Correspondance: Lettres de jeunesse
Un bon goût pointilleux s'offenserait de cet alexandrin; et, en effet, ce n'est que l'esprit qui parvient à en sauver la bizarrerie. Pour moi, il m'a fait rire et je serai content de le retrouver plus tard; c'est une de ces pointes dont le génie lui-même ne peut se défendre; elle tremble au bout de notre plume, il faut absolument que vous l'écriviez; puis, on n'a plus le courage de l'effacer.
Tu me demanderas peut-être pourquoi cette lettre vide d'intérêt, vide de détails sur ce qui pourrait t'intéresser. J'ai deux raisons: La première, c'est que ma mère devant quitter d'un jour à l'autre son logement, je désire te donner une adresse plus stable. Adresse-moi désormais tes lettres rue Saint-Nicolas-du-Chardonnet, n° 3. La seconde,, c'est que les détails que tu désirerais sont tellement insignifiants qu'on ne saurait les écrire. Pourtant, les voici en trois mots:
Depuis quelque temps je vois Cézanne assez rarement. Il travaille chez Villevieille, va à Marcoussis, etc. Pourtant rien n'est brisé entre nous.—Je pense toujours entrer en place bientôt. Ce qui est certain, c'est que je tiendrai mon emploi quand tu viendras ici.—Je suis lié avec un économiste dont je retouche les ouvrages, quant au style. De son côté, il me cherche un éditeur et compte me présenter à certains écrivains.—Enfin, et malheureusement, ma santé est fort mauvaise. Voici longtemps que je n'ai passé un jour sans douleurs. Organes digestifs affaiblis, oppression de la poitrine, éruptions de sang, etc.; j'hésite à me mettre entre les mains des médecins; je préférerais qu'une bonne et belle maladie se déclare; au moins je serais débarrassé; mais comme le mal ne se dessine pas, je laisse faire la nature.
Je compte beaucoup sur toi. Il me semble que ton arrivée ici sera pour moi le sujet d'un mieux moral et physique. Travaille et arrive; et pour cela, courage!—Mes respects à tes parents.
Je te serre la main. Ton ami,
Émile Zola.
Aussitôt ton examen passé, écris-m'en le résultat.—N'oublie pas la nouvelle adresse que je te donne et dis-moi où je dois t'adresser mes lettres à l'avenir.
Ne lis cette lettre que pendant une récréation; elle est complètement littéraire et sans intérêt direct.
XXV
Sans date. Elle a dû être écrite en août 1861.
Mon cher Baille,
J'ai reçu tes deux dernières lettres, celle adressée chez Paul, et celle adressée chez moi. Quant à celle que tu dis m'avoir envoyée vers le milieu de mai, elle se sera égarée.—Je te donnais ces détails dans une lettre qu'un de mes oncles allant à Marseille a dû te remettre dernièrement, ainsi qu'une copie de mon proverbe, Perrette. Dès que tu pourras me répondre, dis-moi si l'on a fidèlement rempli ma commission.
Tes deux dernières lettres m'ont causé la plus douce émotion. Ton amitié s'y montre à chaque ligne; j'y lis l'intérêt que tu me portes. Je te remercie de me rester fidèle dans mon malheur et de ne pas me serrer la main par égoïsme et par calcul. Crois-moi, mon pauvre vieux, confondons-nous le plus possible; tu auras tes peines comme j'ai les miennes, et alors tu comprendras tout ce qu'il y a de consolant dans la pensée d'avoir un ami, c'est-à-dire de n'être pas entièrement seul, de sentir un cœur battre à l'écho du vôtre et nous aimer en dépit des calomnies, de la sottise et de la fortune.—C'est à ces deux lettres que je veux répondre aujourd'hui.
Ce qui me répugne le plus au monde est de porter un jugement définitif sur un homme. Qu'on me présente une œuvre d'art, un tableau, un poème, je l'examinerai avec soin et je ne craindrai pas de me prononcer; si je me trompe, j'aurais pour excuse ma bonne foi. Ce tableau, ce poème sont choses sur lesquelles on ne doit pas revenir; ils ne présentent qu'une force; s'ils sont bons, ils resteront éternellement bons, s'ils sont mauvais, éternellement mauvais. Qu'on me raconte même encore une action d'un homme, je la jugerai, sans hésiter s'il a bien ou mal agi dans cet acte séparé de sa vie. Mais si l'on vient ensuite à me poser cette question générale: «Que pensez-vous de cet homme?» je tâcherai de m'esquiver poliment pour ne pas répondre. Et, en effet, quel jugement porter sur un être qui n'est plus matière, comme un tableau, ni chose abstraite comme une action? Que conclure de ce mélange de bien et de mal qui compose une existence? quelle balance prendre pour peser exactement ce que l'on doit louer et ce que l'on doit blâmer? et surtout où aller prendre tous les actes d'un homme?—car si vous en omettez un seul, votre jugement sera injuste. Enfin, si cet homme n'est pas mort, quelle bonne ou mauvaise conclusion pourrez-vous tirer d'une vie qui peut encore faire du mal ou du bien? C'est ce que je me disais en pensant à ma dernière lettre où je te parle de Cézanne. J'avais essayé de le juger, et, malgré ma bonne foi, je me repentais d'en avoir tiré une conclusion qui, après tout, n'est pas la véritable.—A peine arrivé de Marcoussis, Paul est venu me trouver, plus affectueux que jamais; depuis ce temps, nous passons six heures par jour ensemble; notre lieu de réunion est sa petite chambre; là, il fait mon portrait; pendant ce temps, je lis ou nous bavardons tous les deux, puis, lorsque nous avons du travail par-dessus les oreilles, nous allons ordinairement fumer une pipe au Luxembourg. Nos conversations roulent un peu sur tout, particulièrement sur la peinture; nos souvenirs y occupent aussi une large place; quant au futur, nous l'effleurons d'un mot, en passant, soit pour désirer notre complète réunion, soit pour nous poser la terrible question de la réussite. Parfois Cézanne me fait un discours sur l'économie, et, pour conclusion, il me force à aller prendre une bouteille de bière avec lui. D'autres fois, il me chante des heures entières un couplet stupide et par les paroles et par la musique; alors je déclare hautement préférer les discours sur l'économie. Nous sommes peu dérangés; quelques intrus viennent de loin en loin se jeter entre nous; Paul se remet à peindre avec acharnement; moi, je pose comme un sphinx égyptien; et l'intrus, tout déconcerté de tant de travail, s'assoit un instant, n'ose bouger et s'éloigne avec un bonjour bien bas et en fermant la porte tout doucement.—Je désirerais te donner encore plus de détails. Cézanne a de nombreux accès de découragement; malgré le mépris un peu affecté qu'il fait de la gloire, je vois qu'il désirerait parvenir. Lorsqu'il fait mauvais, il ne parle rien moins que de retourner à Aix et de se faire commis dans une maison de commerce. Il me faut alors de grands discours pour lui prouver la sottise d'un tel retour; il en convient facilement et se remet au travail. Cependant cette idée le ronge; deux fois déjà, il a été sur le point de partir; je crains qu'il ne m'échappe d'un instant à l'autre. Si tu lui écris, tâche de lui parler de notre réunion prochaine et avec les plus séduisantes couleurs; c'est le seul moyen de le retenir.—Nous n'avons pas encore fait de partie, l'argent nous retient; il n'est pas riche et moi encore moins. Cependant, un de ces jours, nous espérons prendre notre volée et aller rêver quelque part.—Pour te résumer tout ceci, je te dirai que, malgré sa monotonie, l'existence que nous menons n'est pas des plus ennuyeuses; le travail nous empêche de bâiller; puis quelques souvenirs échangés dorent le tout d'un rayon de soleil.—Viens et nous nous ennuierons moins encore.
Je reprends cette lettre pour appuyer ce que je te dis plus haut d'un fait arrivé hier dimanche. J'allais chez Paul qui me dit avec un grand sang-froid qu'il était en train de faire sa malle pour partir le lendemain. En attendant nous allâmes au café. Je ne lui lis aucun sermon; j'étais si étonné et si persuadé que ma logique resterait inutile que je ne hasardai pas la moindre objection. Cependant je cherchai une ruse pour le retenir, enfin je crus l'avoir trouvée et je lui demandai de faire mon portrait. Il accepta cette idée avec joie, et pour cette fois il ne fut plus question de retour. Ce maudit portrait, qui devait, selon moi, le retenir à Paris, à manqué hier de le lui faire quitter. Après l'avoir recommencé deux fois, toujours mécontent de lui, Paul voulut en finir et me demanda une dernière séance pour hier matin. Hier donc je vais chez lui; lorsque j'entre, je vois la malle ouverte, les tiroirs à demi vides; Paul, d'un visage sombre, bousculait les objets et les entassait sans ordre dans la malle. Puis il me dit tranquillement: «Je pars demain.—Et mon portrait, lui dis-je?—Ton portrait, me répondit-il, je viens de le crever. J'ai voulu le retoucher ce matin, et comme il devenait de plus en plus mauvais, je l'ai anéanti; et je pars.»—Je m'abstins encore de toute réflexion. Nous allâmes déjeuner ensemble et je ne le quittai que le soir. Dans la journée, il revint à des sentiments plus raisonnables, et enfin, me quittant, il me promit de rester.—Mais ce n'est là qu'un méchant raccommodage; s'il ne part pas cette semaine-ci, il partira la semaine prochaine; tu peux t'attendre à le voir partir d'un instant à l'autre.—Même je crois qu'il fera bien. Paul peut avoir le génie d'un grand peintre, il n'aura jamais le génie de le devenir. Le moindre obstacle le désespère. Je le répète, qu'il parte, s'il veut s'éviter beaucoup de soucis.
Mes pauvres amis, vous me donnez bien peu de courage; l'un succombe dès le début, l'autre maudit la carrière qu'on lui fait entreprendre. Vous ne sauriez croire combien je me ressens de votre faiblesse dans la lutte; je pense à notre jeunesse, à ce lien que nous nous plaisions à voir entre nous; je me dis que votre réussite devait entraîner la mienne; et lorsque je vous vois douter de votre intelligence et nous juger incapables, je me demande s'il n'y a pas de l'orgueil à avoir encore confiance en la mienne et à tenter ce que vous désespérez de faire. Quel méchant vent souffle donc sur nous? Ne sommes-nous pas comme hier forts tous les trois, pleins de bonne volonté? Avons-nous assez lutté pour désespérer de la victoire, et nous faut-il reculer avant même d'avoir avancé? Je vous le dis, vous êtes sans courage et vous me découragez moi-même; je n'ai pas comme vous renié ma jeunesse, je n'ai pas dit adieu à mes rêves de gloire; je suis ferme encore et cependant je suis le plus misérable, le plus entravé; et ceci, je l'avance sans orgueil, mais pour rendre une force nécessaire et puiser à mon tour dans cette force commune le reste de courage que m'enlèverait votre faiblesse. Je fais appel à nos souvenirs; soyons toujours confiants et enthousiastes comme dans le passé; soutenons-nous mutuellement et marchons sans nous inquiéter des obstacles. N'importe la carrière entreprise, n'importe l'idéal rêvé, si nous n'avons pas communauté d'instincts, ayons communauté d'espérance et d'amitié. Je voudrais vous communiquer ici ce que je ressens; ce n'est pas une vaine soif de renommée, c'est en quelque sorte un désir d'intelligente satisfaction; je voudrais nous voir grands par la pensée, non pas pour les autres, mais pour nous, je voudrais nous voir meilleurs que les autres hommes et n'ayant pour guides que le bon, le beau et le juste. Oh! courage.
C'est surtout pour toi que je dis tout ceci. Paul, excellente nature et plein de dons naturels, ne peut cependant pas souffrir une remontrance, quelque douce qu'elle soit. Je le laisse aller à sa fantaisie, espérant dans le ciel. Mais toi qui m'écouteras sans doute, je te crierai toujours: courage! Les sciences exactes telles qu'on les apprend au collège te pèsent, regarde alors un horizon supérieur, vois les mathématiques comme les voit le philosophe, conduisant à la seule vérité possible. Ne pense plus aux murs qui t'emprisonnent, oublie les trois années qui vont encore s'écouler pour toi dans les écoles; mais considère la vie, ton intelligence développée et ta liberté d'action; dis-toi qu'un homme de talent se révèle partout, qu'il peut tout entreprendre et réussir en tout; si l'idée existe, la forme viendra; si tu as de vagues aspirations, un jour elles deviendront certaines et tu seras toi, en dépit des pédants, de l'algèbre et de ses grandes mais froides compagnes. Courage! nous sommes deux encore à espérer; ce que nous avons fait jusqu'ici n'est rien; nous étions des enfants et nous allons devenir des hommes. Réussis dans tes examens, et viens près de moi; ce que je finis par te dire dans mes lettres, je te le dirai pour t'encourager lorsque tu seras ici. Nous nous réunirons souvent et nous parlerons de l'avenir; nous confondrons nos intelligences, et nous tâcherons d'en faire jaillir la vérité. Non, nous ne sommes pas encore usés; non, notre orgueil ne nous a pas égarés. Viens, et courage!
Que te dirai-je encore pour te rendre plus ferme dans les épreuves que tu vas prochainement subir? Te parlerai-je de moi, non pas du misérable, mais du poète? Je veux tenter l'impression, non pas que je me pense arrivé à un degré de perfection quelconque, mais parce que je suis las de silence; comme je te le disais tantôt, tout ce que j'ai fait jusqu'ici n'est rien, je suis le premier à sourire de mes œuvres; j'ai en vue une idée et une forme plus grandes; chaque jour m'élève davantage et chaque jour il me semble voir un horizon plus lumineux. Cependant, j'aime mes premiers vers si maladroits; malgré leurs défauts, ils ont pour moi un parfum de jeunesse; je ne puis me résoudre à les condamner à une ombre éternelle. Je veux donc réunir, sous le titre général de Trois Amours, les trois poèmes suivants: Rodolphe, l'Aérienne, Paolo. Un certain lien existe entre eux; une certaine gradation leur fait parcourir presque toute l'échelle de la passion, depuis la passion sensuelle et brutale, jusqu'à la passion idéale et angélique. Le premier est l'amour pour l'amour, aimant sans raisonner et ne distinguant jamais l'âme du corps. Le second est la lutte du corps et de l'âme, l'ange essayant d'abattre la brute sans pourtant y parvenir. Le troisième enfin est la victoire de l'ange, l'hymne pur de l'amour dégagé de la terre et se perdant dans le sein de Dieu. Dans la forme même, la gradation existe; enfin tout me pousse à les réunir et à tenter un premier pas. Je sais que tu me conseilleras d'attendre encore; je te donnerai de vive voix les raisons qui m'empêchent de me rendre à tes avis. D'ailleurs, il me faut chercher un éditeur et il n'est pas croyable que je vais en trouver un tout de suite. Sans doute tu seras arrivé avant que j'aie découvert un de ces messieurs.—Paul m'a dit que tu avais écrit une critique de Paolo. Elle me serait très utile dans ce moment, quoique j'aie déjà corrigé ce poème à plusieurs reprises. Si ces feuilles ne pesaient pas trop lourd, je te dirais de me les envoyer. Consulte leur poids et ta bourse; seulement il faudrait te hâter.
Parlons maintenant du misérable. Sans doute je serai placé vers le 15. Je retardais même cette lettre, pour te donner une certitude. J'aurai cent francs par mois pour sept heures de travail chaque jour. Avec cela on ne meurt pas de faim et l'on peut encore être poète.—D'ailleurs, ne t'inquiète pas trop sur ma position. Tu vois les choses un peu en noir, et je ris encore peut-être plus souvent que tu ne le penses.
J'irais sans doute dans le Midi, si Paul ne partait qu'au mois de septembre, mais jamais il n'attendra jusque-là. Ce sera quinze jours de plus de séparation entre nous. Quand tu verras Paul, juge-le sévèrement.
Je ne t'écrirai sans doute plus jusqu'au 20, et comme à partir de cette époque je ne saurai où t'adresser mes lettres, j'attendrai une lettre de toi avant tout. Or donc, écris-moi vers le 20, ainsi que tu me le promets, indique-moi où je dois t'adresser mes lettres, à Aix ou à Marseille, et je te répondrai.—Mes respects à tes parents.
Je te serre la main. Courage!
Ton ami,
Émile Zola.
Décidément, Paul reste à Paris jusqu'au mois de septembre; mais est-ce là sa dernière décision; j'ai pourtant l'espérance qu'il n'en changera pas.
XXVI
Paris, 18 septembre 1862.
Mes amis,
Le soleil luit, et je suis enfermé. Je regarde depuis une heure des maçons qui travaillent en face de ma fenêtre; ils vont, viennent, montent, descendent et paraissent très heureux. Moi, je suis assis; je compte les minutes qui me séparent encore de six heures. Ah! maudite tristesse! c'est là le refrain de toutes mes chansons.
J'ai commencé, pour mon très grand souci, un poème sur Jeanne d'Arc. Jamais sujet ne m'a présenté pareille difficulté; d'autant plus que je l'ai pris sous un point de vue qui exclue les banalités ordinaires. Je veux créer une Jeanne simple et parlant comme doit parler une jeune fille; point de grands mots, de points d'exclamation, de lyrisme plus ou moins à sa place; un récit grand dans sa simplicité, un vers sobre et disant nettement ce qu'il veut dire. Ce n'est pas là une petite ambition, plus je vais et plus Molière devient mon maître; le soleil, la lune, les fleurs, etc., c'est fort beau, mais une pensée vraie dite sans emphase a bien son mérite. Je crois décidément que je tourne au vers comique; je travaillerai sans doute pour le théâtre, mais je ne veux rien écrire pour la scène avant vingt-huit ou trente ans. Jusque-là, achevons de nous dégoûter des épithètes oiseuses, des tirades à effet, des antithèses hurlant dans leur accouplement. Faisons des poèmes lyriques, en attendant mieux.
—Jeanne me tourmente sûrement, je finirai par tirer quelque chose de cette idée; mais je me prépare des soirées orageuses.—Quand Baille viendra, peut être pourrai-je lui soumettre quelques fragments terminés du poème; je marche très lentement. Je suis dans un jour d'espérance. Il y a tant de sots qu'il est facile de sortir de la foule, si peu intelligent que l'on soit. Ayons du courage et travaillons.
Puis, ce matin, comme je fumais une pipe au soleil en venant à mon bureau, il m'est venu une joyeuse pensée. Un jour, me suis-je dit, peut-être dans un an, peut-être dans dix, il me sera permis d'aller faire un tour en Provence. Avec quel plaisir je reverrai l'arbre à l'ombre duquel je me suis assis, le sentier où nous avons rêvé nos rêves de seize ans, mes vieux amis et moi. Nous serons encore ensemble et ce sera fête pour nous. Vieux peut-être, tout au moins entrés dans la vie d'action, nous vivrons pendant un mois la vie d'autrefois; ah! les belles parties, les longs bavardages; et comme nous nous reposerons dans ce passé des fatigues du présent. Ce jour viendra, allez, nous aurons peut-être marché de longues heures, nous serons séparés, vivant dans des mondes différents, inégalement favorisés par le sort, pourtant nous n'aurons qu'une âme pour sentir le parfum vague de notre jeunesse. Oh! le beau jour, et que nous sommes heureux d'avoir des souvenirs!
Décidément, je suis joyeux dans ma tristesse d'aujourd'hui. Je vais travailler jusqu'à minuit, ce soir, et si je fais encore un bon vers, comme j'en ai fait un hier, me voilà en provision de gaieté pour demain. Pauvre fou que je suis!
Je suis bien un peu seul. Décidément, en novembre, il faut que mon cœur se marie, une vision est bonne à seize ans; à vingt ans et lorsqu'on a vécu ma vie, il faut une réalité. Le travail âpre et acharné ne suffit pas pour faire oublier. Je suis d'avis que rien n'apaise l'appétit comme de manger beaucoup. J'ai grand faim.
Je ne sais ce que je viens d'écrire et je m'en soucie peu. Je voulais vous dire simplement que vous me négligez et, j'ai bien été forcé d'emplir les quatre pages, puisque le papier était blanc et que j'avais une plume. Que faites-vous? et pourquoi ce silence? En amitié il ne faut pas se presser lentement, mais bien se presser vivement.—J'attends une lettre; me la ferez-vous longtemps attendre! J'attends toujours aussi la copie de Paul.—Hier un oiseau venant du Sud a passé sur ma tête, et je lui ai crié: «Oiseau, mon petit ami, n'as-tu pas vu là-bas sur la route un tableau vagabond.—Je n'ai rien vu, m'a-t-il répondu, que la poussière du chemin. Va, sois bien triste, on t'oublie.» Il mentait, n'est-ce pas?
Émile Zola.
LETTRES A CÉZANNE
XXVII
Paris, 30 décembre 1859.
Mon cher ami,
Je veux répondre à ta lettre et je ne sais que te dire. J'ai quatre pages blanches devant moi, et je n'ai pas la plus mince nouvelle à t'annoncer. N'importe, je pousse ma plume, et je t'avertis d'avance que je ne veux pas être responsable des platitudes et des fautes d'orthographe qu'elle va commettre.
J'ai pensé que Baille ne rentrerait au lycée qu'après le jour de l'an. Si je ne me trompe, cela t'aura donné un compagnon pendant quelques jours de plus. Que faites-vous? moi, qui m'ennuie ici, je crois parfois que vous vous amusez là-bas. Mais quand j'y réfléchis, je pense qu'il en est de même partout, et que de nos jours, la gaieté est fort rare. Alors, je vous plains comme je me plains moi-même, et je demande au ciel une douce colombe, je veux dire une femme aimante. Tu ne sais pas ce qui me roule par la tête depuis quelque temps. Toi qui ne riras pas de moi, je vais te le confier. Tu dois savoir que Michelet, dans l'Amour, ne commence son livre que lorsque le mariage est conclu, ne parlant ainsi que des époux et non des amants. Eh bien, moi, le chétif, j'ai le projet de décrire l'amour naissant, et de le conduire jusqu'au mariage. Tu ne peux voir encore la difficulté de ce que je veux entreprendre. Trois cents pages à remplir, presque sans intrigue; une sorte de poème où je dois tout inventer, où tout doit concourir à un seul but: aimer! Et de plus, comme je te le dis, je n'ai jamais aimé qu'en rêve, et l'on ne m'a jamais aimé, même en rêve! N'importe, comme je me sens capable d'un grand amour, je consulterai mon cœur, je me ferai quelque bel idéal, et peut-être accomplirai-je mon projet. En tout cas, si je fais ce livre, je ne le commencerai qu'aux beaux jours; si je le pense digne de paraître, je te le dédierai à toi, qui le ferais peut-être mieux que moi, si tu l'écrivais, à toi dont le cœur est plus jeune, plus aimant que le mien.
Ma lettre se remplit; mais assez tristement. Je voudrais avoir quelque bonne farce à te raconter, quelque bon tour qui puisse te faire sourire. Mais, n'allant nulle part, je connais peu les affaires du dehors, et je suis bien forcé de te dire ce qui se passe chez moi. Pardonne-moi si les pensées s'y embrouillent un peu.—Nous ne parlerons pas politique; tu ne lis pas le journal (chose que je me permets), et tu ne comprendrais pas ce que je veux te dire. Je te dirai seulement que le pape est fort tourmenté pour l'instant, et je t'engage à lire quelquefois le Siècle, car le moment est très curieux. Que te dirai-je pour achever joyeusement cette missive? Te donnerai-je du courage pour monter à l'assaut du rempart? Ou bien te parlerai-je peinture et dessin? Maudit rempart, maudite peinture! L'un est à l'épreuve du canon, l'autre est accablée du veto paternel. Quand tu t'élances vers le mur, ta timidité te crie: «Tu n'iras pas plus loin!» Quand tu prends tes pinceaux: «Enfant, enfant, te dit ton père, songes à l'avenir. On meurt avec du génie, et l'on mange avec de l'argent!» Hélas! hélas! mon pauvre Cézanne, la vie est une boule qui ne roule pas toujours où la main voudrait la pousser.
Je te serre la main. Mes respects à tes parents. Le bonjour à Baille, s'il est encore à Aix. Écris-moi souvent.
Ton ami,
É. Zola.
J'oubliais de te souhaiter la bonne année; cela est si bête que je rougis en l'écrivant. Mais c'est un usage; ainsi donc: Bonne année! bonne année! bonne année!
Puisque tu as traduit la seconde églogue de Virgile pourquoi ne me l'envoies-tu pas? Dieu merci, je ne suis pas une jeune fille, et ne me scandaliserai pas.
Je n'ai pas encore vu Villevieille. Je lui donnerai tous tes bonjours à la fois. Si tu vois Houchard, prie-le donc de m'écrire et serre-lui la main.
XXVIII
Paris, 5 janvier 1860.
Mon cher Cézanne.
J'ai reçu ta lettre. J'ai fumé une pipe—je possède depuis le jour de l'an une belle pipe en cumer que je culotte magnifiquement—et j'ai vu voltiger dans la fumée du tabac mille pensées que je te communique sur le champ, croyant te distraire.
Tu me demandes de te parler de mes maîtresses, mes amours sont en rêve. Mes folies sont d'allumer mon feu, le matin, de fumer ma pipe et de penser à ce que j'ai fait et à ce que je ferai. Tu vois qu'elles ne sont pas bien coûteuses et que je n'y perdrai pas la santé. Je n'ai pas encore vu Villevieille; à la première occasion je ferai la commission du passe-partout. Quant à Catherine, ma mère doit lui écrire très prochainement.
Tu as lu, dis-tu, mon feuilleton. J'ai bien peur qu'on ne l'ait pas plus compris que Mon follet. La pauvre Sylphide amoureuse, comme on a dû lui arracher ses belles ailes et sa couronne! On a dû n'y voir qu'une fée vulgaire, et je me l'étais représentée si belle et si riante. Pour moi, c'étaient les âmes des deux amants réunies en une seule et chantant cet hymne de l'Amour que la terre chante depuis six mille ans. Hélas! j'ai bien peur qu'on ne l'ait pas comprise.
Tu dois savoir que je ne suis rien moins qu'un favori de la Fortune, et depuis quelque temps il me peine de me voir, moi, grand garçon de vingt ans, à la charge de ma famille. Aussi suis-je décidé à faire quelque chose, à gagner le pain que je mange. Je pense entrer dans quinze jours au plus dans l'administration des Docks. Toi qui me connais, qui sais combien j'aime ma liberté, tu comprendras que je dois bien me forcer pour m'y résoudre. Mais je croirais commettre une méchante action en n'agissant pas ainsi. J'aurai encore beaucoup de temps à moi et je pourrai me livrer alors aux occupations qui me plaisent. Je suis loin d'abandonner la littérature—on abandonne difficilement ses rêves,—et je tâcherai de remplir le moins longtemps possible un emploi qui me pèsera sans nul doute. Je te l'ai déjà dit dans ma dernière lettre, la vie est une boule qui ne roule pas toujours où la main voudrait la pousser, et crois que je ne quitte pas avec plaisir mes livres et mes papiers pour aller m'asseoir sur une chaise et griffonner de méchantes copies. Mais je serai toujours le même, je serai toujours le poète qui divague, le Zola qui est ton ami. Après avoir secoué à ma porte la poussière du bureau, je reprendrai la plume pour continuer mon poème interrompu ou ta lettre commencée. C'est une nécessité, et je m'y conforme en y apportant mes petits changements.
Je lis cette phrase dans un des derniers feuilletons de Gaut: «Lorsque la chaleur des estomacs repus eut fait monter le vermillon de la satisfaction à tous les visages...» Qu'en dis-tu? Jamais les précieuses n'ont inventé quelque chose de mieux. C'est faux, tiraillé, d'un goût atroce.
Tu vois, mon cher ami, que je t'ai répondu longuement. Et encore je n'ai pas tout dit, et assez bien dit ce que je voulais dire. N'importe, je désire que cela t'ait distrait un instant.
Je te serre la main. Ton ami,
É. Zola.
XXIX
Paris, 16 janvier 1860.
Mon cher Cézanne,
Me trouvant à la tête de l'énorme somme de vingt centimes, et ne sachant à quoi l'employer dignement, j'ai pensé que c'était tout juste ce qu'il fallait pour causer un peu avec toi. Je vais remplir mes quatre pages et comme Dieu, après avoir enfanté le monde, je me dirai: C'est bon!
Je lis Dante et voici la phrase que j'ai trouvée dans le chant V de l'Enfer: L'amour qui ne fait grâce d'aimer à nul être aimé, etc... Et je me suis dit que Dieu veuille que le grand poète ait raison. Je connais de par le monde un excellent garçon qui aime bien, et je voudrais que l'amour ne fasse pas grâce à la femme qu'il aime; ce serait grande joie dans le cœur de ce cher ami; et au moins, quand la Mort étendrait vers lui ses griffes sèches: «Je ne te crains pas, pourrait-il lui dire, j'ai connu l'amour, je puis mourir». Et comme Victor Hugo, il s'écrierait:
—Passez, passez toujours! je n'ai plus à vieillir?
Allez-vous-en avec vos fleurs toutes fanées;
J'ai dans l'âme une fleur que nul ne peut cueillir.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Dernièrement, j'ai découvert chez une de mes connaissances une vieille gravure enfumée. Je la trouvais délicieuse et je ne m'étonnai pas de mon admiration lorsque je la vis signée du nom de Greuze. C'est une jeune paysanne, grande et de rare beauté de formes: on dirait une déesse de l'Olympe, mais d'une expression si simple et si gracieuse que sa beauté se change presque en gentillesse. On ne sait trop ce que l'on doit le plus admirer, ou de sa figure mutine, ou de ses bras magnifiques; quand on les regarde, on se sent pris d'un sentiment de tendresse et d'admiration. Je me connais fort peu en dessin, je ne sais si la gravure est bonne, mais je sais qu'elle me plaît. D'ailleurs, Greuze a toujours été mon favori, et je suis resté longtemps devant cette eau-forte, me promettant d'aimer l'original, si un tel portrait, sans doute un rêve de l'auteur, peut en avoir un.
Connais-tu Ronsard? non, sans doute. Eh bien, voici des vers de ce poète:
Qui ce matin avait desclose
Sa robe de pourpre au soleil,
A point perdu, cette vesprée,
Les plis de sa robe pourprée
Et son teint au vôtre pareil.
Et dire que monsieur Despréaux a eu l'audace de critiquer un homme capable d'écrire de telles choses. Boileau! un eunuque! un poète qui ne voit dans un vers qu'une césure et qu'une rime. Comme l'a dit si bien Alfred de Musset, l'auteur du Lutrin, au lieu du nectar des poètes du moyen âge, ne versait à ses lecteurs que de la tisane à la glace.
Paris est triste à l'œil comme une duègne rechignée, comme un tableau du divin Chaillan, l'immortel inventeur d'un immortel engrais. Le sol est couvert de boue, le ciel de nuages, les maisons d'un vilain badigeon, les femmes de fards de toutes les couleurs. Ici, avant le visage, il y a toujours un masque. Et lorsque vous avez démasqué un objet, il n'est pas sûr que ce que vous apercevez soit l'objet lui-même, c'est peut-être un second masque.—Bon Dieu, dans quelles phrases je m'embarque! Je voulais te dire tout simplement qu'il fait mauvais temps, et me voici en plein carnaval.
Je suis triste comme le temps: donc, en raisonnant comme un portrait du sublime Chaillan, le sublime auteur de ton sublime portrait. Las! te souviens-tu de cette teinte jaune qui décolorait tes joues, de cette teinte grise qui passait sur ton front pareille au gris nuage que les romanciers, lorsqu'ils sont gris, mettent sur le front de leurs gris héros. Las! te souviens-tu de toutes ces belles choses qui ornaient la chambre dudit Chaillan et qui, roses, ont vécu ce que vivent les roses. Heureux coquin, il t'a fait ton portrait, ce grand artiste; avec de bonnes couleurs encore ... et sans payer!
Je suis donc triste, et je ris du bout des lèvres. Oh! si Jupiter, Hésus. Dieu, le grand Tout, quel que soit son nom, me donnait un moment sa puissance! Comme ce pauvre Monde serait joyeux! Je rappellerais sur la terre l'ancienne gaieté gauloise. J'agrandirais les litres et les bouteilles, je ferais des cigares très longs et des pipes très profondes. Le tabac et le vermouth se donneraient pour rien, la jeunesse serait reine, et pour que tout ce monde soit roi, j'abolirais la vieillesse. Je dirais aux pauvres mortels: «Dansez, mes amis, la vie est courte et l'on ne danse plus dans le cercueil. Puisque la branche se penche vers vous, cueillez le fruit; arrière les grandeurs, arrière les jaloux, arrière les prosaïques; et buvons frais, morbleu!» Et ces malheureux amants, comme je les caresserais, comme je les favoriserais! J'agrandirais les bocages, le gazon pousserait plus vert, les arbres plus touffus. Celui qui n'aimerait pas serait condamné à mort, et une fleur serait portée par les plus fidèles. Chacun trouverait sa chacune; et il naîtrait autant d'hommes que de femmes, et chaque couple futur naîtrait avec un même signe qui leur permettrait de se reconnaître dans la foule. Et je leur dirais, à nos chers amoureux, ce qu'Amoureuse disait à Odette. Je signalerais ma divinité par un acte de justice. Je me chercherais une compagne, puis j'abdiquerais pour aller nous perdre, les pieds dans les fleurs et le front au soleil.
Je te serre la main. Ton ami,
É. Zola.
Je ne sais trop ce que je viens d'écrire.—Écris-moi, et divague le plus possible.
XXX
Paris, 9 février 1860.
Mon cher ami,
Je suis triste, bien triste, depuis quelques jours et je t'écris pour me distraire.
Je suis abattu, incapable d'écrire deux mots, incapable même de marcher. Je pense à l'avenir et je le vois si noir, si noir, que je recule épouvanté. Pas de fortune, pas de métier, rien que du découragement. Personne sur qui m'appuyer, pas de femme, pas d'ami près moi. Partout l'indifférence ou le mépris. Voilà ce qui se présente à mes yeux lorsque je les porte à l'horizon, voilà ce qui me rend si chagrin. Je doute de tout, de moi-même le premier. Il est des journées où je me crois sans intelligence, où je me demande ce que je vaux pour avoir fait des rêves si orgueilleux. Je n'ai pas achevé mes études, je ne sais même pas parler en bon français; j'ignore tout. Mon éducation du collège ne peut me servir à rien: un peu de théorie, aucune pratique. Que faire alors? et mon esprit balance, et me voilà triste jusqu'au soir.—La réalité me presse et cependant je rêve encore. Si je n'avais pas ma famille, si je possédais une modique somme à dépenser par jour, je me retirerais dans un bastidon, et j'y vivrais en ermite. Le monde n'est pas mon affaire; j'y ferai triste figure, si j'y vais quelque jour. D'autre part, je ne deviendrai jamais millionnaire, l'argent n'est pas mon élément. Aussi je ne désire que la tranquillité et une modeste aisance. Mais c'est un rêve, je ne vois devant moi que luttes, ou plutôt je ne vois rien distinctement. Je ne sais où je vais et je ne pose mon pied qu'avec frayeur, sachant que la route que j'ai à parcourir est bordée de précipices. Et encore, je le répète, si j'avais quelque joie qui vint me donner du cœur; si, lorsque je suis trop triste, je savais où aller m'égayer. Depuis que je suis à Paris, je n'ai pas eu une minute de bonheur; je n'y vois personne et je reste au coin de mon feu avec mes tristes pensées et quelquefois avec mes beaux rêves. Parfois cependant je suis gai, c'est lorsque je pense à toi et à Baille. Je m'estime heureux d'avoir découvert dans la foule deux cœurs qui aient compris le mien. Je me dis que, quelles que soient nos positions, nous conserverons les mêmes sentiments; et cela me soulage. Je me vois entouré d'êtres si insignifiants, si prosaïques, que j'ai plaisir à te connaître, toi qui n'est pas de notre siècle, toi qui inventerais l'amour, si ce n'était pas une bien vieille invention, non encore revue ni perfectionnée. J'ai comme une certaine gloire à t'avoir compris, à te juger ce que tu vaux. Laissons donc les méchants et les jaloux: la majorité des humains étant stupide, les rieurs ne seront pas de notre côté; mais qu'importe! si tu éprouves autant de plaisir à me serrer la main que moi à serrer la tienne.—Voici deux pages et demie de noircies et je ne t'ai encore rien dit de ce que je désirais, je ne t'ai pas expliqué pourquoi je suis triste. C'est ce que j'ignore moi-même, et je me contenterai d'ajouter que peut-être je me désespère ainsi parce que je n'ai personne pour me consoler.
Voici le carnaval qui finit, hâte-toi de faire des folies pour me les raconter. On ne s'amuse plus; la reine Bacchanale a abdiqué en faveur du roi Ennui. On a retiré les battants des grelots et crevé les tambours de basque. Hâte-toi de faire des folies.—Sans doute Baille viendra te voir le mardi gras. Tâchez de casser les pots, les bouteilles et les verres vides. Inventez quelque bon tour qui me fasse rire.
Écris-moi souvent et parle-moi souvent de toi.—Mes respects à tes parents.
Je te serre la main.—Ton ami,
Émile Zola.
XXXI
Paris, 3 mars 1860.
Mon cher Paul,
Je ne sais, j'ai de mauvais pressentiments sur ton voyage, j'entends sur les dates plus ou moins prochaines de ton arrivée. T'avoir auprès de moi, babiller tous deux, comme autrefois, la pipe aux dents et le verre à la main, me paraît une chose tellement merveilleuse, tellement impossible, qu'il est des moments où je me demande si je ne m'abuse pas, et si ce beau rêve doit bien se réaliser. On est si souvent abusé dans ses espérances que la réalisation d'une d'elles vous étonne et qu'on ne la déclare possible que devant la certitude des faits.—J'ignore de quel côté soufflera l'ouragan, mais je sens comme une tempête sur ma tête. Tu as combattu deux ans pour en arriver au point où tu en es; il me semble qu'après tant d'efforts la victoire ne peut te rester complète sans quelques nouveaux combats. Ainsi voici le sieur Gilbert qui tâte tes intentions, qui te conseille de rester à Aix; maître qui voit sans doute avec regret un élève lui échapper. D'autre part, ton père parle de s'informer, de consulter le susdit Gilbert, conciliabule d'où résulterait inévitablement le renvoi de ton voyage au mois d'août. Tout cela me donne des frissons, je tremble de recevoir une lettre de ta part où, avec maintes doléances, tu m'annonces un changement de date. Je suis tellement habitué à considérer la dernière semaine de mars comme la fin de mon ennui, qu'il me serait très pénible, n'ayant fait provision de patience que jusque-là, de me trouver seul à cette époque. Enfin, suivons la grande maxime: laissons couler l'eau; et nous verrons ce que le cours des événements nous apportera de bon ou de mauvais. S'il est dangereux de trop espérer, rien n'est sot comme de désespérer de tout; dans le premier cas, on ne risque que sa gaieté future, tandis que dans le second on s'attriste même sans cause.
Tu me fais une question singulière. Certainement qu'ici, comme partout ailleurs, on peut travailler, la volonté y étant. Paris t'offre, en outre, un avantage que tu ne saurais trouver autre part, celui des musées où tu peux étudier d'après les maîtres, depuis onze heures jusqu'à quatre heures. Voici comment tu pourras diviser ton temps. De six à onze tu iras dans un atelier peindre d'après le modèle vivant; tu déjeuneras, puis, de midi à quatre, tu copieras, soit au Louvre, soit au Luxembourg, le chef-d'œuvre qui te plaira. Ce qui fera neuf heures de travail; je crois que cela suffit et que tu ne peux tarder, avec un tel régime, de bien faire. Tu vois qu'il nous restera toute la soirée de libre et que nous pourrons l'employer comme bon nous semblera, et sans porter aucun préjudice à nos études. Puis, le dimanche, nous prendrons notre volée et nous irons à quelques lieues de Paris; les sites sont charmants et, si le cœur t'en dit, tu jetteras sur un bout de toile les arbres sous lesquels nous aurons déjeuné. Je fais chaque jour des rêves charmants que je veux réaliser lorsque tu seras ici: le travail poétique, tel que nous l'aimons. Je suis paresseux pour les travaux de brute, pour les occupations qui n'occupent que le corps et étouffent l'intelligence. Mais l'art, qui occupe l'âme, me ravit, et c'est souvent lorsque je suis couché nonchalamment que je travaille le plus. Il y a, une foule de gens qui ne comprennent pas cela, et ce n'est pas moi qui me chargerai de le leur faire comprendre.—D'ailleurs, nous ne sommes plus des gamins, il nous faut songer à l'avenir. Travaillons, travaillons: c'est l'unique moyen d'arriver.
Quant à la question pécuniaire, il est un fait que 125 francs par mois ne le permettront pas un grand luxe. Je veux te faire le calcul de ce que tu pourras dépenser. Une chambre de 20 francs par mois; un déjeuner de 18 sous et un dîner de 22 sous, ce qui fait 2 francs par jour, ou 60 francs par mois; en ajoutant les 20 francs de chambre, soit 80 francs par mois. Tu as ensuite ton atelier à payer; celui de Suisse, un des moins chers, est, je crois, de 10 francs; de plus, je mets 10 francs de toiles, pinceaux, couleurs; cela fait 100 francs. Il te restera donc 25 francs pour ton blanchissage, la lumière, les mille petits besoins qui se présentent, ton tabac, tes menus plaisirs: tu vois que tu auras juste pour te suffire, et je t'assure que je n'exagère rien, que je diminue plutôt. D'ailleurs, ce sera là une très bonne école pour toi; tu apprendras ce que vaut l'argent et comme quoi un homme d'esprit doit toujours se tirer d'affaire. Je le répète, pour ne pas te décourager, tu peux te suffire.—Je te conseille de faire à ton père le calcul ci-dessus; peut-être la triste réalité des chiffres lui fera-t-elle un peu plus délier sa bourse.—D'autre part, tu pourras te créer ici quelques ressources par toi-même. Les études faites dans les ateliers, surtout les copies prises au Louvre se vendent très bien; et quand tu n'en ferais qu'une par mois, cela grossirait gentiment la somme pour les menus plaisirs. Le tout est de trouver un marchand, ce qui n'est qu'une question de recherche.—Viens hardiment, une fois le pain et le vin assurés, on peut, sans péril, se livrer aux arts.
Voici bien de la prose, bien des détails matériels; comme elle te concerne et que de plus elle est utile, j'espère que tu me la pardonneras. Ce diable de corps est gênant parfois, on le traîne partout, et partout il a des exigences terribles. Il a faim, il a froid, que sais-je? et toujours l'âme qui voudrait parler et qui à son tour est obligée de se taire et de rester comme si elle n'était pas, pour que ce tyran se satisfasse. Heureusement qu'on trouve un certain plaisir dans le contentement de ses appétits.
Réponds-moi au moins avant le 15, pour me rassurer et me dire les nouveaux incidents qui peuvent se présenter. En tout cas, je compte que tu m'écriras la veille de ton départ, le jour et l'heure de ton arrivée. J'irai t'attendre à la gare et t'emmènerai sur-le-champ déjeuner en ma docte compagnie.—Je t'écrirai d'ici là.—Baille m'a écrit. Si tu le vois avant de partir, fais-lui promettre de venir nous retrouver au mois de septembre.
Je te serre la main, mes respects à tes parents.
Ton ami,
Émile Zola.
XXXII
25 mars 1860.
Mon cher ami,
Nous parlons souvent poésie dans nos lettres, mais les mots sculpture et peinture ne s'y montrent que rarement, pour ne pas dire jamais. C'est un grave oubli, presque un crime; et je veux tâcher de le réparer aujourd'hui.
On vient de débarrasser de ses toiles la fontaine de Jean Goujon, que l'on était en train de réparer. Elle est située sur l'emplacement qui s'appelait jadis la Cour des Miracles, et entourée d'un délicieux petit jardin.—ce qui, entre parenthèses, montre la versatilité des choses terrestres. Cette fontaine genre Renaissance affecte une forme carrée; elle est surmontée d'un dôme et percée de quatre ouvertures à plein cintre, une pour chaque face. De chaque côté de ces ouvertures se trouve un bas-relief fort étroit et fort long, ce qui fait deux bas-reliefs par face, soit huit pour tout le monument. Chacun d'eux représente une naïade, ainsi que l'indique une plaque de marbre noir portant ces mots: Fontinx nymphus. Et je t'assure que ce sont de charmantes déesses, gracieuses, souriantes, tout comme j'en désirerais pour m'égayer dans mes moments d'ennui. D'ailleurs, tu connais le genre de Jean Goujon: tu dois te rappeler ces deux baigneuses qui sont dues à son ciseau et que je dessinais si maladroitement un jour chez Villevieille. De plus, au-dessus des pleins cintres sont encore des bas-reliefs, de petits Amours tenant des banderoles. Même grâce, même finesse de lignes, même charme dans l'ensemble. Enfin, l'eau tombe en nappe de bassin en bassin.—Je te parle de cette fontaine, parce que je me suis oublié une grande heure à la contempler; qui plus est, je me dérange souvent de ma route pour aller lui jeter un regard d'amour. C'est que je ne puis t'exprimer, dans ma froide description, toute son élégance, toute sa gracieuse simplicité! Aussi une de nos premières courses, lorsque tu viendras ici, sera d'aller voir l'objet de mon admiration.
L'autre jour, en me promenant sur les quais, j'ai découvert des gravures de Rembrandt fort risquées. Comme dit Rabelais, j'y vis derrière je ne sais quel buisson, je ne sais quels gens, faisant je ne sais quoi, et, je ne sais comment, aiguisant je ne sais quels ferrements, qu'ils avaient je ne sais où, et je ne sais en quelle manière.—Les extrêmes se touchent; tout à côté étaient suspendues des gravures d'après Ary Scheffer: Françoise de Rimini, la Béatrix du Dante, etc.
Je ne sais si tu connais Ary Scheffer, ce peintre de génie mort l'année dernière: à Paris, ce serait un crime de répondre non, mais en province, ce n'est qu'une grosse ignorance. Scheffer était un amant passionné de l'idéal, tous ses types sont purs, aériens, presque diaphanes. Il était poète dans toute l'acception du mot, ne peignant presque pas le réel, abordant les sujets les plus sublimes, les plus délirants. Veux-tu rien de plus poétique, d'une poésie étrange et navrante, que sa Françoise de Rimini? Tu connais l'épisode de la Divine Comédie: Françoise et son amant Paolo sont punis de leur luxure en Enfer par un vent terrible qui toujours les emporte, enlacés, qui toujours les fait tournoyer dans l'espace sombre. Quel magnifique sujet! mais aussi quel écueil! comment rendre cet embrassement suprême? ces deux âmes qui restent même unies pour souffrir les peines éternelles! quelle expression donner à ces physionomies où la douleur n'a pas effacé l'amour? Tâche de te procurer la gravure et tu verras que le peintre est sorti victorieux de la lutte; je renonce à te la décrire, j'y perdrais du papier sans seulement t'en donner une idée.
Scheffer, le spiritualiste, me fait penser aux réalistes. Je n'ai jamais bien compris ces messieurs. Je prends le sujet le plus réaliste du monde, une cour de ferme. Du fumier, des canards barbotant dans un ruisseau, un figuier à droite, etc., etc. Voilà bien un tableau qui semble dénué de toute poésie. Mais qu'il vienne un rayon de soleil qui fasse scintiller la paille jaune d'or, miroiter les flaques d'eau, qui glisse dans les feuilles de l'arbre, s'y brise, en ressorte en gerbes de lumière; que, de plus, on fasse passer dans le fond une leste fillette, une de ces paysannes de Greuze, jetant du grain à tout son petit monde de volailles: dès ce moment, ce tableau n'aura-t-il pas, lui aussi, sa poésie; ne s'arrêtera-t-on pas charmé, pensant à cette ferme où l'on a bu de si bon lait, un jour que la chaleur était accablante? Que voulez-vous donc dire avec ce mot de réaliste? Vous vous vantez de ne peindre que des sujets dénués de poésie! Mais chaque chose a la sienne, le fumier comme les fleurs. Serait-ce parce que vous prétendez imiter la nature servilement? mais alors, puisque vous criez tant après la poésie, c'est dire que la nature est prosaïque. Et vous en avez menti.—C'est pour toi, que je dis cela, monsieur mon ami, monsieur le grand peintre futur. C'est pour te dire que l'art est un, que spiritualiste, réaliste ne sont que des mots, que la poésie est une grande chose et que hors la poésie il n'y a pas de salut.
J'ai fait un rêve, l'autre jour.—J'avais écrit un beau livre, un livre sublime que tu avais illustré de belles, de sublimes gravures. Nos deux noms en lettres d'or brillaient, unis sur le premier feuillet, et, dans cette fraternité du génie, passaient inséparables à la postérité. Ce n'est encore qu'un rêve malheureusement.
Morale et conclusion de ces quatre pages.—Tu dois contenter ton père en faisant ton droit le plus assidûment possible. Mais tu dois aussi travailler le dessin fort et ferme—unguibus et rostro—pour devenir un Jean Goujon, un Ary Scheffer, pour ne pas être un réaliste, enfin pour pouvoir illustrer certain volume qui me trotte dans le cerveau.
Tu me demandes la suite de la Mascarade. Je ne puis contenter ton désir, par la simple raison que, jusqu'à présent, cette suite n'existe pas. Le fragment que je t'ai envoyé fut fait en janvier, puis je ne sais ce qui me passa par la tête, j'abandonnai complètement cette pièce pour me mettre à écrire un petit proverbe en vers que je viens de terminer: quelque chose comme neuf cents alexandrins. Il est possible que je continue maintenant les faits et gestes du jeune et mélancolique Hermann; en tous cas, dès qu'il existera une suite quelconque, je te l'expédierai.
Quant aux excuses que tu me fais, soit pour l'envoi des gravures, soit pour le prétendu ennui que tu me donnes par tes lettres, j'oserai dire que c'est du dernier mauvais goût. Tu ne penses pas ce que tu avances, et cela me console. Je ne me plains que d'une chose, c'est que tes épîtres ne soient pas plus longues, plus détaillées. Je les attends avec impatience, elles me donnent de la joie pour un jour. Et tu le sais: ainsi donc plus d'excuses.—J'aimerais mieux ne pas fumer, ne pas boire que de cesser de correspondre avec toi.
Tu m'écris ensuite que tu es bien triste: je te répondrai que je suis bien triste, bien triste. C'est le vent du siècle qui a passé sur nos têtes, nous ne devons en accuser personne, pas même nous; la faute en est au temps dans lequel nous vivons. Puis tu ajoutes que: si je t'ai compris, tu ne te comprends pas. Je ne sais ce que tu entends par ce mot compris. Pour moi, voici ce qu'il en est: j'ai reconnu chez toi une grande bonté de cœur, une grande imagination, les deux premières qualités devant lesquelles je m'incline. Et cela m'a suffi; dès ce moment je t'ai compris, je t'ai jugé. Quelles que soient tes défaillances, quels que soient tes errements, tu seras toujours le même pour moi. Il n'y a que la pierre qui ne change pas, qui ne sorte pas de sa nature de pierre. Mais l'homme est tout un monde; qui voudrait analyser les sentiments d'un seul pendant un jour, succomberait à l'œuvre. L'homme est incompréhensible, dès qu'on veut le connaître jusque dans ses plus légères pensées. Mais à moi, que m'importent tes contradictions appareilles. Je t'ai jugé bon et poète, et je le répéterai toujours: «Je t'ai compris.»
Mais foin de la tristesse! Terminons par un éclat de rire. Nous boirons, nous fumerons, nous chanterons au mois d'août. La paresse est une belle chose, on n'en meurt pas plus vite. Puisque la vie est mauvaise et courte, allons nous étendre au soleil, babiller, nous moquer des sots, et attendre que la mort passe et nous emporte, tout aussi poliment que notre voisin qui a passé sa vie à l'ombre, sans parler, vivant comme un ours, afin d'amasser un peu d'or.
Je te serre la main.
Ton ami,
É. Zola.
XXXIII
Paris, 16 avril 1860.
Mon cher Cézanne,
J'ai vu Villevieille, le lundi de Pâques. Le paresseux était mollement couché, sous le futile prétexte qu'il était malade. Malade! vraiment oui. Jamais chanoine, jamais chantre, jamais bedeau, jamais enfant de chœur, ne fut plus gras, plus vermeil, plus joufflu, plus luisant de graisse. N'importe, il restait au lit. J'ai longtemps causé avec lui, nous avons parlé de Chaillan, de toi, etc. Je n'ai pas vu son atelier, où d'ailleurs, m'a-t-il dit, aucune toile n'était ébauchée. Je dois prochainement retourner chez lui, un de ces soirs, pour prendre le thé.
Sa femme est toute mignonne, toute blanche et rose, c'est presque une enfant. Il me semble que je vivrais comme un ange avec cette petite fille. Réellement, il ne la flattait pas, quand il disait qu'elle était adorable: visage spirituel, un peu chiffonné, petite bouche, petit pied, enfin délicieuse.—Bon Dieu! qu'ils ont tort de ne pas s'aimer toujours, de se disputer même parfois.
Je pense à notre mariage, à nous. Qui sait si le sort nous garde un bon lot. Sera-t-elle belle, sera-t-elle laide? Sera-t-elle bonne, sera-t-elle méchante? Bonté et beauté ne vont pas toujours ensemble, hélas! Espérons pourtant que nous aurons de la chance et dans le matériel et dans le spirituel.—Car, tout bien pesé, tout bien considéré, je crois que le bonheur est dans le mariage comme ailleurs. On dit que c'est une loterie; je n'en crois rien. Le hasard a bon dos, et dès que l'homme fait une faute, il la met sur le dos du hasard, qui n'en peut mais. Je croirais plutôt qu'il n'y a là que de bons numéros; quant aux mauvais, c'est l'homme qui les fait lui-même. Je m'explique: dans toute femme, il y a l'étoffe d'une bonne épouse, c'est au mari à disposer de cette étoffe le mieux possible. Tel maître, tel valet; tel mari, telle épouse.—L'éducation de la jeune fille est si différente de celle du jeune homme, qu'à la sortie des écoles, même entre frère et sœur, il n'y a plus aucun lien, aucune parenté d'idée. Ce sera bien pire entre deux étrangers, entre deux époux. Le mari a donc une grande tâche, celle de la nouvelle éducation de la femme; ce n'est pas tout de coucher ensemble pour être mariés, il faut encore penser de même: sinon, les époux ne peuvent manquer tôt ou tard de faire mauvais ménage.—Voilà pourquoi l'éducation des filles me paraît si imparfaite. Elles arrivent dans le monde ignorantes, bien plus, ne sachant que des choses qu'il leur faut oublier.—Je patauge d'une belle manière, je crois.
Ma nouvelle vie est assez monotone. Je vais à neuf heures au bureau, j'enregistre jusqu'à quatre heures des déclarations de douanes, je transcris la correspondance, etc., etc.; ou mieux, je lis mon journal, je bâille, je me promène de long en large, etc., etc. Triste en vérité. Mais dès que je sors, je me secoue comme un oiseau mouillé, j'allume ma bouffarde, je respire, je vis. Je roule dans ma tête de longs poèmes, de longs drames, de longs romans; j'attends l'été pour donner carrière à ma verve. Vertu Dieu! je veux publier un livre de poésies et te le dédier.
Vois l'utilité de la transaction. Je puis te remercier de ton envoi littéraire:—Un Trésor de belle-mère—sans commettre des phrases heurtées. Tout le monde doit avoir un avis et je vais te dire le mien sur cette comédie. Tu l'as sans doute vu jouer, tu l'as peut-être lue. Dans le premier cas, la mise en scène, la lumière, le jeu des acteurs, peuvent t'avoir égaré; mais dans le second, je crois que tu as été de mon avis: que tu as trouvé cette pièce fort médiocre. Comme comédie, elle ne vaut rien; pas de caractère soutenu, pas même de caractère dessiné. Comme vers, j'en dirais presque autant; à part quelques alexandrins assez comiques, le reste ressemble à de la prose endimanchée.—Un auteur, quelque révolutionnaire qu'il soit, a toujours un but. M. Muscadel ne semble pas en avoir; il n'y a pas d'exposition, pas de nœud, pas de dénouement; ce sont des vers, puis des vers. Le public qui a applaudi cette bluette serait bien embarrassé pour en raconter le fond, car il n'y en a pas. Je le répète, les scènes se suivent sans avoir aucun lien entre elles, rien n'est observé, rien n'est amené à temps. On ne sait pas pourquoi la belle-mère est méchante, on ne sait pas pourquoi elle devient bonne. Les deux époux n'ont qu'une scène, où ils font de l'esprit assez plat. Ces deux rôles développés auraient sans doute eu du bon, mais tels qu'ils sont, ce sont de pâles ébauches. Quant à Valentin, l'âme de la pièce, celui qui a dû la faire réussir, son rôle est le rôle de tous les valets de vaudeville. Rien ne le lie avec les autres personnages, il ne sert pas à l'intrigue, intrigue qui, d'ailleurs, n'existe pas. Quant à la lettre qu'il écrit à sa maîtresse, c'est une ficelle qui n'en est pas même une, puisqu'elle n'amène rien.—Je ne nie pas le mérite de l'auteur, je nie le mérite de sa pièce, je proteste contre les comptes rendus que j'ai lus dans les journaux. Ce n'est pas un bon service à rendre à M. Muscadel, que de lui donner sans raison de l'encensoir par la figure. Et pour mon compte, si j'avais été rédacteur, je lui aurais dit: «Vous avez sans doute du talent, travaillez donc pour nous faire une comédie meilleure que celle que vous venez de nous donner».—Voilà bien du bavardage à propos d'un étranger; mais la littérature a toujours une petite place dans mes missives et j'ai cru bien faire en te donnant franchement mon avis sur une pièce que tu as sans doute jugée toi-même. Je serais heureux que nos deux jugements se rencontrent. Je n'en veux nullement à M. Muscadel, que je ne connais pas; ce n'est pas non plus une basse jalousie qui me conduit. J'ai lu la pièce avec la bonne volonté de la trouver excellente et je me contente de traduire le moins impoliment possible l'impression qu'elle m'a produite.
Je me trompe en disant que l'auteur n'avait pas de but. J'ai cru lui en découvrir un; celui de peindre cette espèce de jalousie qu'éprouve une mère contre la femme qu'aime son fils. Elle croit que cette femme la vole, que l'amour doit lui appartenir tout entier, à elle qui l'a nourri, qui l'aime tant. On pourrait faire une charmante comédie avec cette donnée. Mais combien M. Muscadel a traité cela lourdement, si lourdement, que l'on se demande si le but de l'auteur était bien de peindre cet amour maternel luttant contre l'amour.
J'ai reçu ta lettre.—Tu as raison de ne pas trop te plaindre du sort: car, après tout, comme tu le dis, avec deux amours au cœur, celui de la femme et celui du beau, on aurait grand tort de se désespérer. Le temps passe vite, même dans la solitude, lorsque vous peuplez cette solitude de fantômes chéris; et qu'est-ce être malheureux, sinon être seul. Ce n'est pas, il est vrai, le seul fléau qui sévit sur l'humaine race, mais de là, du manque de toute affection, découlent tous nos malheurs. Aussi, moi l'isolé, moi le dédaigné, je me cramponne à ton amitié en désespéré. Lorsque mon œil interroge l'horizon, il ne voit que brouillard, que vagues nuées, mais au moins il aperçoit encore ta figure dans un rayon de soleil. Et cela me console. Mon pauvre ami, si jamais mes pensées, mes actions te déplaisaient, dis-le moi franchement: je pourrais me défendre auprès de toi, raffermir ton amitié chancelante.
Mais que dis-je là: ne sommes-nous pas maintenant liés, n'avons-nous pas même pensée? Notre amitié est bien solide encore: et ne prends ce que je viens de te dire que comme craintes exagérées d'un danger imaginaire.
Tu m'envoies quelques vers où respire une sombre tristesse. La rapidité de la vie, la brièveté de la jeunesse, et la mort, là-bas, à l'horizon: voilà ce qui nous ferait trembler, si l'on y pensait quelques minutes. Mais n'est-ce pas un tableau plus sombre encore, lorsque dans le cours si précipité d'une existence, la jeunesse, ce printemps de la vie, manque entièrement, lorsqu'à l'âge de vingt ans, on n'a pas encore éprouvé le bonheur, qu'on voit avancer l'âge à grands pas et qu'on n'a pas même, pour égayer ces rudes jours d'hiver, les souvenirs des beaux jours d'été.—Et voilà ce qui m'attend.
Tu me dis encore que quelquefois tu n'as pas le courage de m'écrire. Ne sois pas égoïste: tes joies comme tes douleurs m'appartiennent. Quand tu seras gai, égaye-moi; quand tu seras triste, assombris mon ciel sans crainte: une larme est quelquefois plus douce qu'un sourire. D'ailleurs, écris-moi tes pensées au jour le jour; dès qu'une nouvelle sensation naîtra dans ton âme, mets-la sur le papier. Puis, quand il y en aura quatre pages, expédie-les moi.
Une autre phrase de ta lettre m'a aussi douloureusement impressionné. C'est celle-ci: «la peinture que j'aime, quoique je ne réussisse pas, etc., etc.» Toi! ne pas réussir, je crois que tu te trompes sur toi-même. Je te l'ai déjà dit pourtant: dans l'artiste il y a deux hommes, le poète et l'ouvrier. On naît poète, on devient ouvrier. Et toi qui as l'étincelle, qui possèdes ce qui ne s'acquiert pas, tu te plains; lorsque tu n'as pour réussir qu'à exercer tes doigts, qu'à devenir ouvrier.—Je ne quitterai pas ce sujet sans ajouter deux mots. Je te mettais dernièrement en garde contre le réalisme; aujourd'hui je veux te montrer un autre écueil, le commerce. Les réalistes font encore de l'art—à leur manière,—ils travaillent consciencieusement. Mais les commerçants, ceux qui peignent le matin pour le pain du soir, ceux-là rampent misérablement. Je te dis ceci non sans raison: tu vas travailler chez X***, tu copies ses tableaux, tu l'admires peut-être. Je crains pour toi ce chemin où tu t'engages, d'autant plus que celui que tu tâches peut-être d'imiter a de grandes qualités, qu'il emploie misérablement, mais qui n'en font pas moins paraître ses tableaux meilleurs qu'ils ne sont. C'est joli, c'est frais, c'est bien brossé; mais tout cela n'est qu'un tour de métier, et tu aurais tort de t'y arrêter. L'art est plus sublime que cela; l'art ne s'arrête pas aux plis d'une étoile, aux teintes rosées d'une vierge. Vois Rembrandt; avec un rayon de lumière, tous ses personnages, même les plus laids, deviennent poétiques. Aussi, je te le répète, X*** est un bon maître pour t'apprendre le métier; mais je doute que tu puisses apprendre autre chose dans ses tableaux.—Étant riche, tu songes sans doute à faire de l'art et non du commerce. Si je parlais à Chaillan, je lui dirais tout le contraire de ce que je viens de te dire.—Défie-toi donc d'une admiration exagérée pour ton compatriote; mets tes rêves, ces beaux rêves dorés, sur tes toiles, et tâche d'y faire passer cet amour idéal que tu portes en toi.—Surtout, et c'est là le gouffre, n'admire pas un tableau parce qu'il a été vite fait; en un mot, et pour conclusion, n'admire pas et n'imite pas un peintre de commerce.—Je reviendrai sur ce sujet.—Je heurte peut-être bien quelques-unes de tes idées. Dis-le moi franchement pour ne pas garder contre moi une rancune cachée, et par là même augmentant chaque jour.—Mes respects à tes parents.
Je te serre la main.
Ton ami,
É. Zola.
J'ai changé de demeure; adresse tes lettres rue Saint-Victor, n° 35.
XXXIV
26 avril 1860, 7 heures du matin.
Mon bon vieux,
Je ne cesserai de te répéter: ne crois pas que je sois devenu pédant. Chaque fois que je suis sur le point de te donner un conseil, j'hésite, je me demande si c'est bien là mon rôle, si tu ne te fatigueras pas de m'entendre toujours te crier: fais ceci, fais cela. J'ai peur que tu ne m'en veuilles, que mes pensées soient en contradiction avec les tiennes, partant que notre amitié en souffre. Que te dirai-je? je suis sans doute bien fou de penser ainsi au mal; mais je crains tant le plus léger nuage outre nous. Dis-moi, dis-moi sans cesse que tu reçois mes avis comme ceux d'un ami; que tu ne te fâches pas contre moi lorsqu'ils sont en désaccord avec ta manière de voir; que je n'en suis pas moins le joyeux, le rêveur, celui qui s'étend si volontiers sur l'herbe auprès de toi, la pipe à la bouche et le verre à la main.—L'amitié seule dicte mes paroles; je vis mieux avec toi en me mêlant un peu de tes affaires; je cause, je remplis mes lettres, je bâtis des châteaux en Espagne. Mais, pour Dieu! ne crois pas que je veuille te tracer une ligne de conduite; prends seulement, dans mes paroles, ce qui te conviendra, ce que tu trouveras bon, et ris du reste, sans seulement prendre la peine de le discuter.
Et maintenant j'aborde plus hardiment le sujet peinture.
Lorsque je vois un tableau, moi qui sais tout au plus distinguer le blanc du noir, il est évident que je ne puis me permettre de juger des coups de pinceau. Je me borne à dire si le sujet me plaît, si l'ensemble me fait rêver à quelque bonne et grande chose, si l'amour du beau respire dans la composition. En un mot, sans m'occuper du métier, je parle sur l'art, sur la pensée qui a présidé à l'œuvre. Et je pense agir sagement; rien ne me fait plus pitié que ces exclamations des soi-disant amateurs qui, ayant retenu quelques termes techniques dans les ateliers, viennent les débiter avec aplomb et comme des perroquets. Toi, au contraire, toi qui as compris combien il est difficile de placer selon sa fantaisie des couleurs sur une toile, je comprends qu'à la vue d'un tableau tu t'occupes beaucoup du métier, que tu t'extasies sur tel ou tel coup de pinceau, sur une couleur obtenue, etc., etc. Cela est naturel; l'idée, l'étincelle est en toi, tu cherches la forme que tu n'as pas, et tu l'admires de bonne foi partout où tu la rencontres. Mais prends garde; cette forme n'est pas tout, et, quelle que soit ton excuse, tu dois mettre l'idée avant elle. Je m'explique: un tableau ne doit pas être seulement pour toi des couleurs broyées, placées sur une toile; il ne te faut pas chercher constamment par quel procédé mécanique l'effet a été obtenu, quelle couleur a été employée; mais voir l'ensemble, te demander si l'œuvre est bien ce qu'elle doit être, si l'artiste est réellement un artiste. Il y a si peu de différence, aux yeux du vulgaire, entre une croûte et un chef-d'œuvre. Des deux côtés, c'est du blanc, du rouge, etc., des coups de brosse, une toile, un cadre. La différence n'est que dans ce quelque chose qui n'a pas de nom, et que la pensée, que le goût seul révèle. C'est ce quelque chose, ce sentiment artistique du peut-être, qu'il faut surtout découvrir et admirer. Puis, tu pourras chercher à connaître sa manière de procéder, tu pourras faire du métier. Mais, je le répète, qu'avant de descendre à fouiller ainsi le matériel, ces couleurs puantes, cette toile grossière, qu'avant tout tu te laisses emporter au ciel, par la sublime harmonie, par la grande pensée qui s'épand du chef-d'œuvre, et l'entoure comme d'une auréole divine.—Loin de moi la pensée de mépriser la forme. Ce serait sottise; car sans la forme on peut être grand peintre pour soi, mais non pour les autres. C'est elle qui fixe l'idée, et plus l'idée est grande, plus la forme doit être grande aussi. C'est par elle que le peintre est compris, apprécié; et cette appréciation n'est favorable qu'autant que la forme est excellente. Je me servirai d'une comparaison; si je voulais converser avec un Allemand, je ferais venir un interprète; mais si je n'ai pas d'Allemand avec qui parler, je n'ai que faire d'un interprète. L'interprète est la forme, l'Allemand la pensée; sans la forme je ne comprendrai jamais la pensée, mais je n'ai que faire de la forme si la pensée n'existe pas. C'est le dire que le métier est tout et n'est rien; qu'il faut absolument le savoir, mais qu'il ne faut pas perdre de vue que le sentiment artistique est aussi essentiel. En un mot, ce sont deux éléments qui s'annulent séparés, et qui réunis font un tout grandiose.
D'ailleurs, je ne parle pas pour toi; si tu as du bon, comme je le crois fermement, tu n'as pas à établir ces distinctions que je viens de faire un peu puérilement. Chaque génie naît avec sa pensée et avec sa forme originale; ce sont choses qui ne peuvent se séparer sans entraîner une complète nullité, du moins apparente, chez l'homme. Cela se remarque surtout lorsque c'est la pensée qui règne seule; le pauvre grand homme est rangé alors dans le rang des incompris; son âme a beau rêver, elle ne peut se communiquer aux autres, il est ridicule et malheureux. Lorsque la forme seule existe, l'homme qui la possède sans posséder l'idée, réussit parfois et alors son exemple devient extrêmement dangereux. J'arrive enfin à la peinture de commerce, dont j'avais promis de te reparler; tout ce qui précède n'est qu'un long préambule et c'est ceci que je voulais te dire. Le peintre de commerce exclut l'idée, il fait trop vite pour faire quelque chose de bon comme art. C'est un métier, un moyen de donner du pain à ses enfants; rien de mieux. Mais c'est que ce diable de peintre, s'il n'a pas l'idée, a le plus souvent la forme pour lui; et, dès lors, son tableau est un véritable piège pour les commerçants. On est forcé d'avouer que c'est joli, et si l'on ne va pas plus loin, voilà qu'on se met à admirer une œuvre indigne, l'imiter peut-être. Je sais bien que ce ne sont que les imbéciles qui se laissent prendre; mais m'en voudras-tu si je me suis effrayé, même à tort, et si je l'ai dit en ami: «Prends garde! songe à l'art, à l'art sublime; ne considère pas que la forme, parce que la forme seule, c'est la peinture de commerce; considère l'idée, fais de beaux rêves; la forme viendra avec le travail et tout ce que tu feras sera beau, sera grand». Voilà ce que je t'ai dit, voilà ce que je te répéterai toujours.
Si tu n'es pas content, tu n'es pas raisonnable. Voilà cinq pages, les plus sérieuses que j'aie écrites de ma vie.—Au moins, souviens-toi de nos engagements; si je blessais ta manière de voir, ne fais pas attention à mon bavardage.
Chaillan a passé, dimanche dernier, la journée entière avec moi; nous avons déjeuné, soupé ensemble, causant de toi, fumant nos bouffardes. C'est un excellent garçon; mais quelle simplicité, bon Dieu! quelle ignorance du monde! Qu'il réussisse, cela me semble peu probable; il ne sera cependant jamais malheureux, et c'est en quelque sorte ce qui me console de le voir rêver ainsi tout éveillé. Son caractère n'est plus jeune; je le soupçonne même d'être un peu avare. Avec ces deux défauts, qui dans le cas présent sont des qualités, il ne peut mourir de faim, ni se faire trop de bile. Il se retirera toujours à temps dans son village, ou bien se contentera des poitrails médiocres qu'il vendra le plus cher possible.
—Il est, me disait-il, dans une maison où logent douze fillettes; et cela l'ennuie, car elles font un tapage à faire crouler les murs. Il va changer de demeure. L'innocent!
Chaque jour il se rend chez le père Suisse, depuis le matin 6 heures jusqu'à 11 heures. Puis, l'après-midi, il va au Louvre. Réellement il a du toupet.—Ah! si tu étais ici, la belle vie! Mais à quoi bon cette exclamation? à nous donner des regrets superflus.
—Je ne t'en dirai pas plus long sur Chaillan: il doit t'écrire lui-même sous peu.—Je n'ai pas encore revu Villevieille; je pense aller lui rendre bientôt visite.
Quant à moi, ma vie est toujours monotone. Lorsque, courbé sur mon pupitre, écrivant sans savoir ce que j'écris, je dors tout éveillé, comme abruti, soudain parfois un frais souvenir passe dans mon esprit, une de nos joyeuses parties, un des sites que nous affectionnions, et mon cœur se serre affreusement. Je lève la tête, et je vois la triste réalité; la chambre poudreuse, encombrée de vieilles paperasses, peuplée par un monde de commis stupides pour la plupart; j'entends le monotone grincement des plumes, des mots stridents, des termes bizarres pour moi; et là, sur la vitre, comme pour me railler, les rayons de soleil viennent se jouer et m'annoncer qu'au dehors la nature est en fête, que les oiseaux ont des chants mélodieux, les fleurs des parfums enivrants. Je me renverse sur ma chaise, je ferme les yeux, et pour un instant je vous vois passer, vous, mes amis; je les vois, elles aussi, ces femmes que j'aimais sans le savoir. Puis tout s'évanouit, la réalité revient plus terrible, je reprends ma plume et je me sens des envies de pleurer.—Oh! la liberté, la liberté! la vie contemplative de l'Orient! la douce et poétique paresse! mon beau rêve! qu'êtes-vous devenus?
J'ai fait cette lettre, currente calamo, sans me reposer, sans moucher ma chandelle. Il est bientôt minuit et je vais me mettre au lit. Je me sentais exalté ce soir, pardonne-moi donc si ma lettre est folle, privée de ce peu de raison que je possède.
Je n'ai pas pu attendre une lettre de toi pour t'écrire de nouveau et quoique je n'aie rien à te dire, il m'a pris une telle rage de noircir du papier, que j'ai cédé à la tentation.
Je te serre la main.
Ton ami,
Émile Zola.
Mes respects à tes parents.
Je reçois ta lettre à l'instant.—Elle fait naître en moi une bien douce espérance. Ton père s'humanise; sois ferme, sans être irrespectueux. Pense que c'est ton avenir qui se décide et que tout ton bonheur en dépend.—Ce que tu dis sur la peinture devient inutile, du moment que tu reconnais toi-même les défauts de X***.
Je répondrai à ta lettre sous peu.
XXXV
Paris, 5 mai 1860.
Mon bon vieux,
Je suis seul dans ma chambre, un peu indisposé. J'ai fait l'école buissonnière pour aujourd'hui et je ne crois pouvoir mieux employer le temps passé loin de mon bureau, qu'en causant avec toi.—Je vais donc répondre à tes deux dernières lettres.
Comme tu le présumes fort bien, je ne m'amuse nullement aux Docks. Voici un mois que je suis dans cette infâme boutique et j'en ai, par Dieu! plein le dos, les jambes et tous les autres membres.—Je ne demande qu'une grotte dans le flanc d'un rocher, sur une haute montagne. Je vivrai là vêtu d'un froc s'il le faut, en ermite, ne me souciant ni du monde, ni de ses jugements.—Ne crois pas que ce soit là le vain désir d'un poète; je pense sérieusement et, si je n'avais pas une mère, il y a longtemps que j'aurais tâché de mettre mon idée à exécution.—Quoi qu'il en soit je trouve mon bureau puant et je vais bientôt déguerpir de cette immonde écurie. Ce qui m'arrête, c'est que, sorti de là, je me trouverai de nouveau à la charge de ma famille; je cherche une combinaison qui me permette de manger et de rester libre, combinaison, hélas! que je ne trouve pas, que je ne trouverai jamais. Tu ne peux te douter de la souffrance que j'éprouve quand je pense à ces choses-là. C'est comme un damné labyrinthe; j'ai beau marcher, je m'égare et toujours je reviens au même point, à penser en pleurant à l'art sublime, à la liberté, à toutes ces célestes choses dont l'amour ne veut pas mourir en moi, et qui se débat en désespéré, devant l'horrible réalité.—Car, te le dirai-je, si je suis malade de corps, ce n'est qu'une suite de ma maladie morale, de l'ennui, du désespoir que je ressens. Mais quittons ce triste sujet et tâchons de rire et de boire frais.
Tu me parles de Baille dans tes deux lettres. Il y a longtemps que je désire moi-même t'entretenir au sujet de ce brave garçon.—C'est qu'il n'est pas comme nous, qu'il n'a pas le crâne fait dans le même moule; il a bien des qualités que nous n'avons pas, bien des défauts aussi. Je ne puis pas essayer de te faire la peinture de son caractère, te dire par où il pèche, par où il l'emporte; je ne lui donnerai pas non plus l'épithète de sage, pas plus que celle de fou; cela n'est que relatif et dépend du point de vue d'où l'on envisage la vie. Que nous importe d'ailleurs, à nous ses amis; ne suffit-il pas que nous l'ayons jugé bon garçon, dévoué, supérieur à la foule, ou du moins plus apte à comprendre notre cœur et notre esprit. Ne devons-nous pas le juger avec cette bienveillance que nous réclamons pour nous-mêmes, et, si quelque chose nous contrarie dans sa conduite, de quel droit irions-nous trouver mauvais ce qu'il trouve bon? Crois-moi, nous ne savons ce que la vie nous garde; nous sommes au début, tous trois riches d'espérance, tous trois égaux par notre jeunesse, par nos rêves. Serrons-nous la main: non pas une étreinte d'un moment, mais une étreinte qui empêche un jour de faiblir, ou qui console après la chute.—Que diable me marmotte-il là, dois-tu dire? Mon pauvre vieux, j'ai cru m'apercevoir que le lien qui t'unissait avec Baille faiblissait, qu'un anneau de notre chaîne allait casser. Et, tremblant, je te prie de penser à nos joyeuses parties, à ce serment que nous avons fait, le verre en main, de marcher toute la vie, les bras enlacés, dans le même sentier; de penser que Baille est mon ami, qu'il est le tien, et que si son caractère ne sympathise pas entièrement avec le nôtre, il n'en est pas moins dévoué pour nous, aimant, qu'enfin il me comprend, qu'il te comprend, qu'il est digne de nos confidences, de ton amitié.—Si tu as quelque chose à lui reprocher, dis-le moi, je tâcherai de le défendre, ou plutôt dis-lui à lui-même ce qui te contrarie en lui,—rien n'est à craindre comme les choses non avouées entre amis.
Tu te rappelles nos parties de nage, cette heureuse époque où, insoucieux de l'avenir, nous combinions un beau soir la tragédie du célèbre Pitot; puis le grand jour! là, sur le bord de l'eau, le soleil qui se couchait radieux, cette campagne que nous n'admirions peut-être pas alors, mais que le souvenir nous présente si calme et si riante.—On a dit—je crois que c'est Dante—que rien n'est plus pénible qu'un souvenir heureux dans les jours de malheur. Pénible, oui, mais âprement voluptueux aussi; on pleure et on rit à la fois.—Malheureux que nous sommes! à vingt ans nous regrettons déjà le passé; nous tournons vers cette époque enfuie, tendant les bras, pleurant sans espoir de voir renaître ces beaux jours. Malheureux et fous! nous gâtons notre vie comme à plaisir, toujours souhaitant de voir revivre le passé, ou implorant l'avenir à grands cris, ne sachant jamais jouir du présent.—Je te l'ai dit dans ma dernière lettre, parfois un souvenir, rapide comme un éclair, traverse ma pensée; c'est un mot que tu m'as dit jadis, c'est une de nos parties: une montagne, un chemin, un buisson, et je regrette, et je désespère—malheureux et fou.
Dans tes deux lettres tu me donnes comme un espoir lointain de réunion. «Quand j'aurai fini mon droit, peut-être, me dis-tu, serai-je libre de faire ce que bon me semblera; peut-être pourrai-je aller te rejoindre.» Que Dieu veuille que ce ne soit pas la joie d'un instant; que ton père ouvre les yeux sur ton véritable intérêt. Peut-être, à ses yeux, suis-je un étourdi, un fou, même un mauvais ami de t'entretenir dans ton rêve, dans ton amour de l'idéal. Peut-être, s'il lisait mes lettres, me jugerait-il sévèrement; mais quand bien même je devrais perdre son estime, je le dirais hautement devant lui comme je le dis à toi: «J'ai réfléchi longtemps à l'avenir, au bonheur de votre fils, et par mille raisons qu'il serait trop long de vous expliquer, je crois que vous devez le laisser aller là où son penchant, l'entraîne.»—Mon vieux, il s'agit donc d'un petit effort, d'un peu travailler. Voyons, que diable! sommes-nous tout à fait privé de courage? Après la nuit viendra l'aurore; tâchons donc de la passer tant bien que mal, cette nuit, et que lorsque luira le jour tu puisses dire: «J'ai assez dormi, mon père, je me sens fort et courageux. Par pitié! ne m'enfermez pas dans un bureau; donnez-moi mon vol, j'étouffe, soyez bon, mon père.»—Je ferai ta commission à Chaillan.
Leclère met en doute, me dis-tu, mon voyage à Aix. Le cher homme se trompe; je compte aller te serrer la main tout comme l'année dernière. Il est vrai, je préférerais que ce fût toi qui vins, et cela pour une foule de raisons; mais, comme je doute encore de la bonne volonté de ton père, je me prépare à faire mes paquets.—Tu me parles vaguement d'une certaine aventure qui aurait amené des suites fâcheuses entre Leclère et De Julienne. Je juge à propos de joindre à cette lettre un mot pour ce dernier; autant pour éclaircir l'affaire que pour désavouer toutes les mesures rigoureuses qu'on aurait pu prendre en mon nom.—Lis d'ailleurs ce mot et ne m'en veuille pas s'il rogne ta portion.—Serre la main de Leclère à mon intention et ne lui dis pas que tu m'as communiqué cette misère.
Quant à vous, mes beaux musiciens, chantez tout votre soûl; riez, mes enfants, riez. Ma mansarde n'est certes pas belle, et cependant parfois je la regrette.—Nous avons depuis une semaine un temps sublime; je ne le croirais pas, si je ne suais pas. Mais que m'importe la pureté du ciel, à moi Parisien; je sors si peu. Je ne vais jamais manger des anchois au bastidon, tout au plus si je vais m'installer à la porte d'un établissement dans le genre du Qu'a fait la belle eau (Oh! Marguery!). Je ne t'ai pas décrit ma nouvelle demeure, mon voisinage: ce sera pour ma prochaine lettre.
Il y a eu soirée hier soir chez moi. J'ajoute cette feuille de papier à ma lettre pour te narrer cette rareté. Nous étions douze, ma mère, Pagès (du Tarn), Chaillan, Pajot, moi: le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé. Le but de cette réunion était de lire quelques vers et d'ouïr quelques chanteurs qui se trouvaient parmi nous; ce fut tout artistique comme tu vois. On a servi, comme consommations, trois douzaines de biscuits, deux bouteilles, une de champagne, une de malaga, puis le premier acte de la Nouvelle Phèdre, et le proverbe intitulé Perrette. On a fortement applaudi; était-ce l'auteur à qui s'adressaient ces éloges, ou le maître de la maison qui offrait de si bon malaga? Je livre ce problème à ta perspicacité. Pour moi, je juge incapables de m'apprécier la moitié des personnes qui m'écoutaient. Ce n'est pas orgueil, c'est simplement expérience et vérité. Ce qui m'a fait le plus plaisir, ce sont les éloges de Pajot, les bonnes grosses appréciations de Chaillan, puis les quelques admirations vraies de Pagès (du Tarn). Pardon d'avoir parlé de moi le premier; j'ai voulu me débarrasser de ma pièce pour parler plus à l'aise de la Nouvelle Phèdre. On n'en a lu que le premier acte et ce n'est donc que d'après ce fragment que je puis en parler.—Une seule question. Qu'est-ce qui m'ennuie dans la tragédie? C'est la tragédie elle-même; ce sont tous ces vieux accessoires usés, les confidents, les tirades emphatiques, l'alexandrin lourd et régulier, etc., etc. Lorsque M. Pagès (du Tarn) me dit qu'il était le partisan des innovations, je crus qu'il avait aboli toutes ces vieilleries. Point du tout; ses nouveautés se bornent à un changement de costume, l'habit noir au lieu de la toge romaine, à un changement de nom, le nom d'Abel au lieu de celui d'Hippolyte. D'autre part, il ne s'aperçoit pas d'un écueil; voulant faire, comme il le dit, la tragédie de l'homme et non celle des rois et des héros, choisissant un sujet bourgeois, ne doit-il pas craindre de rendre plus ridicule encore l'emphase et la déclamation dans le cercle mesquin d'une famille. Thésée, Hippolyte, peuvent invoquer les dieux, ils en descendent. Mais tel ou tel marchand enrichi sera parfaitement ridicule de faire ainsi les grands bras. Est-ce à dire que ces drames qui s'agitent confusément dans l'ombre d'une maison, que ces passions terribles qui désolent une famille, ne présentent aucun intérêt, ne soient pas dignes d'être mis sur la scène. Loin de là, seulement il faut, selon moi, que le style s'accorde avec le genre, et certes, le vieux style classique, les exclamations, les périphrases sont ce qu'il y a de plus faux au monde dans la bouche d'une petite bourgeoise.—D'ailleurs, ce premier acte est rempli de beaux vers; les situations sont copiées sur Racine, mais cela ôtait dans le sujet même.—Si l'un me demandait mon avis sincère, je répondrais que cette tragédie est littéraire, bien versifiée, de beaucoup plus passionnée que les tragédies classiques, destinée selon moi à un succès éclatant ou à une chute complète; mais qu'elle n'est nullement destinée à faire révolution en littérature, comme le pense son auteur, et qu'elle n'est pas le dernier mot de l'art dramatique. Je m'arrête faute de place.—Si bien que Chaillan a chanté et qu'il a été fort applaudi; si bien qu'un monsieur qui se trouvait là nous a invités tous les deux à une soirée où doivent se trouver des acteurs de l'Odéon; si bien qu'on a été se coucher sur les minuit.—M. Pagès (du Tarn) me demande soudain: «Voulez-vous six vers de désespoir?—Pardieu! lui dis-je, ce sont six verres vides.»—Le brave homme resta bouche béante.
Je te serre la main. Ton ami,
É. Zola.
Je t'envoie trois feuilles et trois feuilles différentes.—Ceci prouve que jadis j'avais trois cahiers de papier et que je n'en ai plus maintenant.
XXXVI
Paris, 13 juin 1860.
Mon cher Paul,
L'autre jour, par une belle matinée, je me suis égaré loin de Paris, dans les champs, à trois ou quatre lieues.—N'aimes-tu pas les bluets, ces petites étoiles qui scintillent dans les blés, ces fleurs si gracieusement jolies. Les poètes ont, hélas! usé et abusé des fleurs. Qui oserait parler de la rose, écrire deux lignes sur la pensée, pousser des exclamations sur le lilas, le chèvrefeuille, etc., etc. Je suis donc fort mal venu de te vanter mes bluets, de le dire que j'en ai ramassé une grosse belle gerbe, tout comme une pensionnaire de couvent en robe blanche pudique et folâtre. Mon Dieu! oui, une grosse gerbe, courant dans les prés, joyeux de ne plus voir de maisons, de marcher dans le rosée, de me croire en Provence, en chasse, en partie au bastidon. J'étais seul et je m'en donnais à cœur joie; certain que personne ne m'épiait pour me railler, j'allais toujours, augmentant mon bouquet. Ces bluets, ce sont fleurs si charmantes; je parie que tu ne les as jamais remarqués. Mon bon vieux, quelque jour imite-moi, cours en cueillir une pleine poignée le matin, avant que le soleil ait séché la rosée dans leurs corolles; fais-toi enfant pour une heure; puis tu verras quelle belle teinte bleue, quel fouillis gracieux; on dirait un amas de fine dentelle.—Le fait est qu'après avoir couru deux grandes heures, je me sentis un grand appétit. Je levais la tête; des arbres partout, du blé, des haies, etc. Je me trouvais dans un pays qui m'était totalement inconnu. Enfin, au-dessus d'un vieux chêne, j'aperçus un clocher; un clocher suppose un village; un village, une auberge. Je marchai vers la bienheureuse église, et je ne tardai pas à me trouver installé devant un frugal déjeuner, dans un café quelconque. Dans ce café—et c'est à cela que j'en voulais venir, tout le reste n'est qu'une préface,—je remarquai en rentrant des peintures qui me frappèrent. C'étaient de grands panneaux comme tu veux en peindre chez toi, peints sur toile, représentant des fêtes de village; mais un chic, un coup de pinceau si sûr, une entente si parfaite de l'effet à distance, que je demeurai ébahi. Jamais je n'avais vu de telles choses dans un café, même parisien. On me dit que c'était un artiste de vingt-trois ans qui avait commis ces petits chefs-d'œuvre. Vraiment, si tu viens à Paris, nous irons jusqu'à Vitry—c'est le nom du bienheureux village—et je suis certain que tu admireras comme moi. Je me suis laissé peut-être emporter par l'enthousiasme, mais je ne crois pas me tromper en avançant que ce jeune rapin a de l'avenir.
Tu m'apprends une nouvelle qui me surprend fort, le mariage d'Escoffier-Don-Juan, d'Escoffier le coureur, le libertin, etc., etc. Du diable! si je croyais que ce serait lui qui se marierait le premier de mes amis. Pousserai-je de grandes exclamations sur le mariage d'argent? A quoi bon? ce serait au moins ridicule et en tout cas plus qu'inutile. Gardons en avare nos belles rêveries; laissons les autres barboter dans la prose. Qui sait d'ailleurs? peut-être sont-ils plus heureux que nous. Je faisais même cette réflexion l'autre soir en pensant à ce cher Escoffier: Voilà un garçon, me disais-je, dont le sentier aura été bordé de roses sans épines. Jusqu'à vingt-deux ans il a mené une belle vie de paresse et de plaisir, puis en ce moment, où il lui faut choisir une carrière, faire un travail quelconque, il rencontre bonnement une dot de cent mille francs qui lui tend les bras. Voilà la carrière, la position trouvée. Je sais que cette fois la rose a une épine. Mais qu'importe! combien il en est qui envieraient son sort! Quand on peut marcher terre à terre, n'être pas tourmenté par de folles idées comme moi, n'est-on pas joyeux de voir cent mille francs tomber amoureux de vous? Ma foi, vive la prose par moment, je le répète, Escoffier doit être heureux. Ce n'est pas dire que je serais heureux, si j'étais à sa place; que non pas! Chacun dans son milieu, mon vieux; l'oiseau dans l'air et le poisson dans l'eau.
Je vois Chaillan fort souvent. Hier nous avons passé la soirée ensemble; cet après-midi je dois aller le retrouver au Louvre. Il m'a dit t'avoir écrit avant-hier, je crois, je ne te parle donc pas de ses travaux. Combes est ici, il doit t'en parler. Les autres artistes que je vois sont Truphème jeune, Villevieille, Chotard; quant à Ampérère, je n'ai pu encore le rencontrer. Nous parlons quelquefois avec Chaillan de Fournier; sais-tu par où il réside, ce qu'il fait? Pour nous, absence complète de notions à cet égard.—Nous attendons, pour commencer le superbe tableau dont je te parlais, que je sois installé dans une chambre que je viens de louer. Mon vieux, au septième; l'habitation la plus haute du quartier; une immense terrasse, la vue de tout Paris; une chambrette délicieuse que je vais meubler dans le dernier chic, divan, piano, hamac, pipes en foule, narguilé turc, etc. Puis des fleurs, puis une volière, un jet d'eau, une véritable féerie. Je te reparlerai de mon grenier quand tous ces embellissements seront terminés. Au 8 juillet l'emménagement.—Baille, qui viendra sans doute à Paris au mois de septembre, jouira sans doute de mon asile: que ne puis-je en dire autant de toi. Chaillan doit te narrer toutes les félicités que les rapins rencontrent ici.
Voilà bientôt quinze jours que je file un amour des plus platoniques. Une jeune fille, une fleuriste qui reste à côté de chez moi, passe sous ma fenêtre deux fois par jour, le matin à six heures et demie, et le soir à huit heures. C'est une petite blonde, toute mignonne, toute gracieuse; petite main, petit pied, une grisette des plus gentilles. Aux heures où elle doit passer, je me mets régulièrement à la fenêtre; elle vient, lève les yeux; nous échangeons un regard, même un sourire; puis c'est tout. Est-ce folie, mon Dieu! aimer ainsi une fleuriste, la moins cruelle des beautés parisiennes! Ne pas la suivre, ne pas lui parler! Veux-tu que je te le dise, c'est paresse et rêverie à la fois. C'est bien moins fatigant d'aimer ainsi; je l'attends, mon adorée, en fumant ma pipe. Puis les beaux rêves! ne la connaissant pas, je puis la doter de mille qualités, inventer mille aventures délirantes, la voir, l'entendre parler à travers le prisme de mon imagination. Mais, que te dis-je? ne le sais-tu pas aussi bien que moi, les charmes de cet amour platonique dont on se moque tant. Laissons railler les sots; folie et sagesse sont des mots sur la signification desquels on ne s'entendra jamais.—Mon vieux, que ne suis-je près de toi, pour boire un bon coup, pour causer folie, couchés sur le gazon, la tête à l'ombre et les pieds au soleil. Épicure fut un sage; le monde n'a que faire de nous, pauvres chétifs, nous n'avons que faire du monde. Eh! morbleu! qu'on nous laisse vivre en paix, le verre en main et la chanson aux lèvres, rêvant et dormant en attendant le grand sommeil.—Je veux aller près de toi au mois d'août rien que pour divaguer et boire de bons coups. Vive Dieu! nous en viderons plus d'une et des meilleures encore!
Tu ne me parles plus du droit. Qu'en fais-tu? es-tu toujours en brouille avec lui? Ce pauvre droit qui n'en peut mais, comme tu dois l'arranger!—J'ai remarqué que nous, avions toujours besoin d'une peine ou d'un amour, sans lesquelles conditions la vie est incomplète. D'ailleurs, l'idée d'amour entraîne jusqu'à un certain point l'idée de haine et vice versa. Tu aimes les jolies femmes, donc tu détestes les laides; tu hais la ville, donc tu aimes les champs. Bien entendu, qu'il ne faudrait pas pousser cela trop loin. Quoi qu'il en soit, je répète que nous avons besoin pour bien vivre d'aimer et de haïr quelque chose; d'aimer pour laisser notre âme s'épancher dans nos bons moments; de haïr pour jurer et briser les vitres dans nos mauvais moments. Tel est l'homme en général, c'est-à-dire l'homme bon et méchant, ayant des qualités et des défauts. Le véritable sage serait celui qui ne serait qu'amour, dans l'âme duquel la haine n'aurait pas de place. Mais comme nous ne sommes pas parfaits—Dieu merci! ce serait trop ennuyant—et que tu ressembles à tous, ton amour à toi est la peinture et la haine du droit. Voilà, comme dirait Astier, ce qu'il fallait démontrer.
Tu relis quelquefois mes anciennes lettres, me dis-tu. C'est un plaisir que je me paie souvent. J'ai gardé toutes les tiennes; ce sont là mes souvenirs de jeunesse.—Faut-il que l'homme soit misérable! toujours désirer, toujours regretter, toujours vouloir devancer l'avenir, puis, chaque fois que le regard se porte vers le passé, toujours verser des pleurs amers. Quels pauvres animaux que nous: ne pas savoir profiter de la minute présente, la gâter par un désir ou par un regret. Vraiment, je serais tenté de me dresser vers le ciel et de crier à Dieu: «Dis-moi pourquoi nous as-tu pétris d'une argile aussi immonde? pourquoi as-tu enfermé ton souffle divin dans une si ignoble prison que les parois en ont souillé la céleste prisonnière?» Certes, ce n'est pas à propos de tes lettres que je pousserais ce cri. Quand je les relis, si je regrette le temps passé, c'est un regret exempt de larmes; au contraire, je suis heureux pour un quart d'heure, je nous revois plus jeunes, réunis et joyeux. Puis je pense au futur, je me demande si ce bon temps ne reviendra pas, et j'espère. Et pourquoi n'aurais-je pas d'espérance? Ne sommes-nous pas jeunes encore, pleins de rêves, à peine au début de la vie. Tiens, laissons les souvenirs et les regrets aux vieillards; c'est leur trésor à eux, c'est le livre du passé qu'ils feuillettent d'une main tremblante, s'attendrissant à chaque page. Et, puisque nous ne saurions jouir du présent, à nous l'avenir, ce bel avenir inconnu que nous pouvons embellir des plus riches couleurs. Espérons, mon bon vieux, espérons d'être réunis un jour, de jouir d'une sainte liberté, et de marcher en riant jusqu'à ce que nos pieds se heurtent contre la pierre d'un tombeau.
Mon poème en est toujours au même point: au commencement du troisième et dernier chant. Un de ces jours de beau temps, je tâcherai de le terminer.—Si tu vois Houchard, dis-lui que sa lettre ne m'est nullement parvenue; dis-lui aussi que je lui écrirai bientôt et que je lui serre la main.
Parle-moi un peu des processions. C'est un temps de sainte coquetterie; sous prétexte d'adorer Dieu dans ses plus beaux atours, on va se faire adorer soi-même. Que de billets doux une église a vu glisser dans des mains mignonnes.—Parle-moi de Marguery (de Mars guéri, entendons-nous). Parle-moi, parle-moi de tout: je suis avide de nouvelles. Toi qui ne regardes jamais pour toi, regarde un peu pour moi, puis tu me conteras tout ce que tu as vu.—Une dernière question: «Ta barbe, comment la portes-tu?»
Mes respects à tes parents.—Je te serre la main.
Ton ami,
Émile Zola.
XXXVII
Paris, 25 juin 1860.
Mon cher vieux,
Tu me parais découragé dans ta dernière lettre; tu ne parles rien moins que de jeter tes pinceaux au plafond. Tu gémis sur la solitude qui t'entoure; tu t'ennuies.—N'est ce pas notre maladie à tous, ce terrible ennui, n'est-ce pas la plaie de notre siècle? et le découragement n'est-il pas une des conséquences de ce spleen qui nous étreint la gorge?—Comme tu le dis, si j'étais près de toi, je tâcherais de te consoler, de t'encourager. Je te dirais que nous ne sommes plus des enfants, que l'avenir nous réclame et qu'il y a lâcheté à reculer devant la tâche qu'on s'est imposée; que la grande sagesse est d'accepter la vie telle qu'elle est; de l'embellir par des rêves, mais de bien savoir que ce sont des rêves que l'on fait.—Dieu me protège, si je suis ton mauvais génie, si je dois faire ton malheur en te vantant l'art et la rêverie. Je ne puis cependant le croire; le démon ne peut se cacher sous notre amitié et nous entraîner tous deux à notre perte. Reprends donc courage; saisis de nouveau tes pinceaux, laisse ton imagination errer vagabonde. J'ai foi en toi; d'ailleurs, si je te pousse au mal, que ce mal retombe sur ma tête. Du courage surtout, et réfléchis bien, avant de t'engager dans cette voie, aux épines que tu peux rencontrer. Sois homme, laisse un instant le rêve de côté, et agis.—Si je te donne de mauvais conseils, je le répète, que Dieu me protège! Je crois bien parler pour toi, j'en ai conscience; si l'on m'accusait, ce ne serait pas la première fois que l'on me jetterait à la face des injures que je ne mérite pas. Mon cœur en saignerait, mais je dirais comme le Christ: «Seigneur, pitié pour eux; ils ne savent pas ce qu'ils font».
Laisse-moi te parler un peu de moi; ce que je viens de te dire a rouvert en moi des blessures saignantes.—J'arrivais au monde, le sourire sur les lèvres et l'amour dans le cœur. Je tendais la main à la foule, ignorant le mal, me sentant digne d'aimer et d'être aimé, je cherchais partout des amis. Sans orgueil comme sans humilité, je m'adressais à tous, ne voyant passer autour de moi ni supérieur ni inférieur. Dérision! on me jeta à la figure des sarcasmes, des mépris; j'entendis autour de moi murmurer des surnoms odieux, je vis la foule s'éloigner et me montrer au doigt. Je pliai la tête quelque temps, me demandant quel crime j'avais pu commettre, moi si jeune, moi dont l'âme était si aimante. Mais lorsque je connus mieux le monde, lorsque j'eus jeté un regard plus posé sur mes calomniateurs, lorsque j'eus vu à quelle lie j'avais affaire, vive Dieu! je relevai le front et une immense fierté me vint au cœur. Je me reconnus grand à côté des nains qui s'agitaient autour de moi; je vis combien mesquines étaient leurs idées, combien sot était leur personnage; et, frémissant d'aise, je pris pour dieux l'orgueil et le mépris. Moi qui aurais pu me disculper, je ne voulus pas descendre jusque-là; je conçus un autre projet: les écraser sous ma supériorité et les faire ronger par ce serpent qu'on nomme l'envie. Je m'adressai à la poésie, cette divine consolation; et si Dieu me garde un nom, c'est avec volupté que je leur jetterai à mon tour ce nom à la face comme un sublime démenti de leurs sots mépris.—Mais si j'ai de l'orgueil avec ces brutes, je n'en ai pas avec vous, mes amis; je reconnais ma faiblesse et, pour toute qualité, je ne me trouve alors que celle de vous aimer.—Comme le naufragé qui se cramponne à la planche qui surnage, je me suis cramponné à toi, mon vieux Paul. Tu me comprenais, ton caractère m'était sympathique; j'avais trouvé un ami, et j'en remerciais le ciel. J'ai craint de te perdre à plusieurs reprises; maintenant cela me semble impossible. Nous nous connaissons trop parfaitement pour jamais nous détacher.—Pardonne-moi de t'avoir parlé de ces questions brûlantes; j'ai cru devoir le faire pour augmenter, s'il est possible, notre amitié.
J'ai passé la journée d'hier avec Chaillan. Comme tu me l'as dit, c'est un garçon qui a un certain fond de poésie; la direction seule lui a manqué.—Je dois demain aller le voir travailler chez lui; il est en train de faire une petite toile représentant une barque battue par la tempête et habitée par un matelot hagard; dans le fond la Vierge apparaît à sa prière et éloigne d'une main l'ouragan. Ce sujet est tiré d'une gravure que l'on place sur la première feuille des romances. Telle est l'idée; quant à l'exécution, c'est assez piètre, surtout comme couleur, comme harmonie des teintes. Le sujet étant très difficile à traiter, ce brouillard, cette mer, ces éclairs, cette apparition, ce chaos du ciel et des vagues présentant une grande difficulté pour être proprement rendus, et d'un autre côté le peintre n'ayant pas les talents requis, l'œuvre, je le crains, sera fort médiocre.—Par ce qui est déjà fait, je juge que cela ressemblera assez à ces ignobles ex-voto qui sont accrochés dans la Madeleine, à Aix.—Jeudi, je dois aller souper avec Chaillan dans une famille provençale, résidant à Paris, à l'occasion de la première communion du fils de la maison.—Quant à la journée d'hier, je crois—Dieu me pardonne—que nous nous sommes un peu pochardés. Titubant, lui prodiguant les plus doux noms, je l'ai accompagné jusque chez lui où je l'ai quitté, après mille serments d'amitié.—Il travaille unguibus et rostro souhaitant de tout cœur de t'avoir pour compagnon.
Je compte toujours aller te voir bientôt. J'ai besoin de te parler; les lettres, c'est fort bon, mais on n'y dit pas tout ce que l'on voudrait dire. Je suis las de Paris; je sors fort peu et, si c'était possible, j'irais m'établir près de toi. Mon avenir est toujours le même: fort sombre et si couvert de nuages que mon œil l'interroge en vain. Je ne sais vraiment où je vais: que Dieu me conduise.—Écris-moi souvent, cela me console. Je sais combien tu hais la foule, ne me parle donc que de toi; et surtout ne crains jamais de m'ennuyer.—Courage. A bientôt.
Mes respects à tes parents.
Je te serre la main.—Ton ami,
Émile Zola.
Marguery m'écrit; je n'ai pas le temps de lui répondre. Dis-lui seulement de signer de mon nom: Émile Zola, toutes les paroles de romances que je lui ai envoyées. Ces pièces devant paraître un jour, il serait ridicule de prendre un pseudonyme.—N'oublie pas, il paraît que c'est pressé.
XXXVIII
Juillet 1860.
Mon cher Paul,
Permets que je m'explique une dernière fois franchement et clairement; tout me semble si mal aller dans nos affaires que j'en fais un mauvais sang incroyable.—La peinture n'est-elle pour toi qu'un caprice qui t'est venu prendre par les cheveux un beau jour que tu t'ennuyais? N'est-ce qu'un passe-temps, un sujet de conversation, un prétexte à ne pas travailler au droit. Alors, s'il en est ainsi, je comprends ta conduite: tu fais bien de ne pas pousser les choses à l'extrême et de ne pas te créer de nouveaux soucis de famille. Mais si la peinture est ta vocation,—et c'est ainsi que je l'ai toujours envisagée,—si tu te sens capable de bien faire après avoir bien travaillé, alors tu deviens pour moi une énigme, un sphinx, un je ne sais quoi d'impossible et de ténébreux. De deux choses l'une: ou tu ne veux pas, et tu atteins admirablement ton but; ou tu veux, et dès lors je n'y comprends plus rien. Tes lettres tantôt me donnent beaucoup d'espérance, tantôt m'en ôtent plus encore; telle est la dernière, où tu me sembles presque dire adieu à tes rêves, que tu pourrais si bien changer en réalité. Dans cette lettre est cette phrase que j'ai cherché vainement à comprendre: «Je vais parler pour ne rien dire, car ma conduite contredit mes paroles.» J'ai bâti bien des hypothèses sur le sens de ces mots, aucune ne m'a satisfait. Quelle est donc ta conduite? celle d'un paresseux sans doute; mais qu'y a-t-il là d'étonnant? on te force à faire un travail qui te répugne. Tu veux demander à ton père de te laisser venir à Paris pour te faire artiste; je ne vois aucune contradiction entre cette demande et tes actions; tu négliges le droit, tu vas au musée, la peinture est le seul ouvrage que tu acceptes; voilà je pense un admirable accord entre tes désirs et tes actions.—Veux-tu que je te le dise?—surtout ne va pas le fâcher,—tu manques de caractère; tu as horreur de la fatigue, quelle qu'elle soit, en pensée comme en actions; ton grand principe est de laisser couler l'eau, et t'en remettre au temps et au hasard. Je ne te dis pas que tu aies complètement tort; chacun voit à sa manière et chacun le croit du moins. Seulement, ce système de conduite, tu l'as déjà suivi en amour; tu attendais, disais-tu, le temps et une circonstance; tu le sais mieux que moi, ni l'un ni l'autre ne sont arrivés. L'eau coule toujours, et le nageur est tout étonné un jour de ne plus trouver qu'un sable brûlant.—J'ai cru devoir le répéter une dernière fois ici ce que je t'ai déjà dit souvent: mon titre d'ami excuse ma franchise. Sous bien des rapports, nos caractères sont semblables; mais, par la croix-Dieu! si j'étais à ta place, je voudrais avoir le mot, risquer le tout pour le tout, ne pas flotter vaguement entre deux avenirs si différents, l'atelier et le barreau. Je te plains, car tu dois souffrir de cette incertitude, et ce serait pour moi un nouveau motif pour déchirer le voile; une chose ou l'autre, sois véritablement avocat, ou bien sois véritablement artiste; mais ne reste pas un être sans nom, portant une toge salie de peinture.—Tu es un peu négligent—soit dit sans le fâcher,—et sans doute mes lettres traînent et tes parents les lisent. Je ne crois pas te donner de mauvais conseils; je pense parler en ami et selon la raison. Mais tout le monde ne voit peut-être pas comme moi, et, si ce que je suppose plus haut est vrai, je ne dois pas être au mieux avec la famille. Je suis sans doute pour eux la liaison dangereuse, le pavé jeté sur ton chemin pour te faire trébucher. Tout cela m'afflige excessivement; mais, je te l'ai déjà dit, je me suis vu si souvent mal jugé, qu'un jugement faux ajouté aux autres ne saurait m'étonner. Reste mon ami, c'est c'est tout ce que désire.
Un autre passage de ta lettre m'a chagriné. Tu jettes, me dis-tu, parfois les pinceaux au plafond, lorsque ta forme ne suit pas ton idée. Pourquoi ce découragement, ces impatiences? Je les comprendrais après des années d'études, après des milliers d'efforts inutiles. Reconnaissant ta nullité, ton impossibilité de bien faire, tu agirais sagement alors en foulant palette, toile et pinceaux sous tes pieds. Mais toi qui n'as eu jusqu'ici que l'envie de travailler, toi qui n'a pas encore entrepris ta tâche sérieusement et régulièrement, tu n'es pas en ton droit de te juger incapable. Du courage donc; tout ce que tu as fait jusqu'ici n'est rien. Du courage, et pense que, pour arriver à ton but, il te faut des années d'étude et de persévérance.—Ne suis-je pas dans le même cas que toi; la forme n'est-elle pas également rebelle sous mes doigts? Nous avons l'idée; marchons donc franchement et bravement dans notre sentier, et que Dieu nous conduise!—D'ailleurs, j'aime ce peu de confiance en soi. Vois Chaillan, il trouve tout ce qu'il fait excellent; c'est qu'il n'a pas en tête un mieux, un idéal qu'il tâche d'atteindre. Aussi ne s'élèvera-t-il jamais, parce qu'il se croit déjà élevé, parce qu'il est content de lui.
Tu me demandes des détails sur ma vie matérielle. J'ai quitté les Docks; ai-je bien fait, ai-je mal fait? question relative, et selon les tempéraments. Je ne puis répondre qu'une chose: je ne pouvais plus y rester, et j'en suis sorti.—Ce que je pense faire, je te le dirai plus tard, lorsque j'aurai mis à exécution.—Pour l'instant, voici ma vie: nous avons commencé le tableau d'Amphyon dans ma petite chambre du septième, un paradis orné d'une terrasse, d'où nous découvrons tout Paris, une retraite tranquille et pleine de soleil. Chaillan vient sur les une heure. Pajot, jeune homme dont je t'ai parlé, ne tarde pas à le suivre; nous allumons nos pipes, si bien qu'au bout de quelque temps nous ne nous voyons plus à quatre pas. Je ne te parle pas du bruit; ces messieurs dansent et chantent, et, ma foi, je les imite. Je parie que tu cherches déjà les verres et les bouteilles; tu as pardieu raison, les voici sur le coin de mon bureau, pleins d'un certain vin blanc que l'on nomme du Saint-Georges, lequel vin ressemble assez au vin cuit, et par son goût délicieux et par sa traîtrise. Le filou a surpris avant-hier Chaillan à l'improviste, et l'a si bien étourdi d'un coup lâchement asséné, que le brave garçon peignait chaque mouche qui passait, et fumait son amadou à effacer, jurant qu'il fumait un excellent tabac. Moi, je pose à moitié nu; la chose a ses désagréments, mais, au fond, c'est le sublime du spectacle. Pajot écrit sous ma dictée des vers qui me passent par la tête, tantôt bouffons, tantôt sérieux, éclos sous l'encens de nos pipes, au milieu des tintements des verres. C'est une véritable tabagie, un tableau qui n'a pas de nom; je ne regrette qu'une chose, c'est que tu ne sois ici pour rire avec nous.—Le matin, j'écris toujours un peu; le soir, après la séance, je lis quelques vers de Lamartine, ou de Musset, ou de V. Hugo. Telles s'écoulent mes journées; je m'ennuie beaucoup moins que cet hiver, et pourtant ce n'est pas encore là le genre d'existence que je rêve. Le tumulte n'est bon qu'à ses heures; toujours chanter, toujours rire, cela fatigue. Je ne travaille pas assez, et je m'en veux. Si tu viens à Paris, nous tâcherons de régler notre journée de façon à bûcher le plus possible, sans cependant oublier la pipe, ni le verre et la chanson.
Amphyon, sous le pinceau de Chaillan, prend assez la tournure d'un singe en mauvaise humeur. Tout bien considéré, je désespère plus que jamais de ce garçon comme artiste. Fort médiocre copiste, dès qu'il lui faut hiverner il est complètement mauvais. C'est un bon enfant, et ce ne sera jamais rien de plus. Il travaille beaucoup, peine, prépare, je crois: j'ai, en l'écrivant, un triste échantillon de ses progrès sous les yeux.—Je t'envoie à la page suivante une de ces poésies dont je parlais tantôt, faite au milieu du bruit, et écrite, faute de papier, sur le mur de ma chambre.
Je viens de recevoir une lettre de Baille. Je n'y comprends plus rien; voici une phrase que je lis dans cette épître: «Il est presque certain que Cézanne ira à Paris: quelle joie!» Est-ce d'après toi qu'il parle, lui as-tu véritablement donné cette espérance dernièrement, lorsqu'il s'est rendu à Aix? Ou bien a-t-il rêvé, s'est-il pris à croire réel ton désir seul? Je te le répète, je n'y comprends plus rien. Je t'engage à me dire dans la première lettre les choses franchement; depuis trois mois, je suis à me dire successivement et selon les lettres que je reçois: Il viendra, il ne viendra pas.—Tâchons, pour Dieu! tâchons de ne pas imiter les girouettes.—La question est trop importante pour passer du blanc au noir; là, franchement, où en sont les affaires?
Je ne t'envoie pas les vers qui précèdent comme quelque chose de sublime. Ils remplissent ma lettre, et rien de plus.
Mon voyage est toujours fixé au 15 septembre. Nous irons tous deux jusqu'à Trets, à pied, bien entendu; Chaillan le demande à grands cris.
J'attends Houchard. A bientôt.
Mes respects à tes parents. Je te serre la main.
Ton ami,
Émile Zola.
A quand ton examen? l'as-tu passé? le passeras-tu? Dis à Marguery que je ne l'oublie pas, que mon silence n'est dû qu'au manque de matières. Je lui écrirai cependant bientôt.
XXXIX
Paris, 1er août 1860.
Mon cher Paul,
En relisant tes lettres de l'année dernière, je suis tombé sur le petit poème d'Hercule, entre le vice et la vertu; pauvre enfant égaré, que tu as oublié sans doute, et qui était également sorti de ma mémoire. Je ne sais, j'ai ressenti un grand plaisir à cette lecture; divers passages, quelques vers isolés m'ont plu infiniment. Toi-même, j'en suis persuadé, si tu les parcourais, tu t'étonnerais, tu te demanderais si c'est bien toi qui as écrit cela.—C'est, d'ailleurs, l'effet que me font à moi-même les hémistiches perdus que je retrouve parfois sur mes vieilles paperasses.—Je dis donc que ces vers oubliés m'ont semblé meilleurs que jadis, et le front dans la main, je me suis mis à réfléchir. Que manque-t-il, me suis-je dit, à ce brave Cézanne, pour être un grand poète? la pureté. Il a l'idée; sa forme est nerveuse, originale, mais ce qui la gâte, ce qui gâte tout, ce sont les provençalismes, les barbarismes, etc.—Oui, mon vieux, plus poète que moi. Mon vers est peut-être plus pur que le tien, mais certes, le tien est plus poétique, plus vrai; tu écris avec le cœur, moi, avec l'esprit; tu penses fermement ce que tu avances, moi, souvent, ce ce n'est qu'un jeu, un mensonge brillant. Et ne crois pas que je plaisante ici; ne crois pas surtout que je te vante ou que je me vante moi-même; j'ai observé, et je te communique le résultat, rien de plus.—Le poète a bien des manières de s'exprimer: la plume, le pinceau, le ciseau, l'instrument. Tu as pris le pinceau, et tu as bien fait: on doit descendre sa pente. Je ne veux donc pas te conseiller maintenant de prendre la plume et, laissant la couleur, travailler le style; pour faire une chose bien, il faut faire une seule chose. Seulement, permets-moi de pleurer sur l'écrivain qui meurt en toi; je le répète, la terre est bonne et fertile; un peu de culture, et la moisson devenait splendide. Ce n'est pas que tu ignores cette pureté dont je te parle; tu en sais peut-être plus que moi. C'est qu'emporté par ton caractère, chantant pour chanter, peu soucieux, tu te sers des plus bizarres expressions, des plus drôlatiques tournures provençales. Loin de moi de t'en faire un crime, surtout dans nos lettres, au contraire, cela me plaît. Tu écris pour moi, et je t'en remercie; mais la foule, mon bon vieux, est bien autrement exigeante; il ne suffit pas de dire, il faut bien dire. Maintenant, si c'était un crétin, une croûte qui m'écrive, que m'importerait que sa forme fût aussi déguenillée que son idée. Mais toi, mon rêveur, toi, mon poète, je soupire quand je vois si pauvrement vêtues tes pensées, ces belles princesses. Elles sont étranges, ces belles dames, étranges comme de jeunes bohémiennes au regard bizarre, les pieds boueux et la tête fleurie. Oh! pour ce grand poète qui s'en va, rends-moi un grand peintre, ou je t'en voudrai. Toi qui as guidé mes pas chancelants sur le Parnasse, toi qui m'as soudain abandonné, fais-moi oublier le Lamartine naissant par le Raphaël futur.—Je ne sais trop où je suis. Je voulais te rappeler en deux lignes ton ancien poème, et t'en demander un nouveau plus pur, plus soigné. Je voulais te dire que je ne me contentais pas des quelques vers que tu m'envoies dans chaque lettre; te conseiller de ne pas quitter entièrement la plume, et, dans tes moments, de me parler de quelque belle sylphide. Et voilà—je ne sais trop pourquoi—que je me perds, que je dépense futilement le papier. Pardonne-moi, mon vieux, et contente-moi; parle-moi de l'Aérienne, de quelqu'un, de quelque chose, en vers, et longuement. Rien entendu, après ton examen, et sans entraver en rien tes études au musée.
Le temps est déplorable; de l'eau, de l'eau, puis encore de l'eau. Quelqu'un a dit spirituellement que l'hiver était venu passer l'été à Paris. Le fait est qu'en écrivant cette lettre, je vois, de ma fenêtre, les fiacres se cahoter dans les ruisseaux, éclaboussant chacun; les grisettes sauter de pavé en pavé, sur la pointe des pieds, effarées, relevant leurs jupes; la foule se précipiter, les parapluies s'agiter lourdement comme d'énormes phalènes; et la pluie, railleuse, insolente, fouetter au visage le noble comme le vilain, la jolie fille comme la laide, l'aveugle comme son chien. Spectacle de fraternelle égalité qui me fait rire parfois, j'aime—est-ce instinct du mal?—j'aime voir patauger les sots, les épiciers dans la boue.—Puis, les jolies choses qu'un jour de pluie vous fait voir; la jambe fine et ronde, qui craint le soleil, se montre hardiment; plus l'averse est forte, plus les jupes remontent, on aime mieux—c'est au moins étrange—tacher un bas blanc bien propre, bien tiré, qu'un vieux jupon de couleur; certes, c'est un goût que je ne blâme pas, ô jeunes filles, relevez, relevez ces voiles incommodes; si le jeu vous en plaît, il me plaît davantage.—N'importe, ce ciel gris m'attriste, m'indispose. Je suis boudeur, rechigné comme lui; je sors encore moins, je m'ennuie, je bâille. Que Dieu m'envoie, avec un rayon de soleil, un rayon de joie et d'espérance.
J'ai reçu ta lettre ce matin.—Permets-moi de te dire mon avis sur les sujets que vous avez discutés, toi et Baille.—Je dis également comme toi, que l'artiste ne doit pas remanier son œuvre. Je m'explique: que le poète, en relisant son œuvre entière, retranche un vers par-ci, par-là, qu'il change la forme sans changer l'idée, je n'y vois pas de mal, je crois même que c'est une nécessité. Mais qu'après coup, des semaines, des mois, des années écoulées, il bouleverse son œuvre, abattant ici, reconstruisant plus loin, c'est selon moi une sottise et du temps perdu. Outre qu'il détruit un monument portant en quelque sorte le cachet de son époque, il ne fait jamais d'une pièce médiocre, mais originale, qu'une pièce tiraillée, froide. Que n'emploie-t-il plutôt ces longues heures d'une stérile correction à composer un nouveau poème, où son expérience acquise fera merveille. Pour ma part, j'ai toujours mieux aimé écrire vingt vers que d'en corriger deux; c'est un travail des plus ingrats et que je soupçonne fort d'être contraire au développement de l'intelligence. D'ailleurs, où en serions-nous s'il fallait toujours corriger les défauts que le temps nous montre dans nos œuvres? chaque édition différerait de la précédente; ce serait une Babel inextricable et la pensée passerait par tant de formes qu'elle changerait du blanc au noir. Ainsi donc, je suis complètement de ton avis: travaillez avec conscience, faites le mieux que vous pourrez, donnez quelques coups de lime, pour mieux ajuster les parties et présenter un tout convenable, puis abandonnez votre œuvre à sa bonne ou à sa mauvaise fortune, ayant soin de mettre au bas la date de sa composition. Il sera toujours plus sage de laisser mauvais ce qui est mauvais et de tâcher de faire meilleur sur un autre sujet.—Comme toi, je parle ici pour l'artiste en général: poète, peintre, sculpteur, musicien.
Quant au début d'un poète, je goûte l'idée de Baille. Il serait naïf de dire qu'il vaut mieux publier en premier un chef-d'œuvre qu'un livre médiocre; c'est d'une complète évidence. D'ailleurs, si Baille pensait comme moi, en avançant cet avis, qu'il se rassure. Je sais bien que je patauge encore, que je ne suis pas mûr, que je cherche ma voie. D'un autre côté, je suis ignorant de tout, de la grammaire comme de l'histoire. Ce que j'ai fait jusqu'ici n'est pour ainsi dire qu'un essai, qu'un prélude. Je compte rester longtemps encore sans rien publier, me préparer par de fortes études, puis donner leur essor aux ailes que je crois sentir battre derrière moi. Certes, ce sont là de beaux rêves, et je ne les dis qu'à vous, pour que, si je tombe, ma chute soit moins ridicule et moins retentissante. N'importe, rêvons toujours, cela ne fait de mal à personne et sert de consolation.—J'aime la poésie pour la poésie et non pour le laurier; personne ne comprend mes rêves, la plume et le papier sont mes confidents; j'aime mes vers comme des amis qui pensent comme moi, je les aime pour eux, pour ce qu'ils disent. Non pas que je fasse fi de la gloire; l'immortalité est une sublime ambition. Mais je pense avec Baille qu'il faut laisser mûrir le fruit avant de le cueillir, le laisser dorer par le soleil et se satiner sous les gouttes de rosée.—Attendons: qui vivra verra. Et je dis cela pour toi comme pour moi.
Baille, me dis-tu encore, regarde l'art comme un sacerdoce: c'est penser en poète. Oui, l'art est un culte, le culte du bon, du beau, de Dieu lui-même. Sous les vers il y a l'âme, comme le visage sous le masque. Alexandrin, hémistiche, rime, voilà la matière, voilà l'outil dont toute main peut se servir; mais planant au-dessus de ces moyens grossiers, il y a l'Idée, fécondée par le cœur; l'idée, ce don céleste, cette empreinte du doigt de Dieu. Aussi, comme tu l'ajoutes, on n'admet pas tout le monde à l'adoration de l'idole; moi, j'aurais peut-être dit de Dieu, car poésie et divinité sont synonymes à mes yeux. Après avoir mis si haut le poète, je n'oserai te dire que je le suis; mais, en toute sincérité, je puis avancer que je tâche de l'être et que je comprends la sublimité à laquelle je tends, ce que ne fait pas le vulgaire qui ne voit dans un poète qu'une machine à césures et à rimes.—Quant au profit qu'on peut retirer d'un ouvrage, je suis en désaccord avec Baille. Je ne veux pas que l'on fasse une œuvre en vue de la vendre, mais une fois faite, je veux qu'on la vende; puisque le poète n'est pas soutenu par la société, comme le prêtre par exemple, puisque Hégésippe Moreau et, avant lui, Gilbert sont morts à l'hôpital, presque de faim, je veux qu'il s'assure du pain par son travail; ce qui n'a rien que d'honorable. D'ailleurs, l'éditeur vend l'œuvre au libraire, le libraire au publie; il n'y aurait donc que le pauvre poète qui mourrait de famine, lui qui fait vivre tous ces gens-là. Ce ne serait ni sage, ni logique. Maintenant, qu'un romancier ne s'attèle pas à sa plume, comme un bœuf à sa charrue; qu'il n'écrive pas à tant la ligne, comme Ponson du Terrail par exemple. Cet homme est un commerçant et non un littérateur; c'est le menuisier du coin, plus il fait, plus il gagne.—Faites donc votre poème, votre roman en artiste consciencieux, mettez-y deux ans s'il le faut, ne pensez pas à l'argent et que cette pensée ne vienne pas entraver celle de l'art; mais, que diable! quand vous aurez bien travaillé, vendez votre ouvrage et ne commettez pas une folle générosité dont au reste on ne vous saurait aucun gré.—L'idée de Baille était peut-être celle-ci: le débutant, celui qui n'a pas de nom, ne doit pas chercher à faire de l'argent de ses ouvrages, maigre marchandise, d'ailleurs; il ne doit pas prostituer l'art; qu'il gagne plutôt sa nourriture à l'aide d'un métier manuel, puis, qu'il place dignement ses jeunes poèmes, attendant d'être célèbre et de jouir de la position que les lecteurs doivent à tout grand poète. Je suis alors complètement de son avis, plus même qu'il ne pense, l'avenir t'apprendra ce que je veux dire ici.
Quant à la grande question que tu sais, je ne puis que me répéter, te donner les conseils déjà donnés. Tant que deux avocats n'ont pas plaidé, la cause en est toujours au même point; la discussion est le flambeau de toute chose. Si donc tu restes silencieux, comment veux-tu avancer et conclure? c'est matériellement impossible. Et remarque que ce n'est pas celui qui crie le plus fort qui a raison; parler tout doucement et sagement; mais par les cornes, les pieds, la queue, le nombril du diable, parle, mais parle donc!!!....
Baille ne devant être libre que le 25 septembre, je n'irai jamais à Aix que le 15 du même mois, c'est-à-dire dans environ six semaines. Nous aurons ainsi une semaine à passer seuls ensemble; je désire beaucoup marcher et escalader les rochers; d'ailleurs, nous babillerons et nous fumerons à qui mieux mieux.—J'ai écrit à Houchard.
Mes respects à tes parents.
Je te serre la main.—Ton ami,
Émile Zola.
XL
Paris, 24 octobre 1860.
Mes chers amis,
Quelques larmes sur mon voyage, et n'en parlons plus. Tout est désespéré, tout va de mal en pis.—J'ai fait à deux fois deux cent vingt lieues pour vous serrer la main, c'est à vous de venir à moi, puisque malgré ma bonne volonté et mes efforts, je ne puis aller à vous. J'ai mis tout en œuvre, je n'ai aucun reproche à me faire; et fatigué de cette vaine lutte, j'attends avec impatience de vous voir, fidèles à votre parole, arriver, l'un au mois de mars, l'autre au mois d'octobre 1861.—C'est une nouvelle page noire dans ma vie. Dans mes longs jours d'ennui, l'hiver dernier, je pensais, pour unique consolation, à ce temps présent qui s'écoule si monotone et que je rêvais radieux. Je me disais alors que je rirais d'autant mieux que je bâillais plus longuement. Les mois se sont écoulés; j'ai toujours bâillé et je bâille encore.—Plus j'avance, plus le doute grandit en moi. Si l'on m'eût dit, il y a six semaines: «Tu n'iras pas en Provence», j'aurais souri d'incrédulité. Mais maintenant qu'une de mes plus chères espérances vient de s'évanouir, si l'on me disait: «Tes amis ne viendront pas», je ne sais trop si je me montrerais aussi incrédule. Trompé, toujours trompé, même dans les réalités, on finit par ne plus croire qu'à ce que l'on voit. Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras; je pense comme le fabuliste.—Faites-moi renaître à l'espérance, en accomplissant votre promesse; personne ne le désire aussi ardemment que moi. Je vous attends donc fermement; je vous attends, non pour rire sans cesse, mais pour partager nos rires et nos pleurs, et marcher plus sûrement sous l'aile d'une franche amitié.
Je suis dans une période bête de la vie, un de ces temps où l'on est incapable même de planter des choux. Depuis quelques jours je fais, le matin, un grand feu dans ma chambre et, jusqu'au soir, je me chauffe les mollets, désespéré, ne pensant à rien, bourrant et fumant ma pipe de la plus détestable façon du monde. Pas une idée neuve, encore moins la force d'en exprimer une de vieille date; je me battrais vraiment si j'en valais la peine.—Ce qui m'empêche de trop m'inquiéter, c'est la connaissance parfaite que j'ai de mon individu; ce n'est pas la première fois que j'éprouve une pareille attaque de spleen; et comme chaque fois je n'en suis sorti que plus frais et plus riant, j'attends avec patience que le démon qui me tourmente se lasse et porte sa malice ailleurs.—Tout ceci n'est qu'une transition pour arriver à vous faire ingurgiter poliment une de mes élucubrations du mois dernier. Voici mon raisonnement: comme je ne puis, hélas! vous parler de vive voix, comme, de plus, tout ce que je vous écrirais ces jours-ci serait mortellement ennuyeux, je ne saurais mieux faire que de vous transcrire quelques vers rimés dans une époque meilleure.
N'allez pas vous lécher les lèvres en pensant lire un chef-d'œuvre. Mes alexandrins ne sont guère mieux tournés que la présente prose. Pesez le bon, pesez le mauvais; puis dites-vous que je suis votre ami, et peut-être la jérémiade ci-jointe vous semblera supportable. Dans un flambeau, parmi les flots de fumée, parfois brillent de radieuses étincelles, et dites-vous que peut-être, un jour, il s'élèvera un bon vent qui chassera la fumée et permettra au flambeau de briller de tout son éclat.—Comme la pièce présente n'est pas encore corrigée, je recevrai vos critiques avec joie; je vous prie même, puisque vous êtes oisifs, de me signaler tous les défauts—et ils sont nombreux—que vous remarquerez dans ce morceau.
J'ai fait, ces dernières semaines, la connaissance d'un homme de lettres, mon voisin. M. Pagès (du Tarn)—il a cette singulière manie de joindre à son nom, le nom de son département—M. Pagès (du Tarn) est un de ces mille incompris qui battent le pavé de Paris. D'un certain âge déjà, il a dans sa jeunesse coudoyé nos lyriques, jeunes audacieux alors que la gloire a couronnés depuis. Aussi faut-il voir, lui qui n'a pu parvenir, comme il envie, comme il dédaigne les couronnes de ces parvenus, les déclarant, ainsi que le renard de la fable, trop flétries et bonnes pour des goujats. Victor Hugo, de Musset, piètres auteurs à ses yeux, sachant tout au plus frapper un beau vers par ci, par là. Il explique leur réussite par la réclame, surtout par la camaraderie; tout leur souriait, dit-il, et ils se faisaient applaudir quand même. Puis, par une habile transition, il ajoute que pour lui tout était obstacle et semble conclure que, malgré son talent, que dis-je, son génie, il n'a pu sortir de la commune ornière. Le raisonnement est grossier, et le moins clairvoyant s'aperçoit bientôt que son dédain pour nos contemporains provient de son amour-propre froissé.—Il n'a pu cependant vivre en contact avec les écrivains de 1830 sans leur prendre quelques-unes de leurs idées. Qu'on se garde de lui dire cela, il se fâcherait tout rouge et se croirait grandement offensé. Cependant la tragédie du xviie siècle lui semble une absurdité, tout comme aux romantiques. Par plusieurs autres points encore il touche à ces derniers, mais, je l'ai dit, il nie cette parenté. Dès lors, ayant rejeté ses premières opinions, la tragédie imitée des anciens et rejetant aujourd'hui le drame romantique, il est forcé de se poser en chef d'école et de suivre un sentier non frayé. Son ambition est noble, et tout homme vraiment artiste doit aspirer au but qu'il se propose. Régénérer le théâtre, ne faire ni tragédie, ni drame, genres également faux tous deux, créer un chef-d'œuvre de raison et de passion vraiment humaine, puisant sa grandeur dans le vrai, c'est là, je le répète, une noble ambition, mais aussi une tâche lourde et terrible. Qu'a fait M. Pagès (du Tarn)? Pour faire une malice aux romantiques, il a commencé par nommer sa pièce tragédie; puis il a mis dans la bouche de ses personnages l'alexandrin classique, monotone et fatigant lorsqu'il n'est pas sublime. D'autre part, ne pouvant renier ses premiers dieux et voulant se lancer dans l'innovation, il a vêtu ses héros d'habits noirs et a fait porter des jupons empesés à ses héroïnes. «Voyez-vous, me disait-il dernièrement, je ne veux imiter personne. Je prends mes personnages dans le siècle présenté; je les veux instruits, bien élevés, capables de prononcer les discours que je mets dans leur bouche. Quant à ces discours, je veux que les vers en soient harmonieux, corrects et majestueux».—Le brave homme ne s'aperçoit pas que l'école qu'il croit prêcher le premier est la même que celle de Casimir Delavigne. Fondre le classique avec le romantique, en tirer une tragédie-drame ayant les qualités et les défauts des deux genres, n'est-ce pas en effet le but qu'a atteint l'auteur des Vêpres Siciliennes? Seulement ce que ce dernier a fait, M. Pagès (du Tarn) ne le fera jamais; l'un était un véritable poète, chef d'école même, et tout ce qu'il a écrit porte son empreinte. L'autre, je le crains, ne sera jamais qu'un pâle imitateur, qu'un misérable glaneur ramassant quelques épis dans chaque champ et en formant une gerbe, mal faite et mal liée.
D'ailleurs, je ne le juge ici que par une ou deux conversations que j'ai eues avec lui. Jusqu'à présent il ne m'a confié que deux odes d'une faiblesse déplorable. Il doit me lire prochainement sa grande tragédie, quelque chose comme le programme de son école. Cette tragédie a pour titre: la Nouvelle Phèdre; je me doute qu'il n'a pas fallu grande imagination pour en tracer le plan; il doit être plus ou moins copié dans Racine. Cette pièce, bien qu'encore manuscrite, a été répandue, les journalistes de la petite presse en ont fait des gorges chaudes; le Figaro surtout s'est beaucoup amusé sur M. Pagès (du Tarn) et sur l'orgueilleux et singulier titre qu'il a choisi pour son œuvre. Moi, je m'abstiens encore et j'attends pour juger définitivement mon voisin de connaître sa tragédie.—Je suis loin de dédaigner ce brave homme. Au milieu des erreurs qu'il avance, parfois brille une pensée vraie et pleine de raison. Je l'ai dit, qu'on ne cherche pas la cause de ses singulières théories, de ses dédains absurdes, qu'on ne cherche pas ailleurs que dans cette haine cachée que porte tout homme resté obscur contre celui qui s'est élevé. M. Pagès (du Tarn), ne voulant imiter personne et incapable de voler de ses propres ailes, doit rester nécessairement et prosaïquement sur la commune terre. C'est là, je m'en doute, un jugement que je n'aurai pas à modifier, même après avoir lu la Nouvelle Phèdre.
Vous vous demandez peut-être, mes chers amis, si je ne lui ai rien montré de ma composition. Si je me taisais sur ce sujet, vous pourriez avec raison penser que je vous cache un jugement désobligeant de mon estimable voisin. Vous connaîtriez donc bien peu les hommes. Je ne suis pour M. Pagès (du Tarn) qu'un débutant, un jeune fou, peu à craindre, et partant qu'on peut louer sans réserve. Aussi, à la lecture de quelques-uns de mes vers, il m'a fait force éloges, m'a conseillé de publier au plus tôt, me prédisant un succès de grâce. Je prends ces éloges pour ce qu'ils valent et ne suis pas assez imprudent pour courir chez un libraire sur l'admiration de M. Pagès (du Tarn). On ne doit pas cueillir un fruit avant sa maturité; n'est-ce pas votre avis, vous les seuls dont je me déciderais à prendre les conseils?—Si vous le désirez, je vous parlerai dans une autre lettre de la Nouvelle Phèdre.
Je remarque que, dans cette épître d'une certaine longueur déjà, je ne vous entretiens que de vers, d'auteurs et d'autres choses littéraires. Chacun a son dada; parfois j'enfourche le mien. Mais qu'à cela ne tienne; que Baille me parle mathématiques, Cézanne peinture, vos lettres n'en auront pas moins d'intérêt pour moi, puisqu'elles viennent de vous.
J'ai reçu ce matin une lettre de Paul. Que devient Baille? quelles graves occupations l'ont empêché depuis quinze jours de m'adresser quelques lignes? Où sont donc ces belles promesses de m'écrire chaque semaine lorsque luisaient les jours de liberté? Le long silence, basé sur d'autres travaux plus utiles, va-t-il donc recommencer dans ces temps de farniente? Baille, j'ai bien envie, pour te punir, d'adresser cette lettre rue Mathéron. Quoi! Cézanne m'écrit, et toi pas un mot, pas un pauvre petit mot! J'admets encore que cette lettre ait été envoyée à ton insu, que n'as-tu fait comme Cézanne? que n'as-tu pensé à moi depuis deux semaines, à moi qui m'ennuie et qui attend vos épîtres avec tant d'impatience?—Assez de morale; sois sage à l'avenir et n'en parlons plus. Réponds-moi au plus tôt.
Cézanne m'a donc écrit, c'est à lui que je dois répondre.—La description de ta poseuse m'a fort égayé. Chaillan prétend qu'ici les modèles sont potables, sans être pourtant d'une première fraîcheur. On les dessine le jour, et la nuit on les caresse (le mot caresse est un peu faible). Tant pour la pose diurne, tant pour la pose nocturne; on assure d'ailleurs qu'elles sont fort accommodantes, surtout pour les heures de nuit. Quant à la feuille de vigne, elle est inconnue dans les ateliers; on s'y déshabille en famille, et l'amour de l'art voile ce qu'il y aurait de trop excitant dans les nudités. Viens, et tu verras.
Venez, venez tous deux, mes amis, je vous dirai moi mes longues rêveries; et peut-être conviendrez-vous, même Baille le réaliste, qu'après tout la vie est comme on veut la prendre et que ma façon n'est pas la plus mauvaise.
Cette lettre est sans doute la dernière que je vous adresse collectivement. Je reprendrai bientôt mes correspondances intimes.—Surtout que Baille, n'oublie pas qu'il me doit une prompte réponse. Je le prie de nouveau de me parler de la fontaine de la rotonde et des inscriptions qui y ont été ou qui doivent y être gravées.
Dès sa rentrée au lycée, ledit Baille devra me donner l'adresse d'un correspondant pour que je puisse lui écrire. Cette lettre est longue et fort mal écrite. Lisez-la à petits traits, sinon, je crains qu'une forte dose ne vous endorme.
Mes respects à vos parents, je vous serre les mains.
Votre ami dévoué,
Émile Zola.
XLI
Paris, 5 février 1861.
Mon cher ami,
Je ne sais vraiment quelle destinée me poursuit dans le choix de mes logements. Tout enfant, j'ai habité, à Aix, la demeure de Thiers. Je viens à Paris et ma première chambre est celle de Raspail; puis aujourd'hui, je ne sais trop par quelle fatalité, je déménage de ce splendide septième, dont je t'ai parlé au printemps dernier et je choisis justement une nouvelle mansarde, celle où Bernardin de Saint-Pierre a écrit la plupart de ses œuvres. Un vrai bijou que cette nouvelle chambrette; petite, il est vrai, mais égayée par le soleil et surtout originale au possible. On y grimpe à l'aide d'un escalier tournant, deux fenêtres, l'une au midi, l'autre au nord. En un mot, un belvédère ayant pour horizon presque toute la grande ville. J'allais oublier de te dire que ma nouvelle rue se nomme Neuve-Saint-Étienne-du-Mont et que mon nouveau numéro est le numéro 24. Adresse-moi cependant tes lettres chez ma mère, même rue, 21.—Donc plus de Saint Victor, mais un Saint Étienne: à vrai dire, nous n'avons fait que changer de saint. Donne cette adresse à Houchard; car, bien que le cher garçon n'ait pas encore daigné m'écrire, par miracle, il pourrait arriver qu'il lui en vienne la fantaisie.—Fais-en de même à l'égard de Marguery.
Je t'écris uniquement pour t'apprendre cette nouvelle, et je ne sais vraiment quoi ajouter. N'importe quelle sottise d'ailleurs; cela t'est indifférent. Entre bavardage et bavardage, il n'est pas de choix.
Le plus facile pour moi est de répondre à ta lettre.—Hélas! non, je ne cours plus la campagne, je ne vais plus m'égarer dans les rochers du Tholonet, et surtout je ne gagne plus, la bouteille au carnier, la campagne de Baille, cette mémorable bastide de vineuse mémoire; autres temps, autres mœurs, comme dit la sagesse des nations. Je suis devenu tellement sédentaire que la moindre marche me fatigue, moi, ce viavore qui courais si allègrement jusqu'à Peyrolles, non sans rafraîchissements çà et là ingurgités. Mes grands plaisirs maintenant sont la pipe et le rêve, les pieds dans le foyer et les yeux fixés sur la flamme. Je passe ainsi des journées presque sans ennui, n'écrivant jamais, lisant parfois quelques pages de Montaigne. A parler franc, je veux changer de vie et me secouer un peu, pour me nettoyer de cette poussière de paresse qui me rouille. Il y a longtemps que je médite, il est temps de produire. Tout un volume, épisode par épisode, chapitre par chapitre, est classé dans ma tête; j'ai pris la ferme résolution de me mettre à l'œuvre et de terminer ce travail vers la fin de l'été prochain. Un autre triste résultat de la vie que je mène, est que je suis devenu affreusement gourmand.«—Tu l'étais déjà», me diras-tu; j'en conviens, mais non pas d'une façon aussi damnable. Boisson, nourriture, tout me fait envie, et je prends le même plaisir à dévorer un bon morceau qu'à posséder une femme. Je me montre à nu, je crois, et ma franchise me nuirait sans doute, si j'écrivais à quelque grave philosophe, prêchant ouvertement et péchant en secret. Mais à toi, mon bon vieux, si franc et si simple, je puis parler sans hypocrisie, certain que tu ne m'assourdiras pas de ta morale.
Ainsi donc, nous disons que tu vas peindre en plein hiver, assis sur la terre glacée, sans te soucier du froid. Cette nouvelle m'a charmé; je dis charmé, non pas que je prenne plaisir à te voir risquer un gros rhume et plus ou moins d'engelures, mais parce que je déduis d'une telle constance ton amour des arts et l'acharnement que tu mets au travail. Ah! mon pauvre cher, que je suis loin de t'imiter.—Pour l'instant, mon poêle étant éteint, crainte du froid aux pieds, j'écris dans mon lit, fort peu à mon aise, tu peux croire, car je tiens ma bougie d'une main et de l'autre je griffonne à grand'peine. D'ailleurs, le matin, lorsque je pourrais écrire ceci ou cela, je reste au lit à rêvasser, le tout par paresse d'allumer mon feu. C'est ma chanson éternelle: Je travaillerais bien si j'avais mon poêle allumé, mais rien n'est ennuyeux comme un tel préparatif. Et la conclusion est toujours d'aller me chauffer chez ma mère, en me jurant d'être plus sage au printemps. Pourvu que je ne trouve pas une autre raison d'oisiveté pendant les chaleurs. Un paresseux a toujours quelques belles raisons pour s'excuser de sa paresse, et rien n'est aussi facile que de se prouver à soi-même qu'on a éminemment raison.
Tu me demanderas peut-être pourquoi toutes ces sornettes vides pour toi d'intérêt. C'est que je sors d'une rude école, celle de l'amour réel; de telle sorte que je ne saurais trop aborder un sujet quelconque, tellement mon esprit se trouve abattu. J'en ai bien long à te raconter, lorsque tu arriveras ici. Ce n'est pas par lettres que l'on peut narrer de telles choses; l'événement en lui-même n'est rien, les détails seuls importent. Je doute même de pouvoir te communiquer dans un récit de vive voix toutes les sensations douloureuses ou riantes que j'ai ressenties. Le résultat est celui-ci, que j'ai maintenant pour moi l'expérience, et que connaissant le sentier, je pourrais y guider sûrement mes amis. Un autre résultat est que je possède de nouvelles vues sur l'amour et qu'elles me serviront grandement pour l'ouvrage que je compte écrire.
Tout ceci, je le répète, est de l'encre et du papier perdus. Si ce n'était pour bavarder avec toi, je m'en voudrais de gaspiller à de telles niaiseries un temps que je refuse même à des œuvres sérieuses. Je ne vois qu'une chose distinctement: que tu dois bientôt venir et que mes ennuis en diminueront. Puis, dans un horizon plus éloigné, que je vais entrer en place, gagner mon pain le jour et travailler le soir à mes belles rêveries. Et enfin, pêle-même dans le brouillard, à peine visibles, mon chien qui m'aime un peu, ma maîtresse qui ne m'aime pas du tout, et la foule, cette égoïste, indifférente foule, qui me parle, m'entoure, me coudoie, sans seulement troubler la tranquillité de mon désert.
Je t'attends.—Ton ami,
Émile Zola
Dis à M. Peicard que je m'occupe activement de son vaudeville et que j'attends pour lui écrire la solution.—Quant à Marguery, je crois qu'il m'avait donné une commission. Assure-lui qu'elle sera faite bientôt.
XLII
Paris, 20 janvier 1862.
Mon cher Paul,
Voici longtemps que je ne t'ai écrit, je ne sais trop pourquoi. Paris n'a rien valu à notre amitié; peut-être a-t-elle besoin pour vivre gaillardement du soleil de Provence? Sans doute, c'est quelque malheureux quiproquo qui a mis du froid dans nos relations; quelque circonstance mal jugée, ou encore quelque parole méchante accueillie avec trop de faveur. Je l'ignore et je veux toujours l'ignorer; en remuant la fange on se souille les mains.—N'importe, je te crois toujours mon ami; j'entends que tu me juges incapable d'une action basse et que tu m'estimes comme par le passé. S'il en était autrement, tu ferais bien de t'expliquer et de me dire franchement ce que tu me reproches.—Mais ce n'est pas une lettre d'explications que je désire t'écrire. Je veux seulement répondre en ami à ta lettre, et causer un peu avec toi, comme si ton voyage à Paris n'avait pas eu lieu.
Tu me conseilles de travailler et tu le fais avec tant d'insistance que l'on pourrait croire que le travail me répugne. Je voudrais te persuader de ceci: que mon fervent désir, ma pensée de chaque jour, est de trouver une place; que l'impossibilité seule de m'occuper me tient cloué chez moi; que si je suis malade, si je me sens faiblir peu à peu, c'est de me voir, moi, grand garçon de vingt-deux ans, perdre non seulement le temps présent, mais encore l'avenir. Dis-toi cela chaque jour; dis-toi que je ne croupis pas volontairement dans la paresse, et que je préférerais être maçon à demeurer oisif.
Baille ne t'a pas trompé en te disant que j'entrerai, prochainement sans doute, en qualité d'employé dans la maison Hachette. J'attends une lettre qui m'annonce qu'une place vacante m'est offerte. Malheureusement, cette lettre peut encore éprouver un certain retard; et ce retard me tue.
Je n'ai encore vu Lombard qu'une fois. Bien que sa demeure soit à deux pas de la mienne, je sors si peu, que je ne sais trop quand je lui rendrai sa visite. Je lui dois cependant quelque reconnaissance. Il m'a envoyé le gérant d'un journal en quête d'un poète. C'est ainsi que, par son entremise, j'ai eu dernièrement quelques vers publiés, les premiers qui aient vu le jour dans la capitale. Si ce journal se maintient, je pourrais y acquérir un commencement de renommée.
Je vois Baille régulièrement chaque dimanche et chaque mercredi. Nous ne rions guère; il fait un froid de loup et les plaisirs de Paris, si plaisirs il y a, coûtent des sommes folles. Nous en sommes réduits à parler du passé et de l'avenir, puisque le présent est si froid et si pauvre. Peut-être l'été ramènera-t-il un peu de gaieté; si tu viens comme tu le promets, au mois de mars, si je suis placé, si la fortune nous sourit, alors pourrons-nous peut-être vivre un peu avec le présent, sans trop regretter, sans trop désirer. Mais voilà bien des si; il n'en faut qu'un qui manque pour que tout croule.
Ne me crois pas cependant complètement abruti. Je suis bien malade, mais non encore mort. L'esprit veille et fait merveille. Je crois même que je grandis dans la souffrance. Je vois, j'entends mieux. De nouveaux sens qui me manquaient pour juger de certaines choses me sont venus. Je saurais mieux peindre, il me semble, certains détails de la vie, qu'il y a un an. En un mot, mon horizon se recule; et, si je puis écrire un jour, ma touche sera plus ferme, car j'écrirai ce que j'aurai senti.—Espoir! je travaille toujours à mon grand poème; Baille en trouve l'idée grande; veuille Dieu que la forme réponde à la pensée.
Et toi, que fais-tu? Comment as-tu arrangé ta vie?—Devons-nous dire adieu à nos rêves et la sottise viendra-t-elle traverser nos projets?
Réponds-moi un de ces jours, lorsque tu le jugeras à propos. Dès que je serai entré chez Hachette, ou ailleurs, je t'en ferai part.
Baille me prie de te serrer la main pour lui. Il a tant de travail qu'il ne peut t'écrire maintenant.
Mes respects à tes parents.—Je te serre la main.
Ton ami,
Émile Zola.
11, rue Soufflot.
XLIII
Paris, le 29 septembre 1862.
Mon cher ami,
La foi est revenue; je crois et j'espère. Je me suis mis au travail franchement; chaque soir je m'enferme dans ma chambre et jusqu'à minuit j'écris ou je lis. Le meilleur résultat, c'est que j'ai retrouvé une partie de ma gaieté.—Je me suis dit ceci: en travaillant les sots parviennent, pourquoi n'essayerais-je pas de ce moyen? Je vais empiler manuscrit sur manuscrit dans mon secrétaire, puis, un jour, je les lâcherai un peu dans les journaux. J'ai déjà écrit trois nouvelles d'environ trente pages, depuis le départ de Baille; je compte en commettre une quinzaine et tâcher ensuite de les faire éditer quelque part.—Je suis dans les bons jours; je ris et je ne m'ennuie plus. Donne cette bonne nouvelle à Baille et dis-lui que ton retour achèvera de me guérir des blessures du passé,—car franchement le passé était pour beaucoup dans ma désespérance; il annulait presque l'avenir; m'en voici complètement hors.
Il est un espoir qui a sans doute contribué à chasser mon spleen, c'est celui de pouvoir presser bientôt ta main. Je sais que cela n'est pas encore bien sûr, mais tu me permets d'espérer, c'est déjà beaucoup. J'approuve complètement ton idée de venir travailler à Paris et de te retirer ensuite en Provence. Je crois que c'est une façon de se soustraire aux influences des écoles et de développer quelque originalité si l'on en a.—Ainsi, si tu viens à Paris, tant mieux pour toi et pour nous. Nous réglerons notre vie, passant deux soirées ensemble par semaine et travaillant toutes les autres. Les heures où nous nous verrons ne seront pas des heures perdues; rien ne me donne du courage comme de causer quelque temps avec un ami.—Je t'attends donc.
Tu n'avais pas besoin d'affranchir le paquet que tu devais m'expédier; je comptais bien payer le port. Mais, maintenant, la réflexion que tu fais me fait réfléchir. Puisque tu fais des économies, je veux en faire aussi. Tu remettras donc la toile à Baille qui me l'apportera.
Quant à la vue du barrage, je regrette vivement que la pluie t'empêche d'y travailler. Dès que le soleil luira, reprends le chemin des grands rochers, et tâche de terminer au plus tôt.—Si tu dois venir à Paris avec Baille, apporte-moi toujours une esquisse, je m'en contenterai; pourtant, si le tableau pouvait être terminé pour cette époque, ce n'en irait que mieux. Tu as encore un grand mois.
J'ai vu Marguery. Nous sommes, hier au soir, restés ensemble jusqu'à minuit. La vue de ce beau gros garçon m'a produit un singulier effet.—C'était toute ma jeunesse qui, tout à coup, revivait à mes yeux. Ce temps est si loin, tant de sensations ont effacé celles du jeune âge, j'en suis demeuré presque tremblant pendant un quart d'heure.—Quant à lui, tel je l'ai laissé, tel je l'ai revu. Aix a la singulière propriété des bocaux.
Le sujet de concours pour le prix de peinture était, cette année: Coriolan supplié par sa mère Viturie. Huit élèves sont montés en loge; ils ont commis huit croûtes. Le sujet, stupide par lui-même, a été traité huit fois stupidement. Il est curieux de penser combien notre école historique est faible et combien notre école paysagiste s'élève chaque jour. On pourrait, dans la poésie, faire la même remarque, le genre didactique est mort; le genre lyrique n'a jamais eu plus d'éclat que dans ce siècle.
Je pense que Baille est toujours à Nice. Je lui écrirai la semaine prochaine.
Écris-moi lorsque tu auras quelque nouvelle certaine sur ton voyage à me donner. Pense au barrage.—Je suis pressé par l'heure; je ne me relis pas.
A bientôt. Je te serre la main.—Ton ami,
Émile Zola.
LETTRES A MARIUS ROUX
XLIV
5 décembre 1864.
Mon cher Roux,
Je viens de lire ton article dans le Mémorial[3] qui m'a été envoyé.
Je te remercie mille fois de la façon charmante dont tu as présenté aux Aixois mes Contes à Ninon. Je ne trouve nullement que ton compte rendu soit provincial, comme tu me le disais hier au soir; il est alerte, spirituellement écrit, et fort obligeant pour moi, ce qui, je l'avoue, en double la valeur à mes yeux.
Nos compatriotes,—puisque tu veux que je sois Aixois, ce que j'accepte avec quelques réserves,—nos compatriotes vont être, je l'espère, enflammés d'un beau zèle et iront par bandes acheter le volume. Voilà un succès dont une bonne part te reviendra.
Merci donc, mon cher collaborateur, et laisse-moi te serrer la main deux fois aujourd'hui, et pour notre vieille amitié, et pour notre jeune succès.
Émile Zola.
XLV
14 novembre 1865.
Mon cher Roux,
Il est entendu que c'est toi qui parleras de mon livre.
Donc, merci à l'avance.
Tâche de faire une réclame à Baille, surtout à Cézanne, ce qui fera plaisir à leurs familles.
Je t'envoie la note imprimée qui pourra peut-être te servir. D'ailleurs, arrange cela comme bon te semblera.
Un peu de hâte seulement. J'ai besoin d'une bonne poussée avant la mise en vente des livres d'étrennes.
Bon courage et tout à toi.
Émile Zola.
XLVI
4 décembre 1865.
Mon cher ami,
Baille m'apporte ton article, et j'ai hâte de te remercier. Sans flatterie, c'est encore le meilleur qui ait paru sur le livre.
Puis, il a pour moi un charme particulier; il est intime, si je puis m'exprimer ainsi; il me semble te voir en pantoufles, t'entretenant avec moi de mon œuvre, de nos amis, de nous tous qui luttons, comme tu le dis si bien, et qui ignorons ce que l'avenir nous garde.
Que m'importe ce que pensent de moi Pierre ou Jean; je lis leurs comptes rendus avec une grande indifférence, je considère leur prose comme une bonne publicité commerciale. Mais ce que tu dis, toi, me va au cœur; tu me connais et tu me juges en ami; tu parles de ceux qui me sont chers; il va dans ton article un peu de ton âme qui l'anime et le fait vivre pour moi d'une vie chère et puissante. Voilà pourquoi tes paroles me sont plus précieuses que toutes celles qui ont été ou qui seront dites par les gens autorisés en matière de critique littéraire.
Merci aussi pour Cézanne et pour Baille. Ce dernier, qui me quitte à l'instant, me dit de te serrer vigoureusement la main. C'est fait.
Donne-moi l'autre, pour que je puisse en avoir au moins une à serrer en mon nom.
Viens me voir, dès que tu pourras disposer d'un moment. Je suis cloué devant mon bureau, et n'en puis bouger pour aller te chercher moi-même.
Tout à toi.
Émile Zola.
XLVII
10 décembre 1866.
Mon cher Roux,
Je viens de lire ton article dans le Mémorial, et je t'en remercie cordialement. C'est certainement une des pages les plus lestes et les plus spirituelles que je connaisse de toi. Tu as trouvé le moyen de me flatter énormément, et d'éreinter—énormément aussi—le roman-feuilleton.
Merci pour mon livre et merci pour mes croyances littéraires.
Autre chose. Il est décidé que je ferai un article sur Mistral dans le Grand Journal, et que je donnerai à cette étude tous les développements que je voudrai. Si tu peux m'avoir des détails, hâte-toi. Je désirerais aussi avoir le volume le plus tôt possible. Aie l'obligeance de venir me serrer la main un de ces soirs, et nous causerons de cette affaire.
Ton dévoué,
Émile Zola.
XLVIII
16 mars 1867.
Merci mille fois, mon cher Roux. Tes notes sont excellentes et vont me servir merveilleusement. Il y a là matière à quelques bons chapitres.
Le premier volume des Mystères de Marseille paraîtra bientôt. Je te l'adresserai, dès que j'en aurai un exemplaire.
Et, dès lors, nous pourrons songer au drame.
Ton bien dévoué,
Émile Zola.
XLIX
28 mai 1867.
Mon cher Roux,
Pourrais-tu me rendre un service?
Arnaud me persécute pour que je lui procure l'acte de société qui a été publié dans le Petit Journal, lorsque Millaud a mis la propriété de ce journal en actions. Arnaud veut imiter cet exemple.
Je me suis présenté au Petit Journal, mais je m'y suis mal pris. J'ai demandé tout sottement le numéro qui contenait l'acte de société en question, et on m'a répondu tout carrément qu'on ne voulait pas me le donner. Ils sont très méfiants, dans cette boutique-là; ils craignent toujours qu'on ne les attaque. Me voilà mis à l'index, et il est inutile que je tente davantage de leur arracher ce qu'ils ne veulent me remettre.
Ne pourras-tu essayer d'obtenir l'acte d'une façon plus habile! Par exemple, va trouver Escoffier, demande-lui à feuilleter une collection du journal. L'acte a paru l'année dernière, je ne sais au juste à quelle époque, vers les premiers mois, je crois. Tu prendras la date exacte du numéro, si tu ne pouvais avoir une copie de la pièce. Enfin, tu ferais pour le mieux. Il s'agit pour Arnaud d'intérêts importants.
Crois-tu pouvoir te charger de cette affaire et la terminer au plus tôt?
Arnaud m'a parlé.—de lui-même,—de notre drame. Je l'ai prié de faire des ouvertures au directeur du Gymnase et de conclure en notre nom. J'aurai sa réponse prochainement. Il faudrait nous hâter. Je te donnerai bientôt un rendez-vous pour causer de cette affaire.
Ton dévoué,
Émile Zola.
J'oubliais: l'acte de société a été publié, je crois, en premier Paris, par Timothée Trimm. Cela facilitera tes recherches.
Excuse-moi de te donner une pareille besogne. C'est que, vraiment, j'ai les bras liés, et que je ne sais plus comment faire.
L
3 juin 1867.
Mon cher Roux,
Je reçois une lettre d'Arnaud dans laquelle il est dit que le directeur du Gymnase paraît bien disposé. Seulement ce directeur demande qu'on lui abandonne les droits d'un certain nombre de représentations.
Je réponds à Arnaud par retour du courrier, et je crois pouvoir lui dire, en ton nom et au mien, que nous sommes prêts à quelques sacrifices. Mon avis est qu'il ne faudrait pas que ces sacrifices fussent trop forts. Je voudrais bien m'entendre avec toi à ce sujet, et au plus tôt. Si tu peux venir jeudi soir, après ta visite chez Clément, tu me feras plaisir. Pour moi, je crois l'affaire du drame terminée; mais il faut que je te lise la lettre d'Arnaud qui nous donne d'excellents conseils pour la censure.
Si tu as fait un bout de plan, apporte-le.
A jeudi donc, s'il est possible, et tout à toi.
Émile Zola
LI
4 juin 1867.
Mon cher Roux,
Je reçois ta lettre. Donc, à vendredi soir.
Je t'avoue qu'il se fait des trous dans mon budget. Je te prie—entre nous—d'être ferme avec M. Clément.
Vendredi, je te donnerai le premier volume des Mystères et ma brochure sur Ed. Manet.
Tout à toi.
Émile Zola.
Tourne, je te prie.
Il nous faudra entièrement bouleverser le roman. Il faut que l'affaire de Roux soit méconnaissable, si nous voulons vaincre la censure. Mon idée reste celle-ci. Un prologue dans lequel la naissance des deux enfants est expliquée; suivre des routes différentes,—la route du vice et la route de la vertu; au dénouement tout s'explique, la vertu est récompensée et le vice puni. Il y a de belles scènes à trouver.
N'importe. Fais ton plan. Ce sera notre base de travail.
Pas de prêtre dans le drame, si ce n'est pour dire un grand bien de l'église.
A la Bibliothèque on ne prête les journaux que vingt et un ans après leur apparition. Arnaud me tourmente toujours pour que je lui envoie son acte. Comment faire? Tâche donc d'avoir une idée pour me sortir d'embarras.
Après tout, Arnaud nous rend des services, et je ne voudrais pas faire preuve de mauvaise volonté.
LII
8 juin 1867.
Mon cher Roux,
J'ai eu une atroce insomnie, la nuit dernière, et, ne pouvant dormir, j'ai travaillé à notre drame. Je crois avoir trouvé des scènes très saisissantes, toute une intrigue corsée et poignante. Ne fais rien, ne bâtis rien, avant d'avoir reçu les notes que je rédige. Je t'enverrai ces notes sans doute demain. Tu travailleras sur la donnée que je vais te fournir, et, mardi soir, nous pourrons arrêter le plan.
A demain.
Tout à toi.
Émile Zola.
LIII
16 juillet 1867.
Mon cher collaborateur,
Voici le dernier tableau.
J'ai arrangé plusieurs choses pour donner quelque vraisemblance à nos gros mensonges.
Ainsi Granier et Lussac ne peuvent ignorer que Mathéus est caissier chez Bernard (Granier y a vu Mathéus au deuxième acte).
Ah! mon pauvre ami, quel ours!
Fais copier tout ça au plus vite, et nous déchaînons la bête.
Je t'écrirai pour t'inviter à souper un de ces soirs, en célébration de notre heureux accouchement.
A toi.
Émile Zola.
LIV
Paris, 23 juillet 1867.
Mon cher Roux,
J'ai passé la journée d'hier dimanche à relire notre drame. Le copiste n'a fait qu'une boulette grave; il a dû passer une page du manuscrit dans le prologue. Dans la grande scène entre Aurany et Mathéus, il y a un trou: après l'aparté de Lussac: «Ces hommes m'épouvantent, ils ont le génie du mal...», se trouvent brusquement, dans la copie, ces mots de Mathéus: «Voici mon petit moyen...»
Examine le manuscrit et rends-toi compte de l'erreur. Je le répète, ce doit être une page entière qui a été passée. J'espère que cette page n'a pas été égarée. En tous cas, apporte le manuscrit demain soir, et nous verrons.
Les autres erreurs sont insignifiantes. Ton copiste est un homme intelligent.
J'ai dû faire quelques petits changements, et, surtout, mettre un grand nombre d'indications scéniques. Il faut que nous parcourions le tout ensemble, rapidement. Je ne comprends pas du tout le décor de la Canebière. Viens de bonne heure. Il faut en finir.
En somme, le drame se tient, et je compte sur un succès, si les circonstances nous aident.
A demain soir. N'oublie pas le manuscrit.
Ton dévoué.
Émile Zola.
LV
Paris, 14 août 1867.
Mon cher Roux,
Puisque le sieur Bellevaut[4] prend l'attitude d'un croquemitaine, je te prie de faire, à l'occasion, la grosse voix, pour lui montrer que nous ne sommes pas des petits enfants et qu'on ne nous avale pas d'une bouchée. Sois ferme et digne.
Nous devons forcément accepter le renvoi en octobre. Mais il ne faut pas pour cela laisser dormir les choses. Fais comprendre à la bête féroce que tu n'as qu'un mois à rester là-bas et que tu ne veux pas partir avant d'avoir tout réglé. Là est le grand point. Bellevaut te dira sans doute qu'il a le temps, que rien ne presse. Insiste, force-le à arrêter tout de suite avec toi le drame tel qu'il doit être joué. Fais les quelques corrections dont nous sommes convenus, puis retourne auprès du directeur et oblige-le à revoir la pièce avec toi, à faire les changements nécessaires, en un mot à donner au manuscrit sa forme définitive. Cela est de la dernière importance. Ne fais copier la pièce que lorsque toutes les modifications auront été faites. Et, pour arriver à ce résultat, donne pour unique et bonne raison ton court séjour à Marseille. Lorsque le manuscrit sera mûri à point, remets-le à des copistes, qu'Arnaud te trouvera,—et occupe-toi ensuite de la censure. Tu le comprends, lorsque tu reviendras ici, il faut que Bellevaut n'ait plus qu'à monter et à jouer la pièce, afin que nous n'ayons pas des embarras avec lui, à deux cents lieues de distance. Ta conduite est donc toute tracée: avant tout, arrêter le manuscrit, puis le faire copier, puis obtenir le permis de la censure. Si tout cela marche convenablement, tu exigeras un commencement d'étude avant ton départ, afin de pouvoir assister à une ou deux répétitions. Ce serait uniquement pour voir la chose à la scène. Ensuite, les artistes mettront tout l'intervalle qu'ils voudront entre les premières et les dernières répétitions. Je tiens énormément à ce que tu puisses te rendre compte de la mise en scène.
Je ne saurais trop te le répéter, l'important est d'en finir avec les remaniements que demande Bellevaut. Lorsque la pièce sera décidément arrêtée, nous pourrons attendre en paix. Jusque-là nous sommes dans le vague.
Bellevaut trouve la pièce trop longue. Elle n'est certes pas plus longue que les longs mélodrames qui sont au répertoire. Enfin, coupe, s'il est nécessaire, quelques scènes épisodiques. Le malheur est que toutes les scènes me paraissent utiles. Il est bien entendu que nous conservons l'attitude de nos héros. Il ne faut pas permettre qu'on touche à Daniel: il est l'originalité, la vie de la pièce. D'ailleurs, tu verras. Tant que les coupures ne seront pas faites dans le vif du drame, tu peux couper sans me prévenir; autrement, avertis-moi. Je ne veux pas du tout me laisser manger par M. Bellevaut, et, en somme, je tiens à nos personnages et à nos phrases, puisqu'il veut faire le méchant. Défends-toi hardiment, au risque de tout casser. J'avoue que je suis très en colère contre le grossier personnage dont tu me traces un si vilain portrait.
Conserve intact notre manuscrit primitif. Il nous fera besoin pour le volume et pour les autres théâtres où nous n'aurons pas affaire à un ogre.
Tiens-moi au courant. Je ne serai pas tranquille que lorsque Bellevaut aura accepté le manuscrit. Aurons-nous une actrice suffisante pour le rôle de Clairon? Va donc un peu au théâtre.
Arnaud te donnera un bon coup de main. Dis-lui ce que nous avons décidé pour la publicité. Avant ton départ, parle-lui de la publication du drame dans le Messager, et vois ce qu'il en dit. Lui seul peut et doit nous imprimer notre ours.
Écris-moi dès que tu auras revu Bellevaut et que vous aurez décidé la nature et le nombre des changements. Hâte-toi, car tu as peu de temps, et il peut se présenter des obstacles. Il faut que tu ne laisses aucun empêchement derrière toi.
Mon pauvre ami, voilà bien de la besogne, et je ne puis collaborer à tes soucis. Tu seras deux fois le père de notre drame.
Ma mère et ma femme te présentent leurs amitiés.
Une bonne poignée de main.
Émile Zola.
Mes compliments empressés à ta famille. Va donc voir Paul, à Aix, et dis-lui de m'écrire; je suis sans nouvelles de lui depuis un mois.
Tu comprends pourquoi il est préférable d'arrêter les corrections avec Bellevaut, et de faire ces corrections, avant de confier le manuscrit aux copistes. D'abord, il est inutile de faire copier ce que l'on doit retrancher. Ensuite, il est peu prudent de nous mettre sur le dos les frais de deux nouvelles copies, sans avoir un oui formel de Bellevaut. Et tu n'auras ce oui formel que lorsque la forme de la pièce sera définitivement arrêtée.—Je t'engage à faire valoir ces raisons auprès de Bellevaut pour le décider à revoir sur-le-champ la pièce avec toi; dis-lui,—et donne les raisons,—que tu ne peux faire copier la pièce sans que le manuscrit soit tel qu'il doit être.
D'ailleurs, la bonne volonté de Bellevaut ne nous est encore nullement prouvée. Il faut nous défier des enthousiasmes d'Arnaud, qui voit toujours tout en rose. Il m'a écrit que Bellevaut était charmé du drame, et on t'a assuré que Bellevaut serait ravi de nous jouer. Tout cela est bel et bon. Mais je te prie de savoir par toi-même si le ravissement de Bellevaut est vraiment tel que le voit Arnaud. D'après la réception que l'ogre t'a faite, je ne vois pas tout couleur de rose. Avant de faire les frais de copie, il me semble nécessaire de savoir nettement à quoi nous en tenir. Et, je le répète pour la dixième fois peut-être, nous ne saurons à quoi nous en tenir que, lorsque les corrections faites, Bellevaut te dira: «Maintenant tout va parfaitement, et je jouerai le drame tel qu'il est là, lorsque j'aurai trois copies et que la censure aura prononcé.»
LVI
Paris, 25 août 1867.
Mon cher ami, j'ai reçu ta lettre qui est excellente. Tout va pour le mieux. Mille fois merci pour tes peines. Tu as parfaitement fait d'effacer quelques phrases dans le prologue, et d'atténuer le rôle de Clairon. J'approuve aussi,—puisqu'il le faut,—l'explication des toilettes de Clairon, achetées à l'aide de ses économies. Seulement, je crains que la situation de notre héroïne ne soit guère comprise aux Aygalades et chez Sauvaire. Lorsque ce dernier était son amant, heureuse ou non, elle allait au bras de cet homme, et sa présence était toute naturelle. Maintenant, son désir de suivre Daniel peut expliquer sa venue, mais sa conduite n'en reste pas moins très étrange, et on ne comprend plus son attitude devant le maître portefaix. Il y a là une nuance que tu dois saisir. Je le dis ces choses, non pas pour désapprouver tes changements, que je crois comme toi nécessaires, mais pour te prier de glisser çà et là quelques mots qui éclaircissent la situation. Ainsi, je vois du premier coup d'œil quelques petits détails: il est nécessaire de dire que Clairon a accepté le bras de Sauvaire pour aller aux Aygalades et qu'elle accepte ses hommages, quitte à ne jamais l'en récompenser; si elle n'a pas ouvertement Sauvaire pour chaperon, elle se promène dans la fête comme une âme en peine, et l'effet comique, «Ah! mon Dieu!» est amoindri. De même, pour sa présence chez le maître portefaix. Remarque que si nous n'établissons pas un lien quelconque entre elle et Sauvaire, la raison de leur présence vis-à-vis l'un de l'autre n'apparaît pas. Il faudrait absolument que leur position respective fût nettement indiquée dans une scène placée dès le commencement du tableau des Aygalades. Il est d'autant plus facile de poser cette situation, que cette situation n'est plus scabreuse du tout. Si nous ne la posons pas carrément, le public ne comprendra peut-être pas, et verra en Clairon ce que nous avions fait d'elle d'abord, une prostituée. D'ailleurs, tu dois avoir les mêmes craintes que moi, et je suis certain que tu t'es attaché à donner au rôle difficile de notre héroïne le plus de vraisemblance possible. Ne crains pas d'être clair surtout. La scène du collier est bonne, elle sert à faire croire aux invités de Sauvaire que Clairon a succombé. C'est là sans doute ta pensée. Et j'applaudis.
Je ne te parle pas des autres rôles puisque tu n'y fais aucun changement.
Ton sous-titre, maintenant. Je t'avoue que je n'aime pas du tout «ou l'Enfant de la Louve», d'autant plus que Clairon, troisième édition, n'est plus une louve, et qu'ainsi ce sous-titre va contre le véritable sens de la pièce. D'ailleurs, d'après ce que tu me dis, j'ai grand'peur que le roman ne nuise au drame, et je voudrais comme toi tâcher de nous sortir de ce mauvais pas. Il faut être carré. Je propose simplement de changer notre titre et d'appeler la pièce: les Drames de Marseille. Vois si Bellevaut accepte cela. Mais pas de sous-titre, s'il est possible. Je les déteste. D'autre part, si tu crois réellement qu'il y a un parti quelconque contre moi, nous pourrions faire annoncer habilement dans une feuille marseillaise que le drame ne ressemble pas du tout au roman. Tout cela est grave, je le sais, et peut-être ferions-nous mieux de laisser aller les choses. Attendons, si tu veux, ton retour ici, pour décider cette grosse question. La première représentation est seule à craindre; on saura ensuite à quoi s'en tenir.
Tu as fait faire, me dis-tu, une copie de la pièce. Tu ne me dis pas combien cela t'a coûté. Je ne pense pas que tu aies besoin d'argent à Marseille. En tous cas, écris-moi, si tu veux que je t'adresse ma part des frais.
Donc, tu n'as plus qu'à revoir Bellevaut et à t'occuper de la censure. Tâche de mener rondement tes rapports avec les gardiens de la morale publique. Il faut que nous ayons l'autorisation avant ton retour. Quant à Bellevaut, puisqu'il est charmant, tout ira bien. Continue à lui prouver que le drame n'est pas trop long, et ne lui accorde, autant que possible, aucune coupure.
Autre chose. Tu me dis que nous passerons avant Hernani. Cela est bien vague. J'ai le projet,—peu arrêté, il est vrai,—d'aller à Marseille pour la première. Je désirerais savoir si nous serons joués au commencement ou à la fin d'octobre. A huit jours près, tu peux m'envoyer ce renseignement.—Le malheur est que si je ne suis pas là, nous n'aurons aucune garantie pour le respect de notre prose. J'ai peur qu'on n'abîme singulièrement notre manuscrit. Avant de t'éloigner, tu feras bien de t'occuper des représentations, comme si je ne devais pas aller à Marseille. Laisse là-bas un représentant. Tâche de composer une salle. Règle la question des billets, le service à faire à la presse. En un mot, agis comme si tu étais à la veille de la première.—Il est une autre question grave. Il faut que la pièce soit imprimée pour pouvoir être lancée dans les autres théâtres. Vois si Arnaud est disposé à nous prêter son journal ou simplement à imprimer la pièce en volume. Il est entendu que, dans ces questions, tu as plein pouvoir pour traiter.
Je vais lancer la réclame au Figaro. Si elle passe, je t'enverrai le numéro qui la contiendra, et tu pourras faire une tournée dans les journaux de Marseille. Vois surtout Émile Barlatier[5], en mon nom.
Tu me dis que le roman «a produit une fâcheuse impression». Cela est vague. Tâche donc d'avoir des détails, pour me les donner à ton retour. Je désirerais connaître nettement la position. On affirme que tout le peuple est avec moi (c'est un jeune Provençal dont je viens de recevoir la visite, qui m'a dit cela). On me dit en outre qu'Arnaud seul est mis en cause et qu'on me place à part. Est-ce pour me faire plaisir qu'on me conte ces choses? Je ne sais. Tu seras assez mon ami pour me dire la vérité. Vois ce que c'est que «la fâcheuse impression», et vois-le de près. Je n'ai pas besoin de t'en dire davantage. Tu sauras m'avouer où j'en suis dans l'amitié des Provençaux.—Surtout ne parle pas de cabale, même à tes plus intimes amis. Ce serait le moyen d'y faire songer quelque malintentionné. Il suffit de parler de cabale pour qu'il en naisse une sur-le-champ. Parle au contraire du grand succès probable et répands le bruit que le drame ne ressemble pas au roman. D'ailleurs, s'il y a mauvaise foi avec nous, je suis disposé à faire un tapage de tous les diables.
Écris-moi quand tu auras revu Bellevaut, quand tu auras une réponse de la censure, en un mot quand tu auras des nouvelles quelconques.
Mes compliments sincères à ta famille. Tu as les amitiés des miens, et une bonne poignée de main de moi.
Émile Zola.
LVII
Paris, 4 septembre 1867.
Mon cher Roux,
Je ne suis pas affamé de nouvelles, mais j'aurais désiré pourtant que tu répondisses sur-le-champ à la question que je te posais relativement à l'époque exacte où serait joué notre drame. Cela est d'une grande importance pour moi. Je n'ai pas abandonné mon idée de voyage, et, si la pièce ne passe pas plus tard que le 15 octobre, j'irai sans doute à Marseille, je partirai vers la fin de septembre. Dans ce cas, il faut que je fasse mes préparatifs, il faut surtout que je prévienne Paul, qui reviendrait sur-le-champ à Paris, si j'abandonnais mon projet, ou qui m'attendrait, si je lui donnais suite. Tu vois donc que j'ai un vif intérêt à savoir si les Mystères peuvent être joués vers le 15 octobre. Je te prie de voir M. Bellevaut et de lui dire que nous tenons particulièrement à ce qu'il ne rejette pas plus loin la représentation. On annonce Hernani, on annonce la Grande Duchesse; jusqu'où cela ira-t-il? bon Dieu! Je vois mon voyage tombé dans l'eau, car je n'irai certainement pas là-bas, si je ne dois y trouver aucun ami, et je ne puis pousser l'égoïsme jusqu'à retenir Paul à Aix indéfiniment. Avant de quitter Marseille, tâche donc d'obtenir une date fixe, la plus rapprochée possible, afin que je puisse savoir à quoi m'en tenir.
Je ne te parle pas de la censure, ni des corrections, ni de rien. Tu me parleras de tout cela à ton retour. Tâche de ne rien laisser en suspens derrière toi. N'oublie pas de t'inquiéter de l'impression de la pièce, soit dans le Messager, soit en volume.—Si tu n'as que le temps de m'écrire un mot pour me donner la date que je te demande, ne me parle pas du reste, puisque nous devons nous voir la semaine prochaine.
Autre chose: j'ai reçu le Sémaphore, le numéro que tu m'as envoyé, et je regrette qu'on ne s'y soit pas servi de la formule dont nous étions convenus: «Nous lisons dans le Figaro, etc.» Cela aurait fait, je crois, plus d'effet; la note publiée a l'air trop local. Il faut absolument que tu trouves un autre journal où l'on dise que la presse parisienne a annoncé notre drame. (Tu ignores peut-être que la plupart des journaux, le Temps, l'Époque, la Liberté, ont reproduit la note du Figaro.) Tu comprends que les Marseillais ne doivent pas ignorer que Paris s'est ému à la nouvelle de notre tentative de décentralisation. Il serait bon de le faire dire et même de le faire répéter quatre ou cinq fois.—Qu'as-tu fait au Mémorial et à la Gazette du Midi? Cette dernière m'est hostile.
Un mot de réponse, et à bientôt.
Mille compliments aux tiens. Tu as les compliments de ma femme et de ma mère.
Ton dévoué.
Émile Zola.
J'ai fini ce matin mon roman qui paraît dans l'Artiste. Je respire et je me sens des envies de dormir jusqu'à ce soir.
LVIII
17 septembre 1867.
Mon cher Roux,
J'ai vu plusieurs éditeurs parisiens, et j'ai acquis la certitude qu'une pièce jouée en province ne peut être publiée qu'en province. A Paris, on ne croit pas à la décentralisation,—on m'a presque ri au nez. Donc, nous ne pouvons compter que sur Arnaud. J'attends une lettre de lui, et, en lui répondant, je le pousserai à imprimer notre drame au plus vite.
D'autre part, je suis allé chez Péragallo donner mon pouvoir. J'ai parlé des billets d'usage, et l'on n'a pas su ce que je voulais dire. L'agent de la Société a droit à quatre places, voilà tout. Donc ne forçons pas le sieur Péragallo à mettre le nez dans l'inconnu. Mais je suis d'avis que M. Peysse demande à M. Bellevaut ce qu'il a voulu dire par les billets d'usage. Peut-être y a-t-il là quelque bénéfice illicite que je ne suis pas d'avis de laisser échapper. Charge-toi d'approfondir cette question.
Sais-tu que l'agence nous prend 10 p. 100, ce qui joint aux 20 p. 100 promis à Bellevaut fait 30 p. 100. Nous sommes volés.
Dès que tu auras des nouvelles, communique-les-moi, demande la date probable de la première.
A toi.
Émile Zola
LIX
Marseille, 4 octobre 1867.
Mon cher Roux,
J'ai vu Arnaud que ta lettre ne paraît pas avoir trop ému. D'ailleurs, je n'ai fait que lui serrer la main, me réservant de lui parler affaire, après le succès ou la chute. Ma position restera très fausse jusque-là. Demain soir, je serai fixé.
Je viens de voir M. Peysse. Voici en quelques lignes le résumé de notre conversation. Les artistes sont bien disposés, mais Bellevaut l'est très mal; il élève en outre une question d'intérêt que je réglerai demain avec lui. (M. Peysse me conduira à lui, à onze heures, et j'assisterai peut-être encore à une répétition.)—Les coupures, paraît-il, se réduisent à des retranchements (nombreux) de phrases; pas une scène n'aurait été coupée; en somme, le mal est sans doute moindre que nous ne le pensions.—Peysse parait compter sur un succès ordinaire. Il est évident que tous ces gens-là n'ont pas foi en notre génie, et ils ont bien raison.
Je n'ajoute rien. Tout ceci est pour te tenir en haleine. Demain je saurai à quoi m'en tenir, et dimanche matin je t'enverrai un télégramme.
Je n'ai pu voir ta famille aujourd'hui, et je doute d'avoir demain le temps nécessaire pour lui rendre visite. En tout cas, ce sera pour dimanche.
Si tu as besoin de m'écrire, adresse-moi ta lettre chez Arnaud. Quant à moi, je ne t'écrirai plus que pour te donner des détails, après la consommation du crime. Je m'occuperai de l'impression en volume, s'il y a lieu, soit chez Arnaud, soit ailleurs.
A bientôt, et pas de cauchemars.
Ton dévoué.
Émile Zola.
LX
Télégramme du 6 octobre 1867.
Paris, Marseille, 523, 1867, 51.
Monsieur Roux, 13, rue Neuve-Guillemin, Paris.
Applaudissements durant les actes, applaudissements et sifflets toile baissée. Succès incertain.
Zola.
LXI
Marseille, 6 octobre 1867.
Mon cher Roux,
Je complais t'écrire longuement, mais le courage me manque. Quand je te verrai, je te raconterai la soirée d'hier. Voici quelques brefs détails.
En somme, c'est un succès contesté, qui peut se tourner en chute complète, ce soir. Comme je le l'ai dit dans ma dépêche, le commencement de la pièce a bien marché. Les tableaux: Les Aygalades et Le crime, n'ont pas donné ce que nous en attendions, et dès lors la pièce a langui. Elle s'est un peu relevée vers la fin. Jusqu'au dernier moment, la salle n'avait ni sifflé, ni chuté, ni donné aucune marque d'improbation. Seulement, lorsque le rideau est tombé sur le: Il nous a maudits, de Clairon, des applaudissements trop vifs ont amené quelques coups de sifflet. Il y a eu lutte, et les applaudissements continuant, on a exigé les noms des auteurs. On nous a nommés. Nouvelle bataille de courte durée, les applaudissements l'ont emporté!
Ce soir dimanche, tout va se décider.
Il y a eu, à coup sûr, une petite cabale. Les sifflets sont partis des premières, aux places réservées. Peysse est certain de la chose, et Bellevaut croit que c'est la petite presse marseillaise qui s'est égayée. Drôle de façon de s'égayer. En somme, l'honneur est sauf, mais nous ne tenons pas un succès de «bon aloi», comme dit cet excellent homme des contributions indirectes.
Quant à la pièce en elle-même, elle m'a paru trop longue, véritablement ennuyeuse. On a commencé à huit heures et fini à une heure. Le public était las. Si nous avions assisté aux répétitions et fait les coupures nécessaires, tout aurait marché. C'est l'opinion de tous ceux qui ont causé avec moi. Je viens d'aller voir Bellevaut et d'essayer de faire des coupures pour ce soir. Il paraît que cela est impossible. Si la pièce ne tombe pas, les coupures seront faites pour la troisième représentation. Hier, on a fait 1,200 francs de recette.
L'interprétation est, selon moi, très insuffisante. Mme Méa est d'un faux à agacer les dents. Elle épuise tous ses sanglots dès la première scène. Sauvaire, Lussac, Daniel, surtout ce dernier, ont joué convenablement. Le reste m'a paru d'une faiblesse déplorable. C'est une trop grande machine pour une pareille scène; il nous faudrait la scène de la Porte-Saint-Martin. Le décor du prologue est ridicule et les acteurs y étouffent.—Enfin, je te parlerai longuement de tout cela vers la fin de la semaine, lorsque je serai à Paris.
J'ai vu tes parents hier, avant la représentation, et je ne sais si je pourrai les revoir. Je pars pour Aix demain matin, de bonne heure.
Un dernier mot, la salle était très belle. Il y avait le maire! Nos amis ont peu donné. D'ailleurs, tu vas recevoir des lettres de condoléance que tu me communiqueras...
A bientôt, et pas trop de découragement.
Émile Zola.
Je ne te parle pas de l'impression de la pièce. Il faut attendre le succès ou la chute de ce soir. La première bataille est nulle.
LXII
Marseille, 7 octobre 1867.
Mon cher Roux,
Deux mots à la hâte. La deuxième, hier, a beaucoup mieux marché. Rien que des applaudissements. La pièce n'a duré que quatre heures et demie, et a commencé à sept heures et demie. En somme, c'est un succès, à moins que la troisième, qui se joue demain, ne marche pas. J'assisterai jeudi à la quatrième.
Les acteurs n'ont plus eu de manque de mémoire et ont réussi toutes leurs entrées. Encore quelques coupures, et tout ira bien. A la première, nous avons eu une légère cabale d'écrivassiers marseillais. Je viens d'apprendre cela. D'ailleurs, je te conterai tout de vive voix.
Je vais parler à Arnaud de l'impression.
Ton dévoué.
Émile Zola.
LXIII
Marseille, 10 octobre 1867.
Mon cher Roux,
J'arrive d'Aix. Je ne sais comment a marché la troisième. Peu de monde, je crois, mais pas de sifflets.
Je pars demain pour Paris, où j'arriverai samedi dans la nuit. Je t'attends dimanche soir pour manger la côtelette de l'amitié et te conter les heurs et malheurs de notre œuvre.
Je verrai demain matin Bellevaut, Arnaud, et tutti quanti, le terminerai nos affaires, qui commencent un peu à me peser.
Donc à dimanche. Viens vers les deux heures, si tu as le temps.
Ton dévoué.
Émile Zola.
LXIV
9 janvier 1868.
Mon cher Roux,
Nous jouons de malheur pour mon article du Gaulois. Le journal est plein à crever, je ne passerai sans doute que lundi.
Voici ce que j'ai arrêté: si lundi les éditeurs et exécuteurs testamentaires ne se sont pas réunis, je laisse paraître l'article; si le pot aux roses est découvert, je transforme l'article, je publie toujours les Lits, mais en les mettant sous le nom de leur véritable auteur et en racontant l'histoire[6]. Donc, de toutes façons, je donne au jeune Alexis le coup d'épaule qu'il mérite.
Autre chose.
Je viens de voir Lacroix, et nous sommes décidés à laisser passer tout de suite ma charge dans le Monde pour rire. Nous agirons ensuite auprès de l'Éclipse. Je vais donc t'envoyer mon portrait dans le plus bref délai.
Ne joint-on pas à la charge une courte biographie? En ce cas, tu voudras bien te charger de cette biographie.
Ton dévoué.
Émile Zola.
LXV
Paris, 17 avril 1868.
Mon cher Roux,
Vingt lignes en courant.
Je viens de déménager, et je suis encore dans les ennuis d'un bouleversement général. De là mon silence jusqu'à ce jour.
Pas de nouvelles en somme. J'ai vu Duret hier chez Manet. L'affaire marche mal. Pelletan m'a l'air d'être aussi incapable que Mille comme homme d'affaires. On ne sait plus quand la Tribune paraîtra, ni même si elle paraîtra.—Belot n'a pas encore lu notre drame. Il fait un roman pour gagner quelques sous, et je n'irai chez lui que dans cinq ou six jours. Rien de définitif de ce côté.—J'ai gardé le meilleur pour la fin. Il vient de se fonder un journal à deux sous, l'Événement illustré, sous la direction d'Adrien Marx!!! On m'a offert le Salon dans cette feuille, ce que j'ai accepté faute de mieux. Dès ton retour, je te présenterai à Marx, et j'espère que tu placeras chez lui tes renseignements quotidiens sur Paris. Que cette espérance ne hâte pas ton retour. Je t'annonce simplement cela, comme une chose qui peut devenir bonne.
D'ailleurs, tu reviendras sans doute bientôt. Tu me trouveras en train de corriger les épreuves de la deuxième édition de Thérèse Raquin. Je vais aussi me mettre sérieusement à mon travail pour Kératry. La besogne a l'air de vouloir venir. Elle sera la bienvenue. Je chôme depuis assez longtemps, grâce au monument de Verlé.
Et toi, que fais-tu? Un bout de lettre, si tu as quelque chose d'intéressant à m'apprendre. Tu connais ma nouvelle adresse: 23, rue Truffaut, Batignolles.
Et puis, c'est tout. J'aime mieux causer longuement avec toi, quand tu reviendras.
J'ai une commission à te donner. Rapporte-moi le deuxième volume du Congrès scientifique que tu prendras en mon nom chez Aubin. Une lettre m'a invité à le faire réclamer à cette librairie.
Voilà. Tu as le bonjour de ma mère, de ma femme. Présente mes compliments à tes parents, et va dire à Mme Méa que je la porte dans mon cœur.
Une bonne poignée de main de ton dévoué
Émile Zola.