Couleurs. Contes nouveaux; suivis de Choses anciennes
C'est une chose que j'ai dite obscurément, il y a déjà bien longtemps (à propos d'un livre de M. d'Annunzio), qu'un roman est un poème et doit être conçu, exécuté comme tel, pour être valable.
Je disais donc :
« Le roman ne relève pas d'une autre esthétique que le poème ; le roman originel fut en vers : c'est l'Odyssée, roman d'aventures, c'est l'Enéide, roman de chevalerie ; les premiers romans français étaient, nul ne l'ignore, des poèmes, et ce n'est qu'assez tard qu'on les transposa en prose pour les accommoder à la paresse et à l'ignorance de lecteurs plus nombreux. De cette origine, le roman garde la possibilité d'une certaine noblesse, et tout véritable écrivain, s'il s'en mêle, la lui rendra : à qui voudrait-on faire croire que Don Quichotte n'est pas un poème, que Pantagruel n'est pas un poème, que Salammbô n'est pas un poème? Le roman est un poème ; tout roman qui n'est pas un poème n'existe pas. »
Flaubert ne m'avait pas encore appris, par les lettres qui racontent la composition douloureuse de Madame Bovary, qu'il faut « donner à la prose le rythme du vers (en la laissant prose, très prose) et écrire la vie ordinaire comme on écrit l'histoire ou l'épopée ». En méditant cela, j'ai trouvé que Flaubert outrait de peu l'idée qu'il faut avoir de la prose littéraire, dont la beauté ne peut être faite que de mots et de rythme, le rythme étant primordial. La méthode qu'il voulait pour le roman, je la crois bonne aussi pour la comédie, le conte, même qui n'est qu'une anecdote, tout écrit, presque, et le simple article destiné à la matinée d'un journal. Il n'est point d'art inférieur. Un article peut être un poème, dès qu'on lui a assigné le rythme sur lequel il déroulera sa brève pavane. Le rythme trouvé, tout est trouvé, car l'idée s'incorpore à son mouvement, et le peloton de fil ou de soie se forme sans que la conscience d'un travail soit quasi intervenue.
Le conte, il me semble, réclame une condition particulière : il faut, pour l'écrire, l'illusion, au moins brève, d'être heureux ; une après-midi gaie convient. Et ceci l'apparente plus étroitement au poème que ne saurait faire une théorie raisonnée. Etre heureux, c'est-à-dire avoir joui d'une fleur, de celles que l'on voudra, ou de l'éclat de tels yeux : alors on considère avec intérêt les jeux des autres êtres. En effet, étant heureux, ou presque, on ne peut plus rester chez soi, où on ne vit bien que par le désir. Un conte, c'est une promenade.
Presque tous ceux qu'on va lire furent écrits d'une haleine, sauf les retouches et les agrandissements de morceaux trop grêles, les coupures. Aussi, il vient, certaines fois, un moment où la respiration manque. On remet au lendemain, et c'est dommage, parce que les songes troublent les journées.
Je ne dis pas tout cela pour instruire d'une méthode le public qui se soucie peu des méthodes. Le jet de ces notes coula un soir en quelques instants sur un papier de hasard.
Je l'ai clarifié, pour mon plaisir d'abord, ensuite pour essayer de résoudre un problème. Croyez-vous que ce poète qui se répand maintenant en romans, en feuilletons même, en toutes les menues besognes d'un homme de lettres, le croyez-vous vraiment infidèle à sa muse première? Oui, sans doute, souvent. Pas toujours. Tant que le rythme chante en lui, il est fidèle. La déchéance ne commence qu'au jour où l'harmonie de la phrase est toute sacrifiée à la raison, à ce que les hommes sans au-delà dans l'esprit appellent la vérité. Le vrai poète et le vrai savant savent toujours, comme Gœthe, concilier Poésie et Réalité, et d'autant plus facilement que Poésie est fille de Réalité. J'ai vu M. Quinton admirer que Pasteur eût écrit une tragédie. Sans doute, elle était très mauvaise (pas plus que celles où excelle la régence de M. Claretie), mais cet exercice témoigne d'un sens originaire du rythme. Ses belles expériences furent, dans la suite, rythmées comme les poèmes, comme les marbres de ses compatriotes Hugo, Rude, Clésinger. Le Satyre qui gravit la montagne des mystères, la Bacchante au Thyrse, qui se jette à la volupté, le jeu des cornues qui prouvent que la vie ne sort que de la vie, ce sont des gestes de génie animés d'un même rythme. On aime que Descartes ait composé un ballet pour plaire à la grande Christine ; on aime que Montesquieu ait rythmé les jeux de sa jeune imagination, que Pascal ait composé une symphonie sur les Passions de l'amour, que Nietzsche ait fait résonner dans les forêts le rire surhumain de Zarathoustra, que Flaubert ait rythmé comme des vers homériques les paroles quotidiennes de la Bêtise dont il fut l'Hercule.
Le rythme donne de la beauté à la pauvre ballerine qui ne semble drapée que de sa chemise. Qu'il en donne un peu à ces femmes qui, en leurs rapides aventures, dansent trop follement peut-être, chacune dans un des rayons de la lumière décomposée par le prisme naïf de leur désir.
R. G.
30 juillet 1908.