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Corysandre

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The Project Gutenberg eBook of Corysandre

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Title: Corysandre

Author: Hector Malot

Release date: September 18, 2004 [eBook #13490]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Christine De Ryck, Renald Levesque, the Online Distributed
Proofreading Team and Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
at http://gallica.bnf.fr., .

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CORYSANDRE ***

HECTOR MALOT




CORYSANDRE  1




Note 1: (return) L'épisode qui précède a pour titre: la Duchesse d'Arvernes.



I

La saison de Bade était dans tout son éclat; et une lutte qui s'était établie entre deux joueurs russes, le prince Savine et le prince Otchakoff, offrait aux curieux et à la chronique les péripéties les plus émouvantes.

C'était pendant l'hiver précédent que le prince Otchakoff avait fait son apparition dans le monde parisien, et en quelques mois, par ses gains ou ses pertes, surtout par le sang-froid imperturbable et le sourire dédaigneux avec lesquels il acceptait une culotte de cinq cent mille francs, il s'était conquis une réputation tapageuse qui avait failli donner la jaunisse au prince Savine, habitué depuis de longues années à se considérer orgueilleusement comme le seul Russe digne d'occuper la badauderie parisienne.

C'était un petit homme chétif et maladif que ce prince Otchakoff et qui, n'ayant pas vingt-cinq ans, paraissait en avoir quarante, bien qu'il fût blond et imberbe. Dans ce Paris où l'on rencontre tant de physionomies ennuyées et vides, on n'avait jamais vu un homme si triste, et rien qu'à le regarder avec ses traits fatigués, ses yeux éteints, son visage jaune et ridé, son attitude morne, on était pris d'une irrésistible envie de bâiller.

Après avoir essayé de tout il avait trouvé qu'il n'y avait que le jeu qui lui donnât des émotions, et il jouait pour se sentir vivre autant que pour faire du bruit en ce monde, ce qui était sa grande, sa seule ambition.

Sa santé étant misérable, sa fortune étant inépuisable, le jeu était le seul excès qu'il pût se permettre, et il jouait comme d'autres s'épuisent, s'indigèrent ou s'enivrent.

Comme tant d'autres, il aurait pu se faire un nom en achetant des collections de tableaux ou de potiches qui l'auraient ennuyé, en prenant une maîtresse en vue qui l'aurait affiché, en montant une écurie de course qui l'aurait dupé; mais en esprit pratique qu'il était, il avait trouvé que le plus simple encore et le moins fatigant, était d'abattre nonchalamment une carte, de pousser une liasse de billets de banque à droite ou à gauche et de dire sans se presser: «Je tiens.»

Et ce calcul s'était trouvé juste. En six mois ce nom d'Otchakoff était devenu célèbre, les journaux l'avaient cité, tambouriné, trompété, et la foule moutonnière l'avait répété. Ce jeune homme, qui n'avait jamais fait autre chose dans la vie que de tourner une carte et de combiner un coup, était devenu un personnage.

Mais une réputation ne surgit pas ainsi sans susciter la jalousie et l'envie: le prince Savine, qui de très bonne foi croyait être le seul digne de représenter avec éclat son pays à Paris, avait été exaspéré par ce bruit. Si encore cet intrus, qui venait prendre une part, et une très grosse part de cette célébrité mondaine qu'il voulait pour lui tout seul avait été Anglais, Turc, Mexicain, il se serait jusqu'à un certain point calmé en le traitant de sauvage; mais un Russe! un Russe qui se montrait plus riche que lui, Savine! un Russe qu'on disait, et cela était vrai, d'une noblesse plus haute et plus ancienne que la sienne à lui Savine! Il fallait que n'importe à quel prix, même au prix de son argent, auquel il tenait tant, il défendit sa position menacée et se maintînt au rang qu'il avait conquis, qu'il occupait sans rivaux depuis plusieurs années et qui le rendait si glorieux.

Alors, lui toujours si rogue et si gonflé, s'était fait l'homme le plus aimable du monde, le plus affable, le plus gracieux avec quelques journalistes qu'il connaissait, et il les avait bombardés d'invitations à déjeuner, ne s'adressant, bien entendu, qu'à ceux qu'il savait assez vaniteux pour être fiers d'une invitation à l'hôtel Savine et en situation de parler de ses déjeuners dans leurs chroniques et aussi de tout ce qu'il voulait qu'on célébrât: son luxe, sa fortune, sa noblesse, son goût, son esprit, son courage, sa force, sa santé, sa beauté.

Puis, après s'être assuré le concours de cette fanfare, il avait commencé sa manoeuvre.

Trois jours après une perte énorme subie par Otchakoff avec son flegme ordinaire, Raphaëlle, la maîtresse de Savine, avait vu arriver un matin dans la cour de son hôtel deux chevaux russes superbes, deux de ces puissants trotteurs qui battent, en se jouant, les anglais comme les arabes, et Savine n'avait pas tardé à paraître. Comme Raphaëlle menacée d'une angine disait qu'elle était désolée de ne pas pouvoir faire atteler ses chevaux ce jour même et de sortir, il s'était fâché. C'était justement l'ouverture de la réunion de printemps à Longchamp, et il voulait que ses chevaux fussent vus de tout Paris à cette réunion à l'aller et au retour; il ne les avait fait venir de son haras et ne les avait donnés que pour cela. «Si vous ne pouvez pas vous en servir, avait-il dit, je les garde pour moi, je m'en sers aujourd'hui, et, une fois qu'ils seront entrés dans mes écuries, ils n'en sortiront pas. En vous enveloppant bien, vous n'aurez pas trop froid: il ne faut pas s'exagérer son mal ou l'on se priverait de tout.» Au risque d'en mourir, car il soufflait un vent glacial, Raphaëlle avait été aux courses, et à l'aller comme au retour ses trotteurs à la robe grise avaient provoqué l'admiration des hommes et l'envie des femmes.

Il fallait continuer, car, de son côté, Otchakoff continuait de jouer, perdant toutes les nuits ou gagnant des coups de trois ou quatre cent mille francs, tantôt contre celui-ci, tantôt contre celui-là, sans jamais lasser l'admiration de la galerie, qui répétait toujours son même mot: «Cet Otchakoff, quel estomac!» ce à quoi Savine répondait toutes les fois qu'il pouvait répondre, en haussant les épaules et en disant que si Otchakoff, avait de l'estomac devant un tapis vert, il n'en avait pas devant une nappe blanche, le pauvre diable étant incapable de boire seulement les quatre ou cinq bouteilles de champagne qui, chez un vrai Russe, remplace l'acte de naissance ou le passeport pour prouver la nationalité.

Pour continuer la lutte, sinon avec économie, au moins d'une façon qui ne fût pas nuisible à ses intérêts, Savine qui depuis longtemps se contentait des collections qu'il avait recueillies par héritage, s'était mis à acheter des oeuvres d'art de toutes sortes: tableaux, bronzes, livres, curiosités, n'exigeant d'elles que quelques qualités spéciales: d'être authentiques, d'être dans un parfait état de conservation, enfin de coûter très cher, de telle sorte que lorsqu'il voudrait les revendre,—ce qu'il espérait bien faire un jour, tirant ainsi d'elles deux réclames, l'achat et la vente, —il pût le faire avec bénéfice, sans autre perte que celle des intérêts.

Alors, chaque fois qu'il avait fait une acquisition de ce genre, les journaux l'avaient annoncée et célébrée: le prince Savine, quel Mécène! Il est vrai que ce Mécène ne répandait ses bienfaits que sur des artistes morts depuis longtemps: Hobbema, Velasquez, Paul Veronèse et autres qui ne lui savaient aucun gré de ses largesses.

Mais un seul coup de baccara faisait oublier Mécène, et Otchakoff, en une nuit heureuse ou malheureuse, s'imposait à la curiosité publique d'une façon autrement vivante et palpitante en perdant son argent que s'il l'avait dépensé à acheter des Rubens ou des Titien.

Ce fut alors que Savine exaspéré et perdant la tête, se décida à lutter contre son rival en employant les mêmes armes que celui-ci, c'est-à-dire à coups de millions.

Otchakoff, ne trouvant plus à jouer des grosses parties à Paris pendant la saison d'été, était venu à Bade jouer contre la banque, et Savine l'avait suivi, se disant qu'un homme habile et prudent qui joue contre une banque de jeu ne doit perdre que dans une certaine mesure qui peut se calculer mathématiquement, et même qu'il peut gagner.

Le tout était donc d'être cet homme habile et prudent.

Heureusement, les professeurs de systèmes tous plus infaillibles les uns que les autres ne manquent pas pour ceux qui veulent jouer à coup sûr; il y en a à Paris, et à cette époque il y en avait dans toutes les villes d'eaux où l'on jouait: à Bade, à Hombourg, à à Wiesbaden, à Ems, à Spa, où ils tenaient boutiques de renseignements et de leçons.

Dans un de ses séjours à Bade, Savine avait rencontré un de ces professeurs: un vieux gentilhomme français de grand nom et de belle mine qui, après avoir perdu plusieurs fortunes au jeu, offrait aux jeunes gens qui voulaient bien l'écouter «une rectitude de combinaisons inexorables» pour faire sauter la banque; mais alors, ne pensant pas à jouer, il s'en était débarrassé en lui faisant l'aumône de quelques florins que le vieux professeur allait perdre avec une «rectitude inexorable» ou qu'il employait à faire insérer dans les journaux des annonces pour tâcher de trouver des actionnaires qui lui permissent d'essayer en grand son système.

Arrivé à Bade il avait cherché son homme aux «combinaisons inexorables», ce qui n'était pas difficile, car on était sûr de le trouver à la Conversation, assis sur une chaise devant la table de trente-et-quarante, suivant le jeu auquel il ne pouvait pas prendre part et notant les coups sur un carton qu'il perçait d'une épingle.

Le marquis de Mantailles était si bien absorbé dans son travail qu'il n'avait pas vu Savine, et qu'il avait fallu que celui-ci lui frappât sur l'épaule pour appeler son attention; mais alors il avait vivement quitté le jeu pour faire ses politesses au prince, qui l'avait emmené dans les jardins, ne voulant pas qu'on le vît en conférence avec le vieux professeur de jeu, ni qu'on surprit un seul mot de leur entretien.

—Six cent mille francs seulement, prince, s'écria-t-il, mettez six cent mille francs seulement à ma disposition, et le monde est à nous.

Mais Savine avait tout de suite éteint ce beau feu il n'apporterait pas ces six cent mille francs, il n'en apporterait pas cinquante mille, pas même dix mille; mais il était disposé, dans un but moral et pour sauver les malheureux qui se ruinaient, à essayer le système des «combinaisons inexorables,» seulement il voulait l'essayer lui-même; bien entendu il le payerait... s'il gagnait.

Le lendemain matin, le marquis de Mantailles s'était présenté à la porte du pavillon que le prince Savine occupait sur le Graben, et tout de suite il avait été introduit; Savine, bien que mal éveillé, avait remarqué qu'il était porteur d'une sorte de petite boîte plate enveloppée dans une serviette de serge grise et d'un petit sac de toile comme ceux dont se servent les joueurs de loto.

—Je ne recevrai personne, dit Savine au domestique qui avait introduit le marquis.

Pendant ce temps, le vieux joueur avait précieusement déposé sa boîte et son sac sur une table; puis, le domestique étant sorti, il s'était approché du lit de Savine: sa physionomie s'était transfigurée; il avait l'air d'un pauvre vieux bonhomme usé, écrasé en entrant, maintenant il s'était relevé, c'était un homme digne et fier, inspiré, sûr de lui.

—Avant tout, je dois vous montrer par l'expérience la rigoureuse exactitude de ce que je viens de vous expliquer, et c'est dans ce but que je me suis muni de différents objets utiles à ma démonstration.

Ces objets utiles à la démonstration des «combinaisons inexorables» étaient une petite roulette, un tapis de drap divisé comme le sont les tables de trente-et-quarante, six jeux de cartes, et enfin, dans le sac en toile, des haricots blancs et rouges.

Aussitôt que le professeur eut étalé son tapis sur une table et disposé en deux masses ses haricots, les rouges pour Savine, les blancs pour lui, la démonstration commença; à onze heures, Savine avait deux cent-quarante haricots gagnés contre la banque, c'est-à-dire deux cent-quarante mille francs.

Le lendemain, la démonstration continua; puis le surlendemain, pendant dix jours, et au bout de ces dix jours Savine avait gagné dix-neuf cent cinquante haricots, c'est-à-dire près de deux millions de francs.

L'expérience était décisive; maintenant c'étaient de vrais billets de banque que Savine pouvait risquer; mais, chose extraordinaire, au lieu de gagner il perdit.

Et cela était d'autant plus exaspérant que, ce jour-là, Otchakoff fit sauter la banque au milieu de l'enthousiasme général.

Le lendemain Savine perdit encore, puis le troisième jour, puis le quatrième.

—Courage, disait le marquis de Mantailles, plus vous perdez, plus vous avez de chance de gagner; l'équilibre ne peut pas ne pas se rétablir.

Cependant il ne se rétablit point; au bout de quinze jours, Savine avait perdu cinq cent mille francs, et ce qui lui était plus sensible encore que cette perte d'argent, il les avait perdus sans que cela fit sensation et tapage.

—Il n'a pas de chance, le prince Savine, disait-on.

—Et pourtant il est prudent.

Prudent et malheureux, c'était trop; quelle honte!

Cependant il n'abandonna pas la lutte; mais, puisque le jeu ne soulevait pas le tapage qu'il avait espéré, il chercha un autre moyen pour forcer l'attention publique à se fixer sur lui, et il crut le trouver en s'attachant très ostensiblement à une jeune fille, mademoiselle Corysandre de Barizel, qui, par sa beauté éblouissante, était la reine de Bade, comme Otchakoff en était le roi par son audace au jeu.




II

C'était aussi l'hiver précédent, presque en même temps qu'Otchakoff, que la belle Corysandre, sous la conduite de sa mère, la comtesse de Barizel, avait fait son apparition à Paris.

Elle venait, disait-on, d'Amérique, de la Louisiane, où son père, le comte de Barizel, qui descendait des premiers colons français établis dans ce pays, avait possédé d'immenses propriétés, aux mains de sa famille depuis près de deux cents ans; le comte avait été tué dans la guerre de Sécession, commandant une brigade de l'armée du Sud, et sa veuve et sa fille avaient quitté l'Amérique pour venir s'établir en France, où elles voulaient vivre désormais.

C'était dans une des deux grandes fêtes que donnait tous les ans le financier Dayelle qu'elles avaient paru pour la première fois.

Bien que Dayelle ne fût qu'un homme d'argent, un enrichi, les fêtes qu'il donnait dans son hôtel de la rue de Berry comptaient parmi les plus belles et les mieux réussies de Paris. Quand on avait un grand nom ou quand on occupait une haute situation on se moquait bien quelquefois, il est vrai, de Dayelle en rappelant d'un air dédaigneux qu'il avait commencé la vie par être commis chez un marchand de toile, puis fabricant de toile lui-même, puis filateur de lin, puis banquier, puis l'un des grands faiseurs de son temps; mais on n'en recherchait pas moins les invitations de ce parvenu qui, deux fois par an, pour chacune de ses fêtes, ne dépensait pas moins de cent mille francs en décorations nouvelles, en fleurs, et surtout en artistes qu'on n'entendait que chez lui.

Ce n'était pas seulement les meilleurs artistes que Dayelle tenait à offrir à ses invités, c'était encore tout ce qui, à un titre quelconque: gloire, talent, beauté, fortune, promettait d'arriver bientôt à la célébrité; il ne fallait pas être contesté, mais d'autre part il ne fallait pas non plus être consacré, puisqu'il avait la prétention d'être lui-même le consacrant. Aussi en allant chez lui s'attendait-on toujours à quelque surprise. Quelle serait-elle? On n'en savait rien, car il la cachait avec soin pour que l'effet produit fût plus grand; mais enfin on savait qu'on en aurait une qui, pour ne pas figurer sur le programme, faisait cependant partie obligée de ce programme.

Celle que causa la beauté de Corysandre fut des plus vives et pendant huit jours elle fournit le sujet de toutes les conversations.

—Vous avez vu cette jeune Américaine avec sa mère?

—Parbleu, seulement ce n'est pas une Américaine, c'est une française; elle est d'origine française: il y a encore dans le Poitou des Barizel de très vieille et très bonne noblesse, et c'est d'un membre de cette famille qui, il y a plus de deux cents ans, alla s'établir en Amérique, que descend cette belle jeune fille.

—Riches les Barizel?

—On le dit: cinq ou six cent mille francs de rente; mais je n'en sais rien. Si vous avez des prétentions à la main de cette belle fille, ne tablez donc pas sur ce que je vous dis; ces fortunes d'Amérique ressemblent souvent aux bâtons flottants. La seule chose certaine, c'est que la mère a acheté un terrain dans les Champs-Elysées où elle va, dit-on, faire construire un hôtel.

—Ça c'est quelque chose.

—C'est beaucoup si l'hôtel est construit; mais s'il ne l'est pas, si on en voit jamais que le plan, ce n'est rien. J'ai connu des gens qui, avec un terrain et un plan qu'ils montraient à propos et dont ils parlaient; ont pendant de longues années fait croire à une fortune qui n'existait pas et n'avait jamais existé.

—C'est pour cette fortune que Dayelle l'a invitée à sa fête.

—Il l'aurait bien invitée pour la beauté de la fille, sans doute.

—Je n'ai jamais vu d'aussi beaux cheveux blonds.

—Il n'y a plus de blondes.

—Au moins il n'y en a plus de ce blond; il y a des blondes châtain, des blondes cendré, il n'y a plus de blondes pures, de ce blond de moissons mûries par le soleil; c'est ce qu'on peut appeler la sincérité du blond.

—C'est déjà quelque chose d'avoir de la sincérité dans les cheveux.

—Ce serait peu, mais elle paraît en avoir ailleurs: ainsi dans son front si pur, dans ses yeux naïfs, et son regard limpide, dans sa bouche innocente, dans son attitude modeste. Naïve, douce, modeste et admirablement belle d'une beauté qui s'impose par l'éclat et la majesté, voilà une réunion qui est rare. Maintenant a-t-elle cette sincérité dans le coeur et dans l'esprit? Cela, je l'ignore, elle ne dit rien ou presque rien: et sous ce rapport il est difficile de la juger; je ne parle que de ce j'ai vu, et ce que j'ai vu, ce qui m'a frappé, ce qui m'a ébloui c'est sa beauté, c'est cette chevelure blonde, ces yeux bruns sous un sourcil pâle, ce teint d'une blancheur veloutée, enfin c'est, comme disaient nos pères, ce port de reine bien curieux vraiment, bien extraordinaire chez une jeune fille qui n'a pas dix-huit ans.

—En a-t-elle même dix-sept?

—La mère dit dix-huit.

—On a vu des mères vieillir leurs filles pour s'en débarrasser plus vite.

—La mère est encore fort bien.

—Un peu empâtée.

—Une créole.

—Est-elle créole?

—Elle en a l'air.

—Elle a même l'air plus que créole.

—C'est peut-être une octoroon.

—Qu'est-ce que c'est que ça, une octoroon?

—C'est la descendante d'un blanc et d'une négresse arrivée à la huitième génération; chez elle le sang noir a si bien disparu qu'il n'en reste plus trace, même pour l'oeil exercé d'un créole; ni la paume de sa main, ni ses ongles ne disent plus rien de son origine.

C'était cette belle Corysandre qui, lorsque les salons s'étaient fermés à Paris, était venue avec sa mère passer la saison à Bade.

Et là on avait parlé d'elle comme on en avait parlé à Paris, car s'il est des gens qui passent partout inaperçus, il en est d'autres qui ne peuvent faire un pas sans provoquer le tapage et la curiosité.

Cependant, leur installation fort modeste dans un petit chalet des allées de Lichtenthal n'avait rien du faste insolent de quelques étrangers qui semblent n'être venus à Bade que pour y trouver le plaisir de dépenser leur argent avec ostentation: trois domestiques noirs, un homme et deux femmes; une calèche louée au mois; il n'y avait certes pas là de quoi forcer l'attention; avec cela un cercle de relations assez banal, une loge au théâtre, une heure de station à la musique, une promenade rapide dans les salons de la Conversation sans jamais risquer un florin à la table de la roulette, tous les matins la messe à l'église catholique, c'était tout.

Il était impossible de mener une vie plus simple et cependant...

Cependant toutes les fois que madame de Barizel et sa fille se montraient quelque part, il n'y avait plus d'yeux que pour elles ou tout au moins pour Corysandre, et instantanément c'était d'elles qu'on s'occupait.

—Pourquoi parle-t-on tant d'elle, même dans les journaux?

—Notre temps est celui de la réclame; tout finit par se placer avec des annonces bien faites et souvent répétées: la mère s'entoure de journalistes.

S'il n'était pas rigoureusement exact de dire que madame de Barizel recherchait les journalistes, au moins était-ce vrai en partie et particulièrement pour un correspondant de journaux français et américains nommé Leplaquet.

Ancien médecin dans la marine de l'État, ancien directeur d'un journal français à Bâton-Rouge, Leplaquet était bien réellement le commensal de madame de Barizel et en quelque sorte son homme d'affaires, au moins pour certaines affaires. On disait et il le racontait lui-même, qu'il l'avait connue en Amérique, où il avait été son ami et plus encore l'ami de M. de Barizel; à propos de cette liaison ancienne il était même plein d'histoires plus ou moins intéressantes qu'il contait volontiers, même sans qu'on les lui demandât, et dans lesquelles la grosse fortune et la haute situation de son ami le comte de Barizel, un type d'honneur et d'intrépidité, remplissaient toujours une place considérable; en Amérique, où lui Leplaquet, était un personnage, il n'avait connu que des personnages, et parmi les plus élevés, son bon ami Barizel.

Ces histoires, on les écoutait parce qu'elles étaient généralement bien dites et avec une verve méridionale qui s'imposait; mais on les eût peut-être mieux accueillies et avec plus de confiance si le conteur avait été plus sympathique. Malheureusement ce n'était pas le cas de Leplaquet, qui, avec sa face plate, son front bas, ses yeux fuyants, son air sombre, son attitude hésitante, inspirait plutôt la défiance que la sympathie, la répulsion que l'attraction.

D'autre part, le trop d'empressement qu'il mettait à les conter à tout propos et souvent hors de propos leur nuisait aussi: on s'étonnait que cet homme qui, ordinairement, disait du mal de tout le monde, cherchât si obstinément les occasions de dire du bien de la seule madame de Barizel.

De même on cherchait aussi pourquoi il déployait tant de zèle à racoler des convives pour les dîners de madame de Barizel.

Bien entendu, c'était dans son monde qu'il les prenait, ces convives, parmi les artistes, les musiciens, les peintres, les sculpteurs, surtout parmi les journalistes, ses confrères, français ou étrangers; il suffisait, qu'on tînt une plume, quelle qu'elle fût, pour être invité par lui chez madame de Barizel.

Bien que des invitations de ce genre fussent assez fréquentes à Bade, où plus d'une femme en vue employait ses amis à l'enrôlement d'une petite cour composée de gens qui avaient un nom, la persistance et l'activité que Leplaquet apportait à ces enrôlements étaient si grandes qu'elles ne pouvaient pas ne pas provoquer un certain étonnement. C'était à croire qu'il guettait ceux qu'il pouvait inviter, car dès qu'ils arrivaient et à leurs premiers pas dans Bade, il sautait sur eux et les enveloppait.

Le lendemain, l'invité de Leplaquet s'asseyait à la droite de la comtesse de Barizel, qui se montrait une femme supérieure dans l'art de chatouiller la vanité littéraire de son convive, dont la veille elle ne connaissait même pas le nom, lui répétant avec une grâce pleine de charme la leçon qu'elle avait apprise de Leplaquet; et le surlendemain, au sortir du lit, de bonne heure, encore sous l'influence des beaux yeux de Corysandre, les oreilles encore chaudes des compliments de la comtesse, il envoyait à son journal une correspondance consacrée à la gloire des Barizel.




III

Une maison hospitalière: comme l'était celle de madame de Barizel devait s'ouvrir facilement pour le prince Savine.

En relations avec Dayelle depuis longtemps, Savine n'eut qu'à attendre une visite de celui-ci à Bade pour se faire présenter à la comtesse, et bientôt on le vit partout aux côtés de la belle Corysandre.

Ce ne fut qu'un cri:

—Le prince Savine va épouser mademoiselle de Barizel.

C'était ce que Savine voulait. On parlait de lui, on s'occupait de lui, lorsqu'il paraissait quelque part, il avait la satisfaction enivrante pour sa vanité de voir qu'il faisait sensation; il était revenu à ses beaux jours, Otchakoff serait éclipsé.

Pensez-donc, un mariage entre le riche Savine et la belle Corysandre, quel inépuisable sujet de conversation!

Il levait les yeux dans un mouvement d'extase, mais il ne répondait pas.

Cette femme adorable serait-elle la sienne? Serait-il ce mari bienheureux?

Cela ne faisait pas de doute pour aucun de ceux qui avaient assisté à ces explosions d'enthousiasme, et cependant personne ne pouvait dire que Savine s'était nettement et formellement prononcé à ce sujet.

Il voulut davantage, mais, sans s'engager, sans qu'un jour madame de Barizel ou même tout simplement le premier venu pussent s'appuyer sur un fait positif et précis pour soutenir qu'il avait voulu être le mari de Corysandre, car il avait une peur effroyable des responsabilités, quelles qu'elles fussent.

Si ordinairement et en tout ce qui ne lui était pas personnel, il n'avait que peu d'imagination, il se montrait au contraire fort ingénieux et très fertile en ressources, en inventions, en combinaisons pour tout ce qui s'appliquait immédiatement à ses intérêts ou devait les servir.

Ce qu'il trouva ce fut une fête de nuit en pleine forêt, avec bal et souper, organisée en l'honneur de Corysandre. En choisissant un endroit pittoresque qui ne fût pas trop éloigné de Bade, de façon qu'on pût y arriver facilement, il était sûr à l'avance de voir ses invitations recherchées avec empressement. Sans doute la dépense qu'entraînerait cette fête serait grosse, et c'était là pour lui une considération à peser; mais, tout compte fait, elle ne lui coûterait pas plus qu'une séance malheureuse, comme celles qu'il avait eues en ces derniers temps à la table de trente-et-quarante, et l'effet produit ne pouvait pas manquer d'être considérable et retentissant. D'ailleurs il n'était pas dans son intention de prodiguer ses invitations: plus elles seraient rares, plus elles seraient précieuses, et les malheureux qu'il ferait parleraient de lui autant que les heureux,—ce qu'il voulait.

Après avoir soigneusement étudié les environs de Bade, l'emplacement qu'il adopta fut un petit plateau boisé situé entre le vieux château et l'entassement de roches sillonnées de crevasses qu'on appelle les Rochers; il y avait là une clairière entourée de superbes sapins au tronc et aux rameaux, recouverts d'une mousse blanche, qui pendait çà et là en longs fils, et dont le sol était à peu près uni, c'est-à-dire tout à fait à souhait pour qu'on y pût danser et pour qu'on y dressât les tentes sous lesquelles on servirait les tables du souper.

En moins de huit jours, tout fut organisé et Savine eut la satisfaction de se voir poursuivi et assiégé de demandes d'invitations.

Quel chagrin, quel désespoir pour lui de refuser; mais le nombre des invités avait été fixé à cent par suite de l'impossibilité de dresser sur ce terrain tourmenté des tentes assez grandes pour recevoir autant de convives qu'il aurait désiré. Ce désespoir avait été tel qu'il s'était décidé à porter le nombre de cent, à cent cinquante; puis, devant les instances dont il avait été accablé, et pour ne peiner personne, de cent cinquante à deux cents.

Mais s'il se donna le plaisir pour lui très doux de refuser de hauts personnages qui ne pouvaient pas le servir, par contre il n'eut garde de ne pas s'assurer la présence des journalistes qui se trouvaient en ce moment à Bade.

En réalité c'était pour eux que la fête était donnée.

Aussi ce fut entre eux et Corysandre que pendant cette fête il se partagea, n'ayant d'attentions et de gracieusetés que pour elle et pour eux; pour tous ses autres invités, affectant une morgue hautaine.

Mais tandis qu'avec Corysandre il affichait l'empressement, l'entourant, l'enveloppant, ne la quittant presque pas, de façon à bien marquer l'admiration et l'enthousiasme qu'elle lui inspirait, avec les journalistes, au contraire, il se tenait sur la réserve et c'était seulement quand il croyait n'être pas vu ou entendu qu'il leur témoignait sa bienveillance, prenant toutes les précautions pour qu'on ne pût pas supposer qu'il était en relations suivies avec ces gens-là.

—Comment trouvez-vous cette petite fête?

—Admirable.

—Vous en direz quelques mots?

—C'est-à-dire que je lui consacrerai mon prochain article tout entier.

—Avec discrétion, n'est-ce pas? C'est un service, que je vous demande; si vous pouvez ne pas parler de moi n'en parlez pas; j'ai l'horreur de tout ce qui ressemble à la réclame.

—Si cela vous contrarie trop, je peux ne rien dire de cette fête.

—Oh! non, je ne veux pas, vous demander ce sacrifice: je comprends qu'un sujet d'article est chose précieuse, et je ne veux pas vous priver de celui-là; seulement je vous prie d'observer une certaine réserve en tout ce qui me touche personnellement, ou mieux, vous voyez que j'agis avec vous en toute franchise, je vous prie si vous n'envoyez pas votre article tout de suite, de me le lire. Voulez-vous?

—Volontiers.

—Comme cela je serai responsable de ce que vous aurez dit et je ne pourrai avoir pour votre obligeance et votre sympathie que des sentiments de reconnaissance. A demain, n'est-ce pas?

Le lendemain, aux heures qu'il avait eu soin d'échelonner pour que ceux qui devaient trompéter son nom ne se trouvassent point nez à nez, il entendit la lecture des différents articles qui allaient chanter sa gloire aux quatre coins du monde; et alors ce furent de sa part des éloges sans fin.

—Charmant, adorable! quel talent; mon Dieu! C'est une perle, cet article, je n'ai jamais rien lu d'aussi joli, et quelle délicatesse de touche, quelle grâce! Je ne risquerai qu'une observation. Vous permettez, n'est-ce pas?

—Comment donc.

—C'est une prière que je veux dire: la réserve que je vous avais demandée, vous ne l'avez peut-être pas observée aussi complète que j'aurais voulu, mais passons; ce que je désire, ce n'est pas une suppression, c'est une addition: je serais bien aise que vous glissiez un mot sur mon titre et sur le rang que j'occupe dans la noblesse russe; il y a tant de princes russes d'une noblesse douteuse,—ce n'est pas positivement pour Otchakoff que je dis cela,—je ne voudrais pas que le public français, mal instruit de ces choses, me confondît avec ces gens-là; voulez-vous?

—Avec plaisir.

—Alors je vais vous donner des renseignements... authentiques.

Avec le second les éloges reprirent:

—Charmant, adorable! quel talent, mon Dieu!

Il ne présenta aussi qu'une observation, «non pour demander une suppression, mais pour indiquer une addition qui lui serait agréable».

—Ce serait de glisser un mot sur ma fortune, il y a tant de fortunes russes peu solides que je ne voudrais pas qu'on confondît la mienne avec celles-là, et qu'on crût que parce que je donne des fêtes je me livre à des prodigalités et à des folies; si vous le désirez je vais vous donner des renseignements... authentiques. Pour ma noblesse, il est inutile d'en rien dire, elle est, grâce à Dieu, bien connue.

Avec le troisième, il commença aussi par des éloges et ce ne fut qu'après avoir épuisé toute sa collection d'adjectifs qu'il demanda une petite addition, non pour parler de sa noblesse ou de sa fortune: elles étaient, grâce à Dieu, bien connues; mais pour qu'on rappelât son duel avec le comte de San-Estevan et pour qu'on glissât un mot discret sur la fermeté et le courage qu'il avait montrés en cette circonstance.

Avec le quatrième, l'addition ne dut porter ni sur la noblesse, ni sur la fortune, ni sur son courage, toutes choses qui, grâce à Dieu, étaient de notoriété publique, mais sur sa générosité; parce qu'il donnait des fêtes qui lui coûtaient fort cher, il ne voulait pas qu'on crût qu'il ne pensait pas aux malheureux.

Otchakoff était battu.




IV

On ne pouvait pas parler ainsi du mariage de Savine avec la belle Corysandre sans que ce bruit arrivât aux oreilles de la personne qui justement avait le plus grand intérêt à l'apprendre: Raphaëlle, la maîtresse du prince, retenue à Paris par le rôle qu'elle jouait dans une pièce en vogue, et aussi parce que son amant n'avait pas voulu l'emmener avec lui.

Mais elle connaissait trop bien son prince pour admettre que ce mariage fût possible: Savine ne se marierait que quand il serait impotent, et ce serait pour avoir une garde-malade sûre, dont il provoquerait la sollicitude, l'intérêt et les soins par toutes sortes de belles promesses, que naturellement il ne tiendrait pas. Quant à penser qu'il était pris par l'amour et la passion, cette idée était pour elle si drôle et si invraisemblable qu'elle ne s'y arrêtait même pas: Savine amoureux, Savine passionné; cela la faisait rire aux éclats.

Ce fut même par un de ces éclats de rire qu'elle accueillit la première fois cette nouvelle, quand une de ses bonnes amies vint la lui annoncer hypocritement avec des larmes dans la voix, mais aussi avec la juste satisfaction dans le coeur qu'éprouve une pauvre femme qui n'a pas eu en ce monde la chance à laquelle elle avait droit, à voir enfin abaissée une de celles qui lui ont volé sa part de bonheur.

Cependant, à la longue et peu à peu, à force d'entendre et de lire le même mot sans cesse répété, «le mariage du prince Savine avec mademoiselle de Barizel», elle finit par s'inquiéter. Un bruit aussi persistant ne pouvait pas se propager ainsi sans reposer sur quelque chose de sérieux.

La prudence exigeait qu'elle vît clair en cette affaire.

Ce n'était point un rôle facile à remplir que celui de maîtresse de Son Excellence le prince Vladimir Savine; elle le savait mieux que personne, et depuis longtemps elle l'eût abandonné sans certains avantages auxquels elle tenait assez fortement pour tout supporter. Et il y avait des femmes qui l'enviaient! Si elles savaient de quel prix, de quels dégoûts, de de quelles fatigues, de quels efforts elle payait son luxe, ses diamants, ses équipages, ses toilettes, son hôtel des Champs-Élysées! Mais on ne voyait que la surface brillante de ce qui s'étalait insolemment en public; elle seule connaissait le fond des choses, le bourbier dans lequel elle se débattait, comme elle seule connaissait la cravache qui plus d'une fois avait bleui sa peau.

Après avoir bien réfléchi à la situation, Raphaëlle trouva que la seule personne qu'elle pouvait charger de cette enquête délicate était son père.

Depuis qu'elle habitait son hôtel des Champs-Elysées, elle avait été obligée de se séparer de sa famille, Savine n'étant pas homme à supporter une communauté que le duc de Naurouse et Poupardin avaient bien voulu tolérer: il ne reconnaissait pas à sa maîtresse le droit d'avoir un père et une mère, pas plus qu'il ne lui reconnaissait celui d'avoir d'autres amants elle devait être à lui, entièrement à sa disposition, sans distraction du matin au soir et du soir au matin; s'il permettait qu'elle restât au théâtre, c'était parce qu'il était flatté dans sa vanité de l'entendre applaudir et de lire son nom en vedette sur les colonnes du boulevard ou dans les réclames des journaux. C'était une grâce qu'il faisait au public comme il lui en avait fait une du même genre en exposant ses trotteurs dans les concours hippiques. Qui aurait osé dire qu'il n'était pas libéral et qu'il n'usait pas noblement de sa fortune!

Ne pouvant pas demeurer avec leur fille, M. et madame Houssu avaient loué un logement dans la rue de l'Arcade, où M. Houssu avait continué son commerce de prêts en y joignant un bureau de «renseignements intimes et de surveillances discrètes.» Une circulaire qu'il avait largement répandue expliquait ce qu'étaient ces renseignements intimes et ces surveillances discrètes, rien autre chose que l'espionnage au profit des jaloux: maris, femmes, maîtresses, qui voulaient savoir s'ils étaient trompés et comme ils l'étaient. Mais cela n'était point dit crûment, car M. Houssu, qui avait des formes et de la tenue, aimait le beau style aussi bien que les belles manières. Peut-être, dans un autre quartier, ce beau style qui mettait toutes choses en termes galants eût-il nui à son industrie; mais sa clientèle se composait, pour la meilleure part, de cuisinières qui fréquentaient le marché de la Madeleine, de femmes de chambre, de quelques cocottes dévorées du besoin d'apprendre ce que faisaient leurs amis aux heures où elles ne pouvaient par les voir, et tout ce monde trouvait les circulaires de M. Houssu aussi claires que bien écrites; c'était encore plus précis que les oracles des tireuses de cartes et des chiromanciens, auxquels ils avaient foi. D'ailleurs, quand on avait été une fois en relations avec M. Houssu, on retournait le voir volontiers: sa rondeur militaire, son apparente bonhomie, la façon dont il jetait sa croix d'honneur au nez de ses clients en avançant l'épaule gauche, qu'il faisait bomber, inspiraient la confiance.

Maintenant que Raphaëlle était séparée de son père et de sa mère, elle ne pouvait plus, comme au temps où elle était la maîtresse du duc de Naurouse, entrer chez eux aussitôt qu'elle avait un instant de liberté et s'installer en caraco au coin du poêle pour voir sauter le foie ou mijoter le marc de café; mais toutes les fois que cela lui était possible elle se sauvait de son hôtel des Champs-Élysées pour accourir déjeuner dans le petit entresol de la rue de l'Arcade; c'était avec joie qu'elle échappait aux valets à la tenue correcte, aux sourires insolents et railleurs, que son amant lui faisait choisir par son intendant, et qu'elle venait tenir elle-même la queue de la poêle où cuisait le déjeuner paternel; c'était là seulement, qu'entre son père et sa mère et quelques amis de ses jours d'enfance, elle redevenait elle-même, reprenant ses habitudes, ses plaisirs, ses gestes, son langage d'autrefois, qui ne ressemblaient en rien, il faut le dire, à ceux de l'hôtel des Champs-Élysées et de sa position présente.

Décidée à charger son père d'une surveillance intime auprès de Savine, elle vint un matin rue de l'Arcade à l'heure du déjeuner, arrivant comme à l'ordinaire les bras pleins et les poches bourrées de provisions de toutes sortes liquides et solides.

Un des grands plaisirs de M. Houssu était, lorsque ses clients lui en laissaient le temps, de faire lui-même sa cuisine, ne trouvant bon que ce qu'il avait préparé de sa main.

Lorsque Raphaëlle entra, il était en manches de chemise, occupé à couper du lard en petits morceaux.

—Tu viens déjeuner avec nous, dit-il gaiement, eh bien, je vais te faire une omelette au lard dont tu me diras des nouvelles; mais qu'est-ce que tu nous apportes de bon?

Abandonnant son lard, il passa l'inspection des provisions que Raphaëlle venait de poser sur sa table.

—Un jambon de Reims, bonne affaire, voilà qui change ma stratégie culinaire, c'est un renfort qui arrive à un général au moment de livrer bataille; je vais mettre quelques tranches de jambon dans l'omelette, tu vas voir ça;—il développa deux bouteilles;—vermouth, vieux rhum, fameuse idée, tu es une bonne fille, tu penses à tes parents, c'est bien, c'est très bien: si nous prenions un vermouth avant déjeuner, ça nous ouvrirait l'appétit.

Sans attendre une réponse, il se mit à déboucher la bouteille de vermouth.

—Non, dit Raphaëlle, j'aime mieux une absinthe.

—Il n'y en a plus; nous avons fini le reste hier.

—Eh bien, on va aller en chercher.

Tirant une pièce d'argent de son porte-monnaie, elle la tendit à sa mère qui essuyait la vaisselle mélancoliquement dans un coin.

Madame Houssu se leva et ayant pris une fiole en verre blanc, elle sortit pendant que Raphaëlle défaisant son chapeau et sa robe—une robe de Worth,—les accrochait à un clou, entre deux casseroles.

—C'est ça, ma fille, mets-toi à ton aise, dit M. Moussu, il fait chaud.

Mais à ce moment madame Houssu rentra sans la fiole.

—Et l'absinthe? demanda Raphaëlle.

—J'ai envoyé la fille de la concierge.

—Quelle bêtise! elle va licher la bouteille, s'écria Raphaëlle.

—Allons, ma fille, dit M. Houssu, ne porte pas des jugements aventureux sur cette enfant, à son âge...

—Avec ça qu'à son âge je n'en faisais pas autant!

Le feu était allumé, les oeufs étaient battus: l'omelette fut vite cuite; le temps de boire les trois verres d'absinthe, et l'on put se mettre à table: M. Houssu au milieu, les manches de sa chemise retroussées jusqu'aux coudes, le col déboutonné; à sa droite, madame Houssu, correctement habillée; à sa gauche, Raphaëlle, imitant le débraillé paternel et ayant pour tout costume sa chemise et un jupon blanc.

M. Houssu commença par servir sa fille avec un air triomphant.

—Goûte-moi ça, dit-il, est-ce moelleux, est-ce soufflé? Tu as eu une fameuse idée de venir déjeuner avec nous.

—J'ai à te parler.

—Eh bien, ma fille, parle en mangeant, comme je t'écouterai.

—Tu as lu ce que les journaux disent du prince?

—Qu'il allait épouser une jeune Américaine.

—Il n'y a pas de fumée sans feu; en tout cas l'affaire mérite d'être éclaircie et je compte sur toi pour ça. Tu vas partir pour Bade et m'organiser une surveillance intime, comme tu dis dans tes circulaires, autour du prince Savine et de madame de Barizel, cette Américaine.

—Moi! ton père!

—Eh bien?

—C'est à ton père que tu fais une pareille proposition!

—A qui veux-tu que je la fasse?

Vivement, violemment, M. Houssu se tourna vers elle en jetant son épaule gauche en avant par le geste qui lui était familier lorsqu'il voulait mettre sa décoration sous les yeux d'un client qu'il fallait éblouir.

—Tu ne parlerais pas ainsi, s'écria-t-il en frappant sa chemise de sa large main velue, si le signe de l'honneur brillait sur cette poitrine.

—Puisqu'il n'y brille pas, écoute-moi et ne dis pas de bêtises. On raconte que Savine va se marier. S'il est quelqu'un que cela intéresse, c'est moi, n'est-ce pas?

M. Houssu toussa sans répondre.

—Dans ces conditions, continua Raphaëlle, il faut que je sache à quoi m'en tenir, et comme je ne peux pas aller à Bade voir par moi-même comment les choses se passent, je te demande de me remplacer.

—Moi, l'auteur de tes jours?

—Encore, s'écria Raphaëlle, impatientée, tu m'agaces à la fin en nous la faisant à la paternité. En voilà-t-il pas, en vérité, un fameux père qui abandonne sa fille pendant vingt ans, c'est-à-dire quand elle avait besoin de lui, et qui ne s'occupe d'elle que quand elle commence à sortir de la misère, c'est-à-dire quand il voit qu'il peut avoir besoin d'elle et qu'elle est en état de l'obliger.

M. Houssu s'arrêta de manger, et, repoussant son assiette, il se croisa les bras avec dignité.

—Si c'est pour le jambon de Reims que tu dis ça, s'écria-t-il, c'est bas; nous aurions mangé notre omelette, ta mère et moi, tranquillement, amicalement, comme mari et femme; nous n'avions pas besoin de tes cadeaux, tu peux les remporter. Si je mangeais maintenant une seule bouchée de ton jambon, elle m'étoufferait.

Du bout de sa fourchette, il piqua les morceaux de jambon; puis, après les avoir poussés sur le bord de son assiette, il se mit à manger les oeufs stoïquement, sous les yeux de sa femme, qui n'osait pas soutenir sa fille comme elle en avait envie, de peur de fâcher ce bel homme, qu'elle s'imaginait avoir reconquis depuis qu'il l'avait épousée.

Pendant quelques minutes le silence ne fut troublé que par le bruit des couteaux et des fourchettes, car cette altercation qui venait de s'élever entre le père et la fille ne les empêchait ni l'un ni l'autre de manger.

La première, Raphaëlle, reprit la parole:

—Allons, père Houssu, dit-elle d'un ton conciliant, tout ça c'est des bêtises; ne laisse pas ton jambon refroidir, il ne vaudrait plus rien; mange-le en m'écoutant et tu vas voir que je n'ai jamais eu l'intention de te rien reprocher.

—Si c'est ainsi...

—Puisque je te le dis.

Ramenant vivement les tranches de jambon dans son assiette, il en plia une en deux et la porta à sa bouche.

—Je reprends maintenant mon affaire, continua Raphaëlle. En voyant que l'on persistait à parler du mariage de Savine avec cette Américaine, j'ai pensé que tu pourrais aller à Bade et que tu verrais ce qu'il y avait de vrai là-dedans. Personne ne peut faire cela mieux que toi. Est-ce que ça ne rentre pas dans ton métier? Que la scène se passe à Bade ou à Paris, c'est la même chose; seulement, tu auras peut-être plus de mal là-bas, en pays étranger, que tu n'en aurais à Paris, où tu es chez toi.

—Ça c'est sûr.

—Aussi les prix de Bade ne peuvent-ils pas être ceux de Paris. Cela ne serait pas juste.

Elle fit une pause et le regarda, mais sans affectation. Il parut ne pas remarquer ce regard, qui était plutôt une affirmation qu'une interrogation, et il continua de manger.

—Ce que tu auras à faire, poursuivit Raphaëlle, je n'ai pas à te l'indiquer, c'est ton métier et il me semble qu'il est plus facile d'observer un homme comme Savine, qui vit au grand jour, en représentation, comme si le monde était un théâtre sur lequel il doit se faire applaudir, que de suivre à la piste une femme qui se cache de son mari ou une maîtresse qui se défie de ses amants.

—On a des moyens à soi, dit M. Houssu sentencieusement.

—Enfin c'est ton affaire; moi, ce qui me touche, c'est de savoir si véritablement Savine est amoureux de mademoiselle de Barizel, ce qui, je te le dis à l'avance, m'étonnerait joliment, étant donné le personnage, ou bien s'il ne s'occupe pas seulement de cette jeune fille, qu'on dit magnifique, précisément parce qu'elle est magnifique et parce que d'autres s'occupent d'elle. Et puis, ce qui me touche aussi, mais pour le cas seulement où le prince te paraîtrait pris, c'est de savoir ce que sont ces deux femmes; la fille et la mère; si ce sont vraiment des honnêtes femmes ou bien si ce ne sont pas tout simplement des aventurières qui visent la grosse fortune de Savine. Sur ces deux points: Savine amoureux et madame de Barizel honnête ou aventurière, il me faut des renseignements certains; n'épargne donc rien, je suis décidée à payer le prix.

De nouveau elle le regarda en appuyant sur ses dernières paroles de façon à les bien enfoncer.

Pendant quelques minutes M. Houssu resta silencieux, n'ouvrant la bouche que pour manger, ce qu'il faisait consciencieusement avec un bruit de mâchoires régulier comme le tic tac d'un moulin.

—Si tu m'avais parlé ainsi tout d'abord j'aurais compris; tandis que j'ai été suffoqué, indigné, tu sais, moi, quand il s'agit de l'honneur; le sang ne me fait qu'un tour et je m'emporte; quand on a été soldat, vois-tu, on l'est toujours; et la proposition que tu me faisais ou plutôt que je m'imaginais que tu me faisais n'était pas de celles qu'écoute froidement un soldat, un légionnaire.

Il se frappa la poitrine, qui résonna comme un coffre.

—Du moment qu'il s'agit seulement de savoir, continua M. Houssu, si le prince Savine ne poursuit pas un mariage, je suis ton homme, car tu as des droits à faire valoir.

—Un peu.

—Et quel autre qu'un père peut mieux les défendre? Puisque l'occasion se présente, je ne suis pas fâché de m'expliquer une bonne fois pour toutes sur ta liaison avec le prince Savine. Si j'ai toléré cette liaison, c'est d'abord parce qu'il faut laisser une certaine liberté à une artiste, et puis c'est parce que j'ai toujours cru à la parfaite innocence de cette liaison, ce qui est bien naturel entre une femme comme toi et un homme comme lui.

—Tout ce qu'il y a de plus naturel.

—Eh bien! ton père te tend la main.

Et, de fait, il la lui tendit, grande ouverte, avec un geste de théâtre.

—Il fera son devoir, compte sur lui; il saura empêcher ce mariage avec cette Américaine; il saura aider le tien; il saura même... s'il le faut... l'exiger.

—Contente-toi d'empêcher celui de mademoiselle de Barizel, s'il est vrai qu'il doive se faire.

—Là-dessus je ne prendrai conseil que de ma conscience de père.

—Quand peux-tu partir?

—Tout de suite, si tu veux.

Mais il se reprit:

—Demain, après-demain, dans quelques jours.

—Pourquoi pas ce soir?

—Tu n'aurais pas dû me faire cette question, mais avec toi il ne faut pas de fausse honte et j'aime mieux te dire qu'avant de partir, il me faut réunir les fonds nécessaires, non seulement à mon voyage, mais encore à l'achat de certaines indiscrétions qu'il me faudra peut-être payer cher.

—Ce n'est pas ainsi que les choses doivent se passer: le voyage et les indiscrétions, c'est moi qui les paye.

—Oh! non, pas de ça; pas d'argent entre nous.

Mais sans lui répondre, elle alla à sa robe et, ayant fouillé dans la poche, elle en tira un petit paquet de billets de banque qu'elle remit à. M. Houssu.

Celui-ci fit mine de le refuser, mais à la fin il l'accepta.

—Alors, dit-il, je puis partir ce soir, et dès demain, me mettre en chasse.

—Tu sais, dit Raphaëlle, pas de roulette, hein!

—Jouer l'argent de mon enfant!

—Ne te fâche pas, et finis de déjeuner, que nous fassions un bésigue.




V

M. Houssu avait promis à sa fille de lui écrire dès le lendemain; cependant huit jours s'écoulèrent sans nouvelles.

—Il a joué, pensa-t-elle, et il n'a pas d'argent pour acheter les indiscrétions de l'entourage de madame de Barizel.

Elle connaissait son père et savait quel cas on devait faire de ses nobles paroles sur l'honneur et le sentiment paternel: pendant trente ans M. Houssu n'avait eu souci que de vivre aux dépens des femmes qu'il subjuguait par sa belle prestance militaire; puis un jour, ayant eu l'heureuse chance d'être décoré, il s'était tout à coup imaginé qu'il devait mettre un certain accord sinon entre sa vie, au moins entre son langage et sa nouvelle position; de là cette phraséologie qu'il avait adoptée sur l'honneur (dont il se croyait le représentant sur la terre), le devoir, la délicatesse, la fierté, tous sentiments qu'ils connaissait de nom mais sans avoir des idées bien précises sur ce qu'ils pouvaient être; de là aussi son parti pris de paraître ignorer la situation vraie de sa fille et de tout s'expliquer ou plutôt de tout expliquer aux autres par «la liberté d'artiste». Quoi de plus facile à comprendre que sa fille possédât un hôtel aux Champs-Elysées: n'était-elle pas artiste et ne sait-on pas que les artistes gagnent ce qu'elles veulent? Quoi de plus naturel qu'on lui donnât des diamants, des chevaux, des bijoux: n'a-t-on pas toujours comblé les artistes de cadeaux? Chacun applaudit à sa manière, celui-ci les mains vides, celui-là les mains pleines. Malgré cette attitude et le langage qu'il avait adopté, il n'en était pas moins toujours l'homme d'autrefois, c'est-à-dire parfaitement capable «de jouer l'argent de son enfant», comme autrefois il jouait et dépensait l'argent «de celles qu'il aimait».

Cependant elle se trompait: s'il avait joué et il n'avait eu garde de ne pas le faire dès son arrivée, il avait néanmoins obtenu certaines indiscrétions sur la famille Barizel et le prince Savine; seulement, au lieu de les obtenir rapidement en les payant, il avait été obligé, une fois qu'il avait été ruiné par la roulette, de manoeuvrer avec lenteur et de remplacer par de l'adresse l'argent qu'il n'avait plus; de sorte que ç'avait été après toute une semaine d'attente qu'elle avait reçu la lettre promise, une longue lettre en belle écriture moulée, épaisse et carrée, qu'il avait apprise au régiment et qui lui avait valu la faveur de son major pendant son service.

«Ma chère fille,

«Misère et compagnie.

«Voilà ce que j'ai à te dire de l'Américaine et de sa fille.

«Une pareille découverte vaut bien les quelques jours d'attente que j'ai eu le chagrin de t'imposer malgré moi, je pense, et tu ne m'en voudras pas d'un retard causé uniquement par les difficultés de ma tâche.

«Car elle était difficile, je t'en donne ma parole; difficile avec les Américaines, difficile avec le prince.

«Et de ce côté même assez difficile pour que je ne puisse pas encore répondre d'une façon précise à ta question:—Est-il amoureux? Veut-il se marier?

«Je suis honteux de ne pouvoir pas te donner encore cette réponse; mais puisque tu connais le personnage, tu sais qu'il n'y a pas qu'à regarder dans son jeu pour le deviner.

«Comment, vas-tu te demander, en a-t-il appris si long sur les Américaines et si peu sur le prince?

«Tu ne serais pas ma fille, je ne te dirais rien là-dessus, mais un père ne doit pas avoir de secrets pour son enfant: le fond du métier, c'est de savoir faire causer les domestiques; sans doute il ne faut pas accepter bouche ouverte tout ce qu'ils racontent, ni en bien ni en mal; en bien, parce qu'ils peuvent vouloir faire mousser leurs maîtres (ce qui est rare); en mal parce qu'ils peuvent les dénigrer à plaisir, sans esprit de justice (ce qui est fréquent); mais enfin en se tenant sur ses gardes, on peut avec eux serrer la vérité de bien près. J'ai donc fait causer les domestiques de l'Américaine, mais je n'ai pas pu employer le même système avec ceux du prince, qui me connaissent; de là cette diversité dans mes renseignements. Il est bien évident, n'est-ce pas, que je n'ai pas pu m'adresser aux domestiques du prince, qui auraient été surpris de mes questions et qui auraient pu bavarder, qui auraient sûrement »»qui ne me connaissant pas, n'ont point pensé à se tenir en défiance et sont tombés dans tous les traquenards que j'ai eu l'idée de leur tendre.

«Comment j'ai fait causer ces domestiques; cela n'a pas d'intérêt pour toi; cependant, je dois te dire, pour que tu comprennes le mérite que j'ai eu à cela, que ce sont des noirs très dévoués à leur maîtresse. Ce qui te touche, n'est-ce pas, ce sont les résultats de ces causeries? Les voici:

«Bien que madame de Barizel ait une fille de seize ou dix-sept ans, la belle Corysandre, ce n'est point une vieille femme: c'est au contraire, une personne très agréable, qui a dû être fort jolie en sa jeunesse et qui présentement est encore assez bien pour avoir trois amants (je ne parle que de ceux qui sont en pied), deux que tu connais parfaitement: le financier Dayelle et le banquier Avizard, et un troisième que tu as peut-être vu ou dont tu as peut-être entendu parler, un correspondant de journaux nommé Leplaquet. Comment s'est-elle fait aimer de ces trois hommes si différents? Cela je n'en sais rien et ce serait à creuser, mais ce qu'il y a de certain c'est que tous les trois l'aiment au point de ne pas se gêner: au contraire, ils s'aident les uns les autres; Dayelle qui, il y a quelques années, était en guerre avec Avizard, est maintenant au mieux avec lui et tous les deux mettent leur influence et leurs relations, peut-être même leur bourse au service de Leplaquet; et il y a des braves gens qui s'imaginent que quand plusieurs hommes aiment la même femme ils doivent être ennemis, c'est amis, au contraire, qu'ils sont, compères, associés le plus souvent, au moins quand la femme est habile. Et justement madame de Barizel est une maîtresse femme. De ces trois amants en titre, il y en a deux qui veulent l'épouser, Avizard et Leplaquet, et ceux-là elle les fait patienter en leur disant qu'elle ne peut devenir leur femme que quand elle aura marié sa fille; et il y en a un troisième qu'elle veut elle-même épouser, Dayelle, qui, veuf, père d'un fils en âge de prendre femme, n'est point porté au mariage, mais qu'elle espère enlever en mariant sa fille à un grand personnage qui éblouira Dayelle, orgueilleux comme un dindon (qu'il n'est pas pour le reste) de son grand nom, de sa grande situation dans le monde; beau-père du prince...

«Tu vois, n'est-ce pas, comment les choses se présentent et combien un mariage avec notre prince les arrangerait?

«Ce qu'il y a d'ingénieux dans le plan de madame de Barizel, c'est que tous ceux qui l'entourent ont intérêt à ce que ce mariage se fasse: Dayelle pour avoir tout à lui madame de Barizel qui présentement le scie à chaque instant avec: «Ma fille, c'est pour ma fille, c'est à cause de ma fille.» Avizard et Leplaquet pour épouser madame de Barizel; de sorte que, non seulement madame de Barizel et sa fille, la belle Corysandre, poursuivent ce mariage, mais encore que Dayelle, Avizard, Leplaquet et d'autres encore peut-être que je ne connais pas y poussent de toutes leurs forces: Dayelle et Avizard, en mettant dans le jeu de madame de Barizel leur influence et leurs relations, Leplaquet en apportant dans l'association un esprit d'intrigue et de ruse, une ingéniosité de moyens qui paraissent très remarquables.

«Voilà la situation de madame de Barizel et de sa fille telle que je la démêle au milieu de tous les renseignements, souvent contradictoires, que je suis parvenu à réunir depuis que je suis ici.

«Tu vois qu'elle est redoutable.

«Mais ce qui la rend plus dangereuse encore c'est:

«1° La détresse d'argent des Américaines;

«2° La beauté de la jeune fille.

«C'est une vieille vérité que le succès n'appartient qu'à ceux qui sont aux abois, parce qu'ils risquent tout. Eh bien! c'est là justement le cas de madame de Barizel d'être aux abois pour l'argent: il est vrai que les apparences ne sont pas d'accord avec ce que je te dis là, mais ce n'est pas les apparences qu'il faut croire: on parle d'un terrain à Paris sur lequel madame de Barizel va faire construire un hôtel magnifique, on parle de grosses sommes déposées chez Dayelle et Avizard, on parle d'une fortune considérable en Amérique; mais tout cela est propos en l'air. La réalité, c'est qu'on vit d'expédients, avec largesse pour ce qui doit frapper les yeux, avec une avarice dans tout ce qui est caché, dont on n'aurait pas idée dans le ménage bourgeois le plus pauvre. Si ma lettre n'était pas déjà si longue, j'entrerais à ce sujet dans des détails caractéristiques que je réserve pour te les conter: tu verras ce qu'est la misère cachée de certains personnages qui éblouissent le monde; vrai, c'est curieux et amusant; ça nous venge, nous autres, gens d'honneur.

«En te disant que la beauté de mademoiselle de Barizel est merveilleuse, ce n'est pas de l'exagération; il faut la voir pour admettre qu'une créature humaine peut être aussi admirablement belle. Il est vrai, et je l'ajoute tout de suite, qu'elle n'a pas l'air très intelligent, on prétend même qu'elle est un peu bête; mais enfin la beauté reste, éblouissante; c'est un homme qui s'y connaît qui lui donne ce certificat Tout cela, n'est-ce pas: les projets de madame de Barizel, ses relations, sa détresse d'argent, la beauté de sa fille font qu'un mariage avec le prince Savine paraît avoir bien des chances pour lui?

«Le prince veut-il ce mariage?

«Toute la question est là, et je t'ai dit que je ne pouvais pas la résoudre; mais ne le voulût-il pas, il me semble qu'on peut croire qu'il sera amené un jour ou l'autre a se laisser faire de force ou de bonne volonté: il doit être bien difficile de résister à des femmes dangereuses comme celles-là, la mère pour son habileté, la fille pour sa beauté.

«La seule chose certaine, c'est qu'il ne les quitte pas, ce qui est un indice grave.

«Pour le soustraire à cette influence qui menace de l'envelopper, il faudrait qu'on lui fît connaître ces deux femmes. Mais comment? je n'ai pas des faits précis à lui mettre sous les yeux de façon à les lui crever. Depuis qu'elles sont en France, elles s'observent d'autant mieux qu'elles n'y sont venues que pour faire, l'une et l'autre, un grand mariage. Ce serait en Amérique qu'il faudrait faire une enquête, à Bâton-Rouge, à la Nouvelle-Orléans, là où s'est écoulée la jeunesse de madame de Barizel; c'est là que sont les cadavres, et si j'en crois le peu que j'ai pu recueillir, ils ne seraient pas difficiles à déterrer.

«Tandis qu'ici c'est le diable: il faut chercher, combiner, se donner un mal de galérien et pour pas grand'chose.

«Et pendant ce temps-là notre prince se trouve serré de plus en plus.

«Dis-moi ce que je dois faire; surtout envoie-moi les moyens de faire quelque chose, car je suis au bout de mes ressources. C'est étonnant comme l'argent file.

Je t'embrasse avec les sentiments d'un père affectueux et dévoué.

«Houssu.»

A cette longue lettre, Raphaëlle répondit par une dépêche télégraphique qui ne contenait que deux mots:

«Reviens immédiatement.»

M. Houssu arriva à Paris le vendredi soir, et le samedi matin il s'embarquait au Havre sur le transatlantique en partance pour New-York. Raphaëlle avait jugé la situation assez menaçante pour aller en Amérique déterrer les cadavres qui devaient lui rendre son prince.




VI

Le jour même où la ville de Bade avait le malheur de perdre M. Houssu, rappelé par sa fille, elle recevait un hôte dont le Badeblatt annonçait l'arrivée en ces termes:

«Le train d'hier soir nous a amené une des personnalités les plus en vue du grand monde parisien: M. le duc de Naurouse, qui revient d'un long voyage autour du monde. A peine débarqué à Trieste, M. le duc de Naurouse s'est mis en route pour Bade, où il compte, nous dit-on, faire un séjour d'un mois ou deux et se reposer des fatigues de ses voyages. Tout donne à espérer que M. le duc de Naurouse montera un des chevaux engagés dans notre grand steeple-chase qui s'annonce comme devant jeter cette année un éclat plus vif encore que les années précédentes, aussi bien par le nombre et le mérite des concurrents, que par la réputation des gentlemen qui doivent les monter.»

Si la nouvelle n'était pas entièrement vraie, et particulièrement pour le grand steeple-chase d'Iffetzheim dont on était loin encore, et auquel le duc de Naurouse ne pensait pas, au moins l'était-elle dans ses autres parties: il était vrai que le duc de Naurouse était de retour de son voyage autour du monde et il était vrai aussi qu'à peine débarqué à Trieste il était monté en wagon pour venir directement à Bade, au lieu de rentrer en France.

Avant de rentrer à Paris, il était bien aise de savoir ce qui s'était passé en son absence, un peu mieux et d'une façon plus détaillée et plus précise que les quelques lettres qu'il avait reçues n'avaient pu le lui apprendre.

Qu'avait fait la duchesse d'Arvernes après son départ?

A cette question, qu'il s'était si souvent posée et avec tant d'émotion pendant les longues heures mélancoliques de la traversée, en restant appuyé sur le plat-bord à voir la mer immense fuir derrière lui ou à suivre le vol capricieux des nuages dans les horizons sans bornes, il n''avait jamais eu d'autres réponses que celles qu'il se donnait lui-même en arrangeant les combinaisons de son imagination surexcitée, c'est-à-dire rien que le rêve.

Cependant son ami Harly, avant qu'il quittât Paris, lui avait promis de le tenir exactement au courant de ce qui se passerait.

Mais en quittant Paris le duc de Naurouse croyait aller à New-York, et c'était à New-York que Harly devait lui écrire, tandis que c'était à Rio-Janeiro qu'il avait été. Aussitôt débarqué à Rio-Janeiro, il avait employé tous les moyens pour que ses lettres le rejoignissent: mais la hâte qu'il avait mise à expédier des dépêches de tous les côtés avait embrouillé les choses: les lettres n'étaient point arrivées en temps là où il devait les trouver; il les avait fait suivre; elles s'étaient égarées; si bien qu'il n'avait pas reçu la moitié de celles qui lui avaient été écrites. Celles qui étaient adressées à New-York avaient été le chercher à Rio-Janeiro; celles qui avaient été à Rio-Janeiro ne l'avaient pas rejoint à San-Francisco; celles de Yokohama n'étaient pas arrivées; celles de Calcutta, qu'il avait fait venir à Singapore, étaient en retard lorsque le vapeur qui le portait avait passé le détroit; et ainsi de suite jusqu'à Alexandrie.

De tout cela il était résulté une conversation à bâtons rompus et tellement embrouillée qu'elle était à peu près inintelligible.

Comment madame d'Arvernes avait-elle supporté leur séparation? L'aimait-elle toujours? Avait-elle un nouvel amant? S'était-elle consolée?

Pour lui il était bien guéri, radicalement guéri et, le voyage avait achevé le désenchantement qui avait commencé avant son départ.

Mais après tout il l'avait aimée, et si elle n'avait point été pour lui la maîtresse qu'il avait rêvée, c'était près d'elle cependant, par elle qu'il avait eu quelques journées de bonheur.

Et comment l'en avait-il payée?

Avec la violence passionnée qu'elle mettait dans tout, avait-elle pu envisager froidement les choses? N'en était-elle pas encore au moment où, sur la jetée du Havre, quand elle l'avait vu emporté par le Rosario elle avait tendu vers lui ses mains désespérées dans un mouvement où il y avait autant de colère que de douleur?

Voilà pourquoi, avant de rentrer en France, il avait voulu passer par Bade, où il avait chance de rencontrer quelqu'un de son monde et de le faire parler sans l'interroger trop directement: s'il n'obtenait point des réponses prédises, il demanderait à Harly de lui écrire exactement quelle était la situation vraie et alors il saurait ce qu'il devait faire: rentrer à Paris où rien ne l'appelait d'ailleurs un jour plutôt qu'un autre, ou bien aller passer quelques mois dans son château de Varages ou dans celui de Naurouse.

A peine installé à l'hôtel, dans un appartement assez modeste, son premier soin fut de demander les derniers numéro, du Badeblatt et de chercher sur la liste des étrangers quels étaient ceux de ses amis qui étaient arrivés à Bade en ces derniers temps.

Le nom de Savine lui sauta tout d'abord aux yeux, mais il ne s'y arrêta point, aimant mieux s'adresser à un ami avec lequel il n'aurait point à se tenir sur ses gardes et à peser ses paroles comme s'il était devant un juge d'instruction.

Cependant, comme il ne trouva point cet ami, il fallut bien qu'il revînt à Savine, sous peine d'attendre que le hasard amenât à Bade quelqu'un qu'il pourrait interroger librement.

Ne voulant point attendre, il se rendit au Graben, se promettant de veiller sur son impatience. Mais Savine n'était point chez lui; il était à la Conversation occupé à essayer de faire triompher la morale publique à la table de trente-et-quarante en opérant d'après les combinaisons inexorables du marquis de Mantailles.

Le duc de Naurouse se rendit à la Conversation c'était l'heure où la musique jouait sous le kiosque qui s'élève devant la maison de Conversation. Autour de ce kiosque et sur la terrasse du café, assis sur des chaises ou se promenant lentement, se pressait en une élégante cohue un public nombreux qui réunissait à peu près toutes les nationalités des deux mondes, mais qui cherchait bien manifestement à se rattacher par la toilette à deux seuls pays: les hommes à l'Angleterre, les femmes à Paris.

Le duc de Naurouse connaissait trop bien cette société cosmopolite qu'on rencontre dans toutes les villes d'eaux à la mode pour le regarder avec curiosité et l'étudier avec intérêt; pendant son absence ce monde n'avait pas changé, il était toujours le même. Cependant, quoiqu'il ne promenât sur cette assemblée qu'un regard nonchalant et indifférent, ses yeux furent tout à coup irrésistiblement attirés et retenus par la beauté d'une jeune fille, si éclatante, si éblouissante qu'elle le frappa d'une sorte de commotion et l'arrêta sur place. Alors il la regarda longuement: elle paraissait avoir dix-sept ou dix-huit ans; elle était blonde, avec des yeux bruns ombragés par des sourcils pâles et soyeux; l'expression de ces yeux était la tendresse et la bonté; elle était de grande taille et se tenait noblement, dans une attitude modeste cependant et qui n'avait rien d'apprêté, naturelle au contraire et gracieuse; près d'elle était assise une femme jeune encore, sa mère sans doute, pensa le duc de Naurouse, bien qu'il n'y eût entre elles aucune ressemblance, la mère ayant l'air aussi dur que la fille l'avait doux.

Cependant, comme il ne pouvait rester ainsi campé devant elles en admiration, il continua d'avancer, se promettant de revenir sur ses pas et de repasser devant elles: il chercherait Savine plus tard; il était sorti de son hôtel assez mélancoliquement, trouvant tout triste et morne, se demandant ce que ces gens qu'il rencontrait pouvaient bien faire dans un trou comme Bade, et voilà que tout à coup une éclaircie s'était faite en lui et autour de lui, il se sentait gai, dispos; le ciel, de gris qu'il était, avait instantanément passé au bleu; cette verdure qui l'entourait était aussi fraîche aux yeux qu'à l'esprit, ce paysage entouré de montagnes aux sommets sombres était charmant; cette chaude journée d'été le pénétrait de bien-être; ce pays de Bade était le plus gracieux de la terre; il était heureux de se retrouver au milieu de ce monde; comme les yeux de ces femmes, c'est-à-dire de cette jeune fille ressemblaient peu aux yeux noirs, cuivrés, allongés, arrondis qu'il avait vus dans son voyage.

C'était tout en marchant sans rien regarder autour de lui qu'il suivait l'éveil de ces sensations; il allait arriver au bout de sa promenade et revenir sur ses pas, lorsqu'un nom, le sien, prononcé à mi-voix le frappa:

—Roger!

Il tourna les yeux du côté d'où cette voix, qui avait résonné dans son coeur, était partie.

La secousse qui l'avait frappé ne l'avait point trompé: c'était elle; c'était madame d'Arvernes, qui l'appelait; le dernier mot qu'elle avait crié lorsqu'ils s'étaient séparés, son nom, était celui qu'elle prononçait après une si longue absence, comme si toujours, depuis qu'il s'était éloigné emporté par le Rosario, elle l'avait répété. Cet appel le remua, et durant quelques secondes il resta abasourdi.

Mais il n'y avait pas à hésiter; elle était là, le regardant, penchée en avant, à demi soulevée sur sa chaise. Il alla à elle, sans bien voir quelle était l'expression vraie de ce visage ému.

Comme il approchait, elle lui tendit les deux mains:

—Vous ici!

—J'arrive.

—Et moi aussi. Quel bonheur!

Il avait la main dans celles qu'elle lui tendait, et il restait incliné vers elle, n'osant trop ni la regarder, ni parler.

Autour d'eux un mouvement de curiosité s'était produit, tant avait été vif l'élan de leur abord; des centaines d'yeux les examinaient avidement et déjà les oreilles s'ouvraient pour écouter les paroles qu'ils allaient échanger; madame d'Arvernes eut conscience de ce qui se passait, et bien que par principe et par habitude elle ne prit jamais souci de ceux qui l'entouraient, elle jugea que ce n'était pas le moment de se donner en spectacle.

—Votre bras? dit-elle à Roger.

En même temps qu'elle s'était levée et, sans attendre sa réponse, elle lui avait pris le bras.

Ils s'éloignèrent, au grand ébahissement des curieux désappointés.

Tout d'abord ils marchèrent silencieux l'un et l'autre, elle s'appuyant doucement sur lui en le pressant contre elle, ce qui était loin de lui rendre le calme.

Ce fut seulement après être sortis de la foule qu'elle prit la parole: se haussant vers lui, mais sans le regarder, elle murmura:

Carino, Carino, enfin je te revois!

Il ne répondit pas, ne sachant que dire et se demandant où allait aboutir cet entretien commencé sur ce ton. Ce qu'il avait redouté se réalisait-il donc? L'aimait-elle encore? Pour lui il était ému par cette pression de son bras et plus encore par ce nom de Carino qu'elle avait si souvent prononcé et qui évoquait tant de souvenirs passionnés; mais le sentiment qu'il éprouvait ne ressemblait en rien à l'amour.

—Que je suis heureuse de te revoir! continua-t-elle. Et toi que ressens-tu, en me retrouvant, en m'entendant? Tu ne dis rien.

—Un sentiment de grande joie, dit-il franchement.

Elle s'arrêta et, tournant à demi la tête, elle le regarda en face, plongeant dans ses yeux.

—Vrai, dit-elle, c'est vrai?

Mais elle ne trouva pas sans doute dans ces yeux ce qu'elle y cherchait, car elle baissa la tête et reprit son chemin.

—Tu ne me demandes pas ce que je suis devenue sur la jetée du Havre, dit-elle, quand j'ai vu le vapeur, qui t'emportait s'éloigner, me laissant là désespérée, anéantie, folle. Comment as-tu pu avoir ce courage féroce? Comment as-tu pu m'abandonner;—elle baissa la voix,—et au lit encore?

Avant qu'il eut répondu à ces questions qui étaient pour lui terriblement embarrassantes, il fut distrait par un signe de la main gauche que venait de faire madame d'Arvernes. Machinalement il regarda à qui ce signe était adressé, il vit que c'était à un jeune homme qui se trouvait à une courte distance et qui, bien évidemment, avait été arrêté par madame d'Arvernes au moment même où il s'approchait d'eux: ce jeune homme était un grand beau garçon, solide et bien bâti, de tournure élégante, à la mine fière, avec des yeux au regard velouté.

Madame d'Arvernes avait suivi le mouvement du duc de Naurouse et elle avait très bien senti qu'il examinait curieusement ce jeune homme; elle se mit à sourire et, prenant un ton enjoué:

—Sans lui, je ne me serais pas consolée. Le vicomte de Baudrimont. Je te le présenterai, mais pas tout de suite; il nous gênerait.

Ces quelques paroles avaient été une douche glacée qui s'était abattue sur les épaules de Naurouse. Eh quoi, c'était quand il cherchait des mots adoucis et des périphrases pour lui répondre, qu'elle lui montrait si franchement son consolateur, ce beau garçon aux yeux passionnés! Et un moment il avait eu peur d'elle!

—Comment le trouves-tu? demanda madame d'Arvernes.

Cette interrogation acheva de lui rendre sa raison.

—Charmant, dit-il en riant.

—N'est-ce pas! Comme tu dis, il est charmant; beau garçon, tu vois qu'il l'est; bon, tendre, confiant, il l'est aussi; c'est une excellente nature, mais malgré toutes ses qualités, et elles sont réelles, elles sont nombreuses, tu sais, ce n'est pas toi. Ah! Roger, comme je t'ai aimé et comme tu m'as fait souffrir! Si ce garçon n'avait pas été là, je serais devenue folle.

—Il était là.

—Heureusement; mais enfin ce n'est pas toi, mon Roger.

Disant cela, elle fixa sur son Roger un regard dans lequel il y avait tout un monde de souvenirs et même peut-être autre chose que des souvenirs; mais l'heure de l'émotion était passée; maintenant il était décidé à prendre la situation gaiement.

—Ah! pourquoi es-tu parti? continua madame d'Arvernes, nous nous aimerions toujours. Moi, jamais je ne me serais séparée de toi. Mais tu as voulu être chevaleresque. Quelle folie! Tu vois à quoi a servi ce sacrifice; car cela a été un sacrifice pour toi, n'est-ce pas?

—N'as-tu pas vu ma lutte, mes hésitations après que j'avais donné ma parole, ma douleur, mon désespoir? Que pouvais-je?

—C'est vrai et je suis injuste en demandant à quoi a servi ton sacrifice. Je ne suis pas pour M. de Baudrimont ce que j'étais pour toi; il n'est pas pour moi ce que tu étais; je ne suis pas fière de lui comme je l'étais de toi; je ne m'en pare pas. Pour le monde, il n'y a rien à blâmer: les convenances sont sauves, c'est plat, c'est bourgeois. M. d'Arvernes est heureux. Mais toi, comment t'es-tu consolé? Qui t'a consolé?

—Personne.

Elle le regarda avec un sourire équivoque en se serrant contre lui:

—Ah! Carino, murmura-t-elle.

Mais cette pression, qui naguère le secouait de la tête aux pieds, arrêtait le sang dans ses veines et contractait tous ses nerfs, le laissa insensible et froid.

Il y eut un moment de silence, puis elle reprit:

—Nous allons dîner ensemble...

—Mais...

—... Oh! avec lui, je ne veux pas lui faire ce chagrin, il est déjà bien assez malheureux de notre entretien. Maintenant j'ai une grâce à te demander: il voudra se lier avec toi...

—... Mais...

—... Il veut ce que je veux. Laisse-toi faire; accepte-le. Il ne verra que par toi; tu le guideras, tu l'empêcheras de faire des folies, il est si jeune, tu me le garderas.

Comme il ne répondait pas, elle lui secoua le bras:

—Tu ne veux pas?

—Au fait, cela est drôle.

A ce moment le jeune vicomte de Baudrimont les croisa de nouveau, madame d'Arvernes l'appela d'un signe et la présentation fut vite faite.

—M. de Naurouse veut bien me faire l'amitié de dîner avec nous, dit-elle, il nous contera son voyage.




VII

Roger se réveilla le lendemain matin maussade et triste.

Il voulut se rendormir; mais il se tourna et se retourna sur son lit sans pouvoir fermer les yeux: ce qui s'était passé la veille, ce qu'il avait entendu, l'insouciance de madame d'Arvernes, l'inquiétude du jeune Baudrimont, tout cela s'agitait confusément dans sa tête troublée.

Enfin il se leva, se demandant à quoi il allait employer sa journée. Il n'avait plus à chercher Savine; il savait; et même ce que Savine pourrait lui dire ne ferait qu'irriter sa méchante humeur au lieu de l'adoucir; il ne tenait pas à ce qu'on lui racontât les amours de madame d'Arvernes avec le vicomte de Baudrimont, ce que Savine ne manquerait pas de faire bien certainement.

L'idée lui vint de s'en aller tout de suite à Paris, maintenant qu'il n'avait plus à s'inquiéter de ce qui l'y attendait. En réalité, ce qui l'attendait, c'était... rien. Qui trouverait-il à Paris? Personne, excepté Harly. Ses anciens amis n'étaient plus à Paris à cette époque. Et puis devait-il reprendre avec ces amis l'existence qu'il menait avant son départ? Il en avait tristement exploré le vide. Où cela le conduirait-il? Quelle solitude en lui et autour de lui. Pas de famille. La seule femme qu'il eût eu du bonheur à revoir, sa cousine Christine, était au couvent. Des amis qui méritaient à peine le titre de camarades de plaisir. Un grand nom, une belle fortune dont il avait enfin la libre disposition et rien à désirer, aucun but à poursuivre, car il ne pouvait pas songer à rentrer au ministère et à demander un poste quelconque dans une ambassade, puisque M. d'Arvernes était toujours ministre et que, s'adresser à lui, c'eût été en quelque sorte demander le paiement du sacrifice qu'il avait accompli.

N'y avait-il donc pour lui d'autre avenir que de reprendre ses habitudes d'autrefois, d'autres plaisirs que ceux qu'il avait épuisés, d'autres émotions que celles du jeu?

Ne rien faire.

Avoir pour maîtresses des filles; passer de Balbine à Cara, de Cara à Raphaëlle, et toujours ainsi.

Il se sentait né pour mieux que cela cependant.

Ce qui l'avait le plus lourdement accablé dans ce voyage, ç'avait été son isolement: plusieurs fois il avait été en danger, et alors il avait eu la pensée désespérante qu'à ce moment même personne ne prenait intérêt à lui et qu'il pouvait mourir sans qu'on le pleurât. On dirait: «Si jeune, le pauvre garçon!» et, ce serait tout. Plusieurs fois aussi il avait eu des heures, des journées de plaisir, des élans d'admiration et d'enthousiasme, et alors il n'avait jamais pu reporter sa joie sur personne et se dire: «Si elle était là;» ou bien: «Je lui conterai cela.» C'était seul qu'il avait souffert; c'était seul qu'il avait joui.

Pourquoi ne se marierait-il pas?

De famille il n'aurait jamais que celle qu'il se créerait.

Il se sentait dans le coeur des trésors de tendresse à rendre heureuse, sans une heure de lassitude ou d'ennui, la femme qu'il aimerait et qui l'aimerait, l'honnête femme qui serait la mère de ses enfants.

Quand on avait l'honneur de porter un nom comme le sien, c'était un devoir de ne pas le laisser s'éteindre.

Et puis n'était-ce pas le seul moyen d'empêcher sinon sa fortune, au moins son titre et son nom de tomber aux mains de ceux qui se disaient sa famille,—ces Condrieu-Revel exécrés,—qui n'étaient que ses ennemis après avoir été ses persécuteurs?

C'était devant sa fenêtre ouverte, assis dans un fauteuil et regardant machinalement le jeu de la lumière dans les branches des arbres, qu'il réfléchissait ainsi. Tout à coup la brise lui apporta le prélude d'une valse que jouait une musique militaire.

Il écouta un moment, puis vivement il se leva: l'image de la jeune fille blonde qu'il avait vue la veille et à laquelle il n'avait plus pensé venait de se dresser devant lui, évoquée par cette musique, et il la retrouvait aussi éblouissante de beauté et de charme qu'elle lui était apparue la veille.




VIII

Dans le vestibule de l'hôtel, Roger se trouva face à face avec Savine, qui arrivait.

—Vous veniez chez moi? dit Savine en tendant la main au duc.

C'était en effet une de ses prétentions de s'imaginer qu'on devait toujours aller chez lui et que lui n'avait à aller chez ses amis que quand il avait besoin d'eux; c'était pour cela qu'ayant appris la veille que le duc de Naurouse était venu pour le voir, il n'avait pas bougé de toute la matinée, attendant une seconde visite d'un ami dont il s'était séparé depuis près de deux ans et ne se décidant à venir chez cet ami qu'à la dernière extrémité.

—J'ai toutes sortes de choses à vous apprendre.

Et, serrant le bras de Roger contre le sien comme par un mouvement de sympathie:

—D'abord ce qui vous touche de près: Madame d'Arvernes n'a point été malade de désespoir après votre départ; elle a reçu les consolations d'un très joli garçon qu'elle a été découvrir en province, je ne sais où, le vicomte de Baudrimont.

—J'ai dîné hier avec lui et avec madame d'Arvernes.

—Vous savez, Naurouse, vous êtes admirable avec votre flegme.

Si Roger n'avait jamais voulu avouer qu'il était l'amant de madame d'Arvernes alors qu'il l'aimait, il n'était pas plus disposé à un aveu de ce genre maintenant que tout était fini entre elle et lui.

—Où voyez-vous ce flegme? dit-il froidement. Vous me racontez des histoires de madame d'Arvernes qui sont curieuses jusqu'à un certain point, mais qui ne me touchent pas de près comme vous pensez; il est donc tout naturel qu'elles ne m'émeuvent point.

Savine marcha un moment en silence en fouettant l'air de sa canne; heureusement ils arrivaient devant la Conversation et le mouvement de la foule, le bruit de la musique, le brouhaha des gens qui allaient çà et là empressés ou nonchalants empêchèrent ce silence de devenir trop embarrassant pour l'un comme pour l'autre.

D'ailleurs Roger ne pensait plus à Savine, il cherchait s'il n'apercevrait point sa belle jeune fille blonde de la veille: elle était précisément à la place même où il l'avait vue et près d'elle se trouvait la dame dont il avait remarqué l'air dur.

Toutes deux en même temps firent une inclinaison de tête du côté de Savine, un sourire amical accompagné d'un geste de main qui semblait une invitation à les aborder.

—Vous connaissez cette admirable jeune fille? demanda Roger lorsqu'ils eurent fait quelques pas.

—Si je connais la belle Corysandre!

Et, se rengorgeant de son air le plus vain:

—Vous ne lisez donc pas les journaux?

—Si j'avais lu les journaux que m'auraient-ils appris?

—Que j'ai, il y a quelque temps, donné une fête dans la forêt, un bal suivi d'un souper sous des tentes, dont mademoiselle de Barizel a été la reine. Tous les journaux du monde ont parlé de cette fête, qui, de l'avis unanime, a été tout à fait réussie.

Savine se mit à raconter ce qu'il savait sur madame de Barizel, c'est-à-dire les propos vagues qui couraient le monde, car n'ayant jamais eu l'intention d'épouser mademoiselle de Barizel, il ne s'était pas donné la peine de faire faire une enquête sérieuse sur elle et sur sa mère. Que lui importait, il n'avait souci que de sa beauté, et cette beauté se manifestait à tous éclatante, indiscutable.

Naurouse écoutait sans interrompre, religieusement. Ce nom de Barizel ne lui disait rien; c'était la première fois qu'il l'entendait et il n'avait aucune idée de ce qu'il pouvait valoir; mais il ne s'en inquiétait pas autrement: cette blonde admirable ne pouvait être qu'une fille de race.

Ils étaient revenus sur leurs pas et ils allaient de nouveau passer devant elles:

—Voulez-vous que je vous présente? demanda Savine.

—Ne serait-ce pas plutôt à madame de Barizel qu'il faudrait demander si elle veut bien que je lui sois présenté?

—Puisque vous êtes mon ami! dit Savine superbement.

Sans attendre une réponse, sans même penser qu'on pouvait lui en faire une, il entraîna doucement son ami, comme il disait: ce n'était pas le duc de Naurouse qu'il présentait, c'était son ami, et selon lui cela devait suffire.

Cependant ce fut cérémonieusement qu'il fit cette présentation et en insistant sur le titre de Roger, sinon pour madame de Barizel, au moins pour la galerie, dont il était, comme toujours, bien aise d'attirer l'attention.

Madame de Barizel avait offert la chaise sur le barreau de laquelle elle appuyait ses pieds à Savine et, sur un signe de sa mère, Corysandre avait offert la sienne à Roger, qui se trouva ainsi placé vis-à-vis «de la belle fille blonde» qui avait si fort occupé son esprit, libre de la regarder, libre de lui parler, libre de l'écouter.

A vrai dire, la seule de ces libertés dont il usa fut celle du regard; ce fut à peine s'il parla, ne disant que tout juste ce qu'exigeaient les convenances; et, pour Corysandre, elle parla encore moins, mais son attitude ne fut pas celle de l'indifférence, de l'ennui ou du dédain. Tout au contraire, c'était avec un sourire que Roger trouvait le plus ravissant qu'il eût jamais vu qu'elle suivait l'entretien de sa mère et de Savine, et bien qu'il fût toujours le même, ce sourire, bien qu'il ne traduisît qu'une seule impression, il était si joli, si gracieux en plissant les paupières, en creusant des fossettes dans les joues, en entr'ouvrant les lèvres, qu'on pouvait rester indéfiniment sous son charme sans penser à se demander ce qu'il exprimait et même s'il exprimait quelque chose.

Ce fut ce qu'éprouva Roger: du front et des paupières il passa aux fossettes, puis aux lèvres, puis aux dents, puis au menton, descendant ainsi aux épaules, au corsage, à la taille, aux pieds, pour remonter aux cheveux et au front, ne s'interrompant que lorsque le regard de Corysandre rencontrait le sien; encore témoignait-elle si peu d'embarras à se surprendre ainsi admirée et paraissait-elle trouver cela si naturel que c'était plutôt pour lui que pour elle, par pudeur et par respect, qu'il détournait ses yeux un moment.

Le temps passa sans qu'il en eût conscience et sans qu'il eût conscience aussi de ce qui se disait autour de lui. Tout à coup, il fut surpris et comme éveillé par une main qui se posait sur son épaule,—celle de Savine.

—Nous allons à Eberstein, dit celui-ci, et nous redescendrons dîner au bord de la Murg, une partie arrangée depuis quelques jours. Voulez-vous venir avec nous, mon cher Naurouse? ma voiture nous attend.

Par convenance, Roger se défendit un peu; mais madame de Barizel s'étant jointe à Savine et Corysandre l'ayant regardé en souriant, il accepta.

Ce n'était point une vulgaire voiture de louage qui devait servir à cette promenade, mais bien une calèche aux armes de Savine, avec un cocher et deux valets de pied portant la livrée du prince; la calèche découverte avait tout l'éclat du neuf et les chevaux, choisis parmi les plus beaux de son haras, forçaient l'attention des curieux et l'admiration des connaisseurs; on ne pouvait pas passer près d'eux sans les regarder et, les ayant vus, on ne les oubliait pas: luxe de la voiture, beauté des chevaux, prestance du cocher et des valets de pied, richesse de la livrée, tout cela faisait partie de la mise en scène dont Savine aimait à s'entourer dans ses représentations, bien plus par besoin de briller que par goût réel du beau. Aussi, ne manquait-il jamais, avant de monter en voiture, de promener un regard circulaire sur les curieux pour voir si l'effet produit était en proportion de la dépense,—ce qui, avec son esprit d'économie, était pour lui une préoccupation constante.

Son bonheur fut complet, car à ce moment même Otchakoff vint à passer traînant lourdement son ennui, et ce ne fut pas sur lui que les regards des curieux s'arrêtèrent; ils ne quittèrent pas la calèche et Savine remarqua des mouvements d'yeux, des coups de coude, des chuchotements tout à faits significatifs, qui le comblèrent de joie.

Jamais Roger ne l'avait vu si franchement joyeux: il redressait la tête, les épaules en bombant la poitrine, et autour de la calèche il marchait de côté tout gonflé comme un paon qui se pavane.

En toute autre circonstance Naurouse, qui connaissait bien son Savine, eût très probablement deviné ce qui causait cette joie débordante; mais, ne pensant qu'à la jeune fille qu'il avait devant les yeux, il s'imagina que ce qui transportait ainsi Savine était le plaisir de faire une promenade avec elle et cela l'attrista.

La calèche roulait sous l'ombrage des chênes des allées de Lichtenthal, et madame de Barizel qui lui faisait vis-à-vis, l'interrogeait sur ses voyages.

—Avait-il visité la Nouvelle-Orléans et le sud des États-Unis? Que pensait-il du Mississipi?

Ce fut avec enthousiasme qu'il célébra la Nouvelle-Orléans, le Mississipi, la Louisiane, la Floride, les États-Unis (du Sud bien entendu), le ciel, la mer, le paysage, les arbres, les bêtes, les gens.

Mais malgré sa volonté de ne pas oublier que c'était à madame de Barizel qu'il s'adressait, il lui arriva plus d'une fois de s'apercevoir que c'était sur Corysandre qu'il tenait ses yeux attachés.

Quant à elle elle le regardait franchement, avec son beau sourire, la bouche entr'ouverte, mais sans rien dire, bien qu'il fût question de son pays natal. Quand Roger la prenait à témoin, elle se contentait d'incliner la tête en accentuant son sourire.

Ils étaient en pleine forêt, gravissant les pentes boisées d'une colline par une route en zig zag qui de chaque côté était bordée de grands arbres, tantôt des hêtres monstrueux qui couvraient les mousses veloutées de leurs énormes racines toutes bosselées de noeuds entrelacés, tantôt des pins qui s'élançaient droit vers le ciel, éteignant la lumière sous leurs branches superposées et leurs aiguilles noires. Les lacets du chemin faisaient que tantôt Corysandre était exposée en plein au soleil et que tantôt, au contraire, elle passait tout à coup dans l'ombre. C'était pour Roger un émerveillement que ces jeux de la lumière sur ce visage souriant et c'était une question qu'il se posait sans la décider, de savoir ce qui lui seyait le mieux, la pleine lumière ou les caprices de l'ombre.

Il vint un moment où il garda le silence et où dans l'air épais et chaud de la forêt on n'entendit plus que le roulement de la voiture, le craquement des harnais et le sabot des chevaux frappant les cailloux de la route.

—Après avoir été si bruyant au départ, dit Savine qui ne manquait jamais de placer une observation désagréable, vous êtes devenu bien morne, mon cher Naurouse.

—C'est que les grands bois sombres agissent un peu sur moi comme les cathédrales, ils me portent au recueillement et au silence; instinctivement je parle bas si j'ai à parler.

—Tiens, vous faites donc de la poésie, maintenant?

—Il y a des jours ou plutôt des circonstances.

S'adossant dans son coin, il se croisa les bras et resta immobile, silencieux, à demi tourné vers Corysandre qui l'avait regardé.

On arriva à Eberstein, qui est une habitation d'été des ducs de Bade libéralement ouverte aux visiteurs, et comme madame de Barizel ne connaissait pas encore l'intérieur du château, elle voulut le parcourir; mais après avoir visité deux ou trois salles, elle trouva que ces pièces sombres, à l'ameublement gothique et aux fenêtres fermées de vitraux de couleurs, étaient trop fraîches pour Corysandre.

—J'ai peur que tu te refroidisses, dit-elle tendrement, va donc m'attendre dans le jardin; ce ne sera pas une privation pour toi qui n'aimes guère ces antiquailles.

—Si mademoiselle veut me permettre de l'accompagner, dit Roger.

Ils sortirent tandis que madame de Barizel continuait sa promenade avec Savine et ils gagnèrent une terrasse d'où la vue s'étend librement sur la vallée de la Murg et sur les montagnes qui l'entourent. Toujours souriante, mais toujours muette, Corysandre parut prendre intérêt au paysage qui s'étalait à ses pieds et que fermaient bientôt de hautes collines dont les sommets d'un noir violent ou d'un bleu indigo se découpaient nettement sur le ciel.

Après quelques instants de contemplation silencieuse, Roger se tourna vers elle:

—Est-il rien de plus doux, dit-il, que de laisser les yeux et la pensée se perdre dans ces profondeurs sombres? Que de choses elles vous disent! La vue qu'on embrasse de cette terrasse est vraiment admirable.

—Oui, cela est beau, très beau.

—Je garderai de ce paysage, que j'avais déjà vu plusieurs fois, mais que je ne connaissais pas encore, un souvenir ému.

Il attacha les yeux sur elle et la regarda longuement; elle ne baissa pas les siens, mais elle ne répondit rien, se laissant regarder sans confusion.

A ce moment, madame de Barizel et Savine vinrent les rejoindre, et l'on remonta en voiture pour descendre au village où l'on devait dîner, ce qui faisait une assez longue course.

Savine avait commandé d'avance son dîner. Lorsque la calèche arriva devant la porte du restaurant, on se précipita au-devant de Son Excellence que l'on conduisit cérémonieusement à la table qui avait été dressée dans un jardin, au bord de la rivière, dont les eaux tranquilles, retenues par un barrage, effleuraient le gazon.

—Mademoiselle n'aura-t-elle pas froid? demanda Roger, qui pensait aux précautions de madame de Barizel dans les salles du château d'Eberstein.

Ce fut madame de Barizel qui se chargea de répondre:

—Je crains le froid humide des appartements, dit-elle, mais non la fraîcheur du plein air.

Elle la craignait si peu qu'après le dîner elle proposa à sa fille de faire une promenade en bateau.

—Va, mon enfant, dit-elle, va, mais ne fais pas d'imprudence.

Une petite barque était amarrée à quelques pas de là. Corysandre nonchalamment, se dirigea de son côté; mais Roger la suivit et, s'étant embarqué avec elle, ce fut lui qui prit les avirons.

Pendant assez longtemps il la promena en tournant devant la table où madame de Barizel et Savine étaient restés assis puis, ayant relevé les avirons, il laissa la barque descendre lentement le courant.

Corysandre était assise à l'arrière et elle restait là sans faire un mouvement, sans prononcer une parole, le visage tourné vers Roger et éclairé en plein par la pâle lumière de la lune, qui se levait.

—Est-ce que vous avez vu plus belle soirée que celle-là? dit-il.

—Non, dit-elle, jamais.

—Voulez-vous que nous retournions?

—Allons encore.

Et la barque continua de suivre le courant; mais bientôt ils touchèrent le barrage et alors Roger dut reprendre les avirons. Cette fois c'était lui qui était éclairé par la lune; il lui sembla que Corysandre, dont les yeux étaient noyés dans l'ombre, le regardait comme lui-même quelques instants auparavant l'avait regardée.




IX

On arriva à Bade, et avant d'entrer dans les allées de Lichtenthal, madame de Barizel invita très gracieusement le duc de Naurouse à les venir voir; sa fille et elle seraient heureuses de parler de la délicieuse journée qui finissait.

Pour la première fois Corysandre se mêla à l'entretien d'une façon directe et avec une certaine initiative.

—Et de la terrasse d'Eberstein, dit-elle en se penchant vers Roger.

—Alors le dîner ne mérite pas un souvenir? dit Savine d'un air bourru.

Mais Corysandre ne daigna pas répondre; ce fut sa mère qui, voyant qu'elle se taisait, prodigua les remerciements et les compliments à Savine sans que celui-ci s'adoucît.

Lorsque madame de Barizel et sa fille furent rentrées chez elles, Savine et Roger ne se séparèrent point, car c'était sans retard que celui-ci voulait procéder à son interrogatoire.

—Faites-vous un tour? demanda-t-il d'un ton qui marquait le désir d'une réponse affirmative.

—Je voudrais voir un peu où en est la rouge.

Cela n'arrangeait pas les affaires de Roger, qui ne prenait souci ni de la noire ni de la rouge; mais il n'avait qu'à accompagner Savine à la Conversation en faisant des voeux pour qu'il gagnât, ce qui le mettrait de belle humeur.

Il ne gagna ni ne perdit, car lorsqu'il entra dans les salles de jeu, le vieux marquis de Mantailles vint vivement au-devant de lui, et après un court moment d'entretien à voix basse, Savine revint à Roger, déclarant qu'il ne jouerait pas ce soir-là.

Mais il regarda jouer et Roger dut rester près de lui attendant qu'il voulût bien sortir. Le sujet qu'il allait aborder était assez délicat, et avec un homme du caractère de Savine assez difficile pour avoir besoin du calme du tête-à-tête dans la solitude.

Enfin ils sortirent, et aussitôt qu'ils furent dans le jardin, à peu près désert, Roger commença:

—J'ai à vous remercier, cher ami, de la bonne journée que vous m'avez fait passer.

—Assez agréable en effet, dit Savine, se rengorgeant.

—Cette jeune fille est adorable.

—Oui.

Ce «oui» fut dit d'un ton grognon: ce n'était pas de Corysandre que Savine voulait qu'on lui parlât, c'était de lui-même, de lui seul; il le marqua bien:

—Et mes chevaux, dit-il, comment trouvez-vous qu'ils ont mené cette longue course dans des montées et des descentes et un chemin dur? Quand il y aura des courses sérieuses en France, je me charge de battre tous vos anglais avec mes russes: nous verrons si le bai à la mode ne sera pas remplacé par notre gris, qui est la vraie couleur du cheval.

—Oh! très bien, dit Roger avec indifférence. Et madame de Barizel, vous la connaissez beaucoup?

—Je la connais depuis que je suis à Bade, j'ai été mis en relation avec elle par Dayelle.

Puis, revenant au sujet qui lui tenait au coeur:

—Notez que la voiture était lourde; vous me direz qu'on en trouverait difficilement une mieux comprise et où chaque détail soit aussi soigné, aussi parfait; c'est très vrai, mais enfin elle est lourde, et puis nous étions sept personnes.

—Oh! mademoiselle de Barizel est si légère, dit vivement Roger, se cramponnant à cette idée pour revenir à son sujet.

—Où voyez-vous ça? Ce n'est pas une petite fille, c'est une femme.

—Vous pouvez dire la plus belle des femmes.

—Comme vous en parlez!

—Cela vous blesse?

—Pourquoi, diable, voulez-vous que cela me blesse? Cela m'étonne, voilà tout. De la poésie, de l'enthousiasme, je ne vous savais pas si démonstratif. On a bien raison de dire que les voyages forment la jeunesse, mais ils la déforment aussi.

—Trouvez-vous donc que ce que vous appelez mon enthousiasme pour mademoiselle de Barizel ne soit pas justifié?

Ce fut avec un élan d'espérance qu'il posa cette question qui allait lui apprendre ce que Savine pensait de Corysandre et comment il la jugeait.

—Parfaitement justifié, au contraire; je partage tout à fait votre sentiment sur mademoiselle de Barizel; c'est une merveille.

—Ah!

—Comme vous dites cela.

—Je ne dis rien.

—Il me semblait que mon admiration vous surprenait.

—Pas du tout, elle me paraît toute naturelle; ce qui me surprendrait, ce serait que la voyant souvent...

—Je la vois tous les jours.

—... Vous ne soyez pas sous le charme de sa beauté.

—Mais j'y suis, cher ami... comme tous ceux qui la connaissent d'ailleurs, comme vous et bien d'autres. C'est la première femme que je rencontre dont la beauté ne soit ni contestée ni journalière; tout le monde la trouve belle, et elle est également belle tous les jours.

Ces réponses n'étaient pas celles que Roger voulait, car dans leur franchise apparente elles restaient très vagues; que Savine jugeât Corysandre comme tout le monde, ce n'était pas cela qui le fixait; il essaya de rendre ses questions plus précises sans qu'elles fussent cependant brutales.

—Comment se fait-il qu'avec cette beauté, un nom, de la fortune, elle ne soit pas encore mariée?

—Elle est bien jeune; elle a attendu sans doute quelqu'un digne d'elle.

—Et elle attend encore?

—Vous voyez.

—Et l'on ne parle pas de son mariage?

—Au contraire, on en parle beaucoup; on la marie tous les jours.

—Avec qui?

Ce fut presque malgré lui que Roger lâcha cette question.

—Avec moi... Et avec d'autres; mais, vous savez, il ne faut pas attacher trop de valeur aux propos de gens qui parlent sans savoir ce qu'ils disent, pour parler.

—Alors, il n'y aurait donc rien de fondé dans ces propos?

Savine haussa les épaules, mais il ne répondit pas autrement.




X

Le chalet qu'occupait madame de Barizel dans les allées de Lichtenthal était précédé d'un petit jardin: c'était dans ce jardin que Savine et Roger avaient fait leurs adieux à madame de Barizel et à Corysandre, avant que celles-ci fussent dans la maison.

Ce fut vainement qu'elles frappèrent à la porte d'entrée, personne ne répondit; aucun bruit à l'intérieur; aucune lumière.

—Elles sont encore parties, dit Corysandre d'un ton fâché, et Bob aussi.

Sans répondre madame de Barizel abandonna la porte d'entrée et, faisant le tour du chalet, elle alla à une petite porte de derrière qui servait aux domestiques et aux fournisseurs; mais cette porte était fermée aussi. Aux coups frappés personne ne répondit.

—Ne te fatigue pas inutilement, dit Corysandre.

Madame de Barizel ne continua pas de frapper; mais, allant à un massif de fleurs bordé d'un cordon de lierre, elle se mit à tâter dans les feuilles de lierre qu'éclairait la lumière de la lune; ses recherches ne furent pas longues, bientôt sa main rencontra une clef cachée là.

—Ce qui signifie, dit Corysandre, qu'elles ne sont pas sorties ensemble; la première rentrée devait trouver la clef et ouvrir pour les autres.

Elle parlait lentement, avec calme; mais cependant, dans son accent, il y avait du mécontentement et aussi du mépris; il semblait que ces paroles s'adressaient aussi bien aux domestiques, qui avaient décampé, qu'à sa mère qui permettait qu'ils sortissent ainsi.

Avec la clef, madame de Barizel avait ouvert la porte et elles étaient entrées dans la cuisine où brûlait une lampe, la mèche charbonnée. La table, noire de graisse, était encore servie et il s'y trouvait six couverts, des piles d'assiettes sales et un nombre respectable de bouteilles vides qui disaient que les convives avaient bien bu.

—Chacun de nos trois domestiques avait son invité, dit Corysandre regardant la table; on a fait honneur à ton vin.

Ce n'était pas seulement au vin qu'on avait fait honneur: c'était à un melon et à un pâté dont il ne restait plus que des débris, à des écrevisses dont les carcasses rouges encombraient plusieurs plats, à un gigot réduit au manche, à un immense fromage à la crème, à une corbeille de fraises, à une corbeille de cerises qui ne contenait plus que des queues et des noyaux, au café qui avait laissé des ronds noirs sur la table, au kirschwasser, au cassis, dont deux bouteilles étaient aux trois quarts vides.

De tout cet amas se dégageait une odeur chaude qui, mêlée à celle de la graisse et de la vaisselle, troublait le coeur et le soulevait. On eût sans doute parcouru toutes les maisons de Bade sans trouver une cuisine aussi sale, aussi pleine de gâchis et de désordre que celle-là.

Elles n'y restèrent point longtemps: Madame de Barizel avait pris la lampe d'une main, et de l'autre, relevant la traîne de sa robe, tandis que Corysandre retroussait la sienne à deux mains comme pour traverser un ruisseau, elles étaient passées dans le vestibule; mais là il n'y avait point de bougies sur la table où elles auraient dû se trouver, et il fallut aller dans le salon chercher des flambeaux.

Nulle part un salon ne ressemble à une cuisine; mais nulle part aussi on n'aurait trouvé un contraste aussi frappant, aussi extraordinaire entre ces deux pièces d'une même maison que chez madame de Barizel. Autant la cuisine était ignoble, autant le salon était coquettement arrangé, disposé pour la joie des yeux, avec des fleurs partout: dans le foyer de la cheminée, sur les tables et les consoles, dans les embrasures des fenêtres, et ces fleurs toutes fraîches, enlevées de la serre ou coupées le matin, versaient dans l'air leurs parfums qui, dans cette pièce fermée, s'étaient concentrés.

Le flambeau à la main, elles montèrent au premier étage où se trouvaient leurs chambres, celle de Corysandre tout à l'extrémité et séparée de celle de sa mère, qu'il fallait traverser pour y accéder, par un cabinet de toilette.

Ces deux chambres, ainsi que le cabinet, présentaient un désordre qui égalait celui de la cuisine. Les lits n'étaient pas faits, les cuvettes n'étaient pas vidées; sur les chaises et les fauteuils traînaient çà et là, entassés dans une étrange confusion, des robes, des jupons, des vêtements, des bas, des cols, des bottines, tandis que les armoires et des malles ouvertes montraient le linge déplié pêle-mêle comme s'il avait été mis au pillage par des voleurs qui auraient voulu faire un choix.

Cependant il n'y avait pas besoin d'être un habile observateur pour comprendre que tout cela n'était point l'ouvrage d'un voleur, mais qu'il était tout simplement celui des habitants de cet appartement qui, en s'habillant le matin, avaient fouillé dans ces armoires pour y trouver du linge en bon état et qui avaient tout bouleversé, parce que les premières pièces qu'ils avaient atteintes dans le tas manquaient l'une de ceci, l'autre de cela; cette robe avait été rejetée parce que la roue du jupon était déchirée; ces bas avaient des trous; ces jupons n'avaient pas de cordons; les boutons de ces cols étaient arrachés.

Madame de Barizel ne parut pas surprise de ce désordre; mais Corysandre haussa les épaules avec un mouvement d'ennui et de dégoût.

—Elles n'ont pas seulement pu faire les chambres, dit-elle.

Madame de Barizel ne répondit rien et parut même ne pas entendre.

—Cela est insupportable, continua Corysandre, qui, à peu près muette tant qu'avait duré la promenade, avait retrouvé la parole en entrant chez elle et s'en servait pour se plaindre, qui va faire mon lit?

—Tu te coucheras sans qu'il soit fait; pour une fois.

—Si c'était la première; au reste, elles ont bien raison de ne pas se gêner, tu leur passes tout.

—Couche-toi, dit-elle à sa fille, j'ai à te parler.

—Il faut au moins que j'arrange un peu mon lit?

—Tu es devenue bien difficile depuis quelque temps, bien bourgeoise.

—Justement c'est le mot; c'est précisément la vie bourgeoise que je voudrais, un peu d'ordre, de régularité, de propreté, car je suis lasse et écoeurée à la fin de tout ce gâchis. Ne pourrions-nous donc pas avoir des domestiques comme tout le monde, une maison comme tout le monde, une existence comme tout le monde?

Tout en parlant elle avait défait son chapeau et sa robe et les avait posés où elle avait pu et comme elle avait pu; puis, les bras nus, les épaules découvertes, elle avait commencé à arranger les draps de son lit; mais elle était malhabile dans ce travail qu'elle essayait manifestement pour la première fois.

—Faut-il tant de cérémonie pour se mettre au lit? dit madame de Barizel en haussant les épaules sans se déranger pour venir en aide à sa fille; dépêche-toi un peu, je te prie; ou si tu ne veux pas te coucher, je vais me coucher, moi, et tu viendras dans ma chambre.

La mère n'avait pas les mêmes exigences que la fille: elle ne s'inquiéta pas de son lit, et sans se donner la peine de l'arranger, elle se déshabilla, laissant tomber çà et là ses vêtements, sans daigner se baisser pour les ramasser. Ce serait l'affaire du lendemain; pour le moment, elle était fatiguée et voulait se mettre au lit.

Il arrivait bien souvent que, lorsqu'on les rencontrait ensemble, sans savoir qui elles étaient, on ne voulait pas croire qu'elles fussent la mère et la fille; si ceux qui pensaient ainsi avaient pu voir madame de Barizel procéder à sa toilette de nuit ou plutôt se débarrasser de toute toilette, ils se seraient confirmés dans leur incrédulité: si cette femme avait trente-sept ou trente-huit ans, comme on le disait, elle était parfaitement conservée: pas un crépon, pas la plus petite natte, pas un cheveu gris, pas de rides, les plus beaux bras du monde, blancs, fermes, se terminant par un poignet aussi délicat que celui d'un enfant; avec cela une apparence de santé à défier la maladie, une solidité à résister à tous les excès. Les propos dont Houssu s'était fait l'écho auraient été explicables pour qui l'aurait vue en ce moment: elle pouvait très bien avoir des amants; elle pouvait être la maîtresse d'Avizard et de Leplaquet, elle pouvait poursuivre l'idée de se faire épouser par Dayelle, elle pouvait être aimée. Il est vrai que si l'un de ces amants avait pénétré à cette heure dans cette chambre, il aurait pu éprouver un mouvement de répulsion, causé par ce qu'il aurait remarqué, et emporter une fâcheuse impression des habitudes de sa maîtresse; mais madame de Barizel n'admettait personne dans sa chambre, à l'exception du fidèle Leplaquet, que rien ne pouvait blesser, rebuter ou dégoûter. C'était dans les appartements du rez-de-chaussée qu'elle recevait ses amis; et là, dans un milieu où tout était combiné pour parler aux yeux et les charmer, entourée de fleurs fraîches, en grande toilette, rien en elle ni autour d'elle ne permettait de deviner les dessous de son existence vraie. Ils voyaient le salon, le boudoir, la salle à manger, ces amis; ils ne voyaient ni la cuisine, ni les chambres; ils voyaient les dentelles ou les guipures de la robe, les fleurs de la coiffure, les pierreries des bijoux, ils ne voyaient pas les épingles qui rafistolaient un jupon, les trous des bas, les déchirures de la chemise, les raies noires du linge. Pour eux, comme pour madame de Barizel d'ailleurs, ne comptaient que les dehors,—et ils étaient séduisants.

Elle fut bientôt au lit; mais au lieu de s'allonger, elle s'assit commodément:

—Maintenant, dit-elle, causons.

—Qu'ai-je fait encore?

—Tu n'as rien fait, et c'est là justement ce que je te reproche, et ce n'est pas pour mon plaisir, c'est dans ton intérêt.

—Ton plaisir, non, j'en suis certaine; mais mon intérêt! Le tien aussi, il me semble.

—Est-ce ton mariage que je veux, oui ou non?

—Le mien d'abord et le tien ensuite, c'est-à-dire le tien par le mien. Parce que je ne parle pas, il ne faut pas s'imaginer que je ne vois pas, c'est justement parce que je ne perds pas mon temps à parler que j'en ai pour regarder.

—Ce n'est pas avec les yeux qu'on voit, c'est avec l'esprit.

—Ne me dis pas que je suis bête, tu me l'as crié aux oreilles assez souvent pour qu'il soit inutile de le répéter. Il est possible que je sois bête et quand je me compare à toi, je suis disposée à le croire: je sais bien que je n'ai ni tes moyens de me retourner dans l'embarras, ni ton assurance, ni tes idées, ni ton imagination, ni rien de ce qui fait que tu es partout à ton aise; je sais bien que je ne peux pas parler de tout comme toi, même des choses et des gens que je ne connais pas. Si au lieu de me laisser dans l'ignorance, à ne rien faire, sans me donner des maîtres, on m'avait fait travailler, je ne serais peut-être pas aussi bête que tu crois.

—Est-ce que je sais quelque chose, moi? est-ce qu'on m'a jamais rien appris? est-ce que j'ai jamais eu des maîtres?...

—Oh! toi!...

Assurément il n'y eut pas de tendresse dans cette exclamation, mais au moins quelque chose, comme de l'admiration; ce fut la reconnaissance sincère d'une supériorité. Au reste rien ne ressemblait moins à la tendresse d'une mère pour sa fille, ou d'une fille pour sa mère, que la façon dont elles se parlaient; même lorsque madame de Barizel semblait en public témoigner de la sollicitude et de l'affection à Corysandre, le ton attendri qu'elle prenait ne pouvait tromper que ceux qui s'en tiennent aux apparences; quant à Corysandre, qui ne se donnait pas la peine de feindre, son ton était celui de l'indifférence et de la sécheresse.

—Cela te blesse que ta mère se remarie?

—Oh! pas du tout, et même, à dire vrai, je le voudrais si cela devait...

—Puisque tu as commencé, pourquoi ne vas-tu pas jusqu'au bout?

—Parce que, si bête que je sois, je sens qu'il y a des choses qui deviennent plus pénibles quand on les dit que quand on les tait; les taire ne les supprime pas, mais les dire les grossit.

Il y eut un moment de silence, mais non de confusion ou d'embarras, au moins pour madame de Barizel, qui se contenta de hausser les épaules avec un sourire de pitié. Évidemment les paroles de sa fille ne la blessaient pas, pas plus qu'elles ne la peinaient, et son sentiment n'était pas qu'il y a des choses qui deviennent plus pénibles quand on les dit que quand on les tait. Ces choses que Corysandre retenait, elle eût jusqu'à un certain point voulu les connaître, par curiosité, pour savoir; mais en réalité elle ne trouvait pas que cela valût la peine de les arracher. Elle avait mieux à faire pour le moment, et c'était chez elle une règle de conduite d'aller toujours au plus pressé.

—Si ton mariage doit faire le mien, dit-elle, il me semble que c'était une raison pour être aujourd'hui autre que tu n'as été. Combien de fois t'ai-je recommandé d'être brillante; tu t'en remets à ta beauté pour faire de l'effet et tu n'es qu'une belle statue qui marche.

—Il me semble que c'est quelque chose, dit Corysandre, se souriant, s'admirant complaisamment dans la glace.

—Il fallait parler, continua madame de Barizel, briller, être séduisante, étourdissante; dire tout ce qui te passait par la tête. Dans une bouche comme la tienne, avec des lèvres comme les tiennes, des dents comme les tiennes, les sottises même sont charmantes.

—Je n'avais rien à dire.

—Même quand le duc de Naurouse parlait de ton pays; il n'était pas difficile de trouver quelques mots sur un pareil sujet pourtant.

—Je ne pensais pas à parler, je le regardais; il est très bien, le duc de Naurouse; il a tout à fait grand air, la mine fière, l'oeil doux; il me plaît.

—Personne ne doit te plaire; c'est toi qui dois plaire, s'écria madame de Barizel, s'animant pour la première fois et montrant presque de la colère; il te plaît, un homme que tu ne connais pas!

—Il est duc.

—Et qu'est-ce que cela prouve? Sais-tu seulement quelle est sa fortune?

—Tu demanderas cela à tes amis; Leplaquet doit le connaître, M. Dayelle doit savoir quelle est sa fortune.

—Ce n'est pas du duc de Naurouse qu'il s'agit: c'est de Savine, le seul qui, présentement, doit te plaire.

—Il ne me plaît point.

—Ne vas-tu pas maintenant te mettre dans la tête que tu es libre de n'épouser que l'homme qui te plaira?

—Je le voudrais.

—Une fille ne doit voir dans un homme qu'un mari, le reste vient plus tard; on a toute sa vie de mariage pour cela. Savine est-il ou n'est-il pas un mari désirable pour toi?...

—Pour nous.

—Ne m'agace pas; ton mariage est assuré si tu le veux, je mettrais tout en oeuvre pour qu'il réussît.

—Mais il me semble que le prince n'offre rien jusqu'à présent: il paraît prendre plaisir à être avec nous, à se montrer avec nous partout où l'on peut le remarquer; il nous offre beaucoup son bras, quelquefois ses voitures, en tout cas je ne vois pas qu'il m'offre de devenir sa femme; à vrai dire, je ne crois même pas qu'il en ait l'idée.

—S'il ne l'a pas encore eue, cette idée, c'est ta faute; ce n'est pas en étant ce que tu es avec lui que tu peux échauffer sa froideur. Je t'avais dit qu'il était l'orgueil même et que c'était par là qu'il fallait le prendre. L'as-tu fait? Des compliments, les éloges les plus exagérés, il les boit avec béatitude: lui en as-tu jamais fait?

—Cela m'ennuie.

—Et tu t'imagines qu'il n'y a pas d'ennuis à supporter pour devenir princesse, quand on est... ce que nous sommes; tu t'imagines qu'il n'y a pas de peine à prendre, pas de fatigues à s'imposer, pas de dégoûts à avaler en souriant; tu t'imagines que tu n'as qu'à te montrer dans la gloire de ta beauté; eh bien! si belle que tu sois, tu n'arriverais jamais à un grand mariage si je n'étais pas près de toi. Tu peux le préparer par ta beauté, cela est vrai; mais le poursuivre, le faire réussir, pour cela ta beauté ne suffit pas, il faut... ce que tu n'as pas et ce que j'ai, moi.

—Et cependant ni la beauté, ni... ce que tu as n'ont encore décidé Savine.

—Il se décidera ou plutôt on le décidera.

—Qui donc?

—Le duc de Naurouse qui te fera princesse.

—J'aimerais mieux qu'il me fit duchesse.

—Ne dis pas de niaiseries; explique-moi plutôt pourquoi j'ai eu peur que tu n'aies froid dans le château d'Eberstein, qui n'est pas glacial?

—Je te le demande.

—Explique-moi plutôt pourquoi j'ai eu l'idée de te faire faire une promenade en bateau?

—Pour rester seule avec le prince.

Madame de Barizel se mit à rire:

—J'ai eu peur que tu n'aies froid pour te ménager un tête-à-tête avec le duc de Naurouse, je t'ai fait faire une promenade en bateau pour continuer ce tête-à-tête, ce qui deux fois a rendu le prince furieux. C'est en l'éperonnant ainsi que nous le ferons avancer malgré lui. Et c'est à cela que le duc de Naurouse nous servira.

—Pauvre duc de Naurouse!

—Vas-tu pas le plaindre plutôt; il sera bien heureux, au contraire; sans compter qu'il aura le plaisir de nous rendre un fameux service. Mais ce qui serait tout à fait aimable de sa part, ce serait d'être en situation de fortune d'inspirer des craintes réelles à Savine et d'être, comme mari possible, un rival redoutable. C'est ce qu'il me faut savoir et ce que je saurai demain par Leplaquet ou, en tout cas, après-demain par M. Dayelle, que j'attends. Maintenant, va dormir, car je crois bien que Coralie ne rentrera pas. Rêve du duc de Naurouse, si tu veux, de son grand air, de sa mine fière, de ses yeux doux, cela te fera trouver ton lit moins mauvais. Bonne nuit, princesse!

—Bonne nuit, financière!




XI

Quand Leplaquet n'avait pas vu madame de Barizel le soir, il avait pour habitude de venir le lendemain matin déjeuner d'une tasse de thé avec elle pour parler de la journée écoulée et s'entendre sur la journée qui commençait: c'était l'heure des confidences, des renseignements, des conseils, des projets, où tout se disait librement, comme il convient entre associés qui n'ont qu'un même but et qui travaillent consciencieusement à l'atteindre en unissant leurs efforts.

Lorsqu'il venait ainsi, on faisait pour lui ce qui était interdit pour tout autre: on l'introduisait dans la chambre de madame de Barizel, qui avait l'habitude de rester tard au lit, un peu parce qu'elle aimait à dormir la grasse matinée, et aussi parce qu'elle trouvait qu'elle était là mieux que nulle part pour suivre les caprices de son imagination, toujours en travail, et échafauder ses combinaisons. Il n'y avait pas à se gêner avec Leplaquet, qui, dans sa vie de bohème, en avait vu d'autres et qui n'avait de dégoûts d'aucunes sortes.

Lorsqu'il entra, madame de Barizel venait de s'éveiller, et, comme elle n'avait point été dérangée, elle était de belle humeur.

—Je vous attendais, dit-elle en sortant sa main de dessous le drap et en la tendant, à Leplaquet, qui la baisa galamment, il y a du nouveau.

—Vous avez fait hier la connaissance du duc de Naurouse, qui vous a accompagnées dans votre promenade à Eberstein.

—Qu'est ce duc de Naurouse?

—Un homme dont le nom a empli les journaux pendant plusieurs années et qui a retenti partout: sur le turf, dans le high-life, devant les tribunaux, et même devant la cour d'assises.

—Que me parlez-vous de cour d'assises: il a passé en cour d'assises?

—Oui, et pour avoir tué un homme.

—Ah! mon Dieu! et il s'est assis à côté de nous, dans la même voiture, il a été vu dans notre compagnie.

—Rassurez-vous, il a tué cet homme en duel et conformément aux règles de l'honneur. Vous comptez donc sur lui?

—Beaucoup.

—Alors le prince Savine est lâché?

—Au contraire.

—Je n'y suis plus.

—Vous y serez tout à l'heure, quand vous m'aurez dit ce que vous savez du duc de Naurouse, tout ce que vous savez.

—Je ne sais que ce que tout le monde sait: grand nom, noblesse solide, belle fortune. Cependant cette fortune a dû être écornée par des folies de jeunesse; ces folies lui ont même valu un conseil judiciaire que lui ont fait nommer ses parents contre lesquels il a lutté avec acharnement pendant plusieurs années. A la fin il en a triomphé et il est aujourd'hui maître de ce qui lui reste de sa fortune.

—Qu'est ce reste?

—Quatre ou cinq cent mille francs de rente peut-être. Bien entendu je ne garantis pas le chiffre; il faudrait voir.

—Je demanderai à Dayelle.

—Il doit bientôt venir? demanda Leplaquet avec un certain mécontentement.

Elle ne le laissa pas s'appesantir sur cette impression désagréable, et tout de suite elle continua ses questions sur le duc de Naurouse.

—Quelle a été sa vie?

—Celle des jeunes gens qui s'amusent et dont Paris s'amuse; pendant les derniers temps de son séjour en France, il était l'amant de la duchesse d'Arvernes, et l'amant déclaré au vu et au su de tout le Paris; leurs amours ont fait scandale; il s'est à moitié tué pour la duchesse...

—Un passionné alors, c'est à merveille cela!

A ce moment l'entretien fut interrompu par une négresse qui entra portant un plateau sur lequel était servi un déjeuner au thé pour deux personnes.

Ce fut une affaire, de trouver à poser ce plateau; mais les négresses, au moins certaines négresses, affinées, ont l'adresse et la souplesses des chattes pour se faufiler à travers les obstacles sans rien casser. Celle-là manoeuvra si bien, qu'elle parvint à découvrir une place pour son plateau sans le lâcher.

—Si je n'avais trouvé la clef dans le lierre, dit madame de Barizel d'un ton indulgent, nous étions exposées à coucher dehors.

La négresse, qui était jeune encore et toute gracieuse, au moins par la souplesse de ses mouvements et la mobilité de sa physionomie, se mit à sourire en montrant le blanc de ses yeux et ses dents étincelantes avec les mouvements flexueux et les ondulations caressantes d'une chienne qui veut adoucir son maître.

—Pas faute à moi, bonne maîtresse, convenu avec Dinah, elle rentrer; Dinah pas faute à elle non plus; grand machin de montre cassé, criiii, criiii;—et en riant elle imita le bruit d'un grand ressort brisé;—elle pas savoir l'heure, elle pas pouvoir rentrer; elle bien fâchée; moi, grand chagrin.

Et, après avoir ri, instantanément elle se mit à pleurer.

—Est-elle drôle, dit Leplaquet en riant.

Ce fut tout: elle, pas grondée, sortit en riant.

Madame de Barizel la rappela:

—Et nos chambres?

—Pas faute à moi; moi oublié. Oh! moi grand chagrin.

De nouveau elle se remit à pleurer; puis doucement elle tira la porte et la ferma.

Tout en se disculpant de cette façon originale, elle avait placé un petit guéridon devant Leplaquet, et sur le lit de madame de Barizel une de ces planchettes avec des rebords et des pieds courts qui servent aux malades.

Leplaquet s'occupa à faire le thé.

—Ainsi, dit-il, Corysandre a produit de l'effet sur le duc de Naurouse!

—Son effet ordinaire, c'est-à-dire extraordinaire: le duc est resté en admiration devant elle. A deux reprises, je leur ai ménagé quelques instants de tête-à-tête, où ils auraient pu se dire toutes sortes de choses tendres, s'ils avaient été en état l'un et l'autre de parler.

—Comment, Corysandre?

—Je l'ai confessée hier en rentrant; elle m'a avoué ou plutôt elle m'a déclaré, car elle n'est pas fille à avouer, que le duc de Naurouse lui plaît: c'est le premier homme qui ait produit cet effet sur elle.

—Mais c'est dangereux, cela.

—Oh! pas du tout; si peu Américaine que soit Corysandre, et élevée par son père elle l'est très peu, elle a au moins cela de bon, et pour moi de rassurant, qu'on peut la laisser flirter sans danger. Elle se laissera faire la cour, elle écoutera tout ce qu'on voudra lui dire de tendre ou de passionné; elle serrera toutes les mains qui chercheront les siennes, elle n'aura que des sourires pour ceux qui à droite et à gauche d'elle lui presseront les pieds sous la table, dans le tête-à-tête elle permettra même avec plaisir qu'on dépose un baiser sur son front, ses joues, ses cheveux ou son cou; mais il ne faudra pas aller plus loin; elle connaît la valeur de la dot qu'elle doit apporter en mariage et elle ne consentira jamais à la diminuer. Ce n'est pas elle qui mangera son bien en herbe; quand il aura porté graine ce sera autre chose, mais alors je n'aurai plus à en prendre souci.

—Votre intention est donc de faire du duc de Naurouse un prétendant?

—Savine, avec son caractère orgueilleux, s'imagine qu'en étant amoureux de Corysandre il lui fait grand honneur, et comme il est à la glace, incapable de passion et d'entraînement pour ce qui n'est pas lui et lui seul, il s'en tient aux satisfactions qu'il trouve dans son intimité avec nous. Du jour où il verra que quelqu'un qui le vaut bien, sinon par la fortune, du moins par le rang, car un duc français de noblesse ancienne vaut mieux qu'un prince russe, n'est-ce pas? Du jour où il verra que ce duc français est amoureux pour de bon et parle, il parlera lui-même.

—Maintenant il faut que le duc de Naurouse parle comme vous dites.

—Il parlera. Bien qu'il ne m'ait pas annoncé sa visite, je l'attends aujourd'hui; je l'inviterai à dîner pour après-demain avec Savine, Dayelle et vous. Corysandre devant Savine sera très aimable pour le duc de Naurouse, ce qui lui sera d'autant plus facile qu'elle n'aura qu'à obéir à son impulsion, et elle ne fait bien que ce qu'elle fait naturellement. De son côté, le duc de Naurouse sera très tendre pour Corysandre; cela, je l'espère, fondra la glace de Savine. Vous, de votre côté, c'est-à-dire vous, mon cher Leplaquet, aidé de Dayelle, vous agirez sur le duc de Naurouse. Votre concours, je ne vous le demande pas; je sais qu'il m'est acquis, entier et dévoué. Celui de Dayelle, je l'obtiendrai après-demain.

—Voilà ce que je n'aime pas.

—Ne dis donc pas de ces naïvetés d'enfant, gros niais: tu sais bien pour qui je me donne tant de peine et pour qui je veux devenir libre.

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