Corysandre
XXXIX
«Nous attendrons».
Mais c'était une parole de défense, une bravade, un défi qui n'avait d'autre but que de montrer qu'il n'était pas plus effrayé par la menace du procès que par celle du couvent.
En réalité, il espérait bien n'avoir pas à attendre longtemps; Corysandre trouverait certainement un moyen pour lui faire savoir dans quel couvent elle était; et lui, de son côté, en trouverait un pour la tirer de ce couvent. Réunis, ils partiraient, et bien adroite serait madame de Barizel si elle les rejoignait.
Quant aux poursuites en détournement de mineure, il semblait, après la visite de Dayelle, qu'il ne devait pas s'en inquiéter; jamais madame de Barizel ne poursuivrait ce procès qui perdrait sa fille, et à la vengeance elle préférerait son intérêt.
Il se trouva avoir raisonné juste pour les poursuites, mais non pour Corysandre.
Des poursuites il n'entendit pas parler, si ce n'est par Nougaret, qui lui apprit que Dayelle avait fait des démarches auprès du commissaire de police et auprès de quelques autres personnes pour qu'on gardât le silence sur le procès-verbal, qui serait enterré.
De Corysandre il ne reçut aucune nouvelle; le temps s'écoula; la lettre qu'il attendait n'arriva pas. Il devait donc la chercher, la trouver; mais comment?
Madame de Barizel avait quitté Paris pour s'installer chez Dayelle, dans un château que celui-ci possédait aux environs de Poissy, et où il passait tous les ans la saison d'automne avec son fils et tout un cortège d'invités qui se renouvelaient par séries; en la surveillant adroitement, en la suivant, elle devait vous conduire au couvent où Corysandre était enfermée.
Mais il ne lui convenait pas de remplir ce rôle d'espion, et d'ailleurs il eût suffi que madame de Barizel pût soupçonner qu'elle était espionnée pour dérouter toutes les recherches; il lui fallait donc quelqu'un qui pût exercer cette surveillance avec autant de discrétion que d'habileté.
L'idée lui vint de demander à Raphaëlle de lui donner l'homme qu'elle avait envoyé en Amérique; sans doute il éprouvait bien une certaine répugnance à s'adresser à Raphaëlle; mais cet homme, en obtenant les renseignements relatifs à madame de Barizel, avait donné des preuves incontestables d'activité et d'habileté; il connaissait déjà celle-ci, et c'étaient là des considérations qui devaient l'emporter, semblait-il, sur sa répugnance; puisque c'était par Raphaëlle seule qu'il pouvait savoir qui était cet homme, il fallait bien qu'il le lui demandât.
Aux premiers mots qu'il lui adressa à ce sujet, elle parut embarrassée; mais bientôt elle prit son parti.
—C'est que la personne dont tu me parles, dit-elle, ne fait pas son métier de ces sortes d'affaires; c'est par amitié qu'elle a bien voulu me rendre ce service; en un mot, c'est mon père. Tu vois combien il est délicat que je lui demande de faire pour toi ce qu'il a bien voulu faire pour moi. Et puis, ce qui est délicat aussi, c'est de lui donner des raisons pour justifier à ses propres yeux son intervention. Ces raisons, je ne te les demande pas, elles ne me regardent pas. Mais lui, avant d'agir, voudra savoir pourquoi il agit. C'est un homme méticuleux, qui pousse certains scrupules à l'exagération; le type du vieux soldat. Enfin je vais tâcher de te l'envoyer; tu t'arrangeras avec lui.
Raphaëlle réussit dans sa mission qu'elle présentait comme si délicate, si difficile, et le lendemain matin Roger vit entrer M. Houssu, sanglé dans sa redingote boutonnée comme une tunique, les épaules effacées, la poitrine bombée, avec un large ruban rouge sur le coeur. Il salua militairement et, d'une voix brève:
—Monsieur le duc, je viens à vous de la part de ma fille... à qui je n'ai rien à refuser. Elle m'a dit que vous aviez besoin de mes services pour rechercher une jeune fille que sa mère ferait retenir injustement dans un couvent. Je me mets donc à votre disposition, d'abord pour avoir le plaisir de vous obliger,—il salua,—ensuite pour être agréable à ma fille,—il mit la main sur son coeur d'un air attendri,—enfin parce que mes principes d'homme libre s'opposent à ces séquestrations dans les couvents.
Comme Roger se souciait peu de connaître les principes de M. Houssu, il se hâta de parler de la question de rémunération.
—A la vacation, monsieur le duc, dit Houssu avec bonhomie, à la vacation, je vous compterai le temps passé à cette surveillance... et mes frais, au plus juste.
Soit que Houssu voulût tirer à la vacation, soit toute autre raison, le temps s'écoula sans qu'il apportât aucun renseignement sur Corysandre; cependant il était bien certain qu'il s'occupait de cette surveillance avec activité, car, s'il était muet sur Corysandre, il était d'une prolixité inépuisable sur madame de Barizel, dont Roger pouvait suivre la vie comme s'il l'avait partagée.
Mais ce n'était pas de madame de Barizel qu'il s'inquiétait, c'était de Corysandre.
Que lui importait que madame de Barizel quittât, deux fois par semaine, le château de Dayelle pour venir à Paris et qu'en arrivant elle allât déjeuner avec Avizard dans un cabinet, tantôt de tel restaurant, tantôt de tel autre; puis qu'après avoir quitté Avizard elle allât passer une heure avec Leplaquet dans une chambre d'un des hôtels qui avoisinent la gare Saint-Lazare; cela confirmait ce que Raphaëlle lui avait raconté, mais que lui importait! Son opinion sur madame de Barizel était faite, et il n'était d'aucun intérêt pour lui qu'on la confirmât ou qu'on la combattît.
Cependant il fallait qu'il écoutât tous ces rapports de Houssu, de même qu'il fallait qu'il autorisât celui-ci à continuer sa surveillance, car c'était en la suivant qu'on pouvait espérer arriver à Corysandre.
Mais les journées s'ajoutaient aux journées et Houssu ne trouvait rien.
Que devait penser Corysandre? Ne l'accusait-elle point de l'abandonner?
L'automne se passa et madame de Barizel revint à Paris.
—Maintenant, dit Houssu, nous la tenons.
Mais ce fut une fausse espérance; elle n'alla point voir sa fille et ses domestiques, interrogés, ne purent rien dire de satisfaisant. Les uns pensaient que mademoiselle était retournée en Amérique, une autre croyait qu'elle était à Paris; la seule chose certaine était qu'elle n'écrivait pas à sa mère et que sa mère ne lui écrivait pas. Quant à celle-ci, on parlait de son prochain mariage avec Dayelle.
Ce mariage inspira à Houssu une idée que Roger n'accepta pas; elle était cependant bien simple c'était de faire savoir à madame de Barizel que si elle ne rendait pas la liberté à sa fille, on ferait manquer son mariage avec Dayelle en communiquant à celui-ci les renseignements avec pièces à l'appui qui racontaient la jeunesse d'Olympe Boudousquié.
Houssu fut d'autant plus surpris que ce moyen fût repoussé, qu'il voyait combien était vive l'impatience, combien étaient douloureuses les angoisses du duc.
C'était non seulement pour Corysandre que Roger s'exaspérait de ces retards, mais c'était encore pour lui-même.
En effet, avec la mauvaise saison son état maladif s'était aggravé, et il ne se passait guère de jour sans que Harly le pressât de partir pour le Midi.
—Allez où vous voudrez, disait Harly, la Corniche, l'Algérie, Varages si vous le préférez, mais, je vous en prie comme ami, je vous l'ordonne comme médecin, quittez Paris dont la vie vous dévore.
—Bientôt, répondait Roger, dans quelques jours.
Car il espérait qu'au bout de ces quelques jours il pourrait partir avec Corysandre, et puisqu'on lui ordonnait le Midi, s'en aller avec elle en Égypte, dans l'Inde, au bout du monde.
Mais les quelques jours s'écoulaient; Houssu n'apportait aucune nouvelle de Corysandre, le mal faisait des progrès, la faiblesse augmentait et Harly revenait à la charge et répétait son éternel refrain: «Partez.» Partir au moment où il allait enfin savoir dans quel couvent se trouvait Corysandre, quitter Paris quand elle pouvait arriver chez lui tout à coup! Puisqu'elle était venue une fois, pourquoi ne viendrait-elle pas une seconde? Et il attendait.
Un matin Houssu se présenta avec une figure joyeuse.
—Cassez-moi aux gages, monsieur le duc, je n'ai été qu'un sot: j'ai surveillé madame de Barizel, tandis que c'était M. Dayelle qu'il fallait filer.
—Mademoiselle de Barizel, interrompit Roger.
—Elle est à Paris, au couvent des dames irlandaises, rue de la Glacière, où M. Dayelle va tous les jours la voir avec son fils. On dit... Mon Dieu, je ne sais pas si je dois le répéter à monsieur le duc....
—Allez donc.
—On dit que le fils doit épouser la fille en même temps que le père épousera la mère; c'est un moyen que M. Dayelle a trouvé afin de ne pas perdre l'argent qu'il a donné à madame de Barizel pour constituer la dot de sa fille.
—C'est insensé.
—Évidemment.... Seulement on le dit, et j'ai cru que mon devoir était de le répéter à monsieur le duc.
—Il faut que vous fassiez parvenir aujourd'hui même à mademoiselle de Barizel la lettre que je vais vous donner.
—Cela sera bien difficile.
—Je payerai l'impossible.
—On tâchera.
Tout de suite Roger se mit à écrire cette lettre, qui fut longuement explicative et surtout ardemment passionnée, mais qui ne dit pas un mot des projets de mariage avec Dayelle fils.
Tandis que Houssu emportait cette lettre, il alla lui-même rue de la Glacière pour voir le couvent où elle était enfermée; mais il ne vit rien que des grands murs, des grands arbres et une grande porte aussi bien fermée que celle d'une prison.
Comme il restait devant cette porte, la regardant mélancoliquement, un bruit de voiture lui fit tourner la tête: c'était un coupé attelé de deux chevaux qui arrivait grand train, conduit par un cocher à livrée vert et argent,—celle de Dayelle.
Il s'éloigna pour n'être pas reconnu et, s'étant retourné, il vit descendre du coupé Dayelle accompagné de son fils; le valet de pied avait sonné. La porte si bien fermée s'ouvrit; ils entrèrent.
XL
C'était folie d'admettre que Léon Dayelle pouvait devenir le mari de Corysandre.
Mais alors pourquoi venait-il la voir avec son père?
C'était une terrible femme que madame de Barizel, de qui l'on pouvait tout attendre, de qui l'on devait tout craindre! Si elle se pouvait faire épouser par Dayelle, ne pouvait-elle pas faire épouser Corysandre par Léon? Il est vrai qu'elle voulait ce mariage avec le père, tandis que Corysandre ne voudrait jamais le fils. Ce serait lui faire une mortelle injure que la croire capable d'une pareille trahison. Il avait foi en elle, en sa fidélité, en son amour.
Et cependant cette visite du père et du fils dans le couvent se prolongeait bien longtemps. Que pouvaient-ils dire? Comment Corysandre pouvait-elle les écouter?
C'était embusqué sous la porte d'un mégissier que Roger agitait fiévreusement ces questions, attendant qu'ils sortissent.
Enfin il les vit paraître; ils montèrent en voiture, et il put à son tour partir et rentrer chez lui, où il attendit Houssu. Mais Houssu ne vint pas ce jour-là. Ce fut seulement le lendemain qu'il arriva, la mine longue: il n'avait pas réussi à trouver quelqu'un pour se charger de la lettre, et il craignait bien de n'être pas plus heureux. Les difficultés étaient grandes; il voulut les énumérer, mais Roger l'interrompit en lui disant qu'il fallait, coûte que coûte, que cette lettre fût remise au plus vite dans les mains de mademoiselle de Barizel. Avec du zèle et de l'argent, on devait réussir.
—Soyez sûr que je n'économiserai ni l'un ni l'autre, dit Houssu.
Le lendemain il vint annoncer qu'il avait des espérances, le surlendemain qu'il n'en avait plus, puis deux jours après qu'il en avait de nouvelles et d'un autre côté.
Le temps recommença à s'écouler sans résultat, et Roger, exaspéré, voulut agir lui-même. Il pensa à s'adresser à mademoiselle Renée de Queyras, la tante de Christine, qui devait être en relation avec les dames irlandaises de la rue de la Glacière, comme elle l'était avec toutes les congrégations religieuses de Paris. Mais que lui dirait-il quand elle lui demanderait dans quel but il voulait avoir des nouvelles de mademoiselle de Barizel?
—C'est une fille que vous aimez? Oui.—Que vous voulez épouser?—Non, que je veux enlever.
C'était la une des fatalités de sa position qu'il ne pouvait trouver d'aide qu'auprès de gens comme Houssu. Il se cachait de Harly et de Nougaret; à plus forte raison ne pouvait-il pas s'ouvrir à mademoiselle Renée.
Cependant il fallait qu'il se hâtât d'agir, car dans le monde, autour de lui, on commençait à parler du mariage de mademoiselle de Barizel avec Léon Dayelle. Ce bruit, qui tout d'abord lui avait paru absurde, s'imposait maintenant à lui quoi qu'il fît pour le repousser. Il y avait des gens qui le regardaient d'une façon étrange, ceux-ci avec curiosité, ceux-là d'un air énigmatique. Il y en avait d'autres qui, plus naïfs ou plus cyniques, l'interrogeaient directement:
—Est-ce vrai que la belle Corysandre épouse le fils du père Dayelle?
Quand il ne répondait pas il y avait des gens qui répondaient pour lui, expliquant les raisons qui justifiaient ce mariage: la rouerie de madame de Barizel, la beauté de Corysandre, ses mariages manqués jusqu'à ce jour, la nullité de Léon Dayelle, l'avarice du père Dayelle qui voulait faire passer aux mains de son fils l'argent qu'il avait eu la faiblesse de se laisser arracher par madame de Barizel, ce qui était une opération véritablement habile.
Ainsi pressé, il allait se décider à chercher un nouvel agent pour l'adjoindre à Houssu, quand celui-ci vint l'avertir tout triomphant qu'il avait enfin trouvé une personne sûre pour faire remettre à mademoiselle de Barizel la lettre dont il était chargé.
—Et la réponse à cette lettre? demanda Roger.
—Si la jeune personne en fait une, j'ai pris mes précautions pour qu'elle nous parvienne demain; mais monsieur le duc doit comprendre que je ne peux pas savoir si mademoiselle de Barizel répondra.
Cela pouvait, en effet, faire l'objet d'un doute pour Houssu, mais non pour Roger, qui était bien certain qu'à sa lettre elle répondrait par une lettre non moins tendre; non moins passionnée. Maintenant que le moyen de correspondre était trouvé, ils s'écriraient, ils s'entendraient, et dans quelques jours elle serait à lui; si ce n'était pas dans quelques jours, ce serait dans quelques semaines; le temps n'avait plus d'importance pour eux.
Grande fut sa surprise ou plutôt sa stupéfaction quand le lendemain, au moment où il attendait Houssu, Bernard lui annonça que madame la comtesse de Barizel lui demandait un entretien et qu'elle était dans son salon, l'attendant.
Après quelques secondes de réflexion, il se dit qu'elle venait sans doute pour obtenir de lui les pièces compromettantes qu'il avait entre ses mains et au moyen desquelles il pouvait empêcher son mariage avec Dayelle s'il voulait s'en servir.
Il entra dans son salon le sourire aux lèvres, décidé à se montrer bon prince et à ne pas abuser des avantages de sa position: malgré tout elle était la mère de Corysandre.
Mais, ayant jeté sur elle un rapide coup d'oeil, il remarqua qu'elle aussi était souriante et que son attitude, au lieu d'être celle d'une suppliante, était plutôt celle d'une femme sûre d'elle-même, qui peut parler haut.
C'était à elle d'entamer l'entretien et d'expliquer le but de sa visite,—ce qu'elle fit sans aucun embarras.
—C'est une lettre que je vous apporte, dit-elle.
—Je vous remercie, madame de la peine que vous avez prise.
—Une lettre de la part de ma fille.
Avant de tendre cette lettre qu'elle tenait cachée, elle le regarda avec un sourire ironique; ce ne fut qu'après une pause assez longue qu'elle la sortit de sa poche.
Il reconnut celle qu'il avait remise à Houssu et ne fut pas maître de retenir un mouvement.
—Mon Dieu oui, monsieur le duc, c'est la vôtre, dit-elle en accentuant son sourire; l'agent que vous employez a payé des gens pour la faire parvenir à ma fille, et celle-ci, ayant reconnu l'écriture de l'adresse, n'a pas cru devoir l'ouvrir: elle me l'a remise pour que je vous la rapporte. Vous voyez que le cachet est intact, n'est-ce pas.
Puis, après avoir joui pendant quelques instants de la confusion de Roger, elle poursuivit:
—Comment n'avez-vous pas compris, que cet accueil était le seul que pouvait recevoir votre lettre? Elle serait arrivée le lendemain de la visite de ma fille ici, il en eût été sans doute autrement. Encore sous l'influence de son coup de tête, Corysandre n'eût pas réfléchi et elle aurait été peut-être entraînée. Vous savez comme on persiste facilement dans une folie; même quand on sait que c'est une folie on s'y obstine. Mais après le temps qui s'est écoulé, après votre long silence, elle a pu réfléchir; elle a envisagé la situation, elle vous a jugé, mal peut-être, mais enfin elle vous a jugé tel que les circonstances vous montraient et, à vrai dire, non à votre avantage. Songez donc qu'elle avait été prodigieusement étonnée et même assez profondément blessée de votre lenteur à vous déclarer à Bade, ne comprenant rien à votre réserve et se disant que vous étiez un amant bien compassé, bien froid, ce que vous appelez, je crois, un amoureux transi. Est-ce le mot?
Elle regarda toujours souriante, montrant ses dents blanches pointues; puis comme il ne répondait pas, elle continua:
—Lorsque après son départ d'ici et dans la solitude du couvent où je l'avais placée, elle a vu que vous ne faisiez rien pour l'arracher à ce couvent et que vous continuiez à vous enfermer dans votre prudente réserve, elle a trouvé que de transi vous deveniez tout à fait glacé. La situation que vous me faisiez était vraiment trop belle pour que je n'en profite pas, et je vous avoue que j'en ai tiré parti. Aux réflexions que faisait ma fille j'ai ajouté les miennes, qui je l'avoue encore, n'ont pas été à votre avantage. Croyez-vous qu'il a été difficile de prouver à ma fille que vous ne l'aimiez pas, que vous ne l'aviez jamais aimée. Est-ce que quand on aime une jeune fille, belle, honnête, tendre comme Corysandre, on ne l'épouse pas malgré tout? Est-ce qu'on se laisse arrêter par je ne sais quelles considérations d'orgueil? Quand on aime, il n'y a pas de considérations, il n'y a que l'amour. Est-ce que quand cette jeune fille est mise dans un couvent, on la laisse s'y morfondre et s'y désespérer? Si elle commence par là, elle finit par se consoler et se laisser consoler. C'est ce qui est arrivé. Après avoir écouté la voix de la raison, Corysandre, qui ignorait que vous aviez chargé un agent de la découvrir, a écouté celle de la tendresse. Vous dites?
—Rien, madame; je vous écoute, je vous admire.
—N'allez pas croire au moins que j'exagère. Il ne faut pas juger Corysandre sur son coup de tête et voir en elle une fille exaltée et passionnée, capable de tout dans un élan d'amour. Songez qu'elle a pu être poussée à ce coup de tête par une volonté au-dessus de la sienne, qui croyait ainsi assurer son mariage.
—Ah! vous le reconnaissez?
—J'explique, rien de plus. Mais ce que je veux surtout vous faire comprendre c'est la nature de ma fille. En réalité c'est une personne raisonnable, douce, tendre, qui a horreur des aventures, du désordre, de la lutte et qui désire par-dessus tout une existence régulière et calme. L'eût-elle trouvée auprès de vous, cette existence? En devenant votre femme, oui, sans doute; mais votre maîtresse... On la lui a offerte... elle l'a acceptée avec un coeur ému, plein de reconnaissance pour le galant homme qui voulait bien oublier qu'elle avait eu une minute d'égarement... rien qu'une minute. Aujourd'hui elle aime ce galant homme,—la façon dont elle répond à votre lettre vous le prouve,—et dans quelques jours elle devient la femme de M. Léon Dayelle.
Roger, qui tout d'abord avait été foudroyé, se tint la tête haute et ferme.
—Votre visite a devancé la mienne, dit-il, j'ai là certains papiers qui vous concernent: ce sont les pièces qui se rapportent à l'enquête faite à Natchez, la Nouvelle-Orléans, Charlestown, Savannah.
—Ces pièces n'ont aucun intérêt pour moi, dit-elle avec audace.
—Même si je vous les remets.
Il passa dans son cabinet et presque aussitôt il revint avec les papiers qui lui avaient été remis par Raphaëlle.
Madame de Barizel sauta dessus plutôt qu'elle ne les prit, et violemment elle les jeta dans la cheminée, où brûlait un grand brasier; ils se tordirent et s'enflammèrent.
Alors elle passa devant Roger s'arrêtant un court instant:
—Monsieur le duc, vous êtes un homme d'honneur.
Il resta impassible, mais lorsqu'elle fut sortie en fermant la porte, il se laissa tomber sur un fauteuil et se cacha la tête entre ses mains.
XLI
Bien que Roger n'eût plus à attendre Corysandre, il n'avait pas voulu, cependant, obéir aux prescriptions de Harly et quitter Paris.
Au lieu de chercher le calme et la tranquillité qui lui eussent permis de se soigner, il s'était lancé à corps perdu dans la vie fiévreuse qui avait été celle des premières années de sa jeunesse. Après une longue disparition le monde qui s'amuse l'avait retrouvé partout où il y avait un plaisir à prendre et où il était de bon ton de se montrer: au Bois, chaque jour, quelque temps qu'il fît, montant un cheval brillant ou dans une voiture qui attirait les regards des connaisseurs; aux courses, si éloignées qu'elles fussent dans la banlieue de Paris; à toutes les premières représentations, si tard qu'elles finissent; dans tous les petits théâtres à la mode, si enfumés, si étouffants qu'ils fussent. Où qu'on allât et toujours au premier rang, avec quelques amis, Mautravers, Sermizelles, le prince de Kappel, tantôt l'un, tantôt l'autre, car ils étaient obligés de se relayer pour le suivre, eux solides et bien portants, on était sûr d'apercevoir sa tête pâle aux joues creuses, aux yeux ardents qui, se promenant partout, sur toutes choses et sur tous indifféremment, ne trahissaient que l'ennui, le dégoût ou la raillerie.
Chaque matin Harly venait le voir et avant tout il l'interrogeait sur sa journée de la veille.
—A quelle heure êtes-vous rentré cette nuit?
—A trois heures.
—C'est fou.
—Mais non, c'est sage. Pourquoi voulez-vous que je rentre? Pour ne pas dormir, pour réfléchir, pour songer; le bruit m'occupe.
—Au moins vous êtes-vous amusé?
—Je ne m'amuse pas; je m'étourdis, je m'use, je me fatigue.
—Vous vous tuez.
—Qu'importe. Mais, je vous en prie, ne parlons pas médecine: nous ne nous entendons pas; il me peine d'être en dissentiment avec vous que j'aime comme ami, mais que je crains comme médecin.
Il dit ces derniers mots avec une énergie voulue et comme avec une intention.
—Ce que vous me dites là est grave pour moi, car si vous ne voulez pas faire ce que je vous ordonne je suis obligé de me retirer.... Oh! comme médecin, non comme ami.
Roger garda le silence un moment:
—Eh bien, dit-il, donnez-moi un de vos confrères, celui que vous appelleriez si vous étiez malade; je ne veux pas de cause de division entre nous; je vous aime trop.
S'il ne s'était pas laissé soigner par Harly, il n'avait pas été plus docile avec le médecin que celui-ci lui avait donné, et ce fut seulement quand il fut abattu tout à fait sur son lit, sans forces, qu'il s'arrêta et se livra à son nouveau médecin.
Ceux qui avaient été ses compagnons de plaisir furent presque tous ses compagnons de douleur. Du jour où il fut obligé de garder la chambre, il vit arriver chez lui ses anciens amis: Mautravers, le prince de Kappel, Sermizelles, Montrévault, Savine, et aussi les femmes de son monde: Cara, Balbine, Raphaëlle. On se donnait rendez-vous chez lui pour déjeuner, dîner ou souper, et sa cuisine, qui n'avait jamais vu une casserole, fut garnie de tous les ustensiles que pouvait désirer le cordon bleu le plus exigeant.
Quand il était en état de se mettre à table, l'on déjeunait ou l'on dînait avec lui; quand il était souffrant ou quand il dormait, on se faisait servir comme s'il avait été là. Bernard prenait soin seulement de tenir fermées les portes du salon, de façon à ce que le tapage de la salle à manger n'arrivât pas jusqu'à la chambre à coucher; on causait, on riait, et de temps en temps on le plaignait:—Pauvre petit duc.—Chut, s'il nous entendait.—C'est vrai.—Et l'on recommençait à plaisanter et à s'amuser, pour ne pas l'inquiéter. Bien souvent, après le déjeuner ou après le souper, on remplaçait la nappe blanche par un tapis en drap vert et une partie de la journée ou de la nuit on restait là à jouer; les hommes arrivaient en sortant de leur cercle, les femmes après que le théâtre était fini, si elles n'avaient rien de mieux à faire; c'était une maison qu'on avait la certitude de trouver toujours ouverte, avec table servie, ce qui est commode.
Si Roger se réveillait, on allait lui faire une visite à tour de rôle, courte pour ne pas le fatiguer, et l'on revenait bien vite prendre sa place devant la nappe ou le tapis vert. Quand les portes s'entrouvraient, de son lit il entendait le cliquetis de la vaisselle et de l'argenterie, ou le tintement des louis; il s'informait des noms de ceux ou celles qui étaient là, et il faisait appeler ceux ou celles qu'il voulait voir, les renvoyant sans colère lorsqu'il les trouvait impatients d'aller finir le morceau servi dans leur assiette ou la partie commencée.
Seules ses matinées étaient solitaires, car c'était le moment du sommeil pour tous et pour toutes. Il est vrai que pour lui c'était le moment des tristes réflexions qui suivent ordinairement une nuit de fièvre; mais après lui avoir donné la journée ou la soirée, il n'était que juste de prendre le matin pour dormir. Pour le soigner et l'égayer, devait-on se rendre malade?
Un matin qu'il sommeillait à moitié, il entendit un bruit de pas sur le tapis; mais il n'y prit pas attention, croyant que c'était la garde de jour qui venait relever la garde de nuit. Tout à coup un fracas de verrerie lui fit brusquement tourner la tête pour voir qui venait de renverser cette verrerie, et il aperçut au milieu de la chambre, se tenant sur la pointe des pieds sans oser avancer ou reculer, son ancien professeur Crozat.
—Eh quoi! c'est vous, mon cher Crozat?
—Excusez-moi, je ne voulais pas faire de bruit?
—Et vous avez renversé le guéridon.
—Mon Dieu! oui, ça n'arrive qu'à moi, ces maladresses-là.
—Ce n'est rien; avancez et donnez-moi la main, que je vous dise combien je suis content de vous voir.
—Vrai?
—En doutez-vous?
—Non, et c'est pour cela que je suis venu quand j'ai appris par Harly que vous étiez malade, pour vous voir d'abord et puis pour me mettre à votre disposition, vous faire la lecture, si cela peut vous être agréable, écrire vos lettres.
—Merci, mon bon Crozat.
—Seulement je débute mal dans la chambre d'un malade.
D'un air piteux, il regarda les débris qui jonchaient le tapis.
—Ne vous inquiétez donc pas de cela. Dites-moi plutôt comment vous allez. Parlez-moi du Comte et de la Marquise.
—Je viens de le transformer en opéra-comique pour un musicien influent qui va le faire jouer... sûrement. Il est vrai que la musique nuira au poème, mais que voulez-vous!
Crozat raconta les mésaventures de sa pièce. Cela fut long et dura jusqu'au moment où Mautravers, qui était toujours le premier arrivé, entra; alors il se retira.
Le lendemain, il revint à la même heure, et Roger le vit entrer portant un livre sous son bras.
—Qu'est-ce que cela?
—L'Odyssée en grec; j'ai pensé qu'après les journaux qui sont bien vides, vous seriez peut-être satisfait que je vous fasse une bonne lecture; alors j'ai apporté l'Odyssée, que nous n'avons pas eu le temps de bien lire quand nous travaillions ensemble à Varages.
—En grec?
—Oh! je vais vous le traduire, bien entendu; parce que les traductions imprimées sont ridicules.—Il ouvrit le volume—Ainsi si je vous dis, comme dans toutes les traductions, que Télémaque «s'asseoit sur un siège élégant», cela ne vous fait rien voir, car il y a vingt façons d'être élégant pour un siège; tandis que si je traduis «sur un siège sculpté», vous voyez tout de suite ce siège. Le mot propre, il n'y a que cela.
Tout de suite il commença sa traduction; et ce fut seulement quand Mautravers arriva qu'il ferma son livre et s'en alla.
—Ça vous amuse? demanda Mautravers à Roger d'un air méprisant.
—Lui, ça l'amuse, et moi ça me fait plaisir de lui laisser croire qu'il me fait plaisir.
Mautravers se promit de rendre la place impossible à ce cuistre, de façon à l'empêcher de revenir.
En effet il lui déplaisait qu'on entourât son ami, qu'il eût voulu être le seul à soigner et à visiter.
Dans chaque personne qui venait il voyait un coureur d'héritage, et il espérait bien, il voulait que la fortune du duc de Naurouse ou tout au moins la plus grosse part de cette fortune fût pour lui. N'était-ce pas tout naturel. Puisque Roger déshériterait sa famille, et puisque lui Mautravers était son plus ancien ami? A qui laisser cette fortune, si ce n'est à lui? Le prince de Kappel n'en avait pas besoin, Sermizelles était impossible, Montrévault aussi, Savine encore plus, Harly était incapable de recevoir en sa qualité de médecin; les femmes, Balbine, Cara et même Raphaëlle, malgré son avidité et sa rouerie, ne recueilleraient certainement qu'un souvenir. Lui seul pouvait hériter et s'imposait au choix de Roger, qui avait si souvent exprimé sa volonté de soustraire sa fortune aux Condrieu.
Il se croyait déjà si bien maître de cette fortune, qu'il veillait à ce qu'il n'y eût pas trop de gaspillage dans la maison et même à ce qu'on ne détériorât pas le mobilier.
En ces derniers temps, Roger avait renouvelé ce mobilier et il avait apporté de Londres un meuble de chambre à coucher qui plaisait tout particulièrement à Mautravers: l'étoffe des rideaux du lit et des fenêtres, du canapé et des fauteuils était en satin bleu de ciel, à grands dessins brochés camaïeu du gris au blanc; le bois des meubles était en citronnier des Iles, d'un grain serré et poli dont la teinte claire était relevée par des filets en acajou au-dessus desquels courait une petite peinture mignarde qui faisait l'effet d'une marqueterie; le tout était parfaitement harmonieux, d'une décoration correcte, bien ordonnée, et les nuances du bois et de l'étoffe produisaient un effet doux et gracieux.
C'était justement la fraîcheur et la douceur de ces nuances qui inquiétaient Mautravers; il avait peur qu'on les défraîchit; il veillait sur les visiteurs, les examinant de la tête aux pieds, surtout aux pieds, et les jours de pluie il faisait des prodiges de diplomatie pour qu'on ne s'assît pas sur ce satin. Si l'on n'était pas venu en voiture, il se montrait impitoyable.
—Notre ami est bien fatigué, disait-il.
Son inquiétude alla si loin qu'un beau jour il apporta dans la chambre deux chaises du cabinet de toilette: une pour lui et l'autre qu'il trouvait toujours moyen d'offrir quand il était là et qu'il n'oubliait jamais de placer au pied du lit quand il s'en allait.
XLII
Mais il s'en allait aussi peu que possible, voulant veiller de près son ami, de manière à voir tous ceux qui venaient et entendre tout ce qui se disait.
Cependant il avait l'horreur de la maladie aussi bien que des malades: la maladie le dégoûtait, les malades l'exaspéraient. Ce sentiment était si vif chez lui que, malgré tout le désir qu'il avait de ne pas blesser Roger, il ne pouvait pas bien souvent ne pas montrer sa mauvaise humeur. Cela arrivait surtout à l'occasion des accès de toux qui, à chaque instant, prenaient le malade; suffoqué, étouffé par ces accès, à bout de respiration, Roger, au lieu de se retenir, toussait quelquefois volontairement pour faire entrer un peu d'air dans ses poumons.
—Retenez-vous donc, disait Mautravers exaspéré; vous vous faites mal.
—Mais non, cela me fait respirer.
—Cela vous épuise, au contraire.
Si les paroles étaient brutales, le ton sur lequel elles étaient dites était plus dur encore; alors Roger se tournait du côté opposé à celui où se tenait son ami et il s'efforçait de ne pas tousser; mais si l'on peut tousser volontairement, on ne peut pas ne pas tousser à volonté. Quand il sentait l'accès venir, il renvoyait Mautravers, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, s'ingéniant à en chercher.
Mais où il désirait surtout se débarrasser de lui, c'était quand Harly devait venir, afin d'avoir quelques instants de causerie intime et affectueuse qui le reposât.
Bien qu'il ne fît plus fonction de médecin, Harly n'en venait pas moins voir Roger tous les matins, et s'il ne lui prescrivait plus des remèdes qui, au point où en était arrivée la maladie, ne pouvaient pas avoir grande efficacité, il le réconfortait au moins par des paroles d'espérance et d'amitié aussi bonnes pour le coeur que pour l'esprit.
Ces heures du matin entre Harly et Crozat étaient les meilleures de la journée pour le malade, celles au moins qui lui faisaient oublier sa maladie et la gravité de son état.
Un jour Harly n'arriva pas seul: il amenait par la main une petite fille de dix à onze ans, qui portait une corbeille recouverte de feuilles.
—C'est ma fille, dit-il, qui a voulu malgré moi vous apporter la première cueille de son cerisier. Vous savez, votre cerisier?
—Comment si je sais; mais c'est là un des meilleurs souvenirs de ma vie. J'ai eu la joie de faire ce jour-là une heureuse, et c'est là un plaisir qui m'a été donné... ou que je me suis donné trop rarement; il est vrai qu'il est encore possible de rattraper le temps perdu.
—Certainement, dit Crozat.
—En se pressant, ajouta Roger avec un triste sourire.
Puis, pour ne pas rester sous cette dernière impression, il demanda à la petite fille de lui donner sa main pour qu'il l'embrassât, et il voulut qu'elle mangeât quelques cerises avec lui; mais, pour lui, il n'en put manger que trois ou quatre, leur acidité l'ayant fait tousser.
—Ce sera pour tantôt, dit-il.
Puis, comme Harly et sa fille allaient se retirer, il rappela celle-ci:
—Claire est votre nom, n'est-ce pas? demanda-t-il, et vous n'en avez pas d'autre?
—Non.
—C'est un très joli nom.
S'il y avait des visites qui rendaient Roger heureux, il y en avait d'autres qui l'exaspéraient, bien qu'il ne les reçût pas: celles du comte de Condrieu et de Ludovic de Condrieu, qui chaque jour venaient ensemble se faire inscrire.
—Quelle belle chose que l'hypocrisie! disait-il, voilà des gens qui savent que je les exècre et qui cependant viennent tous les jours à ma porte pour qu'on ne les accuse pas de me laisser mourir dans l'abandon; si j'en avais la force je voudrais les recevoir un jour moi-même pour leur dire leur fait; ils doivent cependant être bien convaincus qu'ils n'auront rien de moi.
—Cela serait trop bête, dit Mautravers.
—Alors il n'y aurait plus de justice en ce monde, dit Raphaëlle.
—L'avantage d'avoir des parents de ce genre, continua Mautravers, c'est qu'on peut les déshériter sans remords.
—Je voudrais plus et mieux, dit Roger.
S'il ne pouvait pas plus et mieux que les déshériter, il pouvait au moins leur faire peur, les tourmenter, les exaspérer de façon à ce qu'ils ne vinssent plus. Cette idée qui avait traversé son esprit devint bientôt chez lui une manie de malade et il voulut la mettre à exécution, ce qu'il fit un soir qu'il avait presque tous ses amis réunis autour de lui:
—Savez-vous une idée qui m'est venue, dit-il, c'est de me marier.
Et comme on le regardait pour voir s'il ne délirait point.
—De me marier in extremis avec une jeune fille de bonne maison qui aurait un enfant. Je légitimerais cet enfant par ce mariage et je lui assurerais mon nom, mon titre et ma fortune.
—Elle est absurde votre idée, s'écria Mautravers.
—Mais non, je sauverais mon nom et mon titre, ce qui n'est pas absurde, il me semble. Montrévault, vous qui avez tant de relations et qui connaissez tout le monde en France et à l'étranger, vous devriez me chercher cette jeune fille.
—On peut la trouver.
—Vous lui direz que je ne serai pas un mari gênant.
Il espérait bien que ces paroles seraient rapportées à M. de Condrieu; mais il était loin de prévoir ce qu'elles produiraient.
Quelques jours après il vit entrer dans sa chambre; Bernard, qui avait un air embarrassé:
—Ce sont deux religieuses, dit-il.
—Qu'on leur donne une offrande.
—Mais l'une de ces religieuses veut voir monsieur le duc.
—C'est impossible; il faut le lui expliquer poliment.
—Je l'ai fait; mais elle a insisté et elle a voulu que je vienne dire à monsieur le duc que celle qui désirait le voir était la soeur Angélique.
Soeur Angélique! Mais c'était le nom en religion de Christine. Christine chez lui; Christine qui voulait le voir. Était-ce possible?
L'émotion fit trembler sa voix:
—Quel est le costume de cette religieuse? demanda-t-il. Une robe noire, une ceinture de cuir noir, une coiffe blanche à fond plissé?
—Oui.
—Qu'elles entrent.
Pendant que Bernard allait les chercher, il s'efforça de calmer les mouvements tumultueux de son coeur: Christine à laquelle il avait si souvent pensé! Christine qu'il avait si ardemment désiré revoir avant de mourir! son amie d'enfance! sa petite Christine!
Elle entra: elle était seule.
—Toi! s'écria-t-il, tandis qu'elle s'avançait vers son lit.
Il lui tendit ses deux mains décharnées; mais elle ne les prit point, répondant seulement à son élan par un sourire qui valait le plus doux, le plus tendre des baisers.
—Voilà que je te dis toi sans savoir si je peux te tutoyer: mais, tu vois, ma chère Christine, je ne suis plus qu'une âme, et dans le ciel, n'est-ce pas, les âmes amies doivent se tutoyer? Pourquoi ne se tutoieraient-elles pas sur la terre?
—J'ai appris que tu étais malade.
—Plus que malade, mourant.
—J'ai voulu te voir et j'en ai obtenu la permission de notre mère.
—Chère Christine, tu me donnes la plus grande des joies que je puisse goûter, et quand je n'espérais plus rien.
—Pourquoi parles-tu ainsi?
—Parce que c'est fini. Serais-tu là, près de moi, s'il en était autrement? C'est au mourant que tu viens dire adieu; c'est le mourant que tu viens consoler par ta chère présence, et c'est plus que la consolation que tu lui apportes: c'est l'oubli du présent, c'est le retour dans le passé, dans la jeunesse,—la nôtre, où je te trouve partout près de moi, avec moi, mon amie, ma soeur, mon bon ange.
Elle détourna la tête pour cacher son attendrissement; mais, après un moment de silence recueilli, elle attacha sur lui ses yeux émus, tandis que lui-même la regardait longuement, l'admirait, fraîche jeune, belle d'une beauté séraphique sous sa coiffe qui lui faisait une sorte d'auréole de sainte et de vierge.
Ils restèrent assez longtemps ainsi; puis tout à coup, en même temps, des larmes roulèrent dans leurs paupières et coulèrent sur leurs joues, sans qu'ils pensassent à les retenir ou à les cacher.
—Ah! Roger!
—Chère Christine!
Ce fut elle qui se remit la première, au moins ce fut elle qui parla:
—Ce retour dans le passé ne t'inspire-t-il pas un souvenir pour ta famille? dit-elle d'une voix vibrante.
—Ma famille, c'est toi
—Je ne suis pas seule.
—Ah! ne me parle ni de ton grand-père, ni de ton frère.
—Je le veux cependant, je le dois: à cette heure suprême ton coeur si bon, si droit, ne t'inspirera-t-il pas une parole de réconciliation?
—Ah! s'écria-t-il d'une voix rauque en se frappant la poitrine, quel coup tu viens de lui porter à ce coeur! ce mot que tu as prononcé «Je le dois», m'a fait tout comprendre. Et je m'imaginais que c'était de ton propre mouvement que tu étais venue.
Un accès de toux lui coupa la parole; mais assez vite il reprit, les joues rougies, les yeux étincelants:
—Tu ne savais pas hier que j'étais malade, j'en suis sûr, car les bruits de ce monde ne passent pas vos portes; c'est ton grand-père qui t'a prévenue en allant t'avertir que tu devais veiller à mon salut et aussi à assurer ma fortune à ton frère. Oh! tu sais que je le connais bien; je le vois d'ici avec sa mine paterne. Eh bien! pour mon salut, ne sois pas en peine: envoie-moi ton confesseur; tu seras en paix, n'est-ce pas? Mais pour ma fortune, jamais, tu entends, jamais ta famille n'en aura que ce que je ne puis pas lui enlever. Ah! si j'avais pu te la laissez sans craindre qu'elle passe à ton frère!
Elle l'interrompit:
—Tu juges mal notre grand-père, ce n'est point à ta fortune comme tu le dis qu'il a pensé, c'est à l'honneur de ton nom.
A son tour il lui soupa la parole:
—Et tu as pu croire à cette histoire, toi qui me connais. Que ton grand-père y ait cru; ça c'est ma vengeance et ma joie; mais toi, Christine, toi, ma petite soeur, tu as pu croire que moi, duc de Naurouse prêt à paraître devant Dieu, je ferais un mensonge; que la main de la Mort sur ma tête, et elle y est, tu la vois bien sur ce front décharné,—tu as pu croire que je parjurerais et que je reconnaîtrais un enfant qui ne serait pas de moi! Ah! tu ne sais pas ce qu'il me coûte, ce nom: et c'est là ton excuse. Aussi, malgré cet accès de colère, sois bien certaine que je ne t'en veux pas, mais à ceux qui t'envoient, à ceux-là....
De nouveau la toux lui coupa la parole et il eut une crise, suivie d'une faiblesse.
Christine éperdue voulut appeler, mais d'un signe il la retint.
—Que faut-il faire?
De sa main vacillante il lui montra une fiole, puis une cuillère; et vivement elle lui donna ce qu'il paraissait demander.
Un peu de calme se produisit, mais en même temps l'abattement, l'anéantissement.
Elle se mit à genoux et, appuyant ses mains jointes, sur le lit, longuement elle pria en le regardant.
Puis, se relevant:
—Je demanderai à notre mère de venir te voir demain, dit-elle, le temps qu'on m'avait accordé est plus qu'écoulé.
Il lui saisit la main et l'attirant par un mouvement irrésistible:
—Dis-moi adieu, Christine, et maintenant prie pour moi: jusqu'à ma dernière heure, ce me sera une joie de penser que tu prononces mon nom en t'adressant à Dieu. Dans le ciel tu sauras combien je t'ai aimée.
XLIII
Les médecins avaient déclaré qu'il ne devait point passer la semaine et même qu'il pouvait mourir d'un moment à l'autre, tout à coup, sans qu'on s'en aperçût; si on ne le veillait pas attentivement et sans le quitter.
Mautravers avait fait de cet avertissement un ordre, et il s'était installé rue Auber, y mangeant, y couchant, agissant en véritable maître de la maison, pour tout ordonner et diriger aussi bien que pour recevoir à sa table ceux qui, malgré l'imminence du danger, continuaient à venir s'y asseoir, chaque jour, déjeunant là, dînant, soupant, jouant comme s'ils avaient été dans un cercle ou un restaurant.
Malgré l'extrême faiblesse dans laquelle il était tombé, Roger avait conservé sa pleine connaissance et, contrairement à ce qui arrive avec la plupart des poitrinaires, il se rendait compte de son état: à l'entendre on pouvait croire qu'il calculait l'instant précis de sa mort, et à tout ce qu'on lui disait pour le tromper, il se contentait de secouer la tête avec un triste sourire.
—Ce qu'il y a d'affreux dans la mort, répétait-il quelquefois, ce n'est pas de renoncer à l'avenir, c'est de regretter le passé: bienheureux sont ceux qui ont un passé.
Mais ce n'était pas à tous ses amis qu'il parlait ainsi, seulement à quelques-uns: Harly, Crozat.
Un matin, au petit jour, il fit appeler Mautravers qui, s'étant couché tard après une soirée de déveine, arriva l'air maussade, aussi furieux d'être réveillé de bonne heure que d'avoir perdu la veille.
—Eh bien! que se passe-t-il? demanda-t-il en bâillant.
—Le moment approche.
—Ne dites donc pas de pareilles niaiseries, vous avez déjà surmonté plus d'une faiblesse, vous surmonterez celle-là. Voulez-vous quelque chose? ajouta-t-il de l'air d'un homme pressé d'aller se remettre au lit.
—Oui, donnez-moi mon pupitre; l'heure est venue de s'occuper de mon testament.
Instantanément ce mot changea la physionomie de Mautravers, qui se fit bienveillante et affectueuse.
—Tout de suite, cher ami.
Avec empressement il alla chercher ce pupitre qui était fermé à clef, et il l'apporta à Roger.
—Obligez-moi d'ouvrir les rideaux, dit Roger, on n'y voit pas.
Aussitôt les rayons rouges du soleil levant éclairèrent la chambre.
Alors Roger de sa main vacillante tâtonna sous son oreiller, et ayant trouvé un trousseau de clefs il ouvrit le pupitre.
Il chercha un moment parmi les papiers qui s'y trouvaient enfermés et ayant trouvé deux larges enveloppes scellées d'un cachet rouge il en prit une, après l'avoir attentivement examinée; il remit l'autre dans le pupitre qu'il referma à clef.
Sans en avoir l'air Mautravers ne perdait rien de ce qui se passait; il s'était placé en face d'une fenêtre comme pour regarder le levant, mais au moyen de la psyché il n'avait d'yeux que pour le lit.
Ce fut ainsi qu'il vit Roger ouvrir l'enveloppe qu'il avait prise, déplier une feuille de papier timbré, la lire puis la déchirer en petits morceaux: un testament qu'il annulait sans doute; l'autre, le sien assurément, était donc le bon.
Roger l'appela; vivement il alla à lui, il n'était plus maussade, il n'avait plus perdu.
—Voulez-vous anéantir ces papiers? dit Roger, montrant les morceaux.
—Comment?
—Puisque nous n'avons pas de feu allumé: jetez-les dans les cabinets et faites couler de l'eau.
Mautravers ramassa scrupuleusement tous ces morceaux les emporta, mais en sortant il laissa la porte de la chambre ouverte.
Debout, sur son séant, Roger écoutait; n'entendant rien, il appela:
—Je n'entends pas l'eau couler, cria-t-il faiblement.
C'est qu'avant de faire disparaître ces morceaux de papier Mautravers avait voulu voir ce qui était écrit dessus, ayant lu plusieurs fois le mot «hospices» et les noms de Harly, de Corysandre et de Crozat, il fut convaincu que le testament conservé était bien décidément le bon, c'est-à-dire le sien, et alors il fit couler l'eau abondamment, bruyamment.
—Mon testament est dans ce pupitre, dit Roger lorsqu'il rentra, vous le remettrez à M. Le Genest de la Crochardière; je vous le recommande: il déshérite les Condrieu qui ont été indignes pour moi. Vous comprenez combien je tiens à ce qu'il soit exécuté.
—Il sera sacré pour moi, s'écria Mautravers avec enthousiasme et je vous jure que je ferai tout pour qu'il soit exécuté.
—Merci; maintenant je vais être plus tranquille.
Il tourna le dos à la lumière crue du matin, tandis que Mautravers, qui n'avait plus envie de dormir s'installait dans un fauteuil, ne voulant pas qu'un autre que lui veillât un si brave garçon.
Il y avait une heure à peu près que Mautravers se promenait dans ses terres de Varages et de Naurouse, lorsqu'il crut remarquer que, depuis quelque temps déjà, Roger n'avait pas remué; il écouta et, n'entendant plus sa respiration, il s'approcha du lit: il était mort, tout à coup, comme avaient dit les médecins, sans qu'on s'en aperçût.
Aussitôt Mautravers réveilla toute la maison.
—Qu'on aille vite chercher M. Le Genest de la Crochardière, dit-il, qu'on le fasse lever, qu'il vienne tout de suite; avertissez-le que c'est pour recevoir le testament du duc de Naurouse.
Il attendit, suant d'impatience; mais ce ne fut pas le notaire qui arriva tout d'abord, ce fut Raphaëlle, qu'il n'avait pas dit de prévenir.
—Tu sais, dit-elle après la première explosion du chagrin, que le duc m'avait donné son argenterie et ses bijoux.
—Non, je n'en sais rien; mais il a fait un testament qu'on va ouvrir tout à l'heure, nous verrons cela.
—Je n'ai pas besoin du testament pour ce qui m'a été donné.
—Attendons.
Il n'y eut pas longtemps à attendre: le notaire arriva bientôt, Mautravers espérait qu'on allait ouvrir le testament tout de suite, mais il n'en fut rien.
—Je vais le déposer au président du tribunal, dit le notaire.
—Quand en connaîtra-t-on le contenu! s'écria Mautravers.
Puis, comprenant qu'il montrait trop franchement son impatiente curiosité:
—Il peut y avoir dans ce testament que je ne connais pas, dit-il, des prescriptions relatives aux obsèques et il est important que nous soyons fixés là-dessus.
—Vous le serez dans la journée, dit le notaire.
Le notaire parti, Mautravers déclara à Raphaëlle qu'ils devaient se retirer, et celle-ci ne fit pas d'observation.
Ils sortirent ensemble et se quittèrent à la porte, Raphaëlle tournant à gauche et Mautravers à droite; mais il n'alla pas plus loin que la Chaussée-d'Antin et revenant sur ses pas, il remonta l'escalier de Roger. Quand il entra dans la salle à manger, il trouva Raphaëlle, qui était revenue, elle aussi, au plus vite, en train d'emballer l'argenterie dans des serviettes. Déjà elle avait fourré plusieurs pièces dans ses poches.
—Je ne permettrai pas cela, s'écria Mautravers en sautant sur les serviettes qui étaient déjà nouées.
—De quoi te mêles-tu?
—J'ai juré de faire exécuter le testament de ce pauvre Roger.
—Tu espères donc bien hériter! Ce pauvre Roger! C'était de son vivant qu'il fallait le plaindre, au lieu de se faire son espion au profit du vieux Condrieu.
—Si quelqu'un a tiré parti du vieux Condrieu, n'est-ce pas toi, qui lui as vendu tes papiers pour faire manquer le mariage de Corysandre?
La querelle allait s'envenimer; mais la porte s'ouvrit et M. de Condrieu entra, pouvant à peine se tenir, appuyé sur le bras de Ludovic:
—Oh! mon pauvre petit-fils, s'écria-t-il d'une voix brisée, plus hésitante que jamais, mon cher petit-fils, où est-il?
Il se heurtait aux meubles, aveuglé par les larmes. Heureusement Ludovic, guidé par Mautravers, put le conduire à la chambre mortuaire et le faire agenouiller auprès du lit, où il resta longtemps en prière, écrasé par la douleur, poussant des sanglots et criant;
—Mon cher petit-fils!
Peu à peu arrivèrent les amis de Roger: Harly, Crozat et les autres; puis, vers midi, madame d'Arvernes, accompagnée d'un jeune homme plus jeune, plus frais, plus beau garçon encore que le vicomte de Baudrimont.
Elle voulut voir Roger et elle entra dans la chambre, ne faisant rien pour cacher les larmes qui coulaient sur ses joues. Se penchant sur lui, elle l'embrassa au front.
—Pauvre Roger, dit-elle.
Elle sortit, éclatant en sanglots. Dans la salle à manger, elle prit le bras du jeune homme qui l'accompagnait et, se serrant contre lui:
—N'est-ce pas qu'il était beau, dit-elle, mais c'était ses yeux qu'il fallait voir, ces pauvres yeux qui n'ont plus de regard.
Les visites se continuèrent ainsi, reçues par M. de Condrieu et par Ludovic aussi bien que par Mautravers, qui agissait de plus en plus comme s'il était chez lui. N'était-ce pas maintenant une affaire de quelques minutes seulement; le notaire allait arriver.
Il se fit attendre longtemps encore; mais enfin il arriva, accompagné de Harly et de Nougaret, que M. de Condrieu regarda comme s'il voulait les mettre à la porte; mais il avait autre chose à faire pour le moment.
—Le testament de mon petit-fils, de mon cher petit-fils, a-t-il été ouvert? demanda-t-il au notaire.
—Oui, monsieur le comte, et en voici la copie.
—Veuillez la lire, dit M. de Condrieu.
—Mais, monsieur le comte...
—Veuillez la lire, répéta M. de Condrieu.
—Lisez, dit Mautravers, mon ami Roger m'a chargé de veiller à l'exécution de son testament; je dois le connaître.
Le notaire lut:
«Ceci est mon testament; il m'a été inspiré par le désir de faire après moi ce que je n'ai pu faire de mon vivant—le bonheur d'une personne qui en soit digne.
«Je déshérite donc autant que la loi me le permet la famille de Condrieu, qui a été mon ennemie, et je laisse ma fortune à mademoiselle Claire Harly, fille de mon ami Harly, à charge par elle de donner:
«1° A mon ancien maître, M. Crozat, qui m'a appris le peu que je sais, deux cent mille francs;
«2° Aux pauvres de Naurouse cent mille francs;
«3° Aux pauvres de Varages cent mille francs;
«4° A mes domestiques cent mille francs, sur lesquels Bernard, mon valet de chambre, en prélèvera quarante mille pour sa part.
«François-Roger de CHARLUS, duc de NAUROUSE.»
—Voilà un testament qui est nul, s'écria M. de Condrieu; l'article 909 du code ne permet pas aux médecins de profiter des dispositions testamentaires faites en leur faveur par un malade qu'ils ont soigné pendant la maladie dont il meurt, et l'article déclare que les enfants de ces médecins sont personnes interposées et par conséquent incapables de recevoir.
Nougaret s'avança:
—Monsieur le comte de Condrieu oublie, dit-il, que depuis quatre mois le docteur Harly n'était plus la médecin de M. de Naurouse.
—N'a-t-il pas été le médecin de la dernière maladie?
—Il n'était plus le médecin de M. de Naurouse quand ce testament a été fait; c'est ce que prouve la date, qui remonte à six semaines seulement.
—Ce n'est pas le lieu de décider cette question, dit Harly.
—Ce seront les tribunaux qui la décideront, dit M. de Condrieu.
FIN
NOTICE SUR LA «BOHÊME TAPAGEUSE»
Malgré le secret professionnel, c'est de leurs observations personnelles que les médecins se servent pour écrire la plupart des livres qu'ils publient chaque jour avec une abondance qui n'est égalée que par celle des théologiens; si bien que pour peu que vous ayez un médecin écrivain,—et ils le sont tous,—vous êtes exposé à vous trouver un jour ou l'autre dans un de leurs livres ou de leurs articles, tandis que vos amis, perçant des initiales transparentes, apprendront que vos ascendants paternels étaient alcooliques, les maternels tuberculeux, que vos enfants seront l'un ou l'autre, et que vous-même vous n'en avez pas pour longtemps.
C'est aussi avec leurs observations que les romanciers écrivent leurs livres, mais les romans sont les romans, et comme on doit toujours y introduire une certaine dose d'imagination et de fantaisie, ils s'éloignent forcément de la précision médicale. D'ailleurs le romancier n'est pas lié par le secret professionnel. Ceux dont il parle ne l'ont pas payé pour qu'il se taise. Et par cela seul sa situation ne ressemble en rien à celle du médecin.
Ce n'est pas à dire qu'elle ne soit pas quelquefois délicate, en cela surtout que plus il est consciencieux, plus il est entraîné à peindre ceux qu'il connaît le mieux: les siens, ses proches, ses amis intimes. Pour mon compte, à l'exception de quelques romans écrits sous l'inspiration directe et demandée de ceux qui les avaient vécus: les Amours de Jacques, Madame Obernin, Pompon, Vices français, je n'ai point pris mes modèles parmi les miens ni parmi mes intimes, et ceux qui ont honoré ou égayé ma vie de leur amitié ont eu cette sécurité de ne point se voir servis tout vifs à la curiosité des lecteurs.
Mais pour ceux avec qui ne me liait point une étroite intimité, je reconnais qu'il en a été autrement, et particulièrement pour les personnages de la Bohême tapageuse qui tous ou presque tous ont vécu d'une vie propre que j'ai pu observer et rendre sans aucune trahison, puisque selon la formule de la loi je n'ai été ni leur parent, ni leur allié, et que je n'ai pas plus été attaché à leur service qu'ils ne l'ont été au mien, si bien que j'ai pu ouvrir les yeux et les oreilles sans que rien dans nos relations me fermât la bouche.
J'étais encore collégien et tout jeune collégien lorsque j'ai connu celle qui, dans ce roman, est devenue la duchesse d'Arvernes, Avec ma mère j'avais été passer les vacances au bord de la mer, à Sainte-Adresse, qu'Alphonse Karr venait de faire entrer dans la notoriété, et je m'étais si bien ingénié auprès d'amis communs que j'avais obtenu des lettres pour me faire ouvrir la porte de son jardin dont rêvait mon admiration juvénile. C'était justement le beau temps de la réputation d'Alphonse Karr; il avait donné Sous les Tilleuls, Geneviève, le Chemin le plus court, et depuis quelques années il publiait les Guêpes qui, à cette époque, faisaient presque autant de bruit qu'en a fait plus tard la Lanterne. On comprend quel pouvait être mon enthousiasme pour le premier écrivain de talent que j'approchais, car les jeunes gens de ma génération ne commençaient point la vie par l'indifférence ou le mépris pour leurs aînés. Ce fut dans ce fameux jardin original et bizarre dont il a tiré tant de livres charmants que je rencontrai la duchesse d'Arvernes, venue à Sainte-Adresse pour y passer une saison avec sa mère, et comme nous étions du même âge, comme elle s'ennuyait et n'avait personne pour l'amuser, comme elle n'était ni timide, ni réservée, oh! mais pas du tout du tout, nous fûmes bien vite camarades. On peut, sans que j'insiste, se faire une idée de ce que fut la stupéfaction d'un jeune provincial, fils d'un notaire qui, parmi ses clients, comptait quelques représentants de la noblesse polie, affinée, sceptique et légère du dix-huitième siècle, en se trouvant brusquement en présence de cette fille délurée qui portait un des grands noms de l'Empire, car telle je l'ai représentée, dans ce roman, telle elle était déjà, si bien que je n'ai eu qu'à me souvenir pour la copier, et encore sans appuyer, laissant dans l'ombre certains côtés que j'aurais dû peindre, si au lieu d'une figure de roman j'avais fait un portrait.
Ce fut à Cauterets que je connus Naurouse: on avait organisé une journée de courses d'hommes à la montagne, et j'avais été chargé de réunir quelques souscriptions, parmi lesquelles celle du duc de Naurouse. Le hasard fit qu'il connût quelques-uns de mes romans. Il s'ennuyait ferme, il m'invita à entrer chez lui quand je passerais devant sa fenêtre toujours fermée, derrière laquelle il se tenait, seul, du matin au soir, pâle, triste, mourant, regardant sans le voir le mouvement des allées et venues dans le petit jardin de l'Hôtel de France. Et je n'eus garde de refuser cette invitation, jusqu'au moment où il quitta Cauterets, autant parce qu'il n'y trouvait point de soulagement à son mal, que parce que madame d'Arvernes était venue l'y relancer. On l'avait logée dans la chambre voisine de la mienne, et tous les soirs, à travers notre mince cloison, j'entendais les éclats de sa voix et de ses rires pendant qu'elle dînait avec une jeune amie à laquelle elle faisait visiter les Pyrénées, comme tous les matins j'entendais aussi le guide Barragat, qui venait la chercher pour une excursion dans la montagne, crier avec son accent méridional: «Madame la duchesse est-elle prête?»
Avec Naurouse et madame d'Arvernes, Harly est un des principaux personnages de la Bohême tapageuse. Il avait lu une scène de jeu dans Un Mariage sous le Second Empire; il me fit demander par Ph. Jourde, le directeur du Siècle, si je voulais qu'il m'en racontât une «vraie» au moins aussi intéressante que celle que j'avais inventée. C'est celle qui se trouve au commencement de Raphaëlle, avec l'épisode du cerisier. Mais il ne s'en tint pas là, il me communiqua aussi les papiers laissés par Naurouse, ses carnets de dépenses, ses lettres, et c'est en les ayant sous les yeux, du premier au dernier mot de mon roman, que je l'ai écrit.
Ce que je dis à propos de Naurouse, de madame d'Arvernes, de Harly, je pourrais le dire aussi à propos du prince de Kappel, de Savine, de Mautravers; mais c'en est assez de ces quelques indications d'observation pour qu'on voie comment a été étudié et exécuté ce roman. Je n'ajoute qu'un mot. Il est très rare que dans mes romans j'aie introduit des faits qui me soient personnels: dans La Bohême tapageuse, j'ai manqué une fois à cette règle, et si j'en parle ici c'est pour expliquer un passage du Dictionnaire des Contemporains de Vapereau, copié par beaucoup d'autres, qui n'est pas très exact, et par cela m'a plus d'une fois ennuyé. Vapereau dit: «Il (c'est moi) écrivit des brochures politiques pour un sénateur.» Les brochures, ou plutôt la brochure que j'ai écrite, c'est celle qui m'a été en quelque sorte dictée par M. de Condrieu-Revel, exactement dans les mêmes conditions que celles racontées dans mon roman, et elle était historique, non politique. Sous plus d'un point de vue la rectification a son importance, pour moi au moins.
Bien qu'écrite avec la sincérité dont je viens de donner quelques preuves, La Bohême tapageuse, au moment de sa publication, fut accusée d'exagération, et particulièrement par Aurélien Scholl, qui avait bien connu la plupart de ses personnages, et avait même été de l'intimité de plus d'un d'entre eux. Dans un article qu'il publia à ce sujet, et dans lequel il les nomme avec une liberté que prennent les chroniqueurs, mais que se refusent les romanciers, il dit «C'est une série d'actes d'accusation.»
Trop dure, la Bohême tapageuse! trop cruelle! trop «acte d'accusation!» Voyons la réalité.
Peu de temps après la mise en vente de mon roman, je reçus d'un magistrat un mot pour assister à une audience de la Cour d'Assises: «L'affaire intéressera l'auteur de la Duchesse d'Arvernes», me disait-il.
En effet, cette affaire était celle d'une des filles de la duchesse d'Arvernes, accusée de faux, une de celles que le duc veut emmener dans sa promenade, avec ceux de ses enfants qu'il croit les siens.
Elle fut acquittée; mais aurais-je jamais osé inventer un dénouement aussi cruel, aussi «acte d'accusation»? Tant il est vrai que le roman reste le plus souvent au-dessous de la simple vérité, au lieu d'aller au-delà.