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Cours de philosophie positive. (4/6)

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The Project Gutenberg eBook of Cours de philosophie positive. (4/6)

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Title: Cours de philosophie positive. (4/6)

Author: Auguste Comte

Release date: April 11, 2010 [eBook #31947]

Language: French

Credits: Produced by Sébastien Blondeel, Carlo Traverso, Rénald
Lévesque and the Online Distributed Proofreading Team at
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS DE PHILOSOPHIE POSITIVE. (4/6) ***





COURS

DE

PHILOSOPHIE POSITIVE,

PAR M. AUGUSTE COMTE,

ANCIEN ÉLÈVE DE L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE, RÉPÉTITEUR D'ANALYSE
TRANSCENDANTE
ET DE MÉCANIQUE RATIONNELLE A CETTE ÉCOLE,
ET EXAMINATEUR DES CANDIDATS QUI S'Y DESTINENT.



TOME QUATRIÈME,

CONTENANT

LA PHILOSOPHIE SOCIALE ET LES CONCLUSIONS
GÉNÉRALES.




PREMIÈRE PARTIE.




PARIS,
BACHELIER, IMPRIMEUR-LIBRAIRE,
POUR LES SCIENCES,
QUAI DES AUGUSTINS, Nº 55.


1839



AVIS DE L'ÉDITEUR.




La publication de ce quatrième et dernier volume, beaucoup plus étendu qu'aucun des précédens, ne pouvant être complète avant la fin de 1839, l'auteur s'est décidé, pour satisfaire, autant que possible, une juste impatience, dont il est d'ailleurs fort honoré, à en publier aujourd'hui séparément la première partie. Formant un peu plus de la moitié du volume, elle comprend toute la portion dogmatique de la philosophie sociale, c'est-à-dire l'exposition fondamentale de la destination politique qui lui est propre, de l'esprit scientifique qui la caractérise, et de ses théories générales de l'existence et du mouvement des sociétés humaines. Conformément au tableau synoptique annexé, dès l'origine, au premier volume de cet ouvrage, la seconde moitié du volume actuel, qui paraîtra vraisemblablement en décembre prochain, contiendra ensuite toute la portion historique de cette philosophie sociale; elle sera terminée par les conclusions finales qui résultent graduellement de l'ensemble total de ce Traité. Sans cette décomposition en deux parties, l'étendue inusitée de ce tome quatrième fût devenue matériellement incommode, à moins de publier un volume de plus que l'éditeur ne l'avait annoncé dans son engagement primitif envers le public.

En consentant à cette publication partielle, sans se dissimuler le grave inconvénient scientifique de toute séparation, même très méthodique, dans un volume aussi homogène, consacré à un système de démonstrations aussi continu, dont toutes les branches s'éclairent et se fortifient mutuellement, l'auteur espère que les lecteurs auxquels cette première partie pourrait inspirer quelques objections importantes voudront bien suspendre, jusqu'à l'entière appréciation du volume, leur jugement définitif, afin de prévenir toute décision prématurée, ultérieurement sujette à une rectification spontanée.

Paris, le 24 juillet 1839.






AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR.




À une époque de divagation intellectuelle et de versatilité politique, toute longue persévérance dans une direction rigoureusement invariable peut, sans doute, être justement signalée au public, comme une sorte de garantie préliminaire, non-seulement de la sincérité et de la maturité des nouveaux principes qui lui sont soumis, mais peut-être aussi de leur rectitude, de leur consistance, et même de leur opportunité: car, de nos jours, rien n'est à la fois aussi difficile, aussi important, et aussi rare qu'un esprit pleinement conséquent. Tel est surtout le motif d'après lequel je crois devoir ici rappeler spécialement l'avis général contenu dans le préambule du premier volume de cet ouvrage, sur ma première manifestation, déjà ancienne et presque oubliée, de la plupart des conceptions fondamentales que je vais maintenant développer relativement à l'entière rénovation des théories sociales. La première partie de mon Système de politique positive, écrite et imprimée, en 1822, à l'âge de vingt-quatre ans, sous le titre primitif et spécial de Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société, et réimprimée en 1824, sous son titre définitif et plus général; ensuite mes Considérations philosophiques sur les sciences et les savans, publiées à la fin de 1825, dans les nos 7, 8 et 10 du Producteur; et enfin mes Considérations sur le pouvoir spirituel, insérées dans les nos 13, 20 et 21 du même recueil hebdomadaire, au commencement de 1826, ont, en effet, exposé, depuis long-temps, à tous les penseurs européens, les divers principes caractéristiques de l'ensemble de mes travaux ultérieurs sur la philosophie politique 1. Chacun pourra s'en convaincre aisément par la comparaison directe de ces anciens écrits au volume que je publie maintenant comme dernier élément indispensable de mon système général de philosophie positive.

Note 1: (retour) Si j'écrivais ici une notice historique sur mes travaux en philosophie politique, je devrais même faire remonter l'énumération précédente jusqu'à un travail important publié, en 1820, dans un recueil intitulé l'Organisateur, et qui, quoiqu'il ne portât pas mon nom, m'était réellement propre. La marche générale des sociétés modernes depuis le onzième siècle y fut examinée en deux articles distincts, dont l'un exposa la décadence continue de l'ancien système politique, tandis que l'autre expliqua le développement graduel des élémens du système nouveau. Quoique ma découverte de la loi fondamentale de succession des trois états généraux de l'esprit humain et de la société ne fût point encore accomplie, j'ai tout lieu de croire que cette première ébauche n'a pas été sans quelque influence sur les travaux postérieurs de divers esprits distingués relativement à l'histoire politique des temps modernes.

Un retour aussi complet et aussi spontané à ces premières inspirations de la jeunesse, seulement perfectionnées, dans l'âge mûr, par une aussi longue série de méditations méthodiques sur le système entier de nos conceptions scientifiques, constitue, à mes yeux, une des épreuves les plus décisives qui puissent m'animer d'une confiance vraiment inébranlable dans la justesse fondamentale de la direction que je me suis ouverte, et dont la nouveauté doit tant faire sentir le besoin des vérifications les plus variées. Tous les juges compétens partageront, j'espère, la même impression, en voyant, dans ce quatrième volume, quelle consistance et quelle lucidité nouvelles mes principes essentiels de philosophie politique tirent naturellement de leur intime connexion avec les indispensables antécédens scientifiques que je leur ai graduellement préparés par les trois premiers volumes de ce Traité. C'est pourquoi je me féliciterai toujours d'avoir, dès l'origine, nettement écarté le conseil irrationnel que, dans leur bienveillante sollicitude, plusieurs hommes distingués avaient cru devoir me donner, de publier d'abord la partie de cet ouvrage relative à la science sociale. Trop exclusivement préoccupés du désir d'attirer sur mes travaux une attention plus prochaine et plus vive, ces amis n'avaient point senti que, par une aussi flagrante perturbation logique, j'aurais tendu à ruiner d'avance les principes fondamentaux de hiérarchie scientifique qui caractérisent le mieux ma philosophie, en même temps que je me serais ainsi radicalement privé, pour l'établissement des théories sociales, des divers fondemens nécessaires que doit leur offrir l'ensemble de la philosophie naturelle, et qui, dans nos temps d'anarchie intellectuelle, peuvent seuls déterminer enfin, entre tous les bons esprits, une communion réelle et durable.

La longue période déjà écoulée depuis la production primordiale de ma philosophie politique, m'a souvent procuré des confirmations d'une autre sorte, et non moins précieuses, que je dois également indiquer ici, par la tendance irrécusable et incessamment croissante, quoique jusqu'à présent toujours très partielle, de la plupart des penseurs contemporains vers une philosophie analogue. Dans le cours de ces seize années, on n'a guère publié, j'ose le dire, d'ouvrages politiques de quelque portée, du moins en France, qui n'aient offert d'évidens témoignages de cette incomplète convergence, soit qu'elle ait spontanément résulté d'un même sentiment fondamental de nos principales nécessités sociales, sentiment toutefois bien rare et très vague jusqu'alors, soit que l'influence inaperçue ou dissimulée de mes premiers travaux ait, en effet, graduellement contribué à la produire 2. Mais, dans l'un et l'autre cas, des inconséquences capitales et multipliées auraient pu, d'ordinaire, hautement dévoiler le défaut d'homogénéité on d'originalité d'une semblable direction, chez ceux même qui d'abord paraissaient l'avoir le mieux suivie. Quoique tous les aspects essentiels de ma philosophie sociale aient peut-être été déjà saisis isolément par quelques intelligences, ce qui m'autorise à croire à son opportunité, en me procurant certains points de contact avec les opinions les plus opposées, cependant je reste, malheureusement, encore le seul jusqu'ici en possession pleinement efficace du principe fondamental et du système rationnel de cette nouvelle doctrine. Envers tant d'éminens esprits qui, de nos jours, se sont sérieusement occupés de la rénovation des théories sociales, cette différence radicale doit, sans doute, tenir surtout à ce que aucun d'eux n'a pu avoir, comme moi, l'avantage, en quelque sorte accidentel, et néanmoins si important, d'être directement placé, par l'ensemble de son éducation, au seul point de vue intellectuel d'où l'on puisse aujourd'hui découvrir la véritable issue de cette immense difficulté philosophique. La publication de ce Traité, enfin complété par ce quatrième volume, aura, je l'espère, pour résultat plus ou moins prochain, de faire nettement comprendre à toutes les hautes intelligences l'indispensable nécessité de cette condition fondamentale, de leur faciliter, en même temps, les moyens d'y satisfaire, et, par suite, d'utiliser bientôt, au profit de la réorganisation sociale, tant d'estimables efforts, jusqu'ici laborieusement stériles.

Paris, le 23 Décembre 1838



Note 2: (retour) Je ne saurais, par exemple, méconnaître ce second cas chez des écrivains qui, en s'efforçant, plus ou moins heureusement, de s'approprier une partie de mes idées philosophiques ou politiques, se sont même textuellement emparés de pages entières, en négligeant d'ailleurs presque toujours d'indiquer un nom qu'ils savaient être trop ignoré du public. Ceux de mes lecteurs qui croiraient apercevoir quelque analogie entre certaines parties de ce volume et divers ouvrages antérieurs, devront donc, pour une équitable appréciation, prendre d'abord en considération indispensable les dates précises que je viens de rappeler. L'oubli d'une telle précaution pourrait entraîner à de graves injustices envers un philosophe qui ose se glorifier d'avoir toujours fait une part pleinement consciencieuse, et souvent beaucoup trop généreuse peut-être, à chacun de ses différens prédécesseurs, tandis que lui-même n'éleva jamais jusqu'ici la moindre réclamation contre les emprunts peu scrupuleux dont on a fréquemment honoré ses écrits, ses leçons, et jusqu'à ses conversations.



TABLE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS

LA PREMIÈRE PARTIE DU TOME QUATRIÈME.




AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR

AVIS DE L'AUTEUR

46e Leçon. Considérations politiques préliminaires sur la nécessité et l'opportunité de la physique sociale, d'après l'analyse fondamentale de l'état social actuel.

47e Leçon. Appréciation sommaire des principales tentatives philosophiques entreprises jusqu'ici pour constituer la science sociale.

48e Leçon. Caractères fondamentaux de la méthode positive dans l'étude rationnelle des phénomènes sociaux.

49e Leçon. Relations nécessaires de la physique sociale avec les autres branches fondamentales de la philosophie positive.

50e Leçon. Considérations préliminaires sur la statique sociale, ou théorie générale de l'ordre spontané des sociétés humaines.

51e Leçon. Lois fondamentales de la dynamique sociale, ou théorie générale du progrès naturel de l'humanité.



COURS

DE

PHILOSOPHIE POSITIVE.




QUARANTE-SIXIÈME LEÇON.




Considérations politiques préliminaires sur la nécessité et l'opportunité de la physique sociale, d'après l'analyse fondamentale de l'état social actuel.

Dans chacune des cinq parties précédentes de ce Traité, l'exploration philosophique a constamment reposé sur un état scientifique préexistant et unanimement reconnu, dont la constitution générale, quoique toujours plus ou moins incomplète jusqu'à présent, même à l'égard des phénomènes les moins compliqués et les mieux étudiés, satisfaisait déjà cependant, au moins en principe, même pour les cas les plus récens et les plus imparfaits, aux conditions fondamentales de la positivité, de manière à n'exiger ici qu'un simple travail d'appréciation rationnelle, toujours dirigé suivant des règles incontestables, et conduisant, presque spontanément, à l'indication motivée des principaux perfectionnemens ultérieurs, destinés surtout à dégager définitivement la science réelle de toute influence indirecte de l'ancienne philosophie. Il n'en peut plus être ainsi, malheureusement, dans cette sixième et dernière partie, consacrée à l'étude des phénomènes sociaux, dont les théories ne sont point encore sorties, même chez les plus éminens esprits, de l'état théologico-métaphysique, auquel tous les penseurs semblent aujourd'hui les concevoir comme devant être, par une fatale exception, indéfiniment condamnées. Sans changer de nature ni de destination, l'opération philosophique que j'ai osé entreprendre devient donc maintenant plus difficile et plus hardie, et doit présenter un nouveau caractère: au lieu de juger et d'améliorer, il s'agit désormais essentiellement de créer un ordre tout entier de conceptions scientifiques, qu'aucun philosophe antérieur n'a seulement ébauché, et dont la possibilité n'avait même jamais été nettement entrevue.

Une telle création, fût-elle plus heureusement accomplie, ne saurait, évidemment, élever tout-à-coup cette branche complémentaire de la philosophie naturelle, qui se rapporte aux phénomènes les plus compliqués, au niveau rationnel des diverses sciences fondamentales déjà constituées, de celles même dont le développement est le moins avancé. Que cette fondation soit d'abord poussée au point, non-seulement de constater, pour tous les bons esprits, la possibilité actuelle de concevoir et de cultiver la science sociale à la manière des sciences pleinement positives, mais aussi de marquer nettement le vrai caractère philosophique de cette science définitive, et d'en établir solidement les principales bases, c'est là, sans doute, tout ce qu'il est permis de tenter de nos jours: en même temps, cela suffit essentiellement, comme j'espère le démontrer, à nos plus urgentes nécessités intellectuelles, et même aux besoins les plus impérieux de la pratique sociale, surtout actuelle. Ainsi réduite, l'opération n'en demeure pas moins trop étendue encore pour que je puisse lui accorder tout le développement convenable dans un ouvrage qui doit, avant tout, rester consacré à l'ensemble de la philosophie positive, où cette science nouvelle ne saurait figurer qu'à titre de l'un des éléments indispensables, celui de tous d'ailleurs dont l'importance mérite, à tant d'égards, de devenir aujourd'hui prépondérante. Par un Traité spécial de philosophie politique, j'exposerai ultérieurement, d'une manière directe et complète, la série de mes idées sur ce grand sujet, avec les diverses explications qu'il exige, et sans négliger les principales applications usuelles à l'état transitoire des sociétés actuelles. Ici, je dois nécessairement me restreindre aux considérations les plus générales, en me tenant toujours, aussi scrupuleusement que possible, au point de vue strictement scientifique, sans me proposer d'autre action immédiate que la résolution de notre anarchie intellectuelle, véritable source première de l'anarchie morale, et ensuite de l'anarchie politique, dont je n'aurai point ainsi à m'occuper directement.

Mais l'extrême nouveauté d'une semblable doctrine rendrait ces considérations scientifiques presque inintelligibles, et essentiellement inefficaces, si cependant mon exposition ne devenait point, dans ce volume, à l'égard d'une science que je m'efforce de créer, beaucoup plus explicite et même plus spéciale qu'elle n'a dû l'être dans les volumes précédents, où je pouvais supposer le lecteur suffisamment familiarisé d'avance avec le fond du sujet. C'est pourquoi, avant même d'entrer méthodiquement en matière, je suis obligé, afin de placer définitivement l'esprit du lecteur au point de vue vraiment convenable, de consacrer préalablement cette leçon et la suivante à caractériser sommairement l'importance réelle d'une telle opération philosophique, et l'inanité radicale des principales tentatives dont elle a été jusqu'ici l'objet indirect.

L'immense lacune fondamentale que laisse, évidemment, dans le système général de la philosophie positive, le déplorable état d'enfance prolongée où languit encore la science sociale, devrait suffire, sans doute, pour rendre hautement irrécusable, à toute intelligence véritablement philosophique, la stricte nécessité d'une entreprise destinée à imprimer enfin à l'esprit humain, si bien préparé déjà à tous autres égards, ce grand caractère d'unité de méthode et d'homogénéité de doctrine, indispensable à la plénitude de son développement spéculatif, et sans lequel même son activité pratique ne saurait avoir ni assez de noblesse, ni assez d'énergie. Mais, quelle que soit la profonde gravité intrinsèque d'une telle considération, qui, à vrai dire, embrasse implicitement toutes les autres, les meilleurs esprits sont aujourd'hui placés, relativement aux idées politiques, à un point de vue beaucoup trop superficiel et trop étroit pour devenir susceptibles d'en saisir immédiatement la portée effective, et d'y puiser un motif suffisant de soutenir, avec persévérance, la longue et pénible contention qu'exige, de toute nécessité, l'accomplissement graduel d'une opération aussi difficile. À l'état naissant, aucune science ne saurait être cultivée ni conçue isolément de l'art correspondant, comme je l'ai établi dans la quarantième leçon, où nous avons reconnu qu'une telle adhérence doit être naturellement d'autant plus intense et plus prolongée qu'il s'agit d'un ordre de phénomènes plus compliqué. Si donc la science biologique elle-même, malgré sa constitution plus avancée, nous a paru encore trop étroitement attachée à l'art médical, faut-il s'étonner de la tendance habituelle des hommes d'état à dédaigner, comme de vains jeux d'esprit, toutes les spéculations sociales qui ne sont point immédiatement liées à des opérations pratiques? Quelque aveugle que soit une semblable disposition, on doit, en ce cas, y persister avec d'autant plus d'opiniâtreté qu'on y croit voir le meilleur préservatif contre l'invasion pernicieuse des vagues et chimériques utopies, quoique l'expérience la plus décisive ait certes surabondamment prouvé la haute insuffisance de cette précaution si vantée, qui ne peut nullement empêcher le débordement journalier des plus extravagantes illusions. C'est afin de me conformer, autant que le comporte la nature de cet ouvrage, à ce qu'il y a de vraiment raisonnable au fond de cette puérile injonction, que je crois devoir destiner cette leçon tout entière à quelques explications préliminaires sur la relation fondamentale et directe de l'opération, purement abstraite en apparence, qui consiste à instituer aujourd'hui ce que j'ai nommé la physique sociale 3, avec l'ensemble des principaux besoins que le déplorable état des sociétés actuelles manifeste si énergiquement à tous les esprits sérieux et clairvoyants. Après cet éclaircissement préalable, sur lequel je serai ainsi dispensé de revenir ultérieurement, tous les véritables hommes d'état comprendront, j'espère, que, pour ne prétendre à aucune application actuelle et spéciale, ce grand travail n'en est pas moins irrécusablement susceptible d'une utilité réelle et capitale, sans laquelle il ne mériterait point, en effet, d'intéresser la sollicitude de ceux que préoccupe par dessus tout, à si juste titre, l'obligation, devenue chaque jour plus indispensable et, en apparence, plus difficile, de résoudre enfin l'effrayante constitution révolutionnaire des sociétés modernes.

Note 3: (retour) Cette expression, et celle, non moins indispensable, de philosophie positive, ont été construites, il y a dix-sept ans, dans mes premiers travaux de philosophie politique. Quoique aussi récens, ces deux termes essentiels ont déjà été en quelque sorte gâtés par les vicieuses tentatives d'appropriation de divers écrivains, qui n'en avaient nullement compris la vraie destination, malgré que j'en eusse, dès l'origine, par un usage scrupuleusement invariable, soigneusement caractérisé l'acception fondamentale. Je dois surtout signaler cet abus, à l'égard de la première dénomination, chez un savant belge qui l'a adoptée, dans ces dernières années, comme titre d'un ouvrage où il s'agit tout au plus de simple statistique.

Du point de vue élevé où nous ont graduellement placés les trois premiers volumes de ce Traité, l'ensemble de cette situation sociale se présente dans tout son jour, et sous l'aspect le plus simple, comme essentiellement caractérisé par une anarchie profonde et de plus en plus étendue, quoique d'ailleurs de nature purement transitoire, de tout le système intellectuel, pendant le long interrègne qui devait résulter de la décadence toujours croissante de la philosophie théologico-métaphysique, parvenue, de nos jours, à une impuissante décrépitude, et du développement continu, mais encore incomplet, de la philosophie positive, jusqu'ici trop étroite, trop spéciale et trop timide, pour s'emparer enfin du gouvernement spirituel de l'humanité. C'est jusque là qu'il faut remonter, afin de saisir réellement l'origine effective de l'état flottant et contradictoire où nous voyons aujourd'hui toutes les grandes notions sociales, et qui, par une invincible nécessité, trouble si déplorablement la vie morale et la vie politique: mais c'est aussi là seulement qu'on peut nettement apercevoir le système général des opérations successives, les unes philosophiques, les autres politiques, qui doivent peu à peu délivrer la société de cette fatale tendance à une imminente dissolution, et la conduire directement à une organisation nouvelle, à la fois plus progressive et plus consistante que celle qui reposa sur la philosophie théologique. Telle est la proposition capitale dont l'irrécusable démonstration résultera spontanément, j'espère, de l'ensemble de ce volume, et qui doit être ici le sujet sommaire d'une première ébauche d'explication générale, destinée surtout à caractériser l'impuissance également radicale des écoles politiques les plus opposées, et à constater l'indispensable nécessité d'introduire enfin, dans ces luttes aussi vaines qu'orageuses, un esprit entièrement nouveau, seul susceptible, par son ascendant graduellement universel, de guider nos sociétés vers le terme définitif de l'état révolutionnaire qui s'y développe sans cesse depuis trois siècles.

L'ordre et le progrès, que l'antiquité regardait comme essentiellement inconciliables, constituent de plus en plus, par la nature de la civilisation moderne, deux conditions également impérieuses, dont l'intime et indissoluble combinaison caractérise désormais et la difficulté fondamentale et la principale ressource de tout véritable système politique. Aucun ordre réel ne peut plus s'établir, ni surtout durer, s'il n'est pleinement compatible avec le progrès; aucun grand progrès ne saurait effectivement s'accomplir, s'il ne tend finalement à l'évidente consolidation de l'ordre. Tout ce qui indique une préoccupation exclusive de l'un de ces deux besoins fondamentaux au préjudice de l'autre, finit par inspirer aux sociétés actuelles une répugnance instinctive, comme méconnaissant profondément la vraie nature du problème politique. Aussi la politique positive sera-t-elle surtout caractérisée, dans la pratique, par son aptitude tellement spontanée à remplir cette double indication, que l'ordre et le progrès y paraîtront directement les deux aspects nécessairement inséparables d'un même principe, suivant la propriété essentielle déjà graduellement réalisée, à certains égards, pour les diverses classes d'idées devenues maintenant positives. L'ensemble de ce volume ne laissera, j'espère, aucun doute sur l'extension effective aux idées politiques de cet attribut général du véritable esprit scientifique, qui représente toujours les conditions de la liaison et celles de l'avancement comme originairement identiques. Il me suffit, en ce moment, d'indiquer rapidement, à ce sujet, l'aperçu fondamental d'après lequel les notions réelles d'ordre et de progrès doivent être, en physique sociale, aussi rigoureusement indivisibles que le sont, en biologie, les notions d'organisation et de vie, d'où, aux yeux de la science, elles dérivent évidemment.

Mais l'état présent du monde politique est encore très éloigné de cette inévitable conciliation finale. Car, le vice principal de notre situation sociale consiste, au contraire, en ce que les idées d'ordre et les idées de progrès se trouvent aujourd'hui profondément séparées, et semblent même nécessairement antipathiques. Depuis un demi-siècle que la crise révolutionnaire des sociétés modernes développe son vrai caractère, on ne peut se dissimuler qu'un esprit essentiellement rétrograde a constamment dirigé toutes les grandes tentatives en faveur de l'ordre, et que les principaux efforts entrepris pour le progrès ont toujours été conduits par des doctrines radicalement anarchiques. Sous ce rapport fondamental, les reproches mutuels que s'adressent aujourd'hui les partis les plus tranchés, ne sont, malheureusement, que trop mérités. Tel est le cercle profondément vicieux dans lequel s'agite si vainement la société actuelle, et qui n'admet d'autre issue finale que l'unanime prépondérance d'une doctrine également progressive et hiérarchique. Les observations d'après lesquelles je vais ici sommairement ébaucher cette importante appréciation, sont par leur nature, essentiellement applicables à toutes les populations européennes, dont la désorganisation a été réellement commune et même simultanée, quoiqu'à des degrés différens et avec diverses modifications, et qui ne sauraient non plus être réorganisées indépendamment les unes des autres, bien que assujéties à un ordre déterminé. Cependant, nous devons plus spécialement avoir en vue la société française, non-seulement parce que l'état révolutionnaire s'y manifeste d'une manière plus complète et plus évidente, mais aussi comme étant, au fond, malgré quelques apparences contraires, mieux préparée qu'aucune autre, sous tous les rapports importans, à une vraie réorganisation, ainsi que je l'établirai ultérieurement.

Quelque infinie variété qui semble d'abord exister entre toutes les opinions douées aujourd'hui d'une véritable activité politique, on reconnaît aisément, par une judicieuse analyse, qu'elles sont, au contraire, circonscrites jusqu'à présent dans une sphère extrêmement étroite, puisqu'elles ne consistent réellement qu'en un mélange variable de deux ordres d'idées radicalement antagonistes, dont le second ne constitue même, à vrai dire, qu'une simple négation du premier, sans aucun dogme propre et nouveau. La situation actuelle des sociétés ne peut, en effet, devenir intelligible qu'autant qu'on y voit la suite et le dernier terme de la lutte générale entreprise, pendant le cours des trois siècles précédents, pour la démolition graduelle de l'ancien système politique. Or, d'un tel point de vue, on aperçoit aussitôt que si, depuis cinquante ans, l'irrévocable décomposition de ce système a commencé à manifester, avec une évidence toujours croissante, l'impérieuse nécessité de la fondation d'un système nouveau, le sentiment encore incomplet de ce besoin capital n'a cependant inspiré jusqu'ici aucune conception vraiment originale, directement appropriée à cette grande destination: en sorte que les idées théoriques sont aujourd'hui demeurées très inférieures aux nécessités pratiques, que, dans l'état normal de l'organisme social, elles devancent habituellement, afin d'en préparer la satisfaction régulière et paisible. Quoique, dès-lors, le principal mouvement politique ait dû changer entièrement de nature, et de purement critique, tel qu'il paraissait jusque-là, tendre de plus en plus à devenir distinctement organique, néanmoins, par une suite inévitable de cette immense lacune philosophique, il n'a pu cesser encore d'être toujours uniquement dirigé d'après les mêmes idées qui avaient guidé les divers partis pendant la longue durée de la lutte antérieure, et avec lesquelles tous les esprits s'étaient ainsi profondément familiarisés. Défenseurs et assaillans de l'ancien système, tous, par une inévitable et imperceptible transition, ont pareillement tenté de convertir leurs vieux appareils de guerre en instrumens de réorganisation, sans soupçonner leur inaptitude également nécessaire à cette nouvelle opération, dont la nature repousse, avec la même énergie, les deux sortes de principes, les uns comme évidemment rétrogrades, les autres comme exclusivement critiques.

On ne saurait nier que tel ne soit essentiellement, encore aujourd'hui, le déplorable état intellectuel du monde politique. Toutes les idées d'ordre sont uniquement empruntées jusqu'ici à l'antique doctrine du système théologique et militaire, envisagé surtout dans sa constitution catholique et féodale; doctrine qui, du point de vue philosophique de ce Traité, représente incontestablement l'état théologique de la science sociale: de même, toutes les idées de progrès continuent à être exclusivement déduites de la philosophie purement négative qui, issue du protestantisme, a pris, au siècle dernier, sa forme finale et son développement intégral; et dont les diverses applications sociales, considérées dans leur ensemble, constituent, en réalité, l'état métaphysique de la politique. Les diverses classes de la société adoptent spontanément l'une ou l'autre de ces deux directions opposées, suivant leur disposition naturelle à éprouver davantage le besoin de conservation ou celui d'amélioration. Telle est la cause immédiate qui sépare aujourd'hui si profondément les deux principaux aspects de la question sociale, et qui détermine si fréquemment, dans la pratique, l'annulation réciproque des tentatives divergentes dont ils deviennent alternativement l'objet. À chaque nouvelle face que la marche naturelle des événemens vient faire successivement ressortir dans le besoin fondamental de notre époque, on remarque l'invariable tendance de l'école rétrograde à proposer, comme remède unique et universel, la restauration de la partie correspondante de l'ancien système politique; et l'on peut observer aussi la disposition non moins constante de l'école critique à rapporter exclusivement le mal à une trop incomplète destruction de ce système, d'où résulte toujours, comme inévitable et uniforme solution, le conseil de supprimer encore davantage toute puissance régulatrice 4. Rarement, il est vrai, surtout aujourd'hui, chacune de ces deux doctrines antagonistes se présente dans toute sa plénitude et avec son homogénéité primitive: elles tendent de plus en plus à n'avoir cette existence exclusive que chez des esprits purement spéculatifs. Mais, le monstrueux alliage que, de nos jours, on tente d'établir entre ces principes incompatibles, et dont les divers degrés caractérisent les différentes nuances politiques existantes, ne saurait, évidemment, être doué d'aucune vertu étrangère aux élémens qui le composent, et ne tend, au contraire, en réalité, qu'à développer leur neutralisation mutuelle. Il est donc indispensable, pour la justesse et la netteté de notre analyse, que la politique théologique et la politique métaphysique soient d'abord envisagées chacune isolément et en elle-même, sauf à considérer ensuite leur antagonisme effectif, et à apprécier enfin les vaines combinaisons qu'on s'est efforcé d'instituer entre elles.

Note 4: (retour) En n'hésitant point à qualifier ici, avec la consciencieuse fermeté d'un esprit franchement scientifique, les deux tendances nécessaires, l'une rétrograde, l'autre anarchique, de nos principales écoles politiques, je crois devoir indiquer, une fois pour toutes, combien je suis éloigné d'en vouloir tirer la moindre induction défavorable aux intentions habituelles de leurs partisans respectifs. Par principe, je suis profondément convaincu que, surtout en politique, toute mauvaise intention est éminemment exceptionnelle, quoique la plupart des hommes engagés dans les luttes sociales soient ordinairement incapables d'apercevoir les plus graves conséquences réelles des doctrines qu'ils y professent. Chaque parti renferme, sans doute, un petit nombre d'ambitieux qui, souvent dénués de toute vraie conviction personnelle, ne se proposent d'autre but essentiel que d'exploiter la foi commune au profit de leur propre élévation: ceux-là, il faut savoir les braver et même les flétrir au besoin. Mais, à cette unique exception près, le bon côté de la nature humaine étant évidemment le seul qui puisse permettre des associations de quelque étendue et de quelque durée, aucune opinion politique ne saurait vivre sans avoir réellement en vue le bien public, quelque étroite et imparfaite notion qu'elle s'en forme d'ailleurs. Ainsi, ceux qu'on accuse aujourd'hui le plus justement de tendance rétrograde, ne veulent certainement que replacer le monde politique dans une situation vraiment normale, d'où il ne leur semble être sorti que pour se précipiter vers l'imminente dissolution de tout ordre social. Pareillement, ceux qui, à leur insu, tendent véritablement à l'anarchie, ne croient obéir qu'à l'évidente nécessité de détruire enfin irrévocablement un système politique devenu radicalement impropre à diriger désormais la société. L'erreur fondamentale des uns et des autres ne résulte même que d'une préoccupation trop exclusive de chacun des deux genres de conditions essentielles dont l'ensemble constitue la vraie définition du problème général de la politique actuelle.

Quelque pernicieuse que soit réellement aujourd'hui la politique théologique, aucun vrai philosophe ne saurait jamais oublier que la formation et le premier développement des sociétés modernes se sont accomplis sous sa bienfaisante tutelle, comme je parviendrai, j'espère, à le faire dignement ressortir dans la partie historique de ce volume. Mais il n'est pas moins incontestable que, depuis environ trois siècles, son influence a été, chez les peuples les plus avancés, essentiellement rétrograde, malgré les services partiels qu'elle a pu y rendre encore. Il serait certainement superflu de s'arrêter ici à aucune discussion spéciale de cette doctrine, pour constater maintenant sa haute insuffisance nécessaire, que la marche spontanée des événemens fait chaque jour si nettement ressortir. L'absence déplorable de toute vue réelle sur la réorganisation sociale peut seule expliquer l'absurde projet de donner aujourd'hui pour appui à l'ordre social un système politique qui n'a pu se soutenir lui-même devant le progrès naturel de l'intelligence et de la société. Dans la suite de ce volume, l'analyse historique des transformations successives qui ont graduellement amené l'entière dissolution du système catholique et féodal, démontrera, mieux qu'aucune argumentation directe, combien cette décadence est désormais radicale et irrévocable. L'école théologique ne sait habituellement expliquer une telle décomposition que par des causes presque fortuites et pour ainsi dire personnelles, hors de toute proportion raisonnable avec l'immensité des effets observés; ou bien, poussée à bout, elle recourt à son artifice ordinaire, et s'efforce, par une explication surnaturelle, de rattacher cette grande chaîne d'événemens à une sorte de mystérieuse fantaisie de la providence, qui se serait avisée de susciter à l'ordre social un temps d'épreuve, dont l'époque ni la durée, pas plus que le caractère, ne sauraient d'ailleurs être nullement motivés. Nous reconnaîtrons, au contraire, d'après l'ensemble des faits historiques, que toutes les grandes modifications successivement éprouvées par le système théologique et militaire ont, dès l'origine, et de plus en plus, constamment tendu vers l'élimination complète et définitive d'un régime auquel la loi fondamentale de l'évolution sociale assignait nécessairement un office simplement provisoire, quoique strictement indispensable. Il sera, dès-lors, évident que tous les efforts dirigés vers la restauration de ce système, même en supposant possible leur succès momentané, bien loin de pouvoir ramener la société à un état vraiment normal, ne sauraient aboutir qu'à la replacer dans la situation qui a nécessité la crise révolutionnaire, en l'obligeant à recommencer plus violemment la destruction d'un régime qui, depuis long-temps, a cessé d'être compatible avec ses progrès principaux. Quoique, par ces motifs, je doive écarter ici toute controverse à ce sujet, je crois néanmoins nécessaire d'y signaler un nouvel aspect philosophique, qui me paraît indiquer le plus simple et le plus sûr critérium de la valeur effective d'une doctrine sociale quelconque, et qui est plus spécialement décisif contre la politique théologique.

Envisagé du seul point de vue logique, le problème fondamental de notre réorganisation sociale me semble nécessairement réductible à cette unique condition essentielle: construire une doctrine politique assez rationnellement conçue pour que, dans l'ensemble de son développement actif, elle puisse toujours être pleinement conséquente à ses propres principes. Aucune des doctrines existantes ne satisfait aujourd'hui, même par une grossière approximation, à cette grande obligation intellectuelle: toutes renferment, comme élémens indispensables, ainsi que je vais l'indiquer sommairement, des contradictions nombreuses et directes sur la plupart des points importans. C'est surtout en cela que leur profonde insuffisance est le plus nettement caractérisée. On peut, en effet, poser en principe que la doctrine qui, relativement aux diverses questions fondamentales de la politique, aurait fourni des solutions exactement concordantes, sans que la progression des applications réelles l'amenât jamais à se démentir, devrait, par cette seule épreuve indirecte, être reconnue suffisamment apte à réorganiser la société; puisque cette réorganisation intellectuelle doit principalement consister à rétablir enfin, dans le système profondément troublé de nos diverses idées sociales, une harmonie réelle et durable. Quand une telle régénération ne serait même d'abord exactement accomplie que dans une seule intelligence (et il faut bien que, au début, elle commence nécessairement ainsi), sa généralisation plus ou moins prochaine n'en resterait pas moins assurée; car le nombre des esprits ne saurait nullement augmenter les difficultés essentielles de la convergence intellectuelle, et ne peut influer que sur le temps nécessaire à sa réalisation. J'aurai soin de signaler, en cas opportun, l'éminente supériorité que doit, sous ce rapport, manifester spontanément la philosophie positive, qui, une fois étendue aux phénomènes sociaux, liera nécessairement les divers ordres des idées humaines beaucoup plus complétement qu'ils n'ont jamais pu l'être par aucune autre voie. Telle est la principale règle qui, dès l'origine de mes travaux en philosophie politique, m'a toujours dirigé dans l'exacte appréciation de mes progrès successifs vers la conception d'une véritable doctrine sociale.

C'est de la politique théologique qu'on devrait surtout attendre l'entier accomplissement de cette grande condition logique, dont les difficultés fondamentales semblent spontanément annulées pour une doctrine qui se borne, en reproduisant le passé, à coordonner un système si nettement défini par une longue application, et si pleinement développé dans toutes ses diverses parties essentielles, qu'il paraît nécessairement à l'abri de toute grave inconséquence. Aussi l'école rétrograde préconise-t-elle habituellement, comme son attribut caractéristique, la parfaite cohérence de ses idées, opposée aux fréquentes contradictions de l'école révolutionnaire. Néanmoins, quoique la politique théologique soit, en effet, par des motifs aisément appréciables, moins inconséquente aujourd'hui que la politique métaphysique, il est très facile de constater chaque jour sa tendance de plus en plus irrésistible aux concessions les plus fondamentales, directement contraires à tous ses principes essentiels. Rien n'est plus propre, sans doute, qu'un tel ordre d'observations à mettre en pleine évidence la profonde inanité actuelle d'une doctrine qui ne possède pas même, en réalité, la qualité la plus spontanément correspondante à sa nature. L'ancien système politique se montre ainsi tellement détruit désormais que ses partisans les plus dévoués en ont radicalement perdu le vrai sentiment général. On peut le reconnaître sans peine, non-seulement dans la pratique active, mais aussi chez les esprits purement spéculatifs, même les plus éminens, modifiés, à leur insu, par l'invincible entraînement de leur siècle. Quelques exemples saillans suffiront ici pour indiquer au lecteur attentif l'extension facile d'un tel examen.

La démonstration serait trop aisée, si, comme la rigueur logique l'exigerait évidemment, on considérait d'abord la doctrine rétrograde relativement aux élémens essentiels de la civilisation moderne. Il n'est point douteux, en effet, que le développement continu et la propagation croissante des sciences, de l'industrie, et même des beaux-arts, n'aient été historiquement la principale cause originaire, quoique latente, de la décadence radicale du système théologique et militaire, dont les pertes spontanées eussent paru, sans cela, susceptibles d'une réparation praticable. Aujourd'hui, c'est surtout l'ascendant graduel de l'esprit scientifique qui nous préserve à jamais d'aucune résurrection réelle de l'esprit théologique, dans quelques aberrations rétrogrades que le cours des événemens puisse momentanément tendre à entraîner la société: de même, sous le point de vue temporel, l'esprit industriel, chaque jour plus étendu et plus prépondérant, constitue certainement la garantie la plus efficace contre tout retour sérieux de l'esprit militaire ou féodal. Quoique les luttes politiques ne soient pas encore ostensiblement établies entre ces deux couples de principes, tel n'en est pas moins, au fond, le caractère actuel de notre véritable antagonisme social. Or, malgré cette incontestable opposition, exista-t-il jamais, dans le développement moderne de la politique théologique, aucun gouvernement ou même aucune école assez pleinement rétrogrades pour oser réellement poursuivre ou seulement concevoir la compression systématique des sciences, des beaux-arts, et de l'industrie? Sauf quelques actes isolés, et certains esprits excentriques, qui, de loin en loin, sont venus involontairement décéler l'incompatibilité fondamentale, n'est-il pas, au contraire, évident que tous les pouvoirs tiennent à honneur d'encourager leurs progrès journaliers? Telle est, sans doute, la première inconséquence actuelle de la politique rétrograde, annulant ainsi, par le développement spontané de ses actes journaliers, ses vains projets généraux de reconstruction d'un passé dont le sentiment fondamental est désormais involontairement perdu pour tous les hommes d'état. Bien que la moins apparente, cette contradiction devrait sembler la plus fondamentale et la plus décisive, précisément comme étant plus universelle et plus instinctive qu'aucune autre. Celui qui, de nos jours, a le plus fortement conçu et le plus vigoureusement poursuivi la rétrogradation politique, Bonaparte lui-même, indépendamment de ses autres incohérences, n'a-t-il pas sincèrement tenté de s'ériger, après tant d'autres chefs de la même école, en protecteur déclaré de l'industrie, des beaux-arts, et des sciences? Les esprits purement spéculatifs n'échappent guère davantage à cette irrésistible tendance, quoique bien plus aisément susceptibles, par leur position, de s'isoler du mouvement général. Qu'on analyse, par exemple, les vaines tentatives si fréquemment renouvelées, depuis deux siècles, par tant d'intelligences distinguées et quelquefois supérieures, pour subordonner, suivant la formule théologique, la raison à la foi; il sera facile d'en reconnaître la constitution radicalement contradictoire, qui établit la raison elle-même juge suprême d'une telle soumission, dont l'intensité et la durée dépendent uniquement ainsi de ses décisions variables, rarement trop sévères. Le plus éminent penseur de l'école catholique actuelle, l'illustre de Maistre, a rendu lui-même un témoignage, aussi éclatant qu'involontaire, à cette inévitable nécessité de sa philosophie, lorsque, renonçant à tout appareil théologique, il s'est efforcé, dans son principal ouvrage, de fonder le rétablissement de la suprématie papale sur de simples raisonnemens historiques et politiques, d'ailleurs, à certains égards, admirables, au lieu de se borner à le commander directement de droit divin, seul mode pleinement en harmonie avec la nature d'une semblable doctrine, et qu'un tel esprit, à une autre époque, n'eût point hésité sans doute à suivre exclusivement, si l'état général de l'intelligence humaine n'en eût pas empêché, même chez lui, l'entière prépondérance. Une vérification aussi décisive doit dispenser ici de toute indication ultérieure à ce sujet.

Considérons maintenant des incohérences plus directes, et qui, quoique étant réellement moins profondes, doivent naturellement frapper davantage, en ce qu'elles montrent une flagrante contradiction mutuelle entre les diverses parties essentielles d'une même doctrine. L'examen attentif du passé nous offrira plus tard, sous ce rapport, de nombreuses et irrécusables preuves, puisque la démolition effective de l'ancien système politique a été surtout opérée par le violent antagonisme réciproque des principaux pouvoirs qui le constituaient. Mais, en se bornant ici, comme l'exige la nature de ce chapitre préliminaire, à la simple observation de l'époque actuelle, on peut journellement constater, chez les différentes sections de l'école rétrograde, un état prononcé d'opposition directe à divers points fondamentaux de leur doctrine commune. Le cas le plus important de ce genre consiste, sans doute, dans l'étrange unanimité que manifeste cette école à consentir à la suppression réelle de la principale base du système catholique et féodal, en renonçant à la division capitale entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, ou, ce qui revient au même, en acquiesçant à la subalternisation générale du premier envers le second. C'est peut-être la seule grande notion politique sur laquelle tous les partis s'accordent aujourd'hui essentiellement, quoique la saine philosophie n'y puisse voir qu'une aberration profondément funeste, d'ailleurs momentanément inévitable. À cet égard, les rois ne se montrent certes pas moins révolutionnaires que les peuples; et les prêtres eux-mêmes, non-seulement dans les divers pays protestans, mais aussi chez les nations restées nominalement catholiques, ont ainsi ratifié volontairement leur propre dégradation politique, soit en vue d'un ignoble intérêt, soit, tout au moins, d'après un vain esprit d'étroite nationalité. Comment les uns ou les autres pourraient-ils, dès-lors, rêver la restauration contradictoire d'un système qu'ils ont aussi radicalement méconnu? La réunion préalable de toutes les innombrables sectes engendrées par la décadence croissante du christianisme, devrait constituer, à cet égard, une indispensable opération préliminaire. Or, les projets éphémères tentés dans ce sens, surtout en Allemagne, par quelques hommes d'état contemporains, ont toujours rapidement échoué devant l'aveugle mais insurmontable obstination des divers gouvernemens à retenir la direction suprême du pouvoir théologique, dont l'indispensable centralisation devenait aussitôt impossible. Sous ce rapport, les brutales inconséquences de Bonaparte, au milieu de ses vains efforts pour rétablir l'ancien système politique, n'ont fait que reproduire plus vivement un exemple déjà très familier à tant d'autres princes. Quand, après sa chute, les rois ont entrepris d'instituer de concert, contre le développement ultérieur de l'état révolutionnaire, un haut pouvoir européen, ils n'ont pas même pensé à la moindre participation de l'ancienne autorité spirituelle, dont ils usurpaient ainsi complétement l'attribut le plus légitime. Cette usurpation a été spontanément exécutée d'une manière tellement radicale que ce conseil suprême s'est trouvé, en grande partie, composé de chefs hérétiques, et dominé par un prince schismatique, ce qui rendait sensible à tous les yeux l'impossibilité d'y introduire, à aucun titre, le pouvoir papal, comme M. l'abbé de La Mennais l'avait autrefois justement remarqué, avant sa conversion révolutionnaire. Sans doute, ce n'est pas seulement de nos jours que les rois, et même les papes, ont, à beaucoup d'égards essentiels, directement subordonné l'application de leurs principes religieux aux intérêts immédiats de leur domination temporelle. Mais de telles inconséquences, outre qu'elles sont devenues aujourd'hui plus nombreuses et plus profondes, se présentent surtout comme bien plus décisives, en montrant à quel point la pensée fondamentale de l'ancien système politique a cessé d'être prépondérante chez ceux mêmes qui en ont entrepris avec le plus d'ardeur la chimérique restauration, ainsi qu'on a pu le voir en tant de grandes occasions contemporaines, par exemple, à l'égard de la Grèce, de la Pologne, etc.

Cet esprit d'incohérence et de division de l'école rétrograde s'est fréquemment manifesté de nos jours, à tous les vrais observateurs, sous des formes très variées, mais également significatives, soit dans les triomphes partiels et momentanés de la politique théologique, soit dans ses revers. Pour un parti aussi fier de sa prétendue cohésion, la possession du pouvoir devait sans doute rallier naturellement toutes les nuances secondaires vers la réalisation fondamentale d'une doctrine dont on avait tant vanté la liaison et l'homogénéité. N'avons-nous pas vu, au contraire, pendant de longues années, les scissions les plus prononcées éclater successivement entre les subdivisions de plus en plus nombreuses de ce parti triomphant, et servir enfin d'instrument immédiat à sa chute politique? Malgré l'intime et évidente relation de leurs causes, les partisans du catholicisme et ceux de la féodalité ne se sont-ils pas alors violemment séparés? Parmi ces derniers, les défenseurs de l'aristocratie et ceux de la royauté ne se sont-ils pas mutuellement combattus? En un mot, cette courte période n'a-t-elle point successivement reproduit, sous nos yeux, l'effective manifestation, irrécusable quoique sommaire, des mêmes principes essentiels de discorde et de décomposition qui, lentement développés pendant les siècles antérieurs, avaient réellement déterminé l'irrévocable dissolution du système théologique et féodal? Si, par impossible, un succès analogue venait à se renouveler, je ne crains pas d'affirmer que, malgré cette expérience formelle, des séparations beaucoup plus prononcées encore éclateraient nécessairement, et plus tôt, dans l'intérieur du parti rétrograde, par l'influence inévitable de l'incompatibilité chaque jour plus complète et mieux sentie de l'état social actuel avec l'ancien système politique, dont la véritable pensée générale tend même de plus en plus à s'effacer et à se perdre entièrement chez ses plus zélés partisans. Plus la politique théologique trouve aujourd'hui à se développer et à s'appliquer, plus elle engendre d'inconciliables subdivisions, que dissimule le vague assentiment accordé à ses principes généraux, tant qu'ils sont contenus à l'état spéculatif: c'est, du point de vue scientifique, le symptôme ordinaire de toute théorie incompatible avec les faits.

Depuis que la mémorable secousse de 1830 a fait passer le parti rétrograde à la simple condition d'opposant, son incohérence radicale s'est manifestée d'une autre manière non moins décisive, qui, sans être vraiment nouvelle, n'avait jamais été jusqu'ici aussi pleinement caractérisée. Pendant le cours des trois derniers siècles, ce parti, quand il était réduit à la défensive, recourut spontanément plus d'une fois aux principes essentiels de la doctrine révolutionnaire, sans reculer devant le danger final d'une aussi monstrueuse inconséquence. On put voir, par exemple, l'école catholique invoquant formellement le dogme de la liberté de conscience, au sujet de ses co-religionnaires d'Angleterre, et surtout d'Irlande, etc., tout en continuant à réclamer l'énergique répression du protestantisme en France, en Autriche, etc. Lorsque, dans notre siècle, la coalition des rois a voulu enfin soulever sérieusement l'Europe contre l'intolérable domination de Bonaparte, elle a solennellement rendu le témoignage le moins équivoque à l'impuissance de la doctrine rétrograde et à l'énergie de la doctrine critique, en renonçant, dans cette circonstance capitale, à se servir de la première, pour invoquer uniquement la seconde, qu'elle reconnaissait ainsi involontairement seule susceptible aujourd'hui d'exercer une action réelle sur les populations civilisées, sans cesser néanmoins, par la plus étrange contradiction, d'avoir ultérieurement en vue la restauration finale de l'ancien système politique. Mais cet aveu implicite de la décrépitude irrévocable de la politique théologique ne put être, à aucune époque, aussi complet et aussi décisif que nous le voyons aujourd'hui, où l'école rétrograde, s'efforçant de systématiser à son usage le corps entier de la doctrine critique, entreprend, sous nos yeux, comme ressource extrême, la vaine résurrection du régime catholique et féodal à l'aide des principes mêmes qui ont effectivement servi à le détruire, et dont elle n'hésite plus à ratifier spéculativement les conséquences les plus anarchiques: une telle subversion ne paraissant d'ailleurs motivée que sur un simple changement survenu dans le personnel de la royauté, sans que le vrai caractère du principal mouvement politique ait été, du reste, aucunement modifié. Ceux qui président à cette singulière métamorphose, passent pour les habiles par excellence du parti dont ils signent aussi catégoriquement l'abdication politique, et même, à certains égards, la dégradation morale 5!

Note 5: (retour) Les opinions littéraires pouvant offrir, convenablement analysées, un reflet fidèle et instructif de l'état général de l'esprit humain à chaque époque, je crois convenable d'indiquer ici, comme une utile vérification nouvelle de cette inconséquence caractéristique des partis actuels, la correspondance directement contradictoire que l'on peut observer entre les deux camps opposés en littérature et en politique. Chacun se souvient que le romantisme s'introduisit en France, dès le commencement de ce siècle, sous les auspices de l'école catholico-féodale, qui se fit long-temps une sorte d'obligation de parti de préconiser les plus monstrueuses aberrations des novateurs littéraires; tandis que l'école révolutionnaire défendant, au contraire, avec ardeur la vieille légitimité classique, tenta même plus d'une fois de la placer sous la ridicule protection de réglemens officiels. Une telle méprise ne tenait, sans doute, de part et d'autre, qu'à ce que la littérature romantique se produisit d'abord comme essentiellement vouée à la représentation des temps chrétiens et féodaux, pendant que la littérature classique paraissait exclusivement consacrée à l'antiquité payenne et républicaine. Ce rapprochement superficiel, tout à-fait indépendant du vrai caractère fondamental de chaque système littéraire, a néanmoins suffi pour que, les uns en l'honneur et les autres par aversion de catholicisme, aient également fermé les yeux sur l'inconséquence évidente d'une semblable appréciation, comparée aux principes généraux d'autorité absolue ou de liberté indéfinie dont ils s'efforçaient respectivement d'établir la prépondérance politique. La répartition des opinions littéraires commence à s'effectuer sans doute d'une manière plus conforme aux lois ordinaires de l'analogie, en ce sens du moins que l'anarchie politique cesse maintenant de répudier l'anarchie littéraire. Mais le mode primitif, d'ailleurs si récent, n'en laisse pas moins des traces pleinement suffisantes encore pour faire ressortir la réalité de l'observation précédente.

Après de telles observations, que chacun peut aisément prolonger, il serait certainement inutile de s'arrêter davantage à constater ici l'impuissance radicale d'une doctrine qui, profondément antipathique à la civilisation actuelle, contient d'ailleurs aujourd'hui tant d'élémens directement contraires à ses propres principes fondamentaux, et ne peut pas même rallier, en réalité, ni dans les succès, ni dans les revers, ses divers partisans, quoiqu'elle leur offre, dans le passé, le type le mieux défini, dont l'assidue contemplation semblerait devoir prévenir toute grave divergence. On sait que de Maistre a reproché au grand Bossuet, et, à certains égards, avec raison, surtout en ce qui concerne l'église gallicane, d'avoir sérieusement méconnu la vraie nature politique du catholicisme; il ne serait pas difficile, comme je l'ai ci-dessus indiqué, de signaler aussi, chez le célèbre auteur du Pape, plusieurs inconséquences, sinon analogues, du moins équivalentes. Et l'on prétendrait réorganiser les sociétés modernes d'après une théorie assez décrépite pour n'être plus, depuis long-temps, suffisamment comprise, même de ses plus illustres interprètes!

En soumettant, à son tour, la politique métaphysique à une pareille appréciation, il faut, avant tout, ne jamais perdre de vue que sa doctrine, quoique exclusivement critique, et par suite purement révolutionnaire, n'en a pas moins mérité long-temps la qualification de progressive, comme ayant en effet présidé aux principaux progrès politiques accomplis dans le cours des trois derniers siècles, et qui devaient être essentiellement négatifs. Cette doctrine pouvait seule irrévocablement détruire un système qui, après avoir dirigé les premiers développemens de l'esprit humain et de la société, tendait ensuite, par sa nature, à perpétuer indéfiniment leur enfance. Aussi le triomphe politique de l'école métaphysique devait-il constituer, comme pour tout autre ordre d'idées, une indispensable préparation à l'avénement social de l'école positive, à laquelle est exclusivement réservée la terminaison réelle de l'époque révolutionnaire, par la fondation définitive d'un système aussi progressif que régulier. Si, conçu dans un sens absolu, chacun des dogmes qui composent la doctrine critique ne peut manifester, en effet, qu'un caractère directement anarchique, la partie historique de ce volume démontrera clairement que, considéré à son origine, et restreint à l'ancien système, contre lequel il fut toujours évidemment institué, il établit, au contraire, une condition nécessaire, quoique simplement provisoire, d'une nouvelle organisation politique, jusqu'à l'apparition de laquelle la dangereuse activité de cet appareil destructif ne peut ni ne doit entièrement cesser.

Par une nécessité, aussi évidente que déplorable, inhérente à notre faible nature, le passage d'un système social à un autre ne peut jamais être direct et continu; il suppose toujours, pendant quelques générations au moins, une sorte d'interrègne plus ou moins anarchique, dont le caractère et la durée dépendent de l'intensité et de l'étendue de la rénovation à opérer: les progrès politiques les plus sensibles se réduisent alors essentiellement à la démolition graduelle de l'ancien système, toujours miné d'avance dans ses divers fondemens principaux. Ce renversement préalable est non-seulement inévitable, par la seule force des antécédens qui l'amènent, mais même strictement indispensable, soit pour permettre aux élémens du système nouveau, qui s'étaient jusqu'alors lentement développés en silence, de recevoir peu à peu l'institution politique, soit encore afin de stimuler à la réorganisation par l'expérience des inconvéniens de l'anarchie. Outre ces motifs incontestables, faciles à apprécier aujourd'hui, une considération nouvelle, purement intellectuelle, que je dois ici plus précisément indiquer, me semble propre à mettre en une plus parfaite évidence l'obligation directe d'une telle marche, en démontrant que, sans cette destruction préalable, l'esprit humain ne pourrait même s'élever nettement à la conception générale du système à constituer.

La débile portée de notre intelligence, et la brièveté de la vie individuelle comparée à la lenteur du développement social, retiennent notre imagination, surtout à l'égard des idées politiques, vu leur complication supérieure, sous la plus étroite dépendance du milieu effectif dans lequel nous vivons actuellement. Même les plus chimériques utopistes, qui croient s'être entièrement affranchis de toute condition de réalité, subissent, à leur insu, cette insurmontable nécessité, en reflétant toujours fidèlement par leurs rêveries l'état social contemporain. À plus forte raison, la conception d'un véritable système politique, radicalement différent de celui qui nous entoure, doit-elle excéder les bornes fondamentales de notre faible intelligence. L'état d'enfance et d'empirisme où la science sociale a jusqu'ici constamment langui, a dû d'ailleurs contribuer sans doute à rendre plus impérieuse et surtout plus étroite cette obligation naturelle. Ainsi, à ne considérer même les révolutions sociales que dans leurs simples conditions intellectuelles, la démolition très avancée du système politique antérieur y constitue évidemment un indispensable préambule, sans lequel ni les plus éminens esprits ne sauraient apercevoir nettement la vraie nature caractéristique du système nouveau, profondément dissimulée par le spectacle prépondérant de l'ancienne organisation, ni enfin, en supposant surmontée cette première difficulté, la raison publique ne pourrait se familiariser assez avec cette nouvelle conception pour en seconder la réalisation graduelle par son inévitable participation. La plus forte tête de toute l'antiquité, le grand Aristote, a été lui-même tellement dominé par son siècle qu'il n'a pu seulement concevoir une société qui ne fût point nécessairement fondée sur l'esclavage, dont l'irrévocable abolition a néanmoins commencé quelques siècles après lui. Une vérification aussi décisive doit faire apprécier suffisamment l'empire effectif d'une telle obligation générale, que l'histoire des sciences manifeste d'ailleurs hautement par tant d'exemples irrécusables, même à l'égard d'idées beaucoup plus simples que les idées politiques.

Ces diverses considérations fondamentales sont, par leur nature, éminemment applicables à l'immense révolution sociale au milieu de laquelle nous vivons, et dont l'ensemble des révolutions antérieures n'a réellement constitué qu'un indispensable préliminaire. La rénovation n'ayant jamais pu être jusque alors aussi profonde ni aussi étendue, comment la société aurait-elle échappé ici à cette condition de renversement préalable, qu'elle avait précédemment subie dans des transformations bien moins capitales? Sans doute, il eût été très préférable que la chute de l'ancien système politique se fût retardée jusqu'au moment où le nouveau système aurait été propre à lui succéder immédiatement, en prévenant toute discontinuité organique. Mais cette utopique supposition est trop hautement contradictoire avec les plus évidentes conditions de la nature humaine, pour mériter aucun examen sérieux. Si, malgré la démolition déjà presque entièrement accomplie, les plus éminens esprits n'aperçoivent encore que dans une vague obscurité le vrai caractère de la réorganisation sociale, qu'était-ce donc quand l'ancien système en pleine vigueur devait immédiatement interdire tout aperçu quelconque d'un tel avenir! Il est, au contraire, évident qu'une lutte plus intense et plus prolongée contre le régime antérieur, a dû nécessiter un développement plus énergique et une concentration plus systématique de l'action révolutionnaire, directement rattachée enfin, pour la première fois, à une doctrine complète de négation méthodique et continue de tout gouvernement régulier. Telle est la source nécessaire et pleinement légitime de la doctrine critique actuelle; d'où l'on peut apercevoir nettement la véritable explication générale, soit des indispensables services que cette doctrine a rendus jusqu'ici, soit des obstacles essentiels qu'elle oppose maintenant à la réorganisation finale des sociétés modernes.

Étudié à son origine historique, chacun de ses divers dogmes principaux ne constitue réellement, comme je l'établirai plus tard, que le résultat transitoire de la décadence correspondante de l'ancien ordre social, dont cette systématisation abstraite a dû, par une réaction naturelle, accélérer beaucoup la décomposition spontanée, dès-lors irrévocablement formulée. Malheureusement, le caractère essentiel d'une telle opération philosophique, et surtout l'esprit métaphysique qui a dû présider à son accomplissement, devaient graduellement conduire à concevoir comme absolue, une doctrine que sa destination nécessaire rendait si évidemment relative au seul système qu'elle avait à détruire. Si ce grand travail critique pouvait recommencer aujourd'hui, peut-être ne serait-il point impossible, en l'entreprenant du point de vue positif, de construire en effet la doctrine révolutionnaire, en lui conservant avec soin toute son énergique efficacité contre l'ancien ordre social, sans l'ériger en obstacle systématique à toute organisation quelconque: j'espère, du moins, parvenir à démontrer que cette doctrine peut être ainsi conçue et utilisée désormais, dans une intention organique, et néanmoins sans aucune inconséquence, pendant toute la période d'activité plus ou moins indispensable qui devra lui rester encore jusqu'à la formation suffisamment ébauchée du nouveau système politique. Mais, laissons aux esprits vulgaires la puérile satisfaction de blâmer injustement la conduite politique de nos pères, tout en profitant des progrès indispensables que nous devons à leur énergique persévérance, et qui seuls peuvent nous permettre aujourd'hui de concevoir plus rationnellement l'ensemble de la politique moderne. Un esprit métaphysique, et, par suite, absolu, devait nécessairement diriger la formation effective de la doctrine révolutionnaire ou anti-théologique, puisque, sans la prépondérance préalable de cette doctrine, notre intelligence n'eût jamais pu s'établir réellement au point de vue positif, suivant ma théorie fondamentale du vrai développement général de la raison humaine. Enfin, par une considération plus spéciale et plus directe, ce caractère inévitablement absolu, imprimé d'abord aux dogmes critiques, pouvait seul développer assez leur énergie fondamentale pour les rendre susceptibles d'atteindre pleinement leur destination propre, en luttant avec succès contre la puissance alors si imposante qui restait encore à l'ancien système politique. Car, si l'on eût tenté jusqu'ici de subordonner à des conditions quelconques l'application réelle des principes critiques, comme ces conditions ne pouvaient être empruntées au nouvel ordre social, dont la vraie nature générale demeure, même aujourd'hui, essentiellement indéterminée chez les plus hautes intelligences, il est évident que de semblables restrictions, dès-lors uniquement dérivées de l'ordre existant, auraient inévitablement produit l'annulation politique de la doctrine révolutionnaire. Tel est, en aperçu, le mode fondamental suivant lequel l'indispensable négation du régime théologique et féodal a dû se convertir spontanément en négation systématique de tout ordre vraiment régulier. Mais, quelque satisfaisante que soit logiquement une pareille explication, cette déplorable nécessité finale n'en détermine pas moins aujourd'hui les plus pernicieuses conséquences, qui, dissimulées naturellement tant que la lutte contre l'ancien système a dû constituer le principal objet de la politique active, se manifestent, avec une gravité toujours croissante, depuis que ce système est assez détruit pour permettre et même pour exiger l'élaboration directe du système nouveau. C'est ainsi que, par une exagération, abusive quoique inévitable, la métaphysique révolutionnaire, après avoir rempli, pour la démolition du régime théologique et féodal, un indispensable office préliminaire dans le développement général des sociétés modernes, tend désormais de plus en plus, en vertu de l'essor qu'elle a dû imprimer à l'esprit d'anarchie, à entraver radicalement l'institution finale de ce même ordre politique dont sa protection nécessaire a tant préparé jusqu'ici le salutaire avénement. Quand le cours naturel des événemens a conduit aussi spontanément une doctrine quelconque à devenir directement hostile à sa destination primordiale, une telle subversion constitue sans doute, le symptôme le moins équivoque de sa prochaine décadence inévitable, ou elle annonce, du moins, que son activité doit bientôt cesser d'être prépondérante. Nous savons déjà que la politique théologique ou rétrograde, qui n'a de prétentions qu'à l'ordre, est devenue, à vrai dire, aussi essentiellement perturbatrice aujourd'hui, quoique d'une autre manière, que la politique métaphysique ou révolutionnaire. Si donc celle-ci, dont la seule qualité fondamentale n'a pu être que de servir jusqu'ici d'instrument général au progrès politique, constitue maintenant un obstacle direct au principal développement social, cette double démonstration sera certainement la plus propre à mettre en pleine évidence la nécessité fondamentale de remplacer désormais, par une doctrine vraiment nouvelle, deux doctrines plus ou moins surannées, dont chacune témoigne ainsi son impuissance finale à atteindre réellement le but même qu'elle s'était trop exclusivement proposé. Cet examen étant surtout fort grave envers la politique métaphysique, la seule qui mérite aujourd'hui une discussion sérieuse, comme ayant seule tendu à produire une apparence de système nouveau, je crois devoir ici arrêter spécialement l'attention du lecteur sur ce point capital, dont l'éclaircissement doit jeter une lumière si indispensable, quoique simplement provisoire, sur le vrai caractère fondamental de la société actuelle.

Sous quelque aspect qu'on l'envisage, l'esprit général de la méthaphysique révolutionnaire consiste toujours à ériger systématiquement en état normal et permanent la situation nécessairement exceptionnelle et transitoire qui devait se développer chez les nations les plus avancées, depuis que l'impuissance de l'ancien ordre politique à diriger désormais le mouvement social avait commencé à y devenir irrécusable, jusqu'à la manifestation suffisamment caractérisée d'un ordre nouveau. Considérée dans son ensemble, cette doctrine, par une subversion directe et totale des notions politiques les plus fondamentales, représente le gouvernement comme étant, par sa nature, l'ennemi nécessaire de la société, contre lequel celle-ci doit se constituer soigneusement en état continu de suspicion et de surveillance, disposée sans cesse à restreindre de plus en plus sa sphère d'activité, afin d'empêcher ses empiètemens, en tendant finalement à ne lui laisser d'autres attributions réelles que les simples fonctions de police générale, sans aucune participation essentielle à la suprême direction de l'action collective et du développement social. Mais, malgré l'exactitude évidente d'une telle appréciation, la doctrine critique serait trop imparfaitement jugée si cette négation systématique de tout véritable gouvernement, après avoir été regardée comme une suite inévitable de la décadence du régime ancien, n'était point envisagée aussi comme une condition temporairement indispensable à la pleine efficacité de la lutte qui devait préparer l'avénement du régime nouveau, ainsi que je l'expliquerai spécialement en analysant plus tard cette dernière phase historique de l'évolution sociale. Il est, sans doute, très déplorable que, pour remplir suffisamment cette condition préliminaire, l'esprit humain ait été forcé de concevoir comme absolue et indéfinie une doctrine qui, depuis qu'elle n'est plus exclusivement employée à la démolition de l'ancien ordre politique, tend ainsi de plus en plus à devenir un obstacle direct à toute vraie réorganisation. Néanmoins, ce grave inconvénient doit sembler, du point de vue philosophique, malheureusement inséparable de notre faible nature. Non-seulement un tel caractère a dû spontanément résulter de l'état nécessairement métaphysique où notre intelligence était alors renfermée; mais, en outre, une opération sociale, dont l'accomplissement devait exiger deux ou trois siècles, aurait-elle pu, même dans l'état le plus avancé de la raison publique, ne point passer pour absolue et définitive, aux yeux du vulgaire? Enfin, ce qu'il faut surtout considérer, c'est que, sans un tel attribut, la métaphysique révolutionnaire eût été nécessairement impuissante à remplir convenablement son office essentiel contre l'ancien système politique. Car, la véritable nature du système nouveau étant profondément inconnue, si toute puissance directrice n'avait pas été, par une sorte de dogme formel, radicalement déniée au gouvernement, elle eût été, en réalité, inévitablement conservée ou rendue aux pouvoirs mêmes qu'il s'agissait de détruire, puisqu'ils prétendaient seuls à une semblable attribution, sans qu'on pût encore concevoir aucune meilleure manière de l'exercer.

En considérant maintenant la doctrine critique sous un point de vue plus spécial, il est évident que le droit absolu du libre examen, ou le dogme de la liberté illimitée de conscience, constitue son principe le plus étendu et le plus fondamental, surtout en n'en séparant point ses conséquences les plus immédiates, relatives à la liberté de la presse, de l'enseignement, ou de tout autre mode quelconque d'expression et de communication des opinions humaines. C'est essentiellement par là que toutes les intelligences, quelles que soient leurs vaines intentions spéculatives, ont aujourd'hui réellement adhéré, d'une manière plus ou moins explicite, à l'esprit général de la doctrine révolutionnaire, dont elles font ainsi, les unes sciemment, les autres en contradiction avec leurs propres théories, un usage spontané et continu. Le droit individuel d'examen souverain sur toutes les questions sociales devait trop flatter l'orgueilleuse faiblesse de notre intelligence, pour que les conservateurs les plus systématiques de l'ancien régime social pussent eux-mêmes résister à un tel appât, et se résignassent à demeurer seuls humbles et soumis, au milieu d'esprits pleinement livrés à l'irrésistible élan de leur complète émancipation. Aussi, la contagion révolutionnaire est-elle devenue, sous ce rapport fondamental, véritablement universelle, et constitue-t-elle un des principaux caractères des moeurs sociales propres au siècle actuel. Dans la vie journalière, les plus zélés partisans de la politique théologique ne se montrent, d'ordinaire, guère moins disposés maintenant que leurs adversaires à juger exclusivement d'après leurs lumières personnelles, en tranchant, avec non moins de hardiesse et de légèreté, les débats les plus difficiles, et sans témoigner plus de déférence réelle envers leurs vrais supérieurs intellectuels. Ceux même qui, par leurs écrits, se constituent les défenseurs philosophiques du gouvernement spirituel, ne reconnaissent, au fond, comme les révolutionnaires qu'ils attaquent, d'autre véritable autorité suprême que celle de leur propre raison, dont l'irritable infaillibilité est toujours prête à s'insurger contre toute contradiction, dût-elle émaner des pouvoirs qu'ils préconisent le plus. Je signale de préférence chez le parti rétrograde cette invasion générale de l'esprit critique, qui caractérise la doctrine révolutionnaire proprement dite, afin de faire mieux ressortir l'étendue et la gravité d'une telle situation des intelligences.

Historiquement envisagé, le dogme du droit universel, absolu, et indéfini d'examen, n'est réellement, comme je l'établirai en son lieu, que la consécration, sous la forme vicieusement abstraite commune à toutes les conceptions métaphysiques, de l'état passager de liberté illimitée où l'esprit humain a été spontanément placé, par une suite nécessaire de l'irrévocable décadence de la philosophie théologique, et qui doit naturellement durer jusqu'à l'avénement social de la philosophie positive 6. En formulant cette absence effective de règles intellectuelles, il a, par une réaction inévitable, puissamment concouru à accélérer et à propager la dissolution finale de l'ancien pouvoir spirituel. Cette formule ne pouvait manquer d'être absolue, puisqu'on ne pouvait alors aucunement soupçonner le terme nécessaire que la marche générale de la raison humaine devait assigner à l'état transitoire qu'elle consacrait, et qui semble encore constituer même aujourd'hui, pour tant d'esprits éclairés, un état définitif. D'une autre part, il est ici très évident que, abstraction faite de l'impossibilité manifeste d'une telle appréciation, ce caractère absolu était strictement indispensable pour que ce dogme pût remplir, avec l'énergie suffisante, sa destination révolutionnaire. Car, s'il eût fallu subordonner le droit d'examen à des restrictions quelconques, l'esprit humain les aurait nécessairement empruntées aux seuls principes qu'il pût réellement concevoir, c'est-à-dire à ceux mêmes de l'ancien système social, dont l'indispensable destruction eût été ainsi directement entravée par l'opération philosophique qui n'avait d'autre objet essentiel que de la faciliter. Mieux on analysera cette phase singulière de notre développement social, plus on sera convaincu, je crois, que sans la conquête et l'usage de cette liberté illimitée de penser, aucune vraie réorganisation ne pouvait être préparée, puisque les principes qui doivent y présider n'auraient pu même être primitivement recherchés si les philosophes n'avaient exercé, dans toute sa plénitude, le droit d'examen; et que, d'ailleurs, si le public ne se fût point aussi attribué la même faculté, la discussion fondamentale qui doit inévitablement précéder et déterminer le triomphe effectif de ces principes serait devenue radicalement impossible. Quand de tels principes auront ainsi été établis, leur irrésistible prépondérance tendra à faire rentrer enfin le droit d'examen dans ses limites vraiment normales et permanentes, qui consistent, en général, à discuter, sous les conditions intellectuelles convenables, la liaison réelle des diverses conséquences avec des règles fondamentales uniformément respectées. Jusque alors, les opinions même qui plus tard seront effectivement destinées à soumettre les intelligences à une exacte discipline continue, en formulant les bases essentielles du nouvel ordre social, ne peuvent d'abord se manifester qu'au titre universel de simples pensées individuelles, produites en vertu du droit absolu d'examen, puisque leur suprématie légitime ne peut ultérieurement résulter que de l'assentiment volontaire par lequel le public les consacrera, à l'issue finale de la plus libre discussion. Toute autre manière de procéder à la réorganisation spirituelle, serait nécessairement illusoire, et pourrait être fort dangereuse, si, dans le vain espoir de hâter, par une politique toute matérielle, l'institution d'une telle unité, on prétendait assujétir à d'arbitraires réglemens l'exercice du droit d'examen, avant que le développement spontané de la raison publique eût graduellement établi les principes correspondans; aberration funeste, vers laquelle doit trop souvent entraîner aujourd'hui, chez tous les partis politiques, la médiocrité intellectuelle unie à l'inquiétude du caractère, animées par l'orgueilleuse possession momentanée d'un pouvoir quelconque. La suite de ce volume m'offrira naturellement des occasions réitérées d'expliquer de plus en plus l'ensemble de ma pensée sur cet important sujet: mais je crois l'avoir déjà assez nettement caractérisée pour que les lecteurs les moins attentifs ne puissent être aucunement choqués de mon appréciation générale du dogme révolutionnaire de la liberté illimitée de conscience, sans le triomphe duquel ce traité eût été évidemment impossible.

Note 6: (retour) Qu'il me soit permis, à ce sujet, de rappeler ici sommairement, comme pouvant encore être utile, la manière dont j'appréciais ce dogme, en 1822, dans l'introduction de mon Système de politique positive: «Il n'y a point de liberté de conscience en astronomie, en physique, en chimie, en physiologie même, en ce sens que chacun trouverait absurde de ne pas croire de confiance aux principes établis dans ces sciences par les hommes compétens. S'il en est autrement en politique, c'est uniquement parce que, les anciens principes étant tombés, et les nouveaux n'étant point encore formés, il n'y a point, à proprement parler, dans cet intervalle, de principes établis.» Après avoir d'abord, comme je m'y étais attendu, vivement choqué les préjugés révolutionnaires, une telle appréciation a cependant contribué, même alors, à désabuser un assez grand nombre de bons esprits, qui, jusque-là, n'avaient point senti convenablement la nécessité d'une nouvelle doctrine sociale, et regardaient le triomphe complet de la politique négative ou métaphysique comme le terme définitif de la révolution générale des sociétés modernes.

Quelque salutaire et même indispensable qu'ait été jusqu'ici, et que soit encore, à divers titres essentiels, ce grand principe de la doctrine critique, on ne saurait néanmoins douter, en l'examinant d'un point de vue vraiment philosophique, que non-seulement il ne peut nullement constituer un principe organique, comme on a dû le croire d'abord par l'illusion naturelle d'une longue habitude, mais qu'il tend même directement désormais à opposer de plus en plus un obstacle systématique à toute vraie réorganisation sociale, depuis que son activité destructive n'est plus essentiellement absorbée par la démolition, maintenant presque accomplie, de l'ancien ordre politique. Dans un cas quelconque, soit privé, soit public, l'état d'examen ne saurait être évidemment que provisoire, comme indiquant la situation d'esprit qui précède et prépare une décision finale, vers laquelle tend sans cesse notre intelligence, lors même qu'elle renonce à d'anciens principes pour s'en former de nouveaux. Prendre l'exception pour la règle, au point d'ériger, en ordre normal et permanent, l'interrègne passager qui accompagne inévitablement de telles transitions, c'est certainement méconnaître les nécessités les plus fondamentales de la raison humaine, qui, par dessus tout, a besoin de points fixes, seuls susceptibles de rallier utilement ses efforts spontanés, et chez laquelle, par suite, le scepticisme momentanément produit par le passage plus ou moins difficile d'un dogmatisme à un autre, constitue une sorte de perturbation maladive, qui ne saurait se prolonger sans de graves dangers au-delà des limites naturelles de la crise correspondante. Examiner toujours, sans se décider jamais, serait presque taxé de folie, dans la conduite privée. Comment la consécration dogmatique d'une semblable disposition chez tous les individus, pourrait-elle constituer la perfection définitive de l'ordre social, à l'égard d'idées dont la fixité est à la fois beaucoup plus essentielle et bien autrement difficile à établir 7? N'est-il pas, au contraire, évident qu'une telle tendance est, par sa nature, radicalement anarchique, en ce que, si elle pouvait indéfiniment persister, elle empêcherait toute véritable organisation spirituelle? Chacun se reconnaît sans peine habituellement impropre, à moins d'une préparation spéciale, à former et même à juger les notions astronomiques, physiques, chimiques, etc., destinées à entrer dans la circulation sociale, et personne n'hésite néanmoins à les faire présider, de confiance, à la direction générale des opérations correspondantes; ce qui signifie que, sous ces divers rapports, le gouvernement intellectuel est déjà effectivement ébauché. Les notions les plus importantes et les plus délicates, celles qui, par leur complication supérieure, sont nécessairement accessibles à un moindre nombre d'intelligences, et supposent une préparation plus pénible et plus rare, resteraient-elles donc seules abandonnées à l'arbitraire et variable décision des esprits les moins compétens? Une aussi choquante anomalie ne saurait certainement être conçue comme permanente, sans tendre directement à la dissolution de l'état social, par la divergence toujours croissante des intelligences individuelles, exclusivement livrées désormais à l'impulsion désordonnée de leurs divers stimulans naturels, dans l'ordre d'idées le plus vague et le plus fécond en aberrations capitales. L'inertie spéculative commune à la plupart des esprits, et peut-être aussi, à un certain degré, la sage retenue du bon sens vulgaire, tendent, sans doute, à restreindre beaucoup ce développement spontané des divagations politiques. Mais, ces faibles influences qui, lorsque l'orgueil individuel n'est point très fortement stimulé, peuvent souvent prévenir le ridicule essor d'une impuissante activité, doivent être, au contraire, habituellement insuffisantes pour déraciner la vaine prétention de chacun à s'ériger toujours en arbitre souverain des diverses théories sociales; prétention que chaque homme sensé blâme d'ordinaire chez les autres, tout en réservant, sous une forme plus ou moins explicite, sa seule compétence personnelle. Or, une telle disposition suffirait évidemment, même abstraction faite de toute aberration active, pour entraver radicalement la réorganisation intellectuelle, en s'opposant à la convergence effective des esprits, qui ne sauraient être finalement ralliés sans la renonciation volontaire de la plupart d'entre eux à leur droit absolu d'examen individuel, sur des sujets aussi supérieurs à leur véritable portée, et dont la nature exige néanmoins, plus impérieusement qu'en aucun autre cas, une communion réelle et stable. Que sera-ce donc en ayant d'ailleurs égard à l'influence directe des inévitables divagations produites par l'ambition effrénée de tant d'intelligences incapables et mal préparées, dont chacune tranche à son gré, sans aucun contrôle réel, les questions les plus compliquées et les plus obscures, ne pouvant même y soupçonner les principales conditions qu'exigerait naturellement leur élaboration rationnelle? Ces diverses aberrations, qui se combattent mutuellement, tendent, il est vrai, à disparaître par suite même de la libre discussion; mais ce n'est jamais qu'après avoir exercé des ravages plus ou moins étendus, et surtout elles ne s'effacent que pour faire place à de nouvelles extravagances non moins dangereuses, dont la succession naturelle serait inépuisable: en sorte que l'issue finale de tous ces vains débats est toujours l'accroissement uniforme de l'anarchie intellectuelle.

Note 7: (retour) «Ni l'individu, ni l'espèce», disais-je, en 1826, dans mes Considérations sur le pouvoir spirituel, «ne sont destinés à consumer leur vie dans une activité stérilement raisonneuse, en dissertant continuellement sur la conduite qu'ils doivent tenir. C'est à l'action qu'est essentiellement appelée la masse des hommes, sauf une fraction imperceptible, principalement vouée par nature à la contemplation.»

Aucune association quelconque, n'eût-elle qu'une destination spéciale et temporaire, et fût-elle limitée à un très petit nombre d'individus, ne saurait réellement subsister sans un certain degré de confiance réciproque, à la fois intellectuelle et morale, entre ses divers membres, dont chacun éprouve le besoin continu d'une foule de notions à la formation desquelles il doit rester étranger, et qu'il ne peut admettre que sur la foi d'autrui. Par quelle monstrueuse exception, cette condition élémentaire de toute société, si clairement vérifiée dans les cas les plus simples, pourrait-elle être écartée envers l'association totale de l'espèce humaine, c'est-à-dire là même où le point de vue individuel est le plus profondément séparé du point de vue collectif, et où chaque membre doit être ordinairement le moins apte, soit par nature, ou par position, à entreprendre une juste appréciation des maximes générales indispensables à la bonne direction de son activité personnelle? Quelque développement intellectuel qu'on puisse jamais supposer dans la masse des hommes, il est donc évident que l'ordre social demeurera toujours nécessairement incompatible avec la liberté permanente laissée à chacun, sans le préalable accomplissement d'aucune condition rationnelle, de remettre chaque jour en discussion indéfinie les bases mêmes de la société. La tolérance systématique ne peut exister, et n'a réellement jamais existé, qu'à l'égard des opinions regardées comme indifférentes ou comme douteuses, ainsi que le prouve la pratique même de la politique révolutionnaire, malgré sa proclamation absolue de la liberté de conscience. Chez les peuples où cette politique s'est sérieusement arrêtée à la halte du protestantisme, les innombrables sectes religieuses dans lesquelles s'y est décomposé le christianisme sont, chacune à part, trop impuissantes pour prétendre à une vraie domination spirituelle; mais, sur les divers points de doctrine ou de discipline qui leur sont restés communs, leur intolérance n'est certes pas moins tyrannique, surtout aux États-Unis, que celle tant reprochée au catholicisme. Lorsque, par une illusion d'abord inévitable, mais dont l'entier renouvellement est désormais impossible, la doctrine critique a été, au commencement de la révolution française, unanimement conçue comme organique, on sait avec quelle terrible énergie les directeurs naturels de ce grand mouvement ont tenté d'obtenir l'assentiment général, volontaire ou forcé, aux dogmes essentiels de la philosophie révolutionnaire, alors regardée comme la seule base possible de l'ordre social, et, par cela même, au-dessus de toute discussion radicale. J'aurai, dans la suite de ce volume, de fréquentes occasions de revenir sur un tel sujet, de manière à définir nettement les limites normales du droit d'examen, soit en ce qu'elles ont de commun à tous les états possibles de la société humaine, soit surtout en ce qui concerne les conditions spéciales d'existence de l'ordre social propre à la civilisation moderne. Qu'il me suffise ici, pour résumer sommairement l'analyse précédente, de rappeler que, depuis long-temps, le bon sens politique a hautement formulé ce premier besoin de toute organisation réelle, par cet admirable axiome de l'Église catholique: In necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus charitas. Toutefois, cette belle maxime se borne évidemment à poser le problème, en signalant le but général vers lequel chaque société doit tendre à sa manière; mais sans pouvoir, en elle-même, suggérer jamais aucune idée de la vraie solution, c'est-à-dire, des principes susceptibles de constituer enfin cette indispensable unité, qui serait nécessairement illusoire, si elle ne résultait point d'abord d'une libre discussion fondamentale.

Il serait certainement superflu d'analyser ici avec autant de soin tous les autres dogmes essentiels de la métaphysique révolutionnaire, que le lecteur attentif soumettra maintenant sans peine, par un procédé semblable, à une appréciation analogue, de manière à constater clairement dans tous les cas, comme je viens de le faire à l'égard du principe le plus important: la consécration absolue d'un aspect transitoire de la société moderne, suivant une formule, éminemment salutaire, et même strictement indispensable, quand on l'applique, conformément à sa destination historique, à la seule démolition de l'ancien système politique, mais qui, transportée mal à propos à la conception du nouvel ordre social, tend à l'entraver radicalement, en conduisant à la négation indéfinie de tout vrai gouvernement. Cela est surtout sensible pour le dogme de l'égalité, le plus essentiel et le plus actif après celui que je viens d'examiner, et qui d'ailleurs est en relation nécessaire avec le principe de la liberté illimitée de conscience, d'où devait évidemment résulter la proclamation, immédiate quoique indirecte, de l'égalité la plus fondamentale, celle des intelligences. Appliqué à l'ancien système, ce dogme a jusqu'ici heureusement secondé le développement naturel de la civilisation moderne, en présidant à la dissolution finale de la vieille classification sociale. Sans cet indispensable préambule, les forces destinées à devenir ensuite les élémens d'une nouvelle organisation n'auraient pu prendre tout l'essor convenable, et surtout ne pouvaient acquérir le caractère directement politique qui avait dû leur manquer jusque alors. L'absolu n'était pas ici moins nécessaire, dans la double acception de ce terme, que dans le cas précédent, puisque, si tout classement social n'avait pas été d'abord systématiquement dénié, les anciennes corporations dirigeantes eussent conservé spontanément leur prépondérance, par l'impossibilité où l'on devait être de concevoir autrement la classification politique, dont nous n'avons, même aujourd'hui, aucune idée suffisamment nette, vraiment appropriée au nouvel état de la civilisation. C'est donc seulement au nom de l'entière égalité politique qu'il a été possible jusqu'ici de lutter avec succès contre les anciennes inégalités, qui, après avoir long-temps secondé le développement des sociétés modernes, avaient fini, dans leur inévitable décadence, par devenir réellement oppressives. Mais une telle opposition constitue naturellement la seule destination progressive de ce dogme énergique, qui tend, à son tour, à empêcher toute véritable réorganisation, lorsque, prolongée outre mesure, son activité destructive, faute d'aliment convenable, se dirige aveuglément contre les bases mêmes d'un nouveau classement social. Car, quel qu'en puisse être le principe, ce classement sera certainement inconciliable avec cette prétendue égalité, qui, pour tous les bons esprits, ne saurait vraiment signifier aujourd'hui que le triomphe nécessaire des inégalités développées par la civilisation moderne sur celles dont l'enfance de la société avait dû jusque alors maintenir la prépondérance. Sans doute, chaque individu, quelle que soit son infériorité, a toujours le droit naturel, à moins d'une conduite anti-sociale très caractérisée, d'attendre de tous les autres le scrupuleux accomplissement continu des égards généraux inhérens à la dignité d'homme, et dont l'ensemble, encore fort imparfaitement apprécié, constituera de jour en jour le principe le plus usuel de la morale universelle. Mais, malgré cette grande obligation morale, qui n'a jamais été directement niée depuis l'abolition de l'esclavage, il est évident que les hommes ne sont ni égaux entre eux, ni même équivalens, et ne sauraient, par suite, posséder, dans l'association, des droits identiques, sauf, bien entendu, le droit fondamental, nécessairement commun à tous, du libre développement normal de l'activité personnelle, une fois convenablement dirigée. Pour quiconque a judicieusement étudié la véritable nature humaine, les inégalités intellectuelles et morales sont certainement bien plus prononcées, entre les divers organismes, que les simples inégalités physiques, qui préoccupent tant le vulgaire des observateurs. Or, le progrès continu de la civilisation, loin de nous rapprocher d'une égalité chimérique, tend, au contraire, par sa nature, à développer extrêmement ces différences fondamentales, en même temps qu'il atténue beaucoup l'importance des distinctions matérielles, qui d'abord les tenaient comprimées. Ce dogme absolu de l'égalité prend donc un caractère essentiellement anarchique, et s'élève directement contre le véritable esprit de son institution primitive, aussitôt que, cessant d'y voir un simple dissolvant transitoire de l'ancien système politique, on le conçoit aussi comme indéfiniment applicable au système nouveau.

La même appréciation philosophique ne présente pas plus de difficultés envers le dogme de la souveraineté du peuple, seconde conséquence générale, non moins nécessaire, du principe fondamental de la liberté illimitée de conscience, ainsi finalement transporté de l'ordre intellectuel à l'ordre politique. Non-seulement cette nouvelle phase de la métaphysique révolutionnaire était inévitable comme proclamation directe de l'irrévocable décadence du régime ancien: mais elle était indispensable aussi pour préparer l'avénement ultérieur d'une nouvelle constitution. Tant que la nature de cet ordre final n'était point assez connue, les peuples modernes ne pouvaient comporter que des institutions purement provisoires, qu'ils devaient s'attribuer le droit absolu de changer à volonté, sans quoi, toutes les restrictions ne dérivant dès-lors que de l'ancien système, sa suprématie se serait trouvée, par cela seul, maintenue, et la grande révolution sociale eût nécessairement avorté. La consécration dogmatique de la souveraineté populaire a donc seule pu permettre la libre succession préalable des divers essais politiques qui, lorsque la rénovation intellectuelle sera suffisamment avancée, aboutiront enfin à l'installation d'un véritable système de gouvernement, susceptible de fixer régulièrement, à l'abri de tout arbitraire, les conditions permanentes et l'étendue normale des diverses souverainetés. Suivant tout autre procédé, cette réorganisation politique exigerait directement l'utopique participation désintéressée des pouvoirs mêmes qu'elle doit à jamais éteindre. Mais en appréciant, comme il convient, l'indispensable office transitoire de ce dogme révolutionnaire, aucun vrai philosophe ne saurait méconnaître aujourd'hui la fatale tendance anarchique d'une telle conception métaphysique, lorsque, dans son application absolue, elle s'oppose à toute institution régulière, en condamnant indéfiniment tous les supérieurs à une arbitraire dépendance envers la multitude de leurs inférieurs, par une sorte de transport aux peuples du droit divin tant reproché aux rois.

Enfin, l'esprit général de la métaphysique révolutionnaire se manifeste d'une manière essentiellement analogue lorsqu'on envisage aussi la doctrine critique dans les relations internationales. Sous ce dernier aspect, la négation systématique de toute véritable organisation n'est certes pas moins absolue, ni moins évidente. La nécessité de l'ordre étant, en ce cas, bien plus équivoque et plus cachée, on peut même remarquer que l'absence de tout pouvoir régulateur a été ici plus naïvement proclamée qu'à aucun autre égard. Par l'annulation politique de l'ancien pouvoir spirituel, le principe fondamental de la liberté illimitée de conscience a dû aussitôt déterminer la dissolution spontanée de l'ordre européen, dont le maintien constituait directement l'attribution la plus naturelle de l'autorité papale. Les notions métaphysiques d'indépendance et d'isolement national, et, par suite, de non-intervention mutuelle, qui ne furent d'abord que la formulation abstraite de cette situation transitoire, ont dû, plus évidemment encore que pour la politique intérieure, présenter le caractère absolu sans lequel elles auraient alors nécessairement manqué leur but principal, et le manqueraient même essentiellement encore aujourd'hui, jusqu'à ce que la suffisante manifestation du nouvel ordre social vienne dévoiler suivant quelle loi les diverses nations doivent être finalement réassociées. Jusque alors, toute tentative de coordination européenne étant inévitablement dirigée par l'ancien système, elle tendrait réellement à ce monstrueux résultat, de subordonner la politique des peuples les plus civilisés à celle des nations les moins avancées, et qui, à ce titre, ayant conservé ce système dans un état de moindre décomposition, se trouveraient ainsi naturellement placées à la tête d'une semblable association. On ne saurait donc trop apprécier l'admirable énergie avec laquelle la nation française a conquis enfin, par tant d'héroïques dévouemens, le droit indispensable de transformer à son gré sa politique intérieure, sans s'assujétir à la moindre dépendance du dehors. Cet isolement systématique constituait évidemment une condition préliminaire de la régénération politique, puisque, dans toute autre hypothèse, les différens peuples, malgré leur inégal progrès, auraient dû être simultanément réorganisés, ce qui serait certainement chimérique, quoique la crise soit, au fond, partout homogène. Mais il ne reste pas moins incontestable, sous ce rapport, comme sous les précédens, que la métaphysique révolutionnaire, en consacrant à jamais cet esprit absolu de nationalité exclusive, tend directement à entraver aujourd'hui le développement de la réorganisation sociale, ainsi privée de l'un de ses principaux caractères. En ce sens, une telle conception, si elle pouvait indéfiniment prévaloir, aboutirait à faire rétrograder la politique moderne au-dessous de celle du moyen âge, à l'époque même où, en vertu d'une similitude chaque jour plus intime et plus complète, les divers peuples civilisés sont nécessairement appelés à constituer finalement une association à la fois plus étendue et plus régulière que celle qui fut jadis imparfaitement ébauchée par le système catholique et féodal. Ainsi, à cet égard, autant qu'à tous les autres, la politique métaphysique, après son indispensable influence pour préparer l'évolution définitive des sociétés modernes, constituerait désormais, par une application aveugle et démesurée, un obstacle direct à l'accomplissement réel de ce grand mouvement, en le représentant comme indéfiniment borné à une phase purement transitoire, déjà suffisamment parcourue.

Pour compléter ici l'appréciation préliminaire de la doctrine révolutionnaire, il ne me reste plus qu'à lui appliquer sommairement le critérium logique qui déjà nous a fait juger, en elle-même, la doctrine rétrograde ou théologique, c'est-à-dire à constater son inconséquence radicale.

Quoique cette inconséquence soit aujourd'hui encore plus intime et plus manifeste que dans le premier cas, elle doit néanmoins être envisagée comme étant, de toute nécessité, moins décisive contre la métaphysique révolutionnaire, non-seulement en ce qu'une récente formation l'y rend naturellement plus excusable, mais surtout parce qu'un tel vice n'empêche point essentiellement cette doctrine de remplir, avec une suffisante énergie, son office purement critique, qui n'exige point, à beaucoup près, cette exacte homogénéité de principes, indispensable à toute destination vraiment organique. Malgré de profonds dissentimens, les divers adversaires de l'ancien système politique ont pu, pendant le cours de l'opération révolutionnaire, se rallier aisément contre lui, autant que l'exigeait successivement chaque démolition partielle: il leur a suffi de concentrer la discussion sur les seuls points qui devaient alors leur être communs à tous, en ajournant après le succès les contestations relatives aux développemens ultérieurs de la doctrine critique; décomposition qui serait impossible à l'égard d'une opération organique, dont chaque partie doit toujours être considérée d'après sa relation fondamentale avec l'ensemble. Néanmoins, ce même mode d'appréciation logique, qui ci-dessus a si clairement caractérisé l'inanité fondamentale de la politique théologique, peut aussi, judicieusement employé, manifester non moins sensiblement l'insuffisance et la stérilité actuelles de la politique métaphysique. Car, si, par leur destination révolutionnaire, les diverses parties de cette dernière peuvent être dispensées d'une parfaite cohérence mutuelle, du moins faut-il évidemment que l'ensemble de la doctrine ne devienne jamais directement contraire au progrès même qu'il devait préparer, et ne tende point non plus à maintenir les bases essentielles du système politique qu'il se proposait de détruire; puisque, sous l'un ou l'autre aspect, l'inconséquence, dès-lors poussée jusqu'au renversement de l'opération primitive, constaterait irrécusablement l'inaptitude finale d'une doctrine, ainsi graduellement conduite, par le cours naturel de ses applications sociales, à prendre un caractère directement hostile à l'esprit même de son institution. Or, il est aisé de montrer que tel est, en effet, à ce double titre, le véritable état présent de la métaphysique révolutionnaire.

Considérons-la d'abord parvenue à sa plus haute élévation possible, lorsque, pendant la phase la plus prononcée de la révolution française, et après avoir reçu tout son développement systématique, elle obtint momentanément une entière prépondérance politique, en étant conçue, par une illusion nécessaire, comme devant présider à la réorganisation sociale. Dans cette époque, courte mais décisive, la doctrine révolutionnaire manifeste, avec toute son énergie caractéristique, une homogénéité et une consistance éminemment remarquables, qu'elle a depuis irrévocablement perdues. Or, c'est précisément alors que, n'ayant plus à lutter intellectuellement contre l'ancien système, elle développe aussi, de la manière la moins équivoque, son esprit radicalement hostile à toute vraie réorganisation sociale, et finit même par se constituer violemment en opposition directe avec le mouvement fondamental de la civilisation moderne, au point de devenir, sous ce rapport, hautement rétrograde. Les causes essentielles de cette inévitable contradiction finale ayant été suffisamment analysées ci-dessus, il suffira maintenant de rappeler, en peu de mots, les principaux témoignages effectifs de cette tendance nécessaire de la métaphysique révolutionnaire à entraver directement le progrès naturel de ce même nouveau système social dont elle était primitivement destinée à préparer l'avénement politique.

Une telle opposition s'était déjà ouvertement manifestée dès l'époque même de l'élaboration philosophique de cette doctrine, qu'on peut voir partout uniformément dominée par l'étrange notion métaphysique d'un prétendu état de nature, type primordial et invariable de tout état social. Cette notion, radicalement contraire à toute véritable idée de progrès, n'est nullement particulière au puissant sophiste qui a le plus participé, dans le siècle dernier, à la coordination définitive de la métaphysique révolutionnaire. Elle appartient également à tous les philosophes qui, à diverses époques et dans différens pays, ont spontanément concouru, sans aucun concert, à ce dernier essor de l'esprit métaphysique. Rousseau n'a fait réellement, par sa pressante dialectique, que développer jusqu'au bout la doctrine commune de tous les métaphysiciens modernes, en représentant, sous les divers aspects fondamentaux, l'état de civilisation comme une dégénération inévitablement croissante de ce premier type idéal. On voit même, d'après l'analyse historique, ainsi que je le montrerai plus tard, qu'un tel dogme constitue réellement la simple transformation métaphysique du fameux dogme théologique de la dégradation nécessaire de l'espèce humaine par le péché originel. Quoi qu'il en soit, faut-il s'étonner que, partant d'un semblable principe, l'école révolutionnaire ait été conduite à concevoir toute réformation politique comme essentiellement destinée à rétablir le plus complétement possible cet inqualifiable état primitif? Or, n'est-ce point là, en réalité, organiser systématiquement une rétrogradation universelle, quoique dans des intentions éminemment progressives?

Les applications effectives ont été parfaitement conformes à cette constitution philosophique de la doctrine révolutionnaire. Aussitôt qu'il a fallu procéder au remplacement intégral du régime féodal et catholique, l'esprit humain, au lieu de considérer l'ensemble de l'avenir social, s'est surtout dirigé d'après les souvenirs imparfaits d'un passé très reculé, en s'efforçant de substituer à ce système caduc un système encore plus ancien, et, à ce titre, plus décrépit, mais aussi, par cela même, plus rapproché du type primordial. En haine d'un catholicisme trop arriéré, on a tenté d'instituer une sorte de polythéisme métaphysique, en même temps que, par une autre rétrogradation non moins caractérisée, on tendait à remplacer l'ordre politique du moyen âge par le régime, si radicalement inférieur, des Grecs et des Romains. Les élémens mêmes de la civilisation moderne, les seuls germes possibles d'un nouveau système social, ont aussi été finalement menacés par la prépondérance politique de la métaphysique révolutionnaire. De sauvages mais énergiques déclamations ont alors directement condamné l'essor industriel et artistique des sociétés modernes, au nom de la vertu et de la simplicité primitives. Enfin, l'esprit scientifique lui-même, principe unique d'une véritable organisation intellectuelle, n'a pas été, malgré ses imminens services, entièrement à l'abri de cette explosion anarchique et rétrograde, comme tendant à instituer, suivant la formule alors usitée, une aristocratie des lumières, aussi incompatible qu'aucune autre avec le rétablissement de l'égalité originelle 8. Vainement l'école métaphysique a-t-elle ensuite présenté de semblables conséquences comme des résultats excentriques, et en quelque sorte fortuits, de la politique révolutionnaire. La filiation est, au contraire, pleinement normale et nécessaire, et ne saurait manquer de se réaliser de nouveau, si, par un concours d'événemens désormais impossible, cette politique recouvrait jamais une pareille prépondérance. Cette tendance contradictoire, et néanmoins irrésistible, à la rétrogradation sociale, en vue d'un plus parfait retour à l'état primitif, est tellement propre à la politique métaphysique, que, de nos jours, les nouvelles sectes éphémères de métaphysiciens, qui ont le plus orgueilleusement blâmé l'imitation révolutionnaire des types grecs et romains, n'ont pu éviter de reproduire involontairement, à un degré beaucoup plus prononcé, le même vice fondamental, en s'efforçant de reconstituer, d'une manière encore plus systématique, la confusion générale entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, et en préconisant, comme le dernier terme de la perfection sociale, une sorte de rétablissement de la théocratie égyptienne ou hébraïque, fondé sur un véritable fétichisme, vainement dissimulé sous le nom de panthéisme.

Note 8: (retour) Parmi tant de déplorables témoignages d'une telle aberration fondamentale, aucun ne m'a jamais semblé plus tristement décisif que l'exécrable condamnation du grand Lavoisier, qui suffira, dans la postérité la plus reculée, pour caractériser cette phase fatale de notre état révolutionnaire.

Depuis que les aberrations fondamentales déterminées par le triomphe momentané de la métaphysique révolutionnaire ont commencé à la discréditer essentiellement, son inconséquence caractéristique s'est surtout manifestée sous une autre forme non moins décisive, en ce que la doctrine critique a été inévitablement conduite à proclamer elle-même l'invariable conservation des bases générales de l'ancien système politique, dont elle avait à jamais détruit les principales conditions d'existence. On a pu, dès l'origine, apercevoir une semblable tendance, puisque la politique métaphysique n'est, au fond, qu'une simple émanation de la politique théologique, qu'elle devait d'abord seulement modifier. Chacun des divers réformateurs qui se sont succédé dans les trois derniers siècles, en poussant plus loin que ses prédécesseurs le développement de l'esprit critique, avait néanmoins toujours vainement prétendu, comme on sait, lui prescrire d'immuables bornes, en réalité incessamment reculées, empruntées aux principes mêmes de l'ancien système, dont aucun d'eux n'avait, à vrai dire, sciemment poursuivi la destruction totale, avec quelque énergie qu'il y participât en effet. Il est même évident que l'ensemble des droits absolus qui constituent la base usuelle de la doctrine révolutionnaire, se trouve garanti, en dernier ressort, par une sorte de consécration religieuse, réelle quoique vague, sans laquelle ces dogmes métaphysiques seraient nécessairement livrés à une discussion continue, qui compromettrait beaucoup leur efficacité. C'est toujours en invoquant, sous une forme de plus en plus générale, les principes fondamentaux de l'ancien système politique qu'on a effectivement procédé à la démolition successive des institutions, soit spirituelles, soit temporelles, destinées à en réaliser l'application: et nous reconnaîtrons en effet, sous le point de vue historique, que ce régime a été essentiellement décomposé par l'inévitable conflit de ses principaux élémens.

De cette marche nécessaire, a dû graduellement résulter, dans l'ordre intellectuel, un christianisme de plus en plus amoindri ou simplifié, et réduit enfin à ce théisme vague et impuissant que, par un monstrueux rapprochement de termes, les métaphysiciens ont qualifié de religion naturelle, comme si toute religion n'était point nécessairement surnaturelle. En prétendant diriger la réorganisation sociale d'après cette étrange et vaine conception, l'école métaphysique, malgré sa destination purement révolutionnaire, a donc toujours implicitement adhéré, et souvent même, aujourd'hui surtout, sous une forme très explicite, au principe le plus fondamental de l'ancienne doctrine politique, qui représente l'ordre social comme reposant, de toute nécessité, sur une base théologique. Telle est maintenant la plus évidente et la plus pernicieuse inconséquence de la métaphysique révolutionnaire. Armée d'une semblable concession, l'école de Bossuet et de de Maistre aura toujours une incontestable supériorité logique sur les irrationnels détracteurs du catholicisme, qui, en proclamant le besoin d'une organisation religieuse, lui dénient néanmoins tous les élémens indispensables à sa réalisation sociale. Par cet inévitable acquiescement, l'école révolutionnaire concourt en effet aujourd'hui avec l'école rétrograde pour empêcher directement une véritable réorganisation des sociétés modernes, dont l'état intellectuel interdit essentiellement et de plus en plus toute politique théologique, comme l'esprit de ce Traité doit déjà l'avoir fait assez pressentir. La proclamation banale de la prétendue nécessité d'une telle politique, doit être désormais regardée comme réellement équivalente à une irrécusable déclaration d'impuissance à l'égard du problème fondamental de la civilisation actuelle. Quelles que soient les apparences, on ne saurait éviter de se reconnaître ainsi doublement incompétent, soit par la médiocrité de l'intelligence, soit par le peu d'énergie du caractère. Sous un pareil aspect, la société devrait paraître indéfiniment condamnée à l'anarchie intellectuelle qui la caractérise aujourd'hui, puisque si, d'une part, tous les esprits semblent admettre le besoin d'un régime théologique, tous, d'une autre part, s'accordent encore plus réellement à repousser irrévocablement ses principales conditions d'existence. N'est-il pas étrange, et même honteux, que ceux dont l'inconséquente politique conduit aussi nécessairement à l'éternelle consécration du désordre, s'efforcent encore, par de vaines et inconvenantes déclamations, de jeter une sorte de flétrissure morale sur la seule voie rationnelle qui reste désormais ouverte à une vraie réorganisation, par l'avénement social de la philosophie positive? À quel titre les diverses doctrines, soit théologiques, soit métaphysiques, dont l'expérience la plus étendue et la plus variée a si hautement témoigné l'impuissance radicale, oseraient-elles proscrire l'application de l'unique procédé intellectuel que la politique n'ait point encore essayé? Serait-ce parce qu'un tel procédé a déjà heureusement réorganisé, à la satisfaction universelle, tous les autres ordres des conceptions humaines 9?

Note 9: (retour) Si, au nom de ceux qui conçoivent la réorganisation sociale sans la moindre intervention idéologique, je devais récriminer ici contre de telles déclamations, il ne serait peut-être pas impossible d'expliquer quelquefois, avec une certaine vraisemblance, un aussi étrange concours prohibitif de tant d'opinions, d'ailleurs incompatibles, par la tendance spontanée des divers esprits qui profitent aujourd'hui du vague et de la confusion des idées sociales à empêcher la philosophie positive de produire un éclaircissement final, qui, en dissipant à jamais de profondes illusions, devra nécessairement détrôner beaucoup de hautes renommées, et rendre désormais bien plus difficile la conquête d'un véritable ascendant intellectuel. Mais, sans nier entièrement la réalité de ce concert involontaire chez un petit nombre d'esprits, il est évidemment bien plus rationnel de le regarder comme le résultat nécessaire et inaperçu de notre situation intellectuelle, ainsi que je l'ai expliqué dans le texte.

Ce caractère d'inconséquence générale, qui, en détruisant l'ancien système, prétend néanmoins en maintenir les bases essentielles, n'est pas moins marqué dans l'application temporelle de la métaphysique révolutionnaire que dans son développement spirituel. Il s'y manifeste surtout par une tendance évidente à la conservation directe, sinon de l'esprit féodal proprement dit, du moins de l'esprit militaire, qui en constitue la véritable origine. Le triomphe passager de la politique métaphysique, momentanément conçue comme devant exclusivement présider à la réorganisation sociale, avait, il est vrai, d'abord déterminé, chez la nation française, un admirable élan de générosité universelle, qui proscrivait désormais toute tendance militaire directe. Mais ce n'était là qu'un vague instinct du vrai problème social, sans aucun aperçu de la solution réelle. Par suite de l'immense déploiement d'énergie défensive qu'a dû exiger le maintien du mouvement progressif contre la coalition armée des forces rétrogrades, ce sentiment primitif, qui n'était véritablement dirigé par aucun principe, a bientôt disparu sous le développement systématique de l'activité militaire la plus prononcée, avec tous ses caractères les plus oppressifs. Combien de fois, dans le cours de nos luttes politiques, l'école révolutionnaire, malgré ses intentions progressives, égarée par la frivole préoccupation d'un intérêt partiel ou fugitif, n'a-t-elle pas eu à se reprocher d'avoir préconisé la guerre, qui constitue cependant aujourd'hui la seule cause sérieuse propre à entraver et à ralentir gravement le mouvement fondamental des sociétés modernes! La doctrine critique est, en effet, si peu antipathique à l'esprit militaire, principale base temporelle de l'ancienne organisation politique, que le moindre sophisme suffira pour qu'elle entreprenne directement d'en empêcher l'inévitable décadence universelle, quand les intérêts révolutionnaires lui paraîtront l'exiger. On a, par exemple, imaginé, à cet effet, dans ces derniers temps, le spécieux prétexte de régulariser par la guerre l'action nécessaire des nations les plus avancées sur celles qui le sont moins, ce qui pourrait logiquement conduire à une conflagration universelle, si la nature de la civilisation moderne ne devait point mettre heureusement d'insurmontables obstacles au libre développement graduel d'une semblable aberration. De tels piéges, primitivement dressés par l'école rétrograde, sont, d'ordinaire, à l'aide de quelques précautions faciles, avidement accueillis par l'école révolutionnaire, qui semble ainsi disposée elle-même à seconder spontanément le rétablissement du système politique contre lequel elle a toujours lutté. Quand même une judicieuse analyse des débats journaliers ne constaterait point directement cette évidente inconséquence, il suffirait, ce me semble, afin de la caractériser hautement, de considérer les étranges efforts tentés de nos jours, avec un si déplorable succès momentané, par les différentes sections de l'école révolutionnaire, pour réhabiliter la mémoire de celui qui, dans les temps modernes, a le plus fortement poursuivi la rétrogradation politique, en consumant un immense pouvoir à la vaine restauration du système militaire et théologique.

Du reste, en signalant ici, comme je le devais, cet esprit d'inconséquence rétrograde, il me paraîtrait injuste de ne point indiquer aussi, chez la portion la plus avancée de l'école révolutionnaire, une dernière sorte de contradiction, qui l'honore beaucoup, comme étant, en réalité, éminemment progressive. Il s'agit surtout de l'important principe de la centralisation politique, dont la haute nécessité n'est aujourd'hui bien comprise que par cette école, malgré l'évidente opposition d'une telle notion avec les dogmes d'indépendance et d'isolement qui constituent l'esprit de la doctrine critique. Sous ce rapport essentiel, les rôles semblent être désormais directement intervertis entre les deux doctrines principales qui se disputent encore si vainement l'ascendant politique. Avec ses superbes prétentions à l'ordre et à l'unité, la doctrine rétrograde prêche hautement la dispersion des foyers politiques, dans le secret espoir d'empêcher plus aisément la décadence de l'ancien système social chez les populations les plus arriérées, en les préservant de l'influence prépondérante des centres généraux de civilisation. La politique révolutionnaire, au contraire, encore justement fière d'avoir naguère présidé à l'immense concentration de forces que nécessita, en France, la lutte décisive contre la coalition des anciens pouvoirs, oublie ses maximes dissolvantes pour recommander avec énergie cette subordination systématique des foyers secondaires envers les principaux, qui, après avoir, au milieu du désordre universel, assuré à jamais le libre essor de la progression sociale, doit naturellement devenir dans la suite un si précieux auxiliaire de la vraie réorganisation, dès-lors susceptible d'être primitivement bornée à une population d'élite. En un mot, l'école révolutionnaire a seule compris que le développement continu de l'anarchie intellectuelle et morale exigeait, de toute nécessité, pour prévenir une imminente dislocation générale, une concentration croissante de l'action politique proprement dite.

Par un tel ensemble de considérations préliminaires sur l'appréciation générale de la métaphysique révolutionnaire, son insuffisance fondamentale ne saurait maintenant être contestée. Sans doute, après l'usage actif et continu que l'esprit humain avait dû en faire, pendant le cours des trois derniers siècles, pour opérer la démolition graduelle de l'ancien système politique, il ne pouvait aucunement se dispenser d'abord de l'appliquer aussi à la réorganisation sociale, quand cette destruction, suffisamment avancée, est venue en dévoiler la nécessité. Toute autre manière de procéder eût été, à cette époque, certainement chimérique. Mais cette illusion naturelle, qu'une théorie alors impossible aurait seule pu prévenir, ne peut plus désormais être essentiellement reproduite, parce que le libre développement effectif d'une telle application a dû manifester à tous les esprits, par une impression ineffaçable, la nature purement anarchique et même l'influence directement rétrograde de la doctrine critique, quand son énergie dissolvante n'est plus absorbée par la lutte fondamentale qui constitua toujours sa seule destination propre.

Ce double examen préliminaire de la politique théologique et de la politique métaphysique suffit ici, quoique très sommaire, pour caractériser nettement l'insuffisance nécessaire de chacune d'elles, à l'égard même de son but exclusif, en montrant que désormais, et de plus en plus, la seconde ne remplit guère mieux, en réalité, les principales conditions du progrès que la première celles de l'ordre. Mais leur appréciation respective demeurerait encore essentiellement incomplète, si, après les avoir séparément analysées, nous ne considérions pas brièvement le singulier antagonisme que le cours naturel des événemens a fini par établir entre elles, et dont l'explication, impossible de toute autre manière, résultera spontanément des bases ci-dessus indiquées, de façon à éclaircir davantage la vraie position générale de la question sociale actuelle.

On peut aisément reconnaître aujourd'hui que, malgré leur opposition radicale, l'école rétrograde et l'école révolutionnaire, par une irrésistible nécessité, tendent réellement à entretenir mutuellement leur vie politique, en vertu même de leur neutralisation réciproque. Depuis un demi-siècle, d'éclatans triomphes successifs ont permis à chacune d'elles de développer librement sa véritable tendance, et, par suite, l'ont enfin amenée à constater irrévocablement son impuissance fondamentale pour atteindre réellement le but général que poursuit l'instinct des sociétés actuelles. Quoique simplement empirique, cette double conviction est maintenant devenue tellement profonde et universelle, qu'elle oppose désormais d'insurmontables obstacles à l'entière prépondérance politique de l'une ou de l'autre école, qui ne peuvent plus aspirer qu'à des succès aussi précaires qu'incomplets. Ainsi conduite à redouter presque également, quoiqu'à divers titres, l'ascendant absolu de chacune d'elles, la raison publique, à défaut d'un point d'appui plus rationnel et plus efficace, emploie tour à tour chaque doctrine à contenir les envahissemens indéfinis de l'autre. Lors même que le développement naturel des besoins sociaux paraît déterminer momentanément une préoccupation définitive en faveur de l'une des deux politiques, le dangereux essor qu'elle prend aussitôt ne tarde point à provoquer spontanément un inévitable retour proportionnel à la politique antagoniste, que vainement on avait cru éteinte à jamais. Cette misérable constitution oscillatoire de notre vie sociale se prolongera nécessairement jusqu'à ce qu'une doctrine réelle et complète, aussi véritablement organique que vraiment progressive, vienne enfin permettre de renoncer à cette périlleuse et insuffisante alternative, en satisfaisant, d'une manière directe et simultanée, aux deux aspects essentiels du grand problème politique. Alors seulement, les deux doctrines opposées tendront ensemble à disparaître irrévocablement devant une conception nouvelle, qui se présentera directement comme mieux adaptée à leurs destinations respectives. Mais, avant ce terme, chacune d'elles ayant pour principale utilité pratique d'empêcher le triomphe absolu de l'autre, elles continueront à constituer, malgré toute apparence contraire, deux inséparables élémens du mouvement politique fondamental, qui ne peut aujourd'hui être caractérisé que par leur commune participation, indispensable quoique insuffisante.

Combien de fois, dans le déplorable cours de nos luttes contemporaines, le parti révolutionnaire et le parti rétrograde, aveuglés par un succès passager, n'ont-ils pas cru avoir anéanti pour toujours l'influence politique de leurs adversaires, sans que l'événement ait néanmoins jamais cessé de démentir bientôt avec éclat ces frivoles illusions! Le terrible triomphe de la doctrine critique a-t-il empêché, après peu d'années, l'entière réhabilitation de l'école catholico-féodale, qu'on s'était vainement flatté d'avoir détruite? De même, la réaction rétrograde, poursuivie par Bonaparte avec tant d'énergie, n'a-t-elle point finalement déterminé un retour universel vers l'école révolutionnaire, dont l'irrévocable compression avait été si emphatiquement célébrée? Après ces deux épreuves décisives, le développement journalier de notre situation politique n'a-t-il point successivement reproduit, sur une moindre échelle, la manifestation continue, plus ou moins prononcée, mais toujours irrécusable, de cette double tendance nécessaire? Il est clair, en effet, sous le point de vue philosophique, que la métaphysique révolutionnaire, en vertu de sa destination purement critique, aurait dû perdre aujourd'hui, à défaut d'aliment, sa principale activité politique, depuis que, l'ancien système étant assez détruit pour que son rétablissement soit évidemment impossible, l'attention générale a dû se porter surtout vers une réorganisation définitive, devenue chaque jour plus urgente. Mais, cette réorganisation ayant été jusqu'ici toujours réellement conçue, faute de principes nouveaux, d'après la doctrine théologique elle-même, la philosophie négative vient remplir, comme par le passé, un indispensable office social, en s'opposant au dangereux essor de cette politique rétrograde. Pareillement, sans les justes alarmes qu'inspire la prépondérance absolue de la politique révolutionnaire pour précipiter la société vers une imminente anarchie matérielle, l'ancienne doctrine serait aujourd'hui universellement discréditée, et réduite à une simple existence historique, depuis que le régime correspondant n'est plus, au fond, désormais compris ni voulu, même de ses prétendus partisans. Les deux doctrines sont donc, en réalité, appliquées maintenant, l'une autant que l'autre, dans une intention principalement négative, comme destinées à se neutraliser mutuellement, ce qui a dû sembler jusqu'ici le seul moyen praticable de prévenir les désastreuses conséquences qu'entraînerait naturellement la prépondérance totale d'aucune d'elles.

Toutefois, il importe de remarquer aussi, en dernier lieu, que chacune de ces doctrines opposées constitue directement un indispensable élément de notre étrange situation politique, en concourant à la position générale du problème social, présenté par l'une sous l'aspect organique, et par l'autre sous le point de vue progressif, quoique l'opposition ainsi établie entre les deux grandes faces de la question doive tendre éminemment à en dissimuler la véritable nature. Dans le déplorable état actuel des idées politiques, il est évident que l'entière suppression de la doctrine rétrograde, s'il était possible de l'effectuer, ferait aussitôt disparaître le peu de notions d'ordre réel que nos intelligences ont encore conservées en politique, et qui toutes se rapportent inévitablement à l'ancien système social. En sens inverse, on ne peut davantage contester que, sans la doctrine révolutionnaire, toutes les idées de progrès politique, quelque vagues qu'elles soient aujourd'hui, s'effaceraient nécessairement sous la ténébreuse suprématie de l'ancienne philosophie. Au fond, comme chacune des deux doctrines est certainement impuissante désormais à atteindre réellement son but exclusif, leur efficacité pratique se borne essentiellement, sous ce rapport, à entretenir dans la société actuelle, quoique d'une manière très imparfaite, le double sentiment de l'ordre et du progrès. Bien que l'absence de tout principe vraiment propre à réaliser cette double indication fondamentale doive singulièrement amortir ce vague sentiment, sa perpétuelle conservation, par un mode quelconque, n'en constitue pas moins une indispensable nécessité préliminaire, pour rappeler sans cesse, soit aux philosophes, soit au public, les véritables conditions de la réorganisation sociale, que notre faible nature serait autrement si disposée à méconnaître. On peut donc, sous un tel aspect, considérer la question comme consistant à former une doctrine qui soit à la fois plus organique que la doctrine théologique et plus progressive que la doctrine métaphysique, seuls types actuels de ce double caractère, et dont la considération simultanée est, à ce titre, inévitable, jusqu'à l'entière solution de ce grand problème.

Sans doute, l'ancien système politique ne doit être aucunement imité dans la conception du régime approprié à une civilisation aussi profondément différente. Mais l'assidue contemplation de l'ordre ancien n'en est pas moins strictement indispensable, comme pouvant seule indiquer les attributs essentiels de toute véritable organisation sociale, en obligeant l'avenir à régler presque tout ce qu'avait réglé le passé, quoique dans un autre esprit, et d'une manière plus parfaite. La conception générale du système théologique et militaire me semble même, par suite de son inévitable décrépitude, plus effacée aujourd'hui que ne l'exigeraient, sous ce rapport, les besoins réels de notre intelligence, surtout en ce qui concerne la division capitale entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, trop faiblement appréciée par les plus éminens philosophes de l'école catholique. C'est aux philosophes positifs qu'il appartiendra de restaurer, à leur usage idéal, d'après une étude approfondie du passé, ce que le mouvement général de la civilisation moderne a dû soustraire irrévocablement à la vie réelle.

L'indispensable influence de la philosophie révolutionnaire pour obliger aujourd'hui les conceptions sociales à prendre un caractère vraiment progressif, est devenue tellement évidente qu'elle n'exige plus désormais aucune discussion. En prescrivant, avec une irrésistible énergie, de renoncer totalement à l'ancien système politique, elle entretient, au sein de la société actuelle, une précieuse stimulation, sans laquelle notre inertie spéculative se bornerait bientôt à proposer, comme solution finale du problème, de vaines modifications du régime décomposé. N'avons-nous pas vu néanmoins les divers pouvoirs contemporains réclamer souvent contre ces conditions nécessaires, en déclarant avec amertume que les principes révolutionnaires rendaient tout gouvernement désormais impossible? Cette banale protestation a même été doctoralement reproduite par plusieurs coteries spéculatives, qui, fières d'avoir enfin commencé à entrevoir péniblement la tendance anarchique de la doctrine révolutionnaire, ont cru, dans leur aveugle orgueil, devoir préconiser sa destruction immédiate comme une base suffisante de réorganisation sociale, sans apercevoir que, par cela seul, elles provoquaient nécessairement, contre leur propre intention, à la suprématie politique de l'école rétrograde. De quelque part qu'elle vienne, toute semblable déclaration équivaut réellement aujourd'hui à un aveu solennel d'impuissance politique. La doctrine révolutionnaire pouvant seule jusqu'ici poser avec efficacité l'une des deux classes de conditions fondamentales du problème social, on ne saurait, à cet égard, plus naïvement confesser une incompétence radicale, qu'en s'obstinant vainement à dénier à cette doctrine une telle attribution; l'écarter, ce serait vouloir résoudre le problème, abstraction faite de ses conditions essentielles. Il ne saurait exister qu'un unique moyen de parvenir plus tard à l'éliminer réellement, en remplissant mieux qu'elle-même le but principal qu'elle s'est proposée, et qu'elle seule encore, malgré ses immenses inconvéniens, poursuit maintenant avec une certaine efficacité. De toute autre manière, les déclamations absolues contre la philosophie révolutionnaire viendront toujours échouer finalement devant l'invincible attachement instinctif de la société actuelle à des principes qui, depuis trois siècles, ont dirigé tous ses progrès politiques, et qu'elle regarde, à juste titre, comme formulant seuls aujourd'hui d'indispensables conditions générales de son développement ultérieur.

Chacun des dogmes essentiels qui composent cette doctrine constitue, en effet, une indication nécessaire à laquelle doit satisfaire, sous peine de nullité, toute tentative réelle de réorganisation sociale, pourvu toutefois qu'on cesse de prendre un vague énoncé du problème pour une vraie solution. Ainsi envisagés, ces principes rappellent, à divers titres, la consécration politique de certaines obligations capitales de morale universelle, que l'école rétrograde, malgré ses vaines prétentions, devait essentiellement méconnaître, parce que le régime qu'elle proclame a depuis long-temps perdu la faculté de les remplir. En ce sens, le dogme fondamental du libre examen oblige réellement la réorganisation spirituelle à résulter d'une action purement intellectuelle, déterminant, à l'issue d'une discussion complète, un assentiment volontaire et unanime, sans aucune intervention hétérogène des pouvoirs matériels pour hâter, par une inopportune perturbation, cette grande évolution philosophique. Pareillement, dans l'ordre temporel, le dogme de l'égalité et celui de la souveraineté populaire peuvent seuls imposer énergiquement aujourd'hui aux nouvelles classes et aux nouveaux pouvoirs l'impérieux devoir, si aisément oublié, de ne se développer et s'exercer qu'au profit du public, au lieu de tendre à l'exploitation des masses dans des intérêts individuels. Ces diverses moralités politiques, que jadis l'ancien système observa nécessairement pendant sa virilité, ne sont maintenues désormais, avec quelque efficacité, que par la doctrine révolutionnaire, dont l'inévitable décroissement commence même, sous ce rapport, à devenir très regrettable, tant que son office n'est point, à cet égard, mieux rempli. Jusque alors, sa suppression, si elle était possible, serait éminemment dangereuse, en livrant, sans contrôle, les sociétés actuelles aux diverses tendances oppressives qui se rattachent spontanément à l'ancien système politique. Si, par exemple, le dogme absolu du libre examen pouvait aussitôt disparaître, ne serions-nous point, par cela seul, immédiatement livrés au ténébreux despotisme des faiseurs ou des restaurateurs de religions, bientôt conduits, après un infructueux prosélytisme, à employer les mesures les plus tyranniques pour établir matériellement leur vaine unité rétrograde? Il en est de même à tout autre égard.

Rien ne saurait donc autoriser les aveugles déclamations si fréquemment dirigées de nos jours contre la philosophie révolutionnaire, par tant de gouvernans et tant de docteurs qui ne peuvent pardonner à la société actuelle de ne point ratifier passivement leurs irrationnelles entreprises. Si cette philosophie devait vraiment empêcher toute réorganisation réelle, le mal serait dès-lors incurable, puisque son influence capitale constitue aujourd'hui un fait accompli, et ne peut cesser graduellement que par le développement même de cette réorganisation, dont elle était surtout destinée à préparer et à faciliter les voies. Mystiquement conçue dans un sens absolu et indéfini, la doctrine critique manifeste, sans doute, par sa nature, une tendance nécessairement anarchique, que j'ai ci-dessus assez caractérisée. Il serait néanmoins absurde d'exagérer cet inconvénient capital, au point de l'ériger en obstacle tout-à-fait insurmontable. On a beau déplorer aujourd'hui, au nom de l'ordre social, l'énergie toujours dissolvante de l'esprit d'analyse et d'examen: cet esprit n'en demeure pas moins éminemment salutaire, en obligeant à ne produire, pour présider à la réorganisation intellectuelle et morale, qu'une philosophie vraiment susceptible de supporter avec gloire l'indispensable épreuve décisive d'une discussion approfondie, librement prolongée jusqu'à l'entière conviction de la raison publique; condition fondamentale, à laquelle heureusement rien ne saurait désormais nous soustraire, quelque pénible qu'elle doive sembler à la plupart de ceux qui traitent maintenant la question sociale. Une telle philosophie pourra seule ultérieurement assigner à cet esprit analytique les vraies limites rationnelles qui doivent en prévenir les abus, en établissant, dans l'ordre des idées sociales, la distinction générale, déjà nettement caractérisée pour toutes les autres conceptions positives, entre le propre domaine du raisonnement et celui de la pure observation.

Quoique contrainte, par le cours naturel des événemens, à diriger sa progression politique d'après une doctrine essentiellement négative, ainsi que je l'ai expliqué, la société actuelle n'a jamais renoncé aux lois fondamentales de la raison humaine; elle saura bien, en temps opportun, user des droits mêmes que cette doctrine lui confère pour s'engager de nouveau dans les liens d'une véritable organisation, quand les principes en auront été enfin conçus et appréciés. L'état de pleine liberté, ou plutôt de non-gouvernement, ne lui semble aujourd'hui nécessaire, à très juste titre, qu'afin de lui permettre un choix convenable, qu'elle n'a pu songer à s'interdire. Si quelques esprits excentriques comprennent le droit d'examiner comme imposant le devoir de ne se décider jamais, la raison publique ne saurait persévérer dans une telle aberration; et, de sa part, l'indécision prolongée ne prouve réellement autre chose que l'absence encore persistante des principes propres à terminer la délibération, et jusqu'à l'avénement desquels le débat ne pourrait en effet être clos sans compromettre dangereusement l'avenir social. De même, dans l'ordre temporel, en s'attribuant le droit général, provisoirement indispensable, quoique finalement anarchique, de choisir et de varier à son gré les institutions et les pouvoirs propres à la diriger, la société actuelle n'a nullement prétendu s'assujétir à l'exercice indéfini de ce droit, lors même que, cessant d'être nécessaire, il lui serait devenu nuisible. Ayant ainsi voulu seulement se procurer une faculté essentielle, bien loin d'imposer aucune entrave à ses progrès ultérieurs, elle ne saurait hésiter à soumettre ses choix aux règles fondamentales destinées à en garantir l'efficacité, lorsque enfin de telles conditions auront été réellement découvertes et reconnues. Jusque-là, quelle plus sage mesure pourrait-elle effectivement adopter, dans l'intérêt même de l'ordre futur, que de tenir librement ouverte la carrière politique, sans aucun vain assujétissement préalable, qui pût gêner l'essor encore ignoré du nouveau système social? À quel titre les vains détracteurs absolus de la politique révolutionnaire condamneraient-ils une telle situation, sans produire aucune conception vraiment propre à en préparer le terme définitif? Du reste, quand ce terme sera venu, qui oserait contester sérieusement à la société le droit général de se démettre régulièrement de ses attributions provisoires, lorsqu'elle aura trouvé enfin les organes spéciaux destinés à les exercer convenablement? Malgré tant d'amères récriminations contre l'attitude toujours hostile de la doctrine révolutionnaire, n'est-il pas, au contraire, évident que, de nos jours, les peuples ont, d'ordinaire, trop avidement accueilli les moindres apparences de principes de réorganisation, auxquelles, par un empressement funeste, ils voulaient sacrifier, sans motifs suffisans, des droits qui ne leur semblent qu'onéreux? Nos contemporains n'ont-ils pas, sous ce rapport, mérité bien plutôt, de la part des vrais philosophes, en beaucoup d'occasions capitales, le reproche d'une confiance généreusement exagérée, trop favorable à de dangereuses illusions, au lieu de la défiance systématique, si aigrement critiquée par ceux qui peut-être sentent secrètement leur impuissance radicale à soutenir une véritable discussion? Ainsi, la doctrine révolutionnaire, loin d'opposer d'insurmontables obstacles à la réorganisation politique des sociétés modernes, constitue, en réalité, d'une manière encore plus évidente et plus directe que ne le fait, de son côté, la doctrine rétrograde, l'indication d'un ordre indispensable de conditions générales, qui ne doivent jamais être négligées dans l'accomplissement d'une telle opération.

Tel est donc le cercle profondément vicieux dans lequel l'esprit humain se trouve aujourd'hui renfermé à l'égard des idées sociales, obligé désormais, pour maintenir, d'une manière même très imparfaite, la position vraiment intégrale du problème politique, d'employer simultanément deux doctrines incompatibles, qui ne sauraient conduire à aucune solution réelle, et dont chacune, provisoirement indispensable, a néanmoins besoin d'être péniblement contenue par l'antagonisme de l'autre. Cette déplorable situation, qui, par sa nature, tendrait à se perpétuer indéfiniment, ne saurait admettre d'autre issue philosophique que l'uniforme prépondérance d'une doctrine nouvelle, destinée, en réunissant enfin, dans une commune solution, les conditions d'ordre et celles de progrès, à absorber irrévocablement les deux opinions opposées, en satisfaisant mieux que chacune d'elles, et sans la moindre inconséquence, à tous les divers besoins intellectuels des sociétés actuelles. La doctrine critique, et ensuite la doctrine rétrograde, ont successivement exercé une domination très prononcée et presque absolue, pendant le premier quart de siècle écoulé depuis le commencement de la révolution française; mais cette double expérience a suffi pour constater à jamais l'impuissance radicale de l'une et de l'autre à l'égard de la réorganisation sociale, toujours si vainement entreprise. Aussi, dans la seconde partie de ce demi-siècle, ces deux doctrines ont définitivement perdu leur activité prépondérante; et, malgré leur antipathie nécessaire, elles ont dû participer, à peu près également, à la direction journalière des débats politiques, où l'une fournit toutes les idées essentielles de gouvernement, et l'autre les principes d'opposition. À des intervalles de plus en plus rapprochés, la société, en attendant une marche plus rationnelle, accorde tour à tour à chacune d'elles une suprématie partielle et momentanée, selon que le cours naturel des événemens fait redouter davantage l'oppressive décrépitude du système ancien ou l'imminence de l'anarchie matérielle. Ces fréquentes fluctuations, qui caractérisent notre temps, sont souvent attribuées, chez les individus, à la corruption ou à la faiblesse humaines, qu'elles doivent, en effet, puissamment stimuler: mais cette explication, évidemment trop étroite, ne pouvant s'appliquer à la société prise en masse, qui, cependant, ne semble guère moins versatile, il faut bien rapporter surtout une telle tendance à la cause plus profonde et plus générale que je viens d'indiquer, et reconnaître que, même dans les cas privés, de semblables changemens doivent être souvent le résultat involontaire d'une nouvelle position, susceptible de rappeler plus spécialement le besoin de l'ordre ou celui du progrès, trop isolément sentis à une époque où si peu d'esprits comprennent réellement l'ensemble de notre état politique.

Organe propre et spontané de ces déplorables oscillations, une troisième opinion, essentiellement stationnaire, a dû graduellement s'interposer entre la doctrine rétrograde et la doctrine révolutionnaire, formée en quelque sorte, sans aucune conception directe, de leurs débris communs. Malgré la nature bâtarde et la constitution contradictoire de cette opinion intermédiaire, il faut bien historiquement la qualifier aussi de doctrine, puisqu'elle trouve aujourd'hui tant d'emphatiques docteurs, qui s'efforcent de la présenter comme le type final de la philosophie politique. Humble et passive sous l'impétueux essor de l'esprit révolutionnaire, et même pendant la réaction rétrograde qui lui succéda, elle a depuis, par le discrédit croissant des deux doctrines antagonistes, obtenu peu à peu, sans effort, une prépondérance aussi active que le comporte son caractère équivoque. Depuis un quart de siècle, elle occupe principalement, et de plus en plus, par les différentes sectes qui s'y rattachent, l'ensemble de la scène politique, chez tous les peuples avancés. Les partis les plus opposés ont été graduellement contraints, pour conserver leur activité, d'adopter uniformément ses formules caractéristiques, au point de dissimuler souvent, aux observateurs mal préparés, la véritable nature du conflit social, qui, néanmoins, continue encore, de toute nécessité, à subsister uniquement, faute d'un mobile vraiment nouveau, entre l'esprit révolutionnaire et l'esprit rétrograde. Quoique ces deux moteurs ne cessent point d'être les seuls principes actifs des divers ébranlemens politiques, cependant le résultat final de leurs impulsions opposées tourne essentiellement, d'ordinaire, à l'uniforme accroissement de la doctrine mixte et stationnaire, dont l'ascendant universel, quoique provisoire, est désormais irrécusable.

Cette évidente prépondérance, qui irrite, sans les instruire, les deux écoles actives, constitue, à mes yeux, le symptôme le plus caractéristique de la commune réprobation dont la raison publique, d'après nos grandes expériences contemporaines, tend de plus en plus à frapper définitivement les principes absolus de la doctrine rétrograde et de la doctrine révolutionnaire, malgré l'inévitable contradiction, ci-dessus expliquée, qui néanmoins l'oblige toujours à les employer spéculativement, en s'efforçant de les neutraliser les uns par les autres. Rien ne peut mieux indiquer qu'un tel symptôme la parfaite opportunité actuelle des essais philosophiques destinés à dégager réellement les sociétés modernes de cette orageuse situation, en produisant enfin directement les principes essentiels d'une vraie réorganisation politique. Une semblable élaboration, impraticable sous l'empire, oppressif ou entraînant, de l'une ou de l'autre des deux philosophies antagonistes, n'est devenue possible que depuis qu'une doctrine équivoque, interdisant, par sa nature, toute préoccupation exclusive, a permis de saisir le double caractère fondamental du problème social, dont toutes les faces n'avaient pu jusque alors être simultanément considérées. En même temps, cette doctrine bâtarde sert naturellement de guide à la société actuelle pour maintenir, d'une manière aussi précaire que pénible, mais seule provisoirement possible, l'ordre matériel indispensable à l'accomplissement de cette grande opération philosophique, et sans lequel la transition générale serait radicalement entravée. Tel est le double office, capital quoique nécessairement passager, que remplit aujourd'hui l'école stationnaire, dans la grande évolution finale des sociétés modernes. Peut-être notre faible nature exige-t-elle en effet, afin de développer pleinement cette indispensable influence, que les chefs de cette école se sentent animés d'une confiance absolue dans le triomphe définitif de leur doctrine, bien que cette illusion soit certainement beaucoup moins nécessaire, et par suite moins excusable, que je ne l'ai expliqué envers la doctrine révolutionnaire, où nous l'avons vue strictement inévitable. Mais, quoiqu'il en soit, ce grand service est, en réalité, profondément altéré par une erreur aussi fondamentale, qui tend à consacrer, comme type immuable de l'état social, la misérable transition que nous accomplissons aujourd'hui.

Il serait, certes, bien superflu d'insister ici sur l'application spéciale, à cette doctrine intermédiaire, de notre universel critérium logique, fondé sur la considération d'inconséquence. Par la nature d'une telle doctrine, il est évident que l'inconséquence s'y trouve, de toute nécessité, directement érigée en principe, en sorte qu'elle y doit être spontanément encore plus profonde et plus complète que dans les deux doctrines extrêmes. À leur égard, les inconséquences radicales que nous avons ci-dessus indiquées sont seulement le résultat effectif de leur discordance fondamentale avec l'état présent de la civilisation; mais, ici, elles résident immédiatement dans la constitution propre de cet étrange système. La politique stationnaire fait hautement profession de maintenir les bases essentielles du régime ancien, pendant qu'elle entrave radicalement, par un ensemble de précautions méthodiques, ses plus indispensables conditions d'existence réelle. Pareillement, après une solennelle adhésion aux principes généraux de la philosophie révolutionnaire, qui constituent sa seule force logique contre la doctrine rétrograde, elle se hâte d'en prévenir régulièrement l'essor effectif, en suscitant à leur application journalière des obstacles péniblement institués. En un mot, cette politique, si fièrement dédaigneuse des utopies, se propose directement aujourd'hui la plus chimérique de toutes les utopies, en voulant fixer la société dans une situation contradictoire entre la rétrogradation et la régénération, par une vaine pondération mutuelle entre l'instinct de l'ordre et celui du progrès. Ne possédant aucun principe propre, elle est uniquement alimentée par les emprunts antipathiques qu'elle fait simultanément aux deux doctrines antagonistes. Tout en reconnaissant l'inaptitude fondamentale de chacune d'elles à diriger convenablement la société actuelle, sa conclusion finale consiste à les y appliquer de concert. Sans doute, une telle théorie sert utilement à la raison publique d'organe provisoire pour empêcher la dangereuse prépondérance absolue de l'une ou de l'autre philosophie; mais, par une nécessité non moins évidente, elle tend directement à prolonger, autant que possible, leur double existence, première base indispensable de l'action oscillatoire qui la caractérise. Ainsi, cette doctrine mixte, qui, considérée dans sa propre destination transitoire, concourt, par une influence nécessaire, ci-dessus expliquée, à préparer les voies définitives de la réorganisation sociale, constitue, au contraire, quand on l'envisage comme finale, un obstacle direct à cette réorganisation, soit en faisant méconnaître sa véritable nature, soit en tendant à perpétuer sans cesse les deux philosophies opposées qui l'entravent également aujourd'hui. Pourrions-nous espérer aucune vraie solution du double problème social, par une doctrine alternativement conduite, dans son application journalière, à consacrer systématiquement le désordre au nom du progrès, et la rétrogradation, ou une équivalente immobilité, au nom de l'ordre?

Dans la partie historique de ce volume, j'expliquerai naturellement l'analyse fondamentale de l'ensemble tout spécial de conditions sociales, qui, pour l'Angleterre, d'après la marche caractéristique de son développement politique, a dû procurer à la monarchie parlementaire, tant proclamée par la doctrine mixte, une consistance éminemment exceptionnelle, dont le terme inévitable est néanmoins, là même, désormais imminent, ainsi que l'indique de plus en plus l'expérience contemporaine. Cet examen, qui serait ici très déplacé, mettra, j'espère, en pleine évidence l'erreur capitale des philosophes et des hommes d'état, qui, d'après l'appréciation vague ou superficielle d'un cas unique et passager, ont si vainement proposé et poursuivi, comme solution finale de la grande crise révolutionnaire des sociétés modernes, l'uniforme transplantation, sur le continent européen, d'un régime essentiellement local, alors irrévocablement privé de ses appuis les plus indispensables, et surtout du protestantisme organisé, qui, en Angleterre, constitua sa principale base spirituelle. L'état d'enfance où languit encore la science fondamentale du développement social, permet seul de comprendre comment une semblable aberration a pu aujourd'hui entraîner un grand nombre de bons esprits. Mais ce déplorable ascendant devra nous faire attacher, en lieu convenable, une extrême importance à la discussion ultérieure de cet unique aspect spécieux de la doctrine stationnaire, qu'une exacte analyse historique caractérisera spontanément, en constatant la profonde inanité nécessaire de cette métaphysique constitutionnelle sur la pondération et l'équilibre des divers pouvoirs, d'après une judicieuse appréciation de ce même état politique qui sert de base ordinaire à de telles fictions sociales.

Au reste, tant d'immenses efforts entrepris, depuis un quart de siècle, afin de nationaliser en France, et chez les autres peuples restés nominalement catholiques, cette sorte de compromis transitoire entre l'esprit rétrograde et l'esprit révolutionnaire, sans que néanmoins ce vain régime ait pu encore acquérir, ailleurs que dans sa terre natale, aucune profonde consistance politique, suffiraient ici, sans doute, à défaut d'une démonstration directe, pour vérifier clairement, par une voie décisive, quoique empirique, l'impuissance radicale d'une semblable doctrine à l'égard de la grande question sociale. Cette prétendue solution n'aboutit évidemment, en réalité, qu'à faire passer la maladie de l'état aigu à l'état chronique, en tendant à la rendre incurable, par la consécration absolue et indéfinie de l'antagonisme transitoire qui en constitue le principal symptôme. D'après sa destination propre, une telle politique est nécessairement condamnée à n'avoir jamais aucun caractère vraiment tranché, afin de pouvoir devenir indifféremment rétrograde ou révolutionnaire, sans jamais être avec vigueur ni l'une ni l'autre, suivant les impulsions alternatives qui résultent spontanément du cours général des événemens, dont elle subit passivement l'irrésistible influence.

Son principal mérite est d'avoir reconnu la double position fondamentale du problème social; elle a senti, en principe, combien il importe de concilier aujourd'hui les conditions de l'ordre et celles du progrès. Mais n'ayant réellement apporté, dans l'examen de la question, aucune idée nouvelle, destinée à la satisfaction simultanée de ces deux grands besoins sociaux, sa solution pratique dégénère inévitablement en un égal sacrifice de l'un à l'autre. Quant à l'ordre, en effet, elle est d'abord contrainte, par sa nature, à renoncer essentiellement à rétablir aucun véritable ordre intellectuel et moral, à l'égard duquel elle ne dissimule guère son inévitable incompétence. Or, ainsi bornée à la simple conservation d'un ordre purement matériel, la position générale de cette politique doit bientôt se trouver radicalement fausse, obligée de lutter journellement contre les conséquences naturelles d'un désordre dont elle a directement sanctionné le principe essentiel; ce qui la réduit, d'ordinaire, à ne pouvoir agir qu'à l'instant même où le danger est devenu imminent, et, par suite, souvent insurmontable. D'une autre part, cette importante fonction y demeure spontanément attribuée à la royauté, seul pouvoir encore vraiment actif de l'ancien système politique, surtout en France, et autour duquel tendent essentiellement à se rallier aujourd'hui tous ses autres débris, spirituels et temporels. Or, la pondération systématique, instituée par la métaphysique stationnaire, tout en proclamant le pouvoir royal comme principale base du gouvernement, l'entoure méthodiquement d'entraves toujours croissantes, qui, restreignant de plus en plus son activité propre, finiraient même par le dépouiller graduellement de l'énergique autorité qu'exige aujourd'hui l'accomplissement réel d'une telle destination, si le cours naturel de l'évolution sociale ne devait point prévenir l'entier développement de cette constitution contradictoire 10 qui veut le régime ancien, moins ses plus évidentes nécessités politiques, et qui a déjà conduit, en plus d'une grave occasion, jusqu'à dénier dogmatiquement aux rois le choix vraiment libre de leurs premiers agens. Les conditions du progrès ne sont pas, au fond, entendues, par cette politique parlementaire, d'une manière plus satisfaisante que celles de l'ordre véritable. Car, n'appliquant à la solution aucun principe propre et nouveau, les entraves que, dans l'intérêt de l'ordre, elle est forcée de mettre à l'esprit révolutionnaire, sont toutes nécessairement empruntées à l'ancien système politique, et, par suite, tendent inévitablement à prendre un caractère plus ou moins rétrograde et oppressif, selon l'explication fondamentale, ci-dessus établie, de la doctrine critique. On le vérifie aisément, par exemple, à l'égard des restrictions habituelles de la liberté d'écrire, du droit d'élection, etc., restrictions toujours puisées dans d'irrationnelles conditions matérielles, qui, éminemment arbitraires, par leur nature, oppriment et surtout irritent à un degré plus ou moins prononcé, sans que le but qu'on s'y propose soit jamais suffisamment atteint; la multitude des exclus étant ainsi nécessairement beaucoup plus choquée que ne peut être satisfait le petit nombre de ceux auxquels s'appliquent des priviléges aussi vicieusement motivés.

Note 10: (retour) Cette situation transitoire à été, de nos jours, très heureusement formulée par la célèbre maxime de M. Thiers: Le roi règne, et ne gouverne pas. L'immense crédit, si rapidement obtenu par cette subtile formule métaphysique, témoigne à la fois, et de l'irrévocable décadence de l'esprit monarchique, et de la nature éminemment passagère d'un régime fondé sur une telle inconséquence politique, qui n'est cependant qu'une exacte expression sommaire de ce qu'on nomme aujourd'hui l'esprit constitutionnel.

Tout examen plus spécial de la doctrine mixte ou stationnaire, qui n'est, à vrai dire, qu'une dernière phase générale de la politique métaphysique, serait ici prématuré, et d'ailleurs essentiellement inutile. Au point de vue où l'esprit du lecteur doit être maintenant établi, il est évident que la réorganisation finale des sociétés modernes ne saurait être aucunement dirigée par une théorie aussi précaire et subalterne, qui ne peut, au fond, que régulariser la lutte politique fondamentale, en tendant à l'éterniser, et qui, dans son utilité momentanée, ne se propose, en réalité, que cet office purement négatif, toujours très imparfaitement rempli d'ailleurs, empêcher les rois de rétrograder et les peuples de bouleverser. Quelque importance que puisse avoir cet incontestable service, une telle régénération ne s'accomplira point sans doute avec de simples empêchemens.

Cette analyse fondamentale des trois systèmes d'idées qui président aujourd'hui à toutes les discussions politiques, a désormais suffisamment constaté, à des titres divers, mais également irrécusables, leur commune impuissance radicale pour diriger la réorganisation sociale, impuissance de jour en jour plus sentie par les meilleurs esprits, malgré l'évidente nécessité, ci-dessus expliquée, qui, d'ailleurs, exige provisoirement l'emploi simultané de ces trois doctrines, jusqu'à leur uniforme absorption définitive par une philosophie nouvelle, susceptible de satisfaire à la fois, d'après un même principe, aux différentes conditions générales du problème actuel. Afin de compléter ici une telle appréciation préliminaire, de manière à mieux manifester l'urgente opportunité d'une semblable philosophie, il nous reste maintenant à caractériser sommairement les principaux dangers sociaux qui résultent inévitablement de la déplorable prolongation d'un pareil état intellectuel, et qui tendent, par leur nature, à s'aggraver de jour en jour. Il eût été aussi injuste que prématuré de les considérer plus tôt, avant qu'on y pût saisir spontanément la participation directe et constante de la métaphysique révolutionnaire, de la métaphysique rétrograde, et de la métaphysique stationnaire. Quoique les deux dernières écoles s'accordent souvent, à cet égard, pour renvoyer surtout à la première, comme cause immédiate de la crise, le blâme principal, il est néanmoins évident que le développement continu des pernicieuses conséquences de l'anarchie intellectuelle, et par suite morale, doit leur être également imputé, puisque, aussi radicalement impuissantes à découvrir le remède, elles concourent d'ailleurs, non moins directement que leur antagoniste, à l'indéfinie prolongation du mal, dont elles entravent le vrai traitement. La profonde discordance qui existe aujourd'hui entre la marche générale des gouvernemens et le mouvement fondamental des sociétés, tient, sans doute, tout autant à l'esprit vicieusement hostile de la politique dirigeante qu'à la tendance finalement anarchique des opinions populaires. Sous les divers aspects que nous allons examiner, la perturbation sociale ne procède pas moins, en réalité, des rois que des peuples, avec cette différence aggravante contre les premiers, que la solution régulière semblerait devoir émaner d'eux.

La plus universelle conséquence de cette fatale situation, son résultat le plus direct et plus funeste, source première de tous les autres désordres essentiels, consiste dans l'extension toujours croissante, et déjà effrayante, de l'anarchie intellectuelle, désormais constatée par tous les vrais observateurs, malgré l'extrême divergence de leurs opinions spéculatives sur sa cause et sa terminaison. C'est ici surtout qu'il importe de décharger rationnellement la politique révolutionnaire de la responsabilité trop exclusive qu'on s'efforce de rejeter sur elle, et que, d'ordinaire, elle-même accepte avec trop de facilité. Sans doute, cette anarchie résulte immédiatement du développement continu du droit absolu de libre examen, dogmatiquement conféré à tous les individus par le principe fondamental de la doctrine critique. Mais, comme je l'ai précédemment indiqué, le droit d'examiner n'impliquant point, par lui-même, l'absence nécessaire de toute décision fixe et commune, si néanmoins l'application de ce dogme produit aujourd'hui de tels effets, cela tient essentiellement à ce qu'il n'existe point encore de principes susceptibles de réaliser enfin la convergence fondamentale des intelligences; et, jusqu'à leur avènement, ce désordre doit inévitablement persister. Or, quoique la doctrine révolutionnaire, par une extension démesurée, tende directement, ainsi que je n'ai point hésité à le montrer sans détour, à perpétuer, d'une manière presque indéfinie, cette absence de principes de ralliement, une telle lacune me semble cependant devoir être encore plus justement reprochée à la politique stationnaire, qui prétend qu'il n'y a point lieu à s'occuper d'une semblable recherche, qu'elle interdit effectivement, et surtout à la doctrine rétrograde qui, par une proposition vraiment dérisoire, ose préconiser aujourd'hui, comme seule solution possible de l'anarchie intellectuelle, la chimérique réinstallation sociale de ces mêmes vains principes dont l'inévitable décrépitude a primitivement amené cette anarchie. Ces deux dernières doctrines tenteraient donc inutilement désormais, aux yeux impartiaux d'une saine philosophie, d'éluder la responsabilité, chaque jour plus imminente et plus grave, que doit aussi faire peser sur elles la pernicieuse prolongation d'un désordre qu'il serait fort injuste d'attribuer exclusivement à la doctrine qui paraît en constituer la cause immédiate et constante. Quoi qu'il en soit, il s'agit maintenant d'envisager surtout en elles-mêmes les suites effectives d'une situation générale, à laquelle concourent inévitablement, chacun à sa manière, les trois systèmes d'idées entre lesquels le monde politique est aujourd'hui si déplorablement partagé. Sans le motif d'équité que je viens de signaler, il importerait peu d'examiner ici à quel point ce désordre évident des esprits doit être imputé à une instigation directe, ou à une répression radicalement vicieuse.

En vertu de leur complication supérieure, et par suite aussi de leur plus intime contact avec l'ensemble des passions humaines, les questions sociales devraient, par leur nature, encore plus scrupuleusement que toutes les autres, rester concentrées chez un petit nombre d'intelligences d'élite, que la plus forte éducation préliminaire, convenablement suivie d'études directes, aurait graduellement préparées à en poursuivre avec succès la difficile élaboration. Tel est, du moins, à cet égard, avec une pleine évidence, le véritable état normal de l'esprit humain, pour lequel toute autre situation constitue réellement, pendant les époques révolutionnaires, une sorte de cas pathologique plus ou moins caractérisé, d'ailleurs provisoirement inévitable et même indispensable, comme je l'ai expliqué. Quels doivent donc être les profonds ravages de cette maladie sociale, en un temps où tous les individus, quelque inférieure que puisse être leur intelligence, et malgré l'absence souvent totale de préparation convenable, sont indistinctement provoqués, par les plus énergiques stimulations, à trancher journellement, avec la plus déplorable légèreté, sans aucun guide, et sans le moindre frein, les questions politiques les plus fondamentales! Au lieu d'être surpris de l'effroyable divergence graduellement produite par l'universelle propagation, depuis un demi-siècle, de cette anarchique tendance, ne faudrait-il pas admirer bien plutôt que, grâces au bon sens naturel et à la modération intellectuelle de l'homme, le désordre ne soit point jusqu'ici plus complet, et qu'il subsiste encore çà et là quelques points vagues de ralliement sous la décomposition, toujours croissante néanmoins, des maximes sociales! Le mal est déjà parvenu à ce point que toutes les opinions politiques, quoique uniformément puisées dans le triple fond général que j'ai analysé, prennent aujourd'hui un caractère essentiellement individuel, par les innombrables nuances que comporte le mélange varié des trois ordres de principes vicieux. Excepté dans les cas d'entraînement, où les divergences radicales peuvent être momentanément dissimulées pendant la poursuite commune d'un moyen passager, dont chacun des prétendus coalisés conserve d'ailleurs d'ordinaire le secret espoir d'exploiter seul la réalisation, il devient maintenant de plus en plus impossible de faire vraiment adhérer, même un très petit nombre d'esprits, à une profession de foi politique un peu explicite, où le vague et l'ambiguïté d'un langage artificieux ne cherchent point à produire l'apparence illusoire d'un concours qui ne saurait exister. Or, il importe de noter ici, comme une évidente confirmation de ce que je viens d'indiquer sur l'égale participation inévitable des trois doctrines principales à la production de ce désordre intellectuel, que cette universelle divagation des esprits actuels n'est, certes, pas moins prononcée dans le camp purement stationnaire, et jusque dans le camp rétrograde, ainsi que je l'ai déjà montré, que dans le camp révolutionnaire proprement dit. Chacun des trois partis, en ses instans de naïveté, a même souvent déploré, avec une profonde amertume, la discordance plus intense dont il se croyait spécialement affecté, tandis que ses adversaires n'étaient point, à vrai dire, mieux partagés: la principale différence entre eux consistant réellement, sous ce rapport, en ce que chacun sent plus vivement ses propres misères.

Dans les pays où cette décomposition intellectuelle a été régulièrement consacrée, dès l'origine de l'époque révolutionnaire, au seizième siècle, par la prépondérance politique du protestantisme, les divagations, sans être moins intenses, malgré leur uniformité théologique, ont été encore plus multipliées qu'ailleurs, parce que l'esprit humain, alors plus voisin de l'enfance, y a surtout profité de son émancipation naissante pour se livrer aveuglément à la discussion indéfinie des opinions religieuses, nécessairement les plus vagues, et par suite les plus discordantes de toutes, quand une énergique autorité spirituelle ne comprime point sans cesse leur essor divergent. Aucun pays n'a mieux vérifié cette inévitable tendance que les États-Unis de l'Amérique-Nord, où le christianisme s'est dissous en plusieurs centaines de sectes, radicalement discordantes, qui se subdivisent chaque jour davantage en opinions déjà presque individuelles, dont le classement serait aussi impraticable qu'inutile, et auxquelles d'ailleurs tendent à se mêler aujourd'hui d'innombrables dissidences politiques. Mais les nations assez heureusement préparées, par l'ensemble de leurs antécédents, pour avoir essentiellement évité, comme en France surtout, la halte trompeuse du protestantisme, et chez lesquelles l'esprit humain a pu ainsi, par une transition plus nette et plus rapide, passer directement de l'état pleinement catholique à l'état franchement révolutionnaire, ne pouvaient néanmoins échapper non plus à l'inévitable anarchie intellectuelle, nécessairement inhérente à tout exercice prolongé du droit absolu de libre examen individuel. Seulement, les aberrations, sans y être, certes, moins antisociales, y ont pris, par cela même, un caractère beaucoup moins vague, qui doit y moins entraver la réorganisation finale. Comme ces divagations, dont le champ est d'ailleurs inépuisable, tendent chaque jour à disparaître, sous le coup d'une insuffisante discussion, pour être aussitôt remplacées par de nouvelles extravagances, il peut être utile de conserver ici le souvenir distinct de quelques-unes des principales, qui ne sont point, à mes yeux, les plus graves, et que je choisis surtout à raison de leur actualité plus marquée. Qu'il me suffise donc d'énumérer successivement, en invoquant le témoignage de tous les observateurs bien informés, et sans attacher, du reste, aucune importance à l'ordre de ces indications: 1º l'étrange proposition économique de supprimer l'usage des monnaies, et, par suite, de ramener ainsi la société, en vue du progrès, au temps des échanges directs; 2º le projet de détruire les grandes capitales, centres principaux de la civilisation moderne, comme d'imminens foyers de corruption sociale; 3º l'idée d'un maximum de salaire journalier, fixé même à un taux très modique, que ne pourraient dépasser, en aucun cas, les bénéfices réels d'une industrie quelconque; 4º le principe, plus subversif encore, et néanmoins très dogmatiquement exposé de nos jours, d'une rigoureuse égalité de rétribution habituelle entre tous les travaux possibles; 5º enfin, dans une classe de notions politiques dont l'évidence plus grossière semblerait devoir prévenir toute illusion fondamentale, les dangereux sophismes de nos philantropes sur l'abolition absolue de la peine capitale, au nom d'une vaine assimilation métaphysique des plus indignes scélérats à de simples malades. Toutes ces aberrations diverses, et tant d'autres analogues, ou encore plus prononcées et plus nuisibles, se produisent d'ailleurs journellement au même titre universel que les opinions les mieux élaborées et les plus susceptibles de concourir utilement à la réorganisation sociale, sans qu'aucun des partis actuels puisse, à cet égard, établir réellement, parmi ses propres membres, la moindre discipline intellectuelle, lors même qu'il se sent le plus compromis, aux yeux de la raison publique, par de semblables égaremens. Il ne faut pas croire, en outre, que de telles extravagances soient aujourd'hui essentiellement réservées à quelques esprits excentriques ou mal organisés, comme les époques les plus régulières en ont fréquemment présenté. Ce qui caractérise le plus nettement, sous ce rapport, l'absence totale de principes généraux vraiment propres à diriger convenablement nos pensées politiques, c'est la déplorable universalité de cette tendance anarchique, la funeste disposition des intelligences même les plus normales à se laisser entraîner, souvent par l'unique impulsion d'une vanité très blâmable, à l'apologie momentanée des plus pernicieux paradoxes. Un tel spectacle ne m'a jamais semblé plus choquant que lorsqu'on peut l'observer, comme notre expérience journalière ne le comporte que trop, chez des esprits livrés à la culture habituelle de quelqu'une des sciences positives, et qui cependant ne sont, à cet égard, nullement retenus par l'étrange contraste que devrait naturellement leur offrir cette scrupuleuse sagesse, dont ils sont si justement fiers, à l'égard des moindres questions de la philosophie naturelle, comparée à la frivole présomption avec laquelle ils ne craignent point de trancher en passant, comme le vulgaire, sans aucune préparation rationnelle, les plus difficiles et les plus importants sujets qui soient accessibles à la raison humaine. Cette maladie ayant ainsi atteint désormais jusqu'aux intelligences qui, aujourd'hui, sont, incontestablement, les mieux disciplinées, rien ne saurait, sans doute, manifester ici avec plus d'énergie son effrayante extension actuelle.

L'inévitable résultat général d'une semblable épidémie chronique a dû être, par une évidente nécessité, la démolition graduelle, maintenant presque totale, de la morale publique, qui, peu appuyée, chez la plupart des hommes, sur le sentiment direct, a besoin, par dessus tout, que les habitudes en soient constamment dirigées par l'uniforme assentiment des volontés individuelles à des règles invariables et communes, propres à fixer, en chaque grave occasion, la vraie notion du bien public. Telle est la nature éminemment complexe des questions sociales, que, même sans aucune intention sophistique, le pour et le contre peuvent y être soutenus, sur presque tous les points, d'une manière extrêmement plausible; car, il n'y a pas d'institution quelconque, pour si indispensable qu'elle puisse être au fond, qui ne présente, en réalité, de graves et nombreux inconvéniens, les uns partiels, les autres passagers; et, en sens inverse, l'utopie la plus extravagante offre toujours, comme on sait, quelques avantages incontestables. Or, la plupart des intelligences sont, sans doute, trop exclusivement préoccupées, soit en vertu de leur trop faible portée, soit, encore plus fréquemment peut-être, par une passion absorbante, pour être vraiment capables d'embrasser simultanément les divers aspects essentiels du sujet. Comment pourraient-elles donc s'abstenir de condamner successivement presque toutes les grandes maximes de morale publique, dont les défauts sont, d'ordinaire, très saillans, tandis que leurs motifs principaux, quoique réellement beaucoup plus décisifs, sont quelquefois profondément cachés, jusqu'à ce qu'une exacte analyse, souvent fort délicate, les ait mis en pleine lumière? Voilà surtout ce qui doit rendre tout véritable ordre moral nécessairement incompatible avec la vagabonde liberté des esprits actuels, si elle pouvait indéfiniment persister; puisque la plupart des règles sociales destinées à devenir usuelles ne sauraient être, sans perdre toute efficacité, abandonnées à l'aveugle et arbitraire décision d'un public incompétent. L'indispensable convergence des intelligences suppose donc, préalablement, la renonciation volontaire et motivée du plus grand nombre d'entre elles à leur droit souverain d'examen, qu'elles s'empresseront, sans doute, d'abdiquer spontanément, aussitôt qu'elles auront enfin trouvé des organes dignes d'exercer convenablement leur vaine suprématie provisoire. Si une telle condition est désormais évidente à l'égard des moindres notions scientifiques, pourrait-elle être sérieusement contestée envers les sujets les plus difficiles, et qui exigent aussi le plus d'unité? Jusqu'à sa réalisation suffisamment accomplie, les idées effectives de bien public, dégénérées en une vague philantropie, resteront toujours livrées, comme on le voit aujourd'hui, à la plus pernicieuse fluctuation, qui tend directement à leur ôter toute force véritable contre les énergiques impulsions d'un égoïsme vivement stimulé. Dans le triste cours journalier de nos luttes politiques, les hommes les plus judicieux et les plus honnêtes sont naturellement conduits à se taxer les uns les autres de folie ou de dépravation, d'après la vaine opposition de leurs principes sociaux; d'une autre part, en chaque grave occurence, les maximes politiques les plus contraires se trouvent habituellement soutenues par des partisans qui doivent sembler également recommandables: comment l'influence continue de ce double spectacle, essentiellement incompatible avec aucune conviction profonde et inébranlable, pourrait-elle, à la longue, laisser subsister, soit chez ceux qui y participent, soit même chez ceux qui l'admirent, une vraie moralité politique?

À la vérité, cette démoralisation publique a été sensiblement retardée, de nos jours, par la prépondérance même de la doctrine révolutionnaire, à laquelle les deux autres doctrines l'imputent, d'ordinaire, d'une manière si injustement exclusive. Car, le parti révolutionnaire, en vertu de son caractère progressif, a dû être, plus qu'aucun autre, animé de véritables convictions, à la fois profondes et actives, qui, quelqu'en fût l'objet, devaient tendre spontanément à contenir et même à refouler l'égoïsme individuel. Une telle propriété s'est surtout développée pendant la mémorable phase d'illusion, ci-dessus caractérisée, où la métaphysique révolutionnaire a été, par un entraînement unanime, momentanément conçue comme directement destinée à réorganiser les sociétés modernes. Alors, en effet, s'accomplirent, sous l'énergique impulsion de cette doctrine, les plus admirables dévouemens sociaux dont puisse s'honorer l'histoire contemporaine, malgré toute déclamation rétrograde ou stationnaire. Mais, depuis qu'une telle illusion primitive a dû graduellement tendre à se dissiper sans retour, et que la doctrine critique a ainsi perdu sa principale autorité, les convictions qui s'y rattachent ont dû s'en trouver proportionnellement amorties, surtout en vertu de son inévitable mélange, chaque jour plus intime, avec la politique stationnaire, et même avec la politique rétrograde, ainsi que je l'ai précédemment expliqué. Quoique ces convictions soient, à vrai dire, moins effacées et moins stériles, encore aujourd'hui, surtout dans la jeunesse, que celles qu'inspirent communément les deux autres doctrines, elles ont cependant désormais trop peu d'énergie effective pour compenser suffisamment l'action dissolvante qui caractérise la métaphysique révolutionnaire, à l'égard même de ses propres partisans, en sorte que cette philosophie contribue maintenant, en réalité, presque autant que chacune de ses deux antagonistes, au débordement spontané de la démoralisation politique.

La morale privée dépend heureusement de beaucoup d'autres conditions générales que celles d'opinions fixement établies. Dans les cas les plus usuels, le sentiment naturel y parle, sans doute, bien plus fortement qu'à l'égard des relations publiques. En outre, l'adoucissement continu de nos moeurs, d'après un développement intellectuel plus commun, par un goût plus familier, ainsi qu'un plus juste sentiment, des divers beaux-arts, l'amélioration graduelle des conditions à la suite des progrès toujours croissans de l'industrie humaine, ont dû puissamment contre-balancer, à cet égard, les influences désorganisatrices. Il faut d'ailleurs remarquer que ces influences, primitivement concentrées sur la vie politique proprement dite, n'ont dû se manifester que beaucoup plus tard, et avec une moindre intensité, envers la morale domestique ou personnelle, dont enfin les règles ordinaires, d'une démonstration plus facile, peuvent, par leur nature, supporter, jusqu'à un certain point, sans d'aussi imminens périls, la libre irruption des analyses individuelles. Toutefois, le temps est désormais venu où ces inévitables aberrations, jusque alors essentiellement dissimulées, commencent à développer éminemment leur dangereuse activité.

Dès la première évolution de l'état révolutionnaire, cette action délétère sur la morale proprement dite s'était déjà annoncée par une grave atteinte à l'institution fondamentale du mariage, que la faculté du divorce aurait profondément altérée dans tous les pays protestans, si la décence publique et le bon sens individuel n'y avaient point jusqu'ici beaucoup amorti la pernicieuse influence des divagations théologico-métaphysiques. Mais cependant la morale privée ne pouvait, comme je viens de l'indiquer, être réellement attaquée, d'une manière directe et suivie, qu'après la décomposition presque totale de la morale publique. Aujourd'hui qu'un tel préliminaire est certes suffisamment accompli, l'action dissolvante menace immédiatement, avec une intensité toujours croissante, la morale domestique et même la morale personnelle, premier fondement nécessaire de toutes les autres. Sous quelque aspect qu'on les envisage, soit quant aux relations des sexes, à celles des âges, ou à celles des conditions, il est clair que les élémens nécessaires de toute sociabilité sont désormais, et doivent être de plus en plus, directement compromis par une discussion corrosive, que ne dominent point de véritables principes, et qui tend à mettre en question, sans aucune solution possible, les moindres idées de devoir. La famille, qui, au milieu des phases les plus agitées de la tempête révolutionnaire, avait été, sauf quelques attaques accessoires, essentiellement respectée, s'est trouvée, de nos jours, radicalement assaillie, dans sa double base indispensable, l'hérédité et le mariage, par des sectes insensées 11, qui, en rêvant la réorganisation, n'ont su, dans leur superbe médiocrité, développer réellement que la plus dangereuse anarchie. Nous avons vu même le principe le plus général et le plus vulgaire de la simple morale individuelle, la subordination nécessaire des passions à la raison, directement dénié par d'autres prétendus rénovateurs, qui, sans s'arrêter à l'expérience universelle, rationnellement sanctionnée par l'étude positive de la nature humaine, ont tenté, au contraire, d'établir, comme dogme fondamental de leur morale régénérée, la systématique domination des passions, dont l'activité spontanée ne leur a point paru sans doute assez encouragée par la simple démolition philosophique des barrières jusque alors destinées à en contenir l'impétueux essor, puisqu'ils ont cru devoir, en outre, la développer artificiellement par l'application continue des stimulans les plus énergiques. Ces diverses aberrations spéculatives ont déjà assez pénétré dans la vie sociale, pour qu'il soit aujourd'hui devenu loisible à chacun de se faire une sorte de facile mérite de ses passions même les plus désordonnées, les plus animales: si un tel débordement pouvait persister, les estomacs insatiables finiraient probablement par s'enorgueillir aussi de leur propre voracité.

Note 11: (retour) Nous avons vu surtout une secte éphémère, dans ses vains projets de régénération ou plutôt de domination universelle, offrir, pendant quelques années, à l'observateur attentif, par un concours d'aberrations qu'on avait cru jusque alors impossible, l'étrange conciliation fondamentale de la plus licencieuse anarchie avec le plus dégradant despotisme.

Vainement l'école rétrograde s'efforce-t-elle encore de rejeter exclusivement sur l'école révolutionnaire la responsabilité générale de ce nouvel ordre de divagations, dont elle-même n'est pas réellement moins coupable, d'après son aveugle et irrationnelle obstination à préconiser, comme seules bases intellectuelles de la sociabilité, des principes dont l'irrévocable impuissance actuelle n'a jamais été plus sensible que dans ce cas. Car, si les conceptions théologiques devaient véritablement constituer, dans l'avenir comme dans le passé, les immuables fondemens de la morale universelle, d'où vient qu'elles ont aujourd'hui perdu toute force réelle contre de semblables débordemens? Ne serait-ce pas désormais un cercle profondément vicieux que d'étayer d'abord, par de vains et laborieux artifices, les principes religieux, afin qu'ils pussent ensuite, ainsi destitués de tout pouvoir intrinsèque et direct, servir de points d'appui à l'ordre moral? Toute puissance sociale ne manifeste-t-elle pas nécessairement son efficacité générale, par l'indispensable épreuve préliminaire de sa propre élévation? Aucun office vraiment fondamental ne saurait donc maintenant appartenir à des croyances qui n'ont pu elles-mêmes résister au développement universel de la raison humaine, dont la virilité ne finira point sans doute par reconstruire les entraves oppressives que brisa pour jamais son adolescence. Il importe même de remarquer enfin, à ce sujet, que les diverses aberrations précédemment signalées ont toujours été conçues, de nos jours, par d'ardens restaurateurs des théories religieuses, violemment exaspérés contre toute philosophie vraiment positive, seule apte désormais à comprimer effectivement l'essor naturel de leurs divagations; on avait pu, depuis long-temps, constater aussi la justesse nécessaire d'une observation analogue, à l'égard des aberrations semblables d'origine purement protestante. Loin de pouvoir fournir aujourd'hui des bases réelles à la morale proprement dite, domestique ou personnelle, les croyances religieuses tendent de plus en plus, à vrai dire, à lui devenir doublement nuisibles, soit en s'opposant à son édification sur des fondemens plus solides, auprès des esprits, chaque jour plus nombreux, que ces croyances cessent de pouvoir dominer, soit même en ce que, chez ceux qui leur demeurent le moins infidèles, ces principes sont naturellement beaucoup trop vagues pour comporter aucune grande efficacité pratique sans l'active intervention continue de l'autorité sacerdotale, désormais essentiellement absorbée, chez les populations les plus avancées, par le soin difficile de sa propre conservation, de manière à ne plus oser, d'ordinaire, compromettre, par une intempestive répression, le faible crédit qu'elle s'y ménage encore. Parmi les intelligences un peu cultivées, l'expérience journalière ne montre-t-elle point, en effet, que la morale usuelle des hommes restés suffisamment religieux n'est nullement supérieure aujourd'hui, malgré l'anarchie intellectuelle, à celle de la plupart des esprits émancipés? La principale tendance pratique des croyances religieuses ne consiste-t-elle point le plus souvent, dans la vie sociale actuelle, à inspirer surtout, à la plupart de ceux qui les conservent avec quelque énergie, une haine instinctive et insurmontable contre tous ceux qui s'en sont affranchis, sans qu'il en résulte d'ailleurs aucune émulation réellement utile à la société? Ainsi, pour la morale privée, comme ci-dessus à l'égard de la morale publique, les principaux ravages, soit indirects, soit même directs, qu'exerce maintenant l'anarchie intellectuelle, doivent être, après un mûr examen, au moins aussi sévèrement imputés à la philosophie stationnaire, et surtout à la philosophie rétrograde, qu'à la philosophie révolutionnaire elle-même, qui en est seule habituellement accusée. Quoi qu'il en soit, il n'est ici que trop évident que toutes les différentes doctrines actuelles sont, à divers titres, presque également impuissantes, par leur nature, sous l'un et l'autre aspect, à opposer aucun frein énergique au développement continu de l'égoïsme individuel, qui s'enhardit aujourd'hui de plus en plus à réclamer directement, au nom de l'universelle anarchie des intelligences, le libre débordement des passions même les moins sociales.

Suite nécessaire et directe d'un pareil désordre, vient maintenant, comme second caractère général de notre situation fondamentale, la corruption systématique, désormais érigée en un indispensable moyen de gouvernement. Ici, l'école stationnaire et l'école rétrograde ne sauraient parvenir à rejeter exclusivement sur l'école révolutionnaire une responsabilité commune, où leur double participation habituelle est certes la plus immédiate et même la plus prononcée. Les trois doctrines concourent nécessairement, quoique inégalement, à ce honteux résultat, en contribuant, chacune à sa manière, à l'absence de toutes vraies convictions politiques, ainsi que je l'ai expliqué. Quelque déplorable que soit évidemment une telle obligation, il faut aujourd'hui savoir y reconnaître sans détour une inévitable conséquence de cet état intellectuel, où l'impuissance et le discrédit des idées générales, devenues incapables de commander aucun acte réel, ne laissent plus d'autre ressource journalière, pour obtenir effectivement l'indispensable concours des individus au maintien précaire d'un ordre grossier, qu'un appel plus ou moins immédiat à des intérêts purement personnels. Il n'arrive presque jamais qu'une pareille influence trouve à s'exercer sur des hommes véritablement animés de convictions profondes. Rarement la nature humaine, dans les caractères même les moins élevés, s'avilit-elle assez pour comporter un système de conduite politique en opposition réelle avec de fortes convictions quelconques: un tel contraste continu finirait bientôt par paralyser essentiellement les facultés du sujet. Dans l'ordre scientifique, où les vraies convictions philosophiques sont aujourd'hui plus communes et mieux marquées, la corruption active n'est guère praticable, quoique les âmes n'y soient certes pas ordinairement d'une trempe plus énergique 12. Ainsi, sauf quelques anomalies fort rares, il faut évidemment attribuer surtout, à l'état indécis et flottant où l'anarchie intellectuelle tient habituellement aujourd'hui toutes les idées sociales, l'extension rapide et facile d'une corruption qui tourne aisément à son gré les demi-convictions, vagues et insuffisantes, que présente désormais, de plus en plus exclusivement, le monde politique actuel. Non-seulement ce désordre des esprits permet seul le développement de la corruption politique, dont tout large exercice serait incompatible avec des convictions réelles et communes; mais on doit même avouer qu'il l'exige nécessairement, comme unique moyen praticable de déterminer maintenant une certaine convergence effective, dont l'ordre social, à quelque matérialité qu'il puisse être réduit, ne saurait se passer entièrement. On peut donc annoncer avec assurance l'imminente extension continue de ce honteux procédé, tant que l'anarchie intellectuelle tendra toujours à détruire graduellement toute forte conviction politique.

Note 12: (retour) Le cas le plus décisif à cet égard, est celui, assez fréquent de nos jours, des savans qui allient la plus honteuse versatilité politique à une invariable persévérance philosophique malgré les plus puissantes tentations, dans leurs opinions anti-religieuses, qui, sans doute, reposaient seules chez eux sur de véritables convictions.

Une telle explication ne saurait, sans doute, complétement absoudre les gouvernemens actuels de la dangereuse préférence que, dans leur aveugle et étroite sollicitude, ils accordent habituellement à l'emploi démesuré d'un pareil moyen. Car, l'absolu dédain, si stupidement systématique, qu'ils affectent d'ordinaire contre toute théorie sociale, et les entraves nombreuses, soit involontaires, soit calculées, dont ils s'efforcent, en ce genre, d'entourer aujourd'hui l'esprit humain, au lieu d'encourager son essor, tendent évidemment, d'une manière directe, à éterniser cet état transitoire, en empêchant la seule solution qu'il comporte. D'une autre part, ainsi obligés de subir cette immorale nécessité, nos gouvernemens l'aggravent encore dans l'exécution, en subordonnant presque toujours l'usage de ce moyen à la seule satisfaction immédiate de leurs intérêts spéciaux, sans aucun appel véritable à l'intérêt public, dont ils ne craignent pas de sacrifier ouvertement la considération générale au simple soin de leur propre conservation. Néanmoins, malgré ces torts irrécusables, il demeure évident que le développement graduel du système de corruption politique doit être aujourd'hui tout autant imputé aux gouvernés qu'aux gouvernans; non-seulement en ce sens que, si les uns y recourent, les autres l'acceptent, mais surtout en ce que leur état intellectuel commun en rend l'usage malheureusement inévitable. Dans leurs mutuelles relations journalières, les individus ne considèrent plus désormais, comme vraiment solides et efficaces, que les coopérations déterminées par l'intérêt privé: ils ne sauraient donc, sans inconséquence, reprocher aux gouvernemens une conduite analogue pour s'assurer le concours habituel dont ils ont besoin, à une époque où le désordre des idées empêche presque toujours de voir nettement en quoi consiste réellement l'intérêt public; les deux sortes d'action doivent nécessairement comporter des procédés semblables, sauf la seule différence d'intensité. A quelques perturbations, même matérielles, que la société se trouve actuellement exposée, on ne saurait douter, ce me semble, d'après une étude approfondie de cette orageuse situation, que les désastres ne fussent habituellement beaucoup plus graves encore si les divergences individuelles n'étaient contenues, à un certain degré, par l'influence directe des intérêts personnels, à défaut de toute autre voie plus satisfaisante et plus sûre. Quoique très grossier et fort précaire, quoiqu'il ne puisse garantir le présent sans compromettre gravement l'avenir, un tel moyen a cependant l'avantage incontestable de constituer un résultat spontané de la situation à laquelle il s'applique: car, la cause fondamentale qui oblige aujourd'hui à l'emploi passager de la corruption politique, est aussi celle qui, sous un autre aspect, en a permis le développement; en sorte que, par une évidente harmonie, cette corruption cessera d'être possible sur une grande échelle, aussitôt même que la société commencera à pouvoir comporter une meilleure discipline. Jusque alors, on peut compter sur l'inévitable accroissement naturel de ce misérable expédient, ainsi que le témoigne irrécusablement une expérience constante chez tous les peuples soumis à une longue pratique de ce que l'on nomme aujourd'hui le régime constitutionnel ou représentatif, toujours forcé d'organiser ainsi une certaine discipline matérielle au milieu d'un profond désordre intellectuel, et par suite, moral. Les juges impartiaux ont seulement le droit d'exiger que les gouvernemens actuels, au lieu de subir avec une sorte de joie cette fatale nécessité, et de se laisser aveuglément entraîner par l'attrait que doit présenter, à la paresse et à la médiocrité, l'usage immodéré de cette facile ressource, s'empressent désormais, au contraire, de favoriser méthodiquement, d'une manière continue, par les différens moyens dont ils disposent, la grande élaboration philosophique, à l'issue de laquelle les sociétés modernes pourront finalement entrer dans de meilleures voies.

Pour concevoir, à cet égard, avec toute leur portée véritable, les tristes exigeances de notre époque, il importe de ne point restreindre la notion générale du système de corruption politique aux seules influences purement matérielles qu'on a coutume d'y considérer aujourd'hui; il y faut comprendre indistinctement, comme l'indique sa définition rationnelle, les divers modes quelconques par lesquels on tente de faire prédominer les motifs d'intérêt privé dans les questions d'intérêt public. Ainsi envisagé, ce système paraîtra beaucoup plus étendu, et à la fois bien plus dangereux, qu'on ne le suppose ordinairement. Je ne fais point seulement allusion à l'emploi des distinctions honorifiques, que tous les observateurs judicieux ont déjà l'habitude d'y joindre, comme capable de déterminer souvent, par la stimulation de la vanité, une corruption encore plus efficace et plus active que la vénalité directe. Mais il s'agit surtout ici de cette action bien autrement profonde, essentiellement propre aux temps actuels, par laquelle l'ensemble des institutions politiques concourt tout entier, d'une manière plus ou moins immédiate, à développer et à satisfaire, chez tous les individus doués de quelque énergie, les différentes sortes d'ambition. Sous ce rapport capital, non moins que sous le précédent, l'état présent de la société est éminemment corrupteur. En même temps que l'anarchie intellectuelle y a dissous tous les préjugés publics destinés à contenir l'essor des prétentions privées, l'irrévocable décomposition de l'ancienne classification sociale y a pareillement supprimé les diverses barrières qui s'opposaient au débordement des ambitions individuelles, désormais indistinctement appelées, au nom du progrès, à la plus complète extension politique. Entraînés par cette irrésistible tendance, les gouvernemens ont dû s'efforcer graduellement d'y satisfaire de plus en plus, en multipliant outre mesure les diverses fonctions publiques, en rendant chaque jour leur accès plus facile, et en renouvelant les titulaires aussi fréquemment que possible. Cédant d'abord à la nécessité, ils ont ensuite spontanément tenté de la convertir, par un développement artificiel et systématique, en une ressource générale, qui pouvait permettre d'intéresser à leur propre conservation la plupart des ambitieux actifs, ainsi associés à l'exploitation nationale. Il serait d'ailleurs inutile d'insister ici sur les dangers évidens que présente, par sa nature, un tel expédient politique, envisagé même uniquement sous le point de vue étroit de l'intérêt spécial des gouvernemens; car, il doit nécessairement provoquer beaucoup plus de prétentions qu'il n'en peut satisfaire, et, par suite, soulever, contre le régime établi, des passions bien autrement intenses que celles qui l'appuient. On conçoit, en outre, que l'application de ce procédé tend naturellement à le développer, d'une manière en quelque sorte indéfinie, qui ne saurait être limitée que par l'avénement d'une vraie réorganisation sociale. A considérer, par exemple, l'ensemble des choix faits, depuis un demi-siècle, même pour les plus éminentes fonctions politiques, la plupart de nos ambitieux ne doivent-ils point, en effet, conserver aussi quelque espoir raisonnable d'obtenir, à leur tour, une élévation ainsi motivée? Un tel espoir, convenablement entretenu chez tous les hommes politiques, constitue même évidemment l'un des principaux artifices pratiques habituellement employés par les gouvernemens pour maintenir aujourd'hui un certain ordre factice.

La métaphysique révolutionnaire a, sans doute, directement fourni, comme je l'ai expliqué, le dissolvant universel qui a fini par nécessiter ce dangereux régime. Mais toutes nos écoles politiques participent inévitablement, chacune à sa manière, à son développement continu. Quant à la politique stationnaire, qui dirige principalement aujourd'hui l'action régulière, elle consacre d'abord, encore bien plus formellement que la doctrine critique elle-même, cette situation transitoire comme le type indéfini de la perfection sociale; prenant les moyens pour le but, elle érige, par exemple, l'égale admissibilité de tous les individus à toutes les fonctions publiques, en destination finale du mouvement général des sociétés modernes. Enfin, par une influence qui lui est essentiellement propre, elle aggrave directement la tendance corruptrice de l'époque actuelle, en liant de plus en plus les vaines conditions d'ordre qu'elle s'efforce d'instituer à la simple possession de la fortune, considérée même sans aucun égard au mode quelconque d'acquisition effective. En ce qui concerne la politique rétrograde, il est aisé de constater que, malgré ses orgueilleuses prétentions à la pureté morale, elle n'est pas aujourd'hui moins réellement corruptrice que ses deux antagonistes, ainsi que l'expérience l'a, sans doute, hautement témoigné. Le genre spécial de corruption qui lui appartient sur tout, consiste dans l'hypocrisie systématique, dont elle a eu tant besoin depuis que la décomposition du régime catholico-féodal est devenue assez profonde pour ne plus comporter, chez la plupart des esprits cultivés, que des convictions faibles et incomplètes. Dès l'origine de l'époque révolutionnaire, au seizième siècle, on a pu voir se développer, principalement dans l'ordre religieux, ce système d'hypocrisie de plus en plus élaboré, qui consentait aisément, d'une manière plus ou moins explicite, à l'émancipation réelle de toutes les intelligences d'une certaine portée, sous la seule condition, au moins tacite, d'aider à prolonger la soumission des masses: telle fut, éminemment, la politique des jésuites 13. Ainsi, l'école rétrograde a réellement subi, sous ce rapport, depuis plus long-temps qu'aucune autre, et sous une forme qui n'est pas, certes, moins dangereuse, la fatalité commune, propre à notre état social. Serait-il possible, en principe, qu'une politique quelconque ne dût point nécessairement recourir davantage à la corruption, à mesure qu'elle est plus directement opposée au mouvement général de la société qu'elle prétend régir?

Note 13: (retour) Ce machiavélisme théologique a dû être radicalement ruiné lorsque la propagation du mouvement philosophique l'a finalement obligé, comme on le voit aujourd'hui, a étendre graduellement un tel privilége à tous les esprits actifs. Il en est résulte, en effet, cette sorte de mystification réciproquement universelle, où, dans les classes même les moins cultivées, chacun reconnaît la religion indispensable chez les autres, quoique superflue pour lui. Telle est, au fond, l'étrange issue définitive de trois siècles d'une laborieuse résistance au mouvement fondamental de la raison humaine!

Il résulte donc, de l'ensemble de ces explications, que l'obligation de maintenir une certaine discipline matérielle malgré l'absence de toute véritable organisation spirituelle, a dû conduire la politique à employer de plus en plus, comme ressort provisoire, indispensable quoique funeste, la corruption systématique, d'ailleurs spontanément issue de l'anarchie intellectuelle. A défaut d'autorité morale, l'ordre matériel exige, de toute nécessité, ou l'usage de la terreur, ou le recours à la corruption: or, ce dernier moyen, outre qu'il est aujourd'hui seul susceptible de quelque durée, présente, sans doute, après un scrupuleux examen, de moindres inconvéniens, comme étant mieux adapté à la nature des sociétés modernes, qui ne permet à la violence que des succès très passagers. Mais, tout en reconnaissant, du point de vue scientifique, ce qu'il y a d'inévitable et d'involontaire, à cet égard, dans la politique actuelle, il est impossible de ne point déplorer, avec une certaine amertume, le profond aveuglement qui empêche aujourd'hui les divers pouvoirs sociaux de faciliter autant que possible l'évolution intellectuelle et morale, qui pourra seule dispenser enfin d'un expédient aussi dégradant et aussi insuffisant. Il semble, au contraire, que les hommes d'état de tous les partis se soient maintenant concertés pour interdire, de toutes leurs forces, cette unique voie de salut, en frappant indistinctement d'une stupide réprobation absolue toute élaboration quelconque des théories sociales. Toutefois, cette aberration commune ne constitue elle-même, comme je vais le montrer, qu'une nouvelle conséquence générale, non moins nécessaire et aussi caractéristique que les précédentes, de l'état présent des populations les plus civilisées.

Le troisième symptôme essentiel de notre situation sociale consiste, en effet, dans la prépondérance toujours croissante du point de vue purement matériel et immédiat à l'égard de toutes les questions politiques. En manifestant, avec une irrécusable évidence, la profonde insuffisance des diverses théories actuelles, l'expérience contemporaine a malheureusement développé, par une réaction inévitable, une irrationnelle répugnance absolue, aujourd'hui presque unanime, contre toute sorte de théories sociales. Il ne s'agit pas seulement ici de l'antagonisme général et spontané entre la pratique et la théorie, simplement aggravé par l'état d'enfance où languit encore la science sociale, suivant une explication rappelée au début de ce chapitre. La funeste tendance que je veux signaler est à la fois plus spéciale et plus profonde, essentiellement propre à la situation transitoire des sociétés actuelles. Dès l'origine même de l'ère révolutionnaire, il y a trois siècles, elle a commencé à se faire sentir, de la manière la moins équivoque, aussitôt que, le pouvoir spirituel ayant été partout annulé ou absorbé par le pouvoir temporel, toutes les hautes spéculations sociales ont dû être ainsi de plus en plus livrées désormais à des esprits essentiellement dominés par la préoccupation continue des affaires journalières. Cette indication historique suffit ici pour faire comprendre que les peuples et les rois ont dû pareillement concourir à la prépondérance graduelle d'une semblable disposition, nécessairement commune à toutes nos diverses écoles politiques, qui, sous ce rapport, méritent aujourd'hui, quoiqu'à divers titres, des reproches à peu près équivalens.

Après avoir reconnu que la crise fondamentale des sociétés actuelles dérive surtout, en dernière analyse, de l'anarchie intellectuelle, dont la résolution, par une philosophie convenable, constitue ainsi le premier besoin de notre temps, on ne saurait trop déplorer cette irrationnelle unanimité du monde politique, qui, en proscrivant les recherches spéculatives, tend directement à interdire la seule issue réelle que puisse finalement comporter une telle situation. Depuis un demi-siècle que la réorganisation sociale a été si vainement entreprise, cette fausse voie a conduit à une foule d'essais successifs, qui, malgré leur insuffisance expérimentalement constatée, ont toujours été renouvelés dans le même esprit vicieux. Au lieu de s'occuper d'abord des doctrines relatives au nouvel ordre social, et ensuite des moeurs correspondantes, on s'est uniquement borné à la construction directe des institutions définitives, eu un temps où l'état de l'esprit humain indique avec tant d'évidence la seule possibilité d'institutions purement provisoires, réduites aux objets les plus indispensables, et n'ayant d'autre prétention d'avenir que de faciliter, autant que possible, l'évolution intellectuelle et morale qui devra déterminer enfin une vraie régénération politique. Toute l'élaboration qualifiée de constituante a dès-lors essentiellement consisté, en réalité, à morceler plus ou moins les anciens pouvoirs politiques, à organiser minutieusement entre eux des antagonismes factices et compliqués, à les rendre aussi de plus en plus précaires et amovibles, en les soumettant toujours davantage à des élections temporaires, etc.; mais sans jamais avoir changé, au fond, faute d'une véritable doctrine sociale, la nature générale du régime ancien, ni l'esprit qui préside à son exercice. En un mot, on s'est surtout occupé de contenir méthodiquement les divers pouvoirs ainsi conservés, au risque de les annuler, et l'on a continué à laisser entièrement indéterminés les principes destinés à diriger leur application effective. Ce travail subalterne et irrationnel, dans lequel la seule division politique vraiment capitale avait même été profondément écartée, a été ensuite pompeusement décoré du nom de constitution, et toujours voué à l'éternelle admiration de la postérité! Quoique la durée moyenne de ces prétendues constitutions n'ait été jusqu'ici que de dix ans au plus, chaque nouveau régime, malgré que son premier titre fût toujours l'insuffisance radicale du précédent, n'a jamais manqué jusqu'ici d'imposer, à son tour, sous des peines plus ou moins graves, l'uniforme obligation d'une foi générale à son triomphe absolu et indéfini. C'est ainsi que tous ces vains tâtonnemens empiriques, dont la succession, quelle qu'en soit l'invariable monotonie, serait, par sa nature, inépuisable, ont manifesté constamment une déplorable efficacité pour entraver profondément la vraie réorganisation sociale, soit en détournant les forces de l'esprit humain sur de puériles questions de formes politiques, soit aussi en empêchant directement, même par voie d'interdiction légale, les spéculations et les discussions philosophiques qui doivent finalement dévoiler les principes essentiels de cette réorganisation. Par cette double influence, le principal caractère de la maladie a été dissimulé autant que possible, et toute solution graduelle et paisible est devenue presque impraticable. Comment des esprits, dominés par une aberration aussi vicieusement systématique, peuvent-ils se faire illusion au point de se croire exempts de tous préjugés spéculatifs, et comment osent-ils en proscrire avec dédain l'élaboration rationnelle, lorsque eux-mêmes poursuivent la plus dangereuse et la plus absurde de toutes les utopies politiques, la construction directe d'un système général de gouvernement qui ne reposerait sur aucune véritable doctrine sociale! Une telle disposition serait, en effet, inexplicable aujourd'hui sans le ténébreux ascendant de la philosophie métaphysique, qui dénature et confond profondément toutes les notions politiques, comme elle le faisait jadis, pendant son triomphe passager, dans les autres ordres de conceptions humaines.

Cette vaine prépondérance métaphysique des considérations purement matérielles, si abusivement qualifiées de pratiques, puisqu'elles conduisent à d'impraticables fictions, n'est pas seulement nuisible, d'une manière directe, au principal progrès politique des sociétés modernes: elle présente aussi, ce qui devrait toucher davantage les gouvernemens, de graves et imminens dangers pour l'ordre proprement dit, comme il est aisé de le reconnaître sommairement. Il en résulte effectivement la tendance universelle à rapporter uniformément tous les maux politiques à l'imperfection des institutions, au lieu de les attribuer surtout aux idées et aux moeurs sociales, qui sont aujourd'hui le siége fondamental de la maladie principale. De là, les efforts successifs, toujours essentiellement stériles, que nous avons vus jusqu'ici, et que nous reverrons, sans doute, trop souvent encore, pour chercher indéfiniment le remède dans des altérations de plus en plus profondes des institutions et des pouvoirs existans, sans que l'inanité des tentatives antérieures éclaire jamais suffisamment des esprits ainsi fourvoyés, auxquels la moindre modification nouvelle inspirera facilement, quand le mal sera plus vivement senti, une aveugle ardeur vers le funeste renouvellement d'essais analogues: tant sont faibles et infructueuses, surtout en politique, les leçons si vantées de la simple expérience, lorsque les résultats n'en sont point éclairés par une analyse vraiment rationnelle. On ne me supposera point, sans doute, l'intention de condamner ici toute modification politique proprement dite, même prochaine, avant l'époque finale où l'ensemble du système politique devra être entièrement régénéré, d'après l'application graduelle d'une nouvelle doctrine sociale, quand une fois cette doctrine aura été convenablement produite. Des modifications plus ou moins profondes à l'ordre politique actuel deviendront auparavant inévitables, et même indispensables, ne fût-ce qu'afin de rendre cet ordre plus progressif et mieux compatible avec l'évolution fondamentale, quoiqu'il ne faille pas d'ailleurs attacher, à ces transformations provisoires, une importance prépondérante, et qu'on doive surtout soigneusement empêcher qu'elles ne détournent du but principal. Mais ces modifications elles-mêmes, pour être pleinement conformes à leur vraie destination finale, devront être toujours dirigées par une première élaboration philosophique de l'ensemble de la question sociale. A plus forte raison, leur considération exclusive, ou seulement prépondérante, doit-elle être aujourd'hui regardée comme constituant directement une irrationnelle subversion de la vraie solution générale.

Il est d'ailleurs incontestable, à mes yeux, que cette vicieuse préoccupation des institutions proprement dites, au préjudice des pures doctrines, outre ce qu'elle a maintenant d'évidemment prématuré, engendre aussi d'autres erreurs plus fondamentales, d'une nature permanente, en conduisant, même dans l'avenir social, à régler indéfiniment par l'ordre temporel ce qui dépend surtout de l'ordre spirituel. Par suite de l'aberration fatale qui, depuis trois siècles, a fait universellement négliger cette distinction capitale, les divers gouvernemens européens ont porté l'inévitable peine de leur aveugle participation à l'établissement d'une telle confusion, en devenant dès lors uniformément responsables de tous les maux des sociétés, de quelque source qu'ils fussent en effet dérivés. Malheureusement, cette illusion est encore plus nuisible à la société elle-même, par les perturbations et les désappointemens plus ou moins graves qu'elle y cause fréquemment aujourd'hui. Ce danger n'a jamais été plus évident et plus prononcé qu'à l'égard des attaques violentes et anarchiques dont les discussions contemporaines ont si souvent menacé l'institution fondamentale de la propriété. Après avoir d'abord judicieusement analysé ces critiques déclamatoires, tous les bons esprits devront convenir, ce me semble, que les inconvéniens tant reprochés à cette institution présentent, malgré l'exagération manifeste de plaintes semblables, une irrécusable réalité, qui mérite qu'on s'occupe convenablement d'y remédier, autant que le comporte la nature essentielle de l'état social moderne. Mais ils reconnaîtront aussi que les principaux remèdes sont ici nécessairement du ressort direct des opinions et des moeurs, sans que les réglemens politiques proprement dits y soient susceptibles d'aucune efficacité vraiment fondamentale; puisque tout se réduit surtout aux préjugés et aux usages publics qui, d'après une sage appréciation philosophique de l'ensemble du sujet, doivent habituellement diriger, dans l'intérêt social, l'exercice effectif de la propriété, en quelques mains qu'elle réside. On voit ainsi combien est profondément perturbatrice, et en même temps vaine et aveugle, cette tendance universelle des esprits actuels à tout rapporter aux institutions politiques, au lieu d'attendre surtout de la réorganisation intellectuelle et morale ce qu'elle seule peut donner. Les mêmes remarques pourront s'appliquer aux critiques analogues dirigées de nos jours contre l'institution du mariage, et en divers autres cas d'une importance majeure. Partout il sera facile de reconnaître combien est absurde et funeste ce puéril esprit réglementaire qui, uniquement occupé de l'ordre matériel, tendrait au bouleversement total de la société dans la vue d'apporter, à tout prix, à un inconvénient partiel ou mal apprécié, un remède essentiellement illusoire. Telle est néanmoins, à cet égard, la disposition si unanime des intelligences actuelles que les gouvernemens, partageant eux-mêmes l'erreur commune, ne savent habituellement en comprimer le dangereux essor qu'en étouffant brusquement la discussion, aussitôt qu'elle commence à devenir alarmante: mais ce brutal expédient, quoique pouvant être provisoirement indispensable, ne saurait certainement suffire; il se borne évidemment à ajourner la difficulté, sans la résoudre en aucune manière, ou plutôt en l'aggravant beaucoup.

Ainsi, relativement à l'ordre, autant qu'à l'égard du progrès, il y a de graves et imminens périls, les uns indirects, les autres directs, dans l'hallucination fondamentale qui règne aujourd'hui, avec une si déplorable universalité, sur la vraie nature de la maladie sociale, regardée comme exclusivement physique, tandis qu'elle est surtout morale. Pendant que la théorie est principalement en souffrance, puisque aucune notion sociale n'est aujourd'hui fermement établie, l'esprit humain, détourné de ce premier but essentiel, est étroitement absorbé par l'unique considération de la pratique, où son action, dépourvue de toute direction rationnelle, devient, de toute nécessité, profondément perturbatrice. C'est surtout l'influence de cette aberration générale qui amoindrit de plus en plus, en réalité, la politique actuelle, de manière à n'y permettre qu'une très imparfaite et très précaire satisfaction, soit à l'ordre, soit au progrès, dont les véritables voies sont ainsi directement méconnues. Depuis que les modifications principales des anciennes institutions ont été vainement introduites ou essayées, sans que le malaise fondamental ait cessé de se faire sentir, les idées immédiates de progrès politique tendent ainsi à se restreindre graduellement désormais à de misérables substitutions de personnes, que ne dirige aucun plan véritable, ce qui constitue, pour ainsi dire, la plus honteuse dégradation politique, en tendant d'ailleurs à précipiter évidemment la société dans une inépuisable succession d'inutiles catastrophes. Pareillement, quant à l'ordre purement matériel, le seul dont on s'occupe aujourd'hui, son maintien habituel se trouve confié à un pouvoir regardé comme hostile, et continuellement affaibli par un antagonisme systématique, dont le développement spontané ne profite le plus souvent qu'à l'esprit d'anarchie, auquel chaque changement politique ouvre, d'ordinaire, de nouvelles voies légales. L'aveugle préoccupation exclusive du point de vue journalier ne permet plus habituellement le concours effectif des divers agens principaux d'un tel mécanisme, qu'à l'instant même où l'apparition directe de l'anarchie matérielle vient suspendre momentanément leurs vaines contestations, qui, après chaque orage, reprennent bientôt leur cours inévitable, jusqu'à ce que cette désorganisation successive détermine enfin une catastrophe, que personne, le plus souvent, n'a prévue, quelque imminente qu'elle dût sembler à tout observateur clairvoyant. Telles sont, sans doute, nécessairement les conséquences générales de l'irrationnelle disposition qui circonscrit aujourd'hui de plus en plus le champ des combinaisons politiques dans les seules considérations matérielles et immédiates, en écartant toute large spéculation d'avenir social. On peut ainsi juger clairement si l'analyse philosophique, qui représente l'anarchie intellectuelle comme la principale cause originaire de notre maladie sociale, est en effet aussi dépourvue d'utilité réelle et directe que l'osent prétendre les vains détracteurs de toute théorie politique.

Un quatrième aspect général, suite et complément naturel des trois précédens, achève enfin de caractériser ici l'ensemble nécessaire de notre déplorable situation sociale, en montrant que la classe d'esprits auxquels une telle situation tend spontanément à conférer aujourd'hui la principale influence politique, doit être, d'ordinaire, profondément incompétente, et même essentiellement antipathique, à l'égard d'une véritable réorganisation: en sorte qu'une dernière illusion fondamentale des sociétés actuelles, et ce n'est pas certes la moins fatale, consiste à attendre vainement la solution du problème, de ceux-là mêmes qui ne peuvent être propres qu'à l'entraver inévitablement.

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