être ébloui, qui, parmi tous ces vains qui nous entourent, nous semble tellement sublime que nous nions son existence. Puis, quelle ardente passion, quel dédain pour tout ce qui nous attire, quelle fierté dans ce silence qu'il garde sur ses sentiments et sur ses pensées! Je ne pourrais t'analyser un tel homme; lis le roman et tu pleureras peut-être comme moi; lis-le, ou vraiment je t'en voudrais.—Quant à Fernande, elle est la femme personnifiée: la femme pliant sous le premier souffle d'amour dont rien n'égale la tendresse sinon la fragilité. Dévouée jusqu'au dernier moment à Jacques, elle n'a plus pour lui que de l'amitié; elle repousse ses caresses, mais lui presse toujours la main. Elle ne l'aime plus, et, comme elle a besoin d'aimer, elle s'adresse au premier venu, mais elle lutte, elle souffre et se briserait si son maître de par la loi n'avait pas pitié d'elle. Si Jacques est une exception, un personnage idéal, création de poète, Fernande est une réalité. Rien de plus strictement vrai que cette situation d'une femme n'aimant plus son mari et ne pouvant s'empêcher d'aimer un autre homme. La malheureuse, qui n'a pas un Jacques pour époux, doit finir par tomber dans la bouc et partager son lit avec deux hommes à la fois. C'est sans doute pour nous montrer quelle rare grandeur d'âme, par conséquent l'homme étant généralement petit, pour nous faire voir quel nombre de femmes le mariage mène à la dégradation, que l'auteur nous a donné cette œuvre.—George Sand a nié, je crois, son hostilité au mariage, et cependant cette hostilité ressort de chacun de ses romans.—Lorsqu'on indique une maladie, on est forcé de donner en même temps le remède, surtout si l'on veut faire une œuvre bonne et utile. C'est ce que George Sand ne fait pas; elle démontre que le mariage est la chose la plus monstrueuse qui existe, elle y nie le bonheur et l'amour, mais elle ne dit pas quelle institution elle voudrait voir à la place de ce lien éternel. Veut-elle le divorce? Veut-elle qu'on change d'amour comme on change de chemise? Ou bien a-t-elle conçu une nouvelle manière de vivre entre amants, garantissant la famille, faisant disparaître l'adultère, etc., etc. C'est ce qu'elle ne nous dit pas; et alors son roman peut être vrai, mais d'une désolante vérité. C'est une mauvaise action, une torture inutile, une lecture trop forte pour les cœurs de vingt ans.—Quant à moi, je crois que le bonheur peut exister dans le mariage. Si Jacques n'est pas heureux avec Fernande, c'est que Jacques est un rêve et Fernande une réalité. Dans un roman, une étude de passions humaines, dès qu'un personnage est purement idéal, ce personnage devient une exception, il ne saurait sympathiser avec les autres qui ne sont que des hommes. Ses relations avec eux ne peuvent manquer un jour de se rompre violemment, leurs suites seront son propre malheur et celui des êtres qui l'entourent. Comme la baguette que l'on plie et qui reprend brusquement sa première position, dès qu'on la lâche, il remontera au ciel, d'où il vient, laissant les humains s'entendre avec les humains. Ainsi le stoïque, le sublime Jacques ne peut vivre avec la frêle, l'humaine Fernande. Nulle sympathie entre eux, c'est un ange aimant une mortelle qui demande à grands cris que le divin amant éteigne le feu de ses regards pour ne pas la consumer.—Mais, au contraire, vous réunissez deux êtres de ce bas monde d'une égale faiblesse, je ne vois pas pourquoi ils ne seraient pas heureux. Je n'ignore pas que l'orgueil de la femme doit se révolter d'un esclavage relatif, je comprends tout ce qu'a d'horrible, comme je te le disais, la position d'une épouse honnête qui aime un autre homme que son époux; mais cette passion ne lui viendra pas, si son mari ne lui est ni supérieur, ni inférieur, si l'harmonie règne entre eux. Et même si elle aimait, elle oserait avouer sa faiblesse à celui qui est aussi faible qu'elle; en un mot, ces deux êtres s'appuieraient l'un sur l'autre, chancelant quelquefois mais se redressant toujours par une mutuelle condescendance.—Ce n'est pas que j'approuve fort le mariage; bien au contraire, j'y apporterais de notables changements, si l'on me laissait libre. Mais tel qu'il est, ce mariage qu'on ne peut attaquer sans entendre hurler autour de soi les bégueules et les petits esprits, il peut devenir une source de bonheur et d'amour entre deux êtres sages, exempts de préjugés. Si l'on appelle amour la passion échevelée, certes le mariage ne le donne pas; si l'on entend par bonheur un ciel sans nuages, allez encore chercher plus loin. Mais, si vous n'êtes pas trop exigeant, si l'amour auquel vous aspirez est profond et calme, si vous entendez par bonheur des jours de soleil et des jours de pluie, mariez-vous, mes enfants, mariez-vous.—Je sais que les esprits d'élite sont ceux-là mêmes qui demandent trop. Je ne parle pas pour eux. Que les fous aillent, comme tu le disais, mourir à l'hôpital. De quel poids sont dans la balance humaine ces êtres rares et sublimes, ces Don Juan qui se prennent d'amour pour un idéal, qui courent le monde en sanglotant, ou se heurtant le front à la réalité. Je parle pour les masses, même pour ces poètes qui mettent leurs rêves dans leurs ouvrages, mais qui savent accepter la réalité dans la vie, en la colorant, il est vrai, de quelques rayons de leur imagination.—Mon mariage, je ne saurais le répéter, n'est pas cette bonne affaire que l'on nomme de ce nom. C'est un mariage à moi, un mariage d'amour, de sympathie, basé sur une réciproque connaissance de caractères, un mariage dont je t'entretiendrai quelque jour.—Je veux te parler encore de deux personnages du roman de George Sand; premièrement d'Octave, ce jeune amoureux auquel le voisinage de l'héroïque Jacques nuit singulièrement. Noble cœur d'ailleurs, mais égoïste, mais faible, en un mot, Octave est un homme. On comprend parfaitement que Fernande l'aime; tous deux pensent de même, tous deux sont fils de la terre. Le second personnage est une nommée Sylvia, la femme idéale, comme Jacques est l'homme idéal. Il y a donc sympathie entre eux. Malheureusement cette Sylvia, fille illégitime, est peut-être la sœur de Jacques, la mère de cette jeune fille ayant eu pour amants et le père de Jacques et un autre individu lors de sa naissance. Ces deux êtres créés l'un pour l'autre ne peuvent donc s'aimer. Le roman, envisagé ainsi, conclut dans mon sens. La fatalité a tout fait; si Jacques avait pu épouser Sylvia, si Octave avait épousé Fernande, jamais couples plus heureux n'auraient vécu sous le ciel, Dieu ne l'a pas voulu et c'est la cause de tous ces sanglots.—Je ne saurais d'ailleurs trop te conseiller de lire ce roman; c'est un chef-d'œuvre où le cœur vibre à chaque page. Jugé comme œuvre d'art, comme drame, on ne saurait trop l'admirer; mais, comme œuvre de philosophie pratique, tu vois que je blâme l'auteur. Pour me résumer et faire disparaître les contradictions que tu croirais remarquer dans cette lettre, je conclurai en disant: que, poète, je n'ai jamais rien lu d'aussi beau, mais que, homme, je me refuse à ce désolant mélange d'idéal et de réalité.—Je ne le dirai rien du style de l'auteur, tu l'as apprécié toi-même. Seulement le roman est par lettres. Comme j'ai déjà assez babillé sur ce sujet, je le dirai plus tard ce que je pense de ce genre.—Ne prends ces appréciations que pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire écrites sous l'impression encore brûlante de l'ouvrage, et fort confusément sans doute.

Je lis Shakespeare, ce sera pour un autre jour.

Je suis raisonnable dans cette lettre, et je regrette de m'être trop emporté dans la dernière sur le mot: position. Je ne sais si tu l'as remarqué, la raison chez moi est vivace, et si je parais en manquer, c'est que j'en fais un mauvais usage, que je m'en sers pour justifier mes folies. Oui, je le reconnais, c'est sagesse d'accepter la société telle qu'elle est, de se plier à ses usages, tout en sachant que ses usages sont sots et ridicules. Ce qui m'irrite, c'est lorsque je crois remarquer que celui qui plie la tête, la plie comme une brute sans conscience de ce qu'il fait, en léchant la main de celui qui le réduit. Voilà ce qui faisait ma colère. Suis la pente de la foule, je ne t'en estimerai que plus, mais dis avec moi que le monde est méprisable et petit, que la nécessité te force à vivre aussi sottement que lui, que tu frémis sous le joug.

Je relis quelquefois tes anciennes lettres. Hélas! que nous sommes loin de ce temps où j'écrivais Ce que deviennent les pions, où tu raillais dans les Chandelles autrichiennes. Une année seulement s'est écoulée, et pourtant que de changements dans nos caractères, dans nos pensées! Nos esprits sont peut-être plus élevés, nos horizons plus larges, mais nous avons perdu notre joyeuse insouciance; nous désirons résoudre les problèmes de la vie, et avec ces recherches commencent nos doutes et nos pleurs. Cette lettre fut pénible pour moi, je ne la faisais que dans mes moments de tristesse; nous étions alors des enfants moqueurs, nous ne sommes plus que des railleurs désolés.

Puisque je suis en train de gémir, continuons par un sanglot.—J'arrivais au monde, le sourire sur les lèvres et l'amour dans le cœur. Je tendais les mains à la foule, ignorant le mal, me sentant digne d'aimer et d'être aimé; je cherchais partout des amis. Sans orgueil, comme sans humilité, je m'adressais à tous, ne voyant autour de moi ni supérieur, ni inférieur. Dérision! on me jeta à la face des sarcasmes; j'entendis autour de moi murmurer des surnoms odieux, je vis la foule s'éloigner et me montrer du doigt. Je pliai la tête quelque temps, me demandant quel crime j'avais pu commettre, moi si jeune, moi dont l'âme était si aimante. Mais lorsque je connus mieux le monde, lorsque j'eus jeté un regard plus posé sur mes calomniateurs, lorsque j'eus vu à quelle lie j'avais affaire, vive Dieu! je relevai le front et une immense fierté me vint au cœur. Je me reconnus grand à côté des nains qui s'agitaient autour de moi, je vis combien mesquines étaient leurs idées, combien sots leurs personnages, et frémissant d'aise, je pris pour dieux l'orgueil et le mépris. Moi qui aurais pu me disculper, je ne voulus pas descendre jusque-là, je conçus un autre projet: les écraser de ma supériorité et les faire ronger par ce serpent que l'on nomme l'envie. Je m'adressai à la Muse, cette divine consolatrice, et si Dieu me garde un nom, c'est avec volupté que je leur jetterai à mon tour ce nom à la face, comme un sublime démenti de leurs sots mépris.—Mais, si j'ai de l'orgueil avec ces brutes, je n'en ai pas avec vous, mes amis; je reconnais ma faiblesse, et je ne me trouve pour toute qualité que celle de vous aimer. Je me suis cramponné à vous comme le naufragé à sa planche de salut, dans la débâcle générale de mes amitiés. Dieu vous envoya pour me retirer du gouffre où je tombais désespéré.—L'ivraie étouffe les plus beaux épis, et l'on maudit l'ivraie; dès mon enfance, la société m'est apparue comme une mauvaise plante étouffant les plus nobles cœurs, et je maudis la société. Et pourtant quelques bleuets brillent dans les mauvaises herbes; vous êtes mes bleuets, mes amis, mes fleurs bien-aimées, vous n'avez rien de commun avec les racines parasites et dévorantes; je puis vous aimer et les détester, sans vous confondre, quoique le même terrain vous ait donné naissance.

Je reçois ta lettre à l'instant. Je termine cependant celle-ci sans y répondre, je remets cela à ma prochaine missive. Seulement, je crains que sur certains points nous ne nous entendions jamais. Tu juges en moi le poète en homme et je juge en toi l'homme en poète. Tu veux appliquer mes rêves à ta réalité et je veux appliquer ta réalité à mes rêves. Dans tout cela tu es le plus raisonnable, mais, franchement parlant, tu es le plus mesquin. Je te déclare formellement, ce n'est pas parce que tu es un homme que je t'en veux, c'est parce que tu n'es pas assez poète, c'est parce que tu laisses étouffer l'âme par le corps. Tu reviendras sur tes pas, me dis-tu; je le souhaite, mais je crains que tu ne puisses plus. Tu pourras peut-être penser que c'est parce que tu travailles, parce que tu veux te faire une position, que je m'irrite. Nullement. Je comprends cette liberté de pensée que tu me vantes, et c'est la mienne; je reconnais même jusqu'à un certain point que c'est la seule possible. Mais tu te tromperais étrangement en croyant la posséder, du moins dans tes lettres. Tu obéis à la pente de la foule, tu défends les théories de la foule. Tu n'inventes rien, tu ne rejettes rien; la vie telle qu'elle est te semble fort belle et tu n'as pas même un sanglot pour protester.—Comment suis-je libre, sinon de penser? Que fais-je, sinon des rêves? Tu conclus donc dans mon sens, je jouis de toute l'indépendance permise. Mais, puisque tu me contredis, puisque tu n'es pas même libre dans tes lettres, ai-je tort de vouloir un peu d'originalité, de liberté dans ton esprit. La réalité est la réalité, et c'est déjà beaucoup; mais si de plus la réalité nous empêchait de rêver, le plus court serait d'aller voir ce que nous garde le ciel.—Comme tu l'as dit, tu n'as pas compris ma dernière théorie sur l'amour; il est curieux qu'en cette matière tu sois le poète et moi le réaliste. D'ailleurs, nous reparlerons de tout cela plus longuement.

J'ai envoyé mon poème à Cézanne, ainsi que je te l'avais annoncé. Cette dernière œuvre pèche beaucoup par les détails; même une faute de prosodie m'est échappée dans la copie que je vous ai envoyée. J'attends toutefois ton jugement pour comparer les défauts que tu me signaleras à ceux que je connais déjà.

Jeudi dernier, j'ai soupé chez une famille provençale en compagnie de M. Bevançon, garçon fort gai, que je ne connais pas assez pour me permettre de le juger, mais vers lequel aucune sympathie ne m'autorise. Il m'a prié de te présenter ses amitiés, et c'est pour cela que je te parle de lui. De plus, j'ai appris que Matheron me cherchait. Ayant découvert son adresse, je me propose d'aller lui serrer la main.—Quant à Raoul, je dois chaque jour le voir. Je partage ton jugement sur lui.—Tu me parles de De Julienne, de Marguery, marionnettes, cerveaux vides, qui viennent un instant parader ici-bas dans leurs habits de fête, puis s'endorment dans l'oubli du tombeau, bons garçons peut-être, mais d'un horizon borné, mais cœurs étouffés sous de sottes vanités. Laissons-les: voilà l'ivraie dont je te parlais tantôt.—Tu as raison d'aimer Marguery, excellent garçon dans toute l'acception du terme.—Quant au silence que garde Cézanne, il faudrait aviser. Je lui ai dit de t'envoyer mon poème; tu pourrais de ton côté lui écrire que je t'ai averti de cet envoi et lui indiquer un moyen pour te le faire parvenir. Cette lettre serait inoffensive; tu te tiendrais à l'écart, ne parlant que de moi ou d'autre chose, et cela renouerait sans doute. A bientôt.

Mes respects à tes parents.

Je te serre la main. Ton ami,

É. Zola.


XV

Paris, 25 juillet 1860.

Mon cher Baille,

Je m'étais promis de ne plus revenir sur notre dernière discussion; mais la lettre que je reçois m'oblige à me parjurer.

Je suis peiné de la façon dont tu a pris mes paroles. Moi, te traiter de crétin! As-tu pas rêvé? Serai-je ton ami, te dirai-je toutes mes pensées, ces pensées que je cache de peur qu'on en rie? Mon talent d'observation est peut-être médiocre, cependant jette un regard sur ceux que j'aime, et tu verras que j'ai trié de la foule les plus grands cœurs, les plus grandes intelligences. Paul, dont le caractère est si bon, si franc, dont l'âme est si aimante, si tendrement poétique; toi, l'énergique, l'opiniâtre, qui aime comme il travaille, toi la belle intelligence qui n'a pas la petitesse de dédaigner l'étude parce que l'étude lui est facile. Puis, en descendant, Houchard que j'ai vu à l'œuvre, ami sur les bras, sur la bourse duquel on peut compter à toute heure, en tout lieu; Marguery, le naïf, l'excellent garçon, médiocre, il est vrai, sous bien des rapports, mais qui n'en sort pas moins du vulgaire. Je pourrais encore te citer Pajot, jeune Parisien que tu connaîtras sans doute à l'école, imagination poétique, mais sans goût, intelligence supérieure.—Et je ne vante personne; certes, vous avez vos défauts, mais, je l'affirme, ce sont là vos qualités.—Ceux que j'appelle du nom d'amis doivent donc en être fiers, non à cause de moi, mais à cause de ceux qui m'entourent, non pour mon faible mérite, mais pour les mérites que je trouve en eux. Et c'est toi qui, pour résumer mon jugement, trouves alors le beau nom de crétin! et c'est toi qui crois réellement que c'est bien là ma pensée! Puis, tu me demandes naïvement pourquoi cette malencontreuse épithète, qui, heureusement, n'a jamais été prononcée.—J'ai dit que tu n'étais plus jeune, que ton esprit était souvent systématique. Ce n'est ni parce que tu ne fais pas de vers, mais bien des mathématiques dans un lycée, ni parce que tu songes à ton avenir. Bien des poètes n'écrivent pas, bien des mathématiciens sont des poètes; l'avenir appartient à tous: tous, surtout les enfants, y songent chaque jour, ce ne peuvent être ces raisons qui m'ont conduit. Tu t'étais fait le champion d'une laide cause, tu trouvais tout bien ici-bas; je cherchais en vain le moindre élan dans tes lettres, le moindre éclair d'une légitime indignation. Mais rien de cela: des systèmes de conduite froids, raisonnés. Puis, pour mieux m'irriter, une théorie sur les passions qui me semblait la plus absurde du monde: les ranger comme une stupide addition, froidement, méthodiquement, en disposer en maître et seigneur, comme des choses matérielles; les exclure sans lutte aucune de la première moitié de la vie, puis, plus tard les appeler, t'y livrer à l'heure convenue. Dis avec moi qu'une telle théorie est au moins étrange; que surtout elle ne saurait être appliquée aux passions humaines, ces élans spontanés et irrésistibles. Tu as marché fier et calme jusqu'ici, mais pour te faire perdre ce bel équilibre, quelle montagne, quel vent terrible crois-tu donc qu'il faudrait? Un regard de femme, peut-être un rien, une pensée dévorante et de chaque jour. Je le répète, si tu peux te contenir ainsi, retenir ou lâcher les rênes à ta fantaisie, c'est que tu n'as pas de passions, c'est que tu n'es plus jeune.—Et ici, distinguons. Je ne connais de toi que deux faces: le compagnon de nos parties, gai, rieur; puis l'ami qui m'écrit ces lettres d'une sagesse, d'une réalité désespérantes. Ces deux hommes, malgré leurs dissemblances, ont bien des rapports entre eux; le lycéen échappé n'est fou qu'à la surface; sa folie n'est qu'une fusée, elle brille, s'éteint, et l'enfant opiniâtre et travailleur ne tarde pas à reparaître. Maintenant sont-ce là les deux seuls aspects sous lesquels on puisse te voir? Te montres-tu complet, ou bien ne sont-ce que deux parties d'un tout plus divisé? Je l'ignore; mais tu comprends que, te jugeant, je ne puis juger que sur ce que je vois. Jadis, tu m'as parlé d'un idéal perdu et que tu ne m'as jamais fait connaître. As-tu aimé, aimes-tu? Je ne sais. Je te connais depuis sept ans, je cherche en vain dans mes souvenirs une folie, une passion qui ait troublé ton équilibre; est-ce ignorance, est-ce cécité, je n'en vois aucune. Tu m'apparais toujours tel que tu es, marchant droit au but, avec une idée fixe: parvenir par ton travail, sans jamais te heurter aux obstacles, riant de bon cœur, mais dans tes moments perdus, et mesurant ton sourire, comme tu mesures toute chose. Est-ce donc blesser la vérité, est-ce blesser notre amitié de te dire franchement que ton caractère est raisonnable et froid, que tu n'as pas les élans, les folies, les passions de la jeunesse? Est-ce t'outrager que de te donner ces qualités-ci: raison, sagesse, prévoyance. Loin de moi de te conseiller d'imiter ces jeunes fous qui s'enlèvent pour une idée, ces caractères faibles qui ne sauraient suivre sagement une route, qui s'amusent à chaque fleur du sentier; loin de moi de me proposer pour exemple, moi le fragile, le rêveur. Tu es raisonnable, sage, prévoyant; je le constate, rien de plus. Tu devrais plutôt m'en remercier et ne pas voir une insulte dans un portrait fidèle, tout à la louange de l'original. Quelque chose peut bouillonner en toi, c'est ce que je ne puis savoir, et je t'en crois sur parole. Ton tour viendra sans doute, ton équilibre se rompra. Mais, en attendant, tu es tel que je te peins, et tu es tel, non parce que je le veux, mais parce que cela est, parce que Satan ou Dieu n'a pas encore placé dans toi quelque grosse roche.

—Je veux en rester là sur ce sujet; j'ai dit ce que je pensais, ce que j'ai cru voir, je ne saurais me démentir. Si ce jugement te blesse, ce qui me semble impossible, tu as grand tort. C'est un ami qui te parle sans amertume, sans autre intérêt que le tien, qui use du premier fruit de l'amitié, la franchise; un ami tout disposé à se reconnaître quand tu le peindras—ou du moins, s'il se défend, n'accusant jamais ton cœur, ni ta loyauté, mais tes erreurs d'observation.

—Tu me fais un étrange portrait d'un poète libre penseur de ton lycée: «Amour-propre étroit et grossier, vanité enflée et ride, égoïsme bas et vif.» Voilà de tout petits défauts. Et c'est cet être-là qui, me dis-tu, sort de l'ornière commune! Par ses vices alors, mais jamais par sa supériorité. As-tu réellement l'original d'un tel portrait sous les yeux: «hypocrite, franc, niais par calcul»? Comment fais-tu alors pour me vanter la société, les hommes en général, quand tu en observes de si tristes échantillons, quand surtout tu me les donnes comme supérieurs aux autres? L'homme parfait est un monstre, si monstre veut dire être hors nature; il n'existe pas, Diogène l'a cherché en vain. Mais, heureusement, l'homme complètement vicieux est tout aussi extraordinaire. Nous avons tous de grands défauts, mais nous nous relevons tous par une grande qualité. C'est Lucrèce Borgia, l'empoisonneuse, se rachetant par son amour maternel; c'est Marion Delorme, la fille de joie, sanctifiée par son pur amour pour Didier; c'est Quasimodo, c'est Triboulet, êtres difformes au physique comme au moral, mais rendus lumineux par leurs âmes aimantes. Fouille donc bien ton poète, tâche de mettre son âme à nu, et ne la rejette que lorsque tu seras assuré qu'elle ne contient rien de grand.—Non, certes, je ne voudrais pas que tu ressembles à cet être-là. J'ai de la fierté, de la faiblesse, mais je me croirais perdu si tu disais de telles choses de moi. Laissons la lyre de côté; la Muse, a dit Musset,

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