Correspondance: Lettres de jeunesse
Même pour l'insensé, même pour l'impuissant;
Car sa beauté pour nous, c'est notre amour pour elle.
Et moi je disais naguères,—pardon de me citer après un grand poète,—dans une épître adressée à Cézanne:
Si du monde idéal vous m'entr'ouvrez la porte,
Si vos grelots bruyants me rappellent parfois
Le bal mystérieux des sylphides des bois.
Mais s'il est facile de juger une pièce de vers, de la déclarer mauvaise, combien il est difficile de juger un homme, de le déclarer vicieux. Dans les poètes, je parle en général, il y a deux êtres, les rêveurs et l'homme réel; l'âme et le corps, l'ange et la brute. Jugez-les séparément, sinon vous allez les condamner tous deux. Si, voulant apprécier l'homme réel, vous vous servez du rêveur, et réciproquement, vous direz comme tu le dis toi-même «qu'il emploie de grands mots, des mots sacrés tels que l'amitié, la vertu, l'âme, le cœur, et qu'il s'en sert de bouclier pour couvrir ses actions quelles qu'elles soient». Vous pécherez par excès et par défaut tout à la fois. Vous voulez que l'homme réel soit aussi fou que le rêveur et que le rêveur soit aussi matériel que l'homme réel; ce qui est une absurdité. Il est évident qu'il faut les séparer pour rester dans le vrai, penser que nous avons une âme et un corps, et que cette âme et ce corps règnent tour à tour. Jugez le poète, jugez l'homme, voyez l'âme, voyez le corps, et ce n'est qu'en pesant les qualités et les défauts séparément, en les comparant ensuite, que vous pouvez vous prononcer justement.—L'homme vraiment vil est celui dont le corps seul règne; celui-là flétrissez-le de toute votre indignation. Mais si, sous les égarements de la chair et des passions, vous découvrez une âme aimant le beau, le bon et le juste, par pitié suspendez votre anathème, considérez-vous vous-mêmes avec votre fragilité et vos bassesses: alors, pris d'une soudaine miséricorde, vous pardonnerez peut-être.—Il est vraiment bizarre que je prenne contre toi la défense de l'homme, moi qui naguères maudissais la société. C'est que, si je suis âpre et emporté en théorie, je suis aussi doux et conciliant en pratique. J'aime tout ce qui est faible et petit, tout ce qui souffre; j'aime les animaux, parce qu'ils ne peuvent exprimer par la voix leurs souffrances, leurs besoins. J'aime l'homme comme un pauvre blessé, et si je m'emporte en considérant qu'il est l'auteur de ses blessures, je trouve pourtant des larmes pour le plaindre. Je rentre en moi-même, je vois mon égoïsme, mon orgueil, ma folie, et je pardonne leurs défauts aux autres. Je n'ai jamais eu cette sensiblerie religieuse des vains simulacres de religion; cependant, je m'efforce de suivre les préceptes de Jésus-Christ, ces maximes morales et sublimes. Je suis voluptueux, méchant, que sais-je? mais je pense fermement n'être pas tout à fait mauvais. Je désire le bien, je cherche la vérité; et parmi tous mes égarements, je suis persuadé que Dieu comptera pour beaucoup mes faibles efforts. —-Nous, enfants du siècle, nous doutons de tout; si tu doutais de ma sincérité, j'en gémirais. La déclamation a tué tous les élans de l'âme; puisses-tu ne voir ici rien de pareil, et ne pas croire qu'à l'exemple de ton camarade le poète, je calcule l'effet de mes paroles et celui de mes actions.
Quant à la régénération de la société, tâche devant laquelle tu recules, je n'ai jamais eu l'orgueil d'essayer même de l'entreprendre. Je ne suis qu'un atome; si ma lyre était d'airain, si ma voix avait assez de retentissement, j'essayerais peut-être. Le rôle du poète est sacré: c'est celui de régénérateur. Il se doit au progrès; il peut pousser très loin l'humanité dans la voie du bien. Que Dieu me prête le souffle et je suis prêt.—Quant à mon bonheur futur, à mon avenir, je suis loin de ne pas y songer. D'ailleurs, si je succombe en route, ce ne sera qu'un malheureux de moins.
Tu te plains de mon silence, et je ne suis vraiment pas coupable. Je t'ai écrit la semaine dernière, chez M. Maubert; la lettre a dû arriver à Marseille le 17. Je dois conclure qu'elle ne t'a pas été remise, et j'en ressens un véritable chagrin. Je tenais singulièrement à ce qu'elle te parvienne, je parlais de la famille, de la civilisation, de l'amour, et j'essayais de te faire comprendre ma manière de voir sur ces trois sujets. Il y aurait lacune dans mes arguments, dans mes pensées, la victoire te resterait aisée et facile. Tâche donc de te procurer cette lettre, dans le cas que tu ne l'aurais pas reçue. Je le répète, je tiens beaucoup à ce que tu la lises.—Peut-être excédait-elle le poids et M. Maubert aurait-il refusé de la recevoir? Que sais-je? Enfin, fais de promptes recherches.—Cette lettre-ci est la troisième que je t'envoie à ta nouvelle adresse. Je crains qu'elle ne s'égare encore. Aussi écris-moi au plus tôt, et dis-moi le nombre de missives que t'a remises M. Maubert. J'attendrai jusque-là, sans t'expédier une seule ligne; je tiens à pouvoir compter sur la fidélité de notre intermédiaire.
—Je t'ai promis de te parler de Shakespeare, ce n'est pas une petite tâche, surtout pour la remplir dignement. Le génie se sent, mais ne s'explique pas. Te répéter tout ce qu'on a dit sur lui, et dire sur la foi des autres que nul n'a mieux connu le cœur humain, pousser des oh! et des ah! avec force points d'exclamations, cela ne me sourit nullement. N'importe, je vais tâcher de te dire le mieux possible la sensation que fait naître en moi ce grand écrivain. Si je le juge mal, si je me rencontre avec d'autres critiques, je n'en puis mais; tout ce que je te promets, c'est de parler d'après moi, et non d'après tel ou tel livre.—Il faudrait presque un volume pour chaque drame et j'aimerais mieux apprécier ainsi longuement, scène par scène, que résumer en quelques lignes. Quoi qu'il en soit, parlons d'abord de la forme.—Je ne puis lire Shakespeare que dans une traduction, ce qui ne permet guère d'apprécier le style. Telle comparaison qui me paraît de mauvais goût, extravagante, déplacée, est peut-être à sa place dans l'original; les Italiens disaient traduttore, traditore,—traducteur, traître.—Néanmoins, comme je suis obligé de juger d'après ce que je lis, j'avoue que je trouve bien des choses qui me choquent, les phrases ici précieuses, là trop crues. Dieu me garde d'être bégueule; tu sais combien je désire la liberté dans l'art, combien je suis romantique, mais avant tout je suis poète et j'aime l'harmonie des idées et des images. Maintenant que j'ai fait cette petite chicane, il ne me reste plus qu'à admirer. La charpente du drame est toujours un chef-d'œuvre; les scènes sont courtes et nombreuses; la décoration change chaque fois et ce perpétuel va-et-vient qui nous choquerait peut-être, nous habitue à la vieille unité du lieu, sert merveilleusement le poète, en lui permettant de nous montrer toute l'action. Rien de plus habilement tissé; le drame se déroule de lui-même, sans secousse, avec le tableau de la vie elle-même; ici les pleurs, là le rire; ici le terrible, là le grotesque. Mais rien de heurté; nous rentrons en nous-mêmes, nous voyons dans nos rues les contrastes se coudoyer ainsi, et nous ne pouvons nous empêcher d'avouer que la vérité a conduit la plume de l'écrivain. Tout en restant réel par excellence, Shakespeare n'a pas rejeté l'idéal; de même que dans la vie l'idéal a une large place, de même dans ses drames nous voyons toujours flotter une blanche vision: Ophélie, et sa folie si poétique; Juliette, et son amour si pur. Parfois l'idéal n'est plus l'ange de lumière, mais l'ange des ténèbres, c'est Caliban, le démon de la Tempête, ce sont les trois sorcières de Macbeth. D'ailleurs, comme bien des poètes, Shakespeare se sert souvent de comparaisons prises dans le monde mystérieux pour peindre l'épouvante, l'amour, etc. Ou bien encore il tire de l'horrible des effets magnifiques, comme dans le monologue de Juliette, prête à boire le narcotique. On doit la descendre dans le tombeau d'où elle fuira avec son amant. Mais, au moment de porter la coupe à ses lèvres, elle se demande si ce n'est pas là du poison; elle a peur de s'éveiller seule dans les entrailles de la terre; elle voit les cadavres de ses ancêtres, entend leurs gémissements, leur arrache leurs linceuls, se joue de leurs ossements et, folle de terreur, s'en frappe le crâne. Puis l'amour l'emporte, et dans un sublime mouvement elle boit en s'écriant: «Je viens, Roméo! je bois à toi!» Ce morceau est des plus beaux, et on ne peut préférer que l'entretien des amants, lorsqu'ils se séparent à l'aurore naissante.—Pour mieux faire comprendre ma pensée, je dirai que souvent dans Shakespeare la forme idéale recouvre une pensée réelle, un être humain; qu'il faut fouiller au fond et ne voir dans les mots que des exclamations arrachées par leurs passions à des êtres réels, mais grands par ces mêmes passions. C'est même cet emportement dans la parole qui me choque parfois, cette extravagance dans les actions; mais ces taches sont si rares, et les beautés si nombreuses qu'on n'a que le temps d'admirer.—Victor Hugo, a-t-on dit, a imité Shakespeare. Bien peu, selon moi. Le poète français ose moins que le poète anglais: l'alliance de la comédie à la tragédie qu'on lui a tant reprochée, règne à un bien plus haut point chez son devancier. Ainsi Shakespeare ne craint pas de faire suivre par des musiciens une conversation joyeuse et bouffonne près du lit de mort de Juliette. On serait choqué si on ne réfléchissait. En effet, la garde, femme qui veille un cadavre, se soucie peu de lui, babille et rit. On passe en chantant auprès du malheur d'autrui. C'est cette vérité que peint Shakespeare, et au lieu de critiquer, on admire.—Aussi chez lui, à chaque instant, de petites digressions; deux mots seulement, et une grande lumière se fait. Ce qui est particulier à son génie, c'est que cela ne nuit en rien à l'action principale. Hamlet est surtout un prodige en ce genre; mille incidents surviennent ne semblant appartenir au sujet, et cependant en les retranchant on n'aurait plus qu'une froide et pâle tragédie. Une remarque singulière encore sur ces digressions: d'ordinaire, les drames sont courts, et l'on s'étonne après les avoir lus qu'ils puissent contenir tant de choses. C'est grâce, je crois, à ces scènes épisodiques.—Le poète prend donc un sujet très simple par lui-même, seulement il le retourne sous toutes les faces, le soumet à toutes les nuances du prisme, le met en présence de toutes les lentilles. De là, je te l'ai dit, ce grand nombre de petites scènes, n'entravant nullement la marche de l'action, la grandissant et l'éclairant plutôt. Mais qu'un poète médiocre ne s'avise pas de suivre un tel procédé, il faut être Shakespeare pour coordonner ces morceaux divers, pour les lier solidement et faire un tout homogène de parties hétérogènes, pour mêler ainsi les couleurs les plus disparates, faire un monde de ce chaos et en tirer la vie humaine avec ses rires et ses sanglots, ses blasphèmes et ses prières, sa grandeur et ses misères. Le sentier est étroit et l'abîme est profond; si vous n'êtes pas sublime, vous allez être diffus et détestable.—D'ailleurs, la digression ne semble pas volontaire; elle vient naturellement et devrait plutôt se nommer alors développement. Surtout, et c'est là ce qui la fait accepter, elle est fondée sur l'observation, et n'apparaît que pour révéler un des côtés de l'action tragique ou comique. Ne la condamnez pas avant d'avoir pensé longuement: souvent l'idée est cachée sous la forme. Réfléchissez, et le sens véritable ne peut manquer de vous éblouir.—Je voudrais résumer ma trop courte et trop indigne appréciation dans quelques mots saillants; j'adore les conclusions lumineuses qui mettent à nu la pensée entière sous les yeux. Shakespeare me semble donc voir dans chacun de ses drames une matière à peindre la vie. Une action quelconque n'est pour lui qu'un prétexte à passions, non à caractères. Elle n'est que secondaire; ce qui lui importe, c'est de peindre l'homme et non les hommes. Chaque drame est comme un chapitre séparé d'une œuvre d'humanité; il y peint un de nos côtés, quelquefois plusieurs, largement soucieux de ne rien omettre, introduisant tout ce qui peut lui servir.
Othello, ce n'est pas un homme jaloux, c'est la jalousie; Roméo, l'amour; Macbeth, l'ambition et le vice; Hamlet, le doute et la faiblesse; Lear, le désespoir. Point de mesquines ou d'étranges exceptions, une généralité grandiose, point de tendances réalistes ou idéalistes, une conception vraie, contenant comme la vie et du réel et de l'idéal.—Quant au style, je le répète, je ne puis le juger.—Je voulais parler d'abord de la forme, puis apprécier deux ou trois drames pour arriver à la pensée. Je m'aperçois que j'ai mêlé les deux sujets. Tant pis, ou plutôt tant mieux! N'ayant pas lu Shakespeare, tu ne m'aurais pas compris si j'étais entré dans les détails. Je préfère t'avoir dit mon jugement sans avoir eu recours à l'examen de tel ou tel drame. Cela d'ailleurs m'eût entraîné fort loin. Un de ces jours je ne désespère pas de faire une étude consciencieuse sur Shakespeare; pour l'instant, contente-toi de ces quelques lignes. D'ailleurs, tu feras mieux de l'étudier en le lisant, qu'en lisant mes pâles et peut-être fausses appréciations. Je le juge tel que je l'ai compris à une première lecture; je puis me tromper.
Si tu étais libre, je te dirais: «Lis-le à ton tour et dis-moi ce que tu penses; peut-être la lumière se fera du choc de nos deux jugements. Mais il faut forcément remettre cela à plus tard.—J'ai babillé et c'est tout ce qu'il me fallait. Que mes erreurs me soient légères, si grosses qu'elles puissent être.
Je lis dans les journaux de province—par exemple dans le Mémorial d'Aix—de fréquents articles sur la décentralisation littéraire. A quoi bon tant de paroles, un seul fait plaiderait mieux la cause. Qu'un auteur de département fasse un chef-d'œuvre, qu'il se résigne à n'être admiré que dans sa petite ville, qu'il laisse là Paris, qu'il en dédaigne les applaudissements, et cet auteur, ce chef-d'œuvre, cette abnégation seront des arguments bien plus forts que toutes les déclamations possibles. Pour moi, je suis bien loin d'être partisan de cette décentralisation. Lorsque j'examine ceux qui la prêchent, je vois que ce ne sont pas les lecteurs, surtout intéressés dans la question, mais de petits écrivains que la fortune a jetés loin de Paris, qui ont romans et comédies dans leurs tiroirs et qui voudraient écouler doucement ces produits; la capitale n'en veut pas, la province n'imprime pas: vive donc la décentralisation! Quel mal cela fait-il, je le demande, que Paris soit le foyer intellectuel; il n'y a qu'un soleil pour toutes les contrées de la terre, et il les éclaire et les réchauffe toutes. Paris est l'astre de l'intelligence, il envoie ses rayons jusque dans les provinces les plus reculées. Paris est la tête de la France; plus la tête s'élève, plus le corps grandit; plus elle pense, plus tout s'améliore.—La décentralisation politique a été rejetée, pourquoi la décentralisation littéraire ne le serait-elle pas de même? On a redouté, avec raison, la naissance des tribunes secondaires, où de secondaires journalistes viendraient faire les grands bras. Mais ne doit-on pas redouter aussi d'éparpiller les hommes de talent, de créer dans chaque bourg une académie où les sots ne peuvent manquer d'être en majorité?. Ne vaut-il pas mieux que chaque ville envoie à Paris son grand homme, et que toutes ces lueurs éparses se réunissent pour former un splendide flambeau?—D'ailleurs, la décentralisation est chose impossible et je ne sais trop pourquoi je l'attaque. Le papillon vient toujours voltiger autour de la lampe lumineuse; le génie viendra toujours se faire applaudir à Paris. Ce n'est pas que l'on ne puisse bien écrire en province, c'est qu'il n'y a que la capitale pour mieux juger et distribuer des couronnes durables. Voici quel serait mon système: composer en province et publier à Paris.
Dans ma dernière lettre, celle que je crois perdue, je te demandais plusieurs choses. Des nouvelles d'Aix, dont Cézanne s'obstine à ne point me parler; tes espérances sur tes examens écrits; ton jugement sincère sur mon poème, que tu as dû lire. L'épître que je viens de recevoir ne peut me contenter; il faut que tu m'écrives de nouveau, et au plus tôt. D'ailleurs, je te l'ai dit, je veux savoir avant tout si mes lettres te sont fidèlement remises. Un mot donc dans la première semaine d'août, et réponds-moi sur tout ce que je te demande. Indique-moi aussi l'époque à laquelle tu comptes venir à Paris; j'ai besoin de cette date pour fixer mon voyage.
Le temps est assez maussade ici; ce qui fait que je ne sors pas. Je n'ai donc vu ni Matheron, ni Raoul.
Courage, et à bientôt.
Mes respects à tes parents.
Je te serre la main. Ton ami,
Émile Zola.
Le bonjour à Raynaud Jules.—Viendra-t-il cette année à l'École polytechnique?
XVI
Juillet 1860.
Mon bon vieux,
Je ne sais vraiment pas que t'écrire pour remplir trois à quatre pages, je vais toujours commencer par te copier une longue tartine que j'ai écrite dernièrement en lisant Victor Hugo. Voici la susdite tartine: Dans la préface du Dernier jour d'un Condamné, il est deux ou trois points sur lesquels l'auteur n'a pas assez insisté.
Et d'abord la justice humaine étant faillible, elle ne saurait infliger un châtiment sur lequel elle ne peut revenir. Mettez l'homme en prison parce que, son innocence reconnue, vous pouvez en tirer les verrous; mais ne le mettez pas dans un tombeau dont la porte est close à jamais. Il n'y a que Dieu qui puisse punir éternellement, parce que Dieu ne saurait se tromper; c'est une insulte à ce Dieu de lui disputer ce droit de suprême justice, de disposer en créateur de ses créatures, d'ôter ce que l'on ne peut donner. La peine de mort est un blasphème, un sacrilège.
D'autre part, vous enlevez au criminel le remords, c'est-à-dire la rédemption. Cet homme qui a mal fait, vous ne lui laissez pas le temps de bien faire pour se racheter. Et ici encore j'invoquerai la religion; vous désobéissez au Christ, qui releva la Madeleine, vous qui ne savez punir le crime qu'en l'écrasant du talon. La pécheresse eut la seconde moitié de sa vie passée dans les larmes et le repentir, pour effacer les péchés de la première. Votre criminel à vous n'a que quelques heures, et encore, dans l'état de trouble terrible où il se trouve, il ne saurait en profiter. Cet homme est donc damné par votre faute et, s'il y a une justice au ciel, cette damnation retombe sur votre tête, sur l'humanité tout entière. Je conclus donc une seconde fois que la peine de mort est un blasphème et un sacrilège.
Victor Hugo me semble ne pas réfuter entièrement les grands arguments des amants de la guillotine, celui de l'exemple. Il ne paraît pas l'attaquer franchement; on dirait qu'il feint d'ignorer que l'idée est celle-ci: l'homme sur le point de commettre son crime n'est-il par arrêté par l'idée de la mort, cette loi du talion qui fait dans sa réalité terrible pâlir les plus courageux. L'exemple, pour moi, n'est pas dans le hideux tableau; le couperet, le bourreau, la foule accourue, n'ont rien à voir là dedans; il est dans cette pensée du misérable, avant le crime: «Si tu tues, il est des lois qui te tueront». Certes, envisagé sous ce point de vue, cet argument est formidable; que sont les bagnes, que sont les prisons cellulaires auprès de la mort? Tous vous crieront: «La prison, la prison éternelle, mais laissez-moi vivre!» Ainsi, la peine capitale par son atrocité même semble devoir arrêter tous les crimes. En est-il ainsi? Hélas! non, et la réalite est là pour nous prouver que l'échafaud, loin d'arrêter les assassinats, n'en est qu'un de plus, juridique, il est vrai. Alors, pourquoi ce sinistre épouvantail; religion, morale, tout est contre lui, utilité même, et vous persistez à l'agiter vainement comme un lambeau ensanglanté. C'est une atrocité inutile, et fut-elle utile d'ailleurs, il faudrait la rejeter puisque tout vous le défend. Que ne cherchez-vous une autre peine? je sais qu'il est plus facile d'amputer une jambe que de soigner des années, mais cette amputation sera d'autant plus odieuse que la jambe pourrait être guérissable. Ne venez donc plus me dire que tous ont peur de la mort, ce qui est une naïveté; que cette menace de mort arrête les assassins, ce qui n'est pas vrai; qu'enfin vous vous servez de la guillotine parce que vous n'avez pas d'autre châtiment aussi terrible, et aussi aisé, ce qui est à la fois un aveu d'impuissance, de cruauté et de paresse.
A l'œuvre donc, législateurs; refaites le Code pénal, si le Code pénal est mal fait, mais ne souffrez pas qu'il soit dit que la justice humaine est impuissante, paresseuse et cruelle. Que dis-je? immorale, sacrilège, offensant les hommes et Dieu lui-même.
Je crois que tu as lu le Dernier jour d'un Condamné. C'est bien l'œuvre la plus étrange qu'on puisse lire; un frisson d'épouvante vous prend dès la première ligne; on subit toutes les angoisses du misérable, on monte sur l'échafaud avec lui. Je ne fais pas un crime à l'auteur de vous briser ainsi; il n'avait qu'un but, rendre odieuse la peine de mort; voulez-vous donc qu'il fît une idylle? Il a pris le chemin le plus court, s'adresser à vos cœurs, à vos nerfs, faire dresser les cheveux, vous apitoyer, mêler en vous l'épouvante à la pitié. Quand on veut la fin, il faut vouloir les moyens.
Il se sera dit, sans doute: «Plus ma peinture sera horrible, plus je gagnerai ma cause, qui, après tout, est une cause grande et belle». Ce reproche d'horreur est donc un éloge; il ne peut lui être adressé que par ceux-là mêmes qui condamnent et que son roman vient troubler chaque nuit par de troublantes visions. Faites disparaître la peine de mort, faites de ce livre, terrible réalité, un vain rêve, et tous dormiront tranquilles, et l'on ne verra plus qu'une question d'art là où s'agite affreusement une question morale. Qu'on ne me demande pas surtout de quel droit l'auteur a employé toute sa poésie à rendre plus terrible cette idée, de quel droit il a choisi et traité cet atroce sujet.—Du droit de tout honnête homme, répondrai-je, du droit de celui qui découvre hardiment une plaie dévorante que des gens que je ne qualifierai pas croient plus prudent de cacher. Voici le mal, voici le cancer, guérissez-le au plus tôt, ne le laissez pas s'étendre et ronger le corps tout entier.—Mais, me dira-t-on, ce poète n'a pas été condamné à mort; il parle au hasard des souffrances des criminels, il se trompe sans doute, il invente. Eh! qu'importe! Croyez-vous qu'ici l'imagination puisse dépasser la réalité? croyez-vous que les tortures réelles le cèdent à ces tortures inventées? Vous tremblez devant ces sanglots que rêve le poète, que serait-ce donc si vous entendiez de véritables cris, si vous voyiez de véritables pleurs? Je le dis avec vous, l'auteur se trompe sans doute; ce ne sont peut-être pas là les sensations du condamné, mais si éloignées de l'horrible réalité qu'elles soient, elles suffisent pour soulever un coin du rideau sanglant et nous faire entrevoir la vérité mille fois plus hideuse. Je m'épouvante, je pleure de pitié, je crie presque au martyre, et c'est ce que veut le poète.—La religion s'est cru attaquée dans différents chapitres. Ainsi, l'aumônier des prisons, présenté comme habitué à ces sortes de scènes et incapable d'émouvoir, de consoler, de convertir, a soulevé bien des cris. Peut-être y a-t-il d'honorables exceptions; mais dans cette question de vie ou de mort, de salut et de damnation, si l'on avoue un seul cas où le poète soit dans le vrai, la peine de mort devient aussitôt une chose impie. On ne se contente pas alors de tuer le corps, on tue l'âme. Il est d'ailleurs des pages charmantes dans ce chaos de râles et de sanglots. Le chapitre XXXIII, par exemple, où le condamné, quelques heures avant sa mort, se souvient de son premier amour. Cette Pépa qui vient lire par-dessus son épaule, dans le grand jardin, aux dernières lueurs du crépuscule; ce baiser de deux enfants de quinze ans, cette naïveté de jeune fille, c'est un de ces doux rayons qui vous reposent et vous font sourire. Et cette scène d'une navrante tristesse, où la fille du condamné vient le voir une dernière fois, quelle est la mère qui ne pleure, qui ne maudisse alors l'échafaud, ce couperet stupide qui frappe l'innocent comme le coupable.
(Fin de la tartine.)
Je suis fort occupé en ce moment. Je termine une nouvelle intitulée Un Coup de vent, style simple et gracieux.
Quand je serai à Aix, je te la ferai lire, et tu me diras ton avis. Je compte en composer cinq ou six pareilles et les faire éditer ensemble sous le titre général de Contes de Mai. Mon rêve est de faire paraître avant deux ans d'ici, deux volumes, un de prose et un de vers. Quant à l'avenir, je ne sais; si je prends définitivement la carrière littéraire, j'y veux suivre ma devise: Tout ou rien! Je voudrais par conséquent ne marcher sur les traces de personne; non pas que j'ambitionne le titre de chef d'école,—d'ordinaire, un tel homme est toujours systématique,—mais je désirerais trouver quelque sentier inexploré, et sortir de la foule des écrivassiers de notre temps. Le poème épique—j'entends un poème épique à moi et non une sotte imitation des anciens—me paraît une voie assez peu commune. Il est une chose évidente, chaque société a sa poésie particulière; or, comme notre société n'est pas celle de 1830, comme notre société n'a pas sa poésie, l'homme qui la trouverait serait justement célèbre. Les aspirations vers l'avenir, le souffle de liberté qui s'élève de toutes parts, la religion qui s'épure: voilà certes les sources puissantes d'inspiration. Le tout est de trouver une forme nouvelle, de chanter dignement les peuples futurs, de montrer avec grandeur l'humanité montant les degrés du sanctuaire. Tu ne peux nier qu'il y ait là quelque chose de sublime à trouver. Quoi? je l'ignore encore. Je sens confusément qu'une grande figure s'agite dans l'ombre, mais je ne puis saisir ses traits. N'importe, je ne désespère pas de voir la lumière un jour; c'est alors que cette forme d'un nouveau poème épique, que j'entrevois vaguement, pourra me servir. En attendant la maturité de ces idées, en attendant d'être homme, je veux, comme je te l'ai dit, préparer ma voie, faire deux premiers pas, c'est-à-dire jeter au public un volume de vers et un volume de prose.
Il m'est poussé ces jours derniers une certaine idée dans la tête. C'est de former une société artistique, un club, lorsque tu seras à Paris, ainsi que Cézanne. Nous serons quatre fondateurs, vous deux, moi, Pajot, jeune homme pour lequel je te demande ton amitié. Nous serons excessivement difficiles pour recevoir de nouveaux membres; ce ne serait qu'après une longue connaissance et du caractère et des opinions que nous les accepterions dans notre sein. Nos réunions hebdomadaires, par exemple, seraient employées à se communiquer les uns aux autres les pensées que l'on aurait eues, les remarques que l'on aurait faites durant la semaine; les arts seraient, bien entendu, le grand sujet de conversation, bien que la science n'en soit nullement exclue. Le but surtout de cette association serait de former un puissant faisceau pour l'avenir, de nous soutenir mutuellement, quelle que soit la position qui nous attende. Nous sommes jeunes, l'espace est à nous, ne serait-il pas sage avant de nous élancer de nous serrer la main, de former un nouveau lien entre nous, pour qu'une fois dans la lutte nous sentions à nos côtés un ami, ce rayon d'espoir dans la nuit humaine. Outre cet avantage futur, nous aurions celui de passer une agréable journée, chaque semaine, de vivre et de fumer quelques bonnes pipes.
—Si tu le désires, nous reparlerons de vive voix sur ce projet.
Cézanne a dû te parler de Chaillan, du fameux Amphyon qu'il a gâché d'après mon académie. Ce Chaillan est un garçon fort curieux, bon homme au fond, mais d'une surface tellement dépolie qu'on ne peut le prendre d'aucun côté sans éprouver un désenchantement. Il n'est pas fat, et c'est là ce qui fait que je l'aime presque; s'il n'a pas de talent, au moins ne s'en croit-il pas, ce qui le rend très supportable. J'aime mieux aussi me promener avec lui qu'avec un Marquezi; et il est pourvu de plus d'une certaine dose de bon sens qui fait qu'on l'écoute sans déplaisir. C'est le seul être avec Pajot que je fréquente ici; nous avons vidé et nous vidons encore maintes bouteilles de vin blanc, voire de Champagne; nous fumons, nous rions et une heure se passe sans trop d'ennui.
Cette lettre est sans doute bien peu intéressante. Je ne veux plus recommencer notre ancienne discussion, ni même en entamer une autre; d'un autre côté, ma vie est des plus monotones, et, dès qu'il vient une idée sous ma plume, je la rejette en me disant: «J'aime mieux la lui dire de vive voix». Toutes ces causes réunies font donc que je ne sais trop que te dire et que j'emplis cahin-caha mes huit pages de sottises. Qu'elles te soient légères?
Enfin, finissons la page en parlant un peu de mon voyage. Je compte aller à Aix le 20 et y attendre ton arrivée de Marseille. Si tout marche selon mes désirs, je ne t'écrirai plus; c'est-à-dire que dès mon arrivée à Aix je t'en préviendrai par une lettre datée de cette ville. Autrement, si je ne puis être à Aix le 20, je t'écrirai encore une lettre de Paris vers cette époque, lettre dans laquelle je te dirai si tu peux m'écrire les résultats de ton examen et les dispositions que tu prends pour les vacances. Ainsi donc, de toute manière, ne m'écris pas avant de recevoir une lettre de moi, datée soit de Paris, soit d'Aix, et le disant dans ces deux cas ce que je dois faire.
S'il faut te l'avouer, mon voyage n'est pas encore bien décidé, c'est-à-dire j'espère tout et ne tiens rien. En tous cas, j'éprouve un tel besoin de vous voir, de vivre un peu, que je suis disposé à mettre Pélion sur Ossa (classique) pour arriver à mon but. Compte donc sur moi.
O jeune homme qui a pâli sur les livres! secoue, secoue la poussière scientifique, bourre ta pipe et remplis ton verre; or, voici le mois des folies!
Ma lettre est fort plate. Bonsoir. Je te serre la main. Mes respects à tes parents.
Ton ami,
Émile Zola.
Une charmante expression trouvée dans une lettre de Cézanne: «Je suis en nourrice chez les Illusions.» Ces trois dernières pages sont d'un pitoyable français.
XVII
Mon cher ami,
Un peu d'indisposition et beaucoup de paresse m'ont empêché jusqu'à ce jour de t'écrire. Qu'importe d'ailleurs notre correspondance, le vide d'intérêt est si peu propre à échanger nos idées. Le grand point est que nous n'oublions pas que nous possédons un ami dont nous connaissons le cœur. Tu vois que je me range à tes silences si prolongés et que je ne raille plus tes lettres aux rares apparitions. Attendons d'être réunis, et alors nous chercherons à nous connaître de nouveau; je suis certain que les changements survenus en nous ne seront pas un obstacle à notre amitié.
Toutefois la paresse me pèse, et je commence une longue épître, peu soucieux du contenu, écrivant pour écrire. C'est là une louable habitude; je me traîne bien des mois, je bâtis des romans, puis un beau matin, las de rêver, je me remets au travail, jetant sur le papier les premières pensées venues. Causons donc de ceci et de cela; te rappeler mon souvenir, me rappeler le tien, tel est mon but; et je l'atteindrai quel que soit mon sujet, le ciel, l'enfer, l'idéal ou la réalité.
Voici ma transition trouvée, puisque transition il faut, prétendent les classiques. Tu me parles justement de l'idéal et de la réalité, et tu me proposes de recommencer notre ancienne discussion sur ce sujet, seulement en changeant les positions, toi devenant l'idéaliste et moi le réaliste. Une telle idée ne saurait me plaire; j'ai écrit selon ma façon de voir et, si je m'examine, je ne trouve aucun changement dans ma pensée. Je me mentirais à moi-même si je t'adressais à cette heure les lettres que tu m'as adressées anciennement. Je ne puis devenir réaliste dans le sens que tu donnais à ce mot et, me faisant une loi des nécessités matérielles, étouffer tous les nobles élans de la créature. Mais, comme je ne cessais de te le répéter, je me suis souvent heurté à la réalité; je la connais et, si tu désires, je puis te la montrer, quitte à te parler ensuite du ciel et à te découvrir une étoile dans chaque bourbier que je sonderai. Ce qui m'irritait profondément autrefois était cette persistance de ta part à ne pas vouloir comprendre ma philosophie. J'avais beau te crier: «La réalité est triste, la réalité est hideuse; voilons-la donc sous des fleurs; n'ayons de commerce avec elle qu'autant que notre misérable humanité l'exige: mangeons, buvons, satisfaisons tous nos appétits brutaux, mais que l'âme ait sa part, que le rêve embellisse nos heures de loisir.» Tu me répondais invariablement que je me perdais aux nues, que je ne voyais pas ce qui m'aveuglait. Ne pas le voir, bon Dieu! Je détourne les yeux du fumier pour les porter sur les roses, non pas que je nie l'utilité du fumier qui fait éclore mes belles fleurs, mais parce que je préfère les roses, si peu utiles pourtant. Tel je me montre à l'égard de la réalité et de l'idéal. J'accepte l'une comme nécessaire, je m'y soumets selon la nature; mais, dès que je puis m'échapper de cette ornière commune, je cours à l'autre et je m'égare dans mes prairies bien-aimées.
Quant à toi, je ne t'ai pas soupçonné un instant de mauvaise foi dans la proposition que tu me fais. Je te crois incapable de parler contre ton opinion et de t'amuser à un misérable jeu en défendant aujourd'hui ce que tu as attaqué hier. Laissons cela à une science si improprement appelée le droit. Au contraire, je me réjouis d'une chose; puisque tu défends l'idéal, je t'ai donc converti et tu as donc enfin jeté aux orties ces raisonnements puérils sur la nécessité du boire et du manger. Nous avons nos rayons et nos ombres, nous, pauvres humains. Nos ombres sont ces liens matériels et vitaux qui nous attachent à la terre; nos rayons, ces ailes qui nous emportent aux cieux. Lorsque le laboureur, la sueur au front, a passé la journée à féconder son champ, il rentre et goûte de douces heures près du foyer domestique. Soyons ce laboureur, mon pauvre vieux, et sachons faire habilement succéder les rayons aux ombres. Que le corps se repaisse, puis que l'âme ait son tour.
Parmi les réalités navrantes qui viennent assombrir notre jeunesse, il en est une contre laquelle se brise chaque cœur généreux, la désillusion de l'amour. A seize ans, nous faisons de beaux rêves; notre sang bout dans nos veines, et nous brûlons de les réaliser. Aussi nous jetons-nous en aveugle à la poursuite de notre chimère; la première femme rencontrée est celle que nous cherchons; notre poésie nous la montre telle que nous l'avons rêvée, et, en fous que nous sommes, nous plaçons en elle tout un avenir de bonheur! Hélas! ce beau ciel ne tarde pas à s'obscurcir; un jour nous avouons avec angoisse que nous nous sommes trompés. Mais nous sommes jeunes encore; nous poursuivons de nouveau notre idéal, nous aimons de nouvelles maîtresses, et ce n'est que lorsque nous avons parcouru tous les rangs, depuis la fille publique jusqu'à la vierge, que brisés, nous déclarons que l'amour n'existe pas. C'est là ce que les vieux appellent de l'expérience, c'est là ce qu'ils regardent comme une qualité et nous jettent à la face pour dominer. Veuille le ciel que je reste toujours fou à ce prix et que, vieillard, j'aie encore toutes ces illusions qui nous font traiter d'écervelés!
Il est, il me semble, une question que le jeune homme devrait se poser avant tout, question, il est vrai, qui n'empêcherait pas son rêve de s'évanouir, mais au moins qui pourrait le guider et le faire agir en connaissance de cause. Cette question est celle-ci: Dans quelle sorte de femmes vais-je choisir mon amante? Sera-ce une fille de joie, une veuve, une vierge?—Tu me demandais de la réalité; le sujet vient de lui-même et je ne puis le refuser. Fouillons donc la fange, mon ami, et montrons la presque impossibilité de rencontrer celle que nous cherchons.
Je puis te parler savamment sur la fille à parties. Parfois il nous vient, à nous autres, cette folle idée de ramener au bien une malheureuse, en l'aimant, en la relevant du ruisseau. Nous croyons remarquer en elle un bon cœur, une dernière lueur d'amour, et, sous un souffle de tendresse, nous tâchons d'activer l'étincelle et de la changer en un brasier ardent. D'une part, notre amour-propre est en jeu, de l'autre, nous répétons de belles pensées telles que celles-ci: que l'amour lave toute souillure, qu'il suffît à lui seul pour contrebalancer tous les défauts. Hélas! que toutes ces formules sont belles, mais combien elles sont menteuses! La fille à parties, créature de Dieu, a pu avoir en naissant tous les bons instincts; seulement l'habitude lui a fait une seconde nature. Je ne dis pas que son cœur soit toujours corrompu par caractère, mais toujours la trace des débauches y demeure, toujours le bien y a été effacé par le mal. D'une légèreté sans exemple, due sans doute à son instabilité, elle passe d'un amant à un autre, sans regretter l'un, sans presque désirer l'autre. D'une part, rassasiée de baisers, fatiguée de volupté, elle fuit l'homme quant au corps: de l'autre, sans nulle éducation, sans aucune délicatesse de sentiment, elle est comme privée d'âme, et ne saurait sympathiser avec une nature généreuse et aimante. Voilà celle qu'il nous prend parfois la fantaisie d'aimer, créature détournée du sentier, intermédiaire en quelque sorte entre la femme et la femelle. Maintenant, suppose un jeune homme désirant ramener cette misérable enfant. Il l'a rencontrée dans un bal public, ivre, appartenant à tous. Quelques mots prononcés sans suite l'auront touché; il l'emmène et commence immédiatement la cure. Il lui prodigue mille caresses, lui remontre doucement combien la vie qu'elle mène est maudite, puis, passant de la théorie à la pratique, veut qu'elle change sa toilette affichante contre des vêtements plus simples, plus décents, et surtout qu'elle l'aime, s'attache à lui et oublie peu à peu ses habitudes de bal, de café. J'entends que notre jeune homme ne soit ni un sot, ni un jaloux: qu'il s'y prenne avec habileté et ne lui demande pas une vertu parfaite dès le premier jour. Mais, quel que soit son amour, quelle que soit sa finesse, je puis jurer qu'il n'arrivera qu'à se faire détester. On le nommera tyran, on le froissera de mille façons, lui parlant de tel ou tel ancien amant plus beau, plus généreux que lui, lui racontant mille et mille fredaines, plus sales les unes que les autres, ne l'entretenant que de débauches, que de sottises, que de niaiseries. Si bien que, las de frapper sur chaque fibre sans rien en tirer, las de prodiguer des trésors d'amour et de n'éveiller aucun écho, il laissera faiblir sa tendresse et ne demandera plus à cette femme qu'une belle peau et de beaux yeux. C'est ainsi que finissent tous les rêves que nous faisons sur les filles perdues. Par bonheur, nous relirons de cet amour trompé un excellent résultat. Nous nous sentons pris d'une horreur profonde pour la débauche, et si nous cherchons encore le vice, ce n'est qu'à contre-cœur et en sachant que nous agissons mal. Tu crois peut-être que ce n'est ici qu'un cas particulier, et qu'en te racontant cette histoire, je ne saurais parler de la généralité. J'ai bien peur, pour un seul échantillon, de connaître l'espèce entière. Règle générale: toute lorette adore ces poseurs de café qui le leur rendent en les méprisant, en les traitant encore plus mal qu'elles ne le méritent. Pourvu qu'on leur jette de la soie, des pièces de cent sous, qu'on ne les fatigue pas trop d'amour ni de morale, elles poursuivent, persuadées que vous êtes un fripon, un imbécile, que vous les insultez! voire même que vous prenez un bâton. Mais qu'elles rencontrent un cœur noble, qui tâche de les relever par l'amour, et qui, avant tout, voulant pouvoir les estimer, cherche à les rendre honnêtes femmes, ah! celui-là, elles le bafouent, le gardent parfois pour son argent, mais ne l'aiment jamais, même dans le singulier sens qu'elles donnent à ce mot. De sorte qu'on arrive par cette observation à cette bizarre formule: «Aimez la lorette, elle vous méprisera; méprisez-la, elle vous aimera.»
Notre jeune homme trompé une première fois s'adressera-t-il à une veuve? Ici l'expérience me manque et je ne puis que deviner et dire mon propre goût. Il est pourtant une remarque que je fais: d'où vient qu'à vingt ans, lorsque nous rêvons une amante, cette amante n'est jamais une veuve? c'est-à-dire une femme faite, passée maître en fait d'amour et dont nous ne serions, à coup sur, que les écoliers peut-être maladroits. Cela ne viendrait-il pas de cette pensée que notre amante doit tout tenir de nous et, d'autre part, de cette timidité d'enfant qui recule devant une expérience plus grande, de cette exquise jalousie de l'amant qui veut la rose dans tout son parfum pour l'effeuiller facilement? Quoi qu'il en soit, je constate le fait; la veuve n'est pas l'idéal de nos rêves: cette femme libre, plus âgée que nous, nous effraye. Je ne sais quel pressentiment nous avertit que, honnête, elle nous amènera prosaïquement et sans amour au mariage, et que légère, elle fera de nous un jouet qu'elle jettera ensuite pour un autre. Nous préférons tenter la femme entretenue, tenter le vice, comme je le le disais tantôt, que de nous heurter à une vertu fardée. Nous préférons la femme libre par une émancipation volontaire que celle à qui un triste accident vient de rendre une liberté, peut-être désirée; nous préférons enfin, emportés par nos jeunes cœurs, essayer une bonne action, nous battre au nom du bien contre la débauche, que d'aimer une femme déflorée aussi, et dont l'amour ne présente ni les difficultés, ni la poésie de l'autre. Effet de nos cerveaux fêlés, me dira-t-on. C'est possible; non, je le répète, une veuve nous effraye et nous ne la choisissons que rarement pour première maîtresse. Je suis d'ailleurs peu au courant de ces dames, et je n'affirme pas pour réel ce que je viens de dire.
Reste la vierge, cette fleur d'amour, cet idéal de nos seize ans, vision qui sourit à nos chevets, amante pure du poète qui le console dans ses rêves dorés. La vierge, cette Ève avant le péché: dernier rayon du ciel sur la terre, suprême manifestation du beau, du bien, de la divinité elle-même. Hélas! où est-elle cette créature divine, si innocente que la fange des hommes ne saurait la souiller, libre comme l'oiseau, n'agissant que par elle-même et agissant toujours bien? Je vois çà et là de petites pensionnaires, des jeunes filles fraîches du couvent. On me les donne comme vierges; je veux bien le croire; mais c'est une mauvaise raillerie de me parler de la virginité physique lorsque je demande la virginité morale. Que me fait que ces demoiselles sachent bien faire la révérence, qu'elles sachent ceci et cela; que même on ait pu les cloîtrer si étroitement que nulles lèvres d'homme ne se soient encore posées sur les leurs. Ce que je voulais en elles, c'était la chasteté de l'âme, l'amour du grand et du beau, la liberté d'action, sans laquelle on n'arrive qu'à l'hypocrisie et qu'au vice. Et encore ces prétendues qualités dont je n'ai que faire, on me les vend au poids de l'or; on fait sonner haut à mes oreilles les yeux baissés, l'air enfantin et niais de la jeune poupée; puis, lorsqu'on m'a bien détaillé ses mérites, sans seulement qu'il soit question de mon amour et du sien, sans qu'on me permette de la connaître et de sympathiser avec elle, on me crie, au nom des mœurs: «Monsieur, cela coûte tant; mariez-vous d'abord, vous vous aimerez ensuite, si faire se peut». On l'a dit avant moi, nous étalons la prostitution en plein soleil, mais nous cachons à tous les yeux la virginité. De sorte que, ne pouvant pénétrer jusqu'au sanctuaire, dégoûtés par la vénalité des vendeurs du temple, nous nous adressons au ruisseau. La vierge pour nous n'existe pas; elle est comme un parfum sous triple enveloppe que nous ne pouvons posséder qu'en jurant de le porter toujours sur nous. Est-il donc si étonnant que nous hésitions à choisir ainsi en aveugle, tremblant de nous tromper de sachet et d'en acheter un d'une odeur nauséabonde. Ma vierge idéale est libre avant tout; ce n'est qu'à cette condition que son âme est pure, exempte de feinte; ce n'est surtout qu'à cette condition que je peux sympathiser avec elle, l'estimer et enfin l'aimer.
Telle est pour moi la navrante réalité: la noceuse est à jamais perdue, la veuve m'effraye, la vierge n'existe pas. Tu nies donc l'amour? me diras-tu, et tu as renoncé à trouver sur la terre une amante. Je ne nie point l'amour et je ne désespère de rien: seulement j'attends quelque bon ange, quelque rare exception aux règles que je viens de poser. Je sais parfaitement que je rêve tout éveillé, que mon désir ne se réalisera peut-être jamais; mais il y a un peut-être et c'est là ma branche de salut. Je me cramponne à cette idée de possibilité, et je pars de là pour bâtir de longs romans où tout est pour le mieux et où, près de ma compagne, je me couronne de roses et m'enivre de volupté céleste. Puis, lorsque mon rêve s'évanouit, je doute parfois que ce soit un rêve, je crois réellement avoir été le héros de ce poème. Je n'en demande pas plus au ciel qui m'a doué d'une imagination assez vive pour m'illusionner ainsi. Dans mes heures de réalité, je suis d'ailleurs bien moins absolu qu'autrefois. Je demande à ma maîtresse de m'aimer seulement pendant la minute que je la tiens dans mes bras; d'être gracieuse avec moi, surtout de feindre plus d'amour qu'elle n'en a et de ne jamais me désabuser des rêves que je puis faire. Mais, à te vrai dire, toute cette réalité présente me semble hideuse; je ne l'accepte que parce qu'elle s'impose. Combien je préfère mes instants d'espérance et de rêverie!
J'ai changé de demeure et ma nouvelle adresse est rue Neuve-Saint-Étienne-du-Mont, n° 21. J'habite là un petit belvédère, occupé autrefois par Bernardin de Saint-Pierre et où il a, dit-on, écrit presque toutes ses œuvres. Une mansarde de bon augure pour un poète.—Ne m'en veux pas trop si je garde de longs silences. J'ai de grosses occupations, d'abord à paresser, puis à travailler à un long poème que je viens de commencer, puis à faire un petit acte en prose pour un nouveau théâtre qui se monte aux Champs-Élysées, puis enfin à courir de côté et d'autre pour un emploi que je sollicite et que je compte obtenir bientôt. Tu vois que je songe à une position.
—Voici Cézanne qui va venir me retrouver. Et toi, mon pauvre vieux, à quand ton bien heureux voyage? Je t'attends toujours au mois d'octobre; et je serai charmé de cesser cet échange de lettres, si plates le plus souvent et où nous disons si peu. Que cela ne t'empêche pourtant de me répondre au plus tôt. Quant à moi, je ne resterai pas un mois sans t'écrire, et je pourrai sans doute te parler plus sûrement sur ma situation matérielle et morale.
Je te serre la main. Ton ami,
Émile Zola.
Mes respects à tes parents.
Je n'ai jamais eu les yeux malades et je ne sais trop qui a pu mettre en circulation un tel canard. Mes entrailles seules me font souffrir de temps en temps.
XVIII
Paris, le 10 août 1860.
Mon cher Baille,
Le poète a deux armes pour corriger les hommes: la satire et le cantique, l'éclat de rire de Satan, et le sourire de Dieu; l'une, jouet qui corrige en déchirant, l'autre, baiser qui rend meilleur en faisant entrevoir le ciel. Je m'explique: le poète satirique met à nu l'homme et ses perversités, il les fait rougir et combat son vice par sa honte; le chantre lyrique, au contraire, crée une chimère, un homme idéal, le présente à l'homme réel et ramène ce dernier à la vertu par la sublime couleur dont il l'a peint. Ainsi donc, d'un côté fouiller la fange, en faire exhaler tous les miasmes, de l'autre, ouvrir les cieux, les montrer pleins de rayons et de parfums. Le but, me dira-t-on, est le même; c'est possible, mais puisque l'expérience n'a pas encore conclu pour tel ou moyen, puisque le choix est permis entre le cantique et la satire, je préfère de beaucoup le cantique. Je crois même, laissant là mon goût, que les splendeurs célestes sont plus capables de ramener les pécheurs que l'enfer; que l'on me peigne dans ma fange, il est possible que j'en sorte, mais que l'on me montre mon voisin, l'auréole au front, j'en sortirai plus vite encore. D'autre part, la satire mène à l'hypocrisie; on m'accuse de tel défaut, je le cache sans moyen de le cacher; c'est la peur qui me fait agir, et non l'envie de bien faire. Le cantique ne saurait avoir ce résultat: il me montre le bien dans tout son idéal, j'admire, je me sens emporté vers Dieu, pour Dieu lui-même; mes vices s'effacent, d'autant plus que j'approche de la Divinité. Ainsi donc le chantre lyrique agit, selon moi, avec bien plus d'efficacité et de puissance.
Si maintenant, laissant l'humanité, je considère le poète et les résultats qu'auront sur lui-même ses propres chants, je préférerais une seconde fois le cantique. Quand on remue la fange, il reste toujours quelques souillures aux mains; quand à l'aurore on s'égare dans les champs, on rentre parfumé de fleurs et de rosée. Le poète satirique, voyant toujours l'homme par ses mauvais côtés, finit par le prendre en pitié, en mépris, en haine; son rire, d'abord railleur, devient amer; son désir de corriger se change en celui de flageller; plus il va, plus la vase est profonde, plus il devient dur, impitoyable; son dernier cri est un blasphème. Il est d'une naïve évidence de dire que le chantre lyrique n'a pas à craindre ces terribles effets; ne chantant que le bon, le juste et le beau, ne présentant à l'homme que des spectacles de lumière, il se relève lui-même en tâchant de relever autrui. On peut, me dira-t-on, rester honnête homme tout en faisant des satires. Je n'en disconviens pas; mais si l'on est artiste consciencieux, si l'on se pénètre bien de son sujet, et surtout si l'on croit ce qui est écrit, il est clair que la satire n'est nullement apte à faire aimer les hommes, il est clair que le poète deviendra morose et misanthrope.
Pour me résumer et te faire même mieux comprendre ma pensée, je te dirai que, selon moi, une lecture de Lamartine est de beaucoup plus fertile en vertus qu'une lecture de Juvénal; l'un vous emporte d'un coup d'aile jusqu'au trône de Dieu, l'autre, comme Dante, vous fait, d'abord passer par l'enfer. J'ajouterai—ce ne peut être ici qu'une hypothèse, mais une hypothèse basée sur le bon sens, sur une stricte déduction,—j'ajouterai que Lamartine doit être meilleur que Juvénal, si du moins on les juge d'après leurs écrits, si l'on veut bien se dire que l'œuvre laisse toujours sa trace dans l'âme du poète; chez l'un, la morale chrétienne fécondée par ses chants d'amour, chez l'autre, l'intolérance et la misanthropie qui ont dû faire naître nécessairement ses sanglantes satires.
Après ce que je viens de te dire, je n'ai pas besoin de conclure que j'ai choisi le cantique. Ce n'est pas que la satire, l'ironie amère n'éclatent parfois même chez Lamartine; chacun a ses heures de peine et de découragement. L'âme se brise, ce ne sont plus des pleurs, ce sont des sanglots et des cris. Ces rares coups de fouet ont alors d'autant plus de résultats qu'ils tranchent sur la douceur habituelle; d'ailleurs, n'en auraient-ils aucun, on ne peut empêcher de soigner l'âme blessée. Mais tailler ma plume et me mettre à noircir l'homme de parti pris, lui ôtant ses rares qualités et faisant ressortir ses nombreux défauts, c'est ce que je ne saurais aimer. La société, je te l'ai dit de trop, n'est certes pas telle qu'il la faudrait; mais, puisqu'on a deux remèdes pour la ramener au bien, qu'on use au moins du plus certain et du plus inoffensif pour soi-même.
Il est d'autres considérations plus élevées qui me feraient encore choisir le cantique, je les puiserai dans l'idée que je me suis faite du poète moderne. Qu'on ne s'y trompe pas, l'artiste est un soldat: il combat au nom de Dieu pour tout ce qu'il y a de grand. Ce n'est pas comme autrefois un vain rêveur, se laissant aller à sa fantaisie, chantant pour chanter et se souciant fort peu des échos qu'éveille sa lyre. Dans nos temps de matérialisme, dans notre siècle où le commerce absorbe chacun, où les sciences si saines et si grandes déjà rendent l'homme orgueilleux et lui font oublier le savant suprême, le poète a une mission sainte: montrer à toute heure, en tout lieu, l'âme à ceux qui ne pensent qu'au corps, et Dieu à ceux dont la science a tiré la foi. L'art n'est autre chose; c'est un flambeau splendide qui éclaire la voie de l'humanité, et non une misérable bougie dans le taudis d'un rimeur. Il ne s'agit pas seulement de faire de beaux vers, il faut que ces vers soient une sublime leçon de vertu; dans les deux cas, on peut être un grand artiste, mais dans le premier, on se sert mal du feu sacré donné par Dieu; dans le second, on devient un disciple, un apôtre de la Divinité. En effet, qu'appelle-t-on art, si ce n'est la perfection, la sublimité divine, la divinité elle-même; Dieu, poésie, mots synonymes pour moi. Vous donc qui vous dites artistes, vous qui vantez Dieu en vous, croyez-vous que vous n'aurez pas à rendre compte de l'emploi de la sainte étincelle. Le Maître vous mit sur la terre, comme il y mit autrefois les prophètes, qui étaient ses poètes eux aussi; il vous mit, phares lumineux, dans la vie humaine, pour indiquer le ciel à l'homme. Chantez donc, et que vos chants servent à l'humanité; remplissez votre mission, soyez apôtres du progrès et dites-vous qu'une lyre est une arme et non un jouet. Si l'art ne sert à rien, si, comme on le dit souvent, les poètes ne sont que de brillantes inutilités, disons à notre tour que Dieu n'existe pas, que le grand et le beau sont des mensonges. La chose dont je voudrais qu'on fût persuadé est celle-ci: que l'art doit être avant tout utile, soit directement, soit indirectement; qu'il est aussi nécessaire à une société que le manger et le dormir, surtout que c'est un bienfait de Dieu, une étoile des mages placée sur le front du prédestiné pour sortir du bourbier et guider vers la plaine fleurie l'humanité chancelante. Dès lors, on ne hausserait plus l'épaule en parlant d'un poète.
En plaçant l'art si haut, j'ai par là même élevé l'artiste; plus le dieu est parfait, plus le pontife tend à la perfection. L'artiste.—poète, peintre, sculpteur, musicien,—est un véritable grand prêtre. Je l'ai tantôt comparé à un prophète; c'est la meilleure comparaison possible. Avant la venue d'un Dieu, des hommes, et ce sont les prophètes, annonçant le Messie futur; puis, après son ascension glorieuse, d'autres hommes, et ce sont les artistes, le rappelant aux siècles suivants; mais au fond, prophètes, artistes, mêmes fronts marqués du doigt de Dieu. N'est donc pas artiste qui veut, l'étincelle ne tombe que sur quelques élus. Mais il est toujours glorieux d'essayer; si l'haleine vous manque, qu'importe! vous tombez grand encore d'audace.
Laissons ce martyr et parlons du véritable artiste. Comme il est homme malgré son génie, il peut se tromper, dépenser follement l'étincelle, comme Alfred de Musset, de qui on peut dire heureusement que plus tard il brûla ce qu'il avait adoré et adora ce qu'il avait brûlé. Ou bien, comme V. Hugo, se mêler de politique, écrire sur l'événement présent une pièce qui n'aura plus de sens demain. Ou enfin, comme Lamartine, ne parler que de l'âme, de l'humanité en général; et c'est là le poète usant bien de la flamme sacrée. L'artiste doit planer sur les misérables considérations d'un jour; il ne doit pas plus se faire chantre du vice que le héraut politique d'une époque. L'humanité, voilà son livre, voilà sa vaste carrière; qu'il considère l'homme et non les hommes; qu'il soutienne le faible et encourage le fort; surtout, qu'au-dessus de nous, il nous montre un Dieu, et nous donne avec une âme immortelle l'espérance du ciel. L'Évangile est un livre éternel, par cela même qu'il s'adresse à l'humanité tout entière, et non à quelques hommes seulement. Tel doit être le livre du poète: vrai pour tous, consolant et améliorant chacun; non par l'image de telle ou telle société, mais par celle du genre humain, non par l'enthousiasme sur une action, sur un sentiment particulier, mais par le chant immortel de la vertu, de la liberté, de l'amour, etc., etc.; et, pour revenir à mon point de départ, non par la peinture de tel siècle corrompu, mais par celle de la splendeur éternelle des cieux.—Voilà, selon moi, la vraie poésie, le vrai poète moderne, l'homme du progrès, l'artiste sublime se servant dignement de la lyre que Dieu lui a confiée.
Je parle en général, ne t'y trompe pas. Un poète écrivant, comme V. Hugo, le Dernier jour d'un Condamné ne sort pas de la voie tracée, puisqu'il s'occupe d'une question particulière. Il n'y a pas de règle sans exception même nécessaire.—D'un autre côté, c'est l'idéal du poète que je trace et non peut-être le poète réel; la fantaisie règne toujours plus ou moins dans une cervelle humaine; chacun a ses égarements, chacun ses heures de doute.
Maintenant tu pourras me demander, puisque je m'occupe de l'art, quelle forme je crois la meilleure pour arriver au but, quel genre je choisirai. Je te répondrai que je cherche encore ma voie, que la meilleure forme est celle dont on se sert le mieux. L'idée, voilà le principal; le reste n'est qu'une question d'étude et d'aptitude. D'ailleurs, ne crois pas, après avoir exalté l'artiste, que j'ose prendre ce titre; je tâche, rien de plus, je tâtonne, je cherche à arriver au mieux dont je suis capable, et alors seulement je me déciderai à élever la voix.—Le drame est un puissant mobile, il s'adresse aux masses, les étreint, les corrige toujours un peu, mais il a aussi un grand inconvénient: écrit pour la scène, il perd son prestige à la lecture; sans acteur, il ressemble à une arme sans poudre; en un mot, il est incomplet et ne dure qu'un instant. D'un autre côté, mon esprit ne se prête pas à ce genre; ce n'est donc pas le moyen que je peux choisir. Je préfère le poème, au roman ou vers; Paolo, ma dernière œuvre, serait en quelque sorte mon essai. Dans une série d'ouvrages semblables, j'idéaliserai tour à tour tous les nobles sentiments; bien entendu, je tâcherai d'être plus correct, plus artiste, même plus réel. Ce ne sont encore que des projets; peut-être une meilleure idée viendra-t-elle les chasser. Nous en parlerons.—Je te dirai plus tard ce que je pense du vers, cet outil est à tous, cette matière terne ou brillante, selon la main qui l'emploie. Le vers est le corps d'un ouvrage et l'idée l'âme.
L'autre soir je me trouvais entre un protestant et une vieille dame catholique et dévote. Je ne sais trop pourquoi, j'étais plus expansif que de coutume; je me laissai aller à avancer quelques-unes de mes opinions sur la vie, surtout sur la religion. Mes deux auditeurs ne tardèrent pas à se récrier, chacun prêchant pour son saint, puis ils se réunirent et conclurent également que je n'étais d'aucune secte religieuse. Je fus obligé de conclure tout bas qu'ils avaient raison.—Quelles que soient leurs religions, les peuples s'accordent sur l'idée de Dieu; chez tous, c'est toujours le même être puissant, juste et bon; chez tous, jusqu'à un certain point, c'est l'idée d'une vie future de peines ou de récompenses, selon les mérites. Étrange bizarrerie! les juifs, les protestants, les catholiques ont la même base religieuse: la Bible. Leurs dogmes, leur morale sont puisés à la même source; la loi écrite est la même; d'où vient donc l'énorme différence qui les sépare? Des commentateurs évidemment, des différentes manières d'expliquer le texte. Si ce n'est pas une pitié! leur Dieu est le même, la manifestation la même, et les voilà s'entre-tuant pour un mot mal défini. Chacun d'eux convient de l'être suprême, mais chacun veut avoir le sien; bataille de mots plutôt que d'idées, puérilités qui font hausser les épaules. Dieu a-t-il demandé qu'on l'adore de telle ou telle manière? ne lui suffit-il pas qu'on se prosterne, qu'on le reconnaisse, lui et l'âme, son souffle divin. Que lui importe le nom dont on l'appelle? Jéhovah, Dieu, Allah, etc., etc.? n'est-ce pas toujours le Créateur, l'intelligence qui régit le monde? Son temple est l'univers, et la prière la plus fervente est pour lui la plus agréable, n'importe le nom sous lequel on la lui adresse.—Outre les commentateurs, le clergé, la classe sacerdotale: voilà la plaie, l'homme qui sert d'intermédiaire entre son semblable et le ciel, faire de son Dieu, à sa propre image, un être jaloux, petit et mesquin.—«Hors de l'église, crie-t-il, point de salut!»—c'est-à-dire hors des prêtres.—«Le Seigneur n'écoute que moi, je suis infaillible, et, lorsque je parle, c'est le ciel même qui parle. Vous avez beau être vertueux, croire en Dieu, croire à l'âme, si vous ne vous courbez pas sous ma loi, si vous n'accomplissez pas les pratiques que je vous impose, vous n'en irez pas moins en enfer. J'ai tout pouvoir sur vous, moi le ministre du Tout-Puissant. Je puis m'occuper de politique comme de religion, comprimer la pensée et la liberté la croix à la main. Et si vous bougez, si vous vous révoltez, je vous excommunie de par le paradis et de par tous les saints.»—Et ce n'est pas d'un clergé en particulier que je parle, c'est de tous. Il vient toujours un moment dans chaque société où la théocratie règne, où l'homme faillible et fragile gouverne ses semblables au nom du ciel, et met ses vices, ses mauvaises actions sur le compte de Dieu. Point de clergé donc, je n'en ai que faire; la prière, voilà le seul intermédiaire que j'accepte entre le Seigneur et moi. Point de commentateurs; j'ai l'idée d'une Puissance éternelle et je l'adore, sans vouloir subtiliser. Dans nos temps d'examens philosophiques, ce qui a tué la foi, ce sont et les prêtres et les commentateurs: les prêtres, surtout les catholiques, mensonges nouveaux, êtres à part dans la société, êtres impossibles et contre l'esprit divin; les commentateurs, les uns démolisseurs stupides, comme les appelle Musset, renversant tout sans rien réédifier, les autres fanatiques forçant les mots et les phrases du bec et des ongles pour créer une Divinité de fantaisie. Mais, si l'on eut été tolérant, si l'on eut laissé à chacun son Dieu, le même pour tous sans exalter le sien, sans surtout démolir celui du voisin, je le demande, la foi serait-elle morte? Et d'ailleurs, la foi en Dieu est-elle bien morte? Chacun ne reconnaît-il pas une suprême Puissance, chaque cœur généreux ne sent-il pas son âme tendre vers le ciel? Je le dis en vérité, ce qui est mort, ce qui se meurt, ce sont les prêtres, les faiseurs de systèmes, les stupides fanatiques, les commentateurs. Mais tant que l'humanité vivra elle pensera à son Créateur et l'adorera en levant les yeux vers le ciel. Chaque secte religieuse a sa profession de foi, je veux faire ici la mienne: «Je crois en un Dieu tout-puissant, bon et juste. Je crois que ce Dieu m'a créé, qu'il me dirige ici-bas et qu'il m'attend dans les cieux. Mon âme est immortelle et, me donnant le libre arbitre, le Maître s'est réservé le droit de peines et de récompenses. Je dois faire tout ce qui est bien, éviter tout ce qui est mal, et compter surtout sur la justice et sur la bonté de mon Juge.» Maintenant je ne sais si je suis juif catholique, juif protestant ou mahométan, je sais que je suis créature de Dieu, et cela me suffit.
Si l'on me demandait si je reconnais Jésus-Christ comme Dieu, je l'avoue, j'hésiterais à répondre. Jésus est plutôt pour moi un législateur sublime, un divin moraliste; s'il n'est pas Dieu, c'est un de ses saints envoyés. Car, si je le devine, je perds dès lors l'idée si nette que je me fais du Très-Haut. Je reconnais bien qu'avec sa puissance le Créateur peut tout faire; même se dédoubler, venir sur la terre et rester dans les cieux. Mais voici en foule les prêtres et les commentateurs tiraillant Jésus sur sa croix, les uns le déclarent infâme, scélérat, les autres Dieu, et donnent chacun à ses paroles un sens opposé. Je chancelle, ma raison humaine ne suffit plus; il me faut tout rejeter, ou m'incliner stupidement devant un Christ de convention et subir en son nom des pratiques instituées par les hommes. La raison, me disait souvent l'aumônier du lycée Saint-Louis, la raison est suffisante en matières religieuses, et je ne suis pas de son avis; la foi a été inventée pour les femmes et pour les enfants. Je ne veux donc considérer le Christ que comme le devineur des prophètes, comme un homme marqué du doigt de Dieu, comme le réel prêtre infaillible, parlant véritablement en son nom. En tout cas, s'il est vraiment fils de Dieu—remarquez que ce titre qu'il s'est donné devant Pilate et devant Hérode, tu pourrais également le prendre en qualité de créature de Dieu,—s'il est fils de Dieu, dis-je, je l'adore dans son père. Ce n'est pas que j'ai plaisir à nier sa divinité; si chrétien veut dire disciple du Christ, je prends hautement ce nom; ses préceptes sont les miens, son Dieu le mien. C'est que cette divinité me paraît inutile, c'est qu'elle a été exploitée par mes cauchemars, les prêtres et les commentateurs, c'est que je n'en ai aucun besoin pour l'aimer et le vénérer. Il n'en est pas moins glorieux pour moi dans le ciel, il n'en a pas moins accompli sa sublime mission. Je le prie comme un saint, comme le bras du Seigneur sur la terre, comme son révélateur. N'est-ce pas assez, et mes paroles sont-elles des blasphèmes? D'ailleurs, je suis aussi ignorant en théologie qu'en toute autre science. Peut-être, si j'étudiais, je reviendrais sur ces opinions: peut-être aussi nierais-je plus fortement: doute et science sont frère et sœur. N'importe, je me résume et je conclus que j'adore le Dieu que le Christ nous révéla.
Je te signalais dernièrement un mot qui m'agaçait, le mot position; aujourd'hui c'est une expression qui jouit du même avantage, celle de un homme comme il faut. Un homme comme il faut porte un habit noir, une cravate blanche, parfois une épingle et une chevalière d'or; il s'exprime à peu près en français; il prise, prend toujours le haut du pavé et se gonfle à crever toutes les fois qu'il dit mon argent. D'ailleurs, c'est peut-être le plus insigne coquin, le fripon le plus impudent; mais que diable!—inclinez-vous,—c'est un homme comme il faut. Un homme comme il ne faut pas, c'est cet ouvrier qui habite ce taudis; sa blouse est noire de travail, sa cravate pend, déguenillée; il ne sait rien, le malheureux, pas même lire; il se glisse comme une chose immonde dans la fange des rues, et porte, ainsi que Bias, toute sa fortune sur lui. Il est vrai qu'il est honnête homme, que la misère ne l'a pas encore conduit au vol, qu'il sait souffrir et se taire; mais pouah!—écartez-vous—c'est un homme comme il ne faut pas. Si ce n'est pas pitié! si cela ne crie pas vengeance!
Il m'est échappé une faute grossière dans mon Paolo, que Cézanne me dit t'avoir remis. Dans la prière qui termine le poème se trouve ce vers:
Je voulais dire parabole, figure géométrique, et non hyperbole, fleur de rhétorique. Aie donc l'obligeance de remplacer cet infâme alexandrin par celui-ci:
Le dernier hémistiche est un peu sifflant, tant pis! Remarque générale: chaque fois que je veux faire de la science ou de l'histoire, je commets des énormités. Je n'ai pour moi que mes rêves, mes imaginations et mon amour de l'harmonie; chacun son lot—et, sans vanité, je ne me plains pas du mien.
Cette lettre faite depuis longtemps attendait ta réponse pour partir. Je viens de la recevoir et de la lire tout en fumant ma pipe.—Je ne puis donc y répondre que dans ma prochaine missive: permets-moi seulement que je me disculpe de quelques accusations graves.—Ce n'est pas S... que j'ai aimée, que j'aime peut-être encore; c'est l'Aérienne, un être idéal que j'ai moins vu que rêvé. Que m'importe qu'une fille d'ici-bas que j'ai courtisée une heure ait un amant. Me crois-tu assez fou pour empêcher la rose d'aimer chaque papillon qui la caresse?—Ne me fais pas l'injure de penser que je rejette la forme en poésie. Tu as fait quelque cauchemar, rien de plus. Moi, renier la forme! où diable as-tu pêché cela? Quant à la critique de Paolo, si tu l'as écrite, garde-la; nous la discuterons au mois de septembre. Crois seulement une chose: c'est que je n'ai pas écrit un seul vers sans intention; il sera bien difficile de retrancher et d'ajouter; je te ferai voir pourquoi et tu te rendras à mes raisons.
Mes respects à tes parents. Je te serre la main.
Ton ami,
Émile Zola.
XIX
Paris, 21 septembre 1860.
Mon pauvre vieux.
J'ai reçu ta lettre avant-hier matin et, dans l'espérance de te donner une réponse décisive, j'ai attendu jusqu'à ce jour. Je me décide enfin à t'écrire, bien que mon voyage ne soit pas encore certain et que je ne puisse t'en fixer la date.—Tu dois en être persuadé: les obstacles ne dépendent nullement de moi, ma volonté n'y est pour rien, et je désire peut-être plus que toi d'aller m'égayer quelque temps, sous votre beau ciel. Si je pouvais partir aujourd'hui, je partirais; je travaille du bec et des ongles pour aller vous serrer la main, et si vous ne me voyez pas venir, dites-vous que j'ai tout fait et que rien n'a réussi.—D'ailleurs, j'espère fortement et, si je ne craignais de vous causer une fausse joie, je vous dirais de compter sur ma venue. Tout ce que je redoute, c'est un retard plus ou moins long, c'est de laisser passer les jours de vacances. Écris-moi donc la date de votre rentrée, combien tu comptes passer de temps à Aix, afin que je fixe le dernier jour possible de mon départ. Je pense rester au moins quinze jours auprès de vous, et tant que tu auras ce laps de temps libre, je ne désespère de rien.—Je ne saurai trop me plaire à te le répéter: pour moi, mon voyage est presque une certitude. Vous pouvez chaque jour recevoir une lettre vous annonçant définitivement ma venue. Mais ce qui me désespère aujourd'hui, ce qui nous chagrine, vous et moi, c'est de ne pouvoir vous dire: allez tel jour m'attendre à la gare.—N'importe, tâchons de tuer le temps en attendant cette bienheureuse lettre que j'aurai autant de plaisir à vous écrire que vous à la recevoir. Écris-moi au plus tôt ce que je te demande: la durée de ta liberté. Ta lettre me trouvera encore à Paris, et dans le cas contraire, que vous importe.
Dis à mon vieux Cézanne que je suis triste et que je ne saurais répondre à sa dernière épître; cette lettre est pour vous deux. Il est presque inutile qu'il m'écrive, jusqu'à ce que la question du voyage soit résolue. Qu'il attende une lettre de moi, soit pour lui annoncer nos longues causeries, soit pour lui dire de reprendre notre banale conversation écrite.
J'ai à te blâmer d'une chose, blâmer n'est pas le mot, mais n'importe. Il y a cinq à six semaines, tu m'annonçais tes examens écrits et tu ajoutais: «Je n'ai aucune espérance.» Moi, je te crois et j'en gémis. Mais point du tout, te voilà bel et bien déclaré admissible. Voilà donc que j'ai poussé des gémissements en vain. Aujourd'hui tu m'écris que tu as passé tes examens oraux et, comme la première fois, tu me dis être très mécontent et désespérer entièrement. Donc, dois-je m'attrister de nouveau? ce ne serait ni logique, ni raisonnable. D'une première expérience, je déduis qu'il ne faut nullement me fier sur les jugements que tu portes sur toi-même, et qu'il est sage d'attendre les résultats pour pleurer ou sourire.—Ne te serais-tu pas fait le raisonnement suivant: «Je viens de me présenter à l'École polytechnique, c'est-à-dire de subir des épreuves redoutables. De deux choses l'une: ou je suis refusé, ou je suis accepté. Disons alors que je compte être refusé et le profit est clair des deux côtés. En effet, si je suis réellement refusé, la mauvaise impression est diminuée d'autant qu'elle est préparée depuis plus de temps; si au contraire, je suis accepté, la bonne impression est d'autant plus grande qu'elle est moins attendue.» Merveilleuse tactique que celle-là, et si vraiment tu la suis avec conscience, elle le fait honneur. En tout cas, si ce n'est qu'une de mes inventions, je te conseille d'en user sciemment après en avoir usé par hasard.—Quant à moi, je compte donc sur ton admission tout comme avant ta lettre; ce n'est qu'après avoir lu la liste des vainqueurs que je prendrai le deuil ou que j'ingurgiterai en ton honneur un liquide quelconque.
Marguery est à Mâcon; il vient de m'écrire de cette ville en m'annonçant sa prochaine arrivée à Paris. Si j'y suis malheureusement encore, j'aurai donc le plaisir de bavarder une heure avec cet excellent garçon. Il est en route pour les bords du Rhin: charmant voyage que celui-là et que j'ai toujours rêvé. Ne pourrons-nous jamais réaliser ce songe?
Je suis presque continuellement indisposé. L'ennui me ronge; ma vie n'est pas assez active pour ma forte constitution, et mon système nerveux est tellement ébranlé et irrité que je suis dans un état perpétuel d'excitation morale et physique. Je suis incapable d'entreprendre quoi que ce soit, et je sens combien les distractions d'un voyage et la joie de vous voir seraient efficaces contre cette longue insomnie.—La nuit dernière, comme je dormais à moitié d'un sommeil fiévreux, il m'est venu une idée que je crois grande et belle. Un long poème à faire hurler ou applaudir la foule à mes pieds. La pensée est encore vague pour que je puisse la communiquer ici. D'ailleurs, c'est une œuvre tellement sérieuse et d'une portée si grande qu'on ne saurait trop la méditer et la soumettre à des amis. Aussi je compte prendre tes conseils et tâcher de mettre un peu d'ordre dans ce nouveau cahier.
Buvez et riez, mes bons amis. J'ai tant de choses à vous dire, à vous demander: mes projets, les vôtres. J'ai tant de choses à voir: les panneaux de Paul, la moustache de Baille. Puis, d'ailleurs, n'est-ce donc rien que de fumer une pipe près de vous, même sans parler; d'aller faire quelques lointaines courses, de revoir les objets, les personnes qui me rappellent ma première jeunesse, qui me parlent de vous et de nos rires enfantins.—Je veux aller à Aix; je le jure sur ma pipe!!!
Je ne saurais t'en écrire davantage. C'est à regret que je t'envoie cette lettre si vague et si pleine d'inquiétude; que ne puis-je me plier en quatre comme ce flexible papier et m'expédier sous enveloppe pour la modique somme de vingt centimes!
Mes respects à tes parents.
Je te serre la main. A bientôt cependant. Ton ami,
Émile Zola.
Vous avez tort de m'accuser de manquer de cordialité et de confiance à votre égard. Vous êtes les seuls à qui j'ose confier mes rêves, bien insensés sans doute. Si je ne vous entretiens pas de ma vie privée, si je ne mets pas par-devant vous mon intérieur, c'est que ces détails matériels ne sauraient augmenter ou diminuer notre amitié, et n'auraient pour résultat que de m'attrister.
XX
Paris, 2 octobre 1860.
Mes chers amis.
Puisque vous avez élu domicile cours Sextius, puisque c'est là votre café, votre tabagie, votre tout, je crois donc devoir y adresser mes lettres jusqu'à nouvel ordre. D'autre part, par raison d'économie, la même épître servira pour vous deux: économie de temps, économie d'argent.
Je remets à la fin de cette missive la question voyage. Comme je ne compte vous l'expédier que dans quatre ou cinq jours, j'espère alors pouvoir vous parler avec certitude. Si vous êtes pressés, interrogez donc les dernières lignes.
Je ne veux aujourd'hui que me désennuyer en bavardant un peu avec vous.—Baille me dit quelque part: «Passons le temps en lettres et en souvenirs.»—C'est bien dit et j'applaudis. Dante se trompe lorsqu'il écrit: «Rien n'est plus douloureux qu'un souvenir de bonheur dans un jour de tristesse.» Je lui réponds hardiment: «Rien ne repose mieux le cœur, et rien ne fait mieux briller le sourire parmi les larmes que le parfum du temps passé.»—Vous me prêchez l'économie; vous souvenez-vous de l'an dernier, lorsque l'argent de Paris se faisait attendre, et que notre demi-tasse et notre partie de dames nous réclamaient au divan. On se cotisait, on finissait toujours par ramasser les quelques misérables sous qui devaient servir à tuer la soirée. Baille tournait à l'économie; il prétendait comme aujourd'hui faire de nous des thésauriseurs, des avares; pardonnables et prodigues avares que ceux qu'il rêvait. Mais la franchise avant tout, et je dois déclarer que le péché d'avarice trouvait en lui un terrible adversaire, un autre péché capital, bien gros, bien damnable: la Gourmandise. Il nous débauchait parfois, le saint prédicateur; t'en souviens-tu, Cézanne? Il me poussait chez Illy, et t'expédiait chez Leydet; puis, lorsque tu lui rapportais une fiole d'un liquide quelconque, lorsque je pliais sous une charge de choux à la crème, il se frottait les mains et nous guidait en se léchant les lèvres vers ma mansarde, lieu de nos débauches gastronomiques. Parfois encore, après un long sermon très pathétique, très larmoyant sur l'abstinence, le soir au café, il rêvait une bavaroise, et, sans la commander pourtant, il parlait d'un certain mal de gorge et tâchait de nous apitoyer sur son œsophage irrité. Monstruosité! une bavaroise! ce liquide coûtait huit sous et la demi-tasse n'en coûtait que cinq. Et voilà les économies! voilà les sermonneurs! en paroles ils boivent de l'eau et mangent du pain bis; mais en action ils ingurgitent des bavaroises et se bourrent de brioches.—Je me souviens d'un autre méfait de Baille, et puisqu'il est sur le banc des accusés, profitons-en pour faire contre lui un réquisitoire foudroyant. C'était au barrage, le jour de l'agréable hospitalité à nous offerte par messieurs les jésuites; nous avions emporté, s'il m'en souvient, un gigot d'une certaine encolure. Or donc, nous nous mettons à table, c'est-à-dire sur le gazon, près de la fontaine. Je mange du jambon, puis je cherche le gigot: néant, éclipse totale. Je cherche le gigot de plus en plus introuvable. Enfin, j'entrevis le manche, puis, tout au bout, Baille suspendu encore à quelques lambeaux de chair. Ah! monsieur l'économe, que vous en avez mangé ce jour-là du mouton! Dénouement, je conclus qu'un gourmand est l'antipode d'un avare, un économe même est l'antipode de notre ami. Méfies-toi, Cézanne, pendant qu'il te prêchera, il séchera tout doucement les bouteilles, fumera le tabac, et si tu as la bonhomie de prêter les oreilles et les yeux, tu chercheras, après son discours, vainement et tout effaré, les ingrédients indispensables à la vie d'un honnête homme.—Or ça, Baille, mon ami, je veux, en allant à Aix, n'être économe que si j'y suis forcé; sinon, je te promets des choux et des bavaroises et des gigots,—le tout pour fondre ton éloquence de pédagogue, comme la neige aux rayons de mai.—L'économie est un mythe chez vous et je m'en réjouis. Ne serait-il pas curieux que deux jeunes garçons de vingt ans calculent sou par sou leurs plaisirs. Vive Dieu! rions aujourd'hui; demain viendra avec des pleurs ou des sourires, et la grande sagesse est de le prendre tel qu'il se présentera. Voilà, direz-vous, une bien vilaine morale; mais je la trouve sublime, bien qu'un peu imprudente. Je me rappelle à ce sujet un mot profond de Cézanne. Lorsqu'il avait de l'argent, il se hâtait ordinairement de le dépenser avant de gagner son lit. Interrogé par moi sur cette prodigalité: «Pardieu! me disait-il, si je mourais cette nuit, voudrais-tu que mes parents héritent?»—O Baille, médite cette pensée profonde, et ne prends mes accusations, mes épithètes et mes railleries que comme le jeu d'un ami qui se berce doucement dans de lointains et joyeux souvenirs.
Marguery est à Paris. J'ai déjà passé deux journées avec ce grand dramaturge, ce célèbre vaudevilliste. Que vous dirai-je que vous ne sachiez déjà. L'enfant grandit, mais ne change que rarement; notre ancien compagnon est toujours ce garçon excellent, cet impuissant romancier qui s'admire avec tant de bonne foi et de naïveté qu'on ne saurait lui en vouloir. Après vous, je l'estime mon meilleur ami; je préfère sa naïveté enfantine à la fatuité superbe des De Julienne et des Marquezi.—Nous avons couru ensemble la capitale, ingurgitant çà et là quelques cafés. Puis je l'ai mené à l'administration du Journal du Dimanche, la Provence musicale. Enfin je lui ai lu un proverbe que j'ai écrit cet hiver et dont j'ai dû vous parler. Il a applaudi et m'a conseillé fortement de le présenter au théâtre de l'Odéon. Il est vrai que cela me rapporterait peut-être quelque argent; mais je ne veux m'y décider qu'après vous avoir consultés, ce que je me propose de faire si je vais à Aix.
Tu m'assures que Cézanne viendra ici au mois de mars.—C'est à Baille que je parle, et non à Paul auquel je me suis promis de ne plus parler de cela.—Puisses-tu dire vrai; j'ai de longues journées d'ennui. Vous avoir près de moi serait une suprême consolation et un encouragement dans la tâche ardue que je me suis imposée. Je ne suis pas de ces êtres qui peuvent s'atteler impunément à leur travail comme à une charrue et traîner péniblement la charge imposée. Il me faut des distractions, des rires et du sérieux. Ah! si vous étiez ici! Je n'y compte pas, je l'espère; c'est tout ce que peut dire un homme.
Je reçois à l'instant votre lettre et je reprends ces feuilles, abandonnées et reprises souvent.—Je ne puis que vous remercier des dispositions que vous avez cru bonnes pour notre tableau de famille et les papiers de ma mère. Quand même vous eussiez agi contre mon vouloir, je ne saurais encore que vous en rendre grâce, puisque votre amitié seule vous a conduit. Heureusement que ce déménagement partiel était dans mes vues, et que le plaisir que je trouve à vous voir prendre mes intérêts n'est obscurci par aucun nuage. Merci donc encore une fois.—Quant aux autres objets, misérable mobilier s'il en fut, vous pouvez parfaitement les laisser en place. Ce que vous avez enlevé m'est cher et je n'aurais voulu aucunement les laisser aux hasards des événements et aux mains crochues dont parle Cézanne. Mais le reste, je le livre de bon cœur aux vautours et aux tigres; je le répète, ne touchez plus à rien.
D'ailleurs, j'ai un reproche à vous faire. Vos lettres sont obscures et je ne saurais y trouver rien de certain. Vous m'accusiez naguère de manquer de franchise, je puis vous renvoyer ce reproche avec plus de droit. Quels sont les objets disparus? Quelles sont les personnes que vous soupçonnez? Si vous avez pris cette mesure extrême de me déménager sans que j'en aie manifesté le désir, il est logique de penser que vous y avez été poussés par de graves événements. Mais, encore une fois, quels sont ces événements? Craindriez-vous par hasard de m'offenser en me les racontant? Dites toujours, mes pauvres amis, je commence à connaître le monde et, si rien ne m'étonne de la part des autres, rien ne m'offense de la vôtre.—Ainsi donc dans votre prochaine lettre, soyez explicites pour que je puisse remédier au mal s'il en est temps encore.
Cézanne a la clef de la maison; qu'il la garde religieusement et tâche de faire oublier qu'il l'a en son pouvoir. Si même on la lui demandait, n'importe qui, qu'il la refuse tout net et dise, s'il veut se débarrasser, qu'il l'a égarée. Enfin, pour dernière recommandation, je vous dirai d'aller le moins possible à ma mansarde, de ne point vous en occuper et de laisser les choses en repos jusqu'au jour de mon arrivée—si ce jour doit luire toutefois.—Quant à mes cachets, soyez sans inquiétude. Ce sont de ces choses que je n'oublie pas et auxquelles je remédie longtemps à l'avance.
Maintenant reste à parler de la probabilité de mon voyage. Baille m'a écrit qu'il devait rester jusqu'aux premiers jours de novembre. Ainsi donc, voulant passer quinze jours près de vous, rien ne sera désespéré jusqu'au 15 octobre. Mon voyage n'est pas qu'un voyage d'agrément, j'ai certaines affaires qui réclament ma présence à Aix et qu'il serait trop long de vous expliquer ici; c'est ce qui me fait encore espérer fortement de vous voir.—La proposition de Baille me prouve son affection et je l'en remercie; mais je ne saurais l'accepter et lui-même dirait comme moi si je pouvais lui expliquer mes raisons. J'aurais toujours grand plaisir à passer une nuit avec lui, à déjeuner parfois à sa table, mais m'installer dans sa maison, que dis-je, dans la maison de ses parents, c'est-à-dire une maison où doit venir une foule de personnes, je ne puis y songer, sans songer en même temps aux bonnes langues d'une ville de province. D'ailleurs, si je pouvais me décider à devenir ainsi parasite, croyez-vous que cela allégerait beaucoup ma bourse. En allant à Aix, il me faut emporter une forte somme et ce n'est pas cent francs qui l'augmenteraient de beaucoup.—D'ailleurs nous serons économes, c'est entendu. Aussi, lorsque vous aurez la gracieuseté de m'inviter à dîner, j'accepterai de grand cœur; seulement vous accepterez de même mes invitations.
Je ne saurais trop le répéter, vos lettres m'ont causé une grande joie. J'y lis votre bon cœur et je vous remercie de nouveau de tout ce que vous faites et pensez pour moi, quand bien même votre amitié vous aveugle.
Tâchons donc d'être clair et de ne pas vous donner un désespoir ou une espérance inutile. Rien ne dit encore que mon voyage ne se fera pas: espérons jusqu'au 15 courant. Cette date passée, ne comptez plus sur moi. Nous tâcherons de nous en consoler, comme dit Cézanne, en songeant à notre prochaine réunion et au malheur de ces amis qui sont séparés pour jamais.
Je vous écrirai prochainement et vous enverrai sans doute un conte badin que je termine: il est un peu grivois, mais qu'importe! Quant à vous, écrivez-moi plus souvent que vous ne le faites, et surtout pas de bégueulerie, soyez francs avant tout.—Pour moi, je compte vous expliquer ma position et mes projets de vive voix, et, si je ne le puis, de le faire plus tard par lettre. Je suis jeune, l'avenir est à moi et je n'ai qu'à avoir du courage pour parvenir.
Buvez et fumez à mon intention. Riez surtout, s'il est possible. Rabelais dit que le rire est le propre de l'homme; suivez donc les préceptes de ce maître passé en joyeuseté.
A bientôt sans doute. Mes respects à vos parents.
Je vous serre la main. Votre ami,
Émile Zola.
On prie Baille d'écrire un peu plus lisiblement.—Vous avez de la bien belle cire bleue, messieurs les économes, et sans doute elle doit coûter gros.—Je ne sais trop comment j'écris.
Je suis en train d'apprendre la pâtisserie et la cuisine, le tout pour concilier l'économie que Baille prêche et ne pratique pas et la gourmandise qu'il pratique et ne prêche pas. J'ai la recette d'un certain punch aux œufs dont vous me direz des nouvelles.—Ne faut-il pas savoir un peu de tout ici-bas.
XXI
Paris, 31 octobre 1860.
Mon cher ami,
Ta dernière lettre est bien courte, bien sèche. Moi, qui m'attendais à une longue épître, bourrée de détails et répondant au moins en partie à tout ce que je te demandais, pense quelle déception! Tu ne me parles ni de ce que tu fais, ni de ce que tu rêves, on dirait que tu te bats les flancs pour écrire trois petites pages, et quelles pages: rien sur toi, rien sur les autres.—Tu dis que tu t'ennuies; raison de plus pour m'écrire longuement et souvent. Est-ce la matière qui te manque: parle-moi alors de la première chose venue et dis-moi ce que tu en penses. Mais n'as-tu pas la fontaine de la rotonde à critiquer; n'as-tu pas à me dire si le nom de mon père a été oublié dans les inscriptions. Ne dois-tu pas me renseigner sur les filles à la mode, sur les changements survenus dans le caractère de ceux que nous appelons nos amis. Que font les Marquezi, les De Julienne, les Seymard et tutti quanti? Quelles nouvelles conquêtes, quels nouveaux déboires à enregistrer dans l'ère de leur vie. Quelles nouvelles prouesses, quelles nouvelles fanfaronnades? Pas de matière! Pas de détails! Quand tu n'as qu'à sortir un matin et te coudoyer une heure avec un de ces Don Juan bavards pour me défrayer un mois entier avec leurs histoires plus ou moins historiques. Les chers enfants ignorent que la discrétion est la mère des amours durables, et tu peux aller récolter parmi eux bon nombre d'anecdotes que tu me narreras ensuite.—D'autre part, si ce genre d'épître te déplaît, si tu préfères ne pas parler de ces écervelés, de ces vantards que la mode seule rend vicieux, parle-moi de toi, du monde de pensées qui doit s'agiter dans ton âme, de tes aspirations et de tes souvenirs. Ou bien encore entame de ces discussions comme celle que nous avons abandonnée et remise à des temps meilleurs. Mais, par le ciel! écris-moi, écris-moi le plus souvent et le plus longuement possible.
Moi, si je me tais sur ma vie présente, c'est que j'attends une très prochaine solution à ce problème: savoir ce que je ferai. Je ne suis pas aussi déraisonnable que tu m'as jugé parfois, je sais parfaitement qu'il faut vivre, et que pour vivre il faut manger, et que pour manger il faut de l'argent. Or ce raisonnement conduit tout de suite à cette combinaison: le travail, le travail qui donne le pain, qui nourrit le corps et qui n'est qu'un moyen pour permettre à l'âme, à l'intelligence de se développer et d'agir. Parfois, le plus souvent même, ce travail qui pourvoit aux besoins du corps est en même temps le champ où s'exerce l'intelligence. C'est-à-dire que toi, sortant des écoles ingénieur, le pain que tu manges est le fruit de tes longues études, de l'ouvrage que tu as toujours fait, que tu fis et que tu feras toujours. Moi, au contraire, il n'en est pas ainsi. La littérature, les vers ne rapportent rien dans les commencements et souvent demeurent des années sans rien rapporter. Si bien que le poète mourrait de faim, s'il n'avait des avances, ou s'il ne travaillait à toute autre chose qui donne un gain quelconque. Ma position est donc nettement dessinée, ne pas quitter la poésie et pourtant gagner mon pain en faisant autre chose. Mais si un tel projet est facile à faire, combien il est difficile de l'exécuter. Quel métier, quel emploi choisir et surtout trouver? Comment faire accorder la lyre soit avec l'outil de l'ouvrier, soit avec la plume de l'employé. Ce travail en second, fournissant aux besoins matériels, travail où l'intelligence n'est pour rien, travail de la fange pour la fange, voilà mon enfer à moi, mon souci de chaque jour, mon ennui éternel. Ta carrière est de cent fois préférable; ce que tu fais ton intelligence y a part, et ton corps aussi y trouve la satisfaction de ses besoins.—N'importe, telle est, je le répète, ma ligne de conduite: ne pas quitter la lyre qui peut-être un jour pourra devenir une source d'honneur et de gain et, en attendant ce jour bienheureux, subvenir au besoin de la vie par un travail, n'importe lequel.—J'espère une prochaine solution et je te jure de marcher droit dans mon sentier, fermement et audacieusement, dès que j'aurai pu découvrir ce maudit sentier.—«Du courage!» me cries-tu vers la fin de ta lettre, et tu ajoutes que peut-être tu en as encore plus besoin que moi. Le crois-tu réellement? Lorsque ta voie est tracée, lorsqu'il te suffit d'y marcher, toujours tout droit, presque en aveugle, tu viens me dire que cette voie est plus pierreuse que la mienne, la mienne où tout n'est que buissons et rochers, où la chance seule peut me conduire, où ma volonté, mon intelligence, mon travail sauraient m'empêcher de chanceler! Et moi aussi, je te crie courage! je te le crie parce que je sais qu'en marchant fermement tu parviendras. Mais parfois, en pensant à mon avenir, je me dis: A quoi bon le courage, lorsque le hasard est tout.—Ce sont là de ces découragements que par bonheur je n'éprouve que rarement.
Tu me parles ensuite d'un vide que tu sens en toi, d'un besoin d'épanchement. Parfois tu cherches autour de toi quelque chose qui te manque; un malaise, une oppression te prend et tu es près de pleurer. Je croirais que je me moque si je te comparais, toi vigoureux et barbu, à une blonde jeune fille, frêle et mignonne. Cependant c'est là la seule comparaison possible. Il est un âge pour les jeunes filles où le couvent oppresse, où les nuits d'été sont terribles. La musique, le temple plein de cierges et de parfums ne sont alors que des prétextes, des moyens pour le trop plein du cœur. Cet âge existe aussi pour l'homme; seulement, comme ce dernier est libre, comme il n'amuse pas ses passions et qu'il les assouvit à mesure qu'elles parlent, il ne s'aperçoit pas même de leur rapide passage. Toi peut-être, ainsi que la jeune fille, tu as voulu étouffer tous les amours qui palpitent en toi, tu as cru qu'on pouvait les remettre à plus tard, et voici qu'aujourd'hui ils insistent et crient davantage. Que te dire, et que te conseiller, surtout moi qui me laisse emporter par le premier souffle qui passe? Je ne saurais d'ailleurs te plaindre, tu te sens vivre, et tous ne sauraient en dire autant. Sois jeune fille encore des années et crois que rien n'est plus triste au monde que de se dire blasé.
Je me contente de ces quatre pages aujourd'hui. Écris-moi une lettre—longue, bien entendu—avant de rentrer au lycée, puis nous réglerons notre correspondance.—J'écris en même temps à Cézanne.—Mes respects à tes parents.
Je te serre la main. Ton ami,
Émile Zola.
XXII
Paris, 22 avril 1861.
Mon cher ami.
Je te remercie de ta lettre; elle est désespérante, mais utile et nécessaire. La triste impression que j'en ai éprouvée a été en quelque sorte diminuée par la connaissance vague que j'avais des soupçons qui planaient sur moi. Je me sentais un adversaire, presque un ennemi dans la famille de Paul; nos différentes manières de voir, de comprendre la vie, m'avertissaient secrètement du peu de sympathie que devait éprouver pour moi M. Cézanne. Que te dirai-je? tout ce que tu m'apprends, je le savais déjà, mais je n'osais me l'avouer. Surtout je ne croyais pas que l'on pût à ce point me taxer d'infamie et ne voir dans ma fraternelle amitié qu'un odieux calcul. Je suis franc, je dois avouer qu'une accusation venue d'une telle bouche m'a plutôt surpris qu'attristé. Je commence tellement à m'habituer à ce monde mesquin et jaloux, qu'une insulte me paraît chose ordinaire, indigne de m'irriter, seulement plus ou moins susceptible de m'étonner, selon celui qui me la jette au visage. Ordinairement je me juge moi-même, et, fort de ma conscience, je souris du jugement des autres; je me suis fait toute une philosophie pour ne pas me créer mille chagrins dans mes rapports avec autrui; je marche, libre et fier, m'inquiétant peu des clameurs, m'en servant quelquefois avec un amour d'artiste pour étudier le cœur humain; c'est là, je crois, la plus grande sagesse, être vertueux, doux, aimant le bien, le beau et le juste, sans vouloir prouver à tous sa vertu, sa douceur, sans se révolter lorsqu'on vous accuse de vice et de méchanceté. Dans le cas présent, il m'est cependant difficile de suivre la voie que je me suis tracée: ami de Paul, je veux être sinon aimé de sa famille, du moins estimé; si un être indifférent, que j'ai coudoyé et que je ne verrai plus, écoutait complaisamment des calomnies sur mon compte et y ajoutait foi, je le laisserais faire sans seulement tâcher de le dissuader. Mais ici le cas n'est plus le même; désirant malgré tout rester le frère de Paul, je me trouve obligé d'avoir des rapports fréquents avec son père, je suis forcé de paraître parfois devant les yeux d'un homme qui me méprise, et auquel je ne puis rendre mépris pour mépris; d'autre part, je ne veux à aucun prix mettre le trouble dans cette famille; tant que M. Cézanne me croira un vil intrigant et tant qu'il verra son fils me fréquenter, il s'irritera contre ce fils. Je ne veux pas que cela soit; je ne peux garder le silence. Si Paul ne consent pas lui-même à ouvrir les yeux à son père, il faut que je songe à le faire. Mon superbe dédain serait ici mal placé; je ne dois laisser planer aucun doute dans l'esprit du père de mon vieil ami. Ce serait, je le répète, rompre notre amitié ou rompre toute affection entre le père et le fils.
Il est un autre détail que je crois deviner et que tu me caches sans doute par affection. Tu nous enveloppes tous deux dans la réprobation de la famille Cézanne; et je ne sais ce qui me dit que je suis le plus accusé des deux, peut-être même le seul. S'il en est ainsi—et je ne crois pas me tromper,—je te remercie d'avoir pris la moitié du pesant fardeau et d'avoir tâché d'atténuer par là la triste impression de ta lettre. Ce sont mille détails, mille raisonnements qui m'ont amené à cette pensée; d'abord mon peu de fortune, puis mon état presque avoué d'écrivain, mon séjour à Paris, etc. Enfin, pour dernière raison, celle qui l'emporte: lorsqu'il y a une tuile à tomber, c'est toujours sur ma tête qu'elle tombe; lorsqu'il y a un pavé plus haut que les autres, c'est toujours celui-là que je rencontre. Je finirai par croire à la fatalité.
La question me paraît celle-ci: M. Cézanne a vu déjouer par son fils les plans qu'il avait formés. Le futur banquier s'est trouvé être un peintre, et se sentant au dos des ailes d'aigle, veut quitter le nid. Tout surpris de cette transformation et de ce désir de liberté, M. Cézanne, ne pouvant croire qu'on préfère la peinture à la banque et l'air du ciel à son bureau poudreux, M. Cézanne s'est mis en quête pour découvrir le mot de l'énigme. Il n'a garde de comprendre que cela était parce que Dieu l'avait voulu ainsi, parce que Dieu, l'ayant créé banquier, avait créé son fils peintre. Mais ayant bien cherché, il comprit enfin que cela venait de moi; que c'était moi qui avais créé Paul, tel qu'il est aujourd'hui, que c'était moi qui enlevais à la banque son espoir le plus cher. Les mots de mauvaises fréquentations furent sans doute prononcés, et voilà comme quoi Émile Zola, homme de lettres, devint un intrigant, un faux ami, et que sais-je encore.—C'est d'autant plus triste que c'est ridicule. S'il y a bonne foi, c'est bêtise; s'il y a calcul, c'est la pire des méchancetés.—Heureusement que Paul a sans doute gardé mes lettres; on pourrait voir en les lisant quels sont mes conseils, et si je l'ai jamais poussé dans une mauvaise voie. Au contraire, à plusieurs reprises, je lui montrai tous les inconvénients de son voyage à Paris et lui recommandais surtout de ménager son père.—D'ailleurs, je n'ai que faire de me justifier ici. Si une ombre des soupçons qui pèsent sur ma tête m'accusait dans ton esprit, tu ne pourrais avoir pour moi la moindre affection. La légèreté pourrait seule être mon crime, et je n'ai pas même eu cette légèreté. Dans les conseils que j'ai parfois donnés à Paul, je mettais toujours des restrictions. Voyant que son caractère s'accommoderait difficilement d'une position quelconque, je lui parlais des arts, de la poésie, plutôt d'ailleurs par caractère que par calcul. Je désirais l'avoir auprès de moi, mais jamais en lui manifestant ce désir je ne lui ai conseillé la révolte. En un mot, toutes mes lettres n'ont eu pour principe que mon amitié et pour contenu que des paroles telles que me les dictait ma nature. Il ne peut m'être imputé à crime l'effet de ces paroles sur la carrière de Paul; sans le vouloir, j'ai excité son amour pour les arts, je n'ai sans doute fait que développer des germes déjà existants, effet que toute autre cause extérieure aurait pu produire. Je m'interroge et je me réponds que je ne suis coupable de rien. Ma conduite a toujours été franche et exempte de tout blâme. J'ai aimé Paul comme un frère, rêvant toujours son bonheur, sans égoïsme, sans intérêt particulier: relevant son courage quand je voyais qu'il faiblissait, lui parlant toujours du beau, du juste et du bon, tendant toujours à élever son cœur, et à le rendre un homme avant tout. Tels ont été mes rapports avec lui; je montrerais mes lettres avec orgueil et les écrirais si elles n'étaient pas écrites. Voilà ce que je veux que la foule sache, et toi tout le premier, si tu ne le savais déjà.—Il est vrai que je ne causais guère argent dans ces lettres; que je ne lui indiquais pas tel ou tel négoce où l'on gagne des sommes folles. Il est vrai que mes lettres ne lui parlaient tout simplement que de mon amitié, de mes rêves et de je ne sais quelle quantité de beaux sentiments, monnaies qui n'ont cours dans aucun commerce du monde. Voilà sans doute pourquoi je suis un intrigant aux yeux de M. Cézanne.
Je raille, et je n'en ai pas envie. Quoi qu'il en soit, voici quel est mon projet. Après m'être concerté avec Paul, je compte voir M. Cézanne en particulier et d'aborder franchement une explication. N'aie aucune crainte sur ma modération et sur la mesure des termes que j'emploierai. Ici, je puis exhaler en ironie mon amour-propre blessé; mais devant le père de notre ami, je ne serai que ce que je dois être, d'une logique serrée et d'une franchise appuyée sur des preuves. D'ailleurs, tu parais toi-même me conseiller cet entretien; je ne sais si je me trompe, mais quelques phrases vagues de ta lettre semblaient me prier de faire cesser ces calomnies, par une explication.
Je te dis tout cela, et je ne sais encore trop ce que je ferai. J'attends Cézanne, et je désire le voir avant que de rien décider. Son père sera tôt ou tard forcé de me rendre son estime; si les faits passés sont ignorés de lui, les faits futurs le convaincront.
Je me suis peut-être un peu trop appesanti sur ce sujet et j'avoue que je le quitte à regret, tellement je suis désireux de montrer mon peu de tort et le côté ridicule de ces calomnies.—Consolons-nous de ces misères en parlant de la Muse.
Je viens de lire les poésies de Victor de Laprade; œuvres et auteur te sont sans doute inconnus. L'auteur est un poète, provençal, je crois, et académicien depuis 1859; ces œuvres me serviront de matière pour faire cette lettre.—Comme tous les poètes, de Laprade a son idéal, seulement le sien est fort singulier. Adorant la nature comme Dieu lui-même, lassé de nos passions et frappé de la superbe tranquillité des végétaux, il désire leur ressembler, se dresser comme eux, sans souci du monde et, comme il le dit lui-même, prendre vie au sein même de la terre. D'autre part, ne reconnaissant jamais la devise: «Chanter pour chanter», esprit beaucoup plus philosophe que poète, il n'écrit pas deux lignes sans qu'elles aient un but moral avoué. Enfin, ne s'adressant qu'à l'âme, il feint d'oublier que cette âme est entièrement liée au corps, que l'homme n'est pas un ange seulement, mais qu'il tient aussi à la brute par plusieurs côtés.—Ces quelques raisons font que sa poésie n'est nullement vivante: amant des arbres, êtres vivants il est vrai, mais immobiles, il ne met aucun mouvement dans les tableaux qu'il trace; philosophe et toujours emporté dans les nuages, il nous parle bien des destinées de l'âme, de la vie future, mais il oublie la terre, et ses vers ne nous parlent pas de la vie présente; enfin, ne considérant jamais que l'âme, ses poésies ne nous présentent l'homme que comme un ange, ou plutôt elles ne nous présentent jamais l'homme, il semble ignorer nos passions, nos travers; en un mot, il n'est pas humain. Il s'en défend dans sa préface, mais il n'est pas arrivé à me prouver qu'il était jeune et plein de vie. Voici d'ailleurs son raisonnement: «On m'accuse de ne pas être humain, parce que ma poésie n'est pas passionnée; mais on ne réfléchit pas que la passion est ce qu'il y a de moins humain dans l'homme, que la brute partage avec nous, que ce que nous pouvons revendiquer comme nôtre, comme humain par conséquent, est la raison, l'intelligence, la religion.» A cela, je répondrai: la passion, il est vrai, n'est pas en propre à l'homme; il la partage avec la brute; mais l'intelligence, la raison sont-elles donc des qualités que nous possédions seuls et n'y a-t-il donc pas au-dessus de nous la raison, l'intelligence d'un Dieu? L'homme tient donc de la brute et de l'ange, et c'est justement ce mélange qui constitue ce que l'on est convenu d'appeler l'élément humain, c'est justement de la lutte éternelle de l'âme et du corps que naît la morale. Si vous me parlez d'un être marchant droit, s'élevant toujours vers le ciel, sans être arrêté dans son vol, il est évident que, ne livrant aucune lutte, votre héros bien que vivant n'aura pas occasion de me montrer qu'il vit et ressemblera quelque peu à ce végétal auquel vous voudriez ressembler. Nous présenter toujours le ciel, c'est très beau; mais je suis un homme vivant avant tout et, quoique le commerce des anges soit très agréable, je voudrais rencontrer dans vos vers quelque figure de connaissance qui me repose un peu des rayons célestes, quelques-uns de mes semblables dont les sentiments, les joies et les douleurs m'intéressent et m'émeuvent. Je ne prétends pas dire que votre psyché ait un mauvais but; tendre à élever l'âme vers Dieu, lui rappeler toujours son principe et sa fin, rêver un âge d'or, voilà qui va pour le mieux. Mais quatre mille vers sur ce sujet, monsieur, c'est beaucoup; surtout lorsque j'ai vainement cherché mon semblable dans vos vers, lorsque je n'y trouve rien de mes sensations de chaque jour, mais seulement ce vague élan de toute créature vers son Créateur. Expliquer la chute de l'homme, la rédemption et enfin l'amour de l'âme à son Dieu, et se servir pour cela de la fable grecque de Psyché, je n'y vois aucun mal et même je vous approuve. Mais ce que je n'approuve pas, c'est le ton uniforme de votre poème, c'est cette presque complète absence de tout écho de la terre. Dans la Divine Comédie, dans le Paradis perdu, on nous entretient aussi beaucoup du ciel, beaucoup des anges, beaucoup de l'âme, mais, que diable! nous y sentons parfois l'homme palpiter, souffrir, aimer, haïr, etc., etc., et nous palpitons, nous souffrons, nous aimons, nous naissons avec lui; en un mot, ces poèmes sont vivants et humains, ont une morale aussi élevée que la vôtre, sont plus poétiques, et enfin ont un intérêt que le vôtre n'a pas; d'où cela vient-il, je vous prie, sinon qu'ils ont été écrits par des hommes et pour des hommes, tandis que le vôtre n'est que le produit d'un rêve, qui se réalisera, je le crois comme vous, mais où le corps certainement jouera un plus grand rôle que celui qu'il joue dans votre poème.
—On peut expliquer la poésie de Victor de Laprade par des causes toutes historiques, venue un peu après le mouvement littéraire de 1830; succédant aux romantiques qui avaient épuisé tous les sanglots, toutes les passions, il aura voulu suivre un sentier à part, poussé peut-être, d'ailleurs, par sa propre nature. Las de voir toutes les héroïnes se tordre les bras, las de tant de cris et de tant de délire, il se sera retiré à l'ombre et se sera juré, par réaction, de ne pas mettre le moindre petit sanglot dans ses vers. La poésie devient alors un véritable cri de guerre, paisible il est vrai, contre l'école romantique, je dis contre les furieux transports de cette école seulement. Avide de paix et de silence, il est tombé dans l'excès contraire, et, craignant de mettre trop de vie, trop de passion dans ses poèmes, il n'en n'a plus mis du tout. Il a quitté la terre pour le ciel, si bien que s'il amuse quelquefois les dieux, il finit souvent par ennuyer les hommes.—Lorsque je lis un auteur quelconque, surtout un poète, je rapporte toujours sa méthode à ma méthode, son idéal à mon idéal, je compare et juge si je suis le bon sentier. Il est peu d'auteurs qui m'aient autant troublé que M. Victor de Laprade. Moi aussi, j'ai eu cette pensée de réaction contre le romantique; moi aussi, las de sanglots et de passions désordonnées, j'ai rêvé un ciel pur et paisible: Paolo est un fils de ces pensées. Maintenant encore, je crois fermement que l'école romantique est morte et qu'il faut absolument réagir contre elle. Mais de voir l'écueil opposé qui m'attendait de lire des vers incolores et sans vie, cela m'a effrayé. Cependant, peu à peu, j'ai repris mon calme habituel; tenté un moment d'accepter la poésie de Victor de Laprade, je l'ai ensuite repoussée; et, fort de cette lecture, j'ai ainsi formulé ma conduite à venir. Oui, il faut réagir contre ces élans passionnés qui sont ridicules quand ils ne sont pas sublimes; oui, il faut laisser là les Muses de l'égout, les effets violents, les couleurs criardes, les héros dont la singularité physiologique fait toute l'originalité. Non, il ne faut pas se jeter dans un excès contraire, non, il ne faut pas qu'une poésie manque de vie, ne soit écrite que pour les poètes seuls et n'ait pour résultat que l'amour.—D'ailleurs, de Laprade a de la verve, de la puissance, mais il manque de ce quelque chose que Musset possédait à un si haut point, l'intérêt.
J'interromps cette analyse trop rapide et trop indigne, pour m'écrier: «J'ai vu Paul!!!» J'ai vu Paul, comprends-tu cela, toi; comprends-tu toute la mélodie de ces trois mots.—Il est venu ce matin, dimanche, m'appeler à plusieurs reprises dans mon escalier. Je dormais d'un œil; j'ai ouvert ma porte en tremblant de joie et nous nous sommes furieusement embrassés. Puis il m'a rassuré sur l'antipathie de son père à mon égard; il a prétendu que tu avais un peu exagéré, par zèle sans doute. Enfin il m'a annoncé que son père me demandait, je dois aller le voir aujourd'hui ou demain. Puis nous sommes allés déjeuner ensemble, fumer une foule de pipes, à une foule de jardins publics, et je l'ai quitté. Tant que son père sera ici, nous ne pourrons nous voir que rarement, mais dans un mois nous comptons bien loger ensemble.—A mon autre lettre pour les détails de ma vie matérielle. Depuis ma dernière épître, j'ai écrit les deux premiers chants de l'Aérienne. Dis-moi encore que je suis paresseux.
Écris-moi quand tu pourras. Pour moi, dans une quinzaine de jours, nous te serrons la main, Cézanne et moi.
Ton ami.
Émile Zola.
XXIII
Paris, 1er mai 1861.
Mon cher ami,
Ton silence dure depuis si longtemps que je viens d'être obligé de regarder ta dernière lettre pour savoir au juste le nombre des jours écoulés. Elle est datée du 13 mars. Voici donc six grosses semaines que tu n'as pensé à moi. Je sais que tes examens approchent et que tu dois être accablé de travail. Aussi ne t'accuserai-je pas d'oubli complet, mais seulement d'un peu de paresse.
J'ai terminé depuis quelques jours le poème de l'Aérienne. Je ne sais trop ce qu'il vaut. Comme toujours, je me suis laissé emporter par l'idée première, écrivant pour écrire, ne faisant aucun plan à l'avance et me souciant assez peu de l'ensemble. Je sais bien que ce n'est pas là le chemin des chefs-d'œuvre. Mais que m'importe! je fais surtout à présent des vers pour vaincre la forme, pour acquérir le mécanisme. Puis, c'est là ma façon de voir; je marche beaucoup mieux lorsque je marche en liberté, j'ai confiance dans l'inspiration du moment; j'ai même reconnu que les vers qui arrivaient spontanément étaient de beaucoup supérieurs à ceux que je ruminais des jours entiers. Je jette donc mes sourires et mes pleurs au hasard. D'ailleurs, mon grand secret est celui-ci: lorsque mon œuvre est presque terminée, je la relis attentivement, je pèse toutes les pensées, tous les incidents; et alors, dans une sorte de dénouement basé sur le commencement de l'œuvre, je donne un air de famille entre mes derniers et mes premiers vers. Ce n'est pas à dire que, lorsque je traite un sujet quelconque, je n'aie pas un certain plan dans la tête. Mais ce plan est si vague, je le change tant et tant de fois devant l'exécution, que rien ne ressemble moins que ce que j'ai fait à ce que je voulais faire.
Je voudrais pouvoir te donner une certitude sur ma position matérielle. Malheureusement, rien n'est moins certain que cette partie de mon avenir. Depuis plus d'un an, je fais une chasse féroce aux emplois; mais si je cours bien, ils courent mieux encore. J'ai adressé demande sur demande; je me suis présenté à une foule d'administrations: partout des longueurs, jamais un résultat.—Tu ne saurais croire combien je suis difficile à placer. Non pas que j'impose des conditions, que je veuille faire ceci plutôt que cela; dans le commencement, j'avais cet orgueil, rien n'en reste aujourd'hui. Mais parce que je sais une foule de choses inutiles et que je ne sais précisément pas celles qu'il faudrait savoir. Rien n'est plus rare que de trouver une place nous convenant, à nous, qui sortons des lycées. Inaptes dans la pratique, chevauchant sur des mots, sur des chiffres et des lignes, nous ignorons par excellence les menus détails de la vie, les combinaisons pourtant si simples qui peuvent se présenter dans un milieu social. Il nous faut un apprentissage plus ou moins long, partant un surnumérariat plein d'ennui et vide de gain.—C'est bien pis quand l'échappé de collège me ressemble; qu'il est plus ou moins poète et plus ou moins philosophe, qu'il se soucie de la société et de la richesse comme d'une paille, et ne réserve ses caresses, son adoration que pour la liberté. Alors l'impossibilité de le placer prend des proportions extravagantes; les portes s'épaississent, les directeurs deviennent plus hargneux; puis la voix intérieure se révolte et gourmande le corps de ce qu'il a besoin de travailler pour vivre.—Souvent cette scène s'est répétée pour moi: J'adresse une demande à une administration; on me répond de passer chez le chef. J'entre, je trouve un monsieur tout de noir habillé, courbé sur un bureau plus ou moins encombré; il continue d'écrire sans plus se douter de mon existence que de celle du merle blanc. Enfin, après un long temps, il lève la tête, me regarde de travers, et, d'une voix brusque: «Que voulez-vous?» Je lui dis mon nom, la demande que j'ai faite, et l'invitation que j'ai reçue de me rendre auprès de lui. Alors commence une série de questions et de tirades, toujours les mêmes et qui sont à peu près celles-ci: Si j'ai une belle écriture? si je connais la tenue des livres? dans quelle administration j'ai déjà servi? à quoi je suis apte? etc., etc., puis: qu'il est accablé de demandes, qu'il n'y a pas de vacance dans ses bureaux, que tout est plein et qu'il faut me résigner à chercher autre part.—Et moi, le cœur gros, je m'enfuis au plus vite, triste de n'avoir pu réussir, content de n'être pas dans cette infâme baraque. Je sens tressaillir en moi tous mes bons instincts, tous mes amours, tout ce que Dieu m'a accordé; je maudis la société qui n'emploie de l'homme que les plus misérables facultés; j'éprouve un immense dédain pour ce rôle de machine que j'allais être réduit à jouer et j'entends comme une voix qui me murmure à l'oreille mes rêves chéris où vibrent doucement les noms de Liberté, d'Amour, de Paix et de Dieu.—N'importe! je continuerai ma chasse jusqu'à ce que je réussisse. Ma proie sera de la pire espèce, quelque corbeau dur et indigeste; mais une impérieuse nécessité me pousse en avant.—Tu es mon ami, mon frère, et sans doute tu t'inquiètes de mon avenir matériel. Sois sans crainte, j'ai un fond de philosophie stoïque, je me plierai à tout et je ne serai jamais par trop misérable.
Je suis allé dimanche dernier à l'exposition de peinture avec Paul. Quoique j'aime les arts, je ne pourrais guère te parler de cette dernière manifestation de nos artistes. Tu ignores leurs noms, les différences d'école qui les séparent, leurs œuvres précédentes, et ainsi le moindre compte rendu serait sans intérêt pour toi. Attends d'être à Paris, de le passionner pour tel ou tel maître, et alors nous pourrons admirer, si notre dieu est le même, discuter, si nous sommes dans des camps opposés.—Je vois Paul fort souvent. Il travaille beaucoup, ce qui nous sépare parfois; mais je ne me plains pas de ce genre de paresse à me voir. Nous n'avons pas encore fait de parties, ou plutôt celles que nous avons ébauchées ne valent pas l'honneur de la plume. Demain dimanche, nous devions aller à Neuilly passer la journée au bord de la Seine, nous baigner, boire, fumer, etc., etc. Mais voilà que le temps s'assombrit, le vent souffle, il fait froid. Adieu notre belle journée; je ne sais trop comment nous l'emploierons.—Paul va faire mon portrait.
Tu te plaindras peut-être du peu de longueur de cette lettre. J'avais la pensée de t'en écrire une fort longue, mais le temps et le courage m'ont manqué. Attendons le mois de septembre.—Quant à toi,—pour terminer comme j'ai commencé,—je t'accuse d'un peu de paresse. Écris-nous au plus tôt, ne serait-ce que pour me dire que tu as reçu mes deux lettres et pour me rassurer sur ta santé.
Mes respects à tes parents.
Je te serre la main.—Ton ami,
Émile Zola.
XXIV
Paris, 18 juillet 1861.
Mon cher ami,
Ce serait d'aventure un bien gros livre que celui qui aurait pour titre: Le poète; et certes l'homme qui entreprendrait un pareil ouvrage avec quelque talent ne ferait pas une œuvre médiocre. Pour moi, voici quels seraient mes sujets d'étude, ou plutôt ce que devrait renfermer le volume.
D'abord, de l'histoire comparée des littératures, déduire d'après quelle loi se manifeste le grand poète. Je suis certain qu'on arriverait à une formule presque mathématique, ayant sans doute des exceptions, mais exacte dans la plupart des cas. Ainsi nous avons deux genres de poètes; les uns, peintres fidèles des mœurs de leur époque, aussi grands qu'on voudra d'ailleurs, ne nous attirent plus que par une curiosité de savant; les autres prennent de l'homme, non la mode d'un instant, mais la manière d'être éternelle, non les ridicules et les splendeurs d'une époque, mais les travers et les qualités de l'humanité à tous les âges; de sorte que le livre est celui de tous les temps. Évidemment, ces derniers l'emportent. On pourrait donc dire dès lors au poète: Ne voyez, ne voyez pas les hommes, mais l'homme; peignez les siècles et non votre siècle.—Je ne veux pas pour cela que le poète vive en dehors du temps; an contraire, qu'il étudie ses contemporains, leurs faits et leur parole; qu'il les mette même en scène, non qu'il n'en fasse pas des êtres à part, et que dans mille ans le lecteur puisse se reconnaître dans ses héros.
D'ailleurs, je compte peu sur le progrès social, sur la civilisation, pour amener un progrès quelconque en poésie. Je m'explique; on pourrait me dire qu'il serait profitable au poète d'étudier et de peindre un siècle comme le nôtre; la science s'élève chaque jour et les rapports entre les hommes sont de moins en moins barbares; à cela je répondrai par Homère qui vivait dans les premiers siècles et qui cependant, au dire de tous, est le plus grand des poètes. Il faut se représenter la nymphe Poésie assise sur une roche solitaire et regardant, immobile, le flot des âges s'écouler devant elle; depuis six mille ans elle chante l'homme, le combat éternel de l'âme et du corps, sans jamais se préoccuper des hommes; et six mille ans pourront passer encore qu'elle fera vibrer les mêmes refrains sur sa lyre. On ne s'aperçoit pas du peu de sens en poésie de ces mots: Science, civilisation.—A quoi bon aller dire en méchants vers ce que tant de manuels et de traités vous expliquent en bonne prose? d'autre part, que peut importer à la Muse les dehors plus ou moins policés de l'homme, elle qui ne veut être que la peinture de son âme? Nous sommes fort polis, nous ne mangeons plus avec nos doigts, nous n'allons plus tout nus; c'est fort bien; mais la déesse s'en soucie peu, elle à qui plaît parfois un peu de barbarie. Je sais bien, pour la science, qu'on ne me demande pas de rimer une algèbre, et qu'on me prétendra que, cette algèbre, que je lirai en prose, m'ouvrira le jugement et me servira indirectement dans mes vers; en un mot, on m'observera que les sciences, surtout les sciences naturelles, me donneront une connaissance plus intime de l'homme et des choses et qu'ainsi leur influence devra faire de moi un plus grand poète que je ne l'aurais jamais été il y a deux siècles. Je ne nie pas cette influence; mais elle m'éclaire si peu sur cette énigme qui s'appelle l'homme, elle féconde mes pensées d'une façon si indirecte que je la subis peut-être, mais sans m'en douter. D'ailleurs, si j'ai tort théoriquement, l'expérience est pour moi. Je citerai de nouveau Homère, j'ajouterai la Bible et, dans toute notre génération d'hommes savants et policés, je cherche vainement un tel homme et un tel livre.
—Je ne veux pas soutenir ici de paradoxes; je serais désolé que tu visses dans mes paroles un parti pris de crier après la science et la civilisation. Je veux donc être aussi tolérant que possible à leur égard et les reconnaître en poésie autant qu'elles peuvent y entrer. J'accorde qu'elles ouvrent des horizons nouveaux au poète; elles peuvent être une source d'inspiration. En un mot, la poésie vit parfaitement sans elles; mais elle peut les employer comme tout autre élément. Quant à savoir si cet élément est préférable aux autres, je suis dans le doute, de même que j'ai douté qu'un progrès en science et en civilisation puisse en apporter un en poésie. On pourrait résoudre la question en s'appuyant encore sur les histoires comparées des littératures. Ainsi nous voyons à mesure que Rome se civilise la littérature latine baisser, de même que l'art grec s'altère aux temps les plus policés d'Athènes. Que conclure de là? Sinon que grande civilisation et grande poésie ne sont pas synonymes. Et, en effet, ce mot civilisation, comme je te le disais jadis, a son bon et son mauvais sens; des mœurs efféminées, un mensonge perpétuel des dehors, ce sont là les mauvaises qualités des hommes policés; évidemment, de telles choses n'enfantent pas de grands poètes. Au contraire, une religion mieux entendue, une science lumineuse et solide, une liberté sociale sans désordre, sont les bonnes qualités des temps civilisés, qui doivent élargir les ailes de la poésie. Si la civilisation de Rome et d'Athènes a nui à la littérature et à l'art, c'est que les mauvaises qualités l'emportaient sur les bonnes. De nos jours, je ne sais trop où en est la balance. Mais si nous voulons encourager nos poètes, disons-leur, sans employer les grands mots de science et de civilisation: «Voyez: l'astronomie compte et mesure les étoiles; l'histoire naturelle a sondé le corps humain, fouillé la terre et classé chacune de ses productions; la physique et la chimie nous ont appris, l'une les phénomènes que produisent ou que subissent les corps, l'autre la composition et les propriétés des corps; les sciences exactes sont l'échelle de toutes les autres connaissances. D'autre part, la justice, la religion s'épurent; la liberté grandit; les hommes marchent vers une fusion générale d'où naîtra sans doute une seule nation libre et selon l'esprit de Dieu. Voilà ce que vous offre le siècle; puisez à pleines mains. Soyez grands avec cette matière.»—Alors peut-être, avec de tels éléments, naîtrait une œuvre sublime qui ferait bon marché de mon dédain de poète pour notre siècle de lumière. Peut-être aussi le poète préférera se retirer sous les grands arbres et chanter tout simplement l'homme tel que l'ont chanté ses pères. Mais, je m'aperçois que je me suis diablement écarté. Je traite ici en courant la matière d'un second livre ou du moins d'un long chapitre qui pourrait avoir pour titre: De la science et de la civilisation à l'égard de la poésie.
Comme tout ceci est fort diffus et que j'exprime mes pensées, sans trop savoir si elles se contredisent dans le cours de mes jugements, je veux me résumer ici. J'ai dit que je comptais peu qu'un progrès scientifique et social amenât un progrès en poésie; que la poésie peut vivre grande et forte, en dehors d'une science et d'une civilisation avancées; que cependant ce sont là deux éléments qui s'offrent au poète et qu'il peut en faire jaillir le sublime, comme il l'a fait jaillir quelquefois de la barbarie et d'ignorantes hypothèses.—Tout cela ne porte pas sur mon idée première, qui est de considérer comme le plus grand poète celui qui se détache des hommes de son temps pour nous peindre l'homme de tous les âges. On peut évidemment être tel, tout en étant un poète savant et civilisé.
J'aurais dû te dire plus tôt que mon livre est un art poétique; non pas l'art poétique de Boileau, se bornant à classer les différents genres et à donner quelques conseils nus et froids sur la forme et quelques règles générales que tout le monde sait; mais un art poétique universel, embrassant la forme et l'idée, donnant en un mot la philosophie de l'histoire littéraire. Celui que je nommerais le poète serait en quelque sorte tous les grands poètes du passé, comparés et fondus en un seul, autant qu'ils le permettraient. Après avoir étudié ses manières d'être, ses formules d'existence, après avoir reconnu les milieux dans lesquels il se manifeste, on passerait à l'étude de ses rapports avec les différents éléments qui se sont présentés à lui. Ainsi on chercherait ce qu'il y a en lui d'idéal et de réalité, par quels points il touche au ciel et par quels points à la terre; on verrait quel emploi il a fait des passions humaines, surtout de l'amour; quel emploi de la science, de la philosophie, de la religion, de la politique. On pourrait ensuite, connaissant ce qui l'a amené, chercher ce qu'il a produit; je veux dire que, sachant le milieu sur lequel il a paru, sachant de plus quels ressorts le meuvent, on étudierait l'effet produit par lui sur son époque, sur ses contemporains.
Puis on passerait en revue les grandes qualités qui dominent en lui; par exemple, l'originalité, etc., etc.; et encore l'harmonie, la grâce, le sublime, etc., etc. En étudiant ainsi le poète par excellence, on étudierait par comparaison les poètes de second et de troisième ordre; de sorte que l'étude serait complète.
Enfin on arriverait à la forme. Après avoir comparé rapidement les différentes langues et les différents rythmes, on verrait quel usage en a fait le poète, etc.
Tout ceci ne serait évidemment qu'une étude préparatoire. Ce que je veux, ce n'est pas faire une histoire des littératures, mais m'appuyer sur elles pour fonder une nouvelle poétique. Je veux dérober aux grands poètes les raisons de leur grandeur, et dans l'idée et dans la forme, pour établir des règles qui puissent faire naître des grands poètes. Le poète à qui je donnerais toutes les qualités des anciens chantres, serait le poète à suivre.
Après avoir suivi le poète dans les âges, je le poserais au milieu de la génération actuelle. C'est là où j'en voulais venir: demander à l'histoire quel rôle il doit jouer de nos jours, demander si les temps lui sont favorables. Ainsi, pour ne m'occuper que de la littérature française que je connais un peu, j'y remarque trois époques nettement déterminées. La première, le moyen âge, présentant les caractères suivants: des poètes vivant de leur propre imagination, sans modèles véritablement nationaux; cette littérature naît dans les chants celtiques, brille un instant dans les chansons de geste et dans les poésies légères des troubadours, puis s'éteint. La seconde, la renaissance, se caractérise ainsi: une violente réaction contre le moyen âge, si violente qu'elle dépasse le but et tombe dans l'absurde avec Dubartas; puis Malherbe règle la nouvelle école; le dix-septième siècle la fait briller et le dix-huitième la mène tout doucement au tombeau. Enfin la troisième, le romantisme, notre époque elle-même, dont le mouvement n'est pas achevé; nous n'avons eu encore que la réaction violente; nous attendons un Malherbe. Il faut observer que cette troisième époque réagit, comme la seconde, contre celle qui la précède et que, par analogie, on doit supposer que toutes les phases en seront les mêmes. Tu vois comme je prétends me servir de l'histoire: chercher par la comparaison des siècles passés au nôtre quel doit être le poète de nos jours, son rôle; et quelles, ses aspirations, ses matières. Bien entendu, par l'exemple ci-dessus, je n'entends rien formuler. Je jette mes idées au courant de la plume; ce n'est pas même un plan que j'écris ici, c'est la matière telle qu'elle me vient, sans ordre, d'un plan que je pourrai faire quelque jour.
Je te parle de ce projet d'une poétique parce qu'il m'est venu une certaine idée. C'est là un de ces sujets que tu pourrais traiter au sortir des écoles. Il demande une connaissance parfaite de l'histoire, une critique fine et judicieuse, un raisonnement serré et lumineux: tu possèdes ces qualités à un plus haut degré de moi. D'autre part, un poète a une singulière façon de composer une poétique. Il commence par faire son œuvre la plupart du temps sans règle arrêtée, au hasard de l'inspiration, puis, son poème achevé, il le relit, voit le chemin parcouru et de quel pas, et alors, dans une préface, il justifie sa manière et donne comme règle ce qu'il n'a suivi lui-même qu'à l'aventure. Je ne lui en fais pas un reproche; ce qu'il a établi, après l'expérience, vaut peut-être mieux que ce qu'un prétendu bon goût érige sans en avoir fait l'application. D'ailleurs, lorsque ses raisons sont bonnes, il a pour lui que l'exemple à coup sûr suit le précepte. Il est vrai qu'il n'a pour autorité que ses propres vers; sa manière frise l'orgueil en ce qu'il se pose comme chef d'école. Il est juge et partie à la fois: il se donnera donc raison. Cependant, je le répète, sa préface peut être d'une grande utilité, on doit la prendre en considération, mais n'accepter ses jugements qu'après les avoir jugés. Toutefois, si le poète fait sa poétique, un homme désintéressé peut faire la poétique. Il prendra les façons de voir de tous les poètes, les comparera, les fondra en une seule, et en fera sortir les principes éternels de la poésie. On me dira sans doute qu'il faut un poète pour juger et diriger les poètes. Aussi je n'entends pas confier cette œuvre à un maquignon, ou à un marchand de vin, mais à un homme, amant du grand et du beau, à un poète par l'esprit et le caractère et non par des vers plus ou moins bons; surtout à un homme qui n'ait pas à défendre quelques milliers d'hémistiches. Le volume serait en prose; d'autant plus que s'il était en vers, l'auteur, devant prêcher d'exemple, gâterait les meilleurs préceptes par de méchants alexandrins; d'autre part, la prose est plus maniable et, voulant avant tout faire un traité littéraire et non un poème, l'auteur s'en servira en tout avantage. Je prendrai comme exemple les arts poétiques d'Horace et de Boileau; ils renferment de bons et beaux vers; mais celui qui chercherait autre chose, n'y trouverait que quelques préceptes généraux, fort bons en eux-mêmes, mais qui traînent partout; des lois qui sont en quelque sorte les lois naturelles de la poésie et qui sont innées chez le poète de goût. Par ce que j'ai dit plus haut, tu vois que telle ne doit pas être ma nouvelle poétique.—Toutes ces raisons me font répéter et conclure que tu seras très apte à un pareil travail.
J'ai parcouru dernièrement la Légende des siècles, dernier ouvrage édité de Victor Hugo. Mais je n'ai pu avoir que le second volume et j'étais si pressé que je ne peux t'en parler avec assurance. Toutefois, je puis te dire ceci: les défauts du grand poète, ces défauts qui sont presque des qualités, sont encore plus marqués dans ses derniers poèmes. Le vers est plus dur, plus coupé, plus saccadé, mais aussi plus vigoureux, plus serré, plus expressif. Tu connais d'ailleurs ce vers sobre, nettement frappé, se détachant comme à l'emporte-pièce. Seulement, ici, il exagère encore ses qualités, que l'on est parfois tenté d'appeler défauts. Les images sont toujours bizarres, mais singulièrement frappantes: on voit la chose plutôt qu'on ne la lit. D'autre part, il fait un peu abus de la description; mais ses descriptions sont tellement réelles dans leur poésie qu'on ne s'en fatigue pas. Il me semble qu'il se trouve dans cette œuvre moins de sensibilité, d'émotions jeunes, que dans les autres.—Je ne formule rien; je n'ai lu qu'en courant quelques passages d'un côté et de l'autre. Le poète a-t-il baissé depuis les Feuilles d'automne; j'en ai peur, mais je ne puis le dire sciemment.—Je ne me rappelle qu'un seul vers qui m'a frappé par sa singularité. Un certain faune est introduit devant les dieux de l'Olympe assemblés. Le maraud est fort laid, velu, difforme, etc. A son aspect les dieux et les déesses sont pris de ce fou rire qu'Homère leur prête. Ce sont des éclats formidables; tout rit dans le ciel. Or, dans son énumération des rieurs, le poète commet ce vers-ci: