Couleurs. Contes nouveaux; suivis de Choses anciennes
L'ENTRÉE DES HOMMES D'ARMES
Il regagna les premières maisons du petit bourg féodal, s'engagea dans les étroites rues, passa sous un antique porche où pointaient encore les dents rouillées d'une herse. Franchie cette menaçante voûte, on apercevait de monumentales arcades, des ogives fleuries d'écussons. Dans ces solides ruines, une auberge s'abritait, dominée par le puissant donjon, dont les créneaux émergeaient d'un fouillis de lierres. La cour était vaste, enclose de vieilles murailles, déserte, animée seulement par les cris effarés des corneilles nichées dans les meurtrières.
Le donjon, le lierre, les corneilles, les murs anciens, les ogives, toute cette vétusté pleine d'une si noble paix! Il se posa sur un banc, éprouvant une réelle joie, le contentement de vivre, quelques instants, au milieu de pierres qui avaient vu d'autres faces, d'autres gestes, d'autres fêtes que les faces avides, les gestes pressés, les fêtes grossières d'un siècle mercantile.
Il déjeuna en plein air, servi par une alerte fille aux yeux bruns, dont la coiffe en mitre arrondie, inclinée vers la nuque, s'accommodait à l'ensemble de la vision.
Une pareille péronnelle jadis avait dû capter par ses sourires la maussaderie des soudards anglais, ou arrêter, par un sérieux regard des mêmes yeux bruns et doux, la lourde effervescence des reîtres bourguignons : peut-être que des sabots de cheval allaient retentir sous le porche, des lances cliqueter sur les cuissards d'acier… Il entendit la sonnaille des cottes de mailles, le grincement des solerets ; des voix sourdement juraient sous la visière grillée des salades empanachées…