Corysandre
XII
Madame de Barizel ne s'était pas trompée en pensant que le duc de Naurouse ne manquerait pas de lui faire visite le jour même.
Après la promenade de la veille, n'était-il pas tout naturel qu'il vînt prendre des nouvelles de leur santé? N'étaient-elles pas fatiguées? Et puis il craignait que Corysandre n'eût eu froid sur la rivière.
Madame de Barizel le rassura: elle n'était pas fatiguée; Corysandre n'avait pas gagné froid, elle avait été enchantée de cette promenade.
Cependant, bien que Roger prolongeât sa visite, la faisant durer plus qu'il ne convenait peut-être, Corysandre ne parut pas, car madame de Barizel avait décidé qu'il fallait exaspérer l'envie que le duc de Naurouse aurait de voir celle qui avait la veille produit sur lui une si forte impression, et elle avait exigé que sa fille restât dans sa chambre. Corysandre avait commencé par se révolter devant cette exigence, puis elle avait fini par céder aux raisons de sa mère.
—Veux-tu qu'il pense à toi?
—Oui.
—Veux-tu qu'il rêve de toi?
—Oui.
—Eh bien, laisse-moi faire pour cette visite comme pour toutes choses; on est stupide quand on écoute son coeur, on ne fait que des sottises.
Elle était restée dans sa chambre, mais en s'installant à la fenêtre, derrière un rideau, de façon à voir le duc de Naurouse quand il arriverait et repartirait.
Après une longue attente, Roger, perdant toute espérance de voir Corysandre ce jour-là, s'était levé pour se retirer; alors madame de Barizel, le trouvant au point qu'elle voulait, lui adressa son invitation à dîner pour le surlendemain.
—Quelques intimes seulement: le prince Savine, M. Dayelle, que vous connaissez sans doute? Et puis un bon ami à nous; un ami d'Amérique, maintenant fixé en Europe, un journaliste du plus grand talent, M. Leplaquet.
Le duc de Naurouse était parfaitement indifférent au nom et à la qualité des convives; ce ne serais pas avec eux qu'il dînerait, ce serait avec Corysandre, et, tout en remerciant madame de Barizel, il plaça ces convives: Dayelle et Savine à droite et à gauche de madame de Barizel; le journaliste et lui de chaque côté de Corysandre: ce serait charmant.
C'était beaucoup pour madame de Barizel de réunir à sa table le prince Savine et le duc de Naurouse; mais ce n'était pas tout: pour que cette réunion portât les fruits qu'elle en attendait, il fallait que ses deux autres convives, Dayelle et Leplaquet, jouassent bien le rôle qu'elle leur destinait; elle n'était pas femme à s'en rapporter aux hasards de l'inspiration, et à l'avance elle entendait régler chaque chose, chaque détail, chaque mot, sans rien laisser à l'imprévu, de façon à ce que tout marchât régulièrement, sûrement, pour arriver à un succès certain.
Pour Leplaquet, elle était sûre de lui: c'était un associé, un complice sans scrupules, un instrument docile et il y avait plutôt à modérer son zèle qu'à l'exciter. Comment ne se fût-il pas employé corps et âme au mariage de Corysandre? Que d'espoirs pour lui, que de rêves, que de projets dans ce mariage qui devait, croyait-il, faire le sien! Plus de bohème, plus de travail, plus de copie, une position, des relations.
Mais pour Dayelle il n'en était pas de même: Dayelle était un bourgeois, un homme à principes, que sa situation financière et politique rendait circonspect et timoré, lui inspirant à propos de tout ce qui ne devait pas se faire au grand jour une peur affreuse de se compromettre. Qu'attendre de bon d'un homme qui, à chaque instant, s'écriait avec la meilleure foi du monde: «Que dirait-on de moi! Un homme comme moi!» S'il était heureux d'avoir une maîtresse dont il se croyait aimé, une femme jeune encore, lui qui était un vieillard; une grande dame, lui qui était un parvenu, c'était à condition que cette liaison ne l'entraînerait pas trop loin. Déjà il trouvait que quitter Paris et ses affaires pour venir à Bade deux fois par mois était quelque chose d'extraordinaire, un témoignage de passion qu'un homme follement épris pouvait seul donner. Cela n'était ni de son âge, ni de sa position. Il perdait de l'argent, il compromettait ses intérêts pendant ces absences qui duraient trois jours. Il se fatiguait, et, bien qu'il fît le voyage dans un wagon lui appartenant, il n'en était pas moins vrai que, rentré à Paris, il lui fallait plusieurs jours pour se remettre: il n'avait plus sa facilité, son application ordinaires pour le travail, sa lucidité, sa sûreté de coup d'oeil. Pendant cinquante années sa vie avait été consacrée, avait été vouée au travail, sans une minute de distraction, sans plaisirs autres que ceux que lui donnait l'amas de l'argent et des honneurs sociaux, et jusqu'au jour de sa mort madame Dayelle avait eu en lui le mari le meilleur et le plus fidèle. Il ne fallait pas oublier tout cela. A chaque instant, à chaque parole, il fallait se rappeler quelle avait été la vie de cet homme, qui tout à coup, à l'âge où l'on fait une fin, avait fait un commencement, entraîné dans une passion qui l'étonnait au moins autant qu'elle l'inquiétait. Il fallait penser à ses anciennes habitudes, à son caractère, à ses craintes, à ses réflexions, aux reproches qu'il s'adressait lui-même sur sa propre folie.
Ce n'était point, comme Leplaquet, un associé encore moins un complice, à qui l'on peut tout dire en lui montrant le but qu'on poursuit. Sans doute il désirait le mariage de Corysandre et, pour que ce mariage avec le prince de Savine s'accomplît, il était disposé à faire beaucoup, même à verser une dot qu'il était censé avoir en dépôt, bien qu'il n'en eût jamais reçu un sou, si ce n'est en valeurs dépréciées et irréalisables qu'on ne pouvait vendre que pour le prix du papier rose, bleu, vert, jaune sur lequel elles étaient imprimées mais en tout cas il ne ferait que ce qui lui paraîtrait délicat, droit, correct, en accord avec ses idées étroites d'honnêteté bourgeoise.
Lui demander franchement de prendre un chemin détourné, semé de pièges et de chausse-trapes était aussi inutile que dangereux; non seulement il refuserait de s'engager dans ce chemin, mais encore il s'indignerait, il se fâcherait qu'on le lui indiquât, et cela l'amènerait à des réflexions, à des appréciations, à des inquiétudes qu'il fallait soigneusement éviter, sous peine de perdre en une minute ce qu'elle avait si laborieusement préparé depuis son arrivée en France,—c'est-à-dire son mariage avec Dayelle.
Marier Corysandre et lui faire épouser Savine avait un grand intérêt pour elle, mais se marier elle-même et se faire épouser par Dayelle en avait un bien plus grand encore.
Elle, elle avait trente-huit ans, et pour elle les minutes, les heures, les jours se précipitaient avec la vitesse fatale de tout ce qui est arrivé au bout de sa course et tombe de haut; encore une année, encore deux peut-être et l'irréparable serait accompli, elle serait une vieille femme. Si son mariage avec Dayelle manquait, ce serait fini. Où trouver un autre Dayelle aussi riche, en aussi belle situation que celui-là? avec cette fortune et cette situation, elle ferait de lui un personnage dans l'État, tandis que d'Avizard et de Leplaquet, elle ne pourrait jamais rien faire, si grande peine qu'elle se donnât: l'un resterait ce qu'il était, un simple faiseur; l'autre, ce qu'il était aussi, un bohême.
C'était le samedi que Dayelle devait arriver à Bade, par le train parti de Paris le soir. Bien que madame de Barizel eût horreur de se lever matin, ce jour-là elle montait en wagon à neuf heures pour aller à Oos, qui est la station de bifurcation de Bade, l'attendre au passage.
Au temps où elle était jeune et où elle aimait réellement, elle n'avait jamais eu de ces attentions, mais alors les démonstrations et les preuves étaient inutiles, tandis que maintenant elles étaient indispensables. Dayelle était défiant; de plus, il avait des moments lucides où, se voyant ce qu'il était réellement, un vieillard, il se demandait s'il pouvait être vraiment aimé, si ce n'était point une illusion de le croire, un ridicule de l'espérer; et le seul moyen pour combattre ces défiances était de lui donner de telles preuves de cet amour, qu'elles fissent taire les soupçons du doute aussi bien que les objections de la raison. Comment ne pas croire à la tendresse d'une femme qu'on sait paresseuse et dormeuse avec délices, et qui quitte son lit à huit heures du matin, qui s'impose la fatigue d'un petit voyage en chemin de fer pour venir au-devant de celui qu'elle attend et lui faire une surprise!
Elle fut grande, cette surprise de Dayelle, et bien agréable, quand pendant la manoeuvre au moyen de laquelle on détachait son wagon du train de la grande ligne pour le placer en queue du train de Bade, il vit la portière de son salon s'ouvrir et madame de Barizel apparaître, souriante, avec la joie et la tendresse dans les yeux.
—Eh quoi, s'écria-t-il en lui tendant les deux mains pour l'aider à monter, vous ici!
XIII
La distance est courte d'Oos à Bade. Pendant ce trajet, le nom du duc de Naurouse ne fut pas prononcé. Pouvait-elle penser à un autre qu'à celui qu'elle était si heureuse de revoir? C'était pour lui qu'elle était venue, c'était de lui seul qu'elle pouvait s'occuper.
Mais, après les premiers moments d'épanchement, il était tout naturel de parler de ce qui s'était passé depuis la dernière visite de Dayelle à Bade, et alors le nom du duc de Naurouse se présenta, amené par la force des choses.
—A propos, j'ai une nouvelle à vous annoncer, une grande nouvelle que j'allais oublier, tant je suis troublée. Il faut me pardonner, quand je vous vois, je perds la tête et ne pense plus à rien. Vous connaissez le duc de Naurouse?
—Je l'ai beaucoup vu chez le duc d'Arvernes, à la campagne, au château de Vauxperreux; présentement, il est en train de faire un voyage autour du monde.
—Présentement, il est à Bade, arrivant de son voyage, et j'ai tout lieu de penser qu'il est amoureux de Corysandre.
Elle dit cela joyeusement, glorieusement; mais Dayelle ne s'associa pas à cette joie, loin de là.
—Si ce que vous supposez était vrai, dit-il gravement, il ne faudrait pas s'en réjouir; il faudrait, au contraire, s'en affliger, M. de Naurouse ne serait nullement le mari que je souhaiterais à votre fille.
—Qu'a-t-on à lui reprocher?
Avant de répondre, Dayelle prit une pose parlementaire, la tête en arrière, les yeux à dix pas devant lui, deux doigts de la main dans la poche de son gilet, le bras gauche étendu noblement:
—Vous savez, dit-il, combien est vive l'affection que je porte à votre fille, d'abord parce qu'elle est votre fille et puis aussi parce qu'elle est charmante; c'est sincèrement que je souhaite son bonheur. M. le duc de Naurouse n'est pas digne d'elle et je ne crois pas qu'il puisse la rendre heureuse. Il faut que vous ayez jusqu'à ces derniers temps habité l'Amérique pour que le tapage de cette existence ne soit point arrivé jusqu'à vous; c'est non seulement son argent que M. de Naurouse a gaspillé follement, le jetant aux quatre vents comme s'il avait hâte de s'en débarrasser, c'est aussi son coeur, sa santé. Le scandale de ses amours avec la duchesse d'Arvernes a étonné Paris qui, vous le savez, ne s'étonne pas facilement. Bref et en un mot, M. le duc de Naurouse, bien que jeune, beau, distingué, riche et noble, n'est pas mariable; soyez sûre que s'il se présentait dans une famille honnête il serait éconduit et que pas une mère, qui le connaîtrait, ne consentirait à lui donner sa fille. Pour moi, si mon fils avait eu une pareille conduite, je renoncerais à le marier.
Tout Dayelle était dans ce discours débité avec une gravité et une lenteur emphatiques. Madame de Barizel resta un moment embarrassée, car ce qu'elle avait à répondre à cette condamnation ne pouvait pas être dit, sous peine de se faire condamner elle-même. Après quelques secondes de réflexion son parti fut pris: Dayelle pouvait être utilisé.
—J'avoue, dit-elle, que ce que vous venez de m'apprendre me plonge dans l'étonnement; mais je n'ai rien à répondre aux raisons que vous avez exposées avec cette noblesse, cette droiture, cette sûreté de conscience, cette hauteur de vues qu'on rencontre toujours en vous et en toutes circonstances, parce qu'elles sont le fond même de votre nature.
Dayelle eut un sourire d'orgueil, car il n'était pas encore blasé sur ces éloges dont elle l'accablait, et c'était pour lui un plaisir toujours nouveau de s'entendre louer par ces belles lèvres et de se voir admirer par ces beaux yeux.
Elle continua:
—Ce n'est pas à moi que je voudrais vous entendre redire ce que vous venez de si bien m'expliquer, ce serait à Corysandre d'abord, et puis ensuite à une autre personne.
—Cela est assez difficile avec Corysandre.
—Pas pour vous; votre tact vous fera trouver juste ce que peut entendre une jeune fille. Maintenant la seconde personne à laquelle je voudrais vous voir répéter ce que vous m'avez expliqué, c'est-à-dire que le duc de Naurouse n'est pas mariable, c'est... vous allez sans doute surpris, c'est... le duc de Naurouse lui-même.
Comme Dayelle faisait un mouvement de répulsion, elle poursuivit en insistant:
—Pour tout autre ce serait là une commission délicate; mais pour vous, avec votre tact, avec l'autorité que vous donnent votre caractère et votre position, il me semble que quand le duc de Naurouse vous parlera de l'impression que Corysandre a produite sur lui, et il vous en parlera, j'en suis certaine, sachant l'amitié que vous nous portez, il me semble que vous pouvez très bien lui répondre par ce que vous m'avez dit.
—Mais c'est impossible, s'écria Dayelle.
Madame de Barizel, qui avait jusque-là parlé avec une douceur caressante, changea brusquement de ton, et sa parole, son geste, son regard, prirent une énergie qui rendait la contradiction difficile:
—Jusque-là, dit-elle, je ne vous ai parlé que de Corysandre; mais je crois que je dois vous parler aussi de moi; de vous, de nous. Voulez-vous que je sois toute à vous? Aidez-moi à marier Corysandre au plus vite. Notre situation, telle qu'elle existe maintenant, ne peut pas se prolonger plus longtemps. Vous comprenez que la vérité peut se découvrir d'un moment à l'autre, et que, du jour où elle sera connue, du jour où le monde donnera son vrai nom à ce qu'il a accepté jusqu'à présent pour de l'amitié, le mariage de Corysandre sera gravement compromis, empêché peut-être pour jamais, par le scandale de la conduite de sa mère. Ne serait-ce pas affreux? Aidez-moi donc à la marier si vous m'aimez comme je vous aime.
—En quoi la mission que vous voulez que je remplisse auprès du duc de Naurouse aidera-t-elle au mariage de Corysandre?
Elle se mit à sourire.
—Comme les hommes les plus fins sont naïfs pour les choses de sentiment, dit-elle en reprenant le ton caressant. Comprenez donc que le duc de Naurouse ne doit nous servir qu'à décider le prince Savine, et que le prince se décidera quand il saura qu'il a un rival.
—Puisque ce rival n'aura paru que pour se retirer...
—Il se retirera écarté par vous, notre ami prudent, mais non par nous, de telle sorte qu'il peut revenir; c'est la peur de ce retour qui, je l'espère, amènera le prince Savine à réaliser enfin une résolution arrêtée dans son esprit comme dans son coeur et qu'il diffère, je ne sais pourquoi.
XIV
Comme c'était le soir même, après le dîner, que Dayelle devait adresser son étrange discours au duc de Naurouse, il voulut se préparer pendant la journée en répétant à Corysandre ce qu'il avait dit le matin à madame de Barizel sur le jeune duc. Malheureusement pour son éloquence, Corysandre ne lui facilita point sa tâche, et, malgré le tact que madame de Barizel lui avait reconnu le matin, il s'arrêta plusieurs fois, embarrassé pour continuer.
Aux premiers mots Corysandre avait souri, heureuse qu'on lui parlât du duc de Naurouse; mais, quand elle avait vu que ce n'était pas du tout l'éloge qu'elle attendait que Dayelle entreprenait, elle avait pris sa mine la plus dédaigneuse, et, malgré les signes désespérés de sa mère, elle avait répondu d'une façon peu révérencieuse aux observations qui la contrariaient:
—Alors il a fait des dettes, M. de Naurouse?
—Des dettes considérables.
—Et il les a payées?
—Mais sans doute.
—Eh bien? cela ne prouve pas, il me semble, que ce soit un jeune homme désordonné, au contraire.
Sur un autre sujet plus délicat que Dayelle avait traité avec toutes sortes de ménagements, elle avait répondu sur le même ton.
—Alors il a eu des maîtresses, M. de Naurouse?
Dayelle avait incliné la tête.
—Et il les a aimées?
Dayelle avait répété le même signe affligé.
—Il a fait des folies pour elles?
—Scandaleuses.
—Vraiment! Et en quoi étaient-elles scandaleuses? Voilà ce que je voudrais bien savoir.
—C'est là une question qui n'est pas convenable dans ta bouche, interrompit madame de Barizel, qui, voyant la tournure que prenait l'entretien, aurait voulu le couper court, de peur que Corysandre, par quelques mots d'enfant terrible, ne fâchât Dayelle.
—Alors je la retire, ma question, dit Corysandre, jusqu'au jour où je pourrai la poser à M. de Naurouse lui-même, ce qui sera bien plus drôle.
—Corysandre!
—Si je ne dois pas avoir la fin des histoires que vous commencez, pourquoi les commencez-vous? qu'est-ce que cela me fait, à moi, que M. de Naurouse ait gaspillé une partie de sa fortune; qu'est-ce que cela me fait qu'il ait eu des maîtresses et qu'il les ait aimées follement? cela prouve qu'il est capable d'amour et même de passion, ce que je trouve très beau. Quand je dis que cela ne me fait rien, ce n'est pas très vrai, et, pour être sincère, car il faut toujours être sincère, n'est-ce pas?
Dayelle, à qui elle s'adressait, ne répondit pas.
—Pour être sincère, je dois dire que cela me fait plaisir.
—Et pourquoi? demanda Dayelle sérieusement.
—Parce que cela confirme le jugement que j'avais porté sur M. de Naurouse en le regardant.
—Et quel jugement aviez-vous porté? demanda Dayelle.
—Ne l'interrogez pas, dit madame de Barizel, elle va vous répondre quelque sottise.
Habituellement, lorsque sa mère l'interrompait ainsi, ce qui arrivait assez souvent devant Leplaquet, Dayelle ou Avizard, c'est-à-dire devant des amis intimes, Corysandre se taisait en prenant une attitude où il y avait plus de dédain que de soumission, mais cette fois il n'en fut point ainsi; au lieu de courber la tête, elle la releva.
—En quoi donc est-ce une sottise, dit-elle lentement, de répondre à une question que M. Dayelle trouve bon de me poser? Si j'ai dit que cela me faisait plaisir d'apprendre que M. de Naurouse était capable d'amour, c'est qu'en le voyant je l'avais jugé ainsi et que je suis bien aise de voir que je ne me suis pas trompée sur lui.
S'adressant à sa mère directement:
—Je t'ai dit que M. de Naurouse me plaisait, n'est-il pas tout naturel que je sois satisfaite d'apprendre des choses qui ne peuvent qu'augmenter la sympathie que j'éprouve pour lui?
—Mais, malheureuse enfant, s'écria Dayelle, ce n'est, pas de la sympathie que ces choses doivent vous inspirer, c'est de la répulsion, de l'éloignement.
—Alors c'était pour cela que vous me les disiez! eh bien! franchement, mon bon monsieur Dayelle, vous n'avez pas réussi. Je vois que M. de Naurouse ne ressemble pas au commun des hommes: qu'il a un caractère à lui: qu'il est capable d'entraînement et de passion; qu'il a inspiré des amours extraordinaires, ce qui est quelque chose, il me semble: qu'il a occupé tout Paris, ce qui n'est pas donné à tout le monde, et pour tout cela il me plaît un peu plus encore qu'avant que vous ne me l'ayez fait connaître. A l'âge où les petites filles jouent encore à la poupée on m'a dit «Plais à celui-ci, plais à celui-là.» Et depuis on me l'a répété sans cesse, sans s'inquiéter jamais de savoir si celui-ci ou celui-là me plaisaient. Il semble que je sois une marchandise, une esclave qui doit plaire à l'acheteur et passer entre ses mains le jour où il voudra de moi. Je ne me suis jamais révoltée; je ne me révolte pas. Mais je trouve enfin un homme qui me plaît, et je le dis tout haut, non à lui, mais à vous, ma mère, à l'ami de ma mère, est-ce donc un crime?
—Quelle sauvage! s'écria madame de Barizel.
Corysandre la regarda un moment; puis avec un profond soupir:
—Ah! si je pouvais en être une, dit-elle, une vraie!
XV
A l'exception de Savine, qui trouvait qu'il était de sa dignité de se faire toujours attendre, les convives de madame de Barizel furent exacts.
Le dîner était pour sept heures; à sept heures vingt minutes seulement, on entendit sur le sable du jardin le roulement d'une voiture, puis les piaffements des chevaux qu'on arrêtait, le saut lourd de deux valets qui sautaient à terre pour ouvrir la portière et se tenir respectueux sur le passage de leur maître. C'était Son Excellence le prince Savine, qui, pour venir du Graben aux allées de Lichtenthal, c'est-à-dire pour une distance qu'on franchit à pied en quelques minutes, avait fait atteler, afin d'arriver dans toute sa gloire et faire une entrée digne de lui.
Madame de Barizel, Dayelle et Leplaquet s'empressèrent au-devant de lui; mais Corysandre, qui était en conversation avec le duc de Naurouse dans l'embrasure d'une fenêtre en tête-à tête, ou qui plutôt écoutait le duc de Naurouse, ne se dérangea pas et elle attendit que Savine vînt à elle, sans lever les yeux, sans les tourner de son côté, toujours souriante et attentive à ce que Roger lui disait.
Quand on avait annoncé le prince, Roger, avait eu un moment d'émotion. En voyant l'indifférence qu'elle témoignait et qui certainement n'était pas jouée, une joie bien douce lui emplit le coeur. Assurément, elle n'aimait pas Savine; jamais elle n'avait éprouvé un sentiment tendre pour lui. Et les remarques qu'il avait faites pendant leur promenade à Eberstein se trouvèrent confirmées d'une façon frappante.
Elles le furent bien mieux encore lorsqu'on dut passer dans la salle à manger.
A ce moment Savine, qui en entrant ne leur avait adressé que quelques courtes paroles sur un ton peu gracieux, revint vers Corysandre pour la conduire; mais vivement elle tendit la main à Roger qu'elle n'avait pas quitté des yeux.
—J'accepte votre bras, monsieur le duc, dit-elle gaiement.
Savine, qui déjà arrondissait le bras en souriant d'un air un peu plus aimable, resta interloqué, tandis que Corysandre impassible et Roger tout heureux tournaient autour de lui pour suivre madame de Barizel et Dayelle.
Si Leplaquet n'avait pas été invité, Savine serait entré le dernier dans la salle à manger. Il était suffoqué. Si Dayelle ne fut pas suffoqué, au moins fut-il fort étonné lorsque, arrivé à sa place et se retournant, il vit venir Corysandre et le duc de Naurouse, souriants l'un et l'autre, tandis que Savine, la figure empourprée et les sourcils contractés, les suivait avec Leplaquet. Eh quoi! était-ce ainsi que cette petite sauvage devait se conduire avec le prince, son prétendant, son futur mari, celui qu'on désirait si vivement lui voir épouser? Et, dans son mouvement de surprise, il pressa le bras de madame de Barizel pour appeler son attention sur ce scandale. Mais elle ne répondit pas à cette pression, et ses yeux ne suivirent pas la direction que l'attitude de Dayelle lui indiquait; car il n'y avait là rien qui pût la surprendre, puisque, à l'avance, ce qui venait de se passer avait été arrêté entre elles. C'était elle, en effet, qui avait dit à Corysandre de prendre le bras du duc de Naurouse, et de se conduire avec celui-ci de telle sorte que Savine en fût piqué.
—Il faut qu'il avance, avait-elle dit, et qu'il se décide; profitons de la présence du duc de Naurouse; qui sait combien de temps nous l'aurons!
Roger ne s'était pas trompé dans ses prévisions: Dayelle et Savine se trouvèrent placés à droite et à gauche de madame de Barizel; le journaliste et lui de chaque côté de Corysandre.
On servit, et, comme le dîner venait du restaurant, il se trouva bon; comme les domestiques ne furent pas ceux de madame de Barizel, ils s'occupèrent convenablement de leur besogne; comme le linge était loué, il fut propre; comme l'argenterie, la vaisselle, les cristaux appartenaient à la maison et qu'ils avaient été nettoyés et essuyés par des domestiques étrangers, ils ne trahirent en rien le désordre et la malpropreté qui étaient cependant la règle ordinaire de cette maison; les fleurs de la salle à manger étaient aussi fraîches que celles du salon, et comme, pour faire le service, il fallait de la cuisine passer par le vestibule, les convives, heureusement pour leur appétit, ne pouvaient pas deviner ce qu'était cette cuisine.
D'ailleurs, à l'exception de Savine, que la mauvaise humeur rendait silencieux, aucun d'eux n'était en état de faire attention à ce qui se passait autour de lui: Leplaquet, parce qu'il veillait à entretenir la conversation, parlant lorsqu'elle tombait, se taisant lorsqu'il n'avait pas besoin de faire sa partie; Dayelle parce qu'il n'avait d'yeux et d'oreilles que pour madame de Barizel qui l'avait en quelque sorte magnétisé en lui posant sur le pied le bout de sa bottine; le duc de Naurouse enfin, parce qu'il était tout à Corysandre, ne prenant intérêt qu'à ce qui venait d'elle et s'appliquait à elle.
Dayelle qui avait commencé joyeusement le dîner l'acheva assez mélancoliquement: il s'était engagé envers madame de Barizel à présenter ses observations au duc de Naurouse ce soir-là, et, à mesure que le dîner s'avançait, le souvenir de cet engagement lui devenait plus désagréable et plus gênant.
Il était fier, ce jeune duc, d'humeur peu accommodante lorsqu'on se mêlait de ses affaires; comment pendrait-il la chose? Quelle singulière idée madame de Barizel avait-elle eue de le charger d'une pareille commission?
La préoccupation de Dayelle et la mauvaise humeur persistante de Savine abrégèrent les causeries du dessert; on sortit de table pour aller dans le jardin, où Corysandre et Roger s'installèrent, de façon à continuer leur duo, et, au bout d'un certain temps, Savine, dont la mauvaise humeur s'était accrue, annonça qu'il était obligé de retourner au trente-et-quarante pour suivre une série qui l'intéressait.
Ce fut le signal du départ.
—Ne voulez-vous pas venir voir notre ami faire sauter la banque? demanda Roger à Corysandre, espérant ainsi rester plus longtemps avec elle; nous suivrons ses émotions sur son visage.
—Sachez, mon cher, que je n'ai pas d'émotions, dit Savine de plus en plus maussade.
—Alors, répondit Corysandre, cela n'offre aucun intérêt de vous voir jouer, et je ne sais vraiment pas pourquoi, le prince Otchakoff et vous, vous avez toujours une galerie si nombreuse.
—Otchakoff, parce qu'il joue follement; moi, parce que mes combinaisons sont intéressantes.
—Pour moi, continua Corysandre qui n'avait jamais tant parlé, le joueur qui m'intéresse, c'est celui qui s'approche de la table en se disant: je ruine ma femme et mes enfants, si je perds, je n'ai plus qu'à me tuer, et qui joue cependant; voilà celui qui me touche et que j'admire.
—Celui-là est un fou, dit Savine.
—Ou un passionné, dit Roger.
—J'aime les passionnés, dit Corysandre.
Sur ce mot on se sépara et les hommes se dirigèrent tous les quatre vers la Conversation, Savine et Leplaquet allant en tête, Dayelle et Roger venant ensuite.
Arrivés à la maison de jeu, Savine et Leplaquet montèrent le perron, Roger, qui voulait faire parler Dayelle sur madame de Barizel et surtout sur Corysandre, parut peu disposé à les suivre.
—Vous n'avez pas envie de jouer, monsieur le duc? demanda Dayelle.
—Je n'ai pas joué depuis que je suis à Bade et je crois que je partirai sans avoir risqué un louis.
—Je ne saurais vous exprimer combien je suis heureux de vous voir dans ces dispositions, car il y a quelques années vous étiez un grand joueur, et le jeu vous a coûté cher.
—C'est peut-être ce qui m'a guéri.
Dayelle croyait avoir trouvé une ouverture pour placer son discours, il se hâta d'en profiter:
—Enfin, je suis, je vous le répète, bien heureux de vous voir revenu si sage de votre voyage; c'est un grand bonheur pour vous, ce sera une grande joie pour ceux qui, comme moi, vous portent un vif intérêt, car je ne doute pas que vous ne persévériez dans la bonne voie. La jeunesse a des entraînements, je comprends cela, mais il ne faut pas qu'ils se prolongent au delà d'une certaine limite. Avec votre beau nom, avec votre grande fortune, quelle eût été votre vie, je vous le demande, si vous aviez persévéré dans la voie que vous suiviez avant votre départ.
Roger se redressa blessé par cet étrange discours, mais, après un court moment de réflexion, il n'interrompit pas, voulant voir où il allait arriver.
—Comment auriez-vous assuré la perpétuité de ce nom par un mariage digne de la noblesse de votre race, continua Dayelle. Quelle mère de famille eût accepté pour gendre le jeune homme brillant et, passez-moi le mot, bruyant que vous étiez alors? Il y a des réputations qui font peur. Tandis que dans quelques années, quand la preuve sera faite, et bien faite que ce jeune homme effrayant est devenu un homme sage, quelle famille, parmi les plus hautes, ne sera pas heureuse et fière de votre alliance! Mais il faudra du temps, soyez-en sûr, car les mauvaises impressions sont plus longues à s'effacer qu'à se former; et ce sera le temps, le temps seul qui amènera ce résultat; toutes les paroles, tous les engagements ne pourraient rien; on vous répondrait: «Attendons.» Voilà pourquoi je suis heureux de vous voir renoncer dès maintenant à vos anciennes habitudes pour en prendre de nouvelles qui, seules, peuvent, dans un avenir, je ne dis pas immédiat, mais prochain au moins, vous donner la vie qui convient à un duc de Naurouse, et que personne ne vous souhaite plus sincèrement que moi, croyez-le.
Dayelle avait cessé de parler, que Roger se demandait ce qu'il y avait dans ces paroles, et sous ces paroles. Que cachaient leur forme entortillée et leur sens obscur? Qui les avait inspirées? Dans quel but ce vieux bonhomme, qui était l'ami de madame de Barizel, son ami intime, les lui adressait-il?
XVI
Malgré les savantes combinaisons de madame de Barizel, les choses continuèrent de suivre leur cours sans changement, c'est-à-dire sans que le prince Savine et le duc de Naurouse parlassent mariage.
Leur empressement auprès de Corysandre ne laissait rien à désirer; chaque jour c'étaient des parties nouvelles, des promenades à cheval et en voiture dans la Forêt-Noire, des excursions dans les villages voisins et dans les villes où il y avait quelque chose à voir, des petits voyages çà et là le long du Rhin ou dans les Vosges; mais c'était tout.
Savine se montrait ce qu'il avait toujours été: très éloquent en témoignages d'admiration.
Il était impossible de voir des yeux plus tendres que ceux que le duc de Naurouse attachait sur Corysandre, d'entendre une voix plus douce que la sienne lorsqu'il lui parlait, ce qu'il faisait depuis le moment où il arrivait jusqu'au moment où il partait.
Fatiguée d'attendre, impatiente, inquiète, pressée par toutes sortes de raisons, madame de Barizel se décida enfin à faire une tentative directe sur Savine, de façon à l'obliger à se prononcer ou tout au moins à montrer quels étaient ses vrais sentiments pour Corysandre, jusqu'où ils allaient et ce qu'on pouvait en attendre.
Lorsqu'elle se fût arrêtée à cette idée, elle n'en différa pas l'exécution, si sérieuse qu'elle fût.
Savine devait venir dans la journée; elle s'arrangea pour être seule au moment de son arrivée et aussi pour n'être point dérangée tant que durerait leur entretien.
Bien qu'elle fût encore assez jeune pour inspirer des passions, elle était cependant dans la classe des mères, de sorte que ceux qui venaient pour voir Corysandre et qui, au lieu de trouver la fille, ne trouvaient que la mère, se laissaient aller bien souvent à un mouvement de déception.
—Mademoiselle Corysandre? demanda Savine après les premiers mots de politesse.
—Elle est dans sa chambre, où elle restera, car j'ai à vous entretenir en particulier de choses graves.
En particulier! Des choses graves! Savine fut inquiet. L'heure qu'il avait si souvent redoutée était-elle sonnée? Allait-on lui demander à quel but tendaient ses assiduités dans cette maison?
—Et notre entretien, continua madame de Barizel, doit rouler sur elle, au moins incidemment, surtout sur l'un de vos amis.
D'amis, il n'en avait réellement qu'un: lui-même; puisque ce n'était pas de lui qu'il allait être question, il n'avait pas à prendre souci. Les autres, ses amis, que lui importait?
Il s'installa commodément dans son fauteuil pour subir le supplice qu'on allait lui imposer, se disant tout bas qu'on était vraiment bien bête de s'exposer à ce que des gens pussent prétendre qu'ils étaient vos amis.
—Vous connaissez beaucoup M. le duc de Naurouse? commença madame de Barizel.
—Comment, si je le connais; c'est mon meilleur ami; nous sommes liés depuis plusieurs années. C'est lui qui m'a assisté dans mon duel avec le duc d'Arcala, ce duel stupide où j'ai eu la sottise, par pure générosité, de me faire donner un coup d'épée par un adversaire moins naïf que moi, au moment même où je cherchais à le ménager.
C'était là un souvenir que Savine aimait à rappeler au moins en ces termes, dont il était satisfait.
—Alors, il n'est personne mieux que vous qui puisse dire ce qu'est M. le duc de Naurouse?
—Personne. Cependant, par cela seul que je suis son ami...
—Oh! soyez sans crainte; je n'ai pas à me plaindre de M. de Naurouse et ce n'est pas une accusation que je veux porter contre lui: je trouve que c'est un des hommes les plus charmants que j'aie jamais rencontrés.
—Certainement, dit Savine avec une grimace, car rien ne le faisait plus cruellement souffrir que d'entendre l'éloge de ses amis.
—Distingué.
—Très distingué, et même peut-être, si cela est possible à dire, un peu trop distingué, ce qui lui donne quelque chose d'efféminé.
—Généreux.
—Généreux jusqu'à la prodigalité, jusqu'à la folie, car toute qualité poussée à l'extrême devient un défaut.
—Noble.
—De la meilleure noblesse; bien que, par sa mère, qui était une Condrieu-Revel, c'est-à-dire tout bonnement une Coudrier si le procès en ce moment pendant est fondé, il y ait une tache sur son blason.
—Beau garçon.
—Très beau garçon, quoique sa beauté ne soit pas très solide à cause de sa santé qui a été rudement éprouvée et qui même inspire des craintes sérieuses à ses amis.
—La mine fière.
—Que trop, car il y a des moments où cette fierté frise l'arrogance.
—Le caractère chevaleresque.
—A un point que vous ne sauriez imaginer. Si je vous disais ce que ce caractère chevaleresque lui a fait commettre d'extravagances, vous en seriez stupéfaite.
—Plein de coeur.
—Oh! pour cela, rien n'est plus vrai; on peut même dire que c'est là son faible, le brave garçon. Combien de fois a-t-il été victime de son coeur! Et ce qu'il y a de curieux, c'est que l'apparence le fait prendre pour un sceptique et un indifférent; tandis qu'en réalité c'est un naïf et, pour toutes les choses de coeur, disons le mot... un jobard.
—Je suis heureuse de voir que vous le jugez comme moi et que vous lui rendez pleine justice.
—Je vous l'ai dit, c'est mon meilleur ami.
—Je le savais avant que vous ne me le disiez et cependant je n'ai pas hésité à m'adresser à vous, parce que je savais en même temps que ce n'était pas en vain qu'on faisait appel à votre honneur, à votre probité.
Les compliments débités ainsi, lâchés à bout portant, en pleine figure, provoquent ordinairement deux mouvements contraires chez ceux qui les reçoivent les uns s'inclinent en ayant l'air de dire: «C'est trop»; les autres se redressent et se rengorgent en disant par leur attitude: «Vous pouvez continuer.» Savine se rengorgea.
Madame de Barizel continua donc.
—Bien que nous ne vous connaissions pas depuis longtemps, nous avons pu vous apprécier, ma fille et moi, elle avec son instinct, moi avec l'expérience d'une femme qui a souffert. Il est vrai qu'il n'y a pas grand mérite à cela. Un homme aussi droit que vous, aussi franc...
Savine se redressa encore.
—Une nature aussi ouverte, qui parle toujours haut parce qu'elle n'a rien à cacher...
Savine fit craquer le dossier de son fauteuil sous la pression de ses épaules.
—Un caractère aussi loyal, un coeur aussi bon se laissent facilement pénétrer. Ce sont les fourbes qui déroutent l'examen, les méchants; avec eux on ne sait jamais à quoi s'en tenir, on a peur.
—Et on a bien raison.
—N'est-ce pas? Enfin nous n'avons pas eu peur de vous; je veux dire je n'ai pas eu peur, car si ma fille partage les sentiments... d'estime que je ressens, comme elle ignore la démarche que j'entreprends en ce moment, elle n'a pas eu à se prononcer sur la question de savoir si malgré votre amitié pour M. le duc de Naurouse et les longues relations qui vous unissent, j'avais ou n'avais pas raison de compter sur une entière sincérité de votre part.
—J'espère qu'elle n'eût pas eu de doute à cet égard.
—Oh! soyez-en sûr: si Corysandre parle peu, c'est par discrétion, par réserve de jeune fille, mais elle sait regarder, elle sait voir et je ne connais pas de jeune fille de son âge qui sache comme elle, aller au fond des choses et les apprécier à leur juste valeur. D'un mot elle vous juge, et bien, et justement. Le malheur est qu'en ce qui vous touche je ne puisse rien dire de cette appréciation et de ce jugement, arrêtée que je suis par ce sentiment de modestie exagérée qui vous empêche d'entendre tout ce qui ressemble à un compliment.
—Oh! je vous en prie, dit Savine, rouge de joie orgueilleuse.
—Ne craignez rien, je ne ferai pas violence à cette modestie; d'ailleurs ce n'est pas de vous qu'il s'agit, et ce que j'ai dit n'a eu d'autre objet que d'expliquer comment j'ai eu la pensée de m'adresser à vous dans les circonstances graves, solennelles, qui sont à la veille de se produire, au moins je le suppose.
Savine, bien qu'il commençât à se rassurer et à croire,—on le lui disait d'ailleurs,—qu'il ne s'agissait pas de lui dans cet entretien, ne fut pas maître d'imposer silence à sa curiosité, vivement surexcitée, et de retenir une question qui lui vint aux lèvres.
—Quelles circonstances solennelles? dit-il vivement.
Madame de Barizel le regarda bien en face, en plein dans les yeux.
—La demande de la main de Corysandre par M. le duc de Naurouse, dit-elle lentement.
Il n'était point habituellement démonstratif, le prince Savine; cependant madame de Barizel avait si bien conduit l'entretien pour produire l'effet qu'elle voulait, qu'il laissa échapper une exclamation en se levant à demi sur son fauteuil.
—Naurouse vous a demandé la main de mademoiselle Corysandre?
Elle ne répondit pas tout de suite, jouissant de cette émotion, pour elle pleine de promesses.
Elle avait donc réussi; maintenant il ne lui restait plus qu'à poursuivre l'avantage qu'elle avait obtenu et à achever ce qu'elle avait si heureusement commencé.
—Je ne vous ai pas dit cela, répondit-elle enfin. Au moins dans ces termes. Je ne vous ai pas dit que la demande était faite. Je suppose qu'elle est sur le point de se faire.
—Ce n'est pas la même chose.
—Assurément. Mais, comme cette supposition repose sur des faits certains, mon devoir de mère est de prendre des précautions. Voici ces faits: M. de Naurouse a profité de la présence ici de M. Dayelle, qui est, comme vous le savez, notre meilleur ami, notre conseil, le second père de Corysandre, pour lui parler mariage et lui prouver, ce qui véritablement n'aurait eu aucun intérêt pour M. Dayelle sans l'intimité qui nous unit, que les folies de jeune homme qu'il avait pu faire n'avaient aucune importance au point de vue de son mariage.
—Vraiment!
—Cela est caractéristique, n'est-ce pas? Ce n'est pas tout: il n'est presque pas de soirée que M. de Naurouse ne passe avec Leplaquet à l'interroger sur nous, sur M. de Barizel, sur moi, sur notre vie en Amérique, sur nos propriétés, sur Corysandre, surtout sur Corysandre. Cela a tellement frappé Leplaquet, qu'il a cru devoir m'en parler en me racontant comment le duc de Naurouse, pris pour lui d'une belle amitié, l'accompagne le soir pendant des heures entières et ne peut pas le quitter. Cela aussi est caractéristique, n'est-ce pas, car il n'est pas dans les habitudes de M. de Naurouse de se lier ainsi et de montrer une telle curiosité, qui serait blessante pour nous, si elle ne s'expliquait pas par ma supposition. N'est-ce pas votre avis?
Il répondit d'un signe de main.
—Maintenant, continua madame de Barizel, ce qu'est M. de Naurouse avec ma fille, je n'ai pas à vous en parler, vous l'avez vu, vous le voyez comme moi tous les jours. Les choses étant ainsi, cette demande serait faite depuis quelque temps déjà, j'en suis certaine, si M. de Naurouse n'avait été et n'était retenu par notre réserve: la mienne, qui est celle d'une mère prudente, et celle de Corysandre...
—Il ne lui plait point? s'écria Savine avec un élan de joie qu'il ne put pas contenir.
Madame de Barizel prit une figure effarouchée et jusqu'à un certain point scandalisée:
—Croyez-vous donc qu'on peut plaire ainsi à ma fille?
La pureté de Corysandre étant sauvegardée par l'observation qu'elle avait faite et sa dignité de mère prudente l'étant en même temps, madame de Barizel put continuer à pousser Savine en l'attaquant aux endroits qu'elle savait être les plus sensibles chez lui.
—On ne peut pas ne pas reconnaître que M. de Naurouse ne mérite la sympathie.
—Oh! certainement.
—Sous tous les rapports.
—Certainement.
—Ainsi il est très beau garçon.
—Je vous le disais moi-même tout à l'heure.
—Nous sommes donc d'accord. Vous me disiez aussi qu'il était plein de coeur, que son caractère était chevaleresque, enfin vous me faisiez de lui un éloge tel que toute jeune fille qui l'aurait entendu aurait souhaité que celui dont on parlait ainsi devînt son mari.
—J'ai fait quelques réserves.
—Parce que vous êtes son ami. Mais, quel que soit votre esprit de justice ou même plutôt à cause de cet esprit de justice, vous proclamez que c'est un des hommes les plus charmants qu'on puisse rencontrer.
Savine était au supplice; chaque mot lui était une blessure cruelle: un autre que lui méritant la sympathie; un autre beau garçon (il s'était regardé dans la glace); un autre plein de coeur; un autre chevaleresque; un autre l'un des hommes les plus charmants qu'on pût rencontrer! Qu'avait-il donc pour qu'on parlât de lui en ces termes, pour qu'on le jugeât ainsi?
—Malgré toutes ces qualités, continua madame de Barizel, vous devez comprendre que Corysandre n'est pas fille à ouvrir son coeur à un sentiment qui ne serait pas avouable. Le duc de Naurouse a pu lui paraître... Comment dirais-je bien? Le mot ne me vient pas. Mais peu importe. Enfin elle a pu le juger ce qu'il est réellement; mais de là à dire qu'il lui plaît, comme vous l'avez dit, il y a un abîme qu'elle ne franchira jamais. Non, jamais, jamais. Ce n'est pas la connaître que de faire une pareille supposition.
—Ce n'était pas une supposition, dit Savine, qui, devant la véhémence de cette indignation maternelle, crut devoir s'excuser, c'était un cri... un cri de surprise provoqué par ce que vous m'appreniez.
—Sans qu'on puisse admettre une seule minute que cette enfant si simple, si naïve, si innocente, ait éprouvé de la tendresse pour M. de Naurouse, je crois qu'elle ne serait pas insensible à sa recherche si M. de Naurouse demandait sa main. Pensez donc à ce que vous m'avez dit: à ses qualités, à sa belle figure, à sa mine fière, à ses yeux passionnés, à son caractère chevaleresque, à sa jeunesse, à son esprit, à tous les mérites que vous reconnaissez en lui et qu'un ami ne peut pas être seul à voir, car ils crèvent les yeux de tous.
Chaque mot était souligné et suivi d'un silence, de façon à ce que tous les coups portassent sans se confondre.
—Pensez donc que c'est un des hommes les plus charmants qu'on puisse rencontrer, qu'il a tout pour lui: la naissance, la fortune...
Savine se révolta.
—La fortune?
—Ce qu'on appelle la fortune en France, et vous savez que ma fille a les idées françaises.
—Les Français sont des crève-la-faim, bredouilla Savine.
Madame de Barizel l'examina; il était rouge à éclater. Elle jugea qu'elle l'avait suffisamment exaspéré et qu'aller plus loin serait s'exposer à dépasser la mesure; évidemment il était dans un état de colère furieuse, et s'il avait pu tordre le cou de celui dont on l'obligeait à écouter et même à faire l'éloge, il eût éprouvé un immense soulagement. Naurouse n'était plus son ami, c'était un ennemi qu'il haïssait à mort pour les douleurs qu'il venait d'endurer. Tout ce qu'elle pourrait dire maintenant du duc, de ses mérites, de ses qualités, de son titre, de son rang, de sa fortune, serait inutile; l'envie de Savine ne pourrait pas en être plus vivement surexcitée qu'elle ne l'était. Ce qu'elle voulait, ce n'était pas fâcher Savine, bien loin de là: c'était tout simplement lui prouver que Corysandre pouvait être aimée et recherchée par quelqu'un qui n'était pas le premier venu, par un rival dont il devait être jaloux. Et ce résultat était obtenu: la jalousie, l'envie de Savine étaient exaspérées; elle les voyait le gonfler à chaque parole caractéristique qu'elle assénait: il se contemplait dans la glace, il se redressait, il se bouffissait, les narines serrées, les joues ballonnées, les épaules rejetées en arrière, la poitrine bombée en avant: «Et moi, et moi! criait toute sa personne, regardez-moi donc, vous qui parlez d'un homme beau garçon!» Pour un peu, il eût raconté des histoires pour prouver que lui aussi avait du coeur, que lui aussi était chevaleresque. Surtout il eût voulu faire l'addition de sa fortune. Et sa noblesse! N'était-il pas prince?
Maintenant qu'il était dans cet état, il y avait avantage à lui montrer qu'elles voyaient aussi des mérites en lui, et de grands qui, s'ils ne supprimaient pas ceux du duc de Naurouse, les égalaient au moins et peut-être les surpassaient.
Après l'avoir fait souffrir par l'envie, il fallait l'exalter par l'orgueil.
—Vous voyez, dit-elle, en quelle estime je tiens le duc de Naurouse et quel cas nous faisons de lui, ma fille et moi. Mais, malgré tous les mérites que je suis disposée à lui reconnaître, il n'en est pas moins vrai que je ne sais pas ce qu'il est réellement. Ce n'est pas en quelques jours qu'on peut apprécier un homme et son pays, qu'on n'a pas vécu de sa vie et dans son le juger justement, alors surtout qu'on n'est pas de monde. Si la demande dont je vous parlais m'est faite, il faut que je puisse y répondre. Je ne peux pas plus l'accueillir à la légère que la repousser. C'est chose grave que le mariage, la plus grave de la vie, et lourde, bien lourde est ma responsabilité de mère, plus lourde même que ne le serait celle d'une autre mère. Je suis seule, je n'ai pas de mari pour me guider et toute la responsabilité de la décision que je vais avoir à prendre pèse sur moi, elle m'écrase. Songez à ce qu'est la situation de deux femmes sans homme. Et nous ne sommes pas dans notre pays, où les amitiés que M. de Barizel avait su se créer me seraient d'un si grand secours pour m'aider, pour m'éclairer, pour me guider! Si, comme tout me le fait croire, M. le duc de Naurouse me demande bientôt, demain peut-être, la main de ma fille, que dois-je lui répondre? D'un côté, il me semble, par le peu que je sais de lui, surtout par ce que je vois, que c'est un parti assez beau pour ne pas le dédaigner. Mais je n'ai pas confiance en moi, je ne suis qu'une femme, c'est-à-dire que je peux très bien me laisser prendre à des dehors trompeurs. D'autre part, je me dis que ce parti, qui me paraît beau parce que je le juge en femme, n'est peut-être pas aussi beau qu'il en a l'air. De là mon tourment, mes angoisses. Et voilà pourquoi je m'adresse à vous et vous dis: «Qu'est réellement le duc de Naurouse? Pour vous, qui le connaissez, est-il digne de Corysandre?»
—C'est à moi que vous adressez une pareille question! s'écria Savine stupéfait.
Cette exclamation et le ton dont elle fut prononcée firent croire à madame de Barizel qu'il allait ajouter «Moi qui l'aime!» c'est-à-dire le mot qu'elle attendait si anxieusement et qu'elle avait si laborieusement préparé, puisque tout ce qu'elle avait dit jusque-là n'avait eu d'autre but que de l'amener, que de le forcer.
Mais il n'en fut rien: Savine, s'étant remis de sa surprise, se tint prudemment sur la réserve et resta bouche close.
Alors elle continua, feignant de ne pas comprendre le vrai sens de cette exclamation:
—Nous vous considérons donc comme notre ami, continua madame de Barizel, un de nos meilleurs amis, et par ce que je sais, par ce que j'ai vu, moi, femme d'expérience, j'estime que votre esprit est un des plus sûrs auxquels on puisse faire appel, comme votre conscience est une des plus hautes, des plus fermes auxquelles on puisse demander un conseil. Voilà pourquoi, dans les circonstances qui se présentent, j'ai eu la pensée de m'adresser à vous pour vous poser cette demande qui tout à l'heure a provoqué en vous un moment de surprise. Ai-je eu tort?
Bien que les hasards d'une vie tourmentée l'eussent endurcie, elle était tremblante d'émotion en cette minute solennelle qui, en faisant le sort de Corysandre, allait décider le sien.
La gêne de Savine était grande: la situation en effet se présentait sous un double aspect, et il fallait la trancher d'un mot sans pouvoir s'échapper.
Vraiment elle était cruelle, car s'il ne voulait pas de Corysandre pour sa femme, il aurait voulu au moins qu'elle ne fût pas la femme d'un autre, surtout celle d'un ami qu'on mettait sur la même ligne que lui, d'un ami qui avait su se faire aimer sans doute, ainsi que cela semblait résulter des paroles entortillées de la mère, sous lesquelles il semblait qu'on pouvait deviner les sentiments vrais de la fille.
Durant quelques secondes: il balança le parti qu'il allait prendre, enfin l'intérêt l'emporta.
—Certainement Roger mérite tout ce que vous avez dit, tout ce que nous avons dit de lui; s'il en était autrement, il ne serait pas mon ami intime. Toutes les qualités que vous lui avez reconnues, je les lui reconnais aussi; ce n'est pas la peine de les rappeler, n'est-ce pas? cependant il y a un point sur lequel j'ai des réserves à poser... je trouve que la fortune de Naurouse est assez médiocre: quatre ou cinq cent mille francs de rente. Quelle figure peut-on faire avec cela dans le monde?
Il haussa les épaules avec un parfait mépris.
—Et puis... j'allais oublier un autre point sur lequel j'ai aussi des réserves à faire: c'est la santé. Il n'est pas solide, ce pauvre diable de Naurouse; son père est mort d'une maladie du cerveau; sa mère a succombé à une maladie de poitrine et lui-même est, je le crois bien, je le crains bien, poitrinaire. Mais, vous savez, on vit très bien poitrinaire; et puis, en plus des on-dit, il y a un fait: c'est la façon dont il s'est jeté à corps perdu dans des amours... ridicules; tout poitrinaire est follement sentimental, cela est connu. Cela me peine et beaucoup de vous parler ainsi, mais la confiance que vous me témoignez me fait un devoir d'être franc et de tout dire. C'est pour cela aussi que je ne peux point passer sous silence la manie fâcheuse que Naurouse a eue de jeter son argent par les fenêtres pour faire du bruit, du tapage, pour paraître, au lieu de s'amuser pour le plaisir de s'amuser. C'est pour cela aussi que je rappelle le procès en usurpation de nom intenté à son grand-père, ce qui démolira terriblement la noblesse de Roger, si ce procès est perdu par M. de Condrieu-Revel, comme tout le fait supposer. Mais cela n'empêche, pas que Naurouse ne soit un charmant garçon; on n'est pas parfait, même quand la faveur publique, qui souvent est bien bête, vous fait une sorte d'auréole.
Madame de Barizel n'avait jamais entendu Savine parler si longuement. Où voulait-il en venir avec cette démolition en règle qui n'avait épargné ni la fortune, ni la santé, ni le nom, ni le caractère, et qui s'était terminée par une conclusion qui avait si peu de rapport avec ses attaques.
—Aussi, en mon âme et conscience,—il se posa la main sur le coeur majestueusement,—mon avis est... c'est-à-dire le conseil que je vous donne est que vous acceptiez la demande du duc de Naurouse quand il vous l'adressera.
Bien que madame de Barizel fût inquiète depuis quelques instants déjà, ce coup la surprit si fort, qu'il la laissa un moment anéantie.
—Car il vous adressera cette demande, continua Savine, cela ne fait pas le moindre doute pour moi. Comment aurait-il pu rester insensible à la splendide beauté de mademoiselle Corysandre, à son charme, à ses séductions, qui font d'elle une merveille incomparable! Pour moi il y a longtemps que je vous aurais adressé cette demande en mon nom... si je ne m'étais juré de mourir garçon.
Il se tut, très satisfait de lui; il avait démoli Naurouse et il s'était lui-même dégagé.
Heureusement pour lui madame de Barizel s'était depuis longtemps exercée à ne pas s'abandonner à son premier mouvement, car si elle avait cédé à l'indignation furieuse qui l'avait saisie, il eût entendu des choses qui, après les éloges et les compliments auxquels elle l'avait habitué, l'eussent étrangement et bien désagréablement surpris. Par un énergique effort de volonté, elle se rendit maîtresse d'elle-même et refoula sa fureur. Ah! s'il n'avait pas été l'ami du duc de Naurouse! Mais il était l'ami du duc, et maintenant c'était du côté de celui-ci qu'elle devait se retourner, en lui qu'elle devait espérer, sur lui qu'elle devait échafauder ses nouveaux projets; il ne fallait donc pas se faire en ce moment de ce misérable Savine un ennemi qui pouvait être redoutable.
XVII
Madame de Barizel, qui avait horreur du mouvement, passait sa vie couchée ou étendue, ne quittant son canapé ou son fauteuil qu'à la dernière extrémité et dans des circonstances tout à fait graves. Cependant, lorsque Savine, qu'elle avait conduit jusqu'à la porte du salon, ce qui chez elle était la plus grave preuve d'estime ou d'amitié qu'elle pût donner, fut parti, au lieu de revenir s'asseoir, elle se mit à marcher à grands pas, allant, revenant, sans savoir ce qu'elle faisait, poussée par les mouvements désordonnés qui l'agitaient.
—Mourir garçon, répétait-elle machinalement, mourir garçon!
Pendant assez longtemps encore, elle marcha par le salon; puis, un peu calmée, elle alla s'allonger sur un divan, et là elle continua de réfléchir.
Enfin, s'étant arrêtée à une résolution, elle sonna et commanda qu'on priât Corysandre de descendre.
Celle-ci ne tarda pas à arriver, l'air ennuyé.
—J'ai à te parler, dit madame de Barizel, sérieusement.
—C'est de mon mariage, n'est-ce pas, qu'il va être question? dit-elle.
—Oui.
—Hélas!
—Écoute-moi avant de te plaindre et peut-être après me remercieras-tu.
—Ce serait si tu voulais bien ne plus me parler de mariage que je te remercierais, si tu savais comme je suis lasse de toutes ces combinaisons que tu te donnes tant de peine à chercher et qui n'aboutissent jamais, comme j'en suis humiliée.
Son beau visage s'anima, mais pour se voiler d'une expression mélancolique:
—Si tu savais comme j'en suis malheureuse.
—Eh bien je ne veux pas que cela dure plus longtemps; je ne veux pas que tu sois malheureuse, je ne l'ai jamais voulu. Sois convaincue que tu n'as pas de meilleure amie que ta mère; que je n'ai jamais voulu que ton bonheur; que je ne veux que lui et que je suis prête à tout pour l'assurer. Écoute-moi et tu vas le voir; mais d'abord réponds-moi en toute sincérité, sans rien me cacher, franchement: que penses-tu du prince Savine?
—Je te l'ai dit vingt fois, cent fois, et je te l'aurais dit bien plus encore si tu avais voulu m'écouter.
—Le temps n'a pas modifié ton impression première?
—Oh! si. Je le vois aujourd'hui plus insupportable qu'il ne m'était apparu avant de le connaître; suffisant, vaniteux, arrogant, envieux, égoïste jusqu'à la férocité, misérablement avare, sans coeur, sans honneur, sans courage, sans esprit, fourbe, menteur, hâbleur, je lui cherche vainement une qualité, car il n'est même pas beau avec son grand corps mal dégrossi et ses grâces d'ours blanc.
C'était la première fois que sa mère la voyait parler avec cette passion, elle toujours si calme, si indifférente; elle s'était dressée sur son fauteuil et, le corps penché en avant, la tête haute, elle semblait de son bras droit, qu'elle levait et abaissait à chaque mot, asséner ces épithètes qui lui montaient aux lèvres sur Savine placé devant elle.
—Alors, continua madame de Barizel après quelques instants, tu voudrais ne pas devenir sa femme?
Corysandre ne répondit pas.
—Réponds-moi donc, dit madame de Barizel en insistant.
—A quoi bon? Je t'ai déjà répondu à ce sujet. Tu m'as dit que j'étais folle; que ce mariage était nécessaire; qu'il fallait qu'il se fît; qu'il était le plus beau que je puisse souhaiter; que le refuser c'était faire ton malheur et le mien; que nous n'avions que ce seul moyen de sortir de la situation où nous nous trouvons; enfin, par la prière, par le commandement, par la persuasion, de toutes les manières, tu me l'as imposé. Pourquoi viens-tu me demander aujourd'hui si je veux devenir sa femme?
—Pour connaître ton sentiment.
—Il n'a pas plus changé sur le mariage que sur le mari, l'un me déplaît autant que l'autre: tu voulais savoir, tu sais.
—Et je ferai mon profit de ce que tu dis; tu le verras tout à l'heure: Maintenant, autre question à laquelle tu dois répondre avec la même franchise: que penses-tu du duc de Naurouse? Tes idées à son égard n'ont pas changé?
—Il me plaît autant que le prince Savine me déplaît; tous les défauts de l'un sont des qualités opposées chez l'autre.
—Alors, si le duc de Naurouse te demandait en mariage, tu l'accepterais?
Corysandre pâlit et ce fut les lèvres tremblantes qu'elle regarda sa mère; voyant un sourire dans les yeux de celle-ci, elle poussa un cri.
—Il m'a demandée?
Mais cette explosion de joie qui venait de se manifester par ce cri et cet élan irrésistible fut de courte durée.
—Pas encore, dit madame de Barizel.
—Ah! pourquoi m'as-tu fait cette joie! murmura Corysandre, se renversant dans son fauteuil.
—C'est toi qui t'es trompée; je ne t'ai pas dit et je n'ai pas voulu te dire que le duc de Naurouse t'avait demandée, mais simplement, et cela est quelque chose, tu vas le voir, que s'il te demandait je suis disposée à te donner à lui.
Corysandre se leva vivement et, d'un bond venant à sa mère, elle la prit dans ses bras et l'embrassa.
C'était la première fois depuis qu'elle n'était plus une enfant qu'elle avait un de ces élans d'effusion.
Après le premier mouvement de trouble, madame de Barizel la fit asseoir sur le canapé, près d'elle; et, lui tenant une main dans les siennes:
—Tu vois maintenant combien tu m'as mal jugée trop souvent. Je n'ai jamais voulu que ton bonheur, et, si nous n'avons pas toujours été d'accord, c'est qu'avec ton inexpérience tu ne peux pas juger le monde et la vie, comme je les juge moi-même. J'ai cru que c'était assurer ton bonheur que te faire épouser le prince Savine, dont le nom, la fortune et la situation m'avaient éblouie; et si, malgré les répugnances que tu as manifestées, j'ai persisté dans ce projet, c'est que j'ai cru que ces répugnances s'effaceraient quand tu connaîtrais mieux le prince, en qui je ne voyais pas, comme toi, un ours blanc mal dégrossi. Mais, au lieu de diminuer, ces répugnances ont grandi; aujourd'hui, le prince te paraît le monstre que tu viens de me dépeindre.—Dans ces conditions, moi, ta mère, qui veux ton bonheur, je ne puis te dire qu'une chose: renonçons au prince Savine et épouse le duc de Naurouse, mais épouse-le.
—Il m'épousera, je te le promets, je te le jure!
XVIII
Savine était sorti de chez madame de Barizel enchanté de lui-même.
C'était son habitude de trouver toujours dans ce qu'il avait dit comme dans ce qu'il avait fait, de même dans ce qu'il n'avait pas dit et ce qu'il n'avait pas fait, des motifs de satisfaction qui lui permettaient de se féliciter. Il avait parlé, il avait agi, il avait été bien inspiré; il s'était abstenu de paroles et d'actes, il avait été habile; jamais il n'avait eu tort, jamais il n'avait commis une erreur, encore moins une maladresse ou une sottise, et quand les choses n'avaient point tourné selon son désir ou ses intérêts, c'était la faute des circonstances, ce n'était pas la sienne. Comment eût-il été en faute, lui! Dieu, oui; Dieu en qui il croyait quand il réussissait et en qui il ne croyait plus quand il échouait, Dieu pouvait se tromper et faire des bêtises; mais lui Savine, non, mille fois non, cela était impossible.
Cependant ce jour-là il était plus satisfait encore, plus fier de lui qu'à l'ordinaire. Ceux qui le voyaient passer sous les arbres des allées de Lichtenthal, allant lentement, la poitrine bombée, la tête haute, le sourire de l'orgueil sur le visage, superbe, glorieux, le front dans les nuages, se disaient: Voilà un homme heureux...
Et de fait il l'était pleinement, il avait la veine.
Cette idée fut un éclair pour lui: puisqu'il avait la veine, il devait en profiter.
Et avec cette superstition des joueurs, il se dit qu'il devait se hâter.
Aussitôt, hâtant le pas, il se dirigea vers le Graben pour prendre chez lui l'argent qui lui était nécessaire: la banque n'avait qu'à se bien tenir; mais que pourrait-elle contre sa chance s'unissant aux combinaisons inexorables du marquis de Mantailles? Elle allait sauter, non pas une fois, mais deux, indéfiniment.
Après avoir pris tout ce qu'il avait d'argent, car il voulait risquer un coup décisif, il entra à la Conversation.
Il n'eut pas de peine à trouver le marquis de Mantailles, qui, assis comme à l'ordinaire à la table de trente-et-quarante piquait avec une longue épingle des cartons placés devant lui. Mais, si attentif qu'il fût à cette besogne, pour lui pleine d'intérêt, le vieux marquis ne manquait pas cependant, après chaque coup, de promener un regard circulaire autour de lui pour voir s'il n'apercevait point un nouveau venu à qui il pourrait proposer quelques-unes de ses combinaisons inexorables ou même une association pour ruiner toutes les banques de jeu, ce qu'il attendait, ce qu'il espérait toujours.
Sur un signe de Savine, il quitta sa chaise et, suivit celui-ci, mais de loin, et ce fut seulement lorsqu'ils furent arrivés dans un endroit écarté du jardin où il n'y avait personne qu'il l'aborda.
—Le moment est-il favorable? demanda Savine.
—On ne peut plus favorable; ainsi...
Mais Savine, brutalement, lui coupa la parole.
—Oh! vous savez, pas de blagues, n'est-ce pas.
Le marquis redressa sa grande taille voûtée et prit un air de dignité blessée; mais ce ne fut qu'un éclair; la réflexion sans doute lui dit qu'il n'était pas en état de se fâcher d'une offense.
—Parfaitement, continua Savine avec plus de dureté encore dans le ton, j'ai dit «pas de blagues» et je le répète; selon vous, quand je vous consulte, le moment est toujours on ne peut plus favorable; vous avez à m'offrir des combinaisons de plus en plus inexorables; et malgré tout cela la vérité est que je perds; je devais ruiner la banque en suivant vos conseils et, tout au contraire, depuis que je joue, ce serait elle qui m'aurait ruiné... si j'étais ruinable. Si elle ne m'a pas ruiné, au moins m'a-t-elle enlevé...
Le marquis l'arrêta d'un geste plein de noblesse:
—Un homme comme vous, prince, retient-il le chiffre des sommes qu'il perd au jeu?
—Parfaitement, au moins quand il joue pour gagner; ce qui est mon cas avec la banque, contre laquelle je ne me serais pas amusé à jouer si je n'avais pas poursuivi un but élevé. Eh bien, ce but, je ne l'ai pas atteint: je devais gagner; j'ai perdu; de sorte que j'étais décidé à ne plus jouer.
Le marquis de Mantailles eut un sourire qui disait qu'il les connaissait bien; ces joueurs décidés à ne plus jouer, et quelle foi il avait en leurs engagements.
—Cependant vous venez me demander un conseil.
—Parce que, aujourd'hui, j'ai la veine.
—Alors vous êtes sûr de perdre; vous le savez bien, qu'il n'y a pas de veine, qu'il n'y a pas de hasard, et que l'ordre règle toute chose en ce monde, le jeu comme le reste, l'ordre qui est la manifestation de la divine Providence, qui...
Savine avait entendu cinquante fois ce raisonnement sur l'ordre de la Providence; il l'interrompit:
—Je vous dis que la Providence est avec moi aujourd'hui, s'écria-t-il; mais si assuré que je sois de gagner, je veux mettre toutes les chances de mon côté; voyons donc quelle est la situation des figures que vous suivez, de façon à ce que je puisse opérer largement: je veux une série de coups extraordinaires qui fassent pousser des cris d'admiration à la galerie.
Le marquis de Mantailles expliqua cette situation des figures.
—C'est bien, dit Savine, l'interrompant avant qu'il fût arrivé au bout de ses explications, cela suffit maintenant; je vous répète que si, par extraordinaire, je ne gagnais pas aujourd'hui, ce serait fini et vous ne toucheriez plus votre louis par jour, attendu que je quitterais Bade. Tout à l'heure vous avez souri quand je vous ai dit cela; mais c'est que vous ne me connaissez pas bien en me jugeant d'après les autres joueurs; moi je n'ai pas de passions.
—Alors, prince, je vous plains de toute mon âme.
—Encore un mot, dit Savine; ne m'accompagnez pas, je vous prie; sans doute vous ne me parlez pas; mais cela me gêne que vous soyez dans la salle; malgré moi, je vous cherche et cela me donne des distractions, et puis vos regards m'empêchent de suivre mes inspirations.
—Défiez-vous-en.
—Je vous dis que j'ai la veine.
Il quitta le vieux marquis pour rentrer dans la salle de jeu, où, rien que par sa manière de se présenter, il se fit faire place.
Lorsqu'il se fut assis, il promena sur les curieux, qui le regardaient étaler autour de lui ses liasses de billets un sourire de superbe assurance qui disait:
—Regardez-moi bien, vous allez voir.
Il fit son jeu.
Ce qu'on vit, ce fut une déveine constante qui le poursuivit.
Au bout d'une heure il avait perdu deux cent mille francs.
—Je cède ma chaise.
—Je la prends, dit une voix derrière lui.
C'était son ennemi, Otchakoff, qu'il n'avait pas vu.
Alors en étant obligé de passer au second rang tandis que son rival s'avançait au premier, il sentit en lui un mouvement de rage plus cruel que sa perte d'argent ne lui en avait fait éprouver: c'était une abdication.
XIX
C'était fini, Savine était bien décidé à quitter Bade, où rien ne le retenait plus.
A la Conversation, il ne voulait pas voir le triomphe insolent d'Otchakoff, qui continuait à gagner ou à perdre avec la même indifférence apparente.
Et il ne voulait pas assister davantage à celui de Naurouse auprès de Corysandre.
Cependant, s'il se décidait à partir ainsi, il fallait que son départ lui rapportât au moins quelque chose, ne serait-ce que la reconnaissance de Naurouse.
Lorsque cette idée se fut présentée à son esprit, elle en chassa le mécontentement et la colère. Il se dirigeait vers le Graben pour rentrer chez lui, il s'arrêta, et, changeant de chemin, il alla chez le duc de Naurouse.
—Vous venez dîner avec moi? dit celui-ci, qui allait sortir.
—Justement, mais à une condition, qui est que nous allions dîner dans un endroit où nous pourrons causer; j'ai à vous parler de choses sérieuses, et je voudrais n'être ni dérangé ni entendu.
—Vous paraissez agité.
—Je le suis, en effet; vous saurez tout à l'heure pourquoi; occupons-nous d'abord de dîner, le reste viendra après.
Ils montèrent en voiture et se firent conduire à l'Ours, qui est un restaurant établi dans une prairie à quelques minutes de Bade; mais en route Savine ne parla de rien, pas même de la perte qu'il venait de faire.
A table non plus il n'entama pas la confidence qu'il avait annoncée, et Roger remarqua qu'il mangeait et buvait à fond en homme qui ne se laisse pas couper l'appétit par les émotions: il s'était fait servir de la bière, du champagne et du cognac qu'il mélangeait lui-même dans de certaines proportions et qu'il avalait à grands coups, car lorsqu'il ne se croyait pas malade c'était une de ses prétentions de pouvoir boire plus qu'aucun Russe; et sa réputation avait commencé à se fonder autrefois à Paris par ce talent qui lui avait valu bien des envieux parmi les jeunes gens de son monde.
Ce fut seulement au dessert, la porte close, qu'il commença l'entretien que, tout en mangeant et en buvant, il avait préparé:
—Mon cher Roger, il faut me répondre avec franchise.
—Vous savez bien que je parle toujours franchement.
—Comme moi, mais comme moi aussi vous ne dites que ce que vous voulez, tandis que ce que je vous demande, c'est de répondre à toutes mes questions sans rien taire, sans rien cacher. Comment trouvez-vous mademoiselle de Barizel?
—La plus gracieuse, la plus belle, la plus charmante, la plus délicieuse, la plus séduisante des jeunes filles.
—Je m'en doutais.
Il porta la main à son coeur avec le geste d'un homme qui vient de recevoir un coup cruel.
—Puis, après un moment de silence assez long, il poursuivit:
—Maintenant, autre question: Quel sentiment vous a-t-elle inspiré?
—L'admiration.
—Cela c'est l'effet, mais cet effet, qu'a-t-il produit lui-même?
Roger ne répondit pas.
—Je vous en prie; dit Savine en insistant, répondez par un mot: l'aimez-vous?
—C'est une question que je n'ai pas examinée... par cette raison que je ne pouvais pas l'examiner.
—Pourquoi?
—Parce que je n'aurais pu le faire qu'après vous avoir posé moi-même certaines questions que pour toutes sortes de raisons il me convenait de taire.
—Et que vous ne pouvez plus taire maintenant que nous avons abordé cet entretien, qui, vous le sentez, doit être poussé jusqu'au bout; posez-les donc, ces questions, et soyez sûr que j'y répondrai sans toutes les résistances que vous opposez aux miennes.
—Nos conditions ne sont pas les mêmes; vous étiez l'ami de la famille de Barizel quand je suis arrivé à Bade.
—Vos questions, vos questions?
—Eh bien, la question que je ne voulais pas vous adresser est la même que celle que vous me posez l'aimez-vous?
Savine tendit ses deux mains au duc de Naurouse:
—Mon cher Roger; dit-il d'une voie émue, vous êtes l'ami le plus loyal, le coeur le plus honnête, le plus droit, que j'aie jamais connu; mais j'espère me montrer digne de vous: je réponds donc: «Oui, je l'aime.»
—Vous voyez donc...
—Écoutez-moi: quand je dis «Je l'aime», je devrais plutôt dire pour être absolument dans le vrai: «Je l'ai aimée.» Quand vous êtes arrivé à Bade et quand je vous ai amené près d'elle, un peu pour que vous l'admiriez comme je l'admirais moi-même, je l'aimais et je pensais à l'épouser; mais j'ai vu l'effet qu'elle a produit sur vous et celui que vous avec produit sur elle; j'ai vu comment vous avez été attirés l'un vers l'autre à Eberstein; ce que vous avez été depuis l'un pour l'autre, je l'ai vu aussi. Oh! je ne vous fais pas de reproches, mon cher Roger, vous êtes resté, j'en suis certain, j'en ai eu cent fois la preuve, l'ami loyal et délicat dont je serrais la main tout à l'heure. Et c'est là ce qui m'a si profondément touché, si doucement ému, moi qui n'ai pas été gâté par l'amitié. Mais enfin, quelle qu'ait été votre réserve, vous n'avez pas pu ne pas vous trahir: mille petits faits, insignifiants pour un indifférent, considérables pour moi, m'ont appris chaque jour ce que vous ressentiez pour Corysandre et ce que Corysandre ressentait pour vous. Si je vous disais que les premiers moments n'ont pas été cruels, désespérés, vous ne me croiriez pas, vous qui êtes un homme de coeur. Mais si moi aussi je suis un homme de coeur, je suis en même temps un homme de raison. De plus, pardonnez-moi cet aveu brutal: je vous aime tendrement, d'une amitié solide et profonde au-dessus de tout. J'ai fait mon examen de conscience. En même temps j'ai fait le vôtre aussi... et celui de Corysandre. Je me suis demandé: «Avec qui serait-elle le plus heureuse?» Et ma conscience m'a répondu:—je pense que ma sincérité, celle d'un homme qu'on accuse d'être orgueilleux, a quelque mérite,—«Avec Roger»; et alors mon plan a été arrêté. J'avoue que j'en ai différé l'exécution plus que je n'aurais dû peut-être. Mais il faut me pardonner; il y a des sacrifices auxquels on se résigne difficilement. Ce plan, vous l'avez deviné: il consistait à venir vous poser les questions que je vous ai posées et qui se résumaient dans une seule: «L'aimez-vous?» En ne me répondant pas vous m'avez répondu mieux que vous ne l'auriez fait par la réponse la plus précise.
Il se tut et parut réfléchir douloureusement comme s'il balançait dans son coeur troublé une résolution terrible à prendre.
—Il est évident, mon cher Roger, dit-il enfin, qu'un de nous deux est de trop à Bade...
—C'est-à-dire?
—C'est-à-dire que je vous cède la place; dans quelques jours j'aurai quitté Bade; plus tard, quand vous penserez à moi, vous verrez si j'ai été votre ami, et alors, je l'espère, votre souvenir s'attendrira.
Lui-même eut un accès d'émotion qui lui coupa la parole.
—Si je vous ai dit avec une entière franchise ce qui se rapportait à nous et à Corysandre, je dois vous dire maintenant, pour que notre explication soit complète, que j'ai eu il y a quelques instants un entretien avec madame de Barizel, qui, je dois en convenir, paraissait me traiter avec une certaine bienveillance et peut-être même avec une préférence marquée: n'en soyez pas jaloux, mon cher Roger, j'ai sur vous, au moins aux yeux d'une mère, une supériorité marquée: je suis plus riche que vous. Eh bien, dans cet entretien tout à fait accidentel et en l'air, j'ai annoncé à madame de Barizel que j'avais la volonté bien arrêtée de mourir garçon. Vous pouvez donc vous présenter maintenant quand vous voudrez, mon cher Naurouse, vous ne trouverez devant vous ni mon titre de prince, ni mes mines de l'Oural. Je n'existe plus. Je suis r*... au moins pour Corysandre. Ce que je vais devenir, n'en prenez pas souci. Je vais tâcher de m'occuper de quelque chose, de me passionner pour quelque chose. Je vais fonder une chaire au Muséum, construire un observatoire, subventionner une exploration du Centre de l'Afrique, fonder un orphelinat pour les jeunes filles; enfin, je vais chercher quelque chose qui prenne mon temps, car vous pensez bien que mourir garçon, c'est tout simplement une blague, une blague héroïque qui mériterait de faire le sujet d'une tragédie; s'il y avait encore des poètes; malheureusement il n'y en a plus; je viens trop tard. C'est pour vous dire cela que je vous ai demandé à dîner. Maintenant, si vous le voulez bien, sonnez le garçon, qu'il nous apporte du champagne et du cognac, j'ai très soif pour avoir si longtemps parlé; et, de plus, il est bon d'oublier.
Car pour être un héros on n'en est pas moins homme.
Est-ce que ça fait un vers français, ça? Je n'en sais rien; ça en a l'air; mais il faut m'excuser, je ne suis qu'en rustre ou un Russe, et entre les deux il n'y a pas grande distance... pour les vers français.
XX
C'était le malheur de Savine, de ne pas inspirer confiance à ceux qui le connaissaient, et Roger le connaissait bien. Tout d'abord, il avait éprouvé un moment d'émotion quand Savine lui avait dit: «J'ai fait mon examen de conscience et ma conscience m'a répondu que c'était avec Roger que Corysandre pouvait être heureuse»; et cette émotion était devenue plus vive quand Savine, mettant la main sur son coeur, avait ajouté avec des larmes dans la voix: «Un de nous deux est de trop à Bade, je vous cède la place auprès de Corysandre.» Mais cette émotion, qui n'était pas descendue bien profondément en lui, n'avait pas étouffé la réflexion.
Comment Savine accomplissait-il un pareil sacrifice, lui qui n'était pas l'homme des sacrifices et qui n'avait jamais écouté que la voix de l'intérêt personnel le plus étroit?
Il eût fallu être d'une naïveté enfantine pour rejeter ces questions sans les examiner et les peser.
Dans tout ce que Savine avait dit, et au milieu de cette explosion de sensibilité peu naturelle chez un homme comme lui, et plus faite, par son excès même, pour inspirer le doute que la confiance, il n'y avait qu'une chose certaine: sa renonciation à Corysandre.
Mais les raisons qui avaient amené cette renonciation n'étaient nullement claires et encore moins satisfaisantes, si on s'en tenait aux confidences de Savine.
Un homme qui s'est montré assidu auprès d'une jeune fille, qui a affiché pour elle l'admiration et l'enthousiasme, qui s'est posé hautement en prétendant et qui, tout à coup, se retire et renonce à elle, l'accuse.
Quelles accusations portait Savine?
Il eût été puéril de l'interroger à ce sujet, puisque sa renonciation, comme il le disait lui-même, était un acte d'héroïsme amical; mais, ce qu'on ne pouvait pas lui demander, on pouvait, on devait le demander à d'autres, et les renseignements qu'il avait obtenus, on pouvait les obtenir soi-même.
En réalité, Roger ne savait rien de la famille de Barizel, si ce n'était ce que Leplaquet lui avait raconté; mais ces longs récits, faits par un pareil témoin, n'étaient pas suffisants pour dire ce qu'avait été M. de Barizel, quelle situation il avait réellement occupée, ce qu'avait été, ce qu'était madame de Barizel.
Ces récits, Roger les avait acceptés surtout parce qu'ils lui parlaient de Corysandre et lui permettaient de reconstituer par l'imagination ce qu'avaient été l'enfance et la première jeunesse de celle qui occupait son esprit; mais jamais il n'avait eu la pensée de les contrôler, n'ayant pas d'intérêt à le faire; que lui importait qu'ils fussent ou ne fussent pas des romans, ils n'en parlaient pas moins de Corysandre?
Mais maintenant que cet intérêt était né, ce contrôle s'imposait et il devait être poursuivi d'autant plus sévèrement que la renonciation de Savine ressemblait à une accusation.
Il pouvait reconnaître que la fortune de Savine était supérieure à la sienne; mais il ne mettait aucun nom au-dessus du sien, et ce qui n'avait pas convenu à un Savine convenait encore moins à un Naurouse.
C'était ce nom qu'il engageait en se mariant et jamais il ne le compromettrait en prenant une femme qui ne fût pas digne de le porter ou qui l'amoindrît.
Que la fortune de Corysandre ne fût pas ce qu'on disait, cela n'avait que peu d'importance à ses yeux; mais qu'il y eût une tache sur son nom ou sur l'honneur de sa famille, cela au contraire en avait une considérable qui pouvait empêcher tout projet de mariage.
Avant de poursuivre l'exécution de ce projet, avant de s'engager avec madame de Barizel, et même avec Corysandre, il fallait donc qu'il eût des renseignements précis sur cette famille de Barizel.
Le lendemain, en se levant, il employa sa matinée à écrire des lettres pour obtenir ces renseignements l'une à l'un de ses amis, secrétaire de la légation de France à Washington, l'autre à un Américain de Saint-Louis avec qui il s'était lié dans son voyage.
XXI
Madame de Barizel avait cru qu'après le départ de Savine le duc de Naurouse prendrait la place de celui-ci, se poserait franchement en prétendant, et, dans un temps qui, selon elle, ne devait pas être long, lui demanderait Corysandre.
Cela semblait indiqué, car bien certainement, si le duc de Naurouse ne s'était pas encore prononcé, c'était Savine, Savine seul qui l'avait retenu; Savine éloigné, les scrupules qui l'avaient arrêté n'existaient plus.
Il n'avait qu'à parler.
Chaque soir elle avait donc interrogé sa fille.
—Que t'a dit le duc de Naurouse aujourd'hui?
—Rien de particulier.
—Je vous ai laissés en tête-à-tête.
—C'est justement pour cela, je crois bien, qu'il n'a rien dit: quand tu es avec nous ou quand nous sommes en public, il a toujours mille choses à me dire, et il me les dit d'une façon charmante qui les rend intimes, presque mystérieuses, quoique tout le monde puisse les entendre; puis, aussitôt que nous sommes seuls, il ne dit plus rien; il semble qu'il ait peur de parler et de se laisser entraîner.
—Alors?
—Alors il me regarde.
—La belle affaire!
—Si tu savais comme ses yeux sont doux et tendres!
—Et toi?
—Moi, je le regarde aussi.
—Avec les mêmes yeux?
—Ah! je ne sais pas, mais je puis te dire que c'est avec un coeur bien ému, bien heureux, tout bondissant de joie par moments, et dans d'autres tout alangui, comme s'il se fondait.
—Alors cela durera toujours ainsi entre vous?
—Je ne sais pas... mais je le souhaite de tout coeur.
—Tu es stupide.
—Alors on a joliment raison de dire: «Bienheureux les pauvres d'esprit, le royaume des cieux leur appartient.» Je l'ai sur la terre, ce royaume.
Ce n'était pas de ce royaume que madame de Barizel s'inquiétait, et lorsque, après quelques jours d'attente, elle vit que le duc de Naurouse ne se prononçait pas, elle projeta d'intervenir entre ce jeune homme et cette jeune fille si jeunes qui mettaient leur bonheur à se regarder en silence, ne trouvant rien de mieux pour se dire leur amour. Combien de temps les choses traîneraient-elles, encore si elle ne s'en mêlait pas? Ce n'était pas du bonheur de Corysandre qu'il s'agissait, ce n'était pas de celui du duc de Naurouse, c'était de leur mariage, qui pouvait très bien ne pas se faire, s'il ne se faisait pas au plus vite.
Un soir qu'elle avait demandé, comme à l'ordinaire, à Corysandre: «Que t'a dit M. de Naurouse aujourd'hui?» et que celle-ci, comme à l'ordinaire aussi, avait répondu: «Rien», elle se décida:
—Veux-tu devenir duchesse de Naurouse? s'écria-t-elle.
—C'est toute mon espérance.
—Eh bien! si vous continuez ainsi, cette espérance ne se réalisera pas, sois-en certaine.
Corysandre leva ses beaux yeux par un mouvement qui disait clairement qu'elle n'avait aucun doute à cet égard:
—Tu ne crois pas ce que je te dis?
—Je suis sûre de lui.
—Rappelle-toi ce qui est arrivé avec don José.
—Ce n'était pas la même chose.
—Avec lord Start.
—Ce n'était pas la même chose.
—Avec Savine.
Elle haussa les épaules en poussant des exclamations de pitié.
—Veux-tu que ce qui est arrivé avec don José, avec lord Start, avec Savine, se renouvelle avec le duc de Naurouse?
—Il n'y a pas de danger; dit-elle avec une superbe assurance et l'éclair de la foi dans les yeux; ceux dont tu parles savaient qu'ils m'étaient indifférents; M. de Naurouse sait que...
—Que?...
—Que je l'aime.
—Tu ne le lui as pas dit?
—Est-ce qu'il est besoin de se le dire, cela se voit, cela se sent; lui, non plus, ne m'a pas dit, qu'il m'aimait, et cependant je suis certaine de son amour tout aussi bien que s'il me l'avait affirmé par les serments les plus solennels; c'est l'élan de mon coeur qui me l'affirme lorsque je le vois, c'est son anéantissement lorsque nous sommes séparés.
—J'admets cet amour, je l'admets aussi grand que tu voudras chez le duc de Naurouse; eh bien! à quoi a-t-il servi jusqu'à présent?
—A nous rendre heureux.
-J'entends pour ton mariage; si malgré cet amour, ce grand amour, M. de Naurouse n'a point encore demandé ta main, bien qu'il sache qu'il n'a qu'un mot à prononcer pour l'obtenir, ne crains-tu pas qu'à un moment donné il se retire comme s'est retiré Savine, comme se sont retirés déjà ceux qui ont voulu t'épouser et qui, après un certain temps, ont renoncé à leur projet?
—Non.
—Eh bien, moi, je le crains, et je vais te dire pourquoi; c'est parce que tu effrayes les épouseurs; ils viennent à toi, irrésistiblement attirés par ta beauté; mais, comme tu ne fais rien pour les retenir, ils se retirent lorsqu'ils ont appris à connaître notre situation.
—A qui la faute?
—A personne, ni à toi, ni à moi; on nous reproche le tapage de notre vie, et je conviens qu'on n'a pas tort; mais, cette vie, nous ne pouvons pas la changer sous peine de renoncer au grand mariage que je veux pour toi. Ceux qui ont une position bien établie, un grand nom, une belle fortune, des relations solides et brillantes, n'ont point besoin qu'on fasse du tapage autour d'eux; on vient à eux tout naturellement, par la force même des choses. Mais nous, qui serait venu à nous si nous étions restées dans notre pauvre habitation, sans fortune, sans relations? Quand j'ai voulu un mariage digne de ta beauté, il a bien fallu prendre un parti, sous peine de te laisser devenir la femme d'un homme médiocre. J'ai pris celui que les circonstances m'imposaient et non celui que j'aurais choisi si j'avais été libre; je t'ai placée dans un milieu brillant et je me suis arrangée pour qu'on parlât de toi. Mon calcul a réussi et les épouseurs se sont présentés, ayant un rang et une fortune que nous ne devions pas espérer.
—Et ils se sont retirés.
—C'est là justement ce qui fait que nous ne devons pas laisser celui que nous avons, en ce moment, suivre les autres, ce qu'il pourrait très bien faire si nous lui laissions le temps de la réflexion: il faut donc l'obliger à se prononcer et à s'engager avant que la désillusion ait parlé en lui ou qu'il ait écouté les voix malveillantes qui nous attaquent. Le duc de Naurouse est un homme d'honneur: quand il aura pris un engagement il le tiendra. J'avais cru que cet engagement, il le prendrait de lui-même ou tout au moins que tu l'amènerais à le prendre; mais ni l'une ni l'autre de ces espérances ne s'est réalisée, et, je le crains bien, ne se réalisera si je n'interviens pas entre vous.
—Oh! je t'en prie, laisse-nous nous aimer?
—Ce que je te demande n'est ni difficile, ni pénible: il s'agit tout simplement de me répéter tout ce que M. de Naurouse te dira, et de ne lui dire que ce que nous aurons arrêté ensemble à l'avance.
—Alors c'est un rôle que tu m'imposes.
—Et que tu joueras admirablement, puisqu'il sera dans ta nature et que pas un mot ne sera contraire à tes sentiments.
—Ce qui sera contraire à mes sentiments, ce sera de n'être pas moi...
—Veux-tu que M. de Naurouse t'épouse? Oui, n'est-ce pas? Eh bien, laisse-moi te diriger. Maintenant, bonne nuit, va te coucher et laisse-moi rêver à la scène que tu devras jouer demain.
XXII
En disant à Corysandre. «Tu joueras admirablement un rôle qui sera dans ta nature», madame de Barizel n'était pas du tout certaine du succès de sa fille, et même elle en était inquiète, car le mot qu'elle lui adressait si souvent: «Tu es stupide», était pour elle d'une vérité absolue.
Elle n'était point, en effet, de ces mères enthousiastes qui ne trouvent que des perfections dans leurs enfants par cela seul qu'elles sont les mères de ces enfants; belle elle-même, mais autrement que sa fille, il lui avait fallu longtemps pour voir la beauté de Corysandre, et encore n'avait-elle pu l'admettre sans contestation que lorsqu'elle lui avait été imposée par l'admiration de tous: mais elle n'avait pas encore pu s'habituer à l'idée que cette fille, qui lui ressemblait si peu, pouvait être intelligente. Pour elle, l'intelligence c'était l'intrigue, la ruse, le détour, l'art de mentir utilement et de tromper habilement, l'audace dans le choix des moyens à employer pour atteindre un but et la souplesse dans la mise en exécution de ces moyens, l'ingéniosité à se retourner, l'assurance dans le danger, le calme dans le succès, la fertilité de l'imagination, la fermeté du caractère, de sorte que quand elle se comparait à sa fille et cherchait en celle-ci l'une ou l'autre de ces qualités sans les trouver, elle ne pouvait pas reconnaître qu'elle était intelligente; stupide au contraire, aussi bête que belle.
Ce défaut de confiance dans l'intelligence de sa fille lui rendait sa tâche délicate. Avec une fille déliée rien n'eût été plus facile que de lui tracer le canevas d'une scène qui aurait infailliblement amené à ses pieds un homme épris et passionné comme le duc de Naurouse; mais avec elle il n'en pouvait pas être ainsi: ce qu'on lui dirait d'un peu compliqué, elle ne le répéterait pas; ce qu'on lui indiquerait d'un peu fin, elle ne le ferait pas. Il lui fallait quelque chose de simple, de très simple qu'elle pût se mettre dans la tête et exécuter. Mais quelque chose de très simple et de tout à fait primitif agirait-il sur le duc de Naurouse?
Elle chercha dans ce sens; malheureusement elle n'était à son aise que dans ce qui était compliqué, savamment combiné, entortillé à plaisir; tout ce qui était simple lui paraissait fade ou niais, indigne de retenir son attention.
Et cependant, c'était cela qu'il fallait, cela seulement: quelques mots, une intonation, un geste, un regard, et il était entraîné; mais ces quelques mots, cette intonation, ce geste, ce regard, ne pouvaient produire tout leur effet que s'ils étaient en situation.
C'était donc une situation qu'il fallait trouver, et, si elle était bonne, elle porterait la mauvaise comédienne qui la jouerait.
Une partie de la nuit se passa à chercher cette situation; elle en trouva vingt, mais bonnes pour elle-même, non pour Corysandre, se dépitant, s'exaspérant de voir combien il était difficile d'être bête; enfin, de guerre lasse, elle s'endormit.
Le lendemain, en s'éveillant, il se trouva que le calme de la nuit avait fait ce que le trouble de la soirée avait empêché: elle tenait sa situation, bien simple, bien bête, et telle qu'il fallait vraiment être endormie pour en avoir l'idée.
Aussitôt elle passa un peignoir et vivement elle entra dans la chambre de sa fille.
Corysandre était levée depuis longtemps déjà, et, assise dans un fauteuil devant sa fenêtre, sous l'ombre d'un store à demi baissé, elle paraissait absorbée dans la contemplation des cimes noires de la montagne qui se trouvait en face de leur chalet.
—Que fais-tu là? demanda madame de Barizel.
—Je réfléchis.
—A quoi?
—A ce que tu m'as dit hier.
—Et quel est le résultat de tes réflexions, je te prie?
—C'est de te prier de ne pas persévérer dans ton idée et de nous laisser être heureux tranquillement.
—Tu es folle. Moi aussi, j'ai réfléchi, et j'ai justement trouvé le moyen d'amener le duc de Naurouse à se prononcer aujourd'hui même. Tu comprends que ce n'est pas quand j'ai passé une partie de la nuit à chercher ce moyen et quand je suis certaine d'arriver à un résultat que je vais écouter tes billevesées: c'est à toi de m'écouter et de faire exactement ce que je vais te dire. Comprends-moi bien; suis mes instructions et avant un mois tu seras duchesse de Naurouse. Il doit venir tantôt, n'est-ce pas? Eh bien tu seras seule; je ferai la sieste après une mauvaise nuit et tu penseras que je ne dois pas me réveiller de sitôt; mais, au lieu d'en paraître fâchée, tu t'en montreras satisfaite. Voyons, ce ne peut pas être un chagrin pour toi de rester en tête à-tête avec le duc?
—C'est un embarras.
—Montre de l'embarras si tu veux, cela ne fait rien. D'ailleurs, ce qu'il faut avant tout, c'est être naturelle. Donc, le duc arrive. Tu es dans un fauteuil comme en ce moment et tu lui tends la main. Attention! Écoute et regarde: je suis le duc.
Faisant quelques pas en arrière, elle alla à la porte; puis elle revint vers Corysandre, marchant vivement, légèrement, comme le duc, les deux mains tendues en avant, le visage souriant:
—Seule? (c'est le duc qui parle). Alors tu réponds:
—Oui, ma mère a passé une mauvaise nuit, elle fait la sieste. Là-dessus le duc te dit quelques mots de politesse pour moi et tu réponds ce que tu veux, cela n'a pas d'importance; ce qui en a, c'est ce que tu dois ajouter, écoute donc bien...—Et elle reprit la voix de Corysandre:—Au reste, je suis bien aise de cette absence, qui me permet de vous adresser une prière.—Là-dessus, tu as l'air aussi embarrassé que tu veux; seulement, en même temps, tu dois aussi avoir l'air ému et attendri; tu le regardes longuement avec des yeux doux; plus ils seront doux, plus ils seront tendres, mieux cela vaudra.—Une prière? dit le duc surpris autant par les paroles que par ton attitude.—Oui, et que je n'oserai jamais vous dire si vous ne m'aidez pas. Asseyez-vous donc, voulez-vous?—Tu lui montres un siège près de toi, mais pas trop près cependant; l'essentiel, c'est que le duc soit bien en face de toi, sous tes yeux, ainsi.
Disant cela, elle prit une chaise et, l'ayant placée à deux pas de Corysandre, elle s'assit comme si elle était le duc de Naurouse, et reprit:
—Avant d'adresser ta prière au duc, tu le regardes de nouveau, toujours longuement, avec des yeux de plus en plus tendres et un doux sourire dans lequel il y a de l'embarras et de l'inquiétude; tu prolonges cette pause aussi longtemps que tu veux, des yeux comme les tiens en disent plus que des paroles. Cependant, comme vous ne pouvez pas rester ainsi, tu te décides enfin et tu lui dis: «C'est du steeple-chase dans lequel vous devez monter un cheval que je veux vous parler; je vous en prie, ne montez pas ce cheval, ne prenez pas part à cette course.» Tu tâches de mettre beaucoup de tendresse dans cette prière et aussi beaucoup d'angoisse. Cependant il ne faut pas que tu en mettes trop, car le duc doit te demander pourquoi tu ne veux pas qu'il prenne part à cette course. Voyons, si le duc court tu auras peur, n'est ce pas!
—Une peur mortelle.
—Tu vois bien que je te demande de n'exprimer que des sentiments qui sont en toi: c'est cette peur que ton accent et tes regards doivent trahir. Cependant, à la demande du duc, tu ne réponds pas tout de suite: tu hésites, tu te troubles, tu rougis, tu veux parler et tu ne le peux pas, arrêtée par ta confusion. Ne serait-ce pas ainsi que les choses se passeraient dans la réalité?
—Non: je n'hésiterais pas; je ne me troublerais pas, je lui dirais tout de suite et tout simplement que j'ai peur pour lui.
—Cela serait trop simple et trop bête; l'art vaut mieux que la nature. Tu es donc confuse, et ce n'est qu'après l'avoir fait attendre, après qu'il s'est rapproché de toi, comme cela,—elle approcha sa chaise en se penchant en avant,—ce n'est qu'alors que tu lui dis: «J'ai peur pour vous.» En même temps, tu lui tends la main par un geste d'entraînement, et, s'il ne la saisit point passionnément, s'il ne tombe point à tes genoux, s'il ne te prend pas, dans ses bras, c'est que tu n'es qu'une sotte. Mais tu n'en seras pas une, n'est-ce pas? tu comprendras.
—Je comprends, s'écria, Corysandre en se cachant le visage dans ses deux mains, que cela est odieux, et misérable. Pourquoi veux-tu me faire jouer une comédie indigne de lui et indigne de moi?
—Parce qu'il le faut et parce que tout n'est que comédie en ce monde. Qui te révolte dans celle-la, puisqu'elle est conforme à tes sentiments?
—La comédie même.
Madame de Barizel haussa les épaules par un geste qui disait clairement qu'elle ne comprenait rien à cette réponse.
—Cette leçon que tu viens de me donner ressemble-t-elle à celles que les mères donnent ordinairement à leurs filles? dit Corysandre d'une voix tremblante, et ce que tu veux que je fasse, toi, n'est-ce pas justement ce que les autres mères défendent?
—T'imagines-tu donc que je suis une mère comme les autres! Non, pas plus que tu n'es une fille comme les autres. C'est une des fatalités de notre position de ne pouvoir pas vivre, de ne pouvoir pas agir, penser, sentir comme les autres. Crois-tu donc que les gens qui marchent la tête en bas dans les cirques ou qui dansent sur la corde au-dessus du Niagara n'aimeraient pas mieux marcher comme tout le monde: ils gagnent leur vie. Eh bien, nous, il nous faut aussi gagner la nôtre; et pour cela tous les moyens sont bons. N'aie donc pas de ces répugnances d'enfant. En somme je ne te demande rien de bien terrible: tu as peur que le duc de Naurouse monte dans ce steeple-chase où il peut se casser le cou, dis-le-lui; le duc t'aime, qu'il te le dise. Cela est bien simple et ta résistance n'a pas de raison d'être. Tu préférerais que les choses se fissent toutes seules; moi aussi; mais ce n'est ni ma faute ni la tienne si nous sommes obligées d'y mettre la main. Quel mal y a-t-il à cela? De l'ennui, oui, j'en conviens. Mais c'est tout. Et le titre de duchesse de Naurouse mérite bien que tu te donnes un peu d'ennui pour l'obtenir. Crois-en mon expérience, le duc peut t'échapper si tu laisses les choses traîner en longueur; presse-les donc. Pour cela le meilleur moyen est celui que je viens de t'indiquer. Étudions-le donc avec soin et reprenons-le, si tu veux bien. Tu es seule, le duc arrive.
Comme elle l'avait fait une première fois, elle alla à la porte pour représenter l'entrée du duc.
Et la répétition continua exactement comme si elle avait été dirigée par un bon metteur en scène.
Tour à tour, madame de Barizel remplissait le personnage du duc et celui de Corysandre, mais c'était à ce dernier seulement qu'elle donnait toute son application: elle disait les paroles, elle mimait les gestes et elle les faisait répéter à Corysandre, recommençant dix fois la même intonation ou le même mouvement.
—Tu dis faux, s'écriait-elle, allons, reprenons et dis comme moi.
Mais elle insistait plus encore sur les mouvements, sur les attitudes, sur les regards.
—Ne t'inquiète pas trop de ce que tu dis, ni de la façon dont tu le dis; c'est dans tes yeux qu'est le succès, dans ton sourire, c'est dans tes lèvres roses, dans tes dents, dans les fossettes de tes joues; combien de fois ai-je vu des comédiennes dire faux et se faire cependant applaudir pour la musique de leur voix ou le charme de leur personne.
XXIII
Corysandre avait longuement répété son rôle dans la scène qu'elle devait jouer avec Roger; elle avait travaillé «ses yeux tendres», étudié «ses silences, ses intonations, ses gestes», et, au bout d'une grande heure, madame de Barizel s'était déclarée satisfaite.
—Je crois que ça marchera; ce soir, M. de Naurouse viendra m'adresser officiellement sa demande. Quelle joie!
Mais Corysandre n'avait pas partagé cette satisfaction, car ç'avait été plutôt par lassitude que par conviction, pour ne pas subir les ennuis d'une discussion sur un sujet qui la blessait, qu'elle s'était prêtée à cette comédie.
Comment sa mère n'avait-elle pas senti combien cela était révoltant? Sans doute, elle n'avait vu que le résultat à obtenir; mais qu'importait la légitimité du résultat si les moyens étaient misérables et honteux! Quelle tristesse! Quelle inquiétude pour elle d'être toujours en désaccord avec sa mère sur de pareils sujets! Elle eût été si heureuse de n'avoir pas à discuter et à se révolter! A qui la faute? Elle ne voulait pas condamner sa mère, et cependant elle ne pouvait pas ne pas se rappeler qu'avec son père ces désaccords n'avaient jamais existé et que tout ce que celui-ci disait, tout ce qu'il faisait lui paraissait, à elle, enfant, bien jeune encore, mais comprenant et jugeant déjà ce qui se passait autour d'elle, noble, généreux, juste, droit, élevé. Quelle différence, hélas! entre autrefois et maintenant!
Par son mariage elle échapperait à toutes les intrigues qui se nouaient autour d'elle, à toutes les discussions qu'elles soutenaient entre elle et sa mère, à tous les dégoûts qu'elles lui inspiraient; mais, si pressée qu'elle fût d'arriver à ce mariage qui devait l'affranchir, pouvait-elle en hâter l'heure par des moyens tels que ceux que sa mère lui conseillait?
Ce n'était pas seulement son honneur qui se refusait à cette comédie, c'était encore son amour lui-même qui s'indignait à cette pensée de tromperie: il n'y avait que trop de hontes et de misères dans sa vie, elle ne voulait pas que dans son amour il y eût un mauvais souvenir.
C'était en s'habillant qu'elle réfléchissait ainsi, et elle venait de terminer sa toilette lorsque sa mère rentra dans sa chambre.
—Comment, s'écria madame de Barizel, après l'avoir regardée, c'est ainsi que tu t'habilles en un jour comme celui-ci?
—Je me suis habillée comme tous les jours.
—C'est justement ce que je te reproche; tu dois être irrésistible.
Corysandre glissa un regard du côté de la glace.
—Tu veux dire que tu l'es, continua madame de Barizel, tu l'es comme tu l'étais hier, avant-hier; mais c'est plus qu'avant-hier, plus qu'hier, que tu dois l'être aujourd'hui, et différemment. Ne t'ai je pas expliqué que c'était par ta beauté, plus encore que par tes paroles, que tu devais enlever le duc de Naurouse: il faut donc que tu sois tout à ton avantage, avec quelque chose de provocant, de vertigineux qui ne lui laisse pas sa raison; et cette toilette-là n'est pas du tout ce qui convient. C'est quelque chose d'abominable qu'à ton âge tu ne saches pas encore ce qui fait perdre la tête à un homme. Défais-moi vite cette robe-là, ce col, et puis viens là que je t'arrange les cheveux; bas comme ils sont, ils te donnent l'air d'une fille de ministre qui va chanter des psaumes.
En un tour de main elle lui eut retroussé et relevé son admirable chevelure de façon à changer complètement le caractère de sa physionomie, qui, de calme et honnête qu'elle était, devint audacieuse.
—Maintenant, dit madame de Barizel, voyons la robe.
Elle ouvrit les armoires et, prenant les robes qui étaient accrochées là les unes à côté des autres, elle en jeta quelques-unes sur le lit, mais sans faire son choix; elle en garda une dans ses mains, et, l'examinant:
—Je crois que celle-là est ce qu'il nous faut: le corsage entr'ouvert, montrant bien le cou et un peu la gorge, c'est parfait; avec une petite croix se détachant bien sur la blancheur de la peau et qui attirera les yeux, tu seras à ravir. Essayons.
—Je ne mettrai pas cette robe-là, dit Corysandre résolument.
—Et pourquoi donc!
—Parce qu'elle ouvre trop.
—Tu l'as bien mise pour dîner avec Savine et tu n'as jamais été aussi jolie que ce soir-là.
—Savine n'était pas Roger, et puis c'était pour un dîner; tu étais là, il y avait du monde.
—Es-tu folle!
—Je ne la mettrai pas.
Cela fut dit d'un ton si ferme, que madame de Barizel comprit qu'il n'y avait pas à insister.
—Alors laquelle veux-tu mettre? demanda-t-elle; je ne tiens pas plus à celle-là qu'à une autre; ce que je veux, c'est que le duc perde la tête.
Sans répondre, Corysandre avait ouvert une autre armoire et elle avait atteint une robe blanche, une robe de petite fille.
—C'est toi qui perds la tête! s'écria madame de Barizel.
Corysandre ne répondit pas.
Tout à coup madame de Barizel frappa ses deux mains l'une contre l'autre:
—Au fait, tu as raison, dit-elle joyeusement, ton idée est excellente; ah! ces jeunes filles! c'est quelquefois inspiré... Je n'avais pas pensé que le duc, malgré sa jeunesse, avait déjà beaucoup vécu, beaucoup aimé; il sera donc plus touché par l'innocence que par la provocation, et, si tu réussis bien ton mouvement en lui tendant la main, le contraste entre cet élan passionné et la toilette virginale sera très puissant sur lui. Adoptons donc la robe blanche, seulement je vais être obligée de changer une fois encore ta coiffure; mais je ne m'en plains pas, tu as eu une inspiration de génie.
De nouveau elle défit les cheveux de sa fille, les retroussant tout simplement et les réunissant en un gros huit; mais ceux du front s'échappèrent en petites boucles crêpées et frisantes qui frémissaient au plus léger souffle et que la lumière dorait en les traversant.
Elle voulut aussi mettre la main à la robe, et cela malgré Corysandre, qui aurait mieux aimé s'habiller seule.
Enfin, quand tout fut fini, elle recula de quelques pas, comme un peintre qui veut juger son ouvrage.
—Es-tu jolie! dit-elle; si le duc te résiste c'est qu'il est de glace; mais il ne te résistera pas. Si nous repassions un peu le mouvement de la main?
Mais Corysandre se refusa à cette nouvelle répétition.
—Si tu es sûre de toi, c'est parfait, dit madame de Barizel.
Cependant elle n'avait pas encore fini ses leçons et ses recommandations; quand la demie après deux heures sonna, elle voulut installer elle-même Corysandre dans le salon.
Elle plaça le fauteuil dans lequel elle fit asseoir sa fille, cherchant une pose gracieuse, l'essayant elle-même; puis elle disposa la chaise sur laquelle Roger devait s'asseoir pendant cet entretien, et elle calcula la distance qu'il lui faudrait pour être bien sous les yeux de Corysandre et pour tomber aux genoux de celle-ci.
Alors elle s'aperçut que sa fille n'était pas bien éclairée, et, comme le photographe qui manoeuvre ses écrans, elle remonta le store et drapa les rideaux de façon à ce que non seulement la lumière fût favorable à Corysandre, mais encore à ce que le duc, s'il prenait souci des regards curieux du dehors, se crût à l'abri de toute indiscrétion et pût en toute sécurité s'abandonner à son élan passionné.
—Que tu es donc jolie! répétait-elle à chaque instant; tu as un air embarrassé qui te va à merveille et qui est tout à fait en situation.
Ce n'était pas de l'embarras qui oppressait Corysandre, c'était la honte qui lui faisait baisser les yeux et l'empêchait de regarder sa mère.
Elle voulait ne rien dire cependant, mais elle ne fut pas maîtresse de retenir les paroles qui du coeur lui montaient aux lèvres et les serraient avec une sensation d'amertume.
—Il semble que je sois à vendre, dit-elle.
—Ne dis donc pas des niaiseries.
—Pour moi, ce n'est pas une niaiserie, mais je suis presque heureuse de penser que c'en est une pour toi.
Madame de Barizel la regarda un moment, puis elle haussa les épaules sans répondre, et une dernière fois elle passa l'inspection du salon pour voir si tout était bien disposé pour concourir au résultat qu'elle avait préparé et qu'elle attendait.
Cet examen la contenta, car un sourire triomphant se montra sur son visage:
—Maintenant on peut frapper les trois coups et lever le rideau, je te laisse; allons, bon courage et bon espoir; c'est ta vie, c'est ton bonheur, c'est le mien, que je mets entre tes mains.
Et elle s'éloigna en répétant:
—Bon courage, bon espoir!
Mais, comme elle arrivait à la porte, elle revint sur ses pas:
—Surtout arrange-toi pour que le geste d'entraînement par lequel tu lui tends la main arrive bien sur ton dernier mot: «J'ai peur pour vous». Si ta voix tremble et si tu peux mettre une larme dans tes yeux, cela n'en vaudra que mieux; tiens, comme en ce moment même, avec l'expression émue de ces yeux mouillés. Si tu retrouves cela au moment voulu, ce sera décisif. A bientôt; je ne redescendrai que quand le duc sera parti; à moins, bien entendu, qu'il ne veuille m'adresser sa demande tout de suite. Dans ce cas, je ne serai pas longue à arriver, tu peux en être certaine. Cependant, je crois qu'il vaut mieux qu'il diffère cette demande jusqu'à demain et qu'il me l'adresse en arrière de toi, comme s'il ne s'était rien passé entre vous. Cela sera plus digne pour moi et me permettra de mieux jouer mon rôle de mère; je vais m'y préparer, car je dois le réussir, moi aussi; et je ne suis pas dans les mêmes conditions que toi, je n'ai pas tes avantages.
XXIV
Ces yeux mouillés dont avait parlé madame de Barizel étaient des yeux noyés de vraies larmes que Corysandre n'avait pu retenir que par un cruel effort de volonté.
Que penserait-il en la voyant dans cet état? Il l'interrogerait; elle devrait répondre. Comment?
Il fallait qu'elle retînt ses larmes, qu'elle se calmât.
Mais, avant qu'elle y fût parvenue, le gravier du jardin craqua: c'était lui qui arrivait; elle avait reconnu son pas.
Au lieu d'aller au-devant de lui ou de l'attendre, elle se sauva dans un petit salon dont vivement elle tira la porte sur elle et, rapidement, avec son mouchoir, elle s'essuya les yeux et les joues, sans penser qu'elle les rougissait.
Une porte se ferma: c'était Roger qu'on venait d'introduire dans le salon.
Dans le mur qui séparait ce grand salon du petit, où elle s'était sauvée, se trouvait une glace sans tain placée au-dessus des deux cheminées, de sorte qu'en regardant à travers les plantes et les fleurs groupées sur les tablettes de marbre de ces cheminées, on voyait d'une pièce dans l'autre.
C'était contre cette cheminée du petit salon que Corysandre s'était appuyée. Au bout, de quelques instants elle écarta légèrement le feuillage et regarda où était Roger.
Il était debout devant elle, lui faisant face, mais ne la voyant pas, ne se doutant pas d'ailleurs qu'elle était à quelques pas de lui, derrière cette glace et ces fleurs.
Immobile, son chapeau à la main, il restait là, attendant et paraissant réfléchir; de temps en temps un faible sourire à peine perceptible passait sur son visage et l'éclairait; alors un rayonnement agrandissait ses yeux.
Sans en avoir conscience, Corysandre s'était absorbée dans cet examen qui était devenu une contemplation: elle avait oublié ses angoisses, elle avait oublié sa mère; elle avait oublié la leçon qu'on lui avait apprise, la scène qu'elle devait jouer; elle ne pensait plus à elle; elle ne pensait qu'à lui; elle le regardait; elle l'admirait.
Quelle noblesse sur son visage! quelle tendresse dans ses yeux! quelle franchise dans son attitude!
Et elle le tromperait, elle jouerait la comédie, elle mentirait! Mais jamais elle n'oserait plus tenir ses yeux levés devant ce regard honnête!
Abandonnant la cheminée, elle poussa la porte et entra dans le salon.
Roger vint au-devant d'elle, les mains tendues, mais, avant de l'aborder, il s'arrêta surpris, inquiet de lui voir les yeux rougis et le visage convulsé.
—Avez-vous donc des craintes? demanda-t-il vivement.
Elle comprit que le domestique qui avait reçu Roger s'était déjà acquitté de son rôle et que le duc croyait madame de Barizel malade.
—Non, dit-elle, aucune; ma mère garde la chambre tout simplement, ce n'est rien.
—Mais vous paraissez troublée?
—Un peu nerveuse, voilà tout.
Elle lui tendit la main, qu'il serra doucement, mais sans la retenir plus longtemps qu'il ne convenait.
Ils s'assirent vis-à-vis l'un de l'autre, Corysandre dans le fauteuil, Roger sur la chaise, qui avaient été disposés par madame de Barizel.
Alors il s'établit un moment de silence, comme s'ils n'avaient eu rien à se dire.
Mais c'était justement parce qu'ils avaient trop de choses à se dire qu'ils se taisaient, aussi embarrassés l'un que l'autre:
Corysandre, parce qu'elle ne pouvait pas jouer la scène qui lui avait été apprise.
Roger, parce qu'il ne savait trop que dire, ne pouvant pas tout dire. Les paroles qui emplissaient son coeur et lui venaient aux lèvres étaient des paroles de tendresse: «Que je suis heureux d'être seul avec vous, chère Corysandre; de pouvoir vous regarder librement, les yeux dans les yeux; de pouvoir vous dire que je vous aime, non pas d'aujourd'hui, mais du jour où je vous ai vue pour la première fois, et où j'ai été à vous entièrement, corps et âme.» Voilà ce que son coeur lui inspirait et ce qu'il ne pouvait pas dire, car ce n'était là qu'un début. Après ces paroles devaient en venir d'autres qui étaient leur conclusion: «Je vous aime et je vous demande d'être ma femme; le voulez-vous, chère Corysandre?» Et justement cette conclusion, il ne pouvait pas la formuler; cet engagement, il ne pouvait pas le prendre avant d'avoir reçu les réponses aux lettres qu'il avait écrites. Jusque-là il fallait que, tout en montrant les sentiments de tendresse qu'il éprouvait, il ne les avouât pas hautement, sous peine de se mettre dans une situation fausse. Quand il aurait dit: «Je vous aime», qu'ajouterait-il? que répondrait-il aux regards de Corysandre? Qu'il ne pouvait pas s'engager avant... avant quoi? Cela ne serait-il pas misérable? Il ne pouvait donc rien dire. Et cependant il fallait qu'il parlât, se trouvant ainsi condamné à ne dire que des choses fades ou niaises. Mais, s'il parlait ainsi, Corysandre ne s'en étonnerait-elle pas, ne s'en inquiéterait-elle pas? Si honnête qu'elle fût, si innocente, et il avait pleinement foi dans cette honnêteté et cette innocence, elle ne devait pas croire que dans ce tête-à-tête que le hasard leur ménageait leur temps se passerait à parler de la pluie, des toilettes de madame de Lucillière, des pertes ou des gains d'Otchakoff. Elle devait attendre autre chose de lui. S'il ne lui avait jamais dit formellement qu'il l'aimait, il le lui avait dit cent fois, mille fois, par ses regards, par son empressement auprès d'elle, par son admiration, son enthousiasme, ses élans passionnés, ses recueillements plus passionnés encore, de toutes les manières enfin, excepté des lèvres et en mots précis. C'étaient ces mots mêmes qu'elle était en droit d'attendre, qu'elle attendait certainement maintenant; l'occasion ne se présentait-elle pas toute naturelle? Qu'allait-elle penser s'il n'en profitait pas? Il n'était pas de ces collégiens timides que la violence même de leur émotion rend muets; elle savait que nulle part et en aucune circonstance il n'était embarrassé; s'il ne parlait pas, s'il ne disait pas tout haut cet amour qu'il avait dit si souvent tout bas, c'était donc qu'il avait des raisons toutes-puissantes pour le taire. Lesquelles? N'allait-elle pas s'imaginer qu'il ne l'aimait pas? Que n'allait-elle pas croire? Vraiment la situation était cruelle pour lui, et même jusqu'à un certain point ridicule.
Heureusement Corysandre lui vint en aide en se mettant elle-même à parler, nerveusement il est, vrai, presque fiévreusement, mais assez promptement la conversation s'engagea, l'exaltation de Corysandre tomba, lui-même oublia son embarras et le temps s'écoula sans qu'ils en eussent conscience. Il semblait qu'ils avaient oublié l'un et l'autre qu'ils étaient seuls, et tous deux ils parlaient avec une égale liberté, un égal plaisir. Ce qu'ils disaient n'était point préparé! c'était ce qui leur venait à l'esprit, ce qui leur passait par la tête. Que leur importait! Ce qui charmait Corysandre, c'était la musique de la voix de Roger; ce qui enivrait Roger, c'était le sourire de Corysandre: ils étaient ensemble, ils se parlaient, ils se regardaient, c'était assez pour que leur joie fût oublieuse du reste.
Les heures sonnèrent sans qu'ils les entendissent.
Cependant il vint un moment où le soleil, en s'abaissant et en frappant le store de ses rayons obliques, leur rappela que le temps avait marché.
Roger ne pouvait pas plus longtemps prolonger sa visite, qui avait déjà singulièrement dépassé les limites fixées par les convenances. Il fallait penser à madame de Barizel, qui, si elle ne dormait pas, devait se demander ce que signifiait un pareil tête-à-tête. Il se leva.
Alors Corysandre se leva aussi:
—Avant que vous partiez, dit-elle, j'ai une demande à vous adresser.
Cela fut dit tout naturellement, d'un ton enjoué et sans toutes les savantes préparations de madame de Barizel, sans trouble, sans confusion, sans hésitation, sans regards de plus en plus tendres, sans doux sourire, plein d'embarras et d'inquiétude.
—Une demande à moi, une demande de vous, quel bonheur!
—Ne dites pas cela sans savoir sur quoi elle porte.
—Mais, sur quoi que ce puisse être, vous savez bien qu'elle est accordée, ce serait me peiner, et sérieusement, je vous le jure, d'en douter. Qu'est-ce? Dites, je vous prie, dites tout de suite, que j'aie tout de suite le plaisir de vous répondre:—C'est fait.
Cela aussi fut dit tout naturellement, avec un accent de tendresse contenue, il est vrai, mais sans l'émotion sur laquelle madame de Barizel avait compté.
—Eh bien, je serais heureuse que vous me disiez que vous ne monterez pas dans le grand steeple-chase.
—Et pourquoi donc?
—Parce que j'aurais peur... assez peur pour ne pas pouvoir assister à cette course si vous y preniez part.
—Vraiment?
Ils se regardèrent un moment, très émus l'un et l'autre.
Mais Corysandre ne permit pas que le silence accentuât l'embarras de cette situation.
—Vous ne voulez pas? dit-elle. Vous trouvez ma demande enfantine?
—Je la trouve...
Ces trois mots, il les avait jetés malgré lui avec un élan irrésistible et un accent passionné; mais à temps il s'arrêta.
—Je la trouve assez...—il hésita...—assez raisonnable, et je suis heureux de vous dire qu'il sera fait selon votre désir. Je ne monterai pas; je puis facilement me dégager.
Elle lui tendit la main.
Mais elle le fit si simplement, dans un mouvement si plein de spontanéité et d'innocence, qu'il ne pouvait vraiment pas se jeter à ses genoux.
Il lui prit la main qu'elle lui offrait et doucement il la lui serra.
—Merci, dit-elle, et à demain, n'est-ce pas?
—A demain, ou plutôt si je revenais ce soir.
—Oui, c'est cela, revenez, ma mère sera levée; elle sera heureuse de vous voir. A bientôt.
XXV
Roger n'était pas sorti du jardin, que madame de Barizel se précipitait dans le salon.
—Eh bien? s'écria-t-elle.
Corysandre ne répondit pas, car l'arrivée de sa mère la ramenait brutalement dans la réalité, et elle eût voulu ne pas y revenir.
—Parle, parle donc.
Elle ne dit rien.
—Tu ne lui as donc pas adressé ta demande?
—Si.
—Eh bien alors? Il t'a répondu quelque chose. Quoi?
—Il a répondu: «Je suis heureux de vous dire qu'il sera fait selon votre désir, je ne monterai pas, je puis facilement me dégager.»
—Et puis?
—Je lui ai tendu la main.
—Et alors?
—Il est parti.
Madame de Barizel leva les bras au ciel par un mouvement de stupéfaction désespérée; mais elle ne voulut pas s'abandonner.
—Voyons, voyons, dit-elle en faisant des efforts pour se calmer, prenons les choses au commencement et dis-moi comment elles se sont passées en suivant l'ordre: M. de Naurouse est arrivé, où s'est-il assis?
—Là, sur cette chaise.
—Et toi?
—J'étais dans ce fauteuil.
—Alors?
—Il m'a demandé des nouvelles de ma santé, et je lui ai répondu.
—Et puis?
—Il s'est établi un moment de silences entre nous, et nous sommes restés en face l'un de l'autre, un peu embarrassés.
—Très bien. Et puis?
—Nous nous sommes mis à parler.
—De quoi?
—De choses insignifiantes.
—Mais quelles choses?
—Ah! je ne sais pas.
—Mais tu es donc tout à fait stupide?
—Sans doute.
—Comment, tu ne peux pas me répéter ce que vous avez dit?
—-Nous n'avons rien dit.
—Vous êtes restés en tête-à-tête pendant plus de deux heures.
—Nous n'avons pas eu conscience du temps écoulé.
—Alors comment l'avez-vous employé, ce temps?
—De la façon la plus charmante.
—Comment?
—Je ne sais pas.
—Tu te moques de moi.
—Je t'assure que non. Nous avons parlé, nous nous sommes regardés, nous avons été heureux; mais ce que nous avons dit, les mots mêmes, les idées de notre entretien, je ne me les rappelle pas. Ce qui m'en reste seulement, c'est l'impression, qui est délicieuse.
Madame de Barizel regarda sa fille pendant quelques instants sans parler, réfléchissant. Évidemment elle était aussi bête que belle, il n'y avait rien à en tirer, et la presser de questions, la secouer fortement, n'aurait aucun résultat; mieux valait ne pas se laisser. emporter par la colère et la prendre par la douceur.
—Enfin, reprit elle, peux-tu au moins m'expliquer comment tu lui as adressé ta demande?
—Si tu y tiens, oui.
—Comment si j'y tiens!
—Tout à coup Roger s'est aperçu que le temps avait marché et il s'est levé pour se retirer; alors je lui ai adressé ma demande comme je te l'ai dit.
—Et puis?
—Mais c'est tout; il est parti en disant qu'il reviendrait ce soir.
—Et puis après ce soir, s'écria madame de Barizel, exaspérée, il reviendra demain et puis après-demain, et toujours, jusqu'au moment où il ne reviendra plus du tout, suivant l'exemple de Savine et des autres; mais de quelle pâte les hommes de maintenant sont-ils donc pétris?
N'osant pas trop faire tomber sa colère sur Corysandre, elle éprouva un mouvement de soulagement à la rejeter sur Roger qu'elle accabla de son mépris et de ses railleries; mais elle n'était pas femme à sacrifier les affaires d'intérêt à de vaines satisfactions.
—Tout cela ne sert à rien, dit-elle en s'interrompant; maintenant que la sottise est faite, il est plus utile et plus pratique de la réparer que de la pleurer. J'avais fondé de justes espérances sur ce tête-à-tête d'aujourd'hui qui pouvait te faire duchesse de Naurouse si tu avais su jouer la scène que nous avons répétée ensemble. Tu ne l'as pas voulu ou tu ne l'as pas pu; n'en parlons plus, et, au lieu de gémir sur le passé, préparons l'avenir. Demain nous devons aller à Fribourg avec le duc; tu t'arrangeras pour qu'il t'offre de t'épouser ou simplement qu'il te dise qu'il t'aime, cela m'est égal. Ce qu'il faut, c'est qu'il s'engage d'une façon quelconque. Si cet engagement n'a pas lieu, je t'avertis que nous quitterons Bade et que tu ne reverras pas M. de Naurouse.
—Je l'aime!
—Eh bien, épouse-le; je ne demande pas votre malheur, puisque c'est à votre bonheur que je travaille. Crois-tu que les filles belles comme toi, qui ont fait de grands mariages, ont réussi sans le secours de leurs mères? Sois sûre qu'une mère intelligente et dévouée vaut mieux qu'une grosse dot. En tous cas, tu as la mère, et la dot, tu ne l'aurais pas, si faible qu'elle soit, si je n'avais pas eu l'adresse de te la constituer; encore celle que tu as ne vaut-elle pas un mari comme le duc de Naurouse. Réfléchis à cela et arrange-toi pour ne revenir de Fribourg qu'avec un engagement formel de... de ton Roger; sinon nous quittons Bade.
Cette promenade à Fribourg avait été arrangée depuis quelque temps déjà: il s'agissait d'aller un dimanche entendre la messe en musique dans la cathédrale de cette capitale religieuse du pays de Bade et du Wurtemberg. On partait le samedi soir de Bade; on couchait à Fribourg; on entendait la messe le dimanche, dans la matinée, et le soir on revenait à Bade. Madame de Barizel et Corysandre avaient déjà visité la cathédrale avec Savine; mais elles n'avaient point entendu la messe du dimanche, dont la musique vocale et instrumentale a la réputation d'être admirable, et c'était pour cette musique qu'elles faisaient une seconde fois ce petit voyage.
La première partie du programme s'exécuta ainsi qu'elle avait été arrêtée, au grand plaisir de Roger et de Corysandre, heureux d'être ensemble et beaucoup plus sensibles à cette joie intime qu'aux merveilles gothiques de la vieille cathédrale, qu'à ses vitraux et qu'à la musique dont l'exécution se fait dans une tribune, comme dans certaines églises italiennes. Le bonheur de Corysandre était d'autant plus grand, d'autant plus complet, qu'elle pouvait le goûter sans arrière-pensée, sa mère ne lui ayant pas reparlé de Roger.
Mais après le déjeuner qui suivit la messe, madame de Barizel, la prenant à part, revint au projet qu'elle n'avait fait qu'indiquer et le précisa:
—J'ai commandé une voiture pour que nous fassions une promenade dans la ville et dans les environs: tout d'abord, nous allons retourner à l'église, et là tu monteras à la tour avec le duc; moi je resterai dans la calèche. Vous allez donc vous retrouver en tête-à-tête. Arrange-toi pour en profiter; quand je suis montée avec toi à cette tour, il y a quelque temps, l'idée m'est venue que la plate-forme était un endroit tout à fait propice pour des rendez-vous d'amoureux; on est là isolé entre ciel et terre, c'est charmant, commode et poétique. Il est vrai qu'on peut être dérangé par des visiteurs, mais on peut ne pas l'être aussi. D'ailleurs en regardant de temps en temps du haut de la tour sur la place, où je serai dans la voiture découverte, tu seras fixée à ce sujet: s'il entre des visiteurs, j'aurai un mouchoir à la main, s'il n'en entre pas, je n'aurai rien; alors tu auras tout le temps d'obtenir l'engagement du duc. Je ne te fixe pas de marche à suivre. Prends celle que tu voudras, dis ce que tu voudras, fais ce que tu voudras, peu m'importe, pourvu que tu arrives au résultat que j'exige. Si tu n'y arrives pas, nous aurons quitté Bade avant la fin de la semaine et tu ne reverras pas M. de Naurouse. Tu sais que ce que je dis, je le fais.
Corysandre voulut se défendre, mais sa mère ne le lui permit pas; la voiture attendait; on se fit conduire au Münster, et là madame de Barizel, déclarant qu'elle était fatiguée, engagea Roger et Corysandre à faire l'ascension de la tour.
—Ne vous pressez pas, dit-elle, et parce que je vous attends ne vous privez pas de jouir complètement de la belle vue qu'on a de là-haut; je vais me reposer dans la voiture; je serai là admirablement.
Et elle montra un endroit de la place abrité du soleil, où elle dit au cocher de la conduire; au pied même de la tour, elle eût été en mauvaise position pour être aperçue par Corysandre quand celle-ci se pencherait du balcon; tandis qu'à l'endroit qu'elle avait adopté, elle serait facilement aperçue et en même temps elle pourrait surveiller la porte d'entrée, de façon à ne pas laisser passer des visiteurs, sans les signaler aussitôt au moyen de son mouchoir.