Corysandre
XXVI
En montant derrière Roger l'escalier de la tour, Corysandre n'avait qu'une seule pensée, qui était une espérance.
—Pourvu qu'il y ait des visiteurs sur la plate-forme, se disait-elle.
Et tout en montant elle écoutait; mais, sur les pierres de grès rouge qui forment les marches de l'escalier, on n'entendait point d'autres pas que les leurs; de temps en temps seulement, quand ils passaient auprès d'un jour ouvert dans l'épaisse muraille de la tour, leur arrivait le croassement de quelque corneille qui revenait à son nid ou qui s'envolait.
—Il semble que nous soyons seuls dans cette église, dit Roger en se retournant vers elle.
Ils continuèrent de monter, allant lentement.
Cette tour du Münster de Fribourg, qui est une des merveilles de l'architecture gothique, est aussi large à sa base que la nef elle-même, alors elle est quadrangulaire; mais en s'élevant cette forme se rétrécit et change, pour devenir octogone, puis enfin elle devient une pyramide qui se termine par une flèche hardie que couronne une croix.
C'est jusqu'au point où commence cette flèche que montent les visiteurs: là se trouve une plate-forme que borde un balcon d'où la vue embrasse l'ensemble du monument et un immense panorama: à ses pieds on a la cathédrale avec sa toiture à la pente rapide, ses arcs-boutants, ses statues, ses gouttières, ses colonnes, ses clochers aux dentelures byzantines, puis, par-dessus les toits et les cheminées de la ville, d'un côté la Forêt-Noire, dont les pentes sombres s'élèvent rapidement, et de l'autre la plaine du Rhin, que ferme au loin la ligne bleuâtre des Vosges.
Ils restèrent longtemps sur cette plate-forme, allant successivement d'un côté à l'autre, de façon à embrasser entièrement la vue qui se déroulait devant eux; chaque fois que Corysandre se penchait au-dessus du balcon pour regarder la place, elle voyait sa mère, immobile dans la calèche, toute petite, et n'agitant aucun mouchoir.
Personne ne viendrait donc la tirer de son embarras qui avec le temps allait en s'accroissant.
La journée était radieuse et chaude, mais à cette hauteur la brise qui soufflait à travers les arceaux rafraîchissait l'air; cependant elle étouffait, le coeur serré par l'émotion.
Pour Roger, il paraissait pleinement heureux, et à chaque instant il étendait la main vers l'horizon pour lui montrer un point qu'il lui désignait jusqu'à ce qu'elle l'eût aperçu elle-même.
—Ne trouvez-vous pas, disait-il, que c'est une douce joie, pleine de poésie et de charme, de se perdre ainsi ensemble dans ces profondeurs sans bornes, cela ne vous rappelle-t-il pas Eberstein?
Ce souvenir ainsi évoqué la fit frémir de la tête aux pieds, elle se sentit prise par une molle langueur.
—Si vous vouliez, dit-elle, nous pourrions redescendre.
—Déjà!
—Ma mère n'a pas une aussi belle vue que nous dans sa voiture.
Comme ils arrivaient à l'escalier, il se retourna:
—Voulez-vous que nous jetions un dernier regard sur ce panorama, dit-il, pour bien le graver en nous et l'emporter; c'est là un des charmes de ces belles vues de faire un cadre à nos souvenirs.
Une dernière fois ils firent le tour de la plate-forme; mais Corysandre était trop émue, trop profondément troublée, pour rien voir: personne n'était venu, et elle n'avait rien dit.
Ils revinrent à l'escalier, qui à cet endroit est très étroit et tourne dans une assez brusque révolution. Roger descendit le premier et Corysandre le suivit, indifférente, insensible à ce qui se passait autour d'elle, marchant sans regarder à ses pieds, toute à la pensée de la séparation que sa mère allait certainement lui imposer, n'étant pas femme à revenir sur une chose qu'elle avait dite: Roger ne s'était point prononcée il fallait quitter Bade. Quand, comment le reverrait-elle?
Tout à coup elle glissa sur une marche polie et elle se sentit tomber en avant; justement en face d'elle une petite fenêtre longue s'ouvrait sur le vide. Instinctivement elle crut qu'elle allait être précipitée par cette fenêtre, et, étendant les deux mains, elle laissa échapper un cri:
—Roger!
Le bruit de la glissade lui avait déjà fait retourner la tête. Vivement il lui tendit les bras et la reçut sur sa poitrine; comme il avait le dos appuyé contre la muraille, il ne fut pas renversé.
Elle était tombée la tête en avant et elle restait sur l'épaule de Roger, à demi cachée dans son cou; doucement il se pencha vers elle, et, la serrant dans ses deux bras, il lui posa les lèvres sur les lèvres. Alors à son baiser elle répondit par un baiser.
Longtemps ils restèrent unis dans cette étreinte passionnée.
Puis, faiblement, elle murmura quelques paroles:
—Vous m'aimez donc!
Mais à ce montent un bruit de pas et des éclats de voix retentirent an-dessous d'eux: c'étaient des visiteurs qui montaient et qui allaient les rejoindre.
Il fallut se séparer et descendre.
Mais le hasard, qui leur avait été jusque-là favorable, leur était devenu contraire: le déjeuner venait de finir dans les hôtels et c'était par bandes qui se suivaient que les visiteurs montaient à la tour; ils n'eurent pas une minute de solitude assurée dans ces escaliers déserts, lors de leur ascension, et dont les voûtes sonores retentissaient maintenant de cris et de rires. Tout ce qu'ils purent donner à leur amour, ce furent de furtives étreintes bien vite interrompues.
Quand Corysandre s'approcha de la voiture, elle sentit les yeux de sa mère posés sur elle et la dévorant; mais elle tint les siens baissés, incapable de soutenir ces regards, et plus incapable encore de leur répondre: une émotion délicieuse l'avait envahie et elle eût voulu ne pas s'en laisser distraire; tout bas elle se répétait: «Il m'aime, il m'aime, il m'aime;» et quand elle ne prononçait pas ces mots avec ses lèvres, ils résonnaient dans son coeur qu'ils exaltaient.
—Au Schlossberg, dit madame de Barizel au cocher lorsque Roger et Corysandre eurent pris place près d'elle.
Et la voiture roula par les rues de la ville encombrées de gens endimanchés; les femmes coiffées du bonnet au fond brodé d'or et d'argent avec des papillons de rubans noirs; les jeunes filles, leurs cheveux blonds pendants en deux longues tresses entrelacées de rubans; les hommes, pour la plupart portant le chapeau à une corne ou même, malgré la chaleur, le bonnet à poil de martre à fond de velours surmonté d'une houppe en clinquant.
A entendre les observations de madame de Barizel, c'était à croire qu'elle n'avait d'autre souci en tête que de regarder les gens de Fribourg et de les étudier au point de vue du costume et des moeurs.
Corysandre et Roger ne répondaient rien, mais ils paraissaient écouter; en réalité ils se regardaient et par de brûlants éclairs leurs yeux se disaient leur bonheur.
—Je t'aime.
—Je t'aime.
A un certain moment, dans la montagne, madame de Barizel, prise d'un accès de pitié pour les chevaux, ce qui n'était cependant pas dans ses habitudes, voulut descendre pour qu'ils pussent monter avec moins de peine la côte, qui était rude.
Ce fut une joie pour Roger de prendre Corysandre dans ses bras pour l'aider à descendre et de la serrer plus tendrement qu'il n'avait osé le faire jusqu'à ce jour, et ce fut une joie pour lui comme pour elle de marcher côte à côte dans cette montée ombragée par de grands bois sombres.
Madame de Barizel était restée en arrière. Tout à coup elle appela Corysandre, qui redescendit, tandis que Roger continuait de monter.
—Eh bien? demanda madame de Barizel à voix basse lorsque sa fille fut à portée de l'entendre. Corysandre, qui connaissait bien sa mère, s'attendait à cette question et elle avait préparé sa réponse.
—Il m'a dit qu'il m'aimait, murmura-t-elle.
—Enfin, peu importe; maintenant la victoire est à nous. Tu vois si j'avais raison dans mes prévisions et mes combinaisons; écoute-moi donc jusqu'au bout. Tant qu'il ne m'aura pas adressé sa demande, je te prie de t'arranger pour ne pas te trouver seule avec lui. Moi, de mon côté, je ferai en sorte que vous n'ayez pas de tête-à-tête, ceux que je vous ai ménagés étaient indispensables, maintenant ils seraient nuisibles. Il vaut mieux exaspérer le désir du duc et l'entretenir que de le satisfaire.
XXVII
Elle attendait la demande du duc de Naurouse pour le soir même; aussi fut-elle assez vivement surprise, lorsqu'en arrivant à Bade le duc prit congé d'elles sans avoir rien dit.
—Ce sera pour demain, pensa-t-elle.
Mais la journée du lendemain fut ce qu'avait été celle du dimanche, au moins quant à la demande attendue.
Évidemment il se passait quelque chose d'extraordinaire.
Depuis qu'elle s'était mis en tête de faire faire à Corysandre un grand mariage, elle vivait sous le coup d'une menace qui, se réalisant, pouvait anéantir ses espérances et toutes ses combinaisons: le passé. Qu'un de ces prétendants vînt à connaître ce passé, ne se retirerait-il pas?
Savine l'avait-il connu?
Pour Savine, la question n'avait plus qu'un intérêt théorique; mais, pour le duc, elle avait un intérêt immédiat et pratique d'une telle importance, qu'il fallait coûte que coûte agir de façon à savoir à quoi s'en tenir, et surtout à voir par quels moyens on combattrait, si cela était possible, l'impression que cette révélation du passé avait produite.
Le lendemain, au réveil, son plan était arrêté, et lorsque son fidèle Leplaquet fut introduit dans sa chambre pour déjeuner avec elle, elle lui en fit part.
—Eh bien! demanda Leplaquet en entrant, le duc s'est-il prononcé?
—Non, et cela m'inquiète beaucoup; aussi ai-je décidé d'agir pour obliger le duc à parler enfin.
—Comment cela?
En lui écrivant ou plutôt en lui faisant écrire par vous. C'est-à-dire en empruntant votre plume si fine et si habile pour écrire une lettre que Corysandre recopiera et que j'enverrai.
—Ah! par exemple, voilà qui est tout à fait original.
—Me blâmez-vous?
—Moi! Je n'ai jamais blâmé personne et ce ne serait pas par vous que je commencerais. Seulement vous me permettrez, n'est-ce pas, de trouver originale une mère qui écrit les lettres d'amour de sa fille, car cette lettre, je ne peux l'écrire que sous votre dictée ou tout au moins sous votre inspiration, et c'est vous vraiment qui l'écrivez. Voilà ce qui est drôle. Mais quant à le blâmer, non. Je ne condamne jamais ce qui réussit, et je sais bien que vous réussirez; pour le succès je n'ai que des applaudissements.
—Vous savez que le duc a déclaré son amour à Corysandre sur la plate-forme de la cathédrale de Fribourg.
—Ça, c'est drôle aussi.
—En descendant, Corysandre était terriblement émue et elle n'a pas pu me cacher son trouble. Je l'ai interrogée et elle m'a, en honnête fille qu'elle est, avoué ce qui s'est passé. Le duc a assisté de loin à cet interrogatoire, et, sans savoir ce qui s'est dit entre nous, il ne trouvera pas invraisemblable que je sache la vérité; la sachant, il est tout naturel que je ne veuille plus recevoir le duc... Cela est hardi, j'en conviens, mais le succès n'appartient pas aux timides. Hier, j'ai reçu M. de Naurouse parce que j'ai cru qu'il venait me demander la main de ma fille. Il ne m'a pas adressé sa demande, je ne le reçois pas aujourd'hui, ce qui va avoir lieu tantôt quand il se présentera, Corysandre, avec qui je me suis expliquée, écrit au duc pour l'avertir de ce qui se passe et pour le mettre en demeure de se prononcer.
—Et si le duc montrait cette lettre?
—Cela n'est pas à craindre: le duc est trop honnête homme pour cela: d'ailleurs on doit apporter beaucoup de prudence dans la rédaction de cette lettre et c'est pour cela que j'ai besoin de vous. Vous connaissez la situation, allez donc; je recopierai cette lettre pour que Corysandre ne sache pas qu'elle est de vous et, après l'avoir fait copier par ma fille, je l'enverrai. Cherchez ce qu'il faut pour écrire et mettez-vous au travail.
Mais trouver ce qu'il fallait pour écrire n'était pas chose commode chez madame de Barizel, qui n'écrivait jamais ni lettres, ni comptes, ni rien, un peu par paresse, beaucoup par prudence pour qu'on ne vît pas son écriture et surtout son orthographe. C'était même cette grave question de l'orthographe qui faisait qu'elle demandait à Leplaquet de lui écrire cette lettre, car si Corysandre en savait plus qu'elle, elle n'en savait pas beaucoup cependant, et il ne fallait pas que le duc s'aperçût que celle qu'il aimait ne savait rien.
Toutes les recherches de Leplaquet furent vaines, il fallut faire apporter de la cuisine un registre crasseux et un encrier boueux pour qu'il pût écrire son brouillon.
—Vous comprenez la situation? dit madame de Barizel.
—C'est que c'est vraiment délicat, dit-il avec embarras.
—Pas pour vous, mon ami.
—Cela le décida; il se mit à écrire assez rapidement, sans s'arrêter; les feuillets s'ajoutèrent aux feuillets.
—Il ne faudrait pas que cela fût trop long, dit madame de Barizel.
—Je sais bien, mais c'est que c'est le diable de faire court: il faut des préparations, des transitions.
—Chez une jeune fille? Enfin, allez.
Il alla encore et il arriva enfin au bout de son sixième feuillet.
—Je crois que c'est assez, dit-il, voulez-vous voir?
—Si vous voulez lire vous-même, je suivrai mieux.
Il commença sa lecture, que madame de Barizel écouta sans interrompre, sans un mot d'approbation ou de critique. Ce fut seulement quand il se tut qu'elle prit la parole.
—C'est admirable, dit-elle, plein de belles phrases bien arrangées et de beaux sentiments merveilleusement exprimés, seulement ce n'est pas tout à fait ainsi qu'écrit une jeune fille.
—Ah! dit Leplaquet d'un air pincé.
—Ne soyez pas blessé de mon observation, mon ami, toutes les fois que j'ai lu des lettres de femmes dans des romans écrits par des hommes, je les ai trouvées fausses et maladroites; les hommes ne savent pas attraper le tour des femmes ni leur manière de dire, qui, toute vague qu'elle paraisse, est cependant si précise. C'est là le défaut de votre lettre, qui dit trop nettement les choses, trop régulièrement, en suivant un programme raisonné: les femmes n'écrivent pas ainsi.
—Alors, comment écrivent-elles?
—Je ne suis qu'une ignorante, je ne sais pas faire des phrases d'auteur; mais voilà ce que j'aurais dit... Voulez-vous l'écrire?
Il reprit la plume avec mauvaise humeur et écrivit ce qu'elle dictait, assez lentement, en pesant ses mots, mais cependant sans hésitation:
«Je n'aurais jamais eu la pensée que notre intimité devait cesser; j'étais heureuse; je vivais de ma journée de la veille et de l'espérance du lendemain, sans rien prévoir, sans rien attendre, et voilà que tout à coup on me prouve que ce que je croyais per» mis est blâmable, que ce qui faisait ma joie est défendu.
—Il me semble qu'après avoir confessé son amour il est bon que Corysandre me fasse intervenir; elle aime, mais elle cède à sa mère.
—Très bon; continuez.
«Il va nous être interdit de nous voir; vous ne serez plus reçu chez ma mère, et si je veux rester l'honnête fille que je dois être il me faudra effacer de mon souvenir...»
—Elle s'interrompit:
—Si nous mettions «même»!
«... Même de mon souvenir les doux moments passés ensemble; je devrai me dire que j'ai rêvé. Rêvé! rêvé notre première entrevue, rêvé nos promenades, nos heures de liberté, vos paroles, vos regards!...
Elle s'interrompit encore:
—Est-ce distingué, de mettre des points d'exclamation?
—Pourvu qu'il n'y en ait pas trop.
—Eh bien, mettez-en juste ce que les convenances permettent.
Elle continua de dicter:
«... C'est ce que le monde nous impose, c'est ce qu'on exige de nous; et je ne puis ni agir, ni lutter, je ne puis que courber la tête, désespérée de mon impuissance. Quelle navrante chose d'être obligée de vous dire: «Ne venez plus», quand je voudrais au contraire vous appeler toujours; mais je le dois. Seulement saurez-vous jamais ce qu'une telle démarche m'aura coûté de douleurs...»—Soyons tendre, n'est-ce pas? «ce que j'en peux souffrir. Comprendrez-vous qu'il m'a fallu toute ma foi en votre honneur, ma confiance en vos sentiments, ma croyance en vous, pour n'être pas arrêtée au premier mot de cette lettre et pour la terminer en vous disant...»
Elle s'arrêta:
—Qu'est-ce qu'elle peut bien lui dire? c'est là le point délicat, car il faut qu'elle en dise assez sans en trop dire.
Après un moment de réflexion, elle poursuivit:
«... En vous disant: Allez à ma mère, elle seule peut vous ouvrir notre maison qu'elle veut vous tenir fermée.»
—Et c'est tout: s'il ne comprend pas, c'est qu'il est stupide. Maintenant, mon ami, relisez cela; arrangez mes phrases, donnez-leur une bonne tournure. Je crois que l'essentiel est dit.
—Je me garderai bien de changer un seul mot à cette lettre, qui est vraiment parfaite et que, pour mon compte, j'admire. Vous me démontrez une chose que je croyais déjà: c'est qu'il n'y a que les femmes qui puissent écrire des lettres.
XXVIII
Aussitôt que Leplaquet fut parti, madame de Barizel se mit à copier la lettre qu'elle avait dictée, ou plutôt à la dessiner, car pour son esprit ignorant aussi bien que pour sa main inexpérimentée l'écriture était une sorte de dessin; elle imitait scrupuleusement ce qu'elle avait devant les yeux; puis, quand elle avait fini un mot, elle comptait sur le modèle le nombre de lettres dont il se composait, et elle faisait aussitôt, la même opération sur sa copie. Ne fallait-il pas que Corysandre ne pût pas se tromper?
Enfin, après beaucoup de mal et de temps, elle vint à bout de ce travail, et aussitôt elle fit appeler sa fille; mais, avant que Corysandre entrât, elle eut soin de cacher sa copie.
—Je t'ai fait appeler, dit madame de Barizel, pour te parler de M. de Naurouse.
Corysandre regarda sa mère avec inquiétude; elle eût voulu qu'on ne lui parlât pas de Roger.
—Je t'ai dit, continua madame de Barizel, que s'il ne se prononçait pas nous romprions toutes relations.
—Il s'est prononcé.
—Avec toi, oui; mais avec moi? C'est dimanche qu'il t'a déclaré son amour; le soir même il devait me demander ta main ou en tous cas il devait le faire le lendemain; il ne l'a pas fait. Je dois donc, quoi qu'il m'en coûte, ne pas laisser cette cour se prolonger plus longtemps. A partir d'aujourd'hui notre porte sera fermée au duc.
Cela fut dit d'une voix ferme qui annonçait une volonté inébranlable.
Cependant, après quelques courts instants de silence, elle parut s'adoucir.
—Cela est terrible pour toi, ma pauvre fille, je le comprends, je le sens; mais que puis-je y faire?
—Pourquoi ne pas attendre? essaya Corysandre.
—Sois certaine que ça n'a pas été sans de longues hésitations, que je me suis arrêtée à cette résolution. Je l'ai balancée toute la nuit, ne pouvant pas me résoudre à te briser le coeur, prévoyant bien, sentant bien quelle serait ta douleur. Un moment j'ai cru avoir trouvé un moyen pour n'en pas venir à cette terrible extrémité et pour amener le duc à me demander ta main aujourd'hui même; mais, après l'avoir longuement examiné, j'y ai renoncé.
—Et pourquoi? s'écria Corysandre en se jetant sur cette espérance qui lui était présentée.
—Pour deux raisons: la première, c'est qu'il est un peu aventureux; la seconde, c'est que tu n'en voudrais peut-être pas.
—Je voudrai tout ce qui ne nous séparera pas.
—Tu dis cela.
—Cela est ainsi.
—Au reste, je veux bien t'expliquer ce moyen; s'il n'a plus d'importance maintenant que je l'ai rejeté, au moins peut-il te montrer combien vivement je veux ton bonheur et aussi comment je m'ingénie toujours à t'éviter des chagrins. Tu écrivais au duc...
—Moi?
—Ah! tu vois; sans savoir, voilà que tu m'interromps.
—C'est de la surprise, rien de plus.
—Tu écrivais au duc et tu lui disais que j'exigeais la rupture de votre intimité; puis, après avoir en quelques mots exprimé combien cela t'était cruel, tu ajoutais qu'il n'y avait qu'un moyen pour que cette rupture n'eût pas lieu; et ce moyen, c'était qu'il vint à moi. Cela m'avait tout d'abord paru excellent, si bien que j'avais même écrit la lettre, tiens, la voici; veux-tu la lire? Tu me diras si ces sentiments sont les tiens et si je me suis mise à ta place.
Elle lui tendit la lettre, et Corysandre, l'ayant prise, commença à la lire; mais madame de Barizel ne la laissa pas aller loin.
—Est-ce que tu n'aurais pas évoqué ces souvenirs dont je parle, si tu avais toi-même écrit? demanda-telle.
—Oui, je crois.
Corysandre continua sa lecture, que sa mère interrompit bientôt:
—N'aurais-tu pas encore dit toi-même que tu étais navrée de parler contre ton coeur?
—Oh! oui.
—Allons, je vois que j'ai bien deviné tes sentiments, mais n'est-il pas tout naturel qu'une mère, bien que n'étant pas près de sa fille, écrive en quelque sorte sous sa dictée! En réalité cette lettre est de toi.
Corysandre acheva sa lecture.
—Quel malheur, dit madame de Barizel, qu'on ne puisse pas l'envoyer au duc.
Elle fit une pause et, comme Corysandre ne disait rien, elle ajouta:
—Il y aurait des chances pour que le duc accourût tout de suite: au moins cela m'avait paru probable en l'écrivant, car tu penses bien que je n'ai eu qu'un but: enlever M. de Naurouse à ses hésitations, inexplicables s'il t'aime comme tu le crois.
—Et pourquoi ne pas l'envoyer? dit Corysandre lentement et en hésitant à chaque mot.
—S'il ne t'aime pas, il saisira cette occasion de rupture.
—Il m'aime.
—Si tu en es sûre, cela augmente singulièrement les chances de le voir accourir; seulement, moi qui n'ai pas les mêmes raisons pour me fier à cet amour, j'ai dû renoncer à ce moyen que j'avais trouvé tout d'abord et qui conciliait tout: notre dignité et ton amour; car tu sens bien, n'est-ce pas, que cette question de dignité est considérable? Que nous continuions à recevoir le duc maintenant comme avant, et il s'étonnerait bien certainement des facilités que je t'accorde, peut-être même cela lui inspirerait-il des doutes pour le passé.
—Si je copiais cette lettre? répéta Corysandre, qui se perdait dans ces paroles contradictoires et qui d'ailleurs était trop profondément émue; par la menace de sa mère pour pouvoir raisonner.
Puisqu'on lui disait, puisqu'on lui expliquait que cette lettre devait tout concilier, ne serait-ce pas folie à elle de refuser le moyen qui lui était offert? En elle il y avait bien quelque chose qui protestait contre l'emploi de ce moyen; mais elle n'était guère en état d'entendre la voix de sa conscience et de son coeur, troublée, entraînée qu'elle était par la voix de sa mère qui ne lui laissait pas le temps de se reconnaître et de réfléchir.
—Je n'ai pas le droit de t'empêcher de risquer cette aventure, dit madame de Barizel.
—Je pourrais la lui remettre quand il viendra.
—Oh! non, cela serait très mauvais; ce qu'il faut, si tu veux copier cette lettre, c'est qu'elle n'arrive au duc qu'après que nous ne l'aurons pas reçu. Aussitôt qu'il sera parti, tu la remettras à Bob, qui la portera, et il est possible que quelques minutes après nous voyions le duc accourir ou qu'il m'écrive pour me demander une entrevue. Je dis que cela est possible, mais je ne dis pas que cela soit certain. Vois et décide toi-même.
Comme Corysandre restait hésitante, madame de Barizel reprit:
-Pour moi, au milieu de ces incertitudes, mon devoir de mère est heureusement tracé et je n'ai qu'à le suivre tout droit: Ne plus recevoir le duc... à moins qu'il ne se présente pour me demander ta main et, quoi qu'il m'en coûte, je ne faillirai pas à ce devoir; plus tard, quand tu ne seras plus sous le coup immédiat de la douleur, tu me remercieras de ma fermeté.
Elle se dirigea vers la porte comme pour sortir; mais elle ne sortit pas, car, tout en ayant l'air de vouloir laisser Corysandre à ses réflexions, elle tenait essentiellement, au contraire, à ce qu'elle ne pût pas réfléchir.
—A quelle heure doit venir le duc aujourd'hui?
—A une heure pour...
—Et il est?
—Midi passé.
—Déjà. Alors tu n'as que juste le temps d'écrire..., si tu veux écrire.
—Je vais écrire.
—Alors, tu es sûre de lui?
—Oui.
XXIX
Quand Roger se présenta et que Bob lui répondit que «madame la comtesse ne pouvait pas le recevoir ni mademoiselle non plus», il fut étrangement surpris. Cette heure matinale avait été choisie la veille avec Corysandre pour s'entendre à propos d'une promenade, et il était d'autant plus étonnant qu'on ne le reçût pas, que Bob, interrogé, répondait que ni «madame la comtesse ni mademoiselle n'étaient malades».
Il dut se retirer, déconcerté, se demandant ce que cela signifiait.
Mais il ne pouvait guère examiner froidement cette question en la raisonnant, étant agité au contraire par une impatience fiévreuse.
Les réponses aux lettres qu'il avait écrites à ses amis d'Amérique peur leur demander des renseignements sur la famille de Barizel ne lui étaient pas encore parvenues, et la veille il avait expédié des dépêches à ses deux amis pour les prier de lui faire savoir par le télégraphe s'il pouvait donner suite au projet dont il les avait entretenus dans ses lettres; c'était à la dernière extrémité qu'il s'était décidé à employer le système des dépêches qui, en un pareil sujet et aussi bien pour les demandes que pour les réponses, ne pouvait être que mauvais par sa concision et surtout par sa discrétion obligée; mais, après ce qui s'était passé entre lui et Corysandre, dans la tour de l'église de Fribourg, il ne pouvait plus attendre. Par la poste les réponses pouvaient tarder encore huit jours, peut-être plus. Se taire plus longtemps devenait tout à fait ridicule.
Revenant chez lui, il se trouva alors dans un état pénible de confusion et de perplexité, allant d'un extrême à l'autre, sans pouvoir raisonnablement s'arrêter à rien.
Il n'y avait pas une demi-heure qu'il était rentré, quand on lui monta la lettre de Corysandre, sans lui dire qui l'avait apportée.
Son premier mouvement fut de la jeter sur une table; il n'en connaissait point l'écriture et il avait bien autre chose en tête que de s'occuper des lettres que pouvaient lui adresser des gens qui lui étaient indifférents.
C'étaient des dépêches qu'il attendait, non des lettres.
Comme il ne pouvait rester en place et qu'il marchait à travers son appartement, il passa plusieurs fois auprès de la table sur laquelle il avait jeté cette lettre: puis à un certain moment il la prit machinalement entre ses doigts et il lui sembla que ce papier exhalait le parfum de Corysandre.
Sans aucun doute c'était là une hallucination: il pensait si fortement à Corysandre, elle occupait si bien son coeur et son esprit, qu'il la voyait partout.
Cependant il ne put s'empêcher de flairer cette lettre, et aussitôt une commotion délicieuse courut dans ses nerfs et le secoua de la tête aux pieds; c'était bien le parfum de Corysandre, le même au moins que celui qu'il avait si souvent respiré avec enivrement.
Vivement il déchira l'enveloppe et il lut:
«Allez à ma mère...»
Évidemment il n'avait que cela à faire, et telle était la situation que créait cette lettre, qu'il ne pouvait pas attendre davantage.
Pour que Corysandre ne se fût pas jusqu'à ce jour fâchée de ses hésitations et de son silence, il fallait qu'elle eût vraiment l'âme indulgente, ou plutôt il fallait qu'elle l'aimât assez pour n'être sensible qu'à son amour; mais maintenant, comment ne serait-elle pas blessée d'un retard qui serait pour elle la plus cruelle des blessures en même temps que le plus injuste des outrages? comment s'imaginer que plus tard elle pourrait s'en souvenir sans amertume?
Jamais il n'avait éprouvé pareille anxiété, car, s'il avait de puissantes raisons pour attendre, il en avait de plus puissantes encore pour n'attendre pas.
Quoi qu'il décidât, il serait en faute: s'il se prononçait tout de suite, envers son nom; s'il ne se prononçait pas, envers son amour.
Comme il agitait anxieusement ces pensées, sa porte s'ouvrit.
C'était une dépêche; qu'on lui apportait.
«Pouvez donner suite à votre projet, mais plus sage serait d'attendre lettre partie depuis six jours.»
Plus sage!
D'un bond il fut à son bureau.
«Madame la comtesse,
«J'ai l'honneur de vous demander une entrevue, je vous serais reconnaissant de me l'accorder aujourd'hui même, aussitôt que possible.
«On attendra votre réponse.
«Daignez agréer l'expression de mon profond respect.
NAUROUSE.»
Au bout de dix minutes on lui remit sous enveloppe une carte portant ces simples mots: «Madame la comtesse de Barizel attend monsieur le duc de Naurouse.»
Lorsqu'il se présenta devant la comtesse, il croyait qu'il prendrait le premier la parole; mais elle le devança:
—Vous avez dû être surpris, monsieur le duc, dit-elle cérémonieusement, de ne pas nous trouver lorsque vous avez bien voulu nous honorer de votre visite? Je vous dois une explication à cet égard et je vais vous la donner. Ma fille et moi, monsieur le duc, nous avons beaucoup de sympathie pour vous et nous sommes l'une et l'autre très heureuses de l'agrément que vous paraissez trouver en notre compagnie, agrément qui est partagé d'ailleurs; mais ma fille est une jeune fille, et, qui plus est, une jeune fille à marier. Tant que nos relations ont gardé un caractère de camaraderie mondaine, je n'ai pas eu à m'en préoccuper; vous paraissiez éprouver un certain plaisir à nous rencontrer, nous en ressentions un très vif à nous trouver avec vous, c'était parfait. Mais en ces derniers temps on m'a fait des observations... très sérieuses, au moins au point de vue des usages français qui désormais doivent être les nôtres, sur... comment dirais-je bien... sur votre intimité avec ma fille. Mes yeux alors se sont ouverts, mon devoir de mère a parlé haut et j'ai décidé que, quoi qu'il nous en coûtât, à ma fille et à moi, nous devions rompre des relations qui plus tard pouvaient nuire à Corysandre, et qui même lui avaient peut-être déjà nui. C'est ce qui vous explique pourquoi nous n'avons pas pu recevoir votre visite tantôt. Sans doute j'aurais pu la recevoir et vous donner alors les raisons que je vous donne en ce moment, mais j'ai pensé que vous comprendriez vous-même le sentiment qui me faisait agir. Vous avez voulu une franche explication, la voilà.
—Si j'ai insisté pour être reçu, ce n'a point été dans l'intention de provoquer cette explication que vous voulez bien me donner avec tant de franchise. Il y a longtemps que j'aime mademoiselle Corysandre...
—Vous, monsieur le duc!
—En réalité je l'aime du jour où je l'ai vue pour la première fois. Mais si vif, si grand que soit cet amour, je n'ai pas voulu écouter ses inspirations avant d'être bien certain que je n'obéissais pas à des illusions enthousiastes; aujourd'hui cette certitude s'est faite dans mon esprit aussi bien que dans mon coeur et je viens vous demander de me la donner pour femme.
Aucune émotion, ni trouble, ni joie, ni triomphe, ne se montra sur le visage de madame de Barizel en entendant cette parole qu'elle avait cependant si anxieusement attendue et si laborieusement amenée.
Elle resta assez longtemps sans répondre, comme si elle était plongée dans un profond embarras; à la fin elle se décida, mais en hésitant.
—Avant tout je dois vous avouer que votre demande, dont je suis fort honorée, me prend tout à fait au dépourvu et me cause une surprise que je n'ai pas la force de cacher, car j'étais loin de soupçonner votre amour pour elle,—la résolution que j'ai mise à exécution aujourd'hui en est la preuve. Avant de vous répondre je dois donc tout d'abord interroger ma fille, dont je ne connais pas les sentiments et que je ne contrarierai jamais dans son choix. Et puis il est une personne aussi que je dois consulter, notre meilleur ami en France, le second père de ma fille, M. Dayelle, qui, je ne vous le cacherai pas, sera peut-être votre adversaire, au moins dans une certaine mesure, c'est-à-dire...
—M. Dayelle m'a expliqué pourquoi il me considérait comme un assez mauvais mari; mais c'est là un excès de rigorisme contre lequel je me défendrai facilement si vous voulez bien m'entendre.
—Je voudrais que ce fût notre ami Dayelle qui vous entendît, car je dois avoir égard à son opinion. Justement je l'attends. Vous pourrez donc le faire revenir de ses préventions, qui, j'en suis convaincue, ne sont pas fondées; mais, jusque-là il est bien entendu que la mesure que j'avais cru devoir prendre et qui s'imposait à ma prévoyance de mère n'a plus de raison d'être, et que toutes les fois que vous voudrez bien venir, nous serons heureuses, ma fille et moi, de vous recevoir.
—Alors j'aurai l'honneur de vous faire ma visite ce soir.
Roger se retira.
Ce fut cérémonieusement que madame de Barizel le reconduisit; mais aussitôt qu'il fut parti elle monta quatre à quatre à la chambre de sa fille, où elle entra en dansant.
—Enfin ça y est, s'écria-t-elle, embrasse-moi, duchesse!
XXX
Si l'annonce du mariage de mademoiselle de Barizel, de la belle Corysandre avec le prince Savine avait fait du tapage, celle de son mariage avec le duc de Naurouse en fit un bien plus grand encore. On avait parlé de Savine, parce que Savine voulait qu'on parlât de lui et employait dans ce but toute sorte de moyens. On parlait du duc de Naurouse tout naturellement, parce qu'on avait plaisir à s'occuper de lui. Savine n'était aimé de personne; Naurouse était sympathique à tout le monde, même à ceux qui ne le connaissaient que pour ce qu'on racontait sur son compte.
Et puis c'était la semaine des courses, et les anciens amis de Roger étaient arrivés à Bade; le prince du Kappel, Poupardin, Montrévault et dix autres avec leurs maîtresses présentes ou anciennes, et tous s'étaient jetés sur cette nouvelle:
—Naurouse se marie, est-ce possible?
On l'avait entouré, questionné, félicité, et tout d'abord il avait mis une certaine réserve dans ses réponses; mais, lorsqu'à la suite de l'entrevue avec Dayelle et d'un nouvel entretien avec madame de Barizel, dans lequel celle-ci, «éclairée sur les sentiments de sa fille et conseillée par son ami Dayelle», avait formellement donné son consentement, il avait très franchement montré combien il était heureux de ce mariage, n'attendant même pas les questions pour l'annoncer à ceux de ses amis qu'il estimait assez pour leur parler de son bonheur.
Les félicitations les plus vives qu'il reçut furent celles du prince de Kappel:
—Êtes-vous heureux, cher ami, de pouvoir vous marier librement et de vous choisir votre femme vous-même et tout seul! Je crois que si j'avais la liberté de faire comme vous, je me marierais; tandis qu'il est bien certain que je mourrai garçon pour ne pas me laisser marier à quelque princesse de sang royal, mais tuberculeux ou scrofuleux, qu'on m'imposerait au nom de la politique et à qui je devrais faire des enfants... si je pouvais. J'aime mieux ne pas essayer. D'ailleurs, un futur roi qui ne se marie pas, c'est drôle, et on est original comme on peut.
Parmi ses amis, un seul, au lieu de le féliciter, le blâma et très vivement, parlant au nom de l'amitié et de la raison, employant la persuasion et la raillerie pour empêcher ce qu'il appelait un suicide: ce fut Mautravers.
Contrairement à son habitude, Mautravers n'était point arrivé à Bade pour le commencement des courses, et quand Roger, surpris de ne le pas voir, avait demandé de ses nouvelles, on lui avait répondu qu'il ne viendrait probablement pas; cependant il était venu, et, le matin de la deuxième journée, en débarquant de chemin de fer il était tombé chez Roger encore au lit et endormi.
—Enfin vous voilà de retour et pour longtemps, j'espère.
—Pour très longtemps, pour toujours probablement.
—Est-ce que ce qu'on raconte serait vrai?
—Que raconte-t-on?
—Que vous avez l'idée de vous marier.
—C'est vrai.
—Vous marier avec une Américaine, une étrangère, vous, François-Roger de Charlus, duc de Naurouse?
—Cette Américaine est d'origine française: elle appartient à une très vieille et très bonne famille du Poitou, les Barizel.
—On m'avait dit tout cela, car on s'occupe beaucoup de vous en ce moment, et on m'a dit aussi que c'était par amour que vous vouliez épouser cette jeune fille, mais je ne l'ai pas cru.
—Vraiment!
—Qu'on me dise que vous faites un mariage de convenance avec une jeune fille de votre rang, et cela pour continuer votre nom, pour avoir une maison, je ne répondrai rien, ou presque rien, bien que le mariage soit à mon sens la chose la plus folle du monde; mais un mariage d'amour, vous, vous, Roger, jamais je ne l'admettrai. Qu'on puisse aimer sa femme de coeur éternellement comme l'exige la loi du mariage, je veux bien vous le concéder; c'est rare, cependant c'est possible. Mais à côté des sentiments du coeur, il y en a d'autres, n'est-ce pas? Eh bien, croyez-vous que ceux-là puissent être éternels? Vous avez eu des maîtresses, et dans le nombre il y en a que vous avez aimées passionnément, eh bien! est-ce qu'à un moment donné, tout en éprouvant encore pour elles de la tendresse, vous n'avez pas été désagréablement surpris de vous apercevoir que sous d'autres rapports elles vous étaient devenues absolument indifférentes, ne vous disant plus rien, à ce point que vous vous demandiez avec stupéfaction comment elles avaient pu éveiller en vous un désir? Vous savez comme moi que cela est fatal et que ceux-là même qui sont les plus fortement maîtres de leur volonté n'échappent pas à cette loi humaine. Quand cela arrivera dans votre mariage d'amour, car il faudra bien qu'un jour ou l'autre cela arrive, et que vous resterez en présence d'une femme aigrie, d'autant plus insupportable qu'elle aura de justes raisons pour se plaindre, vous vous souviendrez de mes paroles; seulement il sera trop tard. Et notez qu'en parlant ainsi je ne calomnie pas l'amour, car je reconnais volontiers qu'on peut aimer une maîtresse indéfiniment, toujours, même vieille, et cela tout simplement parce qu'elle n'est pas liée à vous, parce que vous ne lui appartenez pas; tandis qu'une femme qu'on a, ou plutôt qui vous a du matin au soir et du soir au matin, on ne peut pas ne pas s'en lasser, et alors...
Mautravers était resté dans la chambre, tandis que Roger était entré dans son cabinet de toilette, et c'était de la chambre qu'il parlait. Sur ces derniers mots, Roger sortit du cabinet une serviette à la main, s'essuyant le cou et le visage.
—Mon cher ami, dit-il posément, tout en se frottant, ce n'est pas d'aujourd'hui que vous me faites entendre des paroles du genre de celles que vous venez de m'adresser. On dirait que c'est chez vous une spécialité. Bien souvent, vous m'avez fait souffrir, aujourd'hui que j'ai un peu plus d'expérience, vous m'intéressez. Aussi ne vous ai-je pas interrompu, curieux de voir où vous vouliez en venir. J'avoue que je ne le sais pas encore, car, si vous avez pour but de me faire renoncer à ce mariage, vous devez comprendre qu'il est trop tard. Je suis engagé, et vous savez bien que je ne me dégage jamais. D'ailleurs, tout ce que vous venez de me dire, fût-il vrai et dût-il se réaliser, que cela ne m'arrêterait pas. J'aime celle que je vais épouser, je l'aime passionnément, et, dussé-je n'avoir qu'un jour de bonheur près d'elle, pour ce jour je donnerais tout ce qui me reste de temps à vivre. Vous voyez donc que rien ne changera ma résolution... sentimentale. Mais, alors même que les sentiments qui s'ont inspirée n'existeraient pas, je la réaliserais cependant quand même, car je veux me marier tout de suite, et pour cela j'ai une raison qui, quand je vous l'aurai dite, vous fera, j'en suis certain, m'approuver: cette raison, c'est que je veux avoir des enfants afin que mon nom ne puisse point passer un jour aux Condrieu.
Disant cela il regarda Mautravers en plein visage et il s'établit entre eux un assez long silence; puis il reprit:
—Ma fortune, je puis la leur enlever par un bon testament; mais pour mon nom je ne puis l'empêcher sûrement de tomber entre leurs mains que par un mariage qui me donnera des enfants... et je me marie. Au reste vous allez voir bientôt que celle que j'épouse est digne non seulement d'inspirer l'amour, mais encore de le retenir et de le fixer.
—Je n'ai rien dit qui fût personnel à mademoiselle de Barizel, j'ai parlé en général.
—Elle sera tantôt aux courses; je vous présenterai à elle; quand vous la connaîtrez, vous serez peut-être moins absolu dans vos théories.
—Est-ce que vous dînez ce soir chez madame de Barizel? demanda-t-il.
—Non.
—Eh bien, alors nous dînerons ensemble si vous voulez bien.
Comme Roger faisait un mouvement pour refuser:
—Bien entendu, vous aurez toute liberté pour vous en aller aussitôt que vous voudrez, de façon à faire une visite du soir à mademoiselle de Barizel, si vous le désirez.
XXXI
Roger devait aller aux courses avec madame de Barizel et Corysandre, et il avait été convenu qu'il irait les chercher: pour lui c'était une fête de se montrer en public avec celle qui serait sa femme dans quelques semaines.
Comme il allait sortir, on lui remit une lettre portant le timbre de Washington,—la lettre justement qu'annonçait la dépêche.
En la prenant il éprouva une vive émotion: «Plus sage d attendre lettre», disait la dépêche.
Maintenant que cette lettre arrivait, était-il sage à lui de l'ouvrir? Au point où en étaient les choses il ne pouvait pas revenir en arrière. Et le pût-il, le dût-il, il n'en aurait pas le courage: une douleur, il la supporterait, si cruelle qu'elle fût; mais il ne l'imposerait jamais à Corysandre.
Son mouvement d'hésitation fut court: l'anxiété était trop poignante pour qu'il l'endurât, et d'ailleurs ce n'était point son habitude d'hésiter en face d'un danger.
Il lut:
«Mon cher Roger,
«Je voudrais répondre à votre lettre d'une façon simple et précise; par malheur, cela n'est pas facile, car pour faire une enquête sur la famille dont vous me parlez il faudrait aller dans le Sud, et je suis justement retenu dans le Nord sans pouvoir m'absenter de l'abominable résidence de Washington, bien faite pour donner le spleen à l'homme le plus gai de la terre. Je suis donc obligé de m'en tenir à des renseignements obtenus de seconde main; n'oubliez pas cela, cher ami, en me lisant et surtout en prenant une résolution d'après ces renseignements que j'ai le regret de ne pouvoir pas certifier conformes à la vérité. Sur le mari il y a unanimité: un gentleman et, ce qui est mieux, un gentilhomme dans toute l'acception du mot: homme d'honneur et de coeur, noble des pieds à la tête, dans sa vie, ses manières, ses habitudes, ses moeurs. Tous ceux qui parlent de lui le représentent comme un type qu'on ne rencontre pas souvent ici. Resté Français bien que n'ayant pas vécu en France, mais Français d'origine, Français de sang, et Français du dix-huitième siècle avec quelque chose de brillant, de chevaleresque, d'insouciant, qu'on ne trouve plus maintenant; s'est distingué pendant la guerre et a accompli des actions qui eussent été héroïques dans un pays où l'on serait moins sensible à la pratique et au but; n'a eu que des amis, et tous ceux qui parlent de lui le font avec sympathie ou admiration. J'allais oublier un point qui cependant a son importance: il avait hérité d'une grande fortune engagée dans toutes sortes de complications; il ne l'a point dégagée, loin de là, et l'abolition de l'esclavage a dû lui porter un coup funeste; mais à cet égard je ne puis vous fixer aucun chiffre, et il m'est impossible de vous répondre, suivant l'usage américain:—Vaut.... tant de mille dollars.—Sur la mère, au lieu de l'unanimité, c'est la contradiction que je rencontre; pour les uns, c'est une femme remarquable; pour les autres, c'est une aventurière, et ceux-là même racontent sur elle toutes sortes d'histoires scandaleuses que je ne peux pas vous rapporter, car si elles étaient vraies, elles seraient, invraisemblables, et, je vous l'ai dit, il ne m'est pas possible en ce moment d'aller me renseigner aux sources, de façon à vous dire ce qu'il y a d'exagération là dedans. Ce sera pour plus tard, si par un mot ou une dépêche vous me demandez de faire cette enquête. Il est entendu que, pour cela comme pour tout, je suis entièrement à votre disposition et que ce me sera un plaisir de vous obliger. Parlez donc; dans quinze jours, c'est-à-dire au moment où vous recevrez cette lettre, je serai libre d'aller dans le Sud, dans l'Est, dans l'Ouest, au diable, pour vous. Enfin sur la fille il y a la même unanimité que sur le père: la plus belle personne du monde, a provoqué l'admiration la plus vive, un vrai enthousiasme chez tous ceux qui l'ont vue. La seule chose à noter et à interpréter contre elle est qu'elle a manqué plusieurs mariages sans qu'on sache pourquoi. Est-ce elle qui n'a pas voulu de ses prétendants? sont-ce les prétendants qui n'ont pas voulu d'elle? On ne peut pas me renseigner sur ce point; il semble donc qu'il n'y ait rien de grave. Voilà pour aujourd'hui tout ce que je puis vous dire. Cela manque de précision, j'en conviens; mais je vous répète que je suis tout à vous, prêt à aller à la Nouvelle-Orléans ou ailleurs au premier signe que vous me ferez.»
Écrite sans alinéa, comme il est d'usage en diplomatie, et, en écriture bâtarde aussi nette que si elle avait été lithographiée, cette lettre fut un soulagement pour Roger. Sans doute elle était sur un point assez inquiétante, mais il avait craint pire. En somme, elle était aussi satisfaisante que possible sur M. de Barizel et sur Corysandre, ce qui était l'essentiel. Le père, homme d'honneur et de coeur, noble des pieds à la tête, «la fille, la plus belle personne du monde.» C'était quelque chose cela, c'était beaucoup. Il est vrai que du côté de la mère les choses ne se présentaient plus sous le même aspect; mais ces histoires scandaleuses dont on parlait vaguement se rapportaient sans doute à des amants, et il ne pouvait pas exiger que sa belle-mère fût un modèle de vertu: ce n'est pas sa belle-mère qu'on épouse, sans quoi on ne se marierait jamais.
Cependant, comme il ne fallait rien négliger, il envoya une dépêche à son ami pour le prier d'aller sinon à la Nouvelle-Orléans pour suivre cette enquête, au moins de la confier à quelqu'un de sûr et, cela fait, il se rendit chez madame de Barizel le coeur léger, plein de confiance, ne pensant plus aux mauvaises paroles de Mautravers. Il allait passer quelques heures avec Corysandre, la voir, l'entendre, quelle préoccupation eût résisté à cette joie!
En arrivant il fut surpris de trouver un air sombre sur le visage de madame de Barizel; avec inquiétude il interrogea Corysandre du regard, mais celle-ci ne lui répondit rien ou plutôt le regard qu'elle attacha sur lui ne parlait que de tendresse et d'amour.
Ce fut madame de Barizel elle-même qui vint au-devant des questions qu'il n'osait pas poser:
—J'aurais un mot à vous dire? fit-elle en passant dans le petit salon.
Il la suivit.
Elle tira une lettre de sa poche:
—Voici une lettre que je viens de recevoir, dit-elle, une lettre anonyme qui vous concerne: j'ai hésité sur la question de savoir si je vous la montrerais; mais, tout bien considéré, je pense que vous devez la connaître.
Elle la lui tendit ouverte:
«Un de vos amis, qui est en même temps l'admirateur de votre charmante fille, se trouve vivement ému par le bruit qu'on fait courir du prochain mariage de celle-ci avec M. le duc de Naurouse. Pour que vous donniez votre consentement à ce mariage il faut que vous ne connaissiez pas le jeune duc, ce qui n'est explicable que parce que vous êtes étrangère. Ce qu'est le duc moralement, je n'en veux dire qu'un mot: jamais il n'aurait été admis par une famille française honorable qui aurait eu souci du bonheur de sa fille. Mais ce qu'il est physiquement, je veux vous l'expliquer: il est né d'un père qui portait en lui le germe de plusieurs maladies mortelles, auxquelles il a d'ailleurs succombé jeune encore, et d'une mère qui est morte poitrinaire. Il a hérité et de son père et de sa mère. Si vous en doutez, examinez-le attentivement: voyez ses pommettes saillantes; ses yeux vitreux, son teint pâle; surtout regardez bien sa main hippocratique, qui, pour tous les médecins, est un des signes les plus certains de la tuberculose pulmonaire. Depuis son enfance il a été constamment malade et, en ces dernières années, très gravement. Si vous voulez que votre fille soit prochainement veuve avec un ou deux enfants qui seront les misérables héritiers de leur père pour la santé, faites ce mariage qui, pour vous, maintenant avertie, serait un crime.»
—Vous voyez! dit madame de Barizel.
Roger ne répondit pas; mais silencieusement il regarda cette lettre qui tremblait entre ses doigts.
—Si nous ne vous connaissions pas depuis longtemps, continua madame de Barizel, il est certain que cette lettre au lieu de m'inspirer un profond mépris, m'aurait jetée dans une angoisse terrible: heureusement, je sais par expérience que les craintes qu'elle voudrait provoquer ne sont pas fondées, et c'est pour cela que je vous la communique, uniquement pour cela, pour que vous vous teniez en garde contre les ennemis odieux qui recourent à de pareilles armes.
—D'ennemis, je n'en ai qu'un, dit Roger, mon grand-père, et je suis aussi certain que cette lettre est de lui que si je l'avais entendu la dicter: il voudrait m'empêcher de me marier afin qu'un jour son autre petit-fils, celui qu'il aime, hérite de mon titre et de mon nom et pour cela il ne recule devant aucun moyen. Pour conserver ma fortune, il m'a fait nommer autrefois un conseil judiciaire; maintenant pour m'empêcher d'avoir des enfants, il écrit ces lettres infâmes.
Violemment il la froissa dans sa main crispée.
—Je comprends, dit madame de Barizel, que vous soyez profondément blessé et peiné; mais au moins ne vous inquiétez pas, de pareilles dénonciations ne peuvent rien sur mes résolutions, et pour Corysandre, il n'est pas besoin de vous dire, n'est-ce pas, qu'elle n'en sait et n'en saura jamais rien?
En voyant comment madame de Barizel accueillait ces révélations, il pouvait ne pas s'inquiéter pour son mariage, mais pour lui-même il ne pouvait pas ne pas penser à cette lettre.
Il était vrai que son père était mort jeune; il était vrai que sa mère était poitrinaire: il était vrai que lui-même depuis son enfance avait été bien souvent malade. Était-il donc condamné à transmettre à ses enfants les maladies héréditaires qu'il aurait reçues de ses parents?
Une main hippocratique? Qu'était-ce que cela? Avait-il vraiment la main hippocratique?
Sa journée, dont il s'était promis tant de bonheur fut empoisonnée, et le charmant sourire de Corysandre, sa douce parole, ses regards tendres ne parvinrent pas toujours à chasser les nuages qui assombrissaient son front.
A un certain moment il vit dans la foule un médecin parisien qu'il avait connu autrefois et qu'on était sûr de rencontrer partout où il y avait des cocottes; aussitôt, se levant de la chaise qu'il occupait auprès de Corysandre, il alla à lui.
—Docteur, j'ai un renseignement à vous demander, dit-il en l'emmenant à l'écart. A quels signes reconnaît-on donc ce que vous appelez la main hippocratique?
—Au renflement en massue de la dernière phalange des doigts et à l'incurvation de l'ongle, qui devient convexe par sa face dorsale.
—Est-ce que cette main est le signe des maladies de poitrine.
—Trousseau dit qu'elle est propre aux tuberculeux; mais cela est exagéré: elle s'observe aussi chez des individus parfaitement sains.
—Je vous remercie.
Avant de revenir auprès de Corysandre, Roger s'en alla tout à l'extrémité de l'enceinte du pesage, et là, se dégantant rapidement, il examina ses deux mains, qu'il n'avait jamais regardées, en se demandant si elles étaient ou n'étaient pas hippocratiques.
Il ne remarqua ce renflement en massue, et encore assez léger, qu'à un doigt de ses deux mains, l'annulaire; quant à l'incurvation de l'ongle, il ne savait pas trop ce que cela pouvait être; c'était sans doute un terme de médecine, il le chercherait.
XXXII
Roger croyait dîner avec Mautravers seul; mais, quand il entra dans le salon où celui-ci l'attendait, il trouva plusieurs convives réunis: le prince de Kappel, Poupardin, Montrévault, Sermizelles, Cara, Balbine, Esther Marix et enfin Raphaëlle.
Hommes et femmes s'empressèrent au-devant de lui, pour lui tendre la main; quand Raphaëlle lui tendit la sienne, il ne fut pas maître de retenir un léger mouvement.
—Ne me remerciez pas d'avoir invité une ancienne amie, dit Mautravers, qui l'observait, c'est elle-même qui s'est invitée tout à l'heure quand elle a su que nous dînions ensemble.
—Ça c'est beau, dit Poupardin.
—Au moins c'est unique, répondit Raphaëlle, ce n'aurait pas été pour vous, mon cher Poupardin, que j'aurais adressé cette demande à Mautravers.
On se mit à rire et Poupardin n'osa pas se fâcher tout haut.
—Ne remarquez-vous pas une chose curieuse, dit Mautravers, c'est qu'à l'exception de Garami mort et de Savine en voyage, nous voilà tous réunis aujourd'hui pour célébrer les adieux à la vie de notre ami, comme nous étions réunis il y a cinq ans pour fêter son entrée dans la vie.
—Si cette remarque est juste, dit le prince de Kappel, elle n'est pas consolante, car elle prouve que nous tournons toujours dans le même cercle et sur place, comme des chevaux de cirque; à Paris, comme à l'étranger, comme partout, hommes, femmes, nous sommes toujours les mêmes, et franchement ça manque de diversité. Nous allons dire les mêmes choses qu'à Paris, rire des mêmes plaisanteries, manger la même sauce brune, la même sauce rouge, la même sauce blanche; et puis demain nous recommencerons.
On se mit à table et Raphaëlle se plaça à côté de Roger; ce voisinage n'était guère pour lui plaire, mais il eût été maladroit et ridicule d'en rien laisser paraître. Aussi s'assit-il sans faire la moindre observation; c'était déjà trop qu'il eût montré de la surprise en la voyant: elle ne lui était, elle ne pouvait lui être que complètement indifférente et il ne devait pas plus se rappeler qu'il l'avait aimée, qu'il ne devait se souvenir qu'elle l'avait trompé; tout cela était si loin!
Cependant, au lieu de se tourner vers elle, il adressa la parole à Balbine, qu'il avait à sa gauche, et pendant assez longtemps il s'entretint avec elle, sans plus faire attention à Raphaëlle que s'il ne la connaissait pas.
A un certain moment, cet entretien s'étant interrompu, Raphaëlle se pencha vers lui et, parlant d'une voix étouffée, de manière à n'être entendue que de lui seul:
—Cela te contrarie, dit-elle, que je me sois invitée à ce dîner.
Ce tutoiement le blessa; se tournant vers elle vivement, il la regarda de haut, puis tout à coup se baissant de façon à lui parler à l'oreille:
—Le jour où nous nous sommes séparés, dit-il, j'étais sur le balcon et j'ai tout entendu.
—Ç'a été justement parce que je te savais sur le balcon du boudoir et parce que je savais aussi que de ce balcon on entendait tout ce qui se disait chez mes parents que j'ai parlé. Ne fallait-il pas t'amener à rompre?
Il eut un tressaillement.
—Est-ce que tu te confesses? demanda Cara.
—Justement, répondit-elle.
—Alors cela sera long!
—Si je disais tout, ça ne finirait pas aujourd'hui.
—Continue, mais tout haut.
—Merci.
Elle continua comme si elle n'avait pas été interrompue, s'exprimant au milieu de ces neuf personnes à peu près aussi librement que si elle avait été seule, car c'était un de ses talents, de pouvoir parler en jetant hardiment à la face des gens ce qu'elle voulait dire, sans que ses voisins l'entendissent.
—Il y a longtemps que je sentais, que je voyais que tu te perdrais pour moi, par générosité, par amour, et que si les choses continuaient ainsi ta famille te ferait interdire. Plusieurs fois déjà j'avais essayé de rompre et, tout ce que je t'avais proposé, tu l'avais repoussé; si tu savais comme cela m'avait été doux! Alors, voyant qu'il fallait te sauver malgré toi, j'ai inventé cette comédie. Tu sais: ce n'est pas impunément qu'on fait du théâtre; j'ai pris un moyen qui m'était inspiré par mon métier, j'ai joué une scène... atroce, en me disant pour me soutenir que si tu pouvais me croire ce que je paraissais être, tu souffrirais moins et te guérirais plus sûrement, plus vite.
Le maître d'hôtel l'interrompit pour placer devant elle une assiette à laquelle elle ne toucha pas.
—Je sais bien, continua-t-elle, que je ne suis pas une bien bonne comédienne; mais il paraît que ce jour-là j'ai eu du talent, car tu as cru à la scène que je jouais, tu y as cru pendant de longues années, tu y crois peut-être encore en ce moment même, te disant que j'ai été la plus misérable des femmes, au lieu de voir que j'en étais la plus tendre, la plus dévouée, tendre jusqu'au sacrifice de mon amour, dévouée jusqu'au suicide.
—Que diable chuchotez-vous donc à l'oreille de Naurouse? demanda Montrevault, ça n'est pas correct, cela, ma chère.
Assurément non, cela n'était pas correct; elle le sentait sans qu'il fût besoin de le lui faire observer, mais, comme, elle n'avait pas dit tout ce qu'elle voulait dire, elle prit bravement son parti et se décida à achever tout haut ce qu'elle avait commencé tout bas:
—Ce que je lui dis? fit-elle en se mettant de face et en promenant sur tous les convives un regard assuré, une chose bien simple, bien élémentaire, mais qui, cependant, peut vous être utile à tous, j'entends à tous les hommes qui sont ici, et dont je veux bien vous faire part pour votre éducation. Comme je n'aurai à tromper aucun de vous, je peux parler franchement. Ce que je disais, le voici: Tout homme s'imagine, quand il est l'amant d'une femme qui lui témoigne de l'amour, qu'il doit être seul et que, s'il ne l'est pas, c'est qu'il n'est pas aimé; eh bien! ça, c'est des bêtises.
—Bravo! cria Balbine.
—Certainement, continua Raphaëlle, une femme peut n'aimer qu'un homme et l'aimer exclusivement, si bien que tous les autres ne sont rien pour elle; mais, quant à n'avoir qu'un seul amant, ça c'est une autre affaire, et il n'en est pas une seule, si elle est franche, qui vous dira que c'est possible; il en faut un pour ceci, un autre pour cela, enfin des relais.
—Très bien, dit Mautravers en riant, au moins tu es franche.
—Je m'en flatte; c'était là ce que j'expliquais au duc, au petit duc, comme nous disions autrefois, quand Montrévault m'a interrompue pour me rappeler que je n'étais pas correcte, ce qui est grave. Et le but de cette explication était de lui prouver... ça, j'aimerais mieux le lui dire tout bas, mais puisque je ne serais pas correcte, il faut bien que je le dise tout haut, tant pis pour ceux que ça blessera...
—Va toujours, dit Mautravers, ceux qui se blesseront de tes paroles auront mauvais caractère.
—Et puis, comme Savine ne peut pas m'entendre il m'est bien égal qu'on se fâche ou qu'on ne se fâche pas. Donc le but de mon explication était de lui prouver que bien que nous nous soyons fâchés, je l'ai aimé, tendrement, passionnément aimé, et, qu'en réalité, je n'ai jamais aimé que lui.
Il y eut une explosion de cris et d'exclamations.
—Ça, c'est aimable pour Poupardin, dit Mautravers dominant le tumulte.
—Poupardin cheval de renfort, dit Montrévault.
—Pourquoi avez-vous voulu que je dise haut ce que j'étais en train de dire bas, continua Raphaëlle sans se laisser déconcerter, ce n'est pas ma faute. Nous nous sommes fâchés, mon petit duc et moi, sans explication; après plusieurs années je le retrouve, alors je saisis l'occasion aux cheveux et je m'explique! c'est bien naturel. Dans d'autres circonstances je n'aurais pas risqué cette explication, parce qu'on aurait pu supposer que je n'entreprenais ma justification que dans un but intéressé, mais maintenant cela n'est pas à craindre, cette idée ne peut venir à personne et je suis bien aise que le petit duc sache...
—Qu'il a été l'homme aimé et non un vulgaire amant, dit Sermizelles, c'est entendu.
—Il le sait.
—Il en est fier.
—Il en rêvera.
—Ton souvenir consolera ses vieux jours.
—Blaguez tant que vous voudrez, répliqua Raphaëlle, cela m'est égal; j'ai dit ce que je voulais dire.
Elle se mit alors à manger consciencieusement, en femme qui veut regagner le temps perdu, et, pendant le reste du dîner, elle ne chercha point à s'adresser à Roger en particulier, ne lui parlant que lorsqu'elle y était amenée naturellement par les hasards de la conversation.
Au dessert, Roger se leva et quitta la table.
—Comment, vous nous abandonnez? s'écria Balbine; c'est scandaleux!
—Et il a joliment raison! dit le prince de Kappel.
Sans plus répondre à ceux qui l'approuvaient qu'à ceux qui le blâmaient, Roger se retira pour se rendre auprès de Corysandre, et en chemin une question qu'il s'était déjà posée lui revint: Pourquoi Raphaëlle avait-elle essayé cette justification? Il était dans des dispositions où l'on se défie de tout et de tous: les étranges paroles que Mautravers lui avait adressées le matin, puis presque aussitôt la lettre anonyme que madame de Barizel lui avait communiquée, l'avaient mis sur ses gardes; il traversait bien évidemment une phase décisive, et des dangers, des embûches dressées par M. de Condrieu-Revel, devaient l'envelopper de toutes parts. On ne reculerait devant rien pour rompre son mariage. Cela était bien certain, il le savait, il le voyait, et ses soupçons ne devaient s'arrêter devant personne; mais enfin il lui paraissait difficile d'admettre que les explications de Raphaëlle pussent se rattacher à ces dangers, ou, si cela était, il ne voyait ni par où ni comment. Raphaëlle était trop intelligente pour croire qu'il pouvait revenir à elle, alors même qu'il croirait qu'elle s'était immolée, qu'elle s'était suicidée pour lui. Et si ce n'était pas cela qu'elle avait cherché, ce qui eût été absurde, il ne trouvait pas ce qu'elle avait pu vouloir, au moins en ce qui touchait son mariage.
XXXIII
Le lendemain matin, au moment où Roger allait descendre pour déjeuner, il entendit un bruit de voix dans son antichambre, et ce bruit se continuant comme s'il y avait une discussion entre Bernard et une personne qui voudrait entrer, il ouvrit sa porte.
La personne qui voulait entrer n'était autre que Raphaëlle, et Bernard, qui aimait à se substituer à son maître, s'imaginant que celui-ci ne devait pas être en disposition de recevoir une ancienne maîtresse, refusait de la recevoir:
—Puisque j'affirme à madame que M. le duc est sorti.
C'était sur ce mot que Roger avait ouvert la porte.
Sans daigner remettre le valet de chambre à sa place, Raphaëlle, passant devant lui, se hâta d'entrer.
Elle lui tendit la main en le regardant; il lui donna la sienne, mais ce ne fut pas bien franchement. Cette visite n'était pas pour lui plaire, pas plus que ce tutoiement auquel elle s'obstinait, bien qu'il eût évité de la tutoyer lui-même.
Elle parut ne pas s'en apercevoir et, tirant un fauteuil, elle s'assit.
—Sais-tu pourquoi j'ai tenu si fort à te présenter ma justification? lui demanda-t-elle.
—Pour te justifier probablement, répondit-il en employant de mauvaise grâce le tutoiement.
—Sans doute; mais tu me connais mal si tu t'imagines que je n'ai été guidée que par un motif étroitement personnel. Depuis notre séparation j'ai supporté ton mépris, trouvant, je te l'avoue, une joie orgueilleuse à me dire: «Il ne saura jamais ce que j'ai fait pour lui, mais il suffit que je le sache, moi.»—Et cela me suffisait réellement. Tu penses bien que dans ma vie j'ai eu des heures d'amertume, n'est-ce pas, et de dégoût? Mais quand, dans ces heures-là, je pensais à toi, j'étais tout de suite relevée et je redressais la tête quand je me disais: «Voilà ce que j'ai fait pour l'homme que j'aimais.» Eh bien! j'aurais continué à me taire s'il n'était pas venu un moment où j'ai eu besoin de ton estime, non pour moi, mais pour toi.
Comme il la regardait avec étonnement, se demandant où tendaient ces étranges paroles, elle continua:
Tu ne comprends rien à ce que je te dis là, n'est-ce pas? mais tu vas voir bientôt que je ne dis pas un seul mot inutile. Cependant, avant d'en arriver là, il faut que je te dise encore que c'est pour toi que je suis à Bade, au risque d'une scène terrible avec Savine quand il apprendra que je suis venue ici, bien qu'il m'ait demandé de rester à Paris pendant son absence, et les demandes de Savine, ce sont les ordres du plus féroce des despotes. Enfin il faut que tu saches aussi que c'est moi qui ai arrangé ce dîner avec Mautravers, qui ne voulait pas m'inviter et qui ne s'est décidé qu'en pensant que j'avais sans doute l'espérance de t'entraîner à faire une infidélité à ta fiancée,—ce qui, pour sa nature bienveillante, est un plaisir très doux.—Maintenant que tout cela est expliqué, écoute-moi.
Elle fit une pause, se recueillant, puis elle poursuivit:
—Tu sais qu'avant ton retour en Europe le bruit a couru que Savine devait épouser mademoiselle de Barizel?
—Que ce nom ne soit pas prononcé entre nous, dit Roger en étendant la main par un geste énergique.
—Oh! sois tranquille, ce n'est pas d'elle que je veux parler; je n'ai rien à en dire; jamais l'idée ne me serait venue de porter un témoignage contre une jeune fille que tu aimes et dont tu veux faire ta femme; tu me calomnies si tu me juges capable d'une pareille bassesse. Rassure-toi donc et laisse-moi continuer sans m'interrompre; ce que j'ai à dire est déjà assez difficile; si tu me troubles je n'en viendrai jamais à bout.
Elle fit une nouvelle pause:
—Tu connais Savine, tu comprends donc sans qu'il soit besoin que je te le dise que je ne l'aime pas. Savine mourra sans avoir jamais aimé et sans avoir jamais été aimé; peut-être, quand il sera vieux, le regrettera-t-il, mais il sera trop tard. Cependant malgré son égoïsme, son avarice, sa sécheresse de coeur, sa méchanceté, sa dureté, sa lâcheté, malgré tous les défauts et tous les vices qui font de lui un des plus vilains masques qu'on puisse rencontrer, je tiens à lui... parce qu'il m'est nécessaire. Si je pouvais aimer; je n'aurais jamais été sa maîtresse; mais, dans les dispositions où je suis, mieux vaut lui qu'un autre; au moins il a une qualité: la richesse, et, bien qu'il y tienne terriblement, à cette richesse, on peut avec un peu d'habileté lui en extraire de temps en temps quelques bribes. De ces bribes je n'ai pas assez et il me faut quelques années encore pour atteindre le chiffre que je me suis fixé, car, avec lui, le travail d'extraction est d'un difficile que tu n'imaginerais jamais, toi qui es la générosité même. Aussi, quand j'ai appris le bruit qu'on faisait courir de son mariage, tu peux te représenter l'état dans lequel cela m'a jetée; on ne perd pas ainsi un homme qui vous fait la femme la plus enviée de Paris. Tout d'abord je me suis refusée à admettre que ce mariage fût possible, car je croyais bien connaître mon Savine, et ce qui s'est passé m'a donné raison; mais devant la persistance de ce bruit j'ai fini par m'inquiéter un peu, puis beaucoup, et alors j'ai eu l'idée d'empêcher ce mariage si je le pouvais. Avant tout il me fallait savoir quelle était celle que Savine voulait épouser, et j'ai envoyé un homme dont j'étais sûr faire une enquête ici.
—Il suffit, dit Roger, je comprends maintenant où tend cet entretien, restons-en là; je ne veux pas en entendre davantage; j'en ai déjà trop entendu.
—Il faut que tu m'entendes, dit-elle, il le faut, au nom de ton honneur.
—Mon honneur ne regarde que moi seul, et je ne permets à personne d'en prendre souci.
—Quand tu sais qu'il est en danger, oui; mais quand tu ne sais pas qu'il est menacé, ne permets-tu pas qu'on t'avertisse? Je t'ai dit que je ne voulais pas parler de... de celle que tu aimes, tu peux donc m'entendre sans craindre que mes paroles soient un outrage pour elle; mais il y a plus: tu dois m'entendre, tu le dois pour ton nom, dont tu es si justement fier, pour ton bonheur. Quand on se marie on prend des renseignements sur la famille de celle qu'on épouse, pourquoi repousserais-tu ceux que je t'apporte?
Il eut un geste de colère; puis, d'une voix sourde:
—Parce qu'on choisit ceux à qui on demande un témoignage.
—Ah! Roger! s'écria-t-elle, tu es cruel pour une femme qui ne veut que ton bien et qui ne demande rien que d'être entendue quand elle élève la voix non pour elle, mais pour toi; tu la frappes injustement. Mais je ne veux pas me plaindre, encore moins me fâcher; je me mets à ta place, je sens ce que ma démarche doit te faire souffrir et je sais que, quand tu souffres, la colère l'emporte en toi sur la bonté et la générosité de ton caractère; si tu regrettes le coup dont tu viens de me frapper, écoute-moi, c'est la seule réparation que je veuille.
—Mais pourquoi donc, s'écria-t-il violemment, venir m'imposer des paroles que je ne veux pas entendre, car elles s'adressent à des personnes dont il ne peut pas être question entre nous?
—Parce qu'il faut que tu les entendes, ces paroles, parce que si je ne venais pas te les dire, les sachant, je serais coupable d'une infamie et d'une lâcheté. Ce que j'ai appris, je ne l'ai pas cherché pour toi, mais, maintenant que je le sais, je ne peux pas, je ne dois pas le garder pour moi. Refuserais-tu donc d'écouter une voix qui t'avertirait que tu vas tomber dans un précipice, parce que tu n'aurais pas demandé cet avertissement? N'est-ce pas un devoir de te le donner, de te le crier, pour qui voit ce précipice, et vas-tu me répondre que je ne suis pas digne de t'avertir? Mais ce serait de la folie.
L'insistance même de Raphaëlle avait fini par émouvoir Roger. Son premier mouvement avait été de lui fermer la bouche; mais, ne le pouvant pas, il avait été peu à peu ébranlé par l'ardeur qu'elle avait mise à vouloir parler quand même et malgré lui; et puis le souvenir de la lettre de son ami, le secrétaire de la légation de Washington, lui revenait et le troublait.
Brusquement il se décida:
—Hier tu m'as dit des choses bien étranges et bien invraisemblables, auxquelles je n'ai pas voulu répondre; aujourd'hui l'heure est venue de me prouver que tu étais sincère hier, et pour cela c'est de m'apporter les preuves palpables, évidentes, de ce que tu veux me révéler. Si tu me donnes ces preuves, je te croirai non seulement pour aujourd'hui, mais encore pour hier; au contraire, si tu ne me les donnes pas, je te traiterai comme la dernière des misérables.
Vivement elle étendit le bras:
—Alors mets ta main dans la mienne, s'écria-telle, la condition que tu m'imposes, je la tiens, et les preuves que tu exiges, je te les donnerai, non pas dans un délai que je pourrais allonger, non pas demain, mais tout de suite, car ces preuves, je les ai là, les voici:
Disant cela, elle tira une liasse de papiers de la poche de sa robe et la présenta à Roger, qui, prêt à la prendre, eut un mouvement de répulsion.
—Mais, avant de te les mettre sous les yeux, continua-t-elle, il faut que je t'explique comment elles sont venues entre mes mains. Je t'ai dit que voulant empêcher Savine de m'abandonner pour se marier, j'avais envoyé ici un homme sûr, habitué à ce genre de recherches, qui devait faire une enquête sur ce qu'était celle que Savine allait épouser, disait-on, et sur la famille de celle-ci. Mon homme me confirma ce mariage, qui lui parut décidé; mais les renseignements qu'il me donna n'eurent pas une grande importance. Ils m'apprirent ce que tu as dû voir toi-même sur l'intérieur, les relations, les habitudes de madame de Barizel, qui n'ont rien de respectable et qui sentent terriblement la bohème.
Roger voulut l'interrompre.
—Il faut bien, dit-elle, que j'appelle les choses par leur nom; d'ailleurs, madame de Barizel étant une étrangère, il n'y a rien d'extraordinaire à ce qu'elle ne vive pas comme tout le monde. Si je n'avais à parler que de cela, je n'en dirais rien. Sans me rapporter rien de précis, mon homme m'en dit assez cependant pour me faire comprendre que si je voulais poursuivre mon enquête en Amérique, je pouvais en apprendre assez sur madame de Barizel pour empêcher Savine de devenir son gendre. C'était grave d'envoyer un agent en Amérique et de poursuivre là-bas des recherches de ce genre; cela exigeait de grands frais. Mais, d'autre part, c'était grave aussi de perdre Savine, et les risques que je courais d'un côté n'étaient nullement en rapport avec les chances que je pouvais m'assurer d'un autre. J'envoyai donc mon homme en Amérique.
—Ah!
Il eût voulu retenir cette exclamation qui trahissait son émotion, mais en voyant la tournure que prenaient les choses, il n'avait pas été maître de ne pas la laisser échapper, car ce n'était pas, comme il l'avait supposé tout d'abord, de bavardages mondains qu'il allait être question, de racontages ramassés à Paris ou à Bade; ce que Raphaëlle avait fait pour son intérêt à elle, c'était ce qu'il aurait voulu, ce qu'il aurait dû faire lui-même pour son honneur.
—Et ce que je t'apporte, dit-elle, c'est le résultat des recherches que mon homme a faites en Amérique, avec preuves à l'appui, car il me fallait ces preuves pour Savine, et j'avais recommandé qu'on ne recueillît aucun bruit sans le faire appuyer par un témoignage certain; tous les renseignements qu'on a recueillis n'ont pas été prouvés, mais ceux qui l'ont été suffiront, et au delà, pour t'éclairer.
Au lieu de continuer, elle s'arrêta, et son visage, qu'avait animé l'ardeur de la discussion, prit une expression désolée:
—Si tu savais, dit-elle, comme je suis peinée de te causer une douleur, moi qui voudrais tant t'éviter un chagrin, moi qui aurais voulu que mon souvenir ne fût pas associé à de mauvais souvenirs! Mais je suis comme une mère qui doit avoir le courage de frapper l'enfant qu'elle aime.
—Au fait, dit Roger, ces renseignements, ces preuves...
Après avoir résisté pour ne pas l'entendre, c'était lui maintenant qui la pressait de parler.
—Tu sais le nom de madame de Barizel, son nom de famille?
—Non.
—C'est fâcheux, car cela t'aurait permis de suivre les renseignements et les témoignages que je vais successivement te donner sur sa jeunesse, qui est la partie intéressante de sa vie; mais tu pourras savoir facilement ce nom même sans le lui demander. Elle a acheté un terrain aux Champs-Élysées, soi-disant pour construire dessus un hôtel, mais en réalité et tout simplement pour éblouir les épouseurs, et son nom de fille se trouve dans cet acte: Olympe de Boudousquié ou plutôt sans de, Olympe Boudousquié tout court, ainsi que le prouve, ce certificat de baptême, revêtu, comme tu le vois, de toutes les signatures et de toutes les cachets qui peuvent affirmer son authenticité.
Disant cela, elle prit dans sa liasse un papier qu'elle présenta à Roger, et, pendant qu'il lisait, elle continua:
—Tu vois: le père, Jérôme Boudousquié, professeur de musique; la mère, Rosalie Aitie, modiste, cela n'indique guère que la fille de ces gens-là ait droit à la particule, n'est-ce pas? Au reste, cette Rosalie Aitie était une personne remarquable par sa beauté, à laquelle il n'a manqué pour faire fortune qu'un autre théâtre que Natchez, qui est une petite ville de trois à quatre mille habitants, où une femme, même de talent (et il paraît qu'elle était douée), ne peut pas briller, et puis il y avait en elle un vice qui devait l'empêcher de s'élever: son sang; elle était d'origine noire, bien que parfaitement blanche...
Comme Roger avait laissé échapper un mouvement, elle s'interrompit pour prendre deux pièces qu'elle lui tendit:
—Ceci est prouvé; la mère de Rosalie Aitie était, tu le vois, une esclave.
Elle fit une pause pour que Roger eût le temps de lire les papiers qu'elle lui avait présentés; puis, sans le regarder, pour ne pas augmenter sa confusion qu'elle n'avait pas besoin d'examiner attentivement, car elle se trahissait par un tremblement des mains, elle continua:
—M. Jérôme Boudousquié disparut quand sa fille Olympe était encore tout enfant. Mourut-il? se sauva-t-il pour fuir sa femme? Les renseignements manquent; mais cela n'a pas une grande importance, pas plus que la lacune qui existe entre le moment où madame Boudousquié quitte Natchez et celui où nous la retrouvons à la Nouvelle-Orléans, tenant l'emploi des mères nobles ou pas du tout nobles auprès de sa fille Olympe, lancée dans la haute cocotterie, et déjà mademoiselle de Boudousquié pour ceux qui ne savent pas d'où elle vient. Elle a un succès de tous les diables, succès dû autant à sa beauté qu'à son habileté, car tout le monde s'accorde à reconnaître que c'est une femme très forte. Malheureusement, sur cette période, les renseignements manquent aussi, c'est-à-dire les renseignements avec preuve à l'appui, les seuls dont nous ayons à nous occuper, tandis que les histoires au contraire abondent. Cependant je dois en citer une, une seule: on raconte qu'elle assassina un des amants qui allait lui échapper en s'embarquant et qu'elle lui vola les débris de la fortune qu'il emportait avec lui; le coup de revolver fut mis au compte de la jalousie par des juges complaisants.
—Ceci est absurde, s'écria Roger, et c'est se moquer de moi que de me raconter de pareilles histoires.
—Je ne l'ai racontée que pour que tu voies ce qu'on dit de madame de Barizel et quelle est sa réputation. N'est-ce pas chose grave qu'on puisse parler ainsi d'une femme, même alors que cette femme serait innocente? Pour la charger d'un pareil crime, ne faut-il pas qu'on la juge capable de le commettre? Enfin je n'insiste pas là-dessus. Une seule chose est certaine, c'est qu'après la mort de ce personnage, qui s'appelait Jose Granda et qui était Espagnol, elle quitte la Nouvelle-Orléans pour Charlestown, où un riche commerçant se ruine et se tue pour elle: William Layton. Justement le jeune frère de William Layton, qui l'a alors connue comme la maîtresse de son frère et qui à été témoin de cette ruine et de ce suicide, est établi à Paris, 45, rue de l'Échiquier, et il peut donner, il donne volontiers tous les renseignements qu'on lui demande sur la femme qui a causé la mort de son frère et la ruine de sa famille. Tu n'as qu'à l'interroger pour qu'il parle: c'est un témoin vivant et qui, par son honorabilité, mérite toute confiance. Tu retiens l'adresse, n'est-ce pas: M. Daniel Layton, 45, rue de l'Échiquier?
Il répondit par un signe de tête, car une émotion poignante le serrait à la gorge: ce n'était plus une histoire absurde qu'on lui racontait. Pour avoir la preuve de celle-ci, il n'avait qu'à interroger un témoin, un témoin vivant et honorable. Madame de Barizel serait donc l'aventurière dont parlait la lettre de Washington et les histoires invraisemblables dont il était question dans cette lettre seraient vraies? Était-ce possible? Il se débattait contre cette question, et son amour pour Corysandre se révoltait, à cette pensée.
—Après Charlestown, continua Raphaëlle, il y a encore une disparition. On la retrouve à Savannah menant grande existence, maîtresse d'un négociant qui, ruiné par elle, est venu se refaire une fortune en France, où il a réussi: M. Henry Urquhart, au Havre. Lui aussi parle volontiers d'Olympe Boudousquié, car elle n'a laissé que de mauvais souvenirs à ses amants et ils la traitent sans ménagement; il n'y a qu'à l'interroger aussi, celui-là. Nouvelle disparition. Elle va à la Havane, d'où la ramène le comte de Barizel, qui la présente et la traite comme sa femme. L'a-t-il véritablement épousée? On n'en sait rien: mon homme n'a pas pu se procurer le certificat de mariage. C'est possible cependant, car le comte était un homme passionné, un parfait gentilhomme français dont on dit le plus grand bien; il n'y a contre lui ou plutôt contre sa fortune qu'une mauvaise chose: en mourant il n'a laissé que de grosses dettes, de sorte qu'on se demande comment sa veuve peut mener le train qui est le sien depuis qu'elle est à Paris. Il est vrai que les réponses ne manquent pas à ces questions pour ceux qui veulent prendre la peine d'ouvrir les yeux et de voir comment madame de Barizel manoeuvre entre Dayelle et Avizard. Mais ceci n'est pas mon affaire. Tu peux là-dessus en savoir autant que moi, ou si tu ne peux pas en savoir autant parce que tu n'es pas du métier, tu peux en voir assez cependant pour te faire une opinion. Enfin je ne m'occupe pas de ce qui se passe à Paris ou à Bade, et je ne suis venue à toi que pour te parler de ce que je savais sur la vie de madame de Barizel en Amérique. Le hasard ou plutôt, mon intérêt m'ayant amenée à rechercher ce qu'était cette femme qui, par son habileté et surtout par son audace, est parvenue à prendre place dans le monde, et une place si haute, qu'elle croit pouvoir, par sa fille, se rattacher aux plus grandes familles; il m'a paru que je me ferais en quelque sorte sa complice si je ne t'avertissais pas de ce que j'avais appris. Si je ne t'ai pas tout dit, tu en sais cependant assez maintenant pour ne pas continuer ta route en aveugle. Ce que tu feras, je ne me permets pas de te le demander. Je n'ai plus qu'une chose à ajouter, c'est que jamais personne au monde ne saura un mot de ce que je viens de te dire. Je te laisse ces papiers, pour moi inutiles; tu en feras ce que ton honneur t'indiquera.
Elle se leva, tandis que Roger restait assis, anéanti, écrasé par ces terribles révélations.
Le premier mouvement qu'il fit longtemps, très longtemps après le départ de Raphaëlle, fut d'étendre la main pour prendre un Indicateur des chemins de fer qui était là sur une table; mais il lui fallut plusieurs minutes pour trouver ce qu'il cherchait: les lettres dansaient devant ses yeux troublés et les filets noirs qui séparent les trains se brouillaient; enfin il parvint à voir que le premier train pour Paris était à trois heures, ce serait ce draina qu'il prendrait.
Mais avant de partir il voulut voir Corysandre, et aussitôt il se rendit aux allées de Lichtenthal.
Ce fut Corysandre qui descendit pour le recevoir.
—Quel bonheur! dit-elle, le visage radieux, je ne vous attendais pas de sitôt; quelle bonne surprise!
Il se raidit pour ne pas se trahir:
—C'est une mauvais nouvelle que je vous apporte je suis obligé de partir pour Paris par le train de trois heures.
—Partir!
Elle le regarda en tremblant: instantanément son beau visage s'était décoloré.
—Et pourquoi partir? demanda-t-elle d'une voix rauque.
—Pour une chose très grave... mais rassurez-vous, chère mignonne, et dites-vous que je n'ai jamais mieux senti combien profondément, combien passionnément je vous aime qu'en ce moment où je suis obligé de m'éloigner de vous... pour quelques jours seulement, je l'espère.
Tendrement elle lui tendit la main et le regardant avec des yeux doux et passionnés:
—Alors partez, dit-elle, mais revenez vite, n'est-ce pas, très vite? Si courte que soit votre absence, elle sera éternelle pour moi.
A ce moment madame de Barizel ouvrit la porte et entra dans le salon; vivement Corysandre courut au-devant d'elle:
—Si tu savais quelle mauvaise nouvelle, dit-elle.
—Quoi donc?
Roger voulut répondre lui-même:
—Je suis obligé de partir pour Paris à trois heures et je viens vous faire mes adieux.
—Comment partir! Vous n'assistez pas aux dernières journées de courses?
—Cela m'est impossible.
—Mais vous ne nous aviez pas parlé de ce départ.
—C'est que je ne savais pas moi-même que je partirais; c'est ce matin, il y a quelques instants, que ce départ a été décidé.
Avec Corysandre il s'était senti le coeur brisé; mais avec madame de Barizel ce n'était pas un sentiment de lâcheté qui l'anéantissait, c'était un sentiment d'indignation et de fureur qui le soulevait. Était-elle vraiment la femme que Raphaëlle venait de lui montrer? Il pouvait le savoir.
Il fit quelques pas vers la porte:
—C'est justement avec deux de vos compatriotes, dit-il en regardant madame de Barizel, que j'ai à traiter l'affaire... capitale qui m'appelle à Paris, deux Américains, M. Layton, de Charlestown...
Elle pâlit.
—... Et M. Henry Urquhart, de Savannah.
Il crut qu'elle allait défaillir; mais elle se redressa:
—Bon voyage! dit-elle.
XXXIV
Le trouble de madame de Barizel avait été le plus terrible des aveux.
Cependant Roger partit pour Paris, et, après avoir vu M. Layton, le frère du suicidé de Charlestown, il alla au Havre pour voir M. Urquhart.
Une fille! La mère de celle qu'il aimait avait été une fille!
Il revint à Paris, écrasé, mais cependant ferme dans sa résolution.
Jamais il ne reverrait Corysandre.
Comment supporteraient-ils l'un et l'autre cette séparation? Il n'en savait rien, il ne se le demandait même pas, car ce n'était pas de l'avenir qu'il pouvait s'occuper, c'était du présent, du présent seul.
Et dans ce présent il n'y avait qu'une chose: la fille d'Olympe Boudousquié ne pouvait pas être duchesse de Naurouse.
Ce que souffrirait Corysandre, ce qu'il souffrirait lui-même, il devait pour le moment écarter cela de sa pensée et tâcher de ne voir que ce que l'honneur de son nom lui imposait.
Il se serait fait tuer pour l'honneur de ce nom: cette résolution serait un suicide.
Et dans le wagon qui le ramenait du Havre à Paris, il arrêta la mise à exécution de cette résolution, s'y reprenant à vingt fois, à cent fois, ne restant fixé qu'à un seul point, qui était qu'il ne devait pas retourner à Bade, car il sentait bien que, s'il revoyait Corysandre, il n'y aurait ni volonté, ni dignité, ni honneur qui tiendraient contre elle; et puis, que lui dirait-il, d'ailleurs? Il ne pouvait pas lui parler de sa mère, il faudrait qu'il inventât des prétextes; lesquels? Elle le verrait mentir, et cela il ne le voulait pas.
Il écrirait donc.
Il fut emporté dans un tel trouble, un tel émoi, une telle angoisse, un tumulte si vertigineux, qu'il fut tout surpris de se trouver arrivé à Paris: le temps, la distance, étant choses inappréciables pour lui.
Immédiatement il se rendit chez lui et tout de suite il écrivit ses lettres, dont les termes étaient arrêtés dans sa tête.
«Madame la comtesse,
«En vous disant que je partais pour voir MM. Layton et Urquhart vous avez compris qu'il me serait impossible de donner suite au projet de mariage dont je vous avais entretenu. Après avoir vu ces deux messieurs, je vous confirme cette impossibilité.
«NAUROUSE.»
Puis il passa à la lettre de Corysandre; mais, avant de pouvoir poser la plume sur le papier, il la laissa tomber plus de dix fois, l'esprit affolé, le coeur défaillant:
«Je vous aime, chère Corysandre, et c'est sous le coup de la plus affreuse, de la plus grande douleur que j'aie jamais éprouvée que je vous écris.
«Nous ne nous verrons plus.
«Cependant mon amour pour vous est ce qu'il était hier, plus profond même, et ce que je vous disais en me séparant de vous, je vous le répète en toute sincérité: Je vous aime, je vous adore.
«Mais l'implacable fatalité nous sépare et il n'y a pas de volonté humaine qui puisse nous réunir.
«Adieu; mon dernier mot sera celui qui a commencé cette lettre, celui qui remplit ma vie: je vous aime, chère Corysandre.
«ROGER.»
Cette lettre écrite, il la relut, et il voulut la déchirer, car elle ne disait nullement ce qu'il voulait dire; mais, quand il la recommencerait dix fois, vingt fois, à quoi bon, puisque, ce qui était dans son coeur, il ne pouvait justement pas l'exprimer.
Il avait décidé que ce serait Bernard resté à Bade qui porterait ces deux lettres, et, en les envoyant à celui-ci, il lui donna ses instructions qu'il précisa minutieusement: tout d'abord, Bernard devait porter la lettre adressée à Corysandre et la remettre lui-même aux mains de mademoiselle de Barizel; quand à celle de madame de Barizel, il était mieux qu'il la remît à quelqu'un de la maison sans explication.
Lorsque l'enveloppe dans laquelle il avait placé ces lettres fut fermée, il la garda longtemps devant lui, ne pouvant pas l'envoyer à la poste: c'était sa vie, son bonheur, qu'il allait sacrifier, son amour.
Jamais il n'avait éprouvé pareille douleur, pareille angoisse, et si son coeur ne défaillait pas dans les faiblesses de l'irrésolution, il se brisait sous les efforts de la volonté.
Il fallait qu'il renonçât à celle qu'il avait aimée, qu'il aimait si passionnément, et il y renonçait; mais au prix de quelles souffrances accomplissait-il ce devoir!
Enfin l'heure du départ des courriers approcha! il ne pouvait plus attendre; il prit la lettre et la porta lui-même au bureau de la rue Taitbout, marchant rapidement, résolument; mais, lorsqu'il la jeta dans la boîte, il eut la sensation qu'il lui en aurait moins coûté de presser la gâchette d'un pistolet dont la gueule eût été appuyée sur son coeur.
Il était près de la rue Le Pelletier; le souvenir de Harly se présenta à son esprit, non de Harly son ami,—il n'avait point d'ami à cette heure et l'humanité entière lui était odieuse, mais de Harly, médecin; il monta chez lui.
En le voyant entrer, Harly vint à lui vivement.
—Quelle joie, mon cher Roger!
Mais en remarquant combien il était pâle et comme tout son visage portait les marques d'un profond bouleversement, il s'arrêta.
—Qu'avez-vous donc? Êtes-vous malade? s'écria-t-il.
—Malade, non; mort: je viens de rompre mon mariage.
Plusieurs fois Roger avait écrit à Harly pour lui parler de ce mariage et lui dire combien il aimait Corysandre.
—J'ai rompu, continua Roger, et j'aime celle que je devais épouser plus que je ne l'ai jamais aimée; de son côté elle m'aime toujours, c'est vous dire ce que je souffre. Plus tard, je vous expliquerai les raisons de cette rupture; aujourd'hui je viens demander au médecin un remède pour oublier et dormir, car, si j'ai eu le courage d'accomplir cette rupture, j'ai maintenant la lâcheté de ne pas pouvoir supporter ma douleur.
—Mais que voulez-vous?
—Je vous l'ai dit: oublier, dormir, ne pas penser, ne pas souffrir.
—Mais, mon ami, la douleur morale s'use par le temps; on ne la supprime pas. Si je la suspends par le sommeil, au réveil vous la retrouverez aussi intense qu'en ce moment.
—J'aurai dormi, j'aurai échappé à moi-même, à mes pensées, à mes souvenirs.
—Et après?
—Ce n'est pas demain qui m'occupe en ce moment, c'est aujourd'hui.
Harly ne l'avait pas vu depuis deux ans et il le trouvait plus pâle, plus maigre que lorsqu'il l'avait quitté. Ce long voyage ne lui avait pas été salutaire. La fièvre bien certainement ne le quittait pas.
Dans ces conditions comment allait-il supporter la crise qu'il traversait? Par les lettres qu'il avait reçues Harly savait que Roger avait mis toutes les espérances de sa vie dans ce mariage qui, pour lui, était le point de départ d'une existence nouvelle, sérieusement, utilement remplie, avec toutes les joies de l'amour et de la famille, ces joies qu'il n'avait jamais connues et après lesquelles il aspirait si ardemment. Dans cette existence tranquille et régulière, il aurait pu trouver le rétablissement de sa santé, tandis que s'il reprenait ses anciennes habitudes il y trouverait sûrement l'aggravation rapide de sa maladie.
Comment l'empêcher de les reprendre?
XXXV
Ce que Harly avait prédit se réalisa: quand Roger sortit de son assoupissement il trouva sa douleur aussi intense que la veille et même plus lourde, plus accablante, car il n'était plus enfiévré par la résolution à prendre puisque l'irréparable était accompli, et c'était le sentiment de cet irréparable qui pesait sur lui de tout son poids.
C'était fini, il ne la verrait plus, et cependant elle était là devant ses yeux plus belle, plus radieuse, plus éblouissante qu'il ne l'avait jamais vue; ce n'était pas la mort qui la lui enlevait, mais sa propre volonté. Cette séparation, il l'avait voulue, il la voulait et cependant il en était à se demander s'il n'était pas plus coupable envers Corysandre en l'abandonnant qu'il ne l'eût été envers l'honneur de son nom en l'épousant. Que lui avait-il valu jusqu'à ce jour, ce nom dont il avait été, dont il était si fier? La guerre avec sa famille qui avait empoisonné sa jeunesse, et maintenant le sacrifice de son bonheur.
Il ne pouvait pas rester enfermé toute la journée, tournant et retournant la même pensée, voyant et revoyant toujours la même image.
Il envoya chercher une voiture:
—Où faut-il aller?
—Faites-moi faire le tour de Paris par les boulevards extérieurs.
En arrivant pour la seconde fois à la Porte-Maillot, le cheval de sa victoria n'en pouvait plus; il descendit de voiture, en prit une autre et recommença sa promenade.
A sept heures, il se fit conduire chez Bignon; mais au lieu d'entrer au rez-de-chaussée, il monta à l'entresol pour dîner seul dans un salon particulier.
—Combien monsieur le duc veut-il de couverts? demanda le maître d'hôtel, qui le reconnut.
—Un seul.
—Que commande monsieur le duc?
—Ce que vous voudrez.
A huit heures il entra à l'Opéra.
Il ne tarda pas à ne pas pouvoir rester en place; la musique l'exaspérait.
Il sortit et s'en alla aux Bouffes.
Mais il n'y resta pas davantage.
Alors il se fit conduire aux Folies-Dramatiques, d'où il se sauva au bout d'un quart d'heure.
Ces gens qui paraissaient s'amuser, ces comédiens qui jouaient sérieusement, la foule, le bruit, les lumières, tout lui faisait horreur.
Il entra chez lui, se disant que le lendemain ce serait la même chose, puis le surlendemain, puis toujours ainsi.
Mais le lendemain justement il n'en fut pas ainsi.
Le matin, comme il allait sortir, pour sortir, sans savoir où aller, le valet de chambre, entrant dans son cabinet, lui demanda s'il pouvait recevoir madame la comtesse de Barizel.
La comtesse à Paris! Il resta un moment abasourdi.
—Avez-vous dit que j'étais chez moi? demanda-il.
—J'ai dit que j'allais voir si M. le duc pouvait recevoir.
Son parti fut pris.
—Faites entrer, dit-il.
Il passa dans le salon, s'efforçant de se calmer. Ce n'était que la comtesse, il n'avait pas de ménagement à garder avec elle; il haïssait, il méprisait cette misérable femme qui le séparait de Corysandre.
Elle entra la tête haute, avec un sourire sur le visage, et comme Roger, stupéfait, ne pensait pas à lui avancer un siège, elle prit un fauteuil et s'assit. Elle eût fait une visite insignifiante, qu'elle n'eût certes pas paru être plus à son aise.
—J'ai reçu votre lettre hier matin, dit-elle, et aussitôt je me suis mise en route pour venir vous demander ce qu'elle signifie.
—Que je renonce à la main de mademoiselle de Barizel.
—Oh! cela, je l'ai bien compris; mais pourquoi renoncez-vous à la main de ma fille?
Il avait eu le temps de se remettre, et en voyant cette assurance qui ressemblait à un défi, un sentiment d'indignation l'avait soulevé.
—Parce qu'un duc de Naurouse ne donne pas son nom à la fille de mademoiselle Olympe Boudousquié.
Il croyait la faire rentrer sous terre, elle se redressa au contraire et son sourire s'accentua:
—Je crois, dit-elle, que vous êtes victime d'une étrange confusion de nom, que des malveillants, des jaloux ont inventée dans un sentiment de haine stupide et de basse envie pour ma fille: je me nomme, il est vrai, de Boudousquié du nom de mon père; mais de Boudousquié et Boudousquié sont deux. Lorsque avec des yeux égarés vous êtes venu m'annoncer que vous partiez pour voir MM. Layton et Urquhart, j'ai été pour vous avertir qu'on tendait un piège à votre crédulité, comme on avait essayé d'en tendre un à la mienne lorsqu'on m'avait écrit pour m'avertir qu'il y avait en vous le germe de je ne sais quelle maladie mortelle, car déjà on m'avait menacée, pour m'escroquer de l'argent, de me rattacher à cette famille Boudousquié avec laquelle je n'ai rien de commun; mais je ne l'ai point fait, pensant que vous ne donneriez pas dans cette invention grossière. Je crois que j'ai eu tort; je vois que ces gens ont su troubler votre jugement, cependant si ferme et si droit d'ordinaire, et je viens me mettre à votre disposition pour vous fournir toutes les explications que vous pouvez désirer. Il s'agit de ma fille, de son bonheur, de son honneur, et je n'écoute, moi, sa mère, que cette seule considération. Que vous a-t-on dit!
—Vous le demandez?
—Certes.
—M. Layton m'a dit qu'Olympe Boudousquié, après avoir ruiné son frère dont elle était la maîtresse, avait amené celui-ci à se tuer. M. Urquhart m'a dit que la même Olympe Boudousquié, qui l'avait trompé et ruiné, était la dernière des filles.
—Eh bien! en quoi cela a-t-il pu vous toucher? Il n'y a jamais eu rien de commun entre la famille Boudousquié, à laquelle appartenait cette... fille, et la famille de Boudousquié d'où je sors.
—Alors comment se fait-il que le portrait d'Olympe Boudousquié, que M. Urquhart a conservé et m'a montré, soit... le vôtre?
Du coup, madame de Barizel, si pleine d'assurance, fut renversée; une pâleur mortelle envahit son visage et Roger crut qu'elle allait défaillir. Se voyant observée, elle se cacha la tête entre ses mains, mais le tremblement de ses bras trahit son émotion.
Cependant elle se remit assez vite, au moins de façon à pouvoir reprendre la parole:
—Je n'essayerai pas de cacher ma confusion et ma honte, dit-elle, car je veux vous avouer la vérité, toute la vérité. Que ne l'ai-je fait plus tôt! Je vous aurais épargné les douleurs par lesquelles vous avez passé et que vous nous avez imposées, à ma fille et à moi. J'avoue donc que, tout à l'heure, en vous disant qu'il n'y avait rien de commun entre Olympe Boudousquié et ma famille, j'ai manqué à la vérité: en réalité cette Olympe était la fille de mon père, fille naturelle, née de relations entre mon père et une jeune femme...
—Mademoiselle Aitie, modiste à Natchez; j'ai le certificat de baptême d'Olympe Boudousquié et beaucoup d'autres pièces authentiques la concernant et concernant aussi sa mère.
Madame de Barizel eut un mouvement d'hésitation, cependant elle continua:
—Vous savez comme ces liaisons se font et se défont facilement. Mon père eut le tort de ne pas s'occuper de cette fille qui, devenue grande, suivit les traces de sa mère; c'est à elle que se rapportent sans doute les pièces dont vous parlez, à elle aussi que se rapportent les récits qui ont été faits par MM. Layton et Urquhart et si vous trouvez qu'une certaine ressemblance existe entre le portrait qu'on vous a montré et moi, vous devez comprendre que cette ressemblance est assez naturelle puisque celle qui a posé pour ce portrait était... ma soeur.
—Et cette soeur naturelle, puis-je vous demander ce qu'elle est devenue?
—Morte.
—Il y a longtemps?
—Une quinzaine d'années.
—Vous avez un acte qui constate sa mort.
—Non, mais on pourrait sans doute le trouver... en le cherchant.
—Eh bien, je puis éviter cette peine, car j'ai une série d'actes s'appliquant à cette Olympe Boudousquié qui permettent de la suivre jusqu'au moment où M. le comte de Barizel l'a ramenée de la Havane.
—Monsieur le duc!
Mais Roger ne se laissa pas interrompre, vivement il se leva et étendant le bras vers la porte:
—Je vous prie de vous retirer.
—Mais je vous jure.
—Me croyez-vous donc assez naïf pour avoir foi aux serments d'Olympe Boudousquié?
Elle se jeta aux genoux de Roger en lui saisissant une main malgré l'effort qu'il faisait pour se dégager:
—Eh bien! je partirai, s'écria-t-elle avec un accent déchirant, je retournerai en Amérique, vous n'entendrez jamais parler de moi, je serai morte pour le monde, pour vous, même pour ma fille; mais, je vous en conjure à genoux, à mains jointes, en vous priant, en vous suppliant comme le bon Dieu, ne l'abandonnez pas, ne renoncez pas à ce mariage. Elle est innocente, elle est la fille légitime du comte de Barizel dont la noblesse est certaine; elle vous aime, elle vous adore. La tuerez-vous par votre abandon? C'est sa douleur qui m'a poussée à cette démarche. Ne vous laisserez-vous pas émouvoir, vous qui l'aimez? l'amour ne parlera-t-il pas en vous plus que l'orgueil?
—Que l'orgueil, oui; que l'honneur, non, jamais!
XXXVI
Madame de Barizel était partie depuis longtemps et Roger n'avait pas quitté son salon, qu'il arpentait en long et en large, à grands pas, fiévreusement, quand le domestique entra de nouveau.
—Il y a là une dame, dit-il, qui veut à toute force voir monsieur le duc; elle refuse de donner son nom.
—Ne la recevez pas.
—Elle est jeune, et sous son voile elle paraît très jolie.
Roger ne fut pas sensible à cette raison qui, dans la bouche du domestique, paraissait toute-puissante:
—Ne la recevez pas, dit-il, ne recevez personne.
Mais, avant que le domestique fût sorti, la porte du salon se rouvrit et la jeune dame qui paraissait très jolie sous son voile entra.
Roger n'eut pas besoin de la regarder longuement pour la reconnaître; son coeur avait bondi au-devant d'elle:
—Vous!
—Roger!
Le domestique sortit vivement.
Elle se jeta dans les bras de Roger.
—Chère Corysandre!
Ils restèrent longtemps sans parler, se regardant, les yeux dans les yeux, perdus dans une extase passionnée; ce fut elle qui la première prit la parole:
—Ma présence ici vous explique que je ne vous en veux pas de votre lettre, j'ai été foudroyée en la lisant, je n'ai pas été fâchée. Fâchée contre vous, moi!
Et elle s'arrêta pour le regarder, mettant toute son âme, toute sa tendresse, tout son amour dans ce regard, frémissante de la tête aux pieds, éperdue, anéantie; ce n'était plus l'admirable et froide statue qu'il avait vue en arrivant à Bade, mais une femme que la passion avait touchée et qu'elle entraînait.
Tout à coup un flot de sang empourpra son visage et elle se cacha la tête dans le cou de Roger.
—Si je viens à vous, dit-elle faiblement, chez vous, ce n'est pas pour vous demander les raisons qui vous empêchent de me prendre pour femme.
—Mais...
—Ces raisons, ne me les dis pas, s'écria-t-elle dans un élan irrésistible, je ne veux pas les connaître... au moins je ne veux pas que tu me les dises.
De nouveau, elle se cacha le visage contre lui.
Puis après quelques instants elle poursuivit sans le regarder:
—Si un homme comme vous ne tient pas l'engagement qu'il a pris... librement, c'est qu'il a pour agir ainsi des raisons qui s'imposent à son honneur; je sens cela. Lesquelles? Je ne les sais pas, je ne veux pas les savoir, je ne veux pas qu'on me les dise.
Elle jeta ses mains sur ses yeux et ses oreilles comme si elle avait peur de voir et d'entendre.
—Tu as pensé à moi, n'est-ce pas, demanda-t-elle, avant de prendre cette résolution, à ma douleur, à mon désespoir; tu as pensé que je pouvais en mourir.
Il inclina la tête.
—Et cependant tu l'as prise?
—J'ai dû la prendre.
—Tu as dû! C'est bien cela, je comprends; mais tu m'aimes, n'est-ce pas; tu m'aimes encore!
—Si je t'aime!
La prenant dans ses bras, il l'étreignit passionnément; ils restèrent sans parler, les lèvres sur les lèvres.
Mais doucement elle se dégagea:
—Ce que je te demande, je le savais avant que tu me le dises, je l'avais senti, je l'avais deviné, et c'est parce que je sentais bien que tu m'aimais, que tu m'aimes toujours que je suis venue à toi, car enfin nous ne pouvons pas être séparés,—j'en mourrais. Et toi, supporterais-tu donc cette douleur? vivrais-tu sans moi? Pour moi, je ne peux pas vivre sans toi, sans ton amour. Je le veux, il me le faut et je viens te le demander. Ce que disait ta lettre, n'est-ce pas, c'était que je ne pouvais pas être ta femme?
Il baissa la tête, ne pouvant pas répondre.
—Pourquoi ne réponds-tu pas? s'écria-t-elle, pourquoi ne parles-tu pas franchement? Tu as peur que je t'adresse des questions. Mais ces questions m'épouvantent encore plus qu'elles ne peuvent t'épouvanter toi-même. En me disant que tu m'aimais toujours et que tu ne pouvais pas faire de moi ta femme, tu m'as tout dit. Je ne veux pas en savoir davantage. Il y a là quelque mystère, quelque secret terrible que je ne dois pas connaître puisque tu ne me l'as pas dit et que tu montres tant d'inquiétude à la pensée que je peux te le demander. Je ne suis qu'une pauvre fille sans expérience, je ne sais que bien peu de chose dans la vie et du monde; mais, pour mon malheur, j'ai appris à regarder et à voir, et ce que bien souvent je ne comprends pas, je le devine cependant. Ce que j'ai deviné c'est qu'après avoir voulu me prendre pour ta femme, tu ne le veux plus maintenant.
—Je ne le peux plus.
—Mais tu peux m'aimer cependant, tu m'aimes. Eh bien, ne nous séparons plus. Me voici; prends-moi, garde-moi.
Elle lui jeta les bras autour du cou, et le regardant sans baisser les yeux:
—Me veux-tu?
—Et j'ai pu t'écrire que nous ne nous verrions plus! s'écria-t-il.
—Oh! ne t'accuse pas. A ta place j'aurais agi comme toi sans doute; à la mienne tu ferais ce que je fais; tu as eu la douleur de résister à ton amour, moi j'ai la joie d'obéir au mien. Et sens-tu comme elle est grande, sens-tu comme elle m'exalte, comme elle m'élève au-dessus de toutes les considérations si sages et si petites de ce monde? Jusqu'à ce jour je n'ai eu qu'un orgueil, celui de ma beauté; on m'a tant dit que j'étais belle, on m'a montré tant d'enthousiasme, tant d'admiration, que j'ai cru... quelquefois que j'étais au-dessus des autres femmes; au moins je l'ai cru pour la beauté, car pour tout le reste je savais bien que je n'étais qu'une fille très ordinaire. Mais voilà que tu m'aimes, voilà que je t'aime, que je t'aime passionnément, plus que tout au monde, plus que ma réputation, plus que mon honneur, plus que tout, et voilà que c'est par mon amour que je deviens supérieure aux autres, puisque je fais ce que nulle autre sans doute n'oserait faire à ma place et m'en glorifie.
Elle le regarda un moment; ses yeux lançaient des flammes, sa poitrine bondissait, elle était transfigurée par la passion.
—C'est que j'ai foi en toi, continua-t-elle, et que je sais que tu m'acceptes comme je me donne,—entièrement. Où tu voudras que j'aille, j'irai; ce que tu voudras, je le voudrai. Je n'aurai pas d'autre volonté que la tienne, d'autres désirs que les tiens, d'autre bonheur que le tien; heureuse que tu m'aimes, ne demandant rien, n'imaginant rien, ne souhaitant rien que ton amour. Si tu savais comme j'ai besoin d'être aimée; si tu savais que je ne l'ai jamais été... par personne, tu entends, par personne, et que mon enfance a été aussi triste, aussi délaissée que la tienne.
Comme il la regardait dans les yeux, elle détourna la tête.
—Ne parlons pas de cela, dit-elle, je veux plutôt t'expliquer comment j'ai pris cette résolution.
Elle avait jusqu'alors parlé debout; elle attira un fauteuil et s'assit, tandis que Roger prenait place devant elle sur une chaise, lui tenant les mains dans les siennes, penché vers elle, aspirant ses paroles et ses regards.
—C'est aussitôt après avoir lu ta lettre et quand ma mère m'a donné celle que tu lui écrivais que je me suis décidée. Comme elle m'annonçait qu'elle venait à Paris pour dissiper le malentendu qui s'était élevé entre vous, je lui ai demandé à l'accompagner, devinant bien qu'il ne s'agissait point d'un malentendu comme elle disait et que rien ni personne ne te ferait revenir sur cette rupture, que tu n'avais pu arrêter qu'après de terribles combats, forcé par des raisons qui ne changeraient pas. Elle a consenti à mon voyage. Nous sommes arrivées ce matin, et elle m'a dit qu'elle venait chez toi. J'ai attendu son retour, mais sans rien espérer de bon de sa visite. Lorsqu'elle est rentrée, dans un état pitoyable de douleur et de fureur, elle m'a dit que tu persistais dans ta résolution. Alors je suis sortie; dans la rue j'ai appelé un cocher qui passait et je lui ai dit de m'amener ici. Il a fallu subir l'examen de ton concierge et de ton valet de chambre. Mais qu'importe! Pouvais-je être sensible à cela en un pareil moment! Me voici, près de toi, à toi, cher Roger; ne pensons qu'à cela, au bonheur d'être ensemble. Moi, je me suis faite à l'idée de ce bonheur puisque, depuis hier, je savais que ces mots que tu as dû avoir tant de peine à écrire: «Nous ne nous verrons plus», n'auraient pas de sens aujourd'hui; mais toi, ne te surprend-il pas?
Glissant de son siège, il se mit à genoux devant elle, et dans une muette extase, il la contempla, la regarda des pieds à la tête, tandis qu'il promenait dans de douces caresses ses mains sur elle, sur ses bras, sur son corsage, la serrant, l'étreignant comme s'il avait besoin d'une preuve matérielle pour se persuader qu'il n'était pas sous l'influence d'une illusion.
—Que ne puis-je te garder toujours ainsi, à mes pieds, dit-elle en souriant; mais nous ne devons pas nous oublier. Il est impossible que ma mère ne s'aperçoive pas bientôt de mon départ. Elle me cherchera. Ne me trouvant pas, la pensée lui viendra bien certainement que je suis ici, car elle sait combien je t'aime. Il ne faut pas qu'elle puisse me reprendre, car elle saurait bien nous séparer, dût-elle me mettre dans un couvent jusqu'au jour où elle aurait arrangé un autre mariage pour moi. Ce mariage, je ne l'accepterais pas; cela, tu le sais. Mais je ne veux pas de luttes, je ne veux pas d'intrigues. Arrache-moi à cette existence... misérable. Partons, partons aussitôt que possible.
—Tout de suite. Où veux-tu que nous allions?
—Et que m'importe! J'aurais voulu aller à Varages, à Naurouse, là où tu as vécu, où tu devais me conduire. Mais ce serait folie en ce moment; on nous retrouverait trop facilement, et il ne faut pas qu'on nous retrouve, il ne le faut pas, aussi bien pour toi que pour moi. Allons donc où tu voudras; moi je ne veux qu'une chose: être ensemble. Tous les pays me sont indifférents; ils me deviendront charmants quand nous les verrons ensemble.
—L'Espagne!
—Si tu veux.
—Partons.
—Le temps d'envoyer chercher une voiture.
Mais au moment où il se dirigeait vers la porte, un bruit de voix retentit dans le vestibule, comme si une altercation venait de s'élever entre plusieurs personnes.
XXXVII
Roger courut à la porte pour la fermer, et en même temps, se tournant vers Corysandre, il lui fit signe d'entrer dans la pièce voisine, qui était sa chambre.
Il n'avait pas tourné le pène, qu'on frappa à la porte non avec le doigt, mais avec la main pleine, trois coups assez forts.
—Au nom de la loi, ouvrez! cria une voix assurée.
Évidemment c'était madame de Barizel qui venait reprendre Corysandre.
Au lieu d'ouvrir, Roger traversa le salon en courant et entra dans sa chambre, où il trouva Corysandre.
—Ma mère! murmura-t-elle d'une voix épouvantée.
—Oui.
—Qu'allez-vous faire?
—Nous allons descendre par l'escalier de service; vite.
La prenant par la main, il l'entraîna de la chambre dans le cabinet de toilette, du cabinet de toilette dans un couloir de dégagement au bout duquel se trouvait la porte de l'escalier de service; mais cette porte était fermée à clef, et la clef ne se trouvait pas dans la serrure.
Roger n'avait pas pensé à cela, il fut déconcerté. Où, chercher cette clef? Il n'en avait pas l'idée.
Avant qu'il eût pu réfléchir, un bruit de pas retentit au bout du couloir. Alors, tenant toujours Corysandre par la main, il rentra dans le cabinet de toilette dont il verrouilla la porte. C'était se faire prendre dans une souricière; mais ils n'avaient aucun moyen de sortir.
Corysandre étreignit Roger dans ses deux bras, et, comme il se baissait vers elle, elle l'embrassa passionnément, désespérément, comme si elle avait conscience que c'était le dernier baiser qu'elle lui donnait et qu'elle recevait de lui.
-Entrons dans ta chambre, dit-elle, et ouvre la porte; ne nous cachons pas.
Mais il n'eut pas à aller tirer le verrou: au moment où ils arrivaient dans la chambre, la porte opposée à celle par laquelle ils entraient s'ouvrait, et derrière un petit homme à lunettes, vêtu de noir, ils aperçurent madame de Barizel.
Le petit homme entr'ouvrit sa redingote et Roger aperçut le bout d'une écharpe tricolore.
—Monsieur le duc, dit le commissaire de police, je suis chargé de rechercher chez vous mademoiselle Corysandre de Barizel, mineure au-dessous de seize ans, que sa mère, madame la comtesse de Barizel, ici présente, vous accuse d'avoir enlevée et détournée.
Roger s'était avancé, tandis que Corysandre était restée en arrière, mais sans chercher à se cacher, la tête haute, ne laissant paraître sa confusion que par le trouble de ses yeux et la rougeur de son visage.
Sur ces derniers mots du commissaire elle s'avança à son tour et vint se poser à côté de Roger.
—Je n'ai été ni enlevée, ni détournée, dit-elle en s'efforçant d'affermir sa voix, qui malgré elle trembla, je suis venue volontairement.
Le commissaire salua de la tête sans répondre, tandis que madame de Barizel levait au ciel ses mains indignées et frémissantes.
—Prétendez-vous, monsieur le duc, dit le commissaire, s'adressant à Roger, que mademoiselle est venue chez vous simplement en visite?
Roger ne répondit rien.
—S'enferme-t-on au verrou pour recevoir des visites? s'écria madame de Barizel; cherche-t-on à se sauver? Enfin une jeune fille va-t-elle faire une visite à un jeune homme? Cette défense est absurde.
—Me suis-je donc défendu? demanda Roger avec hauteur.
—M. de Naurouse n'a pas à se défendre, dit vivement Corysandre, il n'a rien fait; s'il faut un coupable, ce n'est pas lui.
Toutes ces paroles, celles de Corysandre, de Roger et de madame de Barizel, étaient parties irrésistiblement, sans réflexion, sous le coup de l'émotion; seul le commissaire; qui en avait vu bien d'autres et qui d'ailleurs n'était point partie intéressée, avait su ce qu'il disait.
Cependant le temps avait permis à Roger de se reconnaître, au moins jusqu'à un certain point, c'est-à-dire qu'il ne comprenait rien à ce qui se passait.
Cependant il fallait qu'il parlât, qu'il se défendît, ou s'il ne se défendait pas, qu'il sût à quoi cela l'entraînait. Madame de Barizel, habile et avisée comme elle l'était, n'avait certes pas décidé une pareille aventure à la légère.
—Monsieur le commissaire, dit-il, je voudrais avoir quelques instants d'entretien avec vous.
—Je suis à votre disposition, monsieur le duc, répondit le commissaire, qui paraissait beaucoup mieux disposé en faveur des accusés que de l'accusateur.
—Mais, monsieur... s'écria madame de Barizel.
—Ne craignez rien, madame, la porte est gardée.
Avant de sortir, Roger regarda Corysandre comme pour lui demander pardon de la laisser seule; mais elle lui fit signe qu'elle avait compris. Alors il passa dans le salon avec le commissaire.
—Monsieur le commissaire, dit-il, c'est une question que je voudrais vous adresser si vous le permettez: vous avez parlé d'accusation tout à l'heure, cette accusation est-elle sérieuse? sur quoi porte-t-elle? à quoi expose-t-elle?
—Vous avez un code, monsieur le duc?
—Non.
—C'est cependant un livre qui devrait se trouver chez tout le monde, dit-il sentencieusement; enfin, puisque vous n'en avez pas, je vais tâcher de répondre à vos questions. Vous demandez si cette accusation est sérieuse? Oui, monsieur le duc, au moins par ses conséquences possibles. Les articles sous le coup desquels elle vous place sont les 354, 355, 356, 357 du code pénal, qui disent que quiconque aura enlevé ou détourné une fille au-dessous de seize ans subira la peine des travaux forcés à temps.
Roger ne fut pas maître de retenir un mouvement.
—C'est ainsi, monsieur le duc; on ne sait pas cela dans le monde, n'est-ce pas? Cependant telle est la loi. Elle dit aussi que, quand même la fille aurait consenti à son enlèvement ou suivi volontairement son ravisseur, si celui-ci est majeur de vingt-un ans ou au-dessus, il sera condamné aux travaux forcés à temps. Mademoiselle de Barizel, en affirmant qu'elle était venue librement chez vous, a paru vouloir vous innocenter; vous voyez qu'elle s'est trompée. N'oubliez pas cela, monsieur le duc. De même n'oubliez pas non plus le dernier article que je signale tout particulièrement à votre attention, et qui dit que dans le cas où le ravisseur épouserait la fille qu'il a enlevée, il ne pourrait être condamné que si la nullité de son mariage était prononcée. Dans l'espèce, vous sentez, n'est-ce pas, l'importance de cet article?
Baissant la tête, le commissaire adressa à Roger par-dessus ses lunettes un sourire qui en disait long.
—Vous avez deviné qu'on voulait me contraindre à ce mariage? dit Roger.
—Hé! hé! hé!
Il n'en dit pas davantage; mais il se frotta les mains, satisfait sans doute d'avoir été compris.
—J'ai un procès-verbal à dresser, dit-il, je puis m'installer ici, n'est-ce pas?
Il s'assit devant la table.
—Ce procès-verbal doit constater la porte fermée à clef, la tentative de fuite par l'escalier de service, le désordre de la toilette de la jeune personne. Pourquoi donc avez-vous fermé cette porte, monsieur le duc?
—Je n'ai pensé qu'à la mère et j'ai voulu lui échapper.
—Fâcheux.
Abandonnant le commissaire, Roger rentra dans la chambre; Corysandre était assise à un bout, madame de Barizel à un autre.
—Eh bien, monsieur le duc, demanda-t-elle, vous êtes-vous fait renseigner par M. le commissaire sur les conséquences de ce que la loi française appelle un détournement de mineure?
Comme Roger ne répondait pas, elle continua:
—Oui, n'est-ce pas. Alors vous savez que ces conséquences sont un procès en cour d'assises et une condamnation aux travaux forcés.
Corysandre se leva et d'un bond vint à Roger.
—Je pense, poursuivit madame de Barizel, que cela vous a donné à réfléchir et que vous pouvez me faire connaître vos intentions. Vous aimez ma fille. De son côté, elle vous aime passionnément, follement; sa démarche le prouve. L'épousez-vous?
Avant qu'il eût pu répondre. Corysandre s'était jetée devant lui et, s'adressant à sa mère:
-M. le duc de Naurouse ne peut pas m'épouser, dit-elle.
—Je ne te parle pas, s'écria madame de Barizel.
—Je réponds pour lui.
Puis se tournant vers Roger:
—Si à la demande qu'on t'adresse sous le coup de cette pression infâme, dit-elle, tu répondais: «Oui», tu ne serais plus le duc de Naurouse que j'aime. Tu ne pouvais pas me prendre pour ta femme hier, tu le peux encore moins aujourd'hui.
Madame de Barizel parut hésiter un moment; mais presque aussitôt ses yeux lancèrent des éclairs, tandis que ses narines retroussées et ses lèvres minces frémissaient: elle se leva et s'avançant:
—Et pourquoi donc M. le duc de Naurouse ne peut-il pas t'épouser? dit-elle d'un air de défi; s'il a des raisons à donner pour justifier son refus, j'entends des raisons honnêtes et avouables, qu'il les donne tout haut. Parlez, monsieur le duc, parlez donc.
Une fois encore Corysandre intervint en se jetant au-devant de Roger:
—Ah! vous savez bien qu'il ne parlera pas, s'écria-t-elle, et que je n'ai pas à lui demander, moi, votre fille, de se taire.
Malgré sa fermeté, madame de Barizel fut déconcertée; mais son trouble ne dura qu'un court instant:
—Vous réfléchirez, monsieur le duc, dit-elle; votre femme, ou vous ne la reverrez jamais.
Sans répondre, Corysandre se jeta sur la poitrine de Roger.
—A toi pour la vie, s'écria-t-elle, pour la vie, je te le jure.
La porte du salon s'ouvrit:
—Si monsieur le duc de Naurouse veut signer le procès-verbal? dit le commissaire de police.
XXXVIII
Quel usage madame de Barizel allait-elle faire de son procès-verbal.
Il ne fallut pas longtemps à Roger pour voir qu'il ne lui était pas possible, non seulement de résoudre cette question, mais même de l'examiner, et tout de suite il pensa à Nougaret. Il croyait cependant bien en avoir fini avec les avoués, les avocats et les gens d'affaires.
Bien que les tribunaux fussent en vacances Nougaret était au travail. Les vacances étaient pour lui son temps le plus occupé; il mettait à jour son arriéré.
Il fit raconter à Roger comment les choses s'étaient passées, minutieusement, et il exigea un récit complet non seulement sur le fait même du procès-verbal du commissaire de police, mais encore sur les antécédents de madame de Barizel.
—C'est le caractère du personnage qui nous expliquera ce dont il est capable, dit-il pour décider Roger, qui hésitait.
Il fallut donc que Roger répétât le récit de Raphaëlle et les témoignages de MM. Layton et Urquhart.
—Et la jeune personne, demanda l'avoué, elle n'est pas complice de sa mère?
—Elle!
—Ça s'est vu.
Ce fut un nouveau récit, celui de l'intervention de Corysandre.
—C'est très beau, dit l'avoué; seulement cela serait plus beau encore si c'était joué, car il est bien certain que par la venue chez vous de cette jeune fille qui vous dit: «Ne me prenez pas pour votre femme, puisque je ne suis pas digne de vous; mais gardez-moi pour votre maîtresse, puisque nous nous aimons», vous avez été profondément touché.
—C'est l'émotion la plus forte que j'aie éprouvée de ma vie.
—Il est bien certain aussi, n'est-ce pas, qu'en se jetant entre sa mère et vous pour dire: «Il ne peut pas m'épouser,» elle vous a paru très belle.
—Admirable d'héroïsme.
—C'est bien cela; de sorte que vous l'aimez plus que vous ne l'avez jamais aimée.
—Au point que je me demande si je ne commets pas la plus abominable des lâchetés en ne l'épousant pas.
—C'est bien cela. Certes, monsieur le duc, je serais désespéré de dire une parole qui pût vous blesser dans votre amour. Je comprends que vous admiriez cette belle jeune fille pour son sacrifice plus encore que pour sa beauté; mais enfin je ne peux pas ne pas vous faire observer que ce sacrifice arrive bien à point pour peser sur vos résolutions. Et notez que je ne veux pas insinuer qu'elle n'a pas été sincère; je n'insinue jamais rien, je dis les choses telles qu'elles sont. Et ce que je dis présentement, c'est que nous avons affaire à une mère très forte qui a bien pu pousser sa fille, sans que celle-ci ait vu ou senti la main qui la faisait agir.
—Je vous affirme que tout en elle a été spontané, inspiré seulement par le coeur.
—Je veux le croire; mais il est possible que le contraire soit vrai, et cela suffit pour vous avertir d'avoir à vous tenir sur vos gardes. D'ailleurs les raisons qui vous empêchaient hier d'épouser mademoiselle de Barizel existent encore aujourd'hui, il me semble, et je ne crois pas que par sa démarche auprès de vous, pas plus que par la mise en mouvement du commissaire de police, madame de Barizel se soit réhabilitée; elle est ce qu'elle était, et elle a pris soin de vous prouver elle-même qu'on ne l'avait pas calomniée en vous la représentant comme une aventurière dangereuse. Maintenant quel parti va-t-elle tirer de son procès-verbal? C'est là qu'est la question pressante.
—Justement. A ce sujet je voudrais vous faire observer que je crois que mademoiselle de Barizel a plus de seize ans.
—C'est quelque chose; mais ce n'est pas assez pour vous mettre à l'abri. Si la loi punit des travaux forcés le ravisseur d'une fille au-dessous de seize ans, elle punit de la réclusion le ravisseur d'une mineure; or si mademoiselle de Barizel a plus de seize ans, elle a toujours moins de vingt-un ans et, par conséquent, la plainte peut être déposée et le procès peut être fait. Le fera-t-elle?
—Elle est capable de tout, et l'histoire du coup de revolver tiré sur un amant qui se sauvait d'elle, que je n'avais pas voulu admettre lorsqu'on me l'avait racontée, me paraît maintenant possible.
—En disant: le fera-t-elle? ce n'est pas à elle que je pense, c'est aux avantages qu'elle peut avoir à le faire. A vous en menacer, les avantages sautent aux yeux: elle espère vous faire peur; avant de se laisser amener sur le banc des assises ou de la police correctionnel, un duc de Naurouse réfléchit, et entre deux hontes il choisit la moindre.
La moindre serait la condamnation.
—C'est elle qui raisonne et elle pense bien que la moindre pour vous serait de devenir son gendre. C'est là son calcul: tout a été préparé pour vous effrayer et vous amener au mariage par la peur. C'est un chantage comme un autre et, à vrai dire, je suis surpris que celui-là ne soit pas plus souvent pratiqué; mais voilà, les coquins n'étudient le code que pour échapper aux conséquences de leurs coquineries et non pour en préparer de nouvelles. S'ils savaient quelles armes la loi tient à la dispositions des habiles!
—Si madame de Barizel n'a pas étudié le code, soyez sûr qu'elle se l'est fait expliquer par des gens qui le connaissent.
—J'en suis convaincu, car le coup qu'elle a risqué part d'une main expérimentée; mais justement parce qu'elle n'a pas agi à la légère, elle doit savoir que vous pouvez très bien, au lieu d'avoir peur du procès, l'affronter. S'il en est ainsi, sa fille, qui présentement est encore mariable, devient immariable. Si belle, si séduisante que soit une jeune fille, elle ne trouve pas de mari quand elle a été enlevée ou détournée et quand un procès retentissant a fait un scandale épouvantable autour de son nom. Que devient madame de Barizel si elle ne marie pas sa fille? Une aventurière vieillie qui n'a plus un seul atout dans son jeu, puisqu'elle a perdu le dernier. Vous pouvez donc être certain qu'avant de déposer sa plainte, elle y regardera à deux fois. Elle a joué ses premières cartes et elle a gagné, c'est-à-dire qu'elle a gagné son procès-verbal sur lequel elle peut échafauder une action... si vous avez peur; mais si vous n'avez pas peur, que va-t-elle en faire de son procès-verbal? Voyez-vous son embarras avant de risquer une aussi grosse partie? Mon avis est donc de ne pas bouger et de laisser venir. Soyez assuré qu'il viendra quelqu'un, qu'on cherchera à vous tâter, qu'on vous fera même des propositions. Nous verrons ce qu'elles seront. Pour le moment, tout cela ne nous regarde pas.
—Hélas!
—C'est en homme d'affaires que je parle, car je devine très bien ce que vous devez souffrir.
—Ce n'est pas à moi que je pense, c'est à... elle.
Le quelqu'un qui devait venir et que Nougaret avait annoncé avec sa sûreté de diagnostic, ce fut Dayelle.
Un matin, au bout de huit jours, pendant lesquels Roger avait vainement cherché à apprendre ce que Corysandre était devenue, retenu qu'il était par la réserve que Nougaret lui avait imposée, Bernard, de retour de Bade, annonça M. Dayelle, et celui-ci fit son entrée, grave, majestueux, s'étant arrangé une tête et une tenue pour cette visite, plus imposant, plus important qu'il ne l'avait jamais été, serré dans sa redingote noire, son menton rasé de près relevé par son col de satin.
Après les premières paroles de politesse, Roger attendit, s'efforçant d'imposer silence à son émotion et de ne pas crier le mot qui lui montait du coeur: —Où est Corysandre?
—Monsieur le duc, dit Dayelle, je viens vous demander quelles sont vos inventions.
—Mes intentions? A propos de quoi? Au sujet de qui?
—Au sujet de mademoiselle de Barizel, de qui je suis l'ami le plus ancien... un second père.
—J'ai fait connaître ces intentions à madame la comtesse de Barizel; il m'est, à mon grand regret, impossible de donner suite au projet que j'avais formé et dont je vous avais entretenu.
—Mais depuis que vous avez fait connaître vos intentions à madame de Barizel, il s'est passé un... incident grave qui a dû les modifier.
—Il ne les a point modifiées.
—Vous m'étonnez, monsieur le duc; c'est un honnête homme qui vous le dit.
Roger ouvrit la bouche pour remettre cet honnête homme à sa place; mais il ne pouvait le faire qu'en accusant madame de Barizel, et il ne le voulut pas.
—Monsieur le duc, continua Dayelle, qui paraissait éprouver un réel plaisir à prononcer ce mot, monsieur le duc, c'est de mon propre mouvement que je me suis décidé à cette démarche auprès de vous, dans l'intérêt de Corysandre que j'aime d'une affection très vive; je viens de voir madame de Barizel bien décidée à demander aux tribunaux la réparation de l'injure sanglante que vous lui avez faite, je l'ai arrêtée en la priant de me permettre de faire appel à votre honneur....
—C'est justement l'honneur qui m'empêche de poursuivre ce mariage, dit Roger, incapable de retenir cette exclamation.
—Monsieur le duc, cela est grave; il y a dans vos paroles une accusation terrible. Qui la justifie? Vous ne pouvez pas laisser mes amies, madame de Barizel aussi bien que sa fille, sous le coup de cette accusation tacite.
—J'ai donné à madame de Barizel les raisons qui me font rompre un mariage que je désirais ardemment.
—Vous avez écouté de basses calomnies, monsieur le duc.
Roger ne répondit pas.
Dayelle le pressa; Roger persista dans son silence, et il eût rompu l'entretien s'il n'avait espéré pouvoir trouver le moyen de savoir où était Corysandre.
—Je suis surpris, monsieur le duc, que vous persistiez dans votre inqualifiable refus de me donner des explications que je me croyais en droit de demander à votre loyauté. Je venais à vous en conciliateur. Vous avez tort de me repousser, car vous perdez Corysandre que vous dites aimer.
—Que j'aime et qui m'aime.
—Sa mère a dû la faire entrer dans un couvent, et si vous ne l'en faites pas sortir en l'épousant, elle y restera enfermée jusqu'à sa majorité, car vous sentez bien qu'après ce procès elle ne pourrait jamais se marier.
Roger, se raidissant contre son émotion, voulut essayer de suivre les conseils de Nougaret:
—Alors nous attendrons cette majorité, dit-il, j'ai foi en elle comme elle a foi en moi; par ce procès, madame de Barizel déshonorera sa fille, voilà tout.