← Retour

Cours de philosophie positive. (4/6)

16px
100%

Quelle que soit la haute supériorité intrinsèque de cette méthode sociologique, elle peut cependant, comme tout autre procédé scientifique quelconque, entraîner à de graves erreurs, chez des esprits peu rationnels ou mal préparés. L'analyse mathématique elle-même, aujourd'hui si justement préconisée, peut néanmoins exposer, par exemple, à l'inconvénient essentiel, trop souvent réalisé, de prendre des signes pour des idées: on ne saurait nier que, surtout de nos jours, elle ne serve quelquefois à déguiser, sous un imposant verbiage, l'inanité des conceptions. Il n'y a point de méthode scientifique, parmi les plus recommandables, qui n'offre, à sa manière, des dangers équivalens, sans que leur existence nuise aucunement au crédit de ces moyens logiques, parce que ces dangers ne sauraient jamais provenir que d'une imparfaite appréciation ou d'une vicieuse application de la méthode correspondante. On doit étendre les mêmes considérations aux diverses méthodes sociologiques, et surtout à la méthode historique proprement dite, qui, pareillement, ne peut nullement égarer tant qu'elle est convenablement conçue et employée. Elle n'a d'inconvéniens propres, sous ce rapport, que la difficulté plus éminente d'y remplir toujours cette indispensable condition, à cause des obstacles plus essentiels que présente la complication supérieure du sujet. Sans espérer que les illusions qu'elle peut inspirer soient jamais susceptibles d'être entièrement évitées, quelques précautions qu'on emploie, il est du moins utile d'en signaler sommairement le principal caractère. Il consiste surtout à prendre un décroissement continu pour une tendance à l'extinction totale, ou réciproquement, suivant cette sorte de sophisme mathématique (déjà indiqué, en un cas analogue, dans le chapitre précédent), qui fait confondre des variations continues, en plus ou en moins, avec des variations illimitées. Un exemple fort sensible suffira, par son étrangeté même, pour signaler ici un tel danger de la méthode des séries historiques, plus nettement que par aucune explication abstraite, tout en indiquant d'ailleurs spontanément le mode général de prévenir de semblables illusions, dans les cas nombreux où elles ne sauraient être aussi vivement senties d'abord. En considérant l'ensemble du développement social sous le rapport très simple du régime alimentaire de l'homme, on ne saurait méconnaître, à mon gré, la tendance constante de l'homme civilisé à une alimentation de moins en moins abondante. Que l'on compare, à cet égard, les nations sauvages avec les peuples cultivés, soit dans les chants homériques, soit dans les récits de nos voyageurs; que l'on oppose pareillement la vie des campagnes à celle des villes; et qu'enfin on considère même la différence appréciable entre deux de nos générations consécutives. Partout on verra l'observation comparative confirmer essentiellement ce singulier résultat, qui se rattache d'ailleurs à une loi sociologique plus étendue, comme j'aurai lieu de le montrer ultérieurement. D'une autre part, un tel décroissement est en harmonie parfaite avec les lois fondamentales de la nature humaine, par suite d'une prépondérance croissante de l'exercice intellectuel et moral à mesure que l'homme se civilise davantage. Rien n'est donc mieux constaté, soit par la voie expérimentale, soit par la voie rationnelle. Personne cependant oserait-il ici conclure de cet incontestable décroissement continu, si évidemment limité, à une véritable extinction ultérieure? Or, l'erreur, trop grossière alors pour n'être pas immédiatement rectifiée, peut, en beaucoup d'autres occasions, devenir bien plus spécieuse, et quelquefois presque inévitable, sans s'appuyer même sur des motifs aussi plausibles, à cause de la complication plus grande du cas alors exploré. L'exemple précédent suffit pour indiquer l'inévitable recours qu'il faut dès lors employer aux lois constantes de notre nature, dont l'ensemble, toujours maintenu pendant le cours entier de l'évolution sociale, fournit à l'analyse sociologique directe un indispensable moyen général de vérification continue, comme je l'expliquerai spécialement au chapitre suivant. Puisque le phénomène social, conçu en totalité, n'est, au fond, qu'un simple développement de l'humanité, sans aucune création réelle de facultés quelconques, ainsi que je l'ai établi ci-dessus, toutes les dispositions effectives que l'observation sociologique pourra successivement dévoiler devront donc se retrouver, au moins en germe, dans ce type primordial, que la biologie a construit d'avance pour la sociologie, afin de circonscrire ses aberrations spontanées. Ainsi, aucune loi de succession sociale, indiquée même, avec toute l'autorité possible, par la méthode historique, ne devra être finalement admise qu'après avoir été rationnellement rattachée, d'une manière d'ailleurs directe ou indirecte, mais toujours incontestable, à la théorie positive de la nature humaine: toutes les inductions qui ne pourraient soutenir un tel contrôle, finiraient nécessairement, à l'issue d'un plus mûr examen sociologique, par être immédiatement reconnues illusoires, soit que les observations eussent été trop partielles ou trop peu prolongées. C'est dans cette exacte harmonie continue entre les conclusions directes de l'analyse historique et les notions préalables de la théorie biologique de l'homme que devra surtout consister la principale force scientifique des démonstrations sociologiques. On voit ainsi se confirmer de plus en plus, et à tous égards, cette prépondérance philosophique de l'esprit d'ensemble sur l'esprit de détail, que je me suis tant efforcé, dans ce chapitre, de faire nettement ressortir comme le principal caractère intellectuel de cette nouvelle science.

Tel est donc le mode général d'exploration le mieux approprié à la vraie nature des recherches sociologiques. Sa prépondérance y est, à divers titres essentiels, pleinement équivalente, d'après les indications précédentes, à celle de la comparaison zoologique dans l'étude de la vie individuelle. L'usage continu qui s'en fera spontanément, en tout le reste de ce volume, confirmera hautement cette similitude logique, en témoignant que la succession nécessaire des divers états sociaux correspond exactement, sous le point de vue scientifique, à la coordination graduelle des divers organismes, eu égard à la différence des deux sciences: la série sociale, convenablement établie, ne saurait être, certes, ni moins réelle, ni moins utile, que la série animale. Quand l'application effective de ce nouveau moyen aura été assez développée pour que ses propriétés caractéristiques aient pu devenir, à tous les yeux éclairés, suffisamment prononcées, on y reconnaîtra, je le présume, une modification assez tranchée de l'exploration positive fondamentale pour la classer finalement, à la suite de l'observation pure, de l'expérimentation, et de la comparaison proprement dite, comme un quatrième et dernier mode essentiel de l'art d'observer, destiné, sous le nom spécial de méthode historique, à l'analyse des phénomènes les plus compliqués, et prenant sa source philosophique dans le mode immédiatement précédent, par la comparaison biologique des âges. La leçon suivante me présentera naturellement une importante occasion de motiver directement cette tendance définitive.

En terminant cette préalable appréciation générale de la méthode historique proprement dite, comme constituant le meilleur mode d'exploration sociologique, je ne dois pas négliger de faire remarquer ici que la nouvelle philosophie politique, consacrant, d'après un libre examen rationnel, les anciennes indications de la raison publique, restitue enfin à l'histoire l'entière plénitude de ses droits scientifiques pour servir de première base indispensable à l'ensemble des sages spéculations sociales, malgré les sophismes, trop accrédités encore, d'une vaine métaphysique qui tend à écarter, en politique, toute large considération du passé. C'est ainsi que, dans les autres branches quelconques de la philosophie naturelle, les diverses parties antérieures de ce Traité nous ont jusqu'ici toujours représenté l'esprit positif, si injustement accusé de tendance perturbatrice, comme essentiellement disposé, au contraire, à confirmer, dans les dispositions fondamentales de chaque science, les précieuses inspirations primitives du bon sens vulgaire, dont la science réelle ne saurait être, à tous égards, qu'un spécial prolongement systématique, et qu'une stérile métaphysique peut seule conduire à dédaigner. Ici, bien loin de restreindre l'influence nécessaire que la raison humaine attribua, de tout temps, à l'histoire dans les combinaisons politiques, la nouvelle philosophie sociale l'augmente radicalement et à un haut degré: ce ne sont plus ainsi des conseils ou des leçons que la politique demande seulement à l'histoire pour perfectionner ou rectifier des inspirations qui n'en sont point émanées; c'est sa propre direction générale qu'elle va désormais exclusivement chercher dans l'ensemble des déterminations historiques.

Après avoir ainsi exécuté suffisamment, dans ce chapitre, l'indispensable examen préliminaire du véritable esprit général qui doit caractériser la sociologie, et des divers moyens essentiels d'exploration qui lui sont propres, il me reste à compléter cette opération en considérant, plus rapidement, dans la leçon suivante, ses différentes relations nécessaires avec les autres sciences principales, afin que sa vraie constitution philosophique soit enfin irrévocablement établie, de façon à nous permettre ensuite de procéder directement, avec une véritable sécurité scientifique, à l'élaboration pleinement rationnelle de ce grand sujet.




QUARANTE-NEUVIÈME LEÇON.




Relations nécessaires de la physique sociale avec les autres branches fondamentales de la philosophie positive.

Avec quelque scrupuleuse exactitude que l'on s'efforçât de se diriger constamment, dans la nouvelle philosophie politique, d'après l'esprit général, à la fois scientifique et logique, que je viens de caractériser, les conditions essentielles de la positivité n'y sauraient être, en réalité, suffisamment remplies, tant que la science sociale y serait conçue et cultivée comme entièrement isolée, sans avoir convenablement égard aux indispensables relations indiquées par son véritable rang encyclopédique. La subordination rationnelle de la physique sociale envers l'ensemble des autres sciences fondamentales, suivant la hiérarchie scientifique que j'ai établie, constitue, à mes yeux, un principe d'une telle importance qu'il comprend, en quelque sorte, d'une manière implicite et indirecte mais nécessaire, toutes les diverses prescriptions philosophiques relatives au mode propre d'institution générale de cette science nouvelle, tandis qu'il ne pourrait, au contraire, être suppléé par aucune d'elles. On peut maintenant assurer, sans aucune exagération, que c'est surtout le défaut d'accomplissement réel de cette grande condition préalable, dont rien ne saurait dispenser, qui a, de nos jours, essentiellement paralysé tous les efforts tentés, même par les meilleurs esprits, pour traiter les questions sociales d'une manière vraiment positive, transformation dont la nécessité et même la possibilité ne sont plus, au fond, susceptibles désormais d'aucune contestation directe, quoique personne n'ait jusqu'ici convenablement saisi l'ensemble des obligations intellectuelles qu'impose une telle rénovation. Soit qu'on envisage le système des diverses données indispensables immédiatement fournies à la sociologie par les différentes sciences antérieures, soit qu'on ait égard à la considération, encore plus importante sans doute, des saines habitudes spéculatives que peut seule y développer leur étude préliminaire, l'appréciation journalière des essais actuels pour constituer une vraie philosophie politique ne permet point d'hésiter à regarder cette lacune capitale comme la principale cause de leur avortement radical, et de la direction vicieuse que finissent par suivre involontairement à cet égard les intelligences qui semblaient d'abord les mieux disposées 30. Il importe donc beaucoup d'examiner ici directement l'ensemble de ces relations nécessaires, quoique leur explication soit implicitement comprise dans les considérations analogues déjà présentées à l'égard des autres sciences fondamentales, surtout au volume précédent envers la science biologique, ce qui nous permettra d'abréger maintenant, à un haut degré, cette indispensable opération, sans nuire aucunement à son efficacité essentielle.

Note 30: (retour) Pour mieux caractériser ici cette importante observation, je crois devoir en indiquer, avec franchise, un exemple remarquable et récent, qui me sembla doublement décisif, soit parce qu'il se rapporte à un esprit présentant d'incontestables symptômes d'une véritable force scientifique, malgré la déplorable éducation métaphysique qui le domine essentiellement, soit aussi parce que l'aberration dont il s'agit résulte d'un emploi abusif de la méthode historique proprement dite, la plus convenable néanmoins aux saines explorations sociologiques. Dans l'importante discussion qui eut lieu, en France, en 1831, sur l'hérédité de la pairie, l'un des plus éminens défenseurs de cette hérédité (M. Guizot), afin de produire son opinion sous un aspect vraiment scientifique, s'efforça de la motiver principalement par cette prétendue indication historique, que, d'après l'ensemble du passé, la marche progressive de la civilisation humaine tend nécessairement à augmenter sans cesse l'influence sociale et politique de l'hérédité. Un tel argument, de la part d'un tel esprit, ne saurait, sans doute, être regardé comme un simple artifice de circonstance; il suppose une sincère et profonde conviction personnelle, au moins momentanée: et cependant on pourrait à peine imaginer une observation plus radicalement et plus directement contraire à l'universelle réalité des phénomènes sociaux. En se rappelant que partout les diverses professions étaient, dans l'origine, essentiellement héréditaires, que d'abord on héritait même de l'esclavage et de la liberté, et que, jusqu'à des temps très rapprochés, la naissance constitua toujours la principale condition d'un pouvoir quelconque, quand on considère, en un mot, les divers témoignages, aussi décisifs que nombreux, qui montrent, au contraire, l'influence sociale de l'hérédité comme constamment décroissante à mesure que l'évolution humaine s'accomplit, il devient presque impossible de comprendre une hallucination aussi complète, chez un esprit aussi distingué, qui, appliquant à son sujet le meilleur mode d'exploration directe, a pourtant vu, dans des phénomènes aussi caractérisés, l'inverse de la réalité la moins équivoque. Cette aberration décisive me paraît singulièrement propre à faire sentir combien l'excessive complication des observations sociales exige, de toute nécessité, que l'esprit s'y prépare rationnellement à voir, non-seulement d'après une indispensable conception préliminaire de l'ensemble du développement humain, mais, avant tout, par une étude préalable et graduelle des divers systèmes d'observations scientifiques déjà soumis à une exploration pleinement positive envers des phénomènes plus simples.

Cette intime subordination philosophique n'a jamais pu être plus irrécusable et plus prononcée que dans le cas actuel, où elle est néanmoins si profondément méconnue jusqu'ici. Elle y résulte immédiatement, en effet, du rang incontestable que notre hiérarchie fondamentale assigne nécessairement aux phénomènes sociaux après toutes les autres catégories principales de phénomènes naturels, en vertu de la complication supérieure, de la spécialité plus complète, et de la personnalité plus directe, qui les distinguent si hautement même des phénomènes les plus élevés de la vie individuelle. Pour concevoir, en général, comment ces caractères irrécusables déterminent ainsi l'étroite dépendance rationnelle de la science sociologique envers les différentes branches antérieures de la philosophie naturelle, il suffit de considérer d'abord que l'étude positive du développement social suppose, de toute nécessité, la co-relation continue de ces deux notions indispensables, l'humanité qui accomplit le phénomène, et l'ensemble constant des influences extérieures quelconques, ou le milieu scientifique proprement dit, qui domine cette évolution partielle et secondaire de l'une des races animales. Sans l'usage permanent d'un tel dualisme philosophique, aucune spéculation sociale ne saurait, évidemment, jamais comporter une vraie positivité. Or, le premier terme de ce dualisme fondamental subordonne directement la sociologie à l'ensemble de la philosophie organique, qui fait seul connaître les véritables lois de la nature humaine; et le second la lie aussi, d'une manière non moins inévitable, au système entier de la philosophie inorganique, duquel seul peut dériver une juste appréciation des conditions extérieures d'existence de l'humanité. En un mot, l'une de ces deux grandes sections de la philosophie naturelle détermine, en sociologie, l'agent du phénomène, et l'autre le milieu où il se développe. Comment l'étude d'une telle évolution pourrait-elle devenir aucunement positive, tant qu'elle sera toujours poursuivie en y faisant abstraction totale de cette double co-relation? Tel est, sous le point de vue purement scientifique, le principe propre et direct de la subordination nécessaire de la science sociale envers l'ensemble de la philosophie naturelle. On voit que, sous ce rapport, nous sommes spontanément conduits à envelopper ici, dans une commune appréciation sommaire, les trois parties essentielles de la philosophie inorganique proprement dite, la chimie, la physique, et l'astronomie, toutes également relatives à l'étude du milieu social. Cette concentration naturelle du sujet, qui permettra d'abréger beaucoup la leçon actuelle, ne saurait d'ailleurs y altérer essentiellement la netteté des considérations principales, pourvu que, en temps opportun, le mode de participation philosophique propre à chacune de ces trois sciences soit suffisamment signalé. Quant à la méthode proprement dite, l'indispensable obligation de subordonner convenablement les études sociales au système graduel des autres études fondamentales, résulte, d'une manière encore plus directe et plus évidente, de la complication supérieure qui caractérise de tels phénomènes, dont l'examen scientifique ne saurait être utilement tenté qu'après la préparation rationnelle résultant de l'examen préalable des autres catégories successives de phénomènes moins compliqués. Telle est la double appréciation philosophique à laquelle nous devons ici spécialement procéder, dans les limites qui viennent d'être indiquées, en parcourant en sens inverse notre série encyclopédique, afin de considérer d'abord les relations les plus intimes et les plus directes, comme à l'égard de tous les cas analogues traités dans les volumes précédens. Nous devrons ensuite, pour compléter cette indispensable opération, caractériser enfin la réaction nécessaire, soit scientifique, soit logique, que la sociologie, une fois constituée, devra, par sa nature, exercer ultérieurement, à son tour, sur l'ensemble des sciences antérieures, réaction encore moins soupçonnée aujourd'hui que l'action principale elle-même.

Relativement à la biologie, la profonde subordination philosophique de la science sociale est tellement incontestable que personne n'oserait plus, désormais en méconnaître directement le principe évident, parmi ceux qui, dans l'application réelle, n'y ont essentiellement aucun égard. Cette contradiction presque universelle entre la maxime et l'usage ne tient pas seulement aujourd'hui à la conception radicalement vicieuse des études sociales: elle résulte aussi du caractère philosophique beaucoup trop imparfait que présente encore la science biologique elle-même chez la plupart des esprits actuels, sauf un petit nombre d'éminentes exceptions, comme je l'ai spécialement établi dans la quarantième leçon. Il faut, sous ce dernier point de vue, attribuer surtout cette insuffisante prépondérance actuelle de la philosophie biologique dans l'ensemble des théories sociales, à l'imperfection plus prononcée qui distingue la partie transcendante de la biologie, relative à l'étude générale des phénomènes intellectuels et moraux. C'est, en effet, par une telle partie que doit naturellement s'établir la principale subordination directe de la sociologie envers la biologie, dont les autres branches ne sauraient cependant y être immédiatement négligées. Or, la physiologie cérébrale étant d'institution toute récente, et son état scientifique naissant, encore trop vaguement ébauché, ayant été à peine reconnu des esprits même les plus avancés (voyez la quarante-cinquième leçon), on ne saurait s'étonner que les relations fondamentales entre la sociologie et la biologie n'aient pu être jusqu'ici convenablement organisées. Quand on s'en occupera directement, il y faudra distinguer sous deux aspects principaux, également indispensables, l'un primitif, l'autre continu, la dépendance inévitable des saines études sociales envers l'étude préalable de la nature humaine. Sous le premier rapport, la biologie doit d'abord fournir le point de départ nécessaire de l'ensemble des spéculations sociales, d'après l'analyse fondamentale de la sociabilité humaine, et des diverses conditions organiques qui déterminent son caractère propre. Mais, en outre, les termes les plus élémentaires de la série sociale ne pouvant comporter presque aucune exploration directe, ils doivent être essentiellement construits en appliquant la théorie positive de la nature humaine à l'ensemble de circonstances correspondant, en concevant les faibles renseignemens isolés que peut immédiatement admettre cette première ébauche de la société comme bien plutôt destinés à faciliter et à perfectionner cette détermination rationnelle qu'à suggérer eux-mêmes le vrai caractère d'une telle enfance de l'humanité. Quand le développement social est devenu trop prononcé pour qu'une pareille déduction continue à rester possible, comme je l'expliquerai ci-dessous, alors commence, sous le second point de vue, une invariable participation sociologique, toutefois moins directe et moins spéciale, de la théorie biologique de l'homme, à laquelle l'évolution de l'humanité doit, évidemment, se montrer toujours conforme. Il en résulte, dans le système entier des études sociologiques, soit statiques, soit dynamiques, de précieuses vérifications continues, et quelquefois même d'heureuses indications générales, ainsi que je l'ai déjà indiqué à la fin de la leçon précédente. Ces vérifications et ces indications sont immédiatement fondées, avec une irrésistible rationnalité, sur l'invariabilité nécessaire de l'organisme humain, dont les diverses dispositions caractéristiques soit physiques, soit morales, soit intellectuelles, doivent se retrouver essentiellement les mêmes à tous les degrés de l'échelle sociale, et toujours identiquement coordonnées entre elles, le développement plus ou moins étendu que l'état social leur procure ne pouvant jamais altérer aucunement leur nature, ni, par conséquent, créer ou détruire des facultés quelconques, ou seulement même intervertir leur mutuelle pondération primitive. À toute époque de l'évolution humaine, un aperçu sociologique direct ne saurait donc être scientifiquement admis, quelque puissantes que semblent d'ailleurs les inductions historiques sur lesquelles il repose, s'il est contradictoire aux lois connues de la nature humaine: si, par exemple, il suppose, chez la plupart des individus, un caractère très prononcé de bonté ou de méchanceté; s'il représente les affections sympathiques comme habituellement supérieures aux affections personnelles; s'il indique une prépondérance effective et commune des facultés intellectuelles sur les facultés affectives, etc. Dans tous les cas semblables, qui sont, à vrai dire, bien plus multipliés déjà que ne doit d'abord le faire présumer l'extrême imperfection actuelle de la théorie biologique de l'homme, les propositions sociologiques quelconques devront être aussi bien soumises, d'après ce seul contrôle, à une indispensable rectification ultérieure, que si elles supposaient à la vie humaine une durée exorbitante, ou si elles contredisaient, à tout autre égard matériel, les lois physiques de l'humanité: puisque les conditions intellectuelles et morales de l'existence humaine, quoique plus difficiles à apprécier, et par suite beaucoup moins connues jusqu'ici que ses conditions matérielles, ne sont certainement, au fond, ni moins réelles, ni moins impérieuses, lorsque enfin on parvient à les dévoiler nettement. C'est ainsi, par exemple, que, d'un tel point de vue biologique, toutes les doctrines politiques actuelles devraient être proclamées radicalement vicieuses, par cet unique motif scientifique que, dans leur irrationnelle appréciation des phénomènes politiques, soit actuels, soit antérieurs, elles conduisent toujours à admettre, les unes chez les gouvernans, les autres chez les gouvernés, un degré habituel de perversité ou d'imbécillité, un esprit de concert ou de calcul, profondément incompatibles avec les notions les plus positives sur la nature humaine, dès lors constituée, chez des classes entières, en état permanent de monstruosité pathologique, ce ce qui est évidemment absurde. Un exemple aussi décisif peut donner une juste idée des précieuses ressources générales que la sociologie positive devra retirer constamment de sa subordination fondamentale envers la biologie, surtout quand la physiologie cérébrale, si heureusement instituée par le génie de Gall, sera enfin convenablement cultivée.

Quelle que soit l'extrême importance réelle de telles indications, primitives ou continues, on ne peut se dissimuler que les principaux philosophes biologistes les ont aujourd'hui presque toujours conçues d'une manière vicieusement exagérée, qui tendrait à faire entièrement disparaître la sociologie comme science directe et distincte, en la réduisant à n'être plus qu'un simple corollaire final de la science de l'homme, abstraction faite de toute observation historique proprement dite. Cette grande aberration philosophique fut surtout très marquée chez l'illustre Cabanis, et Gall lui-même ne sut point s'en garantir suffisamment. Sans être, certes, aussi profondément irrationnelle que la tendance analogue de la plupart des physiciens et des chimistes à traiter, à son tour, la biologie comme une simple dérivation de la philosophie inorganique, une telle disposition intellectuelle n'est peut-être pas moins nuisible aux progrès réels de l'esprit humain; car, si elle pouvait prévaloir, elle empêcherait, de toute nécessité, l'indispensable essor de la science sociale. On conçoit, en effet, d'après les explications précédentes, que la première ébauche de la série sociale, considérée dans ses termes originaires, doive surtout résulter, à titre de déduction directe, de la théorie biologique de l'homme, indépendamment d'une exploration historique alors impossible ou trop défectueuse. Mais une telle manière de procéder deviendrait nécessairement illusoire pour l'étude ultérieure de l'évolution sociale, si l'on prétendait persister encore à déterminer essentiellement à priori le développement effectif, au lieu de l'étudier d'après des observations immédiates et spéciales. Le phénomène principal de la sociologie, celui qui établit avec la plus haute évidence son originalité scientifique, c'est-à-dire l'influence graduelle et continue des générations humaines les unes sur les autres, se trouverait dès-lors essentiellement absorbé, ou du moins dissimulé au point d'être entièrement méconnu, en vertu de l'impossibilité manifeste où serait ainsi notre intelligence de deviner les principales phases effectives d'une évolution aussi complexe, sans l'indispensable prépondérance directe de l'analyse historique proprement dite. Quand même les lois fondamentales de la nature humaine seraient un jour beaucoup mieux connues qu'elles ne peuvent jamais l'être, notre force de déduction serait certainement impuissante à en tirer des conséquences aussi difficiles et aussi lointaines. Dans les premières générations humaines, quand l'évolution sociale commence à peine à manifester quelques caractères vagues et indécis d'une progression encore flottante et imperceptible, cette déduction est possible à un certain degré, et devient même indispensable, comme nous l'avons vu, au point de dominer d'abord l'observation directe. Mais, au contraire, aussitôt que le mouvement social est réellement établi, l'influence successive et croissante des générations antérieures devient bientôt la principale cause des modifications graduelles qu'il présente, et dès-lors le mode essentiel d'exploration doit radicalement changer, afin d'être toujours rationnellement conforme à la vraie nature des phénomènes correspondans. L'analyse historique y devient alors, de toute nécessité, à jamais prépondérante, et les indications purement biologiques, malgré leur inévitable importance, n'y peuvent plus être utilement employées qu'au simple titre d'un précieux auxiliaire général et surtout d'un indispensable contrôle fondamental. C'est ainsi que, jusque dans la philosophie inorganique, à l'égard de phénomènes infiniment moins compliqués, lors même que, comme en astronomie, les lois élémentaires en sont parfaitement connues, l'observation propre et immédiate dirige essentiellement l'exploration, aussitôt que le cas devient assez composé pour que la pure déduction cesse d'être praticable: ce qui doit, à fortiori, rendre désormais incontestable une semblable nécessité scientifique, à l'égard des phénomènes les plus complexes que notre intelligence puisse explorer. Dans la simple histoire de la vie individuelle, les biologistes ne se croient nullement dispensés de recourir à l'analyse directe des âges, comme principal moyen d'exploration, quoique l'état primitif de l'organisme, combiné avec la nature propre du milieu correspondant, constitue, sans doute, la première cause générale de la suite des variations ultérieures. Par quelle étrange inconséquence se croiraient-ils donc affranchis d'une telle obligation scientifique, à l'égard d'une évolution bien autrement compliquée, à la fois plus étendue et plus prolongée, à laquelle concourent, d'une manière de plus en plus intense et variée, les divers individus et surtout les diverses générations? Aussi ces vaines tentatives n'ont-elles jamais pu recevoir aucune exécution réelle, et n'ont-elles vraiment servi qu'à mieux manifester aujourd'hui l'évidente urgence de la régénération fondamentale des études sociales, ainsi poursuivie par tant de voies diverses. Mais, à l'état même de simple projet, elles sont déjà profondément nuisibles, en faisant disparaître entièrement, ou, ce qui est équivalent au fond, en reléguant comme subalterne, la seule classe d'observations sur laquelle puisse véritablement reposer la science sociale, quelques secours qu'elle doive emprunter à l'ensemble des sciences antérieures, et surtout à la biologie elle-même. Bien loin de pouvoir enfin élever, comme on le suppose, le système des études sociales à un état vraiment positif, il est évident qu'une telle aberration philosophique, en faisant directement méconnaître le développement continu de l'humanité, ou du moins en le réduisant à une progression peu caractérisée et vaguement définie, tend directement, en général, sauf quelques améliorations secondaires, à prolonger l'enfance actuelle de la philosophie politique. Le principal vice intellectuel de cette philosophie consiste aujourd'hui, comme nous l'avons reconnu, dans cet esprit absolu qu'elle fait présider à toutes les spéculations sociales. Or, un tel esprit est nécessairement maintenu par la vaine théorie que nous examinons, et qui, abstraction faite de tout état social déterminé, tend à subordonner directement toutes les considérations sociales à la conception absolue d'un type politique immuable, mieux défini sans doute que les types purement théologiques ou métaphysiques, mais aussi essentiellement contraire au génie éminemment relatif de la vraie philosophie politique. La plupart des philosophes biologistes ont ainsi été involontairement conduits à cette funeste aberration pratique de regarder comme inhérens à la nature fondamentale de l'homme, et par suite comme indestructibles, des modifications sociales réellement passagères, propres à un état déterminé du développement humain. On peut voir, par exemple, comment l'illustre Gall lui-même, malgré son éminente sagacité philosophique, dédaignant mal à propos les considérations sociales, pour n'employer que d'imparfaites notions physiologiques, d'ailleurs déplacées, a été entraîné, au sujet de la guerre, à une sorte de déclamation scientifique, entièrement indigne de son génie, en voulant établir l'immobilité prétendue des tendances militaires de l'humanité, malgré l'ensemble des témoignages historiques, qui indiquent, au contraire, avec tant d'évidence, le décroissement graduel de l'esprit guerrier à mesure que le développement humain s'accomplit, décroissement d'ailleurs pleinement conforme au système mieux approfondi des lois fondamentales de notre nature. Il serait aisé d'indiquer beaucoup d'autres cas analogues, plus ou moins prononcés, où la vicieuse prépondérance des considérations biologiques, et l'irrationnel dédain des notions historiques, ont pareillement conduit à méconnaître profondément la véritable évolution sociale, et à supposer une fixité chimérique à des dispositions essentiellement variables. Cette influence doublement nuisible, qui tend directement à détruire à la fois et la vraie conception philosophique de la science sociale et sa principale destination pratique, est surtout très marquée dans la plupart des théories relatives à l'éducation, presque toujours considérée ainsi, à la manière de la philosophie théologico-métaphysique, abstraction faite de l'état co-relatif de la civilisation humaine.

L'ensemble des explications précédentes, quoique très sommaires, me paraît ne pouvoir laisser aucun doute essentiel ni sur l'indispensable subordination fondamentale de la sociologie envers la biologie, ni sur la notion radicalement fausse que les physiologistes s'en forment aujourd'hui. Au lieu de constituer un simple appendice de la biologie, la physique sociale doit être certainement conçue comme une science parfaitement distincte, directement fondée sur des bases qui lui sont propres, mais profondément rattachée, soit dans son point de départ, soit dans son développement continu, au système entier de la philosophie biologique. J'ai dû ci-dessus examiner surtout cette relation nécessaire sous le point de vue scientifique proprement dit, qui pouvait seul exiger une vraie discussion générale. Quant à la méthode, l'analogie logique des deux sciences est trop évidente pour qu'il faille ici spécialement insister sur l'irrécusable nécessité, de la part des sociologistes, de préparer d'abord leur intelligence par une étude convenablement approfondie des méthodes biologiques. Malgré l'imperfection actuelle de ces divers modes d'exploration, dont le caractère propre est jusqu'ici trop peu prononcé, c'est là seulement que nous pouvons préalablement apprécier le véritable esprit général qui doit diriger toutes les études quelconques relatives aux corps vivans, et qui doit nécessairement devenir encore plus prépondérant dans les études sociales. C'est uniquement ainsi que l'on pourra suffisamment rectifier les habitudes plus rigoureuses, mais trop étroites, que l'intelligence aurait d'abord contractées par une étude trop exclusive de la philosophie inorganique, quelle qu'en soit l'indispensable nécessité préliminaire. Rien ne saurait surtout dispenser d'étudier à une telle source la méthode comparative proprement dite, sur laquelle doit principalement reposer, en sociologie comme en biologie, l'exploration rationnelle, quoique suivant un mode très différent, suffisamment caractérisé par la leçon précédente. Enfin, la sociologie y devra pareillement emprunter à la biologie un principe philosophique très précieux, destiné à y devenir extrêmement usuel, et qui y recevra même son plus entier développement scientifique: il s'agit de cette heureuse transformation positive du dogme des causes finales, qui constitue l'indispensable principe des conditions d'existence, directement apprécié au volume précédent. On sait que ce principe, résultat nécessaire de la distinction générale entre l'état statique et l'état dynamique, appartient surtout à l'étude des corps vivans, où cette distinction est beaucoup plus prononcée qu'ailleurs, et à laquelle en effet l'esprit humain est surtout redevable de cette importante opération philosophique: c'est donc là seulement que la notion générale en peut être aujourd'hui convenablement acquise. Mais, quelle que soit sa haute utilité directe dans l'étude de la vie individuelle, la science sociale doit en faire, par sa nature, une application encore plus étendue et plus essentielle. C'est en vertu de ce principe vraiment fondamental que, rapprochant directement l'une de l'autre les deux acceptions philosophiques du mot nécessaire 31, la nouvelle philosophie politique tendra spontanément, en ce qui concerne au moins toutes les dispositions sociales d'une haute importance, à représenter sans cesse comme inévitable ce qui se manifeste d'abord comme indispensable, et réciproquement. Il faut qu'un tel esprit soit éminemment propre à la nature des études sociales, puisqu'on s'y trouve également amené par les voies philosophiques les plus opposées, ainsi que l'indique surtout ce bel aphorisme politique de l'illustre de Maistre: Tout ce qui est nécessaire, existe.

Note 31: (retour) Je ne puis m'abstenir, à cette occasion, d'indiquer ici sommairement la pensée générale d'un travail entièrement neuf sur la philosophie du langage, dont l'exécution rationnelle, qui ne saurait m'appartenir, serait à mes yeux, d'une haute utilité permanente. Ce travail consisterait en une opération inverse de celle qu'on exécute habituellement à l'égard des synonymes proprement dits. Au lieu de rapprocher ainsi les mots divers qui ont des acceptions identiques ou fort analogues, je proposerais de composer une sorte de dictionnaire des équivoques, où l'on comparerait, au contraire, les différentes acceptions fondamentales d'un terme unique. Le double sens du mot nécessaire, que je viens d'indiquer, me paraît offrir un des exemples les mieux caractérisés, soit de la nature de cette opération nouvelle, soit de l'heureuse influence que pourrait exercer son convenable accomplissement sur le développement graduel et l'extension universelle du véritable esprit philosophique. Il ne faut pas croire, en effet, que cette confusion apparente puisse jamais être accidentelle: on y doit toujours voir le précieux et irrécusable témoignage d'une certaine coïncidence fondamentale, admirablement sentie par la raison publique, entre les deux idées ainsi rapprochées. Si l'on pouvait, en chacun des cas principaux, remonter jusqu'à la première époque effective d'une telle modification du langage, il en résulterait, surtout pour les temps modernes, une source importante de nouveaux documens historiques sur l'éducation progressive de la raison humaine. Enfin, un tel travail, exécuté aussi comparativement entre les diverses langues contemporaines, afin de recevoir tout son développement rationnel, donnerait lieu, sans doute, à de nouvelles et intéressantes remarques sur le caractère intellectuel des différens peuples. Outre les connaissances philologiques spéciales qu'exigerait cette opération philosophique, elle devrait surtout être constamment dirigée, comme tout mode quelconque d'exploration sociale, par une conception positive de la véritable marche fondamentale de l'esprit humain et de la société, sans quoi elle ne contribuerait qu'à encombrer la science d'irrationnels matériaux, déjà trop multipliés: en sorte qu'un tel travail ne saurait guère convenir aujourd'hui à nos simples littérateurs, ni même à nos érudits.

Après avoir ainsi rationnellement établi l'indispensable subordination générale de la sociologie envers l'ensemble de la philosophie biologique, elle se trouve aussi, par cela seul, scientifiquement rattachée d'abord, par une relation indirecte, mais spontanée et inévitable, au système entier de la philosophie inorganique, auquel nous savons déjà que la biologie est immédiatement liée. Telle est, en effet, la propriété capitale de la hiérarchie positive que nous avons organisée entre les différentes sciences fondamentales, qu'il suffirait rigoureusement, en chaque cas, d'y avoir convenablement motivé l'enchaînement le plus direct pour donner aussitôt le droit de déterminer la vraie position encyclopédique, sans aucun examen spécial des liaisons moins intimes. Mais, indépendamment de cette évidente subordination médiate, la physique sociale se rattache aussi de la manière la plus prononcée à l'ensemble de la philosophie inorganique par d'importantes relations propres et immédiates, dont j'ai ci-dessus indiqué le principe nécessaire, et qu'il s'agit maintenant de caractériser sommairement.

En premier lieu, cette philosophie peut seule convenablement analyser le système total des diverses conditions extérieures, chimiques, physiques et astronomiques, sous l'empire desquelles s'accomplit l'évolution sociale, et qui doivent surtout exercer une influence prépondérante pour déterminer, conjointement avec les conditions organiques, sa vitesse fondamentale. Comment pourrait-on concevoir rationnellement les phénomènes sociaux, sans avoir d'abord exactement apprécié, sous ces différens rapports essentiels, le milieu réel où ils se développent? L'harmonie générale qui doit toujours exister entre l'humanité civilisée et le théâtre de sa progression collective, dérive nécessairement du même principe philosophique que nous avons vu constituer directement le véritable esprit fondamental de la biologie proprement dite, quant à la co-relation permanente, à la fois inévitable et indispensable, entre la nature individuelle de tout être vivant et la constitution propre du milieu correspondant. Toutes les perturbations extérieures quelconques qui affecteraient l'existence individuelle de l'homme ne sauraient manquer aussi d'altérer consécutivement son existence sociale; et, réciproquement, celle-ci ne pourrait, sans doute, être gravement troublée par des modifications du milieu qui ne dérangeraient aucunement la première. En vertu de cette identité nécessaire, je puis donc ici, pour accélérer notre travail, me dispenser de reproduire spécialement l'appréciation méthodique de ces différentes conditions inorganiques de la vie sociale, qui d'ailleurs ne sont guère susceptibles de contestation sérieuse, aussitôt qu'on les soumet directement à un examen scientifique, dont le développement doit être renvoyé au Traité spécial de philosophie politique déjà ci-dessus annoncé. Le volume précédent a suffisamment caractérisé ces diverses influences extérieures, en ce qui concerne la vie individuelle; je dois surtout renvoyer à la quarantième leçon, relativement aux conditions astronomiques, les plus méconnues de toutes, et celles néanmoins dont la prépondérance est la plus prononcée. J'ai fait voir alors que l'existence des corps vivans, et principalement l'existence humaine, était nécessairement subordonnée à l'ensemble des différentes données astronomiques, soit statiques, soit dynamiques, qui caractérisent notre planète, envisagée, quant à sa rotation journalière ou à sa circulation annuelle; et j'ai signalé, en général, le genre d'influence biologique propre à chacune de ces conditions principales. Or, sans reproduire, sous un nouvel aspect, cette importante appréciation, que le lecteur transportera aisément au cas actuel, il est évident que, par cela même, de telles considérations doivent devenir pareillement indispensables à la conception rationnelle de l'ensemble des phénomènes sociaux. Il en est également ainsi, d'après des motifs analogues, pour les conditions physiques proprement dites de l'existence individuelle, et par suite sociale, soit en ce qui concerne l'état thermométrique, l'état barométrique et hygrométrique, ou l'état électrique, etc., du milieu ambiant, et semblablement aussi à l'égard des conditions essentiellement chimiques relatives à la composition de l'atmosphère, à la nature des eaux, à celle des terrains, etc. Quelque intéressant que dût être, sans doute, un tableau méthodique du système très complexe des conditions inorganiques du développement social, son inévitable étendue ne permet aucunement de l'ébaucher ici. Mais un tel point de vue n'a besoin, ce me semble, que d'être distinctement signalé pour atteindre suffisamment le but propre de ce chapitre, en rendant irrécusable, d'après des aperçus spéciaux faciles à suppléer, la haute subordination directe de la sociologie positive envers l'ensemble de la philosophie inorganique. En renvoyant, à cet égard, aux indications suffisantes du volume précédent, je dois seulement signaler, en général, l'influence sociologique propre à ces diverses conditions extérieures comme étant nécessairement encore plus prononcée que leur influence purement biologique, quoique d'ailleurs essentiellement analogue. Cette intensité supérieure n'est ici, du point de vue scientifique, qu'une suite naturelle de la prépondérance toujours croissante d'un tel ordre de conditions, à mesure que l'organisme se complique davantage, ou qu'on y considère des phénomènes plus élevés: ce qui a lieu, au plus haut degré possible, d'une manière directe et continue, dans l'étude rationnelle des phénomènes sociaux, où l'on envisage immédiatement l'organisme le plus composé, et les plus éminentes manifestations. Il faut d'ailleurs noter, à ce sujet, comme tendant à développer plus complétement cette inévitable prépondérance, qu'un tel organisme est, en outre, regardé comme susceptible d'une durée en quelque sorte indéfinie, de manière à rendre sensibles des modifications graduelles que la brièveté de la vie individuelle ne permettrait point de manifester suffisamment. Les conditions astronomiques éprouvent surtout, avec une évidence plus prononcée, cet accroissement naturel d'influence, quand on passe du cas individuel au cas social. En reprenant, sous ce rapport, les diverses considérations indiquées dans la quarantième leçon, le lecteur reconnaîtra facilement que les différentes perturbations hypothétiques, soit statiques, soit dynamiques, qui ne seraient point poussées à un assez haut degré d'intensité pour affecter gravement l'existence individuelle, altéreraient, au contraire, profondément l'existence sociale, qui exige un concours bien plus parfait de circonstances favorables. Non-seulement, par exemple, il est évident que les dimensions propres de notre planète ont plus d'importance scientifique en sociologie qu'en biologie, puisqu'elles assignent d'abord d'insurmontables limites générales à l'extension ultérieure de la population humaine, ce qui doit être pris en grave considération dans le système positif des spéculations politiques: mais il en est encore ainsi en beaucoup d'autres cas, moins immédiatement appréciables. Parmi les conditions dynamiques, qu'on examine, entre autres, sous ce point de vue, le degré réel d'obliquité de l'écliptique, la stabilité essentielle des pôles de rotation, et surtout la faible excentricité de l'orbite, on sentira facilement que, si cet ensemble de données fondamentales était notablement troublé, sans cependant l'être assez pour que l'existence individuelle fût aucunement compromise, notre vie sociale ne pourrait échapper à une profonde altération correspondante. De telles réflexions, en vérifiant directement la dépendance nécessaire de la véritable science du développement humain envers le système général de la philosophie inorganique, et surtout à l'égard de la philosophie astronomique qui en est la base indispensable, feront même comprendre que la sociologie positive n'était point rationnellement possible sans que cette philosophie eût été préalablement perfectionnée à un degré beaucoup plus élevé qu'on ne doit d'abord le penser. On voit, en effet, quant à l'astronomie, que la conception scientifique du développement social, envisagé dans l'ensemble de sa durée quelconque, était essentiellement impossible tant que la stabilité fondamentale de notre constitution astronomique, soit par rapport à la rotation ou à la translation, n'avait pas été convenablement démontrée, d'après l'application générale de la loi de la gravitation, puisque la continuité de cette évolution exige d'abord, entre certaines limites, une telle stabilité. Une appréciation semblable peut avoir lieu envers les conditions physiques et chimiques, afin d'établir que la surface de notre planète est maintenant parvenue, à tous égards, à un état essentiellement normal, sauf des accidens trop rares, trop partiels, et trop imprévus pour que la sagesse humaine n'en doive pas faire primitivement abstraction; ou que, du moins, l'écorce du globe ne comporte plus que des variations tellement limitées et surtout tellement graduelles qu'elles ne sauraient gravement affecter le cours naturel de l'évolution sociale, dont la pensée serait certainement inconciliable avec l'irruption brusque et fréquente de bouleversemens physico-chimiques très étendus dans le théâtre de la vie humaine. Bien loin donc que, sous ces divers aspects, la vraie philosophie politique puisse aucunement s'isoler de la philosophie inorganique, il y aurait beaucoup plutôt lieu de craindre que celle-ci ne fût point, à ces derniers titres, assez avancée aujourd'hui pour fournir à la première les notions préalables dont elle a besoin, si, suivant la marche fondamentale déjà suffisamment motivée au chapitre précédent, on ne devait point y procéder d'abord à la détermination la plus générale des lois propres au développement social, en écartant sagement les questions accessoires ou préliminaires qui seraient ou trop peu abordables ou même trop prématurées, sauf à les reprendre ultérieurement en descendant graduellement à une précision plus parfaite. Au premier coup d'oeil, cette subordination nécessaire semblerait d'ailleurs exiger, dans la philosophie inorganique, un perfectionnement radical, qu'elle ne saurait jamais admettre, comme je l'ai démontré dans le second volume, en ce qui concerne les lois astronomiques les plus générales, relatives à l'action mutuelle des différens mondes. Mais, ici, l'harmonie nécessaire que nous avons toujours constatée, à tous égards, entre le possible et l'indispensable n'éprouve réellement aucune altération quelconque; puisque, si ces notions cosmiques sont profondément inaccessibles, comme on n'en saurait douter, leur inutilité effective n'est pas moins évidente en sociologie qu'en biologie, vu l'entière indépendance, rigoureusement constatée désormais, des phénomènes intérieurs de notre monde, seuls susceptibles d'influence sociale, envers ces phénomènes universels, essentiellement étrangers à l'astronomie positive. On peut appliquer des réflexions analogues à beaucoup d'autres cas, plus usuels quoique moins prononcés, et partout l'on reconnaîtra, en appréciant avec exactitude la subordination fondamentale de la philosophie sociologique relativement aux différentes branches de la philosophie inorganique, que celle-ci, malgré son imperfection actuelle, est déjà assez avancée, sous tous les aspects principaux, pour n'apporter aujourd'hui aucun obstacle essentiel à la constitution rationnelle de la science sociale, pourvu qu'on ait toujours la prudente habileté d'éliminer provisoirement des recherches intempestives.

Afin de prévenir, autant que possible, toute interprétation vicieuse d'une telle subordination, maintenant incontestable, il convient de préciser davantage la notion générale de l'influence sociale propre aux diverses conditions inorganiques, en remarquant que, par sa nature, elle ne saurait affecter les lois caractéristiques du développement humain, toujours essentiellement invariables, mais seulement la vitesse effective de l'évolution totale ou de ses diverses phases principales, du moins en se restreignant à des variations compatibles avec l'existence du phénomène. Nous avons vu, en général, au chapitre précédent, que toutes les causes perturbatrices quelconques ne sauraient immédiatement agir que sur cette vitesse propre. J'ai suffisamment démontré, dans la quarante-deuxième leçon, que les êtres vivans ne sont point, comme on l'a tant dit, indéfiniment modifiables sous l'empire des circonstances extérieures quelconques; que ces modifications, circonscrites entre d'étroites limites générales, jusqu'ici d'ailleurs peu connues, ne peuvent jamais affecter que les degrés des divers phénomènes, sans changer aucunement leur nature; et qu'enfin, lorsque les influences perturbatrices excèdent notablement ces limites, l'organisme, au lieu de se modifier, est nécessairement détruit. Or, cet important principe de philosophie biologique devant être, par sa nature, d'autant plus applicable qu'il s'agit d'un organisme plus complexe et d'une vie plus éminente, quoique l'être devienne alors plus modifiable, il faut nécessairement l'étendre aussi, à plus forte raison, à l'étude positive du développement social. La marche fondamentale de ce développement doit donc être envisagée comme tenant à l'essence même du phénomène, et, par suite, essentiellement identique dans toutes les hypothèses possibles sur le milieu correspondant. Sans doute, on peut aisément imaginer, suivant les indications précédentes, qu'une évolution aussi délicate soit radicalement empêchée par diverses perturbations extérieures, surtout astronomiques, qui n'iraient pas même jusqu'à détruire directement notre espèce. Mais, tant que cette évolution restera possible, il faudra toujours la concevoir assujétie aux mêmes lois essentielles, et ne pouvant varier que dans sa vitesse, en traversant, avec plus ou moins de rapidité, chacun des états intermédiaires dont elle se compose, sans que leur succession nécessaire ni leur tendance finale puissent jamais être réellement altérées. Une telle altération excéderait d'ailleurs le pouvoir même des causes biologiques; si, par exemple, on admettait quelques modifications tranchées dans l'organisme humain, ou que l'on pensât, ce qui serait scientifiquement équivalent, à l'hypothétique développement social d'une autre race animale, il faudrait toujours supposer, pour l'ensemble du développement, une marche fondamentale commune: telle est, du moins, la condition philosophique imposée par la nature d'un tel sujet, qui ne saurait devenir pleinement positif qu'autant qu'il pourra être ainsi conçu; on doit donc, à plus forte raison, étendre une pareille appréciation aux causes purement inorganiques. Du reste, une telle disposition intellectuelle n'est, au fond, que la suite spontanée et le complément indispensable de l'esprit général que la philosophie positive nous a nettement manifesté, sous ce rapport, en tant d'autres occasions antérieures, où, en poursuivant la vérification spéciale de ma hiérarchie scientifique, nous avons constamment reconnu que si, dans toute l'étendue de cette hiérarchie, les phénomènes moins généraux s'accomplissent nécessairement sous l'inévitable prépondérance des phénomènes plus généraux, cette subordination ne peut altérer, en aucune manière, leurs lois propres, mais seulement l'étendue et la durée de leurs manifestations réelles.

Pour compléter cet aperçu préliminaire de la relation générale entre la philosophie sociologique et l'ensemble de la philosophie inorganique, je dois enfin signaler, à ce sujet, une nouvelle considération directe, d'autant plus importante ici qu'elle s'applique surtout, par sa nature, aux connaissances physico-chimiques, qui, dans les indications précédentes, ont pu paraître négligées comparativement aux doctrines astronomiques. Il s'agit de l'action réelle de l'homme sur le monde extérieur, dont le développement graduel constitue, sans doute, l'un des principaux aspects de l'évolution sociale, et sans l'essor de laquelle on peut même dire que l'ensemble de cette évolution n'eût pas été possible, puisqu'elle eût été arrêtée, à sa naissance, par la prépondérance des obstacles matériels propres à la condition humaine. En un mot, la progression, soit politique, soit morale, soit intellectuelle, de l'humanité, est nécessairement inséparable de sa progression matérielle, en vertu de l'intime solidarité mutuelle qui caractérise le cours naturel des phénomènes sociaux, d'après la leçon précédente. Or, il est évident que l'action de l'homme sur la nature dépend principalement de ses connaissances acquises quant aux lois réelles des phénomènes inorganiques, quoique la philosophie biologique n'y puisse être, sans doute, aucunement étrangère. Il faut, en outre, reconnaître, à cet égard, que la physique proprement dite, et même encore plus la chimie, constituent surtout la base propre du pouvoir humain, l'astronomie, malgré sa participation capitale, ne pouvant y concourir que par une indispensable prévoyance, au lieu d'une modification directe du milieu ambiant. Voilà donc un nouveau motif général, d'une irrécusable évidence, et qu'il suffit de signaler ici, pour faire hautement ressortir l'impossibilité radicale d'une étude rationnelle du développement social, sans la combinaison immédiate et permanente des spéculations sociologiques avec l'ensemble des doctrines de la philosophie inorganique.

Dans tout ce qui précède, j'ai dû m'abstenir soigneusement de considérer aussi cette philosophie relativement à la méthode, afin de simplifier notre appréciation, en réduisant ici l'examen aux seules notions susceptibles d'être sérieusement contestées aujourd'hui. Au point où ce Traité est maintenant parvenu, je n'ai plus besoin de m'arrêter expressément à démontrer l'indispensable nécessité logique de se préparer convenablement aux saines études sociales en apprenant à connaître la méthode positive fondamentale dans ses applications réelles les mieux caractérisées. Malgré son importance prépondérante, ce grand précepte ressort tellement ici de la nature du sujet, il s'appuie d'ailleurs si fortement déjà sur les considérations analogues établies dans les autres sections de cet ouvrage, qu'il suffit d'énoncer simplement une proposition philosophique à l'égard de laquelle la partie antérieure de ce volume ne saurait laisser aucun doute direct, et que la suite de notre travail confirmera spontanément de plus en plus. Je me borne donc, sous ce rapport, à renvoyer le lecteur aux divers motifs généraux exposés, dans le volume précédent, en établissant une pareille nécessité envers la science biologique proprement dite. Le cas actuel ne saurait comporter, à cet égard, d'autre remarque propre, si ce n'est que ces différentes considérations acquièrent ici beaucoup plus de gravité encore, d'après la complication bien supérieure des phénomènes, et même indépendamment de la perturbation spéciale que les passions humaines tendent si hautement à introduire en de telles études. Afin que l'extension des ressources logiques soit toujours en suffisante harmonie avec l'accroissement des difficultés scientifiques, suivant la loi philosophique que j'ai établie à ce sujet, et qui a déjà été spécialement vérifiée, quant aux moyens propres d'exploration directe, à la fin du chapitre précédent, il faut réellement se féliciter de cette subordination profonde qui lie rationnellement la sociologie à l'ensemble de la philosophie naturelle. Convenablement appréciée, et sagement utilisée, cette relation capitale, qui d'abord semble augmenter la complication naturelle du sujet, constitue, au contraire, sous le point de vue logique, la principale base de son heureuse élaboration positive, en y introduisant spontanément une indispensable préparation intellectuelle, dont l'esprit humain, si faible appréciateur, même aujourd'hui, de la pure méthode, n'aurait pu directement assez sentir la haute importance. Il convient, à cet égard, de noter spécialement l'extension non moins spontanée d'une telle préparation à toutes les parties antérieures de la philosophie positive, et surtout à la philosophie inorganique. Car, c'est uniquement par cette extension complète que la méthode positive peut être préalablement assez connue pour devenir réellement applicable à l'étude de phénomènes aussi éminemment compliqués, suivant un principe posé dès le début de ce Traité, et depuis constamment vérifié; chaque branche essentielle de la philosophie naturelle devant, comme nous l'avons si souvent constaté, développer spécialement l'un des attributs caractéristiques de la méthode fondamentale, qui ne peut être convenablement apprécié qu'en l'étudiant à sa source propre. Il ne suffira donc pas aux sociologistes de se préparer à leurs difficiles spéculations en apprenant d'abord, par une profonde appréciation de la philosophie biologique, à développer, dans des cas moins compliqués, l'esprit général de leurs travaux, et les principaux moyens d'exploration qui leur conviennent, comme je l'ai ci-dessus indiqué. Outre que la biologie ne saurait être, à son tour, rationnellement conçue sans son indispensable subordination à l'ensemble de la philosophie inorganique, c'est uniquement par l'étude directe de cette philosophie que les sociologistes peuvent suffisamment connaître les caractères les plus élémentaires de la méthode positive, d'autant mieux appréciables que les phénomènes sont moins compliqués. C'est ainsi seulement que l'on peut se faire une juste idée générale des attributs essentiels de la positivité scientifique, de ce qui constitue l'explication réelle d'un phénomène quelconque, des conditions invariables d'une exploration vraiment rationnelle, soit par voie d'observation pure, soit par expérimentation, et enfin du véritable esprit qui doit toujours présider à l'institution et à l'usage des hypothèses scientifiques quelconques: or, il est clair que, sous ces divers aspects, la sociologie a un besoin indispensable de notions et surtout d'habitudes préalables, qui ne sauraient être autrement établies. Le défaut d'accomplissement réel de cette grande condition logique constitue, à mes yeux, comme je l'ai déjà indiqué, la principale cause intellectuelle de l'avortement radical des tentatives effectuées jusqu'ici pour la régénération des études sociales, dont la positivité est, à vrai dire, hautement désirée aujourd'hui, sans que les moyens préliminaires en soient encore convenablement appréciés. Enfin, cette préparation capitale de notre intelligence ne doit pas seulement, pour avoir une entière efficacité, embrasser l'étude générale de toutes les diverses parties essentielles de la philosophie naturelle: il n'importe pas moins au succès d'une telle opération que son accomplissement effectif soit graduellement conforme à l'ordre hiérarchique de complication croissante que j'ai établi entre elles en commençant ce Traité. Le respect constant d'un tel ordre tend à conduire régulièrement notre intelligence, suivant une série de nuances presque insensibles, de l'admirable simplicité qui caractérise les spéculations astronomiques jusqu'à l'excessive complication propre aux spéculations sociales; et l'on sait qu'il n'y a de dispositions vraiment efficaces et indestructibles que celles qui sont ainsi progressivement introduites, par degrés aussi rapprochés que possible: toute grave altération de cette succession nécessaire, transporterait inévitablement, dans les études sociologiques, des habitudes d'irrationnalité, qui n'y sont que trop naturelles, surtout de nos jours. Telles sont les vraies conditions générales, difficiles mais indispensables, de la seule éducation scientifique préliminaire propre à développer systématiquement l'introduction spontanée de l'esprit positif dans l'ensemble des théories sociales.

Par une suite inévitable de cette intime subordination logique, on ne saurait enfin méconnaître, en poursuivant jusqu'au bout les conséquences évidentes d'un tel principe, la nécessité rigoureuse de faire, avant tout, reposer cette éducation préalable des sociologistes vraiment rationnels sur une convenable appréciation de la philosophie mathématique, même abstraction faite de l'indispensable participation directe de cette philosophie à l'élaboration fondamentale des principales parties de la philosophie inorganique, dont la connaissance, quoique simplement générale, ne saurait être aujourd'hui suffisamment obtenue sans un certain recours spécial à cette base primordiale de toute la philosophie positive. C'est là seulement que les sociologistes, comme tous les autres esprits livrés à l'étude de la nature, pourront d'abord développer le vrai sentiment élémentaire de l'évidence scientifique, et contracter l'habitude fondamentale d'une argumentation rationnelle et décisive, en un mot apprendre à satisfaire convenablement aux conditions purement logiques de toute spéculation positive, en étudiant la positivité universelle à sa véritable source primitive. Il n'y a ici de particulier à la sociologie que l'évidente obligation de fortifier d'autant plus ces dispositions préalables que la complication supérieure des phénomènes en rend l'accomplissement spontané à la fois plus difficile et plus indispensable. Du reste, toute idée de nombre effectif et de loi mathématique étant déjà directement interdite en biologie, comme je l'ai suffisamment expliqué, elle doit être, à plus forte raison, radicalement exclue des spéculations encore plus compliquées de la sociologie, sans qu'il soit d'ailleurs nécessaire d'insister ici spécialement sur un tel axiome philosophique, au sujet duquel je me borne à renvoyer le lecteur aux explications fondamentales de la quarantième leçon.

La seule aberration de ce genre qui eût pu mériter quelque discussion sérieuse, si l'ensemble de ce Traité ne nous en avait d'avance radicalement dispensé, c'est la vaine prétention d'un grand nombre de géomètres à rendre positives les études sociales d'après une subordination chimérique à l'illusoire théorie mathématique des chances. C'est là l'illusion propre des géomètres en philosophie politique, comme celle des biologistes y consiste surtout, ainsi que je l'ai ci-dessus expliqué, à vouloir ériger la sociologie en simple corollaire ou appendice de la biologie, en y supprimant, dans l'un et l'autre cas, l'indispensable prépondérance de l'analyse historique. Il faut néanmoins convenir que l'aberration des géomètres est, à tous égards, infiniment plus vicieuse et beaucoup plus nuisible que l'autre; outre que les erreurs philosophiques quelconques sont, en général, bien autrement tenaces chez les géomètres, directement affranchis, par la haute abstraction de leurs travaux, de toute subordination rigoureuse à l'étude réelle de la nature. Quelque grossière que soit évidemment une telle illusion, elle était néanmoins essentiellement excusable, quand l'esprit éminemment philosophique de l'illustre Jacques Bernouilli conçut, le premier, cette pensée générale, dont la production, à une telle époque, constituait réellement le précieux et irrécusable symptôme du besoin déjà pressenti de rendre par-là positives, à défaut d'une meilleure voie alors impossible à soupçonner, les principales théories sociales; besoin prématuré pour ce temps, mais qui n'y pouvait être éprouvé, même ainsi, que par une intelligence vraiment supérieure. L'erreur était beaucoup moins excusable lorsque Condorcet reproduisit ultérieurement, sous une forme plus directe et plus systématique, le même espoir chimérique, dont l'expression, encore profondément mêlée à son célèbre ouvrage posthume, y confirme clairement l'état flottant de son intelligence quant à la conception fondamentale de la science sociale, suivant les explications directes de l'avant-dernière leçon. Mais il est vraiment impossible d'excuser chez Laplace la stérile reproduction d'une telle aberration philosophique, alors que l'état général de la raison humaine commençait déjà à permettre d'entrevoir le véritable esprit fondamental de la saine philosophie politique, si bien préparé, comme je l'ai montré, par les travaux de Montesquieu et de Condorcet lui-même, et d'ailleurs puissamment stimulé par l'ébranlement radical de la société. À plus forte raison ne saurait-on nullement pallier la prolongation actuelle de cette absurde illusion parmi les imitateurs subalternes, qui, sans rien ajouter au fond du sujet, se bornent à répéter, dans un lourd verbiage algébrique, l'expression surannée de ces vaines prétentions, par un abus grossier du crédit si justement attaché désormais au véritable esprit mathématique. Bien loin d'indiquer, comme il y a un siècle, l'instinct prématuré de l'indispensable rénovation des études sociales, cette aberration ne constitue aujourd'hui, à mes yeux, que l'involontaire témoignage décisif d'une profonde impuissance philosophique, d'ailleurs combinée, d'ordinaire, avec une sorte de manie algébrique, maintenant trop familière au vulgaire des géomètres, et peut-être aussi quelquefois stimulée par le désir, si commun de nos jours, de se créer, à peu de frais, une certaine réputation, éphémère mais productive, de haute portée politique. Serait-il possible, en effet, d'imaginer une conception plus radicalement irrationnelle que celle qui consiste à donner pour base philosophique, ou pour principal moyen d'élaboration finale, à l'ensemble de la science sociale, une prétendue théorie mathématique, où, prenant habituellement des signes pour des idées, suivant le caractère usuel des spéculations purement métaphysiques, on s'efforce d'assujétir au calcul la notion nécessairement sophistique de la probabilité numérique, qui conduit directement à donner notre propre ignorance réelle pour la mesure naturelle du degré de vraisemblance de nos diverses opinions? 32 Aussi aucun homme sensé n'a-t-il été, dans la pratique sociale, effectivement converti de nos jours à cette étrange aberration, quoique sans pouvoir en démêler le sophisme fondamental. Tandis que les vraies théories mathématiques ont fait, depuis un siècle, de si grands et si utiles progrès, cette absurde doctrine, sauf les occasions de calcul abstrait qu'elle a pu susciter, n'a véritablement subi, pendant le même temps, malgré de nombreux et importans essais, aucune amélioration essentielle, et se retrouve aujourd'hui placée dans le même cercle d'erreurs primitives, quoique la fécondité des conceptions constitue certainement, à l'égard d'une science quelconque, le symptôme le moins équivoque de la réalité des spéculations.

Note 32: (retour) J'ai déjà sommairement indiqué, au commencement de 1835, dans le second volume de ce Traité, mon opinion directe sur l'appréciation philosophique d'une telle théorie, par une note importante de la vingt-septième leçon, où j'ai d'ailleurs annoncé l'intention ultérieure de traiter expressément ce sujet spécial de philosophie mathématique, si cet ouvrage comporte une seconde édition. La justice me fait ici un heureux devoir d'ajouter que, depuis cette époque, l'un des plus judicieux géomètres de notre siècle (M. Poinsot), avec cette lucide sagacité philosophique qui le caractérise habituellement, a, sous ce rapport, utilement entrepris, dans une mémorable discussion académique, de prévenir le vulgaire mathématique contre une nouvelle invasion momentanée de cette aberration surannée, alors identiquement reproduite, avec une sorte de fracas scientifique, par un analyste beaucoup moins rationnel.

À quelques aberrations philosophiques qu'ait pu donner lieu jusqu'ici une fausse appréciation des relations indispensables de la science sociale avec les diverses sciences antérieures, les différentes indications contenues dans ce chapitre ne peuvent maintenant laisser aucune grave incertitude sur la subordination vraiment fondamentale, à la fois scientifique et logique, qui fait préalablement dépendre l'étude positive des phénomènes sociaux de l'ensemble de la philosophie naturelle tout entière: en sorte que la position encyclopédique assignée, dès le début de ce Traité, à la physique sociale, dans la hiérarchie générale des sciences, se trouve désormais suffisamment motivée d'après un examen direct. Les principales de ces relations sont d'une telle évidence intrinsèque qu'il est presque honteux, pour l'état présent de la raison humaine, qu'on soit forcé de démontrer formellement aujourd'hui, soit la nécessité de ne procéder à l'étude des phénomènes les plus compliqués qu'après s'y être convenablement préparé par l'étude graduelle des phénomènes plus simples, soit aussi, quant à la doctrine, l'indispensable obligation générale de connaître d'abord l'agent du phénomène que l'on se propose d'analyser et le milieu où ce phénomène s'accomplit. Mais la funeste prépondérance actuelle de la philosophie métaphysique en un tel sujet y a si radicalement vicié les notions même les plus élémentaires, que, malgré la puissance naturelle des considérations précédentes, si spontanément fortifiées par l'ensemble de ce Traité, je dois craindre peut-être que cette haute connexité scientifique ne soit, au fond, la partie la moins goûtée, sinon la plus contestée, de ma doctrine philosophique, même après que la suite de ce volume en aura indirectement confirmé, à divers égards essentiels, la réalité et l'importance. Cette crainte me semble d'autant plus légitime que ce grand précepte de philosophie positive se trouve nécessairement en opposition directe avec l'un des plus profonds caractères de nos moeurs politiques, l'appel immédiat, si doux à la fois à notre orgueil et à notre paresse, adressé, par la philosophie métaphysique, à toutes les intelligences quelconques, pour traiter, sans aucune préparation rationnelle, les diverses questions sociales, en les regardant, du moins implicitement, comme des sujets de simple inspiration. Un tel motif devait donc me faire attacher ici une importance toute spéciale à l'explication sommaire de ces diverses relations indispensables, sur lesquelles, malgré leur haute évidence propre, je n'ai point, sans doute, trop insisté, quoique cependant toutes les notions principales me semblent avoir été suffisamment indiquées. Pour terminer convenablement l'opération encyclopédique qui constitue le sujet particulier de ce chapitre, il me reste maintenant à considérer en sens inverse cette connexité fondamentale, en appréciant, à son tour, la réaction philosophique nécessaire de la physique sociale sur l'ensemble des sciences antérieures, soit quant à la doctrine ou à la méthode.

Il serait, en ce moment, prématuré de considérer ici, à ce sujet, l'inévitable influence générale que la sociologie doit ultérieurement exercer sur le système des autres sciences fondamentales par cela seul que, constituant le dernier élément essentiel de la philosophie positive, cette philosophie, dès-lors irrévocablement complétée, permettra enfin de rationaliser directement la culture, encore essentiellement empirique, des différentes sciences actuelles, en les faisant concevoir désormais, malgré leur indispensable séparation, comme des branches distinctes d'un tronc nécessairement unique, dont la considération prépondérante devra toujours présider, sans aucune vaine prétention d'universalité, aux divers travaux spéciaux, au lieu de l'anarchique dispersion qui caractérise aujourd'hui le mode effectif de développement de la philosophie naturelle. L'examen direct de cette haute régénération scientifique appartient exclusivement, par sa nature, à la fin de ce volume, où il fournira l'une des conclusions finales de l'ensemble de ce Traité. Nous devons ici nous borner à apprécier, sous un point de vue plus spécial, la réaction immédiate de la sociologie sur tout le reste de la philosophie naturelle, en vertu des principales propriétés, soit scientifiques, soit logiques, qui caractérisent son esprit fondamental, d'après les explications du chapitre précédent.

Quant à la doctrine, le principe essentiel de cette universelle réaction résulte d'abord de cette évidente considération philosophique que toutes les spéculations scientifiques quelconques, en tant que travaux humains, doivent être, de toute nécessité, profondément subordonnées à la vraie théorie générale du développement de l'humanité. Si, par une hypothèse évidemment chimérique, on pouvait concevoir cette théorie devenue jamais assez parfaite pour qu'aucun obstacle intellectuel n'y bornât la libre plénitude de ses déductions les plus précises, il est clair que la hiérarchie scientifique, dès-lors totalement intervertie, présenterait désormais, à priori, les différentes sciences comme de simples parties de cette science unique. Quoique la faiblesse de notre intelligence et l'extrême complication d'une telle étude ne puissent, sans doute, aucunement permettre à l'esprit humain de réaliser jamais une pareille situation philosophique, cette supposition est néanmoins très propre à faire immédiatement comprendre la légitime intervention générale de la vraie science sociale dans tous les ordres possibles de spéculations humaines. À la vérité, cette haute intervention semble d'abord appartenir plutôt à la théorie biologique de notre nature, et c'est ainsi que quelques philosophes ont commencé à en entrevoir le germe. Il n'est pas douteux, en effet, que la connaissance de l'homme individuel doive exercer directement une influence secrète mais inévitable sur toutes les sciences quelconques, puisque nos travaux portent nécessairement l'empreinte ineffaçable des facultés qui les produisent. Mais, en approfondissant davantage cette grande considération, on peut aisément reconnaître que cette influence universelle doit proprement appartenir à la théorie de l'évolution sociale beaucoup plus qu'à celle de l'homme individuel, quoique, sous ce rapport surtout, la sociologie soit naturellement inséparable de la biologie. Cette restriction plus précise résulte évidemment de ce que le développement de l'esprit humain n'est possible que par l'état social, dont la considération directe doit donc prévaloir toutes les fois qu'il s'agit immédiatement des résultats quelconques de ce développement. Tel est donc, en aperçu, le premier titre philosophique de la physique sociale à son inévitable intervention intellectuelle dans la culture effective des diverses parties de la philosophie naturelle proprement dite. Je me borne maintenant, à ce sujet, à poser simplement le principe nécessaire de cette grande relation, qui sera plus tard convenablement examinée. En ce moment, il convient de considérer seulement des relations plus spéciales et plus aisément appréciables, qui résultent spontanément de nos diverses explications antérieures. D'abord, il est clair que la sociologie devra naturellement perfectionner l'étude des vrais rapports essentiels qui unissent entre elles les différentes sciences, puisque cette étude constitue nécessairement une partie importante de la statique sociale, directement destinée à mettre en évidence les lois réelles d'un tel enchaînement, comme celles de tous les autres cas de connexité fondamentale entre les divers élémens quelconques de notre civilisation. C'est seulement ainsi que l'étude habituelle de ces liaisons mutuelles, dès-lors irrévocablement établie sur le terrain de la réalité, pourra enfin prendre un caractère vraiment positif, susceptible d'écarter à jamais ces spéculations vagues et arbitraires qui distinguent aujourd'hui tant d'essais encyclopédiques, sans excepter la plupart de ceux si malheureusement tentés par les savans eux-mêmes, à l'imitation stérile des purs métaphysiciens. Mais, quelle que soit l'importance de cette première considération, cette heureuse tendance spontanée de la sociologie à manifester avec évidence le véritable esprit général de chaque science fondamentale d'après l'ensemble de ses relations avec toutes les autres, sera nécessairement encore plus prononcée dans l'étude directe de la dynamique sociale, en vertu de ce principe, déjà souvent employé dans ce volume, que la vraie coordination doit être surtout dévoilée par le cours naturel du développement commun. Tous les savans qui ont médité avec quelque force sur l'ensemble de leur sujet propre ont certainement senti quels importans secours spéciaux peuvent fournir les indications historiques correspondantes pour régulariser, à un certain degré, l'essor spontané des découvertes scientifiques, en évitant surtout les tentatives chimériques ou trop prématurées. Il serait inutile d'insister ici sur un tel attribut de l'histoire des sciences, qui ne saurait être contesté aujourd'hui par aucun de ceux qui ont fait, en une science quelconque, des découvertes réelles de quelque portée: le grand Lagrange était surtout profondément pénétré de cette haute relation philosophique, qu'il a si admirablement utilisée, et dont il a même spontanément formulé le principe, autant que le permettaient ses travaux, comme je vais l'indiquer plus spécialement ci-dessous. Or, il est clair, d'après la leçon précédente, que la véritable histoire scientifique, c'est-à-dire la théorie de la filiation réelle des principales découvertes, n'existe encore en aucune manière. Les divers essais vainement décorés de ce titre, par des esprits qui n'en pouvaient comprendre la portée philosophique, n'ont pu être jusqu'ici que de simples compilations, d'ailleurs provisoirement utiles, de matériaux plus ou moins irrationnels, qui ne sauraient même, comme nous l'avons vu, être ultérieurement employés à la construction directe d'aucune doctrine historique sans une indispensable révision préliminaire, et qui certainement sont fort impropres, dans leur état actuel, à suggérer d'heureuses indications scientifiques. Mais, quoique une telle érudition bibliographique et biographique tende plutôt à étouffer l'essor spontané du génie humain qu'à en seconder le développement, ce qui explique la répugnance instinctive qu'elle inspire d'ordinaire aux vrais inventeurs, la propriété nécessaire que nous apprécions dans la véritable histoire des sciences n'en demeure pas moins incontestable. Cette propriété ne pourra donc réaliser pleinement son heureuse influence pour régulariser le progrès naturel des différentes sciences que par suite de la fondation directe de la physique sociale, sans laquelle nous avons reconnu qu'aucune histoire spéciale ne saurait être rationnellement conçue, et qui doit imprimer immédiatement à de tels travaux la direction philosophique qui leur manque essentiellement jusqu'ici. On ne peut, sans doute, méconnaître, sous ce rapport, les améliorations spéciales que cette nouvelle science fondamentale tendra nécessairement à introduire dans chacune des autres, aussi bien que dans leur coordination générale, puisqu'il est certain qu'aucune science quelconque ne saurait être profondément comprise tant qu'on n'en a point apprécié la véritable histoire essentielle.

Convenablement approfondie, cette considération nous amène, naturellement, en dernier lieu, à apprécier aussi la réaction nécessaire de la sociologie sur l'ensemble des sciences antérieures, en ce qui concerne la méthode proprement dite. Il ne peut encore être question de combiner ici les diverses notions fondamentales que les différentes parties de cet ouvrage ont dû successivement fournir à cet égard, pour en construire directement une théorie générale et complète de la méthode positive. Cette opération capitale doit rationnellement appartenir à la fin de ce volume, puisque les indications spontanées que la suite de notre travail devait, à ce sujet, graduellement développer ne sauraient être terminées tant qu'il reste à examiner une dernière branche essentielle de notre système philosophique. Mais, nous avons reconnu, dans toutes les parties antérieures de ce Traité, que chacune des diverses sciences fondamentales possède, par sa nature, l'importante propriété de manifester spécialement l'un des principaux attributs de la méthode positive universelle, quoique tous doivent nécessairement se retrouver, à un certain degré, dans toutes les autres sciences, en vertu de notre invariable unité logique. Nous n'avons donc ici qu'à caractériser, sous ce rapport, à l'égard de la physique sociale, sa participation propre et directe à la composition élémentaire du fonds commun de nos ressources intellectuelles. Or, au point où ce volume est maintenant parvenu, il est déjà facile de reconnaître que cette coopération logique de la nouvelle science n'a pas, sans doute, une moindre importance générale que celle des diverses sciences antérieures, y compris même la biologie. Il résulte, en effet, de la leçon précédente que la fondation de la sociologie positive tend directement à augmenter l'ensemble de nos principaux moyens de spéculation quelconque, en y introduisant, comme dernier élément essentiel, ce mode général d'exploration que j'ai signalé sous le nom de méthode historique proprement dite, qui, après un usage convenable, constituera réellement plus tard un quatrième mode fondamental d'observation, à la suite du procédé comparatif de la biologie, dont il présente certainement une modification assez profonde pour mériter d'en être finalement distingué. Ce nouveau moyen d'investigation, dont la manifestation était, par sa nature, si évidemment réservée à la sociologie, est vraiment, au fond, plus ou moins applicable à tous les ordres quelconques de spéculations scientifiques. Il suffit, pour cela, suivant le principe incontestable ci-dessus indiqué, de concevoir chaque découverte quelconque, à l'instant où elle s'accomplit, comme constituant un véritable phénomène social, faisant partie de la série générale du développement humain, et, à ce titre, soumis aux lois de succession et aux méthodes d'exploration qui caractérisent cette grande évolution. D'un tel point de départ, dont la rationnalité ne saurait être méconnue, on embrasse aussitôt l'entière universalité nécessaire de la méthode historique, dès-lors envisagée dans toute son éminente dignité intellectuelle. N'est-il point sensible, en effet, que, par une telle méthode, les diverses découvertes scientifiques deviennent, à un certain degré, susceptibles d'une vraie prévision rationnelle, d'après une exacte appréciation du mouvement antérieur de la science, convenablement interprété suivant les lois fondamentales de la marche réelle de l'esprit humain? Parvenue à une telle spécialité, la prévision historique ne saurait sans doute, d'après les explications du chapitre précédent, comporter des déterminations bien précises: mais elle pourra certainement fournir d'heureuses indications préliminaires sur le sens général des progrès immédiats, de manière à éviter surtout, en grande partie, l'énorme déperdition des forces intellectuelles qui se consument aujourd'hui en essais essentiellement hasardés, dont la plupart ne comportent aucun succès réel. Comparant ainsi convenablement l'état présent de chaque science, ou même de chaque grand sujet scientifique, à la suite philosophique des états antérieurs, il deviendra, sans doute, possible d'assujétir ultérieurement l'art des découvertes à une sorte de théorie rationnelle, qui puisse utilement guider les efforts instinctifs du génie individuel, dont la marche propre ne saurait être vraiment indépendante du développement collectif de l'esprit humain, quelque illusion naturelle que puisse inspirer, à cet égard, le sentiment exagéré de la supériorité personnelle, malheureusement si disposée, d'ordinaire, surtout en ce genre, à un isolement chimérique. La méthode historique est donc destinée, en dominant désormais l'usage systématique de toutes les autres méthodes scientifiques quelconques, à leur procurer une plénitude de rationnalité qui leur manque essentiellement encore, en transportant, autant que possible, à l'ensemble cette progression sagement ordonnée qui n'existe aujourd'hui que pour les détails: le choix habituel des sujets de recherches, jusqu'ici presque arbitraire, ou du moins éminemment empirique, tendra dès-lors à acquérir, à un certain degré, ce caractère vraiment scientifique que présente seule maintenant l'investigation partielle de chacun d'eux. Mais, pour que ces hautes propriétés puissent être convenablement réalisées, il est indispensable que cette méthode transcendante, si difficile et si délicate par sa nature, soit elle-même toujours subordonnée aux conditions philosophiques qu'impose le véritable esprit général de la science où elle prend spécialement naissance, tel qu'il a été suffisamment caractérisé dans la leçon précédente. La principale de ces conditions consiste, ainsi que nous l'avons établi, à ne jamais considérer l'ensemble du développement propre de chaque science isolément de la progression totale de l'esprit humain, ni même de l'évolution fondamentale de l'humanité. Ainsi, la physique sociale, qui fournit spontanément cette nouvelle méthode, devra donc aussi plus ou moins présider ultérieurement à son application graduelle, au moins d'après sa conception générale du développement humain 33. Tout usage trop partiel ou trop isolé d'un tel mode d'investigation, suivant l'irrationnelle tendance dispersive des esprits actuels, serait essentiellement inefficace, ou ne pourrait réaliser qu'une faible partie des importans avantages qu'on doit s'en promettre pour le progrès des sciences, en exposant même peut-être à certaines aberrations spéciales. Quoique, d'après notre principe invariable de l'uniformité fondamentale de la méthode positive, l'état présent des sciences doive nécessairement offrir déjà quelques traces spontanées de ce moyen supérieur de spéculation, cependant sa complication caractéristique et son développement à peine naissant ne sauraient permettre d'en apercevoir actuellement des exemples très prononcés, et surtout assez variés pour constituer une manifestation pleinement décisive. Le système entier de nos diverses connaissances positives n'en présente encore, à mes yeux, qu'un seul témoignage vraiment irrécusable, qu'il faut aller puiser, comme on devait s'y attendre, dans la science mathématique, si hautement destinée, par sa nature, à raison de son essor plus simple et plus rapide, à fournir spontanément d'avance quelques exemples plus ou moins appréciables de tous les procédés logiques possibles, aussi bien d'ailleurs, malgré le préjugé actuel, que de presque toutes les aberrations. Ce précieux exemple m'est fourni par ces sublimes chapitres préliminaires des diverses sections de la Mécanique analytique, si peu appréciés du vulgaire des géomètres parce qu'ils ne contiennent aucune formule, et qui constituent, à mon gré, la preuve la plus décisive de l'éminente supériorité philosophique de Lagrange sur tous les géomètres postérieurs à Descartes et à Leïbnitz. En exposant cette admirable filiation des principales conceptions de l'esprit humain relativement à la mécanique rationnelle, depuis l'origine de la science jusqu'à nos jours, le génie de Lagrange a certainement pressenti le véritable esprit général de la méthode historique, par cela seul qu'il a choisi une telle appréciation fondamentale pour base préliminaire de l'ensemble de ses propres spéculations scientifiques. Je ne saurais donc, sous ce rapport, trop fortement recommander ici, non-seulement aux géomètres, si étrangers, d'ordinaire, à de telles pensées, mais à toutes les intelligences vraiment philosophiques, l'assidue méditation de ces éminentes compositions, où réside, à ma connaissance, le seul exemple réel qui puisse donner jusqu'ici une idée convenable de la véritable histoire, telle que je l'ai caractérisée, bien que leur auteur n'eût certes aucune prétention au titre vulgaire d'historien.

Note 33: (retour) J'ai exposé d'avance, dans le second volume de ce Traité, un exemple caractéristique de l'utilité scientifique de cette méthode historique, en établissant, surtout d'après elle, la théorie positive des hypothèses vraiment rationnelles en philosophie naturelle et principalement en physique. Plus on méditera sur ce grand sujet, mieux on sentira, en principe, que la véritable philosophie de chaque science est nécessairement inséparable de son histoire réelle, c'est-à-dire d'une exacte appréciation générale de la filiation effective de l'ensemble de ses progrès principaux. La similitude essentielle qui doit inévitablement régner entre la marche intellectuelle de l'individu et celle de l'espèce, indique évidemment qu'on ne saurait convenablement saisir la coordination pleinement rationnelle des diverses conceptions scientifiques, si l'on n'est point guidé par la vraie théorie de leur enchaînement historique, que la physique sociale peut seule réellement fournir à chaque science spéciale. C'est ainsi que l'institution de cette dernière science fondamentale doit sembler directement indispensable à l'entier développement systématique de toutes les autres. On voit aussi par-là quelle extension capitale notre nouvelle philosophie politique procure spontanément à l'influence nécessaire de l'histoire dans l'ensemble des spéculations humaines, comme je l'avais annoncé en terminant le précédent chapitre.

Quoique nécessairement très sommaires, les indications précédentes suffisent, sans doute, pour constater que l'inévitable réaction universelle de la science sociale sur le système des sciences antérieures n'a pas moins d'importance sous le point de vue purement logique que sous l'aspect directement scientifique. Tandis que, d'une part, la sociologie positive tend à lier profondément entre elles toutes les autres sciences, soit par leur commune subordination philosophique à la théorie générale du développement humain, soit par la manifestation spontanée et continue de leurs vraies relations mutuelles, on voit aussi maintenant que, d'une autre part, elle tend à superposer, à l'ensemble de leurs divers modes propres d'investigation, une méthode plus élevée, dont l'application judicieuse pourra diriger avec plus d'efficacité leur usage rationnel, de manière à bannir, autant que possible, l'empirisme et le tâtonnement. Ainsi, l'intime dépendance nécessaire où, par la nature de ses phénomènes, la physique sociale est si évidemment placée entre toutes les sciences antérieures, comme nous l'avons d'abord reconnu, se trouve réciproquement accompagnée d'une double influence capitale, non moins inévitable, qu'elle doit, à son tour, exercer constamment sur elles, de manière à leur rendre des offices essentiellement équivalens à ceux qu'elle en aura reçus, quoique d'une autre nature. On peut donc apercevoir déjà cette éminente propriété caractéristique d'une telle science de former pour ainsi dire le noeud principal du faisceau scientifique fondamental, par suite de ses divers rapports naturels, soit de subordination, soit de direction, avec toutes les autres, ainsi que je l'expliquerai ultérieurement. C'est par-là que la vraie coordination homogène de nos diverses sciences réelles tend à ressortir spontanément de leur développement positif, au lieu d'être vainement empruntée à des conceptions anti-scientifiques sur une chimérique unité des différens phénomènes quelconques, comme on l'a jusqu'ici exclusivement tenté.

L'ensemble des considérations indiquées dans ce chapitre complète suffisamment la grande opération philosophique entreprise dans le chapitre précédent pour caractériser directement le véritable esprit général de la dernière science fondamentale, en manifestant ses diverses relations nécessaires avec l'ensemble de toutes les autres. Indépendamment de son indispensable influence pour diriger la formation rationnelle de la saine philosophie politique, cette intime et mutuelle connexité, à la fois scientifique et logique, présente immédiatement, avant même que la science ait pu se développer convenablement, cette haute utilité sociale, si précieuse aujourd'hui, de commencer à réaliser spontanément une certaine discipline intellectuelle, en assujétissant les scrutateurs quelconques des questions sociales à une longue et difficile préparation scientifique, dont la parfaite rationnalité ne saurait laisser le moindre soupçon d'arbitraire, comme je l'avais annoncé dans la quarante-sixième leçon.

Par la complication supérieure de ses phénomènes, aussi bien que par son essor plus récent, la science sociale devra, sans doute, toujours rester, par sa nature, plus ou moins inférieure, sous les rapports spéculatifs les plus importans, à toutes les autres sciences fondamentales. On peut cependant sentir, d'après l'ensemble d'une telle appréciation, que l'application convenable de moyens d'investigation et de vérification plus étendus qu'en aucune autre science, suivant notre loi constante, pourra lui procurer une rationnalité bien supérieure à ce que doit faire espérer l'état présent de l'esprit humain. La parfaite unité spontanée d'un tel sujet, malgré son immense extension, la solidarité plus prononcée de ses divers aspects quelconques, sa marche caractéristique des questions les plus générales vers des recherches graduellement plus spéciales, enfin l'emploi plus fréquent et plus important des considérations à priori d'après les indications fournies par les sciences antérieures, et surtout par la théorie biologique de la nature humaine, doivent faire concevoir de plus hautes espérances de la dignité spéculative d'une telle science que ne pourra l'indiquer ici l'imparfaite réalisation que je vais maintenant ébaucher directement, et dont la principale destination doit être, à mes yeux, de mieux caractériser, par une manifestation plus sensible et plus efficace, l'esquisse fondamentale que je viens de terminer de la vraie nature générale de cette nouvelle philosophie politique et du véritable esprit scientifique qui doit présider à sa construction ultérieure.




CINQUANTIÈME LEÇON.




Considérations préliminaires sur la statique sociale, ou théorie générale de l'ordre spontané des sociétés humaines.

D'après les divers motifs essentiels indiqués dans l'avant-dernière leçon, la partie spécialement dynamique de la science sociale doit nécessairement attirer, d'une manière prépondérante et même presque exclusive, notre attention directe et explicite: non-seulement parce que l'intérêt plus puissant et plus immédiat qu'elle inspire naturellement, surtout aujourd'hui, permet de mieux apprécier son vrai caractère philosophique; mais aussi en vertu de l'aptitude spontanée des phénomènes du mouvement à manifester, avec une plus irrésistible évidence, les lois réelles de la solidarité fondamentale. Néanmoins, le traité méthodique et spécial de philosophie politique, annoncé au début de ce volume, devra ultérieurement contenir une analyse approfondie et développée de l'ensemble des conditions quelconques d'existence communes à toutes les sociétés humaines, et des lois d'harmonie correspondantes, avant de procéder à l'étude propre des lois de succession. Quoique les limites naturelles de ce volume, et la destination plus générale du Traité dont il fait partie, doivent essentiellement m'interdire ici cette importante opération préalable, je crois devoir consacrer cependant la leçon actuelle à présenter sommairement, sur ce premier aspect élémentaire de la physique sociale, quelques considérations préliminaires, sans lesquelles la suite de notre travail ne saurait être convenablement comprise, en les restreignant d'ailleurs aux indications les plus indispensables, et laissant au lecteur à compléter lui-même graduellement ces notions statiques, autant que le comporte l'état naissant de la science, à mesure que nous apprécierons ensuite le développement historique de l'humanité.

Malgré son inévitable rapidité actuelle, cet indispensable préambule statique ne peut atteindre suffisamment son but rationnel qu'en étant déjà conçu ici d'après la même marche scientifique qui devra ultérieurement diriger, sur une plus grande échelle, une telle analyse sociologique. Cette marche consiste surtout à examiner successivement les trois ordres principaux de considérations sociologiques, de plus en plus composées et spéciales, qui s'enchaînent nécessairement en un tel sujet, en appréciant les conditions générales d'existence sociale relatives d'abord à l'individu, ensuite à la famille, et enfin à la société proprement dite, dont la notion, parvenue à son entière extension scientifique, tend à embrasser la totalité de l'espèce humaine, et principalement l'ensemble de la race blanche.

En ce qui concerne l'individu, nous pouvons préalablement écarter ici, comme devenue aujourd'hui heureusement superflue pour tous les esprits éclairés, toute démonstration formelle de la sociabilité fondamentale de l'homme. La théorie cérébrale de l'illustre Gall, aura surtout rendu, sous ce rapport, un immense service philosophique, en dissipant à jamais, par les seules voies maintenant capables de produire une conviction réelle et durable, les aberrations métaphysiques du siècle dernier sur ce sujet capital, déjà empiriquement signalées d'après l'exploration spéciale et directe de l'état sauvage. Cette théorie a non-seulement établi scientifiquement l'irrésistible tendance sociale de la nature humaine; elle a même détruit les fausses appréciations qui avaient systématiquement conduit à la méconnaître; et qui consistaient principalement, d'une part, à attribuer aux combinaisons intellectuelles une chimérique prépondérance dans la conduite générale de la vie humaine, pendant que, d'une autre part, on exagérait, au degré le plus absurde, l'influence absolue des besoins sur la prétendue création des facultés. Outre cette précieuse analyse biologique, une simple considération de philosophie sociologique, que je crois utile d'indiquer ici, suffirait à mettre directement en évidence la haute irrationnalité nécessaire de l'étrange doctrine qui fait uniquement dériver l'état social de l'utilité fondamentale que l'homme en retire pour la satisfaction plus parfaite de ses divers besoins individuels. Car, cette incontestable utilité, quelque influence qu'on lui suppose, n'a pu réellement se manifester qu'après un long développement préalable de la société dont on lui attribue ainsi la création. Un tel cercle vicieux paraîtra d'autant plus décisif que l'on réfléchira davantage aux vrais caractères de la première enfance de l'humanité, où les avantages individuels de l'association sont éminemment douteux, si même on ne peut dire, en beaucoup de cas, qu'elle augmente bien moins les ressources que les charges, comme on ne le voit encore que trop dans les derniers rangs des sociétés les plus avancées. Il est donc pleinement évident que l'état social n'eût jamais existé, s'il n'avait pu résulter que d'une conviction quelconque de son utilité individuelle, puisque cette conviction, bien loin de pouvoir précéder l'établissement d'un tel mode d'existence, quelque habileté qu'on supposât même à ceux auxquels on attribue ce chimérique calcul, n'a pu, au contraire, commencer à se développer graduellement que d'après l'accomplissement déjà très avancé de l'évolution sociale. Ce sentiment est encore assez faiblement enraciné, pour que, de nos jours, d'audacieux sophistes aient pu, sans être réputés aliénés, tenter directement de l'ébranler, en niant dogmatiquement une semblable utilité, par un déplorable abus de la liberté nécessairement issue de notre anarchie intellectuelle. La sociabilité essentiellement spontanée de l'espèce humaine, en vertu d'un penchant instinctif à la vie commune, indépendamment de tout calcul personnel, et souvent malgré les intérêts individuels les plus énergiques, ne saurait donc être désormais aucunement contestée, en principe, par ceux-là même qui ne prendraient point en suffisante considération les lumières indispensables que fournit maintenant, à ce sujet, la saine théorie biologique de notre nature intellectuelle et morale. Je ne saurais d'ailleurs m'arrêter ici à la moindre appréciation directe des divers caractères spécifiques, soit physiques, soit moraux, soit intellectuels, qui, une fois l'existence sociale ainsi spontanément établie, tendent naturellement à lui faire bientôt acquérir plus d'étendue et de stabilité, par le développement même qu'elle procure à l'ensemble des besoins humains. Ces différentes explications élémentaires, d'ailleurs utilement ébauchées par la physiologie actuelle, ne sauraient convenir qu'à un traité spécial: elles surchargeraient évidemment un volume déjà trop étendu. En les supposant ici suffisamment effectuées, comme le permet essentiellement l'état présent de nos connaissances biologiques, je dois seulement avertir, en général, qu'on y attribue d'ordinaire une importance exagérée à la considération isolée de chaque condition propre, surtout en ce qui concerne les caractères purement physiques, même ceux dont l'influence sociale est la plus irrécusable, comme la nudité naturelle de l'homme, son enfance moins protégée et plus prolongée, etc. Quelle que soit la puissance réelle propre à chacune de ces diverses conditions, et spécialement à cette dernière circonstance, pour fortifier et développer notre sociabilité spontanée, c'est principalement leur ensemble total qu'il conviendrait d'apprécier, comme seul pleinement caractéristique, puisque la plupart de ces particularités se retrouvent d'ailleurs séparément chez d'autres espèces sociables, sans y produire des effets semblables. En général, toute cette partie préliminaire de la sociologie pourra être un jour très utilement éclairée par l'analyse comparative des différentes sociétés animales, comme je l'ai indiqué dans l'avant-dernier chapitre.

Sans insister ici sur cette appréciation trop spéciale, il importe seulement à mon objet principal de signaler, d'après l'ensemble d'une telle opération, l'influence nécessaire des plus importans attributs généraux de notre nature pour donner à la société humaine le caractère fondamental qui lui appartient constamment, et que son développement quelconque ne saurait jamais altérer. Il faut, à cet effet, considérer d'abord cette énergique prépondérance des facultés affectives sur les facultés intellectuelles, qui, moins prononcée chez l'homme qu'en aucun autre animal, détermine cependant, avec tant d'évidence, la première notion essentielle sur notre véritable nature, aujourd'hui si heureusement représentée, à cet égard, par l'ensemble de la physiologie cérébrale, ainsi que nous l'avons reconnu à la fin du volume précédent.

Quoique la continuité d'action constitue certainement, en un genre quelconque, une indispensable condition préalable de succès réel, l'homme cependant, comme tout autre animal, répugne spontanément à une telle persévérance, et ne trouve d'abord un vrai plaisir dans l'exercice de son activité propre qu'autant qu'elle est suffisamment variée: cette diversité importe même, sous ce rapport, davantage que la modération d'intensité, surtout dans les cas les plus ordinaires, où aucun instinct n'est hautement prononcé. Les facultés intellectuelles étant naturellement les moins énergiques, leur activité, pour peu qu'elle se prolonge identiquement à un certain degré, détermine, chez la plupart des hommes, une véritable fatigue, bientôt insupportable: aussi est-ce principalement à leur exercice que s'applique ce dolce far niente, dont tous les âges de la civilisation ont partout reproduit, sous des formes plus ou moins naïves, l'expression universelle et caractéristique. Néanmoins, c'est surtout de l'usage convenablement opiniâtre de ces hautes facultés que doivent évidemment dépendre, pour l'espèce comme pour l'individu, les modifications graduelles de l'existence humaine pendant le cours naturel de notre évolution sociale: en sorte que, par une déplorable coïncidence, l'homme a précisément le plus besoin du genre d'activité auquel il est le moins propre. Les imperfections physiques et les nécessités morales de sa condition lui imposent, plus impérieusement qu'à aucun autre animal, l'indispensable obligation d'employer constamment son intelligence à améliorer sa situation primitive; aussi est-il, à cet effet, le plus intelligent de tous les animaux, en quoi l'on doit, sans doute, reconnaître une certaine harmonie: mais cette harmonie, comme toutes les autres co-relations réelles, est extrêmement imparfaite; puisque l'intelligence de l'homme est fort loin d'être spontanément assez prononcée pour que son exercice un peu soutenu puisse être habituellement supporté sans une irrésistible fatigue, qu'une stimulation énergique et constante peut seule prévenir ou tempérer. Au lieu de déplorer vainement cette insurmontable discordance, nous devons la noter comme un premier document essentiel fourni à la sociologie par la biologie, et qui doit radicalement influer sur le caractère général des sociétés humaines, indépendamment de la puissance évidente que nous reconnaîtrons à une pareille cause, dans la leçon suivante, pour concourir à la détermination fondamentale de la vitesse ou plutôt de la lenteur de notre évolution sociale. Il en résulte immédiatement ici que presque tous les hommes sont, par leur nature, éminemment impropres au travail intellectuel, et voués essentiellement à une activité matérielle: en sorte que l'état spéculatif, de plus en plus indispensable, ne peut être convenablement produit et surtout maintenu chez eux, que d'après une puissante impulsion hétérogène, sans cesse entretenue par des penchans moins élevés mais plus énergiques. Quelle que soit, à cet égard, la haute importance des nombreuses différences individuelles, elles consistent nécessairement en une simple inégalité de degré, comme en tout autre cas, sans que les plus éminentes natures soient jamais vraiment affranchies de cette commune obligation. Sous ce rapport, les hommes peuvent être surtout classés scientifiquement suivant la noblesse ou la spécialité croissantes des facultés affectives par lesquelles est effectivement produite l'excitation intellectuelle. En parcourant l'échelle générale ascendante de cet ensemble de facultés diverses, d'après la lumineuse théorie de Gall, on voit aisément que, chez le plus grand nombre des hommes, la tension intellectuelle n'est habituellement entretenue, comme chez les animaux, sauf quelques rares et courts élans de cette activité purement spéculative qui caractérise toujours le type humain, que par la stimulation grossière mais énergique dérivée des besoins fondamentaux de la vie organique, et des instincts les plus universels de la vie animale, dont les organes appartiennent essentiellement à la partie postérieure du cerveau. La nature individuelle de l'homme devient, en général, d'autant plus éminente, que cette indispensable excitation étrangère résulte de penchans plus élevés, plus particuliers à notre espèce, et dont le siége anatomique réside dans les portions de l'encéphale de plus en plus rapprochées de la partie antéro-supérieure de la région frontale, sans que cependant l'activité purement spontanée de cette noble région soit jamais assez prononcée, même dans les cas les plus exceptionnels, pour n'exiger aucune autre impulsion, au moins jusqu'à ce que l'habitude de la méditation soit devenue convenablement prépondérante, ce qui est d'ailleurs infiniment rare.

Pour prévenir toute fausse appréciation philosophique de cette évidente infériorité fondamentale des facultés intellectuelles, qui, chez le premier des animaux, subordonne nécessairement leur activité soutenue à l'indispensable excitation prépondérante des facultés affectives les plus vulgaires, il importe maintenant d'ajouter que l'on peut seulement regretter, à ce sujet, le degré réel d'une telle infériorité, dont la notion générale ne saurait d'ailleurs comporter aucune réclamation rationnelle. L'économie sociale serait, sans doute, bien plus satisfaisante, si, dans la nature essentielle de l'homme, cette prépondérance des passions pouvait être moins prononcée, ce que notre imagination peut aisément supposer. Mais si cette diminution idéale s'étendait jusqu'à l'inversion totale d'une pareille constitution, en concevant transporté aux facultés intellectuelles l'ascendant spontané de nos facultés affectives, cette nouvelle disposition de notre nature, bien loin de perfectionner réellement l'organisme social, en rendrait la notion radicalement inintelligible: comme si (par une métaphore utile quoique grossière), à force d'amoindrir le frottement sur nos routes, on pouvait parvenir à l'y éteindre entièrement, ce qui, au lieu d'y améliorer la locomotion, en rendrait le mécanisme aussitôt contradictoire aux lois les plus fondamentales du mouvement. Car, la prépondérance actuelle de nos facultés affectives n'est pas seulement indispensable pour retirer continuellement notre faible intelligence de sa léthargie native, mais aussi pour donner à son activité quelconque un but permanent et une direction déterminée, sans lesquels elle s'égarerait nécessairement en de vagues et incohérentes spéculations abstraites, ainsi que je l'ai indiqué au volume précédent, à moins de supposer à notre entendement une force tellement supérieure que nous ne saurions en concevoir la moindre idée nette, lors même que nous imaginerions la région frontale devenue prépondérante dans l'ensemble du cerveau humain. Les plus mystiques efforts de l'extase théologique, pour s'élever à la notion de purs esprits, entièrement affranchis de tous besoins organiques, et étrangers à toutes les passions animales et humaines, n'ont effectivement abouti, chez les plus hautes intelligences, comme chacun peut aisément le reconnaître, qu'à la simple représentation d'une sorte d'idiotisme transcendant, éternellement absorbé par une contemplation essentiellement vaine et presque stupide de la majesté divine: tant les plus utopiques rêveries sont inévitablement subordonnées à l'empire irrésistible de la réalité, dût-elle rester inaperçue ou méconnue. Ainsi, sous ce premier aspect capital, l'économie élémentaire de notre organisme social est nécessairement ce qu'elle doit être, sauf le degré qui seul pourrait être autrement conçu, sans qu'il convienne d'ailleurs de se livrer à de stériles regrets sur cette exhorbitante prépondérance de la vie affective comparée à la vie intellectuelle. Il faut enfin reconnaître, à ce sujet, que nous pouvons effectivement, entre d'étroites limites, diminuer graduellement un tel ascendant nécessaire, ou plutôt que cette faible rectification résulte spontanément du développement continu de la civilisation humaine, qui, par l'exercice toujours croissant de notre intelligence, tend de plus en plus à lui subordonner nos penchans, comme je l'indiquerai plus spécialement au chapitre suivant, quoique, du reste, on n'ait certes jamais à craindre, sous ce rapport, l'inversion réelle de l'ordre fondamental.

Le second caractère essentiel auquel nous devons avoir égard pour l'appréciation sociologique préliminaire de notre nature individuelle, consiste en ce que, outre l'ascendant général de la vie affective sur la vie intellectuelle, les instincts les moins élevés, les plus spécialement égoïstes, ont, dans l'ensemble de notre organisme moral, une irrécusable prépondérance sur les plus nobles penchans, directement relatifs à la sociabilité. Nous sommes heureusement dispensés aujourd'hui de discuter méthodiquement les aberrations et les sophismes métaphysiques qui, dans le siècle dernier, s'efforçaient de réduire dogmatiquement au seul égoïsme le système de notre nature morale, en méconnaissant radicalement cette admirable spontanéité qui nous fait irrésistiblement compatir aux douleurs quelconques de tous les êtres sensibles, et surtout de nos semblables, aussi bien que participer involontairement à leurs joies, au point d'oublier quelquefois en leur faveur le soin continu de notre propre conservation. L'école écossaise avait déjà utilement ébauché la réfutation de ces dangereuses extravagances: mais la physiologie cérébrale en a surtout fait, de nos jours, irrévocablement justice, en leur substituant à jamais une plus fidèle représentation de la nature humaine. Quelle que soit l'importance capitale de cette indispensable rectification, sans laquelle notre existence morale serait nécessairement inintelligible, il faut néanmoins reconnaître, d'après cette saine théorie biologique de l'homme, que nos diverses affections sociales sont malheureusement très inférieures en persévérance et en énergie à nos affections purement personnelles, quoique le bonheur commun doive surtout dépendre de la satisfaction continue des premières, qui seules, après nous avoir spontanément conduits d'abord à l'état social, le maintiennent essentiellement d'ordinaire contre la divergence fondamentale des plus puissans instincts individuels. En appréciant convenablement la haute influence sociologique de cette dernière grande donnée biologique, on doit d'abord concevoir, comme envers la première, la nécessité radicale d'une telle condition, dont le degré seul peut être raisonnablement déploré. Par des motifs essentiellement analogues à ceux de l'explication précédente, il est aisé de comprendre, en effet, que cette indispensable prépondérance des instincts personnels peut seule imprimer à notre existence sociale un caractère nettement déterminé et fermement soutenu, en assignant un but permanent et énergique à l'emploi direct et continu de notre activité individuelle. Car, malgré les justes plaintes auxquelles peut donner lieu l'ascendant exagéré des intérêts privés sur les intérêts publics, il demeure incontestable que la notion de l'intérêt général ne saurait avoir aucun sens intelligible sans celle de l'intérêt particulier, puisque la première ne peut évidemment résulter que de ce que la seconde offre de commun chez les divers individus. Quelle que pût être la puissance des affections sympathiques, dans une idéale rectification de notre nature, nous ne saurions cependant jamais souhaiter habituellement pour les autres que ce que nous désirons pour nous-mêmes, sauf les cas très rares et fort secondaires où un raffinement de délicatesse morale, essentiellement impossible sans l'habitude de la méditation intellectuelle, peut nous faire suffisamment apprécier, à l'égard d'autrui, des moyens de bonheur auxquels nous n'attachons plus presque aucune importance personnelle. Si donc on pouvait supprimer en nous la prépondérance nécessaire des instincts personnels, on aurait radicalement détruit notre nature morale au lieu de l'améliorer, puisque les affections sociales, dès-lors privées d'une indispensable direction, tendraient bientôt, malgré cet hypothétique ascendant, à dégénérer en une vague et stérile charité, inévitablement dépourvue de toute grande efficacité pratique. Quand la morale des peuples avancés nous a prescrit, en général, la stricte obligation d'aimer nos semblables comme nous-mêmes 34, elle a formulé, de la manière la plus admirable, le précepte le plus fondamental, avec ce juste degré d'exagération qu'exige nécessairement l'indication d'un type quelconque, au-dessous duquel la réalité ne sera jamais que trop maintenue. Mais, dans ce sublime précepte, l'instinct personnel ne cesse point de servir de guide et de mesure à l'instinct social, comme l'exigeait la nature du sujet: de toute autre manière, le but du principe eût été essentiellement manqué; car, en quoi et comment celui qui ne s'aimerait point pourrait-il aimer autrui? Ainsi, bien loin que la constitution de l'homme soit, à cet égard, radicalement vicieuse, on voit, au contraire, qu'il serait impossible de concevoir nettement, à l'ensemble des affections sociales, aucune autre destination réelle que celle de tempérer et de modifier, à un degré plus ou moins profond, le système des penchans personnels, dont la prépondérance habituelle est aussi indispensable qu'inévitable, sans quoi l'existence sociale ne saurait avoir qu'un caractère vague et indéterminé, qui repousserait toute prévoyance régulière de la série des actions humaines. Il n'y a donc de vraiment regrettable, sous ce rapport, comme sous le premier point de vue ci-dessus examiné, que la trop faible intensité effective de ce modérateur nécessaire, dont la voix est si souvent étouffée, même chez les meilleurs naturels, où il parvient si rarement à commander directement la conduite. En ce sens, seul admissible, on doit concevoir, d'après un judicieux rapprochement de ces deux cas, l'instinct sympathique et l'activité intellectuelle comme destinés surtout à suppléer mutuellement à leur commune insuffisance sociale. On peut dire, en effet, que si l'homme devenait plus bienveillant, cela équivaudrait essentiellement, dans la pratique sociale, à le supposer plus intelligent, non-seulement en vertu du meilleur emploi qu'il ferait alors spontanément de son intelligence réelle, mais aussi en ce que celle-ci ne serait plus autant absorbée par la discipline, indispensable quoique imparfaite, qu'elle doit s'efforcer d'imposer constamment à l'énergique prépondérance spontanée des penchans égoïstes. Mais la relation n'est pas moins exacte réciproquement, bien qu'elle y doive être moins appréciable; car, tout vrai développement intellectuel équivaut finalement, pour la conduite générale de la vie humaine, à un accroissement direct de la bienveillance naturelle, soit en augmentant l'empire de l'homme sur ses passions, soit en rendant plus net et plus vif le sentiment habituel des réactions déterminées par les divers contacts sociaux. Si, sous le premier aspect, on doit hautement reconnaître qu'aucune grande intelligence ne saurait se développer convenablement sans un certain fond de bienveillance universelle, qui peut seul procurer à son libre élan un but assez éminent et un assez large exercice, de même, en sens inverse, il ne faut pas douter davantage que tout noble essor intellectuel ne tende directement à faire prévaloir les sentimens de sympathie générale, non-seulement en écartant les impulsions égoïstes, mais encore en inspirant habituellement, en faveur de l'ordre fondamental, une sage prédilection spontanée, qui, malgré sa froideur ordinaire, peut aussi heureusement concourir au maintien de la bonne harmonie sociale que des penchans plus vifs et moins opiniâtres. Les reproches moraux qu'on a le plus justement adressés à la culture intellectuelle, ne me paraissent, en général, même abstraction faite de toute exagération irrationnelle, reposer essentiellement que sur une fausse appréciation philosophique: au lieu de convenir au développement propre de l'intelligence, ils s'appliquent réellement, au contraire, dans la plupart des cas, à des intelligences trop inférieures à leurs fonctions sociales, et dont la spontanéité peu prononcée a davantage exigé la stimulation factice due aux penchans les plus énergiques, c'est-à-dire aux moins désintéressés. On ne peut donc plus contester la double harmonie continue qui rattache directement l'un à l'autre les deux principaux modérateurs de la vie humaine, l'activité intellectuelle et l'instinct social, dont l'influence fondamentale, quoique ainsi fortifiée, reste néanmoins, de toute nécessité, toujours plus ou moins subalterne envers l'inévitable prépondérance de l'instinct personnel, indispensable moteur primitif de l'existence réelle. La première destination de la morale universelle, en ce qui concerne l'individu, consiste surtout à augmenter autant que possible cette double influence modératrice, dont l'extension graduelle constitue aussi le premier résultat spontané du développement général de l'humanité, comme l'indiquera plus spécialement la leçon suivante.

Note 34: (retour) A cette belle formule usuelle, le respectable Tracy croyait devoir hautement préférer la formule indéterminée de saint Jean: Aimez-vous les uns les autres. Cette étrange prédilection n'est, à vrai dire, qu'un nouveau témoignage involontaire de la tendance caractéristique aux conceptions vagues et absolues, que toute philosophie métaphysique inspire spontanément, même aux meilleurs esprits.

Telles sont donc, sous le premier aspect élémentaire, les deux sortes de conditions naturelles dont la combinaison détermine essentiellement le caractère fondamental de notre existence sociale. D'une part, l'homme ne peut être heureux, même abstraction faite des impérieuses nécessités de sa subsistance matérielle, que d'après un travail soutenu, plus ou moins dirigé par l'intelligence; et cependant l'exercice intellectuel lui est spontanément antipathique: il n'y a et ne doit y avoir de profondément actif en lui que les facultés purement affectives, dont la prépondérance nécessaire fixe le but et la direction de l'état social. En même temps, dans l'économie réelle de cette vie affective, les penchans sociaux sont les seuls éminemment propres à produire et à maintenir le bonheur privé, puisque leur essor simultané, loin d'être contenu par aucun antagonisme individuel, se fortifie directement, au contraire, de son extension graduelle: et, néanmoins, l'homme est et doit être essentiellement dominé par l'ensemble de ses instincts personnels, seuls vraiment susceptibles d'imprimer à la vie sociale une impulsion constante et un cours régulier. Cette double opposition nous indique déjà le véritable germe scientifique de la lutte fondamentale, dont nous devrons bientôt considérer le développement continu, entre l'esprit de conservation et l'esprit d'amélioration, le premier nécessairement inspiré surtout par les instincts purement personnels, et le second par la combinaison spontanée de l'activité intellectuelle avec les divers instincts sociaux 35.

Note 35: (retour) On croit le plus souvent, au contraire, que l'esprit d'innovation résulte surtout des instincts essentiellement personnels. Mais cette illusion ne tient qu'à la fausse appréciation des nombreuses réactions intellectuelles et sociales que détermine nécessairement une civilisation très développée, dans les actes même qui paraissent les plus simples produits d'un égoïsme direct. Sauf l'inévitable agitation périodiquement suscitée par les premiers besoins matériels, l'homme isolé, et dont l'intelligence n'a point été éveillée, est, de sa nature, comme tout autre animal, éminemment conservateur. Ce sont, d'ordinaire, les inépuisables désirs inspirés par les rapprochemens sociaux, et l'inquiète prévoyance de notre intelligence, qui suggèrent principalement le besoin et la pensée des changemens graduels de la condition humaine. En toute autre hypothèse, l'évolution sociale eût été certes infiniment plus rapide que l'histoire ne nous l'indique, si son essor avait pu dépendre surtout des instincts les plus énergiques, au lieu d'avoir à lutter contre l'inertie politique qu'ils tendent spontanément à produire dans la plupart des cas.

Nous devons maintenant procéder à une pareille appréciation scientifique envers le second ordre général, signalé au début de ce chapitre, des considérations élémentaires de statique sociale, c'est-à-dire quant à celles qui concernent la famille proprement dite, après avoir ainsi suffisamment examiné, pour notre objet principal, les notions directement relatives à l'individu, et avant de passer aux explications définitives immédiatement propres à la société générale.

Un système quelconque devant nécessairement être formé d'élémens qui lui soient essentiellement homogènes, l'esprit scientifique ne permet point de regarder la société humaine comme étant réellement composée d'individus. La véritable unité sociale consiste certainement dans la seule famille, au moins réduite au couple élémentaire qui en constitue la base principale. Cette considération fondamentale ne doit pas seulement être appliquée en ce sens physiologique, que les familles deviennent des tribus, comme celles-ci des nations; en sorte que l'ensemble de notre espèce pourrait être conçu comme le développement graduel d'une famille primitivement unique, si les diversités locales n'opposaient point trop d'obstacles à une telle supposition. Nous devons ici envisager surtout cette notion élémentaire sous le point de vue politique, en ce que la famille présente spontanément le véritable germe nécessaire des diverses dispositions essentielles qui caractérisent l'organisme social. Une telle conception constitue donc, par sa nature, un intermédiaire indispensable entre l'idée de l'individu et celle de l'espèce ou de la société. Il y aurait autant d'inconvéniens scientifiques à vouloir le franchir dans l'ordre spéculatif, qu'il y a de dangers réels, dans l'ordre pratique, à prétendre aborder directement la vie sociale sans l'inévitable préparation de la vie domestique. Sous quelque aspect qu'on l'envisage, cette transition nécessaire se reproduit toujours, soit quant aux notions élémentaires de l'harmonie fondamentale, soit pour l'essor spontané des sentimens sociaux. C'est par là seulement que l'homme commence réellement à sortir de sa pure personnalité, et qu'il apprend d'abord à vivre dans autrui, tout en obéissant à ses instincts les plus énergiques. Aucune autre société ne saurait être aussi intime que cette admirable combinaison primitive, où s'opère une sorte de fusion complète de deux natures en une seule. Par l'imperfection radicale du caractère humain, les divergences individuelles sont habituellement trop prononcées pour comporter, en aucun autre cas, une association aussi profonde. L'expérience ordinaire de la vie ne confirme que trop, en effet, que les hommes ont besoin de ne point vivre entre eux d'une manière trop familière, afin de pouvoir supporter mutuellement les diverses infirmités fondamentales de notre nature morale, soit intellectuelle, soit surtout affective. On sait que les communautés religieuses elles-mêmes, malgré la haute puissance du lien spécial qui les unissait, étaient intérieurement tourmentées par de profondes discordances habituelles, qu'il est essentiellement impossible d'éviter quand on veut réaliser la conciliation chimérique de deux qualités aussi incompatibles que l'intimité et l'extension des relations humaines. Cette parfaite intimité n'a pu même s'établir dans la simple famille que d'après l'énergique spontanéité du but commun, combinée avec l'institution non moins naturelle d'une indispensable subordination. Quelques vaines notions qu'on se forme aujourd'hui de l'égalité sociale, toute société, même la plus restreinte, suppose, par une évidente nécessité, non-seulement des diversités, mais aussi des inégalités quelconques: car il ne saurait y avoir de véritable société sans le concours permanent à une opération générale, poursuivie par des moyens distincts, convenablement subordonnés les uns aux autres. Or la plus entière réalisation possible de ces conditions élémentaires appartient inévitablement à la seule famille, où la nature a fait tous les frais essentiels de l'institution. Ainsi, malgré les justes reproches qu'a pu souvent mériter, à divers titres, une abusive prépondérance passagère de l'esprit de famille, il n'en constituera pas moins toujours, et à tous égards, la première base essentielle de l'esprit social, sauf les modifications régulières qu'il doit graduellement subir par le cours spontané de l'évolution humaine. Les graves atteintes que reçoit directement aujourd'hui cette institution fondamentale, doivent donc être regardées comme les plus effrayans symptômes de notre tendance transitoire à la désorganisation sociale. Mais, de telles attaques, suite naturelle de l'inévitable exagération de l'esprit révolutionnaire en vertu de notre anarchie intellectuelle, ne sont surtout véritablement dangereuses qu'à cause de l'impuissante décrépitude actuelle des croyances sur lesquelles on fait encore exclusivement reposer les idées de famille, comme toutes les autres notions sociales. Tant que la double relation essentielle qui constitue la famille continuera à n'avoir d'autres bases intellectuelles que les doctrines religieuses, elle participera nécessairement, à un degré quelconque, au discrédit croissant que de tels principes doivent irrévocablement éprouver dans l'état présent du développement humain. La philosophie positive, aussi spontanément réorganisatrice à cet égard qu'à tous les autres, peut seule désormais, en transportant finalement l'ensemble des spéculations sociales du domaine des vagues idéalités dans le champ des réalités irrécusables, asseoir, sur des bases naturelles vraiment inébranlables, l'esprit fondamental de famille, avec les modifications convenables au caractère moderne de l'organisme social.

Par le cours spontané de l'évolution sociale, la constitution générale de la famille humaine, bien loin d'être invariable, reçoit progressivement, de toute nécessité, des modifications plus ou moins profondes, dont l'ensemble me paraît offrir, à chaque grande époque du développement, la plus exacte mesure de l'importance réelle du changement total alors opéré dans la société correspondante. C'est ainsi, par exemple, que la polygamie des peuples arriérés doit y imprimer nécessairement à la famille un tout autre caractère que celui qu'elle manifeste chez les nations assez avancées pour être déjà parvenues à réaliser cette vie pleinement monogame vers laquelle tend toujours notre nature. De même, la famille ancienne, dont une portion des esclaves faisait essentiellement partie, devait, sans doute, radicalement différer de la famille moderne, principalement réduite à la parenté directe du couple fondamental, ou au premier degré d'affinité, et dans laquelle d'ailleurs l'autorité du chef est beaucoup moindre. Mais nous devons ici faire abstraction totale de ces diverses modifications quelconques, dont l'appréciation réelle appartient directement à la partie historique de ce volume. Il s'agit uniquement, en ce chapitre, de considérer la famille sous l'aspect scientifique le plus élémentaire, c'est-à-dire en ce qu'elle offre de nécessairement commun à tous les cas sociaux, en regardant la vie domestique comme la base constante de la vie sociale. Sous un tel point de vue, la théorie sociologique de la famille peut être essentiellement réduite à l'examen rationnel de deux ordres fondamentaux de relations nécessaires, savoir la subordination des sexes, et ensuite celle des âges, dont l'une institue la famille, tandis que l'autre la maintient. Dans l'ensemble du règne animal, un certain degré primitif de société volontaire, au moins temporaire, à quelques égards comparable à la société humaine, commence inévitablement, en effet, à partir de ce point de l'échelle biologique ascendante où cesse tout hermaphroditisme; et il y est toujours déterminé d'abord par l'union sexuelle, et ensuite par l'éducation des petits. Si la comparaison sociologique doit y être essentiellement bornée aux oiseaux et surtout aux mammifères, c'est essentiellement parce que ces deux grandes classes d'animaux supérieurs peuvent seules offrir une suffisante réalisation de ce double caractère élémentaire, principe nécessaire de toute coordination domestique.

On ne saurait trop respectueusement admirer cette universelle disposition naturelle, première base nécessaire de toute société, par laquelle, dans l'état de mariage, même très imparfait, l'instinct le plus énergique de notre animalité, à la fois satisfait et contenu, se trouve spontanément dirigé de manière à devenir la source primitive de la plus douce harmonie, au lieu de troubler le monde par ses impétueux débordemens. Les audacieux sophistes qui, de nos jours, renouvelant, en temps trop opportun, d'antiques aberrations, ont directement tenté de porter la hache métaphysique jusque sur ces racines élémentaires de l'ordre social, ont été, sans doute, profondément blâmables s'ils n'ont fait ainsi qu'obéir sciemment eux-mêmes aux ignobles passions qu'ils s'efforçaient d'exciter chez les autres, ou déplorablement aveugles si, au contraire, comme dans la plupart des cas, ils n'ont cédé qu'à l'involontaire extension de la routine anarchique propre à notre malheureuse époque. En toute hypothèse, une triste fatalité ne permettait point d'espérer que l'institution fondamentale du mariage échapperait seule à l'ébranlement révolutionnaire que toutes les autres notions sociales avaient dû subir, d'après l'inévitable décadence de la philosophie théologique qui leur servait si dangereusement de base exclusive. Quand la philosophie positive pourra directement entreprendre de consolider à jamais cette indispensable subordination des sexes, principe essentiel du mariage et par suite de la famille, elle prendra son point de départ, comme en tout autre sujet capital, dans une exacte connaissance de la nature humaine, suivie d'une judicieuse appréciation de l'ensemble du développement social, et de la phase générale qu'il accomplit maintenant; ce qui devra tendre immédiatement à éliminer irrévocablement toutes les déclamations sophistiques, inspirées par l'ignorance ou par la dépravation, et dont le seul résultat pratique ne saurait être que de dégrader l'homme sous prétexte de le perfectionner. Sans doute l'institution du mariage éprouve nécessairement, comme toutes les autres, des modifications spontanées par le cours graduel de l'évolution humaine: le mariage moderne, tel que le catholicisme l'a finalement constitué, diffère radicalement, à divers titres, du mariage romain, de même que celui-ci différait notablement déjà du mariage grec, et tous deux encore davantage du mariage égyptien ou oriental, même depuis l'établissement de la monogamie. Que ces modifications successives, tendant à développer sans cesse la nature essentielle de ce lien fondamental, ne soient point aujourd'hui parvenues à leur dernier terme; que la grande réorganisation sociale réservée à notre siècle doive également marquer, sous un rapport aussi capital, son vrai caractère général: cela ne saurait être aucunement contesté. Mais l'esprit absolu de notre philosophie politique porte trop à confondre, à ce sujet, de simples modifications spontanées avec le bouleversement total de l'institution. Nous sommes aujourd'hui, à cet égard, malgré notre vain étalage de la supériorité moderne, dans une situation morale fort analogue à celle des temps principaux de la philosophie grecque, où la tendance instinctive et inaperçue à la régénération chrétienne de la famille et de la société, donnait déjà naissance, pendant ce long interrègne intellectuel, à des aberrations essentiellement semblables, ainsi que le témoigne surtout la célèbre satire d'Aristophane, où tout le dévergondage actuel se trouve d'avance si rudement stigmatisé. En quoi doivent principalement consister ces inévitables modifications ultérieures du mariage moderne, c'est ce dont la physique sociale doit aujourd'hui interdire rationnellement l'examen direct, comme éminemment prématuré, d'après sa tendance fondamentale, expliquée dans la quarante-huitième leçon, à procéder toujours de l'ensemble aux détails, conformément à l'évidente nature du sujet, dont l'irrésistible autorité scientifique ne saurait jamais être mieux prononcée qu'en un tel cas, puisque l'étude spéciale de ces modifications quelconques doit être nécessairement subordonnée à la conception générale, encore profondément ignorée, du vrai système de la réorganisation sociale, sous peine d'égarer l'imagination humaine à la dangereuse et irrationnelle poursuite d'utopies vagues et indéfinies, uniquement susceptibles de troubler sans but la vie réelle. Tout ce qu'on peut maintenant garantir, à cet égard, avec une pleine certitude, c'est que, quelque profonds qu'on puisse supposer ces changemens spontanés, dont l'analyse historique nous indiquera d'ailleurs bientôt le véritable sens général, ils resteront, de toute nécessité, constamment conformes à l'invariable esprit fondamental de l'institution, qui seul constitue ici notre objet principal. Or, cet esprit consiste toujours dans cette inévitable subordination naturelle de la femme envers l'homme, dont tous les âges de la civilisation reproduisent, sous des formes variées, l'ineffaçable caractère, et que la nouvelle philosophie politique saura définitivement préserver de toute grave tentative anarchique, en lui ôtant à jamais ce vain caractère religieux qui ne peut plus servir aujourd'hui qu'à la compromettre, pour la rattacher immédiatement à la base inébranlable fournie par la connaissance réelle de l'organisme individuel et de l'organisme social. Déjà la saine philosophie biologique, surtout d'après l'importante théorie de Gall, commence à pouvoir faire scientifiquement justice de ces chimériques déclamations révolutionnaires sur la prétendue égalité des deux sexes, en démontrant directement, soit par l'examen anatomique, soit par l'observation physiologique, les différences radicales, à la fois physiques et morales, qui, dans toutes les espèces animales, et surtout dans la race humaine, séparent profondément l'un de l'autre, malgré la commune prépondérance nécessaire du type spécifique. Rapprochant, autant que possible, l'analyse des sexes de celle des âges, la biologie positive tend finalement à représenter le sexe féminin, principalement chez notre espèce, comme nécessairement constitué, comparativement à l'autre, en une sorte d'état d'enfance continue, qui l'éloigne davantage, sous les plus importans rapports, du type idéal de la race. Complétant, à sa manière, cette indispensable appréciation scientifique, la sociologie montrera d'abord l'incompatibilité radicale de toute existence sociale avec cette chimérique égalité des sexes, en caractérisant les fonctions spéciales et permanentes que chacun d'eux doit exclusivement remplir dans l'économie naturelle de la famille humaine, qui les fait spontanément concourir au but commun par des voies profondément distinctes, sans que leur subordination nécessaire puisse aucunement nuire à leur bonheur réel, éminemment attaché, pour l'un comme pour l'autre, à un sage développement de sa propre nature.

Les principales considérations indiquées, dans la première partie de ce chapitre, sur l'examen sociologique de notre constitution individuelle, permettraient déjà d'ébaucher utilement une telle opération philosophique; car, les deux parties essentielles de cet examen peuvent directement établir, en principe, l'une l'infériorité fondamentale, et l'autre la supériorité secondaire, de l'organisme féminin, envisagé sous le point de vue social. Ayant d'abord égard à la relation générale entre les facultés intellectuelles et les facultés affectives, nous avons, en effet, reconnu que la prépondérance nécessaire de celles-ci, dans l'ensemble de notre nature, est cependant moins prononcée chez l'homme qu'en aucun autre animal; et qu'un certain degré spontané d'activité spéculative constitue le principal attribut cérébral de l'humanité, ainsi que la première source du caractère profondément tranché de notre organisme social. Or, sous ce rapport, on ne peut sérieusement contester aujourd'hui l'évidente infériorité relative de la femme, bien autrement impropre que l'homme à l'indispensable continuité aussi bien qu'à la haute intensité du travail mental, soit en vertu de la moindre force intrinsèque de son intelligence, soit à raison de sa plus vive susceptibilité morale et physique, si antipathique à toute abstraction et à toute contention vraiment scientifiques. L'expérience la plus décisive a toujours éminemment confirmé, à parité de rang en chaque sexe, même dans les beaux-arts, et sous le concours des plus favorables circonstances, cette irrécusable subalternité organique du génie féminin, malgré les aimables caractères qui distinguent, d'ordinaire, ses spirituelles et gracieuses compositions. Quant aux fonctions quelconques de gouvernement, fussent-elles réduites à l'état le plus élémentaire, et purement relatives à la conduite générale de la simple famille, l'inaptitude radicale du sexe féminin y est encore plus prononcée, la nature du travail y exigeant surtout une infatigable attention à un ensemble de relations plus compliqué, dont aucune partie ne doit être négligée, et en même temps une plus impartiale indépendance de l'esprit envers les passions, en un mot, plus de raison. Ainsi, sous ce premier aspect, l'invariable économie effective de la famille humaine ne saurait jamais être réellement intervertie, à moins de supposer une chimérique transformation de notre organisme cérébral. Les seuls résultats possibles d'une lutte insensée contre les lois naturelles, qui, de la part des femmes, fournirait de nouveaux témoignages involontaires de leur propre infériorité, ne saurait être que de leur interdire, en troublant gravement la famille et la société, le seul genre de bonheur compatible pour elles avec l'ensemble de ces lois.

En second lieu, nous avons pareillement reconnu ci-dessus que, dans le système réel de notre vie affective, les instincts personnels dominent nécessairement les instincts sympathiques ou sociaux, dont l'influence ne peut et ne doit que modifier la direction essentiellement imprimée par la prépondérance des premiers, sans pouvoir ni devoir jamais devenir les moteurs habituels de l'existence effective. C'est par l'examen comparatif de cette grande relation naturelle, si importante quoique secondaire envers la précédente, que l'on peut surtout apprécier directement l'heureuse destination sociale éminemment réservée au sexe féminin. Il est incontestable, en effet, quoique ce sexe participe inévitablement, à cet égard comme à l'autre, au type commun de l'humanité, que les femmes sont, en général, aussi supérieures aux hommes par un plus grand essor spontané de la sympathie et de la sociabilité, qu'elles leur sont inférieures quant à l'intelligence et à la raison. Ainsi, leur fonction propre et essentielle, dans l'économie fondamentale de la famille et par suite de la société, doit être spontanément de modifier sans cesse, par une plus énergique et plus touchante excitation immédiate de l'instinct social, la direction générale toujours primitivement émanée, de toute nécessité, de la raison trop froide ou trop grossière qui caractérise habituellement le sexe prépondérant. On voit que pour cette appréciation sommaire des attributs sociaux de chaque sexe, j'ai écarté à dessein la considération vulgaire des différences purement matérielles sur lesquelles on fait irrationnellement reposer une telle subordination fondamentale, qui, d'après les indications précédentes, doit être, au contraire, essentiellement rattachée aux plus nobles propriétés de notre nature cérébrale. Des deux attributs généraux qui séparent l'humanité de l'animalité, le plus essentiel et le plus prononcé démontre irrécusablement, sous le point de vue social, la prépondérance nécessaire et invariable du sexe mâle, tandis que l'autre caractérise directement l'indispensable fonction modératrice à jamais dévolue à la femme, même indépendamment des soins maternels, qui constituent évidemment sa plus importante et sa plus douce destination spéciale, mais sur lesquels on insiste, d'ordinaire, d'une manière trop exclusive, qui ne fait point assez dignement comprendre la vocation sociale directe et personnelle du sexe féminin.

Considérons maintenant, sous un semblable point de vue scientifique, l'autre élément fondamental de la famille humaine, c'est-à-dire la co-relation spontanée entre les enfans et les parens, qui, généralisée ensuite dans l'ensemble de la société, y produit toujours, à un degré quelconque, la subordination naturelle des âges. Ici, les aberrations, d'ailleurs très graves, issues de notre anarchie intellectuelle, sont d'un tout autre genre que dans le cas précédent. La discipline naturelle est, sous ce second aspect élémentaire, trop irrécusable et trop irrésistible pour que jamais elle puisse être sérieusement contestée, malgré les atteintes indirectes et secondaires que l'esprit de famille a dû aussi recevoir de nos jours à cet égard, par une suite inévitable du mouvement général de décomposition sociale, et pareillement surtout en vertu de l'irrévocable impuissance politique où est nécessairement parvenue la philosophie théologique, sur laquelle reposait, d'une manière si déplorablement exclusive, tout le système des notions domestiques, comme celui des notions sociales. Quelle que soit l'importance réelle de ces diverses altérations, nos ardens champions des droits politiques de la femme ne se sont pas encore avisés de construire une doctrine analogue en faveur de l'enfance, qui est loin d'ailleurs d'inspirer la même sollicitude, faute de pouvoir aussi vivement stimuler le zèle spontané de ses défenseurs spéciaux. C'est ce qui permettra d'examiner ici plus sommairement ce second élément essentiel de la théorie sociologique de la famille, sans nuire aucunement à son indispensable appréciation philosophique. Malgré l'entraînement de l'analogie et l'absence actuelle de toute vraie discipline spirituelle, on ne doit guère craindre aujourd'hui que, de la chimérique égalité des sexes, l'esprit d'aberration métaphysique puisse réellement passer à aucune conception dogmatique de l'égalité sociale des âges, après laquelle il ne lui resterait plus qu'à proclamer aussi, par un dernier progrès, l'égalité universelle des races animales. Quoique notre anarchie intellectuelle puisse fournir, pour ainsi dire, à toutes les thèses quelconques, des argumens et des sophistes déjà disponibles, la raison publique, quelque imparfait qu'en soit encore le développement, impose nécessairement un certain terme à l'essor des divagations individuelles, quand elles viennent directement choquer un instinct vraiment fondamental.

Aucune économie naturelle ne peut mériter, sans doute, plus d'admiration que cette heureuse subordination spontanée qui, après avoir ainsi constitué la famille humaine, devient ensuite le type nécessaire de toute sage coordination sociale. Tous les âges de la civilisation ont rendu, sous des formes diverses, un hommage décisif à l'excellence de ce type fondamental, que l'homme a même pris involontairement pour modèle lorsqu'il a voulu rêver, dans la conception du gouvernement providentiel, la plus parfaite direction possible de l'ensemble des événemens. En quel autre cas social, pourrait-on trouver, au même degré, de la part de l'inférieur, la plus respectueuse obéissance spontanément imposée, sans le moindre avilissement, d'abord par la nécessité et ensuite par la reconnaissance; et, chez le supérieur, l'autorité la plus absolue unie au plus entier dévouement, trop naturel et trop doux pour mériter proprement le nom de devoir? Il est certainement impossible que, dans des relations plus étendues et moins intimes, l'indispensable discipline de la société puisse jamais pleinement réaliser ces admirables caractères de la discipline domestique: la soumission ne saurait y être aussi complète ni aussi spontanée, la protection aussi touchante ni aussi dévouée. Mais la vie de famille n'en demeurera pas moins, à cet égard, l'école éternelle de la vie sociale, soit pour l'obéissance, soit pour le commandement, qui doivent nécessairement, en tout autre cas, se rapprocher, autant que possible, de ce modèle élémentaire. L'avenir ne pourra, sous ce rapport, que se conformer, comme le passé, à cette invariable obligation naturelle, avec les modifications spontanées que le cours graduel de l'évolution sociale devra déterminer en cette partie de la constitution domestique, aussi bien qu'envers la précédente; modifications dont il serait d'ailleurs prématuré, en l'un et l'autre cas, d'entreprendre aujourd'hui l'appréciation spéciale. Néanmoins, à toutes les époques de décomposition, de pernicieux sophistes ont directement tenté de détruire radicalement cette admirable économie naturelle, en arguant, suivant l'usage, de quelques inconvéniens partiels ou secondaires contre l'ensemble de l'organisation. Leur prétendue rectification s'est toujours réduite à intervertir entièrement la comparaison fondamentale, et, au lieu de proposer la famille pour modèle à la société, ils ont cru témoigner un grand génie politique en s'efforçant, au contraire, de constituer la famille à l'image de la société, et d'une société alors fort mal ordonnée, en vertu même de l'état exceptionnel qui permettait l'essor de telles rêveries. Notre profonde anarchie intellectuelle offre de trop dangereuses ressources à l'inévitable renouvellement de ces aberrations surannées pour que la nouvelle philosophie politique doive dédaigner, en temps opportun, de les soumettre directement à une discussion spéciale, indépendamment de sa principale tendance spontanée à faire prévaloir un tout autre esprit social, tendance qui peut seule nous occuper ici. Ces folles utopies aboutiraient doublement à la ruine radicale de toute vraie discipline domestique, soit en ôtant aux parens la direction réelle et presque la simple connaissance de leurs enfans, par une monstrueuse exagération de l'indispensable influence de la société sur l'éducation de la jeunesse, soit en privant les fils de la transmission héréditaire des ressources paternelles, essentiellement accumulées à leur intention: détruisant ainsi tour à tour, d'une manière spéciale, l'obéissance et le commandement. Quoique tout examen formel de telles extravagances fût nécessairement déplacé dans ce Traité, je devais cependant y signaler, à leur occasion propre, l'aptitude générale de la politique positive à consolider spontanément toutes les notions fondamentales de l'ordre social, qu'elle seule peut aujourd'hui protéger, avec une véritable efficacité, contre les divagations métaphysiques dont l'inévitable décadence de la philosophie théologique a dû permettre le développement de plus en plus étendu. Avant même aucune discussion directe, cette heureuse propriété résultera nécessairement, surtout dans le cas actuel, de l'esprit général qui caractérise la nouvelle philosophie politique, d'après les explications de la quarante-huitième leçon, où nous avons reconnu sa tendance constante à subordonner toujours la conception de l'ordre artificiel à l'observation de l'ordre naturel, dont l'admirable économie est ici très évidente. L'étude directe de la sociologie dynamique fournira d'ailleurs de nombreuses et importantes occasions de reconnaître, d'après une judicieuse analyse historique, que, dans le développement réel de l'évolution sociale, les modifications spontanées finalement produites par le cours graduel des événemens sont ordinairement très supérieures à ce que les plus éminens réformateurs auraient osé concevoir d'avance: ce qui devra faire sentir combien il importe de ne pas trop anticiper sur la succession nécessaire des diverses parties de la réorganisation, en voulant à la fois tout renouveler, jusque dans les moindres détails, suivant la routine métaphysique des constitutions actuelles.

Pour compléter la sommaire appréciation sociologique de la subordination domestique, il importe d'y remarquer aussi sa haute propriété, non moins caractéristique, d'établir spontanément la première notion élémentaire de la perpétuité sociale, en rattachant, de la manière la plus directe et la plus irrésistible, l'avenir au passé. Généralisés autant que possible, cette idée et ce sentiment, après avoir passé des pères aux ancêtres, se transforment finalement en ce respect universel pour nos prédécesseurs, qui doit être, à tous égards, regardé comme indispensable à toute économie sociale. Sous des formes quelconques, il n'y a point d'état social qui n'en doive constamment offrir d'importans témoignages. La moindre prépondérance des traditions à mesure que l'esprit humain se développe, sa préférence croissante de la transmission écrite à la transmission orale, doivent, sans doute, modifier beaucoup, chez les peuples modernes, sinon l'intensité, du moins l'expression d'une telle disposition nécessaire. Mais, à quelque degré que puisse jamais parvenir la progression sociale, il sera toujours d'une importance capitale que l'homme ne se croie pas né d'hier, et que l'ensemble de ses institutions et de ses moeurs tende constamment à lier, par un système convenable de signes intellectuels et matériels, ses souvenirs du passé total à ses espérances d'un avenir quelconque. Le caractère éminemment révolutionnaire de notre temps devait, de toute nécessité, introduire, à cet égard, plus directement qu'à tout autre, un profond ébranlement provisoire, sans lequel l'imagination humaine aurait été trop entravée dans son élan vers l'indispensable rénovation du système social. Mais il n'est point douteux que l'extension indéfinie et la consécration absolue de ce dédain passager du passé politique ne tendent gravement aujourd'hui à altérer directement l'instinct fondamental de la sociabilité humaine. Il serait évidemment inutile d'insister ici pour faire ressortir, à ce sujet, l'aptitude spontanée de la nouvelle philosophie politique à rétablir convenablement les conditions normales de toute véritable harmonie sociale. Une philosophie qui prend nécessairement l'histoire pour principale base scientifique, qui représente, à tous égards, les hommes de tous les temps, aussi bien que de tous les lieux, comme d'indispensables coopérateurs à une même évolution fondamentale, intellectuelle ou matérielle, morale ou politique, et qui, en un cas quelconque, s'efforce toujours de rattacher le progrès actuel à l'ensemble des antécédens réels, doit être certainement jugée bien plus propre aujourd'hui qu'aucune autre à régulariser l'idée et le sentiment de la continuité sociale, sans encourir le danger de cette servile et irrationnelle admiration du passé, qui devait jadis, sous l'empire de la philosophie théologique, tant entraver le développement humain. On voit aisément, par exemple, que l'étude des sciences positives est, en ce moment, la seule partie du système intellectuel où cette respectueuse coordination du présent au passé, ait pu spontanément résister avec efficacité à l'entraînement universel de la métaphysique révolutionnaire, qui, en tout autre genre, ferait presque envisager la raison et la justice comme des créations contemporaines.

Dans un Traité spécial de philosophie politique, il conviendrait, sans doute, afin d'opérer une plus exacte appréciation de l'influence sociale élémentaire propre à l'esprit de famille, de considérer aussi, d'une manière distincte, les relations fraternelles, qui lui sont accessoirement inhérentes. Mais, quelque douceur, ou trop souvent quelque amertume, que ces liaisons naturelles puissent répandre sur la vie privée, elles ont habituellement trop peu d'importance politique pour qu'il convienne ici de nous y arrêter spécialement. Quand elles acquièrent, à cet égard, une haute portée, elles se rattachent nécessairement à une notable inégalité d'âge, et alors elles rentrent essentiellement, quoiqu'à un moindre degré, dans le genre de subordination domestique qui vient d'être considéré. Toutes les fois, en effet, que la coordination fraternelle est assez fortement établie pour exercer une véritable influence politique, c'est évidemment parce que les aînés, prenant une sorte d'ascendant paternel, artificiel ou spontané, maintiennent l'unité domestique contre les divergences individuelles, alors trop peu contenues par de moindres sentimens naturels. Sous ce rapport, comme sous les précédens, mais à un degré fort inférieur, on ne saurait douter que l'état désordonné de la société actuelle ne laisse une lacune réelle dans la constitution générale de la famille humaine, et que par conséquent, l'absolue égalité fraternelle ne doive être, au fond, aussi transitoire que les autres, et pareillement destinée à se dissiper ultérieurement sous une nouvelle organisation spontanée de la hiérarchie domestique, conformément au nouveau caractère que le cours fondamental de l'évolution humaine devra imprimer à toutes les parties quelconques du système social pour régulariser entre elles une exacte homogénéité et une solidarité complète. Quoique ces modifications secondaires doivent évidemment être encore plus impérieusement ajournées que les dispositions principales, dont nous avions déjà reconnu que l'examen actuel serait essentiellement prématuré, il n'était peut-être point inutile ici, pour mieux caractériser, à cet égard, l'esprit nécessaire de la nouvelle philosophie politique, d'y faire distinctement pressentir que si, à ce titre, ainsi qu'à tout autre, l'inévitable réorganisation des sociétés modernes a dû commencer par une indispensable décomposition préliminaire de l'ancienne discipline, elle ne saurait être finalement condamnée à se composer réellement de simples lacunes. Si une telle considération paraît d'abord exclusivement pratique, et par suite peu convenable au travail purement théorique qui doit nous occuper maintenant, il faut surtout remarquer, indépendamment de la trop grande confusion actuelle de ces deux points de vue, que la véritable science sociale, soit pour la juste appréciation du passé, soit pour la saine conception de l'avenir, ne saurait échapper à l'obligation philosophique d'attacher une indispensable importance à des élémens qui, en tout temps, ont toujours fait une partie plus ou moins essentielle de la hiérarchie domestique. Ne voulant construire aucune utopie, et nous proposant seulement d'observer l'économie fondamentale des sociétés réelles, nous devons signaler à l'analyse scientifique toutes les dispositions quelconques dont l'invariable permanence doit nous faire suffisamment présumer la gravité véritable.

L'ensemble des indications présentées dans cette seconde partie du chapitre actuel, caractérise assez désormais, pour le principal objet de ce volume, la haute portée sociale directement propre aux divers aspects essentiels de l'ordre spontané de la famille humaine, ainsi appréciée, non-seulement comme l'élément effectif de la société, mais comme lui offrant aussi, à tous égards, le premier type naturel de sa constitution radicale. Il nous reste maintenant, afin d'avoir ici, autant que le comporte l'esprit de notre travail, sommairement ébauché la théorie élémentaire de la statique sociale, à considérer, en troisième et dernier lieu, sous un point de vue analogue, l'analyse directe de la société générale, envisagée comme formée de familles et non d'individus, et toujours examinée en ce que sa structure fondamentale offre de nécessairement commun à tous les temps et à tous les lieux, ainsi que nous venons de le faire successivement en ce qui concerne l'individu et ensuite la famille.

Bien loin que la simplicité constitue la mesure principale de la perfection réelle, le système entier des études biologiques concourt à montrer, au contraire, que la perfection croissante de l'organisme animal consiste surtout dans la spécialité de plus en plus prononcée des diverses fonctions accomplies par les organes de plus en plus distincts, et néanmoins toujours exactement solidaires, dont il devient graduellement composé en se rapprochant davantage de l'organisme humain, combinant ainsi de plus en plus l'unité du but avec la diversité des moyens. Or, tel est éminemment le caractère propre de notre organisme social, et la principale cause de sa supériorité nécessaire sur tout organisme individuel. Nous ne pouvons, sans doute, admirer convenablement un phénomène continuellement accompli sous nos yeux, et auquel nous participons nous-mêmes nécessairement. Mais, en s'isolant, autant que possible, par la pensée, du système habituel de l'économie sociale, peut-on réellement concevoir, dans l'ensemble des phénomènes naturels, un plus merveilleux spectacle que cette convergence régulière et continue d'une immensité d'individus, doués chacun d'une existence pleinement distincte et, à un certain degré, indépendante, et néanmoins tous disposés sans cesse, malgré les différences plus ou moins discordantes de leurs talens et surtout de leurs caractères, à concourir spontanément, par une multitude de moyens divers, à un même développement général, sans s'être d'ordinaire, nullement concertés, et le plus souvent à l'insu de la plupart d'entre eux, qui ne croient obéir qu'à leurs impulsions personnelles? Telle est, du moins, l'idéalité scientifique du phénomène, en le dégageant abstraitement des chocs et des incohérences journellement inséparables d'un organisme aussi profondément compliqué, et qui, dans les temps même de plus grande perturbation maladive, n'empêchent point l'accomplissement essentiel et permanent des fonctions principales. Cette invariable conciliation de la séparation des travaux avec la coopération des efforts, d'autant plus prononcée et plus admirable que la société se complique et s'étend davantage, constitue, en effet, le caractère fondamental des opérations humaines, quand on s'élève du simple point de vue domestique au vrai point de vue social. Les sociétés plus ou moins complexes qu'on peut observer chez beaucoup d'animaux supérieurs, présentent déjà, sans doute, en certain cas, et surtout, comme chez l'homme sauvage, pour la chasse ou pour la guerre, une première ébauche rudimentaire d'une coordination plus ou moins volontaire, mais à un degré trop partiel, trop circonscrit, et d'ailleurs trop temporaire, pour être convenablement assimilées à l'état même le plus imparfait de l'association propre à notre espèce. Notre simple vie domestique, qui, à tous égards, contient nécessairement le germe essentiel de la vie sociale proprement dite, a dû toujours manifester bien davantage le développement spontané d'une certaine spécialisation individuelle des diverses fonctions communes, sans laquelle la famille humaine ne pourrait suffisamment remplir sa destination caractéristique. On doit néanmoins reconnaître que la séparation des travaux n'y saurait jamais être directement très prononcée, soit à raison du trop petit nombre des individus, soit surtout, par un motif plus profond et moins connu, parce qu'une telle division tendrait bientôt à devenir antipathique à l'esprit fondamental de la famille. Car, d'un côté, l'éducation domestique, essentiellement fondée sur l'imitation, doit naturellement disposer les enfans à poursuivre les opérations paternelles, au lieu d'entreprendre de nouvelles fonctions; et, en même temps, il n'est pas douteux que toute séparation très marquée dans les occupations habituelles des différens membres n'y doive nécessairement altérer l'unité domestique, objet capital de cette association élémentaire. Plus on méditera sur ce grand sujet, mieux on sentira que la spécialisation des travaux, qui constitue le principe élémentaire de la société générale, ne saurait être, au fond, celui de la simple famille, quoique devant s'y trouver à un certain degré. Malgré l'imperfection du langage, qui porte souvent à confondre l'idée de famille dans celle de société, il est incontestable que l'ensemble des relations domestiques ne correspond point à une association proprement dite, mais qu'il compose une véritable union, en attribuant à ce terme toute son énergie intrinsèque. A raison de sa profonde intimité, la liaison domestique est donc d'une tout autre nature que la liaison sociale. Son vrai caractère est essentiellement moral, et très accessoirement intellectuel; ou, en termes anatomiques, elle correspond bien davantage à la région moyenne du cerveau humain qu'à la région antérieure. Fondée principalement sur l'attachement et la reconnaissance, l'union domestique est surtout destinée à satisfaire directement, par sa seule existence, l'ensemble de nos instincts sympathiques, indépendamment de toute pensée de coopération active et continue à un but quelconque, si ce n'est à celui même de sa propre institution. Quoiqu'une coordination habituelle entre des travaux distincts s'y doive spontanément établir à un certain degré, son influence y est tellement secondaire que lorsque, malheureusement, elle demeure le seul principe de liaison, l'union domestique tend nécessairement à dégénérer en une simple association, et même le plus souvent elle ne tarde point à se dissoudre essentiellement. Dans les combinaisons sociales proprement dites, l'économie élémentaire présente inévitablement un caractère inverse: le sentiment, de coopération, jusqu'alors accessoire, devient, à son tour, prépondérant, et l'instinct sympathique, malgré son indispensable persistance, ne peut plus former le lien principal. Sans doute, l'homme est, en général, assez heureusement organisé pour aimer ses coopérateurs, quelque nombreux et quelque lointains qu'ils puissent être, ou même quelque indirecte que soit leur participation effective. Mais un tel sentiment, dû à une précieuse réaction de l'intelligence sur la sociabilité, ne saurait certainement, par sa nature, avoir jamais assez d'énergie pour diriger la vie sociale. Quand même un convenable exercice aurait pu développer suffisamment l'ensemble de nos instincts sociaux, la médiocrité intellectuelle de la plupart des hommes ne leur permet point de se former, à beaucoup près, une idée assez nette de relations trop étendues, trop détournées, et trop étrangères à leurs propres occupations, pour qu'il en puisse résulter une vraie stimulation sympathique, susceptible de quelque efficacité durable. C'est donc exclusivement dans la vie domestique que l'homme doit chercher habituellement le plein et libre essor de ses affections sociales; et c'est peut-être à ce titre spécial qu'elle constitue le mieux une indispensable préparation à la vie sociale proprement dite: car, la concentration est aussi nécessaire aux sentimens que la généralisation aux pensées. Les hommes même les plus éminens, qui parviennent à tourner, avec une énergie réelle, le cours naturel de leurs instincts sympathiques vers l'ensemble de l'espèce ou de la société, y sont presque toujours poussés par les désappointemens moraux d'une vie domestique dont la destination a été manquée faute d'un suffisant accomplissement des conditions convenables: et quelque douce que leur soit alors une aussi imparfaite compensation, cet amour abstrait de l'espèce ne saurait nullement comporter cette plénitude de satisfaction de nos dispositions affectueuses que peut seul procurer un attachement très limité et surtout individuel. Quoi qu'il en soit, de tels cas sont d'ailleurs trop évidemment exceptionnels pour devoir influer sur aucune étude fondamentale de l'économie sociale. Ainsi, malgré l'indispensable participation directe, soit primitive, soit continue, de l'instinct sympathique à tous les cas possibles d'association humaine, il doit rester incontestable que, lorsqu'on passe de la considération d'une famille unique à la coordination générale des diverses familles, le principe de la coopération finit nécessairement par prévaloir. La philosophie métaphysique du siècle dernier, surtout dans l'école française, a sans doute commis une erreur capitale en attribuant à ce principe la création même de l'état social, puisqu'il est, au contraire, évident que la coopération, bien loin d'avoir pu produire la société, en suppose nécessairement le préalable établissement spontané. Toutefois, la gravité d'une telle aberration me paraît éminemment tenir à une confusion radicale entre la vie domestique et la vie sociale, trop ordinaire aux spéculations métaphysiques. Car, en séparant convenablement deux modes d'association aussi différens, cette assertion, soigneusement restreinte à la combinaison la plus compliquée, paraîtrait certainement peu choquante, malgré qu'elle y constituât encore une irrationnelle exagération. Quoique la participation distincte et simultanée à une opération commune n'ait aucunement pu déterminer le rapprochement primitif des familles humaines, elle seule a pu cependant imprimer à leur association spontanée un caractère prononcé et une consistance durable. L'étude attentive des moindres degrés de la vie sauvage nous montre clairement cette situation primordiale où les diverses familles, quelquefois fortement liées pour un but temporaire, retournent, presque comme les animaux, à leur indépendance isolée, aussitôt que l'expédition, ordinairement de guerre ou de chasse, est suffisamment accomplie, quoique déjà quelques opinions communes, formulées dans un certain langage uniforme, tendent à les réunir, d'une manière permanente, en tribus plus ou moins nombreuses. C'est donc sur le principe de la coopération, spontanée ou concertée, d'ailleurs toujours conçu dans son entière extension philosophique, que devra surtout reposer désormais notre analyse scientifique pour cette ébauche préliminaire de la dernière partie de la statique sociale, où nous considérons directement la coordination fondamentale des familles, dont le vrai caractère propre dépend essentiellement d'un tel principe, quoique son établissement et son maintien n'aient pu avoir lieu sans la participation préalable et permanente de l'instinct sympathique, destiné, en outre, à répandre sur tous les actes de la vie sociale un indispensable charme moral.

Un traité spécial de philosophie politique pourrait seul permettre de développer convenablement l'étendue et la portée de ce grand principe, auquel la société humaine doit nécessairement les plus importans attributs qui la distinguent des autres agglomérations de familles animales. Le judicieux Fergusson en avait dignement pressenti la valeur scientifique, en y rattachant sa classification, d'ailleurs si imparfaite, des animaux en sociables et politiques, ceux-ci étant essentiellement caractérisés par la tendance à concerter les divers efforts individuels pour accomplir une opération commune. Par leur théorie de la division du travail, les économistes ont utilement concouru à vulgariser une telle notion, mais en paraissant la restreindre irrationnellement à des cas beaucoup trop subalternes, de manière à en suggérer une idée extrêmement étroite, si l'on excepte toutefois l'illustre Adam Smith et de nos jours Tracy, qui l'ont bien plus philosophiquement appréciée, l'un en vertu de sa haute supériorité, et l'autre d'après son habitude plus intime des généralités, quoique métaphysiques. Un principe aussi évident, dont la réalisation, de plus en plus complète, a toujours constitué une indispensable condition de tout développement humain, devait sembler d'abord à l'abri de toute grave atteinte, à quelque degré que notre anarchie intellectuelle pût autoriser les divagations individuelles, d'autant plus que la nature du sujet semblait alors plus heureusement préservée du contact des passions humaines. Mais, après avoir vu la philosophie métaphysique nier systématiquement, à la stupide satisfaction de tous les beaux esprits contemporains, l'utilité fondamentale de la société elle-même, ce qui, sans doute, doit implicitement comprendre toutes les aberrations possibles, pourrait-on s'étonner réellement de la production d'aucun sophisme partiel, quelque important qu'en soit l'objet, et quelque absurde qu'en soit la pensée? Aussi, de nos jours, une sorte de métaphysique spéciale a-t-elle été dogmatiquement formulée pour attaquer directement l'antique maxime sociale de la répartition nécessaire des travaux humains, et de la spécialisation correspondante des occupations individuelles. La sage circonscription de nos opérations, et l'opiniâtre persévérance de nos efforts, n'ont plus été regardés comme d'indispensables conditions de nos succès quelconques: poursuivre à la fois beaucoup d'occupations différentes, et passer à dessein de l'une à l'autre avec toute la rapidité possible, tel est le nouveau plan de travail universel qu'on a osé aujourd'hui recommander systématiquement à l'humanité civilisée, comme essentiellement attrayant 36. Il n'y a peut-être point d'exemple plus propre à vérifier, d'une manière pleinement irrécusable, combien l'absence totale de discipline intellectuelle, en ce qui concerne les spéculations les plus difficiles, empêche nécessairement aujourd'hui d'assigner aucun terme réel au cours spontané des aberrations philosophiques, dont l'essor antérieur n'avait jamais pu être aussi libre, parce que l'anarchie mentale n'avait jamais été aussi complète. Une telle notion ayant été ainsi attaquée, quelle maxime sociale pourrait vraiment être respectée?

Note 36: (retour) Quoiqu'il ne soit nullement convenable de s'arrêter ici à la moindre analyse spéciale de tels sophismes, il ne faut pas cependant oublier, même en ce cas, que l'esprit général de la saine philosophie politique doit toujours faire accorder quelque attention à tout ce qui a pu obtenir effectivement un certain crédit social. Car, la judicieuse appréciation de toute semblable influence peut ordinairement devenir l'indice plus ou moins direct d'un vrai besoin intellectuel, dont l'illusoire satisfaction avait permis à ces diverses aberrations de susciter momentanément une sorte d'école nouvelle. La société ne saurait se tromper complétement sur ses besoins réels, quoiqu'elle soit souvent égarée sur les moyens convenables d'y satisfaire. Aussi le lecteur aura-t-il lieu ci-après de remarquer spontanément que, au milieu des folles conceptions dont il s'agit ici, réside un certain pressentiment confus des vrais inconvéniens généraux inhérens au principe de la répartition des travaux humains, malgré que ces inconvéniens y aient été d'ailleurs ridiculement exagérés, et surtout irrationnellement séparés d'avantages infiniment supérieurs, suivant la nature ordinaire des doctrines métaphysiques.

Sans nous arrêter davantage à ces divagations caractéristiques, procédons directement à la sommaire analyse scientifique de ce principe fondamental de la coopération continue de toutes les familles humaines d'après leur application spontanée à des travaux spéciaux et séparés. Pour apprécier convenablement cette coopération et cette distribution nécessaires, comme constituant la condition la plus essentielle de notre vie sociale, abstraction faite de la vie domestique, il faut la concevoir dans toute son étendue rationnelle, c'est-à-dire l'appliquer à l'ensemble de toutes nos diverses opérations quelconques, au lieu de la borner, comme il est trop ordinaire, à de simples usages matériels. Alors, elle conduit immédiatement à regarder non-seulement les individus et les classes, mais aussi, à beaucoup d'égards, les différens peuples, comme participant à la fois, suivant un mode propre et un degré spécial exactement déterminés, à une oeuvre immense et commune, dont l'inévitable développement graduel lie d'ailleurs aussi les coopérateurs actuels à la série de leurs prédécesseurs quelconques et même à la suite de leur divers successeurs. C'est donc la répartition continue des différens travaux humains qui constitue principalement la solidarité sociale, et qui devient la cause élémentaire de l'étendue et de la complication croissante de l'organisme social, ainsi susceptible d'être conçu comme embrassant l'ensemble de notre espèce. Quoique l'homme ne puisse guère subsister dans un état d'isolement volontaire, cependant la famille, véritable unité sociale, peut, sans aucun doute, vivre séparément, parce qu'elle peut réaliser en son sein l'ébauche de division du travail indispensable à une satisfaction grossière de ses premiers besoins, ainsi que la vie sauvage nous en offre de nombreux exemples, quoique toujours plus ou moins exceptionnels. Mais, avec un tel mode d'existence, il n'y a point encore de vraie société, et le rapprochement spontané des familles est sans cesse exposé à d'imminentes ruptures temporaires, souvent provoquées par les moindres occasions. C'est seulement quand la répartition régulière des travaux humains a pu devenir convenablement étendue que l'état social a pu commencer à acquérir spontanément une consistance et une stabilité supérieures à l'essor quelconque des divergences particulières. En aucun temps, les sophistes qui ont le plus amèrement déclamé contre la vie sociale n'auraient certainement jamais pu être assez conséquens à leur propre doctrine pour donner eux-mêmes l'exemple de cette existence solitaire qu'ils avaient tant prônée, quoique personne, sans doute, ne se fût opposé à leur retraite: une telle logique ne serait praticable que chez les sauvages, s'ils pouvaient avoir de tels docteurs. L'habitude de cette coopération partielle est, en effet, éminemment propre à développer, par voie de réaction intellectuelle, l'instinct social, en inspirant spontanément à chaque famille un juste sentiment continu de son étroite dépendance envers toutes les autres, et, en même temps, de sa propre importance personnelle, chacune pouvant alors se regarder comme remplissant, à un certain degré, une véritable fonction publique, plus ou moins indispensable à l'économie générale, mais inséparable du système total. Ainsi envisagée, l'organisation sociale tend de plus en plus à reposer sur une exacte appréciation des diversités individuelles, en répartissant les travaux humains de manière à appliquer chacun à la destination qu'il peut le mieux remplir, non-seulement d'après sa nature propre, le plus souvent trop peu prononcée en aucun sens, mais aussi d'après son éducation effective, sa position actuelle, en un mot suivant l'ensemble de ses principaux caractères quelconques; en sorte que toutes les organisations individuelles soient finalement utilisées pour le bien commun, sans en excepter même les plus vicieuses ou les plus imparfaites, sauf les seuls cas de monstruosité prononcée: tel est, du moins, le type idéal qu'on doit dès lors concevoir comme une limite fondamentale de l'ordre réel, qui s'en rapproche nécessairement de plus en plus, sans pouvoir néanmoins y parvenir jamais, ainsi que nous l'expliquera bientôt l'étude directe du développement graduel de l'humanité. C'est surtout en ce sens que l'organisme social doit ressembler toujours davantage à l'organisme domestique, dont la principale propriété consiste en effet dans l'admirable spontanéité de la double subordination qui le caractérise, comme nous l'avons reconnu ci-dessus: quoique malheureusement la complication et l'étendue si supérieures du premier ne puissent nullement permettre de le concevoir jamais réglé d'après un ensemble de différences naturelles aussi hautement irrécusables, tendant à prévenir essentiellement toute grave incertitude sur la vraie destination propre à chacun des organes, et toute discussion dangereuse sur leur hiérarchie respective; en sorte que la discipline sociale doit être nécessairement beaucoup plus artificielle, et, à ce titre, plus imparfaite, que la discipline domestique, dont la nature a fait d'avance tous les frais essentiels.

Il serait, sans doute, inutile d'insister ici davantage sur l'indication générale des attributs fondamentaux de cette coopération distributive et spéciale, principe nécessaire de tous les travaux humains, et dont l'esprit de notre temps, sauf quelques aberrations exceptionnelles, est plutôt porté à s'exagérer la puissance, ou du moins à méconnaître les limites et les conditions. Pour en compléter suffisamment l'indispensable appréciation sociologique, nous devons surtout examiner maintenant l'ensemble des nécessités qu'il impose, d'après les inconvéniens essentiels qui lui sont propres, comme je l'avais déjà ébauché, en 1826, dans le second article de mes Considérations sur le pouvoir spirituel. C'est principalement sur un tel examen que me semble devoir reposer immédiatement la théorie élémentaire de la statique sociale proprement dite, puisqu'on y doit trouver le véritable germe scientifique de la co-relation nécessaire entre l'idée de société et l'idée de gouvernement.

Quelques économistes ont déjà signalé certains inconvéniens graves d'une division exagérée du travail matériel, mais sous un aspect beaucoup trop subalterne, et surtout sans remonter nullement jusqu'au principe philosophique d'une telle appréciation. Dès le début de ce Traité (voyez la première leçon), j'ai moi-même caractérisé, dans le cas bien plus important de l'ensemble du travail scientifique, les fâcheuses conséquences intellectuelles de l'esprit de spécialité exclusive qui domine aujourd'hui, et dont les volumes précédens m'ont fourni plusieurs occasions capitales de constater l'imminent danger philosophique. Il s'agit ici, abstraction faite de toute vérification plus ou moins étendue, d'apprécier directement le principe général d'une telle influence, afin de saisir convenablement la vraie destination du système spontané de moyens essentiels d'une indispensable préservation continue.

Toute décomposition quelconque devant nécessairement tendre à déterminer une dispersion correspondante, la répartition fondamentale des travaux humains ne saurait éviter de susciter, à un degré proportionnel, des divergences individuelles, à la fois intellectuelles et morales, dont l'influence combinée doit exiger, dans la même mesure, une discipline permanente, propre à prévenir ou à contenir sans cesse leur essor discordant. Si, d'une part, en effet, la séparation des fonctions sociales permet à l'esprit de détail un heureux développement, impossible de toute autre manière, elle tend spontanément, d'une autre part, à étouffer l'esprit d'ensemble, ou du moins à l'entraver profondément. Pareillement, sous le point de vue moral, en même temps que chacun est ainsi placé sous une étroite dépendance envers la masse, il en est naturellement détourné par le propre essor de son activité spéciale, qui le rappelle constamment à son intérêt privé, dont il n'aperçoit que très vaguement la vraie relation avec l'intérêt public. À l'un et à l'autre titre, les inconvéniens essentiels de la spécialisation augmentent nécessairement comme ses avantages caractéristiques, sans que ce soit d'ailleurs en même rapport, pendant le cours spontané de l'évolution sociale. La spécialité croissante des idées habituelles et des relations journalières doit inévitablement tendre, dans un genre quelconque, à rétrécir de plus en plus l'intelligence, quoiqu'en l'aiguisant sans cesse en un sens unique, et à isoler toujours davantage l'intérêt particulier d'un intérêt commun devenu de plus en plus vague et indirect; tandis que, d'ailleurs, les affections sociales, graduellement concentrées entre les individus de même profession, y deviennent de plus en plus étrangères à toutes les autres classes, faute d'une suffisante analogie de moeurs et de pensées. C'est ainsi que le même principe qui a seul permis le développement et l'extension de la société générale, menace, sous un autre aspect, de la décomposer en une multitude de corporations incohérentes, qui semblent presque ne point appartenir à la même espèce: et c'est aussi par-là que la première cause élémentaire de l'essor graduel de l'habileté humaine paraît destinée à produire ces esprits très capables sous un rapport unique et monstrueusement ineptes sous tous les autres aspects, trop communs aujourd'hui chez les peuples les plus civilisés, où ils excitent l'admiration universelle. Si l'on a souvent justement déploré, dans l'ordre matériel, l'ouvrier exclusivement occupé, pendant sa vie entière, à la fabrication des manches de couteaux ou des têtes d'épingle, la saine philosophie ne doit peut-être pas, au fond, faire moins regretter, dans l'ordre intellectuel, l'emploi exclusif et continu d'un cerveau humain à la résolution de quelques équations ou au classement de quelques insectes: l'effet moral, en l'un et l'autre cas, est malheureusement fort analogue; c'est toujours de tendre essentiellement à inspirer une désastreuse indifférence pour le cours général des affaires humaines, pourvu qu'il y ait sans cesse des équations à résoudre et des épingles à fabriquer. Quoique cette sorte d'automatisme humain ne constitue heureusement que l'extrême influence dispersive du principe de la spécialisation, sa réalisation, déjà trop fréquente, et d'ailleurs de plus en plus imminente, doit faire attacher à l'appréciation d'un tel cas une véritable importance scientifique, comme éminemment propre à caractériser la tendance générale, et à manifester plus vivement l'indispensable nécessité de sa répression permanente.

D'après cette sommaire indication philosophique, que le lecteur pourra développer aisément, la destination sociale du gouvernement me paraît surtout consister à contenir suffisamment et à prévenir autant que possible cette fatale disposition à la dispersion fondamentale des idées, des sentimens et des intérêts, résultat inévitable du principe même du développement humain, et qui, si elle pouvait suivre sans obstacle son cours naturel, finirait inévitablement par arrêter la progression sociale, sous tous les rapports importans. Cette conception constitue, à mes yeux, la première base positive et rationnelle de la théorie élémentaire et abstraite du gouvernement proprement dit, envisagé dans sa plus noble et plus entière extension scientifique, c'est-à-dire, comme caractérisé, en général, par l'universelle réaction nécessaire, d'abord spontanée et ensuite régularisée, de l'ensemble sur les parties. Il est clair, en effet, que le seul moyen réel d'empêcher une telle dispersion consiste à ériger cette indispensable réaction en une nouvelle fonction spéciale, susceptible d'intervenir convenablement dans l'accomplissement habituel de toutes les diverses fonctions particulières de l'économie sociale, pour y rappeler sans cesse la pensée de l'ensemble et le sentiment de la solidarité commune, avec d'autant plus d'énergie que l'essor plus étendu de l'activité individuelle doit tendre à les effacer davantage. C'est ainsi que doit être conçue, ce me semble, l'éminente participation du gouvernement au développement fondamental de la vie sociale, indépendamment des grossières attributions d'ordre matériel auxquelles on veut réduire aujourd'hui sa destination générale. Quoique n'exécutant par lui-même aucun progrès social déterminé, il contribue nécessairement dès lors à tous ceux que la société peut faire sous un aspect quelconque, et qui, sans son intervention universelle et continue, deviendraient bientôt impossibles, d'après l'oblitération graduelle des facultés humaines à la suite d'une spécialisation déréglée. La nature même d'une telle action indique assez qu'elle ne doit pas être simplement matérielle, mais aussi et surtout intellectuelle et morale, de manière à montrer déjà la double nécessité distincte de ce qu'on nomme le gouvernement temporel et le gouvernement spirituel, dont la rationnelle subordination se présentera bientôt à nous comme la plus haute amélioration qui ait pu jusqu'ici être réalisée dans le système général de l'organisation sociale, sous l'heureuse influence, aujourd'hui trop méconnue, du catholicisme prépondérant. Enfin, l'intensité de cette fonction régulatrice, bien loin de devoir décroître à mesure que l'évolution humaine s'accomplit, doit, au contraire, devenir de plus en plus indispensable, pourvu qu'elle soit convenablement conçue et exercée, puisque son principe essentiel est inséparable de celui même du développement. C'est donc la prédominance habituelle de l'esprit d'ensemble qui constitue nécessairement le caractère invariable du gouvernement, sous quelque aspect qu'on l'envisage. Puisqu'on ne saurait, sans doute, à aucun titre, faire d'exception, à cet égard, pour le gouvernement intellectuel, ou simplement scientifique, on peut ici concevoir directement l'anarchique irrationnalité de cette antipathie systématique contre toute doctrine générale quelconque, qui distingue si déplorablement la plupart des savans actuels, aveugles prôneurs d'une spécialisation routinière, affranchie de toute discipline philosophique, et dont l'essor trop exclusif finirait par arrêter tout progrès réel, en consumant les forces de notre intelligence sur des minuties de plus en plus misérables. L'esprit d'ensemble et l'esprit de détail sont également indispensables à l'économie sociale; ils doivent alternativement prédominer dans le cours spontané de l'évolution humaine, suivant la nature des principaux progrès que sa marche fondamentale réserve successivement à chaque époque: or, l'analyse approfondie des plus grands besoins de la société actuelle nous indique certes déjà, avec une irrécusable évidence, que si, pendant les trois derniers siècles, l'esprit de détail a dû être prépondérant, soit pour opérer la décomposition finale de l'ancienne organisation, soit surtout pour faciliter l'indispensable développement des élémens d'un ordre nouveau, c'est maintenant à l'esprit d'ensemble qu'il appartient exclusivement de présider à la réorganisation sociale, comme je l'établirai directement d'après l'exacte appréciation historique des sociétés modernes. Quoi qu'il en soit, après avoir ainsi préalablement signalé la destination élémentaire et constante du gouvernement, envisagé dans toute son extension philosophique, il faut maintenant expliquer, d'un autre côté, comment une telle action tend spontanément à se produire, indépendamment de toute combinaison systématique, suivant le cours naturel de l'économie sociale: ce qui complétera suffisamment notre appréciation préliminaire de la statique sociale proprement dite, autant que peuvent le comporter les limites nécessaires et le plan général de ce Traité.

Puisque cette universelle tendance dispersive, inhérente à la spécialisation fondamentale des travaux humains, a dû nécessairement, d'après les explications précédentes, exister sans cesse et même se développer de plus en plus, il a bien fallu aussi que l'influence proprement destinée à la neutraliser suffisamment ait été pareillement spontanée et susceptible d'un accroissement proportionnel, afin que l'économie sociale ait pu subsister et surtout poursuivre son essor continu. On peut, en effet, reconnaître aisément que, considérée sous un nouvel aspect général, cette répartition graduelle des opérations humaines doit inévitablement établir une subordination élémentaire toujours croissante, qui tend de plus en plus à faire naturellement ressortir le gouvernement du sein de la société elle-même, comme le montrerait directement l'analyse attentive de chaque subdivision un peu prononcée qui vient à s'introduire dans un travail quelconque. Cette indispensable subordination n'est pas seulement matérielle, comme on le croit d'ordinaire; elle est aussi et surtout intellectuelle et morale; c'est-à-dire qu'elle exige, outre la soumission pratique, un certain degré correspondant de confiance réelle, soit dans la capacité, soit dans la probité, des organes spéciaux auxquels est ainsi exclusivement confiée désormais une fonction jusque alors universelle. Rien n'est certainement plus sensible dans le système très développé de notre économie sociale, où chaque jour, par une suite nécessaire de la grande subdivision actuelle du travail humain, chacun de nous fait spontanément reposer, à beaucoup d'égards, le maintien même de sa propre vie sur l'aptitude et la moralité d'une foule d'agens presque inconnus, dont l'ineptie ou la perversité pourraient gravement affecter des masses souvent fort étendues. Une telle condition appartient nécessairement à tous les modes quelconques de l'existence sociale: si elle est mal à propos attribuée surtout aux sociétés industrielles, c'est uniquement parce qu'elle y doit être ordinairement plus prononcée, à raison d'une spécialisation plus intime; mais on la retrouve certainement tout aussi inévitable dans les sociétés purement militaires, comme le montre clairement, par exemple, l'analyse statique d'une armée, d'un vaisseau, etc., ou de toute autre corporation active d'un genre quelconque.

L'exacte appréciation scientifique de cette subordination élémentaire et spontanée en fait, ce me semble, nettement découvrir la loi principale, qui me paraît surtout consister en ce que les diverses sortes d'opérations particulières se placent naturellement sous la direction continue de celles d'un degré de généralité immédiatement supérieur. On peut aisément s'en convaincre en analysant avec soin chaque spécialisation quelconque du travail humain, à l'instant où elle prend un caractère nettement séparé; puisque l'opération qui se dégage ainsi est toujours nécessairement plus particulière que la fonction antérieure d'où elle émane, et envers laquelle son propre accomplissement continu doit demeurer ultérieurement subordonné. Sans que ce soit ici le lieu de développer convenablement une telle loi, destinée à constituer une des plus importantes conclusions finales de l'ensemble de ce volume, je ne crois pas devoir m'abstenir de signaler, dès ce moment, la nouvelle portée philosophique qu'acquiert ainsi le principe fondamental sur lequel j'ai fait toujours reposer, depuis le commencement de ce Traité, la hiérarchie scientifique, et qui maintenant, passant à l'état politique, tend finalement à fournir, par un autre ordre d'applications de la même idée-mère, le premier germe rationnel d'une saine classification des fonctions sociales, nécessairement conforme au système réel des relations humaines. En continuant notre travail, et surtout dans la cinquante-septième leçon, j'expliquerai spécialement la vérification de cette loi sociologique à l'égard de la vie industrielle des sociétés modernes: quant aux sociétés militaires, leur régularité plus parfaite y rend cette confirmation tellement évidente qu'elle n'exige aucun éclaircissement direct, quoique ce ne soit pas leur observation qui m'ait suggéré d'abord une telle pensée, d'origine essentiellement scientifique. Une fois admise, cette loi fait aussitôt comprendre la liaison spontanée de cette subordination sociale élémentaire avec la subordination politique proprement dite, base indispensable du gouvernement, et qui se présente ainsi comme le dernier degré nécessaire d'une hiérarchie de plus en plus étendue. Car, les diverses fonctions particulières de l'économie sociale étant dès lors naturellement engagées dans des relations d'une généralité croissante, toutes doivent graduellement tendre à s'assujétir finalement à l'universelle direction émanée de la fonction la plus générale du système entier, directement caractérisée par l'action constante de l'ensemble sur les parties, conformément aux explications précédentes. D'un autre côté, les organes nécessaires de cette action régulatrice doivent être puissamment secondés, dans leur propre développement naturel, par une autre conséquence inévitable de la répartition croissante des travaux humains, qui favorise éminemment l'essor fondamental des inégalités intellectuelles et morales. Il est clair, en effet, que cet essor doit rester presque entièrement comprimé tant que la confuse concentration primitive des opérations quelconques, réduisant l'homme à une vie essentiellement domestique, absorbe toute son activité principale pour la satisfaction continue des plus simples besoins de la seule famille. Quoique les différences individuelles vraiment tranchées se fassent certainement sentir dans un état social quelconque, cependant la division du travail, et le loisir qu'elle a pu procurer, ont été surtout indispensables au développement prononcé des prééminences intellectuelles, sur lesquelles repose nécessairement, en majeure partie, l'ascendant politique durable. Il faut d'ailleurs noter que les travaux intellectuels sont loin, par leur nature, de pouvoir comporter une subdivision réelle aussi détaillée que celle des opérations matérielles; en sorte qu'ils devraient pareillement être moins affectés de la tendance dispersive qui en résulte nécessairement, malgré la fâcheuse influence qu'ils ont dû en éprouver. On n'a plus besoin, sans doute, d'expliquer aujourd'hui la propriété essentielle de la civilisation de développer toujours davantage les inégalités morales, et encore plus les inégalités intellectuelles. Mais il importe de remarquer, à ce sujet, que les forces morales et intellectuelles ne comportent point, en elles-mêmes, une véritable composition totale, à la simple manière des forces physiques: aussi, quoique éminemment susceptibles du concours social, qu'elles seules même peuvent convenablement organiser, elles se prêtent beaucoup moins à la coopération directe; d'où doit résulter une nouvelle cause très puissante de l'inégalité plus radicale qu'elles tendent à établir entre les hommes. Qu'il ne s'agisse que de lutter de vigueur physique, ou même de richesse; quelle que puisse être la supériorité propre d'un individu ou d'une famille, une coalition suffisamment nombreuse des moindres individualités sociales en viendra aisément à bout: en sorte que, par exemple, la plus immense fortune particulière ne saurait soutenir, à aucun égard, une concurrence réelle avec la puissance financière d'une nation un peu étendue, dont le trésor public n'est cependant formé que d'une multitude de cotisations minimes. Mais, au contraire, si l'entreprise dépend surtout d'une haute valeur intellectuelle, comme au sujet d'une grande conception scientifique ou poétique, il n'y aura pas de réunion d'esprits ordinaires, pour si vaste qu'on la suppose, qui puisse aucunement lutter avec un Descartes ou un Corneille. Il en sera certainement de même sous le rapport moral; lorsque, par exemple, la société aura besoin d'un grand dévouement, elle ne pourra parvenir à le composer avec la vaine accumulation de dévouemens médiocres très multipliés. À l'un et à l'autre titre, le nombre des individus ne peut alors influer que sur l'espoir d'y mieux trouver l'organe essentiellement unique de la fonction proposée; une fois manifesté, il n'y aura point de multitude qui puisse faire équilibre à sa prépondérance fondamentale. C'est surtout à raison de cet éminent privilége, que les forces intellectuelles et morales tendent nécessairement de plus en plus à dominer le monde social, depuis qu'une convenable répartition des travaux humains a suffisamment permis leur développement propre.

Telle est donc la tendance élémentaire de toute société humaine à un gouvernement spontané. Cette tendance nécessaire est en harmonie, dans notre nature individuelle, avec un système correspondant de penchans spéciaux, les uns vers le commandement, les autres vers l'obéissance. Sous le premier aspect d'abord, il ne faut point, sans doute, regarder la disposition trop vulgaire à commander comme le signe d'une vraie vocation de gouvernement, qui doit être infiniment rare, à cause de l'éminente prépondérance qu'elle exige. C'est ainsi, par exemple, que les femmes, en général si passionnées pour la domination, sont d'ordinaire si radicalement impropres à tout gouvernement, même domestique, soit en vertu d'une raison moins développée, soit aussi par la mobile irritabilité d'un caractère plus imparfait. En une foule d'autres occasions, on peut également remarquer la tendance de l'homme à se croire surtout destiné aux attributions qui lui conviennent le moins, d'après l'illusion inaperçue qui fait si souvent regarder un vif désir comme un signe de vocation réelle. Quoi qu'il en soit, sans que la disposition à commander doive, par elle-même, indiquer aucune aptitude au gouvernement, il faut néanmoins reconnaître qu'elle est indispensable à son exercice, tant pour inspirer, à l'ensemble de la société, une confiance incompatible avec notre propre irrésolution, que pour permettre, au système personnel de nos facultés politiques, de développer toute l'énergie convenable, afin de pouvoir surmonter les inévitables résistances que doivent offrir les cas même les plus favorables: ce qui, chez une heureuse organisation, érige en une qualité réelle et importante le puéril orgueil du vulgaire. À un tel caractère prépondérant, doit correspondre et correspond, en effet, chez la plupart des hommes, une disposition inverse à l'obéissance, non moins prononcée dans la nature éminemment complexe de l'organisme humain. Si les hommes étaient spontanément aussi indisciplinables qu'on le suppose souvent aujourd'hui, on ne saurait aucunement comprendre comment ils auraient pu jamais être vraiment disciplinés. Il est, au contraire, évident que nous sommes tous plus ou moins enclins à respecter involontairement chez nos semblables une supériorité quelconque, surtout intellectuelle ou morale, même indépendamment de tout désir personnel de la voir s'exercer à notre avantage: et cet instinct de soumission n'est, en réalité, que trop souvent prodigué à des apparences mensongères. Quelque désordonnée que soit aujourd'hui, par suite de notre anarchie spirituelle, la soif universelle du commandement, il n'est personne, sans doute, qui, dans un secret et scrupuleux examen privé, n'ait souvent senti, plus ou moins profondément, combien il est doux d'obéir, lorsque nous pouvons réaliser le bonheur, de nos jours presque impossible, d'être convenablement déchargés, par de sages et dignes guides, de la pesante responsabilité d'une direction générale de notre conduite: un tel sentiment est peut-être surtout éprouvé par ceux qui seraient les plus propres à mieux commander. À l'instant même des plus violentes convulsions politiques, quand l'économie sociale semble momentanément menacée d'une prochaine dissolution, l'instinct des masses populaires vient encore manifester spontanément, d'une nouvelle manière irrécusable, cette irrésistible tendance sociale, qui, jusque dans l'accomplissement des démolitions les plus révolutionnaires, leur inspire volontairement une scrupuleuse obéissance envers les supériorités intellectuelles et morales dont elles suivent spontanément la direction, et dont elles ont même souvent sollicité immédiatement la domination temporaire, éprouvant alors, par dessus tout, l'urgent besoin d'une autorité prépondérante. Ainsi, la spontanéité fondamentale des diverses dispositions individuelles se montre essentiellement en harmonie avec le cours nécessaire de l'ensemble des relations sociales pour établir que la subordination politique est, en général, aussi inévitable qu'indispensable; ce qui complète ici l'ébauche élémentaire de la statique sociale proprement dite.

La condensation et l'abstraction, peut-être excessives, des principales conceptions indiquées dans les trois parties de ce chapitre, pourront d'abord mettre obstacle à leur juste appréciation directe: mais l'usage continu, quoique le plus souvent implicite, qui s'en fera naturellement en tout le reste de ce volume, dissipera, j'espère, suffisamment cette première incertitude, pourvu qu'on s'habitue, contrairement à nos usages, à accorder enfin aux méditations politiques le genre de contention intellectuelle qu'elles exigent. Dans ces trois ordres consécutifs de considérations statiques, la vie individuelle s'est montrée surtout caractérisée par la prépondérance nécessaire et directe des instincts personnels, la vie domestique par l'essor continu des instincts sympathiques, et la vie sociale par le développement spécial des influences intellectuelles; chacun de ces trois degrés essentiels de l'existence humaine étant d'ailleurs nécessairement destiné à préparer le suivant, d'après le cours spontané de leur inaltérable succession. Un tel enchaînement scientifique présente, en lui-même, ce précieux avantage pratique de préparer, dès ce moment, la rationnelle coordination de la morale universelle, d'abord personnelle, ensuite domestique, et finalement sociale; la première assujétissant à une sage discipline la conservation fondamentale de l'individu, la seconde tendant à faire prédominer, autant que possible, la sympathie sur l'égoïsme, et la dernière à diriger de plus en plus l'ensemble de nos divers penchans d'après les lumineuses indications d'une raison convenablement développée, toujours préoccupée de la considération directe de l'économie générale, de manière à faire habituellement concourir au but commun toutes les facultés quelconques de notre nature, selon les lois qui leur sont propres.

Après cette indication préalable des théories élémentaires de la sociologie statique, nous devons maintenant procéder, dans tout le reste de notre travail, à l'étude sommaire, mais directe et continue, de la dynamique sociale, en consacrant d'abord la leçon suivante à une première appréciation fondamentale de l'évolution humaine, envisagée dans son ensemble total, conformément au véritable esprit général de la nouvelle philosophie politique, suffisamment caractérisée par l'avant-dernier chapitre.

Chargement de la publicité...