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Cours de philosophie positive. (4/6)

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QUARANTE-HUITIÈME LEÇON.




Caractères fondamentaux de la méthode positive dans l'étude rationnelle des phénomènes sociaux.

Dans toute science réelle, les conceptions relatives à la méthode proprement dite sont, par leur nature, essentiellement inséparables de celles qui se rapportent directement à la doctrine elle-même, comme je l'ai établi, en principe général, dès le début de ce Traité. Isolément d'aucune application effective, les plus justes notions sur la méthode se réduisent toujours nécessairement à quelques généralités incontestables mais très vagues, profondément insuffisantes pour diriger avec un vrai succès les diverses recherches de notre intelligence, parce qu'elles ne caractérisent point les modifications fondamentales que ces préceptes trop uniformes doivent éprouver à l'égard de chaque sujet considéré. Plus les phénomènes deviennent complexes et spéciaux, moins il est possible de séparer utilement la méthode d'avec la doctrine, puisque ces modifications acquièrent alors une intensité plus prononcée et une plus grande importance. Si donc nous avons dû jusqu'ici, à l'égard même des phénomènes les moins compliqués, soigneusement écarter cette vaine et stérile séparation préliminaire, nous ne saurions, sans doute, procéder autrement quand la complication supérieure du sujet, et en outre, son défaut actuel de positivité, nous en font évidemment une loi encore plus expresse. C'est surtout dans l'étude des phénomènes sociaux que la vraie notion fondamentale de la méthode ne peut effectivement résulter aujourd'hui que d'une première conception rationnelle de l'ensemble de la science, en sorte que les mêmes principes paraissent s'y rapporter alternativement ou à la méthode ou à la doctrine, suivant l'aspect sous lequel on les y considère. Une telle obligation philosophique doit éminemment augmenter les difficultés capitales que présente spontanément la première ébauche d'une science quelconque, et spécialement de celle-ci, où tout doit être ainsi simultanément créé. Toutefois, la suite de ce volume rendra, j'espère, incontestable la possibilité de satisfaire pleinement, de la manière la plus naturelle, à cette double condition intellectuelle, comme on a pu le pressentir jusqu'ici en reconnaissant, par un usage déjà très varié, que ma théorie fondamentale sur la marche générale et nécessaire de l'esprit humain manifeste successivement, avec une égale aptitude, le caractère scientifique et le caractère logique, selon les divers besoins des applications.

Par ces motifs, il est donc sensible que, en sociologie, comme ailleurs, et même plus qu'ailleurs, la méthode positive ne saurait être essentiellement appréciée que d'après la considération rationnelle de ses principaux emplois, à mesure de leur accomplissement graduel: en sorte qu'il ne peut ici être nullement question d'un vrai traité logique préliminaire de la méthode en physique sociale. Néanmoins, il est, d'une autre part, évidemment indispensable, avant de procéder à l'examen direct de la science sociologique, de caractériser d'abord soigneusement son véritable esprit général, et l'ensemble des ressources fondamentales qui lui sont propres, ainsi que nous l'avons toujours fait, dans les trois volumes précédens, à l'égard des diverses sciences antérieures: l'extrême imperfection d'une telle science doit y rendre encore plus étroite cette obligation nécessaire. Quoique de pareilles considérations soient, sans doute, par leur nature, immédiatement relatives à la science elle-même, envisagée quant à ses conceptions les plus essentielles, on peut cependant les rapporter plus spécialement à la simple méthode, puisqu'elles sont surtout destinées à diriger ultérieurement notre intelligence dans l'étude effective de ce sujet difficile, ce qui justifie suffisamment le titre propre de la leçon actuelle.

L'accomplissement graduel de cette opération préalable envers les autres sciences fondamentales, nous a jusqu'ici toujours entraînés spontanément à des explications d'autant plus élémentaires et plus explicites qu'il s'agissait d'une science plus compliquée et plus imparfaite. A l'égard des sciences les plus simples et les plus avancées, leur seule définition philosophique nous a d'abord presque suffi pour caractériser aussitôt leurs conditions et leurs ressources générales, sur lesquelles aucune incertitude capitale ne saurait aujourd'hui subsister chez tous les esprits convenablement éclairés. Mais il a fallu, de toute nécessité, procéder autrement quand les phénomènes, devenus plus complexes, n'ont plus permis de faire suffisamment ressortir la vraie nature essentielle d'une étude plus récente et moins constituée, si ce n'est à l'issue de discussions spéciales plus ou moins pénibles, heureusement superflues envers les sujets antérieurs. Dans la science biologique surtout, des explications élémentaires, qui eussent, pour ainsi dire, semblé puériles en tout autre cas, nous ont paru essentiellement indispensables, afin d'y mettre définitivement à l'abri de toute grave contestation les principaux fondemens d'une étude positive, dont la philosophie excite encore d'aussi profonds dissentimens chez les intelligences même les plus avancées. Par une suite inévitable de cette progression constante, il était aisé de prévoir qu'une pareille obligation doit devenir bien plus nécessaire et plus pénible relativement à la science du développement social, qui n'a jusqu'ici nullement atteint, sous aucun rapport, à une véritable positivité, et que les meilleurs esprits condamnent même aujourd'hui à n'y pouvoir jamais parvenir. On ne saurait donc s'étonner, en général, que les notions les plus simples et les plus fondamentales de la philosophie positive, rendues désormais heureusement triviales, à l'égard de sujets moins complexes et moins arriérés, par le progrès naturel de la raison humaine, exigent ici une sorte de discussion formelle, dont les résultats paraîtront, sans doute, à la plupart des juges éclairés, constituer aujourd'hui une innovation trop hardie, tout en s'y bornant à un faible équivalent proportionnel des conditions universellement admises envers tous les autres phénomènes quelconques.

Quand on apprécie, à l'abri de toute prévention, le véritable état présent de la science sociale, avec cet esprit franchement positif que doivent aujourd'hui développer les saines études scientifiques, on ne peut réellement s'empêcher d'y reconnaître, sans aucune exagération, soit dans l'ensemble de la méthode, ou dans celui de la doctrine, la combinaison des divers caractères essentiels qui ont toujours distingué jadis l'enfance théologico-métaphysique des autres branches de la philosophie naturelle. En un mot, cette situation générale de la science politique actuelle, reproduit exactement sous nos yeux l'analogie fondamentale de ce que furent autrefois l'astrologie pour l'astronomie, l'alchimie pour la chimie, et la recherche de la panacée universelle pour le système des études médicales. La politique théologique et la politique métaphysique, malgré leur antagonisme pratique, peuvent ici, sans le moindre inconvénient réel, afin de simplifier l'examen, être enveloppées dans une considération commune, parce que, au fond, sous le point de vue scientifique, la seconde ne constitue, à vrai dire, qu'une modification générale de la première, dont elle ne diffère essentiellement que par un caractère moins prononcé, comme nous l'avons déjà tant reconnu envers tous les autres phénomènes naturels, et comme nous le constaterons de plus en plus à l'égard des phénomènes sociaux. Que les phénomènes soient rapportés à une intervention surnaturelle directe et continue, ou immédiatement expliqués par la vertu mystérieuse des entités correspondantes, cette diversité secondaire, entre des conceptions d'ailleurs finalement identiques, n'empêche nullement l'inévitable reproduction commune des attributs les plus caractéristiques, encore moins ici qu'en tout autre sujet philosophique. Ces caractères consistent principalement, quant à la méthode, dans la prépondérance fondamentale de l'imagination sur l'observation; et, quant à la doctrine, dans la recherche exclusive des notions absolues; d'où résulte doublement, pour destination finale de la science, la tendance inévitable à exercer une action arbitraire et indéfinie sur des phénomènes qui ne sont point regardés comme assujétis à d'invariables lois naturelles. En un mot, l'esprit général de toutes les spéculations humaines, à l'état théologico-métaphysique, est nécessairement à la fois idéal dans la marche, absolu dans la conception, et arbitraire dans l'application. Or, on ne saurait aucunement douter que tels ne soient encore aujourd'hui les caractères dominans de l'ensemble des spéculations sociales, sous quelque aspect qu'on les envisage. Pris, à ce triple égard, en un sens totalement inverse, cet esprit nous indiquera d'avance, par un utile contraste préliminaire, la disposition intellectuelle vraiment fondamentale qui doit maintenant présider à la création de la sociologie positive, et qui devra ensuite diriger toujours son développement continu.

La philosophie positive est d'abord, en effet, profondément caractérisée, en un sujet quelconque, par cette subordination nécessaire et permanente de l'imagination à l'observation, qui constitue surtout l'esprit scientifique proprement dit, en opposition à l'esprit théologique ou métaphysique. Quoiqu'une telle philosophie offre, sans doute, à l'imagination humaine le champ le plus vaste et le plus fertile, comme nous l'a si hautement témoigné l'appréciation rationnelle des diverses sciences fondamentales, elle l'y restreint cependant sans cesse à découvrir ou à perfectionner l'exacte coordination de l'ensemble des faits observés ou les moyens d'entreprendre utilement de nouvelles explorations. C'est une semblable tendance habituelle à subordonner toujours les conceptions scientifiques aux faits dont elles sont seulement destinées à manifester la liaison réelle, qu'il s'agit, avant tout, d'introduire enfin dans le système des études sociales, où les observations vagues et mal circonscrites n'offrent encore aux raisonnemens vraiment scientifiques aucun fondement suffisant, et sont, d'ordinaire, arbitrairement modifiées elles-mêmes au gré d'une imagination diversement stimulée par des passions éminemment mobiles. En vertu de leur complication supérieure, et accessoirement de leur connexion plus intime avec l'ensemble des passions humaines, les spéculations politiques devaient rester plongées, plus profondément et plus long-temps que toutes les autres, dans cette déplorable situation philosophique, où elles languissent encore essentiellement, tandis que les études plus simples et moins stimulantes en ont été successivement dégagées pendant les trois derniers siècles. Mais il ne faut jamais oublier que, jusqu'à des temps plus ou moins rapprochés, tous les divers ordres des conceptions scientifiques, sans aucune exception, ont toujours offert un pareil état d'enfance, dont ils se sont affranchis d'autant plus tard que leur nature était plus complexe et plus spéciale, et d'où les plus compliqués n'ont pu réellement sortir que de nos jours; comme nous l'avons surtout reconnu, en terminant le volume précédent, à l'égard des phénomènes intellectuels et moraux de la vie individuelle, qui, si l'on excepte un très petit nombre d'esprits avancés, sont encore étudiés le plus souvent d'une manière presque aussi anti-scientifique que les phénomènes politiques eux-mêmes. C'est donc par une appréciation éminemment superficielle que l'on regarde habituellement aujourd'hui comme irrévocable et comme propre aux seuls sujets politiques cette disposition radicale au vague et à l'incertitude des observations, qui permet à l'imagination fallacieuse des sophistes et des rhéteurs d'y tourner pour ainsi dire à son gré l'interprétation des faits accomplis. La même imperfection a régné essentiellement jadis envers tous les autres sujets des spéculations humaines; il n'y a ici de vraiment particulier qu'une intensité plus prononcée et surtout inévitable prolongation, naturellement motivées par une complication supérieure, suivant ma théorie fondamentale du développement universel de l'esprit humain: et, par conséquent, la même théorie conduit à regarder, non-seulement comme possible, mais comme certaine et prochaine, l'extension nécessaire, à l'ensemble des spéculations sociales, d'une régénération philosophique analogue à celle qu'ont déjà plus ou moins éprouvée toutes nos autres études scientifiques; à cela près d'une difficulté intellectuelle beaucoup plus grande, et sauf les embarras que peut y susciter le contact plus direct des principales passions, ce qui ne devrait, sans doute, que stimuler davantage les efforts des véritables penseurs.

Si, au lieu de considérer ainsi l'esprit général de la philosophie positive relativement au mode fondamental de procéder, on l'envisage maintenant quant au caractère essentiel des conceptions scientifiques, on peut reconnaître aisément que, conformément à notre première indication comparative, cette philosophie se distingue alors principalement de la philosophie théologico-métaphysique par une tendance constante et irrésistible à rendre nécessairement relatives toutes les notions qui, d'abord, étaient, au contraire, nécessairement absolues. Ce passage inévitable de l'absolu au relatif constitue, en effet, l'un des plus importans résultats philosophiques de chacune des révolutions intellectuelles qui ont successivement conduit les divers ordres de nos spéculations de l'état purement théologique ou métaphysique à l'état vraiment scientifique, ainsi que le lecteur a dû le remarquer, en tant d'occasions capitales, dans le cours des trois volumes précédens. Du point de vue purement scientifique, et en écartant toute idée d'application, on peut même regarder, ce me semble, un tel contraste général entre le relatif et l'absolu comme la manifestation la plus décisive de l'antipathie fondamentale qui sépare si profondément la philosophie moderne d'avec l'ancienne. Toute étude de la nature intime des êtres, de leurs causes premières et finales, etc., doit, évidemment, être toujours absolue, tandis que toute recherche des seules lois des phénomènes est éminemment relative, puisqu'elle suppose immédiatement un progrès continu de la spéculation subordonné au perfectionnement graduel de l'observation, sans que l'exacte réalité puisse être jamais, en aucun genre, parfaitement dévoilée: en sorte que le caractère relatif des conceptions scientifiques est nécessairement inséparable de la vraie notion des lois naturelles, aussi bien que la chimérique tendance aux connaissances absolues accompagne spontanément l'emploi quelconque des fictions théologiques ou des entités métaphysiques. Or, il serait ici superflu d'insister beaucoup pour constater aujourd'hui que cet esprit absolu caractérise encore essentiellement l'ensemble des spéculations sociales, qui, dans les diverses écoles actuelles, soit théologiques, soit métaphysiques, se montrent constamment dominées par l'uniforme considération d'un type politique immuable, d'ailleurs plus ou moins vaguement défini, mais toujours conçu de manière à interdire toute modification régulière des principales conceptions politiques d'après l'état éminemment variable de la civilisation humaine. Quoiqu'une telle notion, qui n'a pu reposer sur aucune élaboration vraiment rationnelle, doive spontanément engendrer, surtout de nos jours, de grandes divergences philosophiques, beaucoup moins prononcées toutefois qu'elles ne semblent l'être, cependant chacune des nombreuses opinions dont ce type fondamental a été le sujet lui conserve, au fond, la même immobilité nécessaire, à travers toutes les modifications successives que présente l'histoire générale du développement social. Cet esprit absolu est même tellement inhérent à la science politique actuelle, qu'il y constitue jusqu'ici le seul moyen général, malgré ses immenses inconvéniens, d'imposer un frein quelconque au cours naturel des divagations individuelles, et de prévenir le débordement imminent d'opinions arbitrairement variables. Aussi les divers philosophes qui, justement préoccupés du grave danger d'un tel absolutisme intellectuel, ont quelquefois tenté de s'en affranchir, mais sans avoir la force de s'élever jusqu'à la conception d'une politique vraiment positive, ont-ils inévitablement mérité le reproche, encore plus capital, de présenter toutes les notions politiques comme étant, par leur nature, radicalement incertaines et même arbitraires, parce qu'en effet ils détruisaient ainsi les fondemens habituels de leur faible consistance actuelle, sans y substituer aucune base nouvelle d'une fixité plus réelle et plus ferme. Ces tentatives mal conçues ont même jeté d'avance, à vrai dire, chez les juges les plus graves, une sorte de discrédit universel sur toute entreprise philosophique quelconque destinée à régénérer ainsi l'esprit général de la politique, qui, en perdant son absolutisme, semblerait aujourd'hui, aux yeux de beaucoup d'hommes éminemment respectables des divers partis actuels, devoir nécessairement perdre aussi sa stabilité, et par suite sa moralité. Mais ces craintes empiriques, quoique fort naturelles, seront aisément dissipées pour quiconque appréciera, sous ce rapport, par anticipation, du point de vue propre à ce Traité, le vrai caractère nécessaire de la sociologie positive, d'après la tendance fondamentale déjà manifestée, à cet égard, avec une si haute évidence, par toutes les branches antérieures de la philosophie naturelle, où l'on ne voit pas certes que, en cessant d'être absolues, pour n'être plus que purement relatives, les diverses notions scientifiques soient aucunement devenues arbitraires. Il est, au contraire, très manifeste que, par une telle transformation, ces notions ont acquis une consistance et une stabilité bien supérieures à leur vague immuabilité primitive, chacune d'elles ayant été ainsi graduellement engagée dans un système de relations qui s'étend et se fortifie sans cesse, et qui tend de plus en plus à prévenir toute grave divagation quelconque. On ne risquera donc nullement de tomber dans un dangereux scepticisme en détruisant irrévocablement cet esprit absolu qui caractérise si déplorablement aujourd'hui l'enfance prolongée de la science sociale, pourvu que ce ne soit, comme en tout autre cas, que le résultat spontané du passage nécessaire de cette science finale à l'état vraiment positif. Dans cette dernière opération fondamentale, la philosophie positive ne saurait, sans doute, démentir sa propriété universelle de ne jamais supprimer aucun moyen quelconque de coordination intellectuelle, sans lui en substituer immédiatement de plus efficaces et plus étendus. N'est-il point sensible, en effet, que cette transition positive de l'absolu au relatif offre aujourd'hui, en politique, le seul moyen réel de parvenir à des conceptions susceptibles de déterminer graduellement un assentiment unanime et durable?

Quoique les deux dispositions essentielles que je viens d'examiner constituent certainement, par leur nature, l'une pour la méthode, l'autre pour la doctrine, la double condition fondamentale dont l'accomplissement continu devra directement caractériser la positivité effective de la science sociale, cependant leur considération n'est peut-être point la plus propre, de nos jours, à manifester clairement les symptômes les plus décisifs d'une telle transformation philosophique, en vertu de la connexité trop intime qui, dans cet ordre d'idées plus que dans aucun autre, existe encore entre la théorie et la pratique, et par suite de laquelle toute appréciation purement spéculative et abstraite, malgré son importance réellement prépondérante, ne doit ordinairement inspirer qu'un très faible intérêt et ne peut exciter qu'une insuffisante attention. Cette extrême adhérence, ou plutôt cette confusion presque totale, résulte nécessairement de l'imperfection de la science sociale, d'après sa complication supérieure, comme je l'ai établi, au commencement de ce volume, suivant une loi exposée dans le volume précédent. Aussi, afin de faire mieux ressortir cet indispensable éclaircissement préliminaire, dois-je maintenant considérer surtout, d'une manière spéciale et directe, l'esprit actuel de la politique relativement à l'application générale, et non plus quant à la science elle-même. Sous ce nouvel aspect, cet esprit se montre toujours hautement caractérisé par la chimérique tendance à exercer, sur les phénomènes correspondans, une action essentiellement illimitée, aberration qui, aujourd'hui bornée aux seuls phénomènes sociaux, a, comme je l'ai souvent fait voir, autrefois dominé, sous des formes plus ou moins équivalentes, quoiqu'à des degrés nécessairement moins prononcés, tous les autres ordres des conceptions humaines, tant qu'ils sont restés assujétis à une philosophie théologique ou métaphysique. Quoique la puissance effective de l'homme pour modifier à son gré des phénomènes quelconques ne puisse jamais résulter que d'une connaissance réelle de leurs propres lois naturelles, il est néanmoins incontestable que, dans tous les genres, l'enfance de la raison humaine a nécessairement coïncidé avec la prétention caractéristique à exercer, sur l'ensemble des phénomènes correspondans, une action essentiellement illimitée. Cette grande illusion primitive résulte toujours spontanément de l'ignorance des lois fondamentales de la nature, combinée avec l'hypothèse prépondérante du pouvoir arbitraire et indéfini alors attribué aux agens surnaturels ou même ensuite aux entités métaphysiques: car, cette vaine ambition se manifestant précisément à l'époque où l'homme influe réellement le moins sur ce qui l'entoure, il ne peut s'attribuer, en général, une telle autorité que par le secours indispensable de ces forces mystérieuses.

L'histoire générale des opinions humaines vérifie clairement cette aberration fondamentale, à l'égard des phénomènes astronomiques, physiques, chimiques, et même biologiques, comme je l'ai noté, en plusieurs occasions, dans les parties antérieures de ce Traité. On conçoit aisément qu'une telle illusion doit, de toute nécessité, se prolonger d'autant plus que la complication croissante des diverses catégories principales de phénomènes naturels vient y retarder davantage la conception de véritables lois. Il faut d'ailleurs remarquer aussi, à ce sujet, le concours spontané d'une autre influence philosophique, qui doit puissamment seconder, sous ce rapport, cet obstacle fondamental au développement correspondant de la raison humaine, en ce que les différens phénomènes, en même temps qu'ils sont plus compliqués, deviennent, en général, d'autant plus modifiables, comme je l'ai souvent montré dans les deux volumes précédens. La cause essentielle de ces modifications plus étendues résultant du même principe qui détermine une plus grande complication, savoir la généralité décroissante des divers ordres de phénomènes, elle contribue inévitablement à perpétuer, sur la puissance effective de l'homme, une aberration primitive, ainsi devenue beaucoup plus difficile à démêler et par suite plus excusable. Cette double nécessité a dû spontanément affecter davantage l'étude des phénomènes sociaux, qui devaient, à ce titre, demeurer, plus long-temps et plus profondément que tous les autres, le sujet de semblables illusions. Mais, malgré cette inégalité naturelle, il importait beaucoup de montrer d'abord que, sous ce rapport, comme sous les deux autres aspects déjà indiqués, de tels attributs ne sont nullement particuliers à ce dernier ordre de phénomènes, et qu'ils ont, au contraire, toujours caractérisé l'enfance de la raison humaine, à l'égard de toutes les spéculations possibles, même les plus simples; similitude aussi précieuse qu'irrécusable, puisqu'elle doit faire concevoir aux vrais philosophes, en opposition aux préjugés actuels, l'espoir rationnel de parvenir à dissiper aussi une telle aberration dans le système des idées politiques, par la même voie fondamentale qui en a déjà dégagé tous les autres sujets principaux de nos recherches réelles. Quoi qu'il en soit, cette erreur générale ne subsiste plus essentiellement aujourd'hui que pour les seuls phénomènes sociaux, sauf quelques illusions analogues relatives aux phénomènes intellectuels et moraux, et dont les esprits un peu avancés se sont désormais suffisamment affranchis. Mais, en politique, il est évident que, malgré l'incontestable tendance des esprits actuels vers une plus saine philosophie, la disposition prépondérante des hommes d'état et même des publicistes, soit dans l'école théologique, soit dans l'école métaphysique, consiste encore habituellement à concevoir les phénomènes sociaux comme indéfiniment et arbitrairement modifiables, en continuant à supposer l'espèce humaine dépourvue de toute impulsion spontanée, et toujours prête à subir passivement l'influence quelconque du législateur, temporel ou spirituel, pourvu qu'il soit investi d'une autorité suffisante. Sous ce rapport capital, de même que sous tout autre, la politique théologique se montre naturellement moins inconséquente que sa rivale, en ce que, du moins, elle y explique, à sa manière, la monstrueuse disproportion qu'une telle opinion constitue nécessairement entre l'immensité des effets accomplis et l'exiguïté de ces prétendues causes, en y réduisant directement le législateur à n'être, en général, que le simple organe d'une puissance surnaturelle et absolue: ce qui, d'ailleurs, n'en aboutit que plus clairement, et d'une manière bien plus irrésistible, à la domination indéfinie du législateur, ainsi seulement assujéti à emprunter d'en haut sa principale autorité. L'école métaphysique, qui, de nos jours surtout, recourt d'une manière beaucoup plus vague et moins spéciale à l'artifice de la Providence, sans cesser cependant de reposer finalement sur une telle hypothèse, fait habituellement intervenir, dans ces vaines explications politiques, ses inintelligibles entités, et surtout sa grande entité générale de la nature, qui enveloppe aujourd'hui toutes les autres, et qui n'est évidemment qu'une dégénération abstraite du principe théologique. Dédaignant même toute subordination quelconque des effets aux causes, elle tente souvent d'éluder la difficulté philosophique en attribuant principalement au hasard la production des événemens observés; et quelquefois, quand l'inanité d'un tel expédient devient trop saillante, en exagérant, au degré le plus absurde, l'influence nécessaire du génie individuel sur la marche générale des affaires humaines. Quel que soit le mode, dont l'examen spécial serait ici très superflu, le résultat, dans l'une et l'autre école, est toujours, au fond, de représenter également l'action politique de l'homme comme essentiellement indéfinie et arbitraire, ainsi qu'on le croyait jadis à l'égard des phénomènes biologiques, chimiques, physiques, et même astronomiques, pendant l'enfance théologico-métaphysique, plus ou moins prolongée, des sciences correspondantes. Or, cette irrécusable aberration constitue aujourd'hui, à mes yeux, le caractère le plus décisif d'une telle enfance, encore persistante dans l'ordre des idées sociales. Elle indique, en effet, de la manière la plus directe et la moins équivoque, une répugnance systématique à envisager les phénomènes politiques comme assujétis à de véritables lois naturelles, dont l'immédiate application générale serait nécessairement ici, de même qu'en tout autre cas antérieur, d'imposer aussitôt à l'action politique des limites fondamentales, en dissipant sans retour la vaine prétention de gouverner à notre gré ce genre de phénomènes, aussi radicalement soustrait qu'aucun autre aux caprices humains ou sur-humains. Combinée avec la tendance, ci-dessus signalée, aux conceptions absolues, dont elle est spontanément inséparable, comme deux aspects co-relatifs d'une même philosophie, on y doit voir, ce me semble, la principale cause intellectuelle de la perturbation sociale actuelle; puisque l'espèce humaine se trouve ainsi livrée, sans aucune protection logique, à l'expérimentation désordonnée des diverses écoles politiques, dont chacune cherche à faire indéfiniment prévaloir son type immuable de gouvernement. Tant que la prépondérance effective de l'ancien système politique a interdit le libre examen des questions sociales, de tels inconvéniens ont dû se trouver dissimulés, et une certaine discipline intellectuelle a pu exister, par une sorte de compression extérieure, malgré la nature théologique de la philosophie politique. Mais, le cours naturel des divagations individuelles ne pouvait être ainsi que suspendu ou plutôt contenu, et l'irruption philosophique a dû s'opérer spontanément, à mesure que l'ascendant graduel de la politique métaphysique faisait prévaloir le droit général d'examen. Le danger fondamental d'une semblable philosophie politique a pu dès-lors se développer librement dans toute son étendue, jusqu'au point de remettre directement en question l'utilité générale de l'état social lui-même, puisque d'éloquens sophistes n'ont pas craint, comme on sait, de préconiser systématiquement la supériorité de la vie sauvage, telle qu'ils l'avaient rêvée. Parvenues à ce degré d'absurdité et de divergence, les utopies métaphysico-théologiques constatent, sans doute, avec une entière évidence, la haute impossibilité d'établir aujourd'hui, en politique, aucune notion vraiment stable et commune, tant qu'on continuera à y poursuivre la vaine recherche absolue du meilleur gouvernement, abstraction faite de tout état déterminé de civilisation, ou, ce qui est scientifiquement équivalent, tant que la société humaine y sera conçue comme marchant, sans direction propre, sous l'arbitraire impulsion du législateur. Il n'y a donc réellement désormais, en philosophie politique, d'ordre et d'accord possibles qu'en assujétissant les phénomènes sociaux, de la même manière que tous les autres, à d'invariables lois naturelles, dont l'ensemble circonscrit, pour chaque époque, à l'abri de toute grave incertitude, les limites fondamentales et le caractère essentiel de l'action politique proprement dite: en un mot, en introduisant à jamais, dans l'étude générale des phénomènes sociaux, ce même esprit positif, qui déjà a successivement régénéré et discipliné tous les autres genres des spéculations humaines, dont l'état primitif n'avait pas été, au fond, plus satisfaisant. De toute autre manière, et en conservant le même mode essentiel de philosopher, on ne saurait concevoir d'autre moyen de parvenir au degré convenable de fixité et de convergence, que de rétablir une suffisante compression intellectuelle, heureusement devenue aujourd'hui aussi évidemment chimérique que radicalement dangereuse. Il n'est pas moins sensible, d'un autre côté, que ce sentiment fondamental d'un mouvement social spontané et réglé par des lois naturelles, constitue nécessairement la véritable base scientifique de la dignité humaine, dans l'ordre des événemens politiques, puisque les principales tendances de l'humanité acquièrent ainsi un imposant caractère d'autorité, qui doit être toujours respecté, comme base prépondérante, par toute législation rationnelle: tandis que la croyance actuelle à la puissance indéfinie des combinaisons politiques, qui semble d'abord tant rehausser l'importance de l'homme, n'aboutit, à vrai dire, qu'à lui attribuer une sorte d'automatisme social, passivement dirigé par la suprématie absolue et arbitraire, soit de la Providence, soit du législateur humain, suivant le contraste général pleinement reconnu à l'égard de tous les autres phénomènes quelconques. Ces diverses explications sommaires doivent suffire ici pour rendre incontestable que, conformément à notre indication première, c'est réellement dans la rectification définitive d'une telle aberration que consiste, à tous égards, le noeud essentiel de la difficulté philosophique dans la régénération radicale de la science politique, dès lors caractérisée sous la forme la plus décisive, en un temps où les habitudes intellectuelles prépondérantes ne permettent guère de saisir convenablement les conceptions sociales que sous leur aspect pratique, et non sous le point de vue scientifique, et, à plus forte raison, sous le rapport logique proprement dit, que j'avais déjà suffisamment signalés.

Afin de résumer utilement, par une considération finale, qui embrasse nécessairement toutes les autres, l'ensemble de ces indications préliminaires sur les conditions fondamentales que doit inévitablement remplir l'esprit général de la sociologie positive, il suffit enfin d'y appliquer directement aussi le principe de la prévision rationnelle, que j'ai tant présenté, envers toutes les parties antérieures de la philosophie naturelle, comme constituant le plus irrécusable critérium de la positivité scientifique. On peut donc, sous ce dernier point de vue, réduire ici la difficulté fondamentale à concevoir régulièrement désormais les phénomènes sociaux comme aussi susceptibles de prévision scientifique que tous les autres phénomènes quelconques, entre des limites de précision d'ailleurs compatibles avec leur complication supérieure, suivant la règle générale établie, à cet égard, dès le début de ce Traité. Cette manière d'envisager une telle rénovation philosophique présente, en effet, l'avantage spécial de rappeler directement à la fois, d'après le mode le plus expressif, les trois caractères essentiels que je viens d'examiner successivement depuis le commencement de ce chapitre, et qui tous se rapportent, sous des aspects distincts mais équivalens, à la subordination continue des diverses conceptions sociales à d'invariables lois naturelles, sans lesquelles les événemens politiques ne sauraient évidemment comporter aucune véritable prévision. La seule pensée d'une prévision rationnelle suppose donc, avant tout, que l'esprit humain a définitivement abandonné, en philosophie politique, la région des idéalités métaphysiques, pour s'établir à jamais sur le terrain des réalités observées, par une systématique subordination, directe et continue, de l'imagination à l'observation; elle exige, avec une autorité non moins évidente, que les conceptions politiques cessent d'être absolues pour devenir constamment relatives à l'état régulièrement variable de la civilisation humaine, afin que les théories, pouvant toujours suivre le cours naturel des faits, permettent de les prévoir réellement; enfin, elle implique aussi, de toute nécessité, l'inévitable limitation permanente de l'action politique d'après des lois exactement déterminées, puisque, s'il en était autrement, la série générale des événemens sociaux, toujours exposée à de profondes perturbations inspirées par l'accidentelle intervention prépondérante du législateur, soit divin, soit humain, ne pourrait être aucunement prévue avec une sécurité vraiment scientifique. Ainsi, nous pourrons désormais, pour faciliter l'examen philosophique, concentrer essentiellement sur ce grand attribut de prévision rationnelle l'ensemble des diverses conditions destinées à caractériser le véritable esprit fondamental de la politique positive. Cette concentration intellectuelle devient d'autant plus convenable que, dans ce sujet, comme dans tous les autres, et plus clairement même aujourd'hui qu'envers aucun autre, vu l'actualité plus frappante d'une semblable régénération, un tel attribut est éminemment propre à distinguer, d'une manière aussi profonde que directe, la nouvelle philosophie sociale d'avec l'ancienne. En effet, des événemens régis par des volontés surnaturelles peuvent bien laisser supposer des révélations, mais ils ne sauraient évidemment comporter aucune prévision scientifique, dont la seule pensée constituerait un vrai sacrilége: il en est essentiellement de même quand leur direction appartient à des entités métaphysiques, sauf la chance de révélation, qui serait dès lors perdue, si une telle conception n'était, au fond, une simple modification générale de la première. Rien n'est aujourd'hui plus sensible à l'égard des événemens politiques, pour lesquels la doctrine théologique et la doctrine métaphysique ne peuvent fournir habituellement qu'une aveugle et stérile consécration uniforme de tous les faits accomplis; puisque ces étranges modes d'explication s'appliqueraient, d'ordinaire, avec une égale facilité, à des événemens directement contraires, sans que ces vaines formules puissent jamais conduire, par elles-mêmes, à la moindre indication de l'avenir social. Si, néanmoins, on peut dire que, à toutes les époques, un grand nombre de faits politiques secondaires ont été généralement regardés comme susceptibles de prévision, cela vérifie seulement que, comme je l'ai établi, dès l'origine de ce Traité, la philosophie théologico-métaphysique n'a jamais pu être rigoureusement universelle, et qu'elle a dû être toujours plus ou moins tempérée, dans toute application, par l'inévitable mélange d'un positivisme faible et incomplet, dont l'accession, bien que éminemment subalterne, fut évidemment sans cesse indispensable à la marche réelle de l'esprit humain et de la société. Mais, quoiqu'une telle vérification soit particulièrement sensible, surtout aujourd'hui, envers les phénomènes politiques, elle n'empêche nullement que leur subordination prolongée à des conceptions théologiques ou métaphysiques ne les rende encore essentiellement incompatibles avec toute idée d'une prévision vraiment scientifique, si ce n'est à quelques égards secondaires et partiels, où la sorte de prévision vulgaire dont ils sont habituellement le sujet ne s'élève pas même au-dessus d'un empirisme aussi incertain que grossier, qui, malgré son utilité provisoire, ne saurait aucunement dissimuler le besoin fondamental de régénération de la philosophie politique.

Dans l'état présent de vague et confuse irrationnalité des études sociales, l'ensemble des considérations préliminaires dont je viens de terminer l'indication pourrait aisément, avec quelques artifices d'exposition, passer pour une première réalisation générale de la grande rénovation philosophique qu'il s'agissait seulement ainsi de caractériser suffisamment: en un sujet aussi mal conçu jusqu'ici, de simples énoncés ont été souvent érigés, à bien moins de titres, en de vraies solutions. Toutefois, les esprits convenablement préparés par l'habitude profonde des conceptions vraiment scientifiques, se garantiront aisément d'une semblable illusion, en reconnaissant sans hésitation que les indispensables conditions successivement définies depuis le commencement de ce chapitre se rapportent uniquement, par leur nature, à la position fondamentale des questions en philosophie politique, et ne peuvent, en conséquence, aucunement suffire, par elles-mêmes, à mettre immédiatement sur la voie réelle de l'opération définitive. Nous avons ainsi simplement établi un important préambule général, qui pourra nous guider utilement, dans l'ensemble de ce volume, pour formuler nettement le but scientifique qu'il s'agit d'atteindre, et même pour en apprécier exactement le véritable accomplissement graduel. Il faut maintenant procéder, d'une manière directe, à une première exposition sommaire de l'esprit général de la physique sociale, dont les conditions essentielles sont désormais suffisamment caractérisées. Cet esprit devra d'ailleurs être surtout connu et apprécié ultérieurement, d'après l'application spontanée qui s'en fera continuellement dans le cours entier des leçons suivantes.

Tout le principe philosophique d'un tel esprit se réduisant nécessairement, d'après les explications précédentes, à concevoir toujours les phénomènes sociaux comme inévitablement assujétis à de véritables lois naturelles, comportant régulièrement une prévision rationnelle, il s'agit donc de fixer ici, en général, quels doivent être le sujet précis et le caractère propre de ces lois, dont la suite de ce volume contiendra l'exposition effective, autant que le permet l'état naissant de la science que je m'efforce de créer. Or, à cette fin, il faut, avant tout, étendre convenablement, à l'ensemble des phénomènes sociaux, une distinction scientifique vraiment fondamentale, que j'ai établie et employée, dans toutes les parties de ce Traité, et principalement en philosophie biologique, comme radicalement applicable, par sa nature, à des phénomènes quelconques, et surtout à tous ceux que peuvent présenter des corps vivans, en considérant séparément, mais toujours en vue d'une exacte coordination systématique, l'état statique et l'état dynamique de chaque sujet d'études positives. Dans la simple biologie, c'est-à-dire pour l'étude générale de la seule vie individuelle, cette indispensable décomposition donne lieu, d'après les explications contenues au volume précédent, à distinguer rationnellement entre le point de vue purement anatomique, relatif aux idées d'organisation, et le point de vue physiologique proprement dit, directement propre aux idées de vie: ces deux aspects, spontanément séparés, presque en tout temps, se trouvant dès-lors exactement appréciés par une irrévocable analyse philosophique, qui en épure et en perfectionne la comparaison nécessaire. En sociologie, la décomposition doit s'opérer d'une manière parfaitement analogue, et non moins prononcée, en distinguant radicalement, à l'égard de chaque sujet politique, entre l'étude fondamentale des conditions d'existence de la société, et celle des lois de son mouvement continu. Cette différence me semble, dès à présent, assez caractérisée pour me permettre de prévoir que, dans la suite, son développement spontané pourra donner lieu à décomposer habituellement la physique sociale en deux sciences principales, sous les noms, par exemple, de statique sociale et dynamique sociale, aussi essentiellement distinctes l'une de l'autre que le sont aujourd'hui l'anatomie et la physiologie individuelles. Mais il serait certainement prématuré d'attacher maintenant aucune grave importance à cette distribution méthodique, à l'époque même de la première institution de la science. On peut d'ailleurs craindre que, sous ce rapport, une telle division tranchée de la science sociale n'y introduisît aujourd'hui cet inconvénient capital, trop conforme à la tendance dispersive des esprits actuels, de faire vicieusement négliger l'indispensable combinaison permanente de ces deux points de vue généraux, comme je l'ai expliqué, dans le volume précédent, pour la biologie, où nous avons reconnu que la division vulgaire entre l'anatomie et la physiologie tend désormais à s'effacer entièrement. En tout cas, une scission quelconque du travail sociologique serait évidemment inopportune, et même irrationnelle, tant que l'ensemble n'en aura pas été convenablement conçu. Mais cette importante considération ne saurait affecter, en aucune manière, ni la justesse intrinsèque, ni l'immédiate nécessité de notre distinction fondamentale entre l'étude statique et l'étude dynamique des phénomènes sociaux, pourvu que, au lieu d'y voir la source d'une division vicieuse ou pédantesque en deux sciences séparées, on l'applique seulement aujourd'hui à l'analyse continue de chaque théorie sociale, toujours utilement susceptible de ce double aspect positif.

Pour mieux caractériser cette indispensable décomposition élémentaire, et afin d'en indiquer, dès ce moment, la portée pratique, je crois essentiel, avant de passer outre, de noter ici qu'un tel dualisme scientifique correspond, avec une parfaite exactitude, dans le sens politique proprement dit, à la double notion de l'ordre et du progrès, qu'on peut désormais regarder comme spontanément introduite dans le domaine général de la raison publique. Car, il est évident que l'étude statique de l'organisme social doit coïncider, au fond, avec la théorie positive de l'ordre, qui ne peut, en effet, consister essentiellement qu'en une juste harmonie permanente entre les diverses conditions d'existence des sociétés humaines: on voit, de même, encore plus sensiblement, que l'étude dynamique de la vie collective de l'humanité constitue nécessairement la théorie positive du progrès social, qui, en écartant toute vaine pensée de perfectibilité absolue et illimitée, doit naturellement se réduire à la simple notion de ce développement fondamental. En donnant, à la fois, plus d'intérêt et de clarté à la conception spéculative, plus de noblesse et de consistance à la considération pratique, ce double rapprochement, dont l'heureuse spontanéité ne saurait être contestée, me semble éminemment propre à manifester, d'une manière irrécusable, dès l'origine de la nouvelle philosophie politique, la correspondance générale et continue entre la science et l'application. Les véritables hommes d'état pourront ainsi équitablement apprécier s'il s'agit ici d'un vain exercice intellectuel, ou de principes philosophiques réellement susceptibles de pénétrer finalement avec efficacité dans la vie politique actuelle. Ils commenceront, j'espère, à sentir dès-lors le fidèle accomplissement naissant de la promesse que j'ai faite, au début de ce volume, de constituer une science sociale directement destinée à satisfaire convenablement au double besoin intellectuel des sociétés modernes, en établissant spontanément, sur d'inébranlables fondemens rationnels, la double notion élémentaire de l'ordre et du progrès, qui, par là, se trouve désormais profondément rattachée à l'ensemble continu des conceptions sociologiques, et même, par une suite nécessaire, au système entier des théories positives. Le sujet permanent de la science pourra être ainsi considéré, en philosophie politique, comme radicalement conforme à l'objet fondamental de l'art: les mêmes relations y étant envisagées sous deux points de vue distincts mais pleinement équivalens, avec les seules différences naturelles de l'abstrait au concret, et de la spéculation à l'action. Une science qui, au fond, aura constamment en vue, d'après ces explications, l'étude positive des lois réelles de l'ordre et du progrès, ne saurait être taxée d'une présomptueuse témérité spéculative, par les hommes d'action doués de quelque portée intellectuelle, lorsqu'elle prétendra pouvoir seule fournir les véritables bases rationnelles de l'ensemble des moyens pratiques applicables à la satisfaction effective de ce double besoin social: cette correspondance nécessaire finira, sans doute, par être jugée essentiellement analogue à l'harmonie générale, désormais unanimement admise en principe quoique fort imparfaitement développée encore, entre la science biologique et le système des arts qui s'y rapportent, surtout l'art médical. Enfin, il serait, je crois, superflu de faire expressément remarquer ici, à raison de sa haute évidence, la propriété spontanée que présente directement cette première conception philosophique de la sociologie positive, de lier désormais, d'une manière indissoluble, comme je l'ai annoncé au début de ce volume, les deux idées également fondamentales de l'ordre et du progrès, dont nous avons reconnu, dans la quarante-sixième leçon, que la déplorable opposition radicale constitue, en réalité, le principal symptôme caractéristique de la profonde perturbation des sociétés modernes. On ne saurait douter que, dès-lors, ces deux notions élémentaires, après avoir été isolément consolidées, n'acquièrent ainsi, par leur intime fusion rationnelle, une consistance intellectuelle inébranlable; puisqu'elles pourront, par là, devenir aussi nécessairement inséparables que le sont aujourd'hui, en philosophie biologique, les idées de l'organisation et de la vie, dont le dualisme scientifique procède exactement du même principe de philosophie positive. Les diverses propriétés essentielles que je viens d'indiquer se développeront naturellement dans la suite, à mesure que la philosophie positive manifestera graduellement, par l'étude rationnelle des phénomènes sociaux, son esprit aussi profondément organisateur que hautement progressif, au lieu de l'influence perturbatrice ou décourageante que de vains préjugés lui supposent encore trop souvent. Mais il m'a paru nécessaire de signaler ici sommairement le premier germe scientifique de ces importans attributs.

D'après cette conception fondamentale, en définissant d'abord, suivant l'ordre méthodique, l'ensemble des lois purement statiques de l'organisme social, le vrai principe philosophique qui leur est propre me semble directement consister dans la notion générale de cet inévitable consensus universel qui caractérise les phénomènes quelconques des corps vivans, et que la vie sociale manifeste nécessairement au plus haut degré. Ainsi conçue, cette sorte d'anatomie sociale, qui constitue la sociologie statique, doit avoir pour objet permanent l'étude positive, à la fois expérimentale et rationnelle, des actions et réactions mutuelles qu'exercent continuellement les unes sur les autres toutes les diverses parties quelconques du système social, en faisant scientifiquement, autant que possible, abstraction provisoire du mouvement fondamental qui les modifie toujours graduellement. Sous ce premier point de vue, les prévisions sociologiques, fondées sur l'exacte connaissance générale de ces relations nécessaires, seront proprement destinées à conclure les unes des autres, en conformité ultérieure avec l'observation directe, les diverses indications statiques relatives à chaque mode d'existence sociale, d'une manière essentiellement analogue à ce qui se passe habituellement aujourd'hui en anatomie individuelle. Cet aspect préliminaire de la science politique suppose donc évidemment, de toute nécessité, que, contrairement aux habitudes philosophiques actuelles, chacun des nombreux élémens sociaux, cessant d'être envisagé d'une manière absolue et indépendante, soit toujours exclusivement conçu comme relatif à tous les autres, avec lesquels une solidarité fondamentale doit sans cesse le combiner intimement. Il serait, à mon gré, superflu de faire expressément ressortir ici la haute utilité continue d'une telle doctrine sociologique: car, elle doit d'abord servir, évidemment, de base indispensable à l'étude définitive du mouvement social, dont la conception rationnelle suppose préalablement la pensée continue de la conservation indispensable de l'organisme correspondant; mais, en outre, elle peut être, par elle-même, immédiatement employée à suppléer souvent, du moins provisoirement, à l'observation directe, qui, en beaucoup de cas, ne saurait avoir lieu constamment pour certains élémens sociaux, dont l'état réel pourra néanmoins se trouver ainsi suffisamment apprécié, d'après leurs relations scientifiques avec d'autres déjà connus. L'histoire des sciences peut surtout donner, dès ce moment, quelque idée de l'importance habituelle d'un tel secours, en rappelant, par exemple, comment les vulgaires aberrations des érudits sur les prétendues connaissances en astronomie supérieure attribuées aux anciens Égyptiens ont été irrévocablement dissipées, avant même qu'une plus saine érudition en eût fait justice, par la seule considération rationnelle d'une relation indispensable de l'état général de la science astronomique avec celui de la géométrie abstraite, alors évidemment dans l'enfance; il serait aisé de citer une foule de cas analogues, dont le caractère philosophique serait irrécusable. On doit d'ailleurs noter, à ce sujet, pour ne rien exagérer, que ces relations nécessaires entre les divers aspects sociaux ne sauraient être, par leur nature, tellement simples et précises que les résultats observés n'aient pu jamais provenir que d'un mode unique de coordination mutuelle. Une telle disposition d'esprit, déjà évidemment trop étroite en biologie, serait surtout essentiellement contraire à la nature encore plus complexe des spéculations sociologiques. Mais il est clair que l'exacte appréciation générale de ces limites de variation, normales et même anormales, constitue nécessairement alors, au moins autant qu'en anatomie individuelle, un indispensable complément de chaque théorie de sociologie statique, sans lequel l'exploration indirecte dont il s'agit pourrait souvent devenir erronée.

N'écrivant point ici un traité spécial de philosophie politique, je n'y dois point méthodiquement établir la démonstration directe d'une telle solidarité fondamentale entre tous les aspects possibles de l'organisme social, sur laquelle d'ailleurs il n'existe guère maintenant, au moins en principe, de divergences capitales parmi les bons esprits. De quelque élément social que l'on veuille partir, chacun pourra aisément reconnaître, par un utile exercice scientifique, qu'il touche réellement toujours, d'une manière plus ou moins immédiate, à l'ensemble de tous les autres, même de ceux qui en paraissent d'abord le plus indépendans. La considération dynamique du développement intégral et continu de l'humanité civilisée permet, sans doute, d'opérer avec plus d'efficacité cette intéressante vérification du consensus social, en montrant avec évidence la réaction universelle, actuelle ou prochaine, de chaque modification spéciale. Mais cette indication pourra constamment être précédée, ou du moins suivie, par une confirmation purement statique; car, en politique, comme en mécanique, la communication des mouvemens prouve spontanément l'existence des liaisons nécessaires. Sans descendre, par exemple, jusqu'à la solidarité trop intime des diverses branches de chaque science ou de chaque art, n'est-il pas évident que les différentes sciences sont entre elles, ou presque tous les arts entre eux, dans une telle connexité sociale, que l'état bien connu d'une seule partie quelconque, suffisamment caractérisée, permet de prévoir, à un certain degré, avec une vraie sécurité philosophique, l'état général correspondant de chacune des autres, d'après les lois d'harmonie convenables? Par une considération plus étendue, on conçoit également l'indispensable relation continue qui lie aussi le système des sciences à celui des arts, pourvu qu'on ait toujours soin de supposer, comme l'exige clairement la nature du sujet, une solidarité moins intense à mesure qu'elle devient plus indirecte. Il en est évidemment de même quand, au lieu d'envisager l'ensemble des phénomènes sociaux au sein d'une nation unique, on l'examine simultanément chez diverses nations contemporaines, dont la continuelle influence réciproque ne saurait être contestée, surtout dans les temps modernes, quoique le consensus doive être ici, d'ordinaire, moins prononcé, à tous égards, et décroître d'ailleurs graduellement avec l'affinité des cas et la multiplicité des contacts, au point de s'effacer quelquefois presque entièrement, comme, par exemple, entre l'Europe occidentale et l'Asie orientale, dont les divers états généraux de société paraissent jusqu'ici à peu près indépendans.

Sans insister davantage sur des notions élémentaires aussi peu contestables, je dois ici me borner, à ce sujet, à caractériser sommairement le seul cas essentiel où la solidarité fondamentale soit encore, sinon directement niée en principe, du moins profondément méconnue, et même radicalement négligée, en réalité. Ce cas est, malheureusement, le plus important de tous, puisqu'il concerne directement l'organisation sociale proprement dite, dont la théorie continue jusqu'à présent à être essentiellement conçue, d'une manière absolue et isolée, comme indépendante de l'analyse générale de la civilisation correspondante, dont elle ne peut cependant que constituer l'un des principaux élémens. Un tel vice appartient presque également aujourd'hui aux écoles politiques les plus opposées, soit théologiques, soit métaphysiques, qui toutes s'accordent ordinairement à disserter abstraitement sur le régime politique, sans penser à l'état co-relatif de civilisation, et aboutissent même le plus souvent, dans leurs vaines utopies immuables, à faire coïncider leur type politique le plus parfait avec l'enfance plus ou moins prononcée du développement humain. Pour mieux apprécier, d'un seul aspect, dans toute sa portée, l'ensemble de cette aberration habituelle, il faut, ce me semble, en poursuivant le cours rigoureux d'une exacte analyse historique, remonter jusqu'à sa véritable source philosophique, qui consiste essentiellement, à mes yeux, dans ce fameux dogme théologique où l'on rattache le développement général de la civilisation humaine à une prétendue dégradation originelle de l'homme. Ce dogme fondamental, que toutes les religions reproduisent, sous une forme quelconque, et dont la prépondérance intellectuelle devait toujours être secondée spontanément par le penchant ordinaire de notre nature à l'involontaire admiration du passé, conduit, en effet, d'une manière directe et nécessaire, à faire constamment coïncider la détérioration continue de la société humaine avec l'extension croissante de sa civilisation. Quand la philosophie théologique est graduellement passée à l'état métaphysique, ce dogme primitif a de plus en plus tendu à se transformer finalement, comme je l'ai déjà indiqué, en cette célèbre hypothèse, radicalement équivalente, qui sert encore de principale base systématique à la politique métaphysique, d'un chimérique état de nature, supérieur à l'état social, et dont le développement de la civilisation nous éloigne toujours davantage. On ne saurait ainsi méconnaître l'extrême gravité philosophique, et par suite même politique, d'une aberration aussi profondément enracinée dans l'intime constitution scientifique des diverses doctrines existantes, et qui, sans être désormais directement formulée et soutenue en principe général, continue cependant à dominer essentiellement l'ensemble des spéculations sociales, souvent d'ailleurs à l'insu de la plupart de ceux qui s'y livrent.

Il serait néanmoins impossible que cette irrationnalité capitale résistât long-temps aujourd'hui à une saine discussion philosophique, car elle est en contradiction évidente avec beaucoup de notions de philosophie politique, qui, sans avoir pu encore acquérir une vraie consistance scientifique, obtiennent graduellement un certain ascendant intellectuel, soit en vertu des éclaircissemens spontanés qui ressortent du cours naturel des événemens, soit à cause du propre développement actuel de la raison publique. C'est ainsi que tous les publicistes éclairés reconnaissent maintenant une certaine solidarité partielle entre les diverses institutions politiques proprement dites, d'après laquelle quelques-unes s'excluent mutuellement, tandis que d'autres s'appuient et même s'appellent réciproquement: ce devait être là, sans doute, le premier pas direct vers la notion rationnelle du consensus fondamental du système spécial de ces institutions avec le système total de la civilisation humaine; puisque, dès lors, la seule vérification de cette co-relation, sous quelques rapports déterminés, suffit aussitôt pour en autoriser l'extension spontanée, quoique indirecte, à tous les sujets dont l'harmonie avec ceux-là est déjà reconnue, ce qui doit heureusement tendre aujourd'hui à multiplier, aussi bien qu'à simplifier, les moyens généraux de démonstration en philosophie politique. Je dois même signaler ici, comme indiquant une disposition intellectuelle encore plus rapprochée du véritable esprit de la statique sociale, cette reconnaissance, maintenant admise par les penseurs les plus avancés, surtout en France et en Allemagne, d'une constante solidarité nécessaire entre le pouvoir politique et le pouvoir civil: ce qui signifie, en langage positif, que les forces sociales prépondérantes finissent inévitablement par devenir aussi dirigeantes, ainsi que je l'énonçais, en 1822, dans mon Système de politique positive. Mais, quelle que soit l'évidente utilité actuelle de ces intéressants aperçus partiels, à titre d'éducation sociologique préliminaire de la raison publique, ce serait néanmoins profondément méconnaître les difficiles et impérieuses obligations de la méthode vraiment scientifique que de se croire aucunement dispensé, par ces heureux tâtonnemens, de la conception directe et rationnelle du consensus général de l'organisme social, laquelle se trouve ainsi seulement préparée, surtout en ce qui concerne sa vulgarisation finale. Un exemple pleinement décisif doit, ce me semble, faire aisément comprendre que ces vagues indications isolées, plutôt littéraires que scientifiques, ne sauraient jamais, malgré leur importance provisoire, suppléer à l'accomplissement réel de cette sévère prescription philosophique: car, depuis Aristote, et même avant lui, la plupart des philosophes ont constamment reproduit le célèbre aphorisme de la subordination nécessaire des lois aux moeurs, sans que ce premier germe de la saine philosophie politique les ait toutefois nullement empêchés d'envisager habituellement, pendant vingt siècles, le système des institutions comme essentiellement indépendant de l'état simultané de la civilisation, quelque flagrante que dût être, par sa nature, une telle contradiction générale. Suivant le cours naturel de toutes choses humaines, les principes intellectuels et les opinions philosophiques, tout autant que les moeurs sociales et les institutions politiques, subsistent nécessairement, en général, malgré leur caducité constatée et leurs inconvéniens reconnus, quand une fois ils ont pris réellement possession des esprits, en donnant lieu seulement à des inconséquences de plus en plus graves, jusqu'à ce que le développement fondamental de la raison humaine ait pu produire enfin de nouveaux principes, d'une généralité équivalente, et d'une rationnalité supérieure: car, dans l'ordre intellectuel, non moins que dans l'ordre matériel, l'homme éprouve, par-dessus tout, l'indispensable besoin d'une suprême direction quelconque, susceptible de soutenir son activité continue en ralliant fixement ses efforts spontanés. Aussi, sans méconnaître nullement la valeur passagère des divers essais de philosophie politique que je viens d'indiquer, je ne dois point hésiter à les regarder franchement comme non avenus aujourd'hui pour l'élaboration directe de l'esprit fondamental propre à la sociologie statique, où ils ne peuvent même aucunement servir désormais à concevoir rationnellement la haute participation nécessaire de l'ensemble du régime politique au consensus universel de l'organisme social.

Dans la suite entière de ce volume, l'application spontanée et continue d'une telle notion élémentaire sera plus efficace encore qu'aucune démonstration méthodique, pour dissiper complétement toute incertitude réelle sur cette indispensable solidarité entre le système des pouvoirs et des institutions politiques et l'état général de la civilisation correspondante. Mais, malgré cette lumineuse vérification décisive, on n'en doit pas moins attacher une extrême importance, pour la constitution définitive de la science sociale, à l'explication rationnelle et directe de cette grande co-relation, comme je devrai ultérieurement l'entreprendre, par exemple, dans le Traité spécial de philosophie politique que j'ai annoncé en commençant ce volume. Tous les moyens scientifiques devront être alors convenablement combinés pour l'établissement final d'une notion aussi fondamentale, sur laquelle repose principalement le véritable esprit de l'ensemble de la statique sociale, et qui, par sa nature, peut surtout dissiper, plus immédiatement qu'aucune autre théorie sociologique, le funeste caractère absolu de nos diverses écoles politiques. Or, le principe scientifique de cette relation générale consiste essentiellement dans l'évidente harmonie spontanée qui doit toujours tendre à régner entre l'ensemble et les parties du système social, dont les élémens ne sauraient éviter d'être finalement combinés entre eux d'une manière pleinement conforme à leur propre nature. Il est clair, en effet, que non seulement les institutions politiques proprement dites et les moeurs sociales d'une part, les moeurs et les idées de l'autre, doivent être sans cesse réciproquement solidaires; mais, en outre, que tout cet ensemble se rattache constamment, par sa nature, à l'état correspondant du développement intégral de l'humanité, considérée dans tous ses divers modes quelconques d'activité, intellectuelle, morale, et physique, dont aucun système politique, soit temporel, soit spirituel, ne saurait jamais avoir, en général, d'autre objet réel que de régulariser convenablement l'essor spontané, afin de le mieux diriger vers un plus parfait accomplissement de son but naturel préalablement déterminé. Même aux époques révolutionnaires proprement dites, quoique toujours caractérisées par une insuffisante réalisation de cette harmonie fondamentale, elle continue néanmoins à être encore essentiellement appréciable, car elle ne pourrait totalement cesser que par l'entière dissolution de l'organisme social, dont elle constitue le principal attribut. En ces temps exceptionnels, et sauf les seules anomalies fortuites, qui ne sauraient laisser de traces profondes, on peut persister à regarder aussi le régime politique comme étant, à la longue, de toute nécessité, radicalement conforme à l'état correspondant de la civilisation, puisque les lacunes ou les perturbations qui se manifestent alors dans l'un proviennent surtout, en réalité, de dérangemens équivalens dans l'autre. L'immense révolution sociale au milieu de laquelle nous vivons ne fait elle-même que confirmer, d'une manière pleinement décisive, cette inévitable loi sociologique, d'après les explications préliminaires de la quarante-sixième leçon, dont l'ensemble a nettement démontré, contrairement à l'opinion commune, que le déplorable état actuel du régime politique résulte principalement de notre situation intellectuelle et ensuite morale, à laquelle doit d'abord s'adresser toute solution vraiment rationnelle, sans que les orageux essais, tentés ou à tenter, pour la régénération directe du système politique, soient réellement susceptibles d'aucune efficacité fondamentale.

A la vérité, la théorie vulgaire attribue, en général, au législateur, la faculté permanente de rompre inopinément l'harmonie nécessaire que nous considérons, à la seule condition d'être préalablement armé d'une autorité suffisante; ce qui sans doute, équivaut essentiellement à une entière négation de cette solidarité continue. Mais il est aisé de reconnaître qu'une telle opinion, fondée, en apparence, sur de grands exemples, constitue directement un véritable cercle vicieux, résultant d'une pure illusion sur les sources générales du pouvoir politique, où l'on prend le symptôme pour le principe. Sans établir scientifiquement ici la théorie positive de l'autorité, il est évident que, d'après la nature même de l'état social, tout pouvoir quelconque y est nécessairement constitué par un assentiment correspondant, spontané ou réfléchi, explicite ou implicite, des diverses volontés individuelles, déterminées, suivant certaines convictions préalables, à concourir à une action commune, dont ce pouvoir est d'abord l'organe et devient ensuite le régulateur. Ainsi, l'autorité dérive réellement du concours, et non le concours de l'autorité, sauf la réaction inévitable; en sorte qu'aucun grand pouvoir ne saurait résulter que de dispositions fortement prépondérantes au sein de la société où il s'établit; et quand rien n'y prédomine hautement, les pouvoirs quelconques y sont, par suite, nécessairement faibles et languissans; la correspondance étant d'ailleurs, dans tous les cas, d'autant plus irrésistible qu'il s'agit d'une société plus étendue. La théorie ordinaire, en intervertissant radicalement cette relation générale, place évidemment notre intelligence dans cette étrange situation, symptôme habituel des conceptions métaphysiques, de ne pouvoir nullement comprendre quelles seraient les sources effectives de ces puissances politiques auxquelles on attribue ainsi une mystérieuse influence sociale, à moins de leur supposer directement une origine franchement surnaturelle, comme le fait, sans tant d'inconséquence, la politique théologique. D'un autre côté, aucun esprit juste ne saurait certes méconnaître la haute influence que, par une réaction nécessaire, l'ensemble du régime politique exerce, avec tant d'évidence, sur le système général de la civilisation, et que caractérise même si souvent l'action incontestable, heureuse ou funeste, des institutions, des mesures, ou des événemens purement politiques, jusque sur la marche propre des sciences et des arts, à tous les âges de la société, et encore plus dans son enfance. Mais il serait entièrement superflu de s'arrêter ici à cet aspect de la question, puisqu'il n'est nullement contesté, tandis que l'erreur commune consiste, au contraire, à l'exagérer irrationnellement, au point de placer directement la réaction secondaire au-dessus de l'action principale. Il est clair d'ailleurs que, vu leur inévitable co-relation scientifique, l'une et l'autre concourent à faire pareillement ressortir ce consensus fondamental de l'organisme social, qu'il s'agissait ici de signaler sommairement comme le principe philosophique de la sociologie statique, et dont la notion ne présente plus aujourd'hui de difficultés vraiment graves qu'en ce qui concerne la correspondance générale entre le régime politique et l'état simultané de la civilisation. Du reste, j'aurai naturellement plusieurs occasions importantes de revenir directement sur ce dernier sujet envisagé sous de nouveaux aspects rationnels, et indépendamment encore de l'analyse historique, soit en considérant plus loin les limites nécessaires de l'action politique proprement dite, soit surtout dans la cinquantième leçon, spécialement consacrée à l'appréciation préliminaire de la statique sociale.

Sans attendre ces diverses explications, il était évidemment indispensable d'indiquer, dès ce moment, au lecteur, le point de vue essentiellement relatif sous lequel le système politique proprement dit sera toujours considéré dans cette première ébauche de la véritable science sociale. Un tel point de vue, substitué à la tendance absolue des théories ordinaires, constitue certainement le principal caractère scientifique de la positivité en philosophie politique, comme je l'ai montré au début de ce chapitre, et comme on le sentira, j'espère, d'autant mieux qu'on approfondira davantage ce sujet vraiment capital, où réside, à mon avis, le noeud élémentaire d'une telle difficulté philosophique. Nous n'aurons donc jamais à concevoir le régime politique que d'après sa relation continue, tantôt générale, tantôt spéciale, avec l'état correspondant de la civilisation humaine, isolément duquel il ne saurait, en aucun cas, être sainement jugé, et par l'impulsion graduelle duquel il tend toujours à être spontanément produit ou modifié. Si, d'un côté, cette conception présente toute idée de bien ou de mal politique comme nécessairement relative et variable, sans être pour cela nullement arbitraire puisque la relation est toujours rigoureusement déterminée; d'une autre part, elle devra fournir aussi la base rationnelle d'une théorie positive de l'ordre spontané des sociétés humaines, déjà vaguement entrevu, sous quelques rapports subalternes, par la politique métaphysique, dans ce qu'on nomme aujourd'hui l'économie politique, comme je l'ai assez indiqué au chapitre précédent. Car, la valeur d'un système politique quelconque ne pouvant ainsi essentiellement consister que dans son exacte harmonie avec l'état social correspondant, nous voyons par là que, sous un autre aspect, il est certainement impossible que, suivant le seul cours naturel des événemens, et sans aucune intervention calculée, une telle harmonie ne s'établisse point nécessairement.

Une semblable philosophie pourrait, sans doute, quelquefois conduire momentanément à un dangereux optimisme, comme j'en ai déjà franchement averti: mais cette aberration passagère ne pourrait avoir lieu que chez des esprits peu scientifiques, qu'un défaut naturel de précision, aggravé par une vicieuse éducation intellectuelle, doit rendre radicalement impropres à cultiver, avec aucun succès réel, une science aussi profondément difficile. Toute intelligence convenablement organisée et rationnellement préparée, digne, en un mot, d'une telle destination, saura bien éviter scrupuleusement de jamais confondre, en ce genre de phénomènes pas plus qu'en aucun autre, cette notion scientifique d'un ordre spontané avec l'apologie systématique de tout ordre existant. Envers des phénomènes quelconques, la philosophie positive, d'après son principe fondamental des conditions d'existence, enseigne toujours, comme je l'ai souvent expliqué dans les volumes précédents, que, dans leurs relations à l'homme, il s'établit spontanément, d'après leurs lois naturelles, un certain ordre nécessaire; mais sans jamais prétendre que cet ordre ne présente point, sous cet aspect, de graves et nombreux inconvéniens, modifiables, à un certain degré, par une sage intervention humaine. Plus les phénomènes se compliquent en se spécialisant davantage, plus ces imperfections s'aggravent et se multiplient inévitablement; en sorte que les phénomènes biologiques sont surtout inférieurs, à cet égard, aux phénomènes de la nature inorganique. En vertu de leur complication supérieure, les phénomènes sociaux doivent donc être nécessairement les plus désordonnés de tous, en même temps qu'ils en sont aussi les plus modifiables, ce qui est loin de faire compensation. Si donc on considère, en général, la notion des lois naturelles, elle entraîne aussitôt l'idée correspondante d'un certain ordre spontané, toujours liée à toute conception d'harmonie quelconque. Mais cette conséquence n'est pas plus absolue que le principe d'où elle dérive. En le complétant par l'indispensable considération de la complication croissante des phénomènes, suivant la hiérarchie scientifique fondamentale établie au début de ce Traité, on complète aussi la conception de cet ordre, d'après l'accroissement simultané de son inévitable imperfection. Tel est, à cet égard, le véritable esprit caractéristique de la philosophie positive, sommairement rappelé ici dans son ensemble. On voit aisément combien il diffère profondément de cette tendance systématique à l'optimisme, dont l'origine est évidemment théologique, puisque l'hypothèse d'une direction providentielle, continuellement active dans la marche générale des événemens, peut seule naturellement conduire à l'idée de la perfection nécessaire de leur accomplissement graduel. Il faut cependant reconnaître que, dans le développement fondamental de la raison humaine, la conception positive est primitivement dérivée du dogme théologique lui-même, dont elle constitue la régénération finale, comme pourrait le confirmer une exacte analyse historique: mais c'est essentiellement de la même manière que le principe des conditions d'existence découle originairement de l'hypothèse des causes finales, et que la notion philosophique des lois mathématiques était antérieurement issue du mysticisme métaphysique sur la puissance des nombres; l'analogie est pleinement identique en tous ces cas divers. Elle tient toujours à cette tendance nécessaire de notre intelligence à conserver indéfiniment ses moyens généraux de raisonnement, à quelque âge qu'ils aient été découverts, en les appropriant ensuite graduellement à ses nouveaux modes d'activité, d'après certaines transformations convenables, qui conservent à ces précieuses inspirations primitives du génie humain toute leur valeur essentielle, en l'augmentant même radicalement par une indispensable épuration: comme je l'ai indiqué, il y a long-temps, dans l'écrit auquel j'ai déjà fait plusieurs allusions depuis le commencement de ce volume. Mais, en un cas quelconque, la moindre sagacité philosophique suffira pour faire aussitôt sentir les différences caractéristiques qui désormais séparent profondément le principe nouveau du dogme ancien. Au cas spécial que nous considérons ici, il est très clair que la philosophie positive, en indiquant la conformité spontanée de chaque régime politique effectif à la civilisation correspondante, afin que ce régime ait pu s'établir et surtout durer, enseigne aussi, d'une manière non moins nécessaire, que cet ordre naturel doit être le plus souvent fort imparfait, par suite de l'extrême complication des phénomènes. Bien loin donc de repousser, en ce genre, l'intervention humaine, une telle philosophie en provoque, au contraire, éminemment la sage et active application, à un plus haut degré que pour tous les autres phénomènes possibles, en représentant directement les phénomènes sociaux comme étant, par leur nature, à la fois les plus modifiables de tous, et ceux qui ont le plus besoin d'être utilement modifiés d'après les rationnelles indications de la science. Elle se réserve seulement la direction intellectuelle de cette indispensable intervention, dont elle circonscrit d'abord les limites nécessaires, soit générales, soit spéciales: sans en exagérer l'efficacité réelle, elle n'en interdit jamais l'usage que dans les seuls cas où il ne pourrait certainement constituer qu'une inutile consommation de forces, suivant la même économie fondamentale qu'envers tous les autres phénomènes naturels, et surtout indépendamment de tout vain prestige quelconque, soit divin, soit humain. L'extrême nouveauté d'une semblable philosophie politique pourra bien faire que, de prime abord, on se méprenne assez sur son vrai caractère pour adresser à son esprit général les reproches qui lui sont le plus antipathiques. Il faut même craindre peut-être, je n'hésite pas à le déclarer franchement, par suite de notre faible nature, où la vie affective l'emporte tant sur la vie rationnelle, que, lorsque cette philosophie commencera enfin à prendre quelque ascendant réel, elle ne soit systématiquement accusée de tiédeur sociale et d'indifférence politique, par ceux qui ont tant besoin, surtout aujourd'hui, de développer, à tout prix, une turbulente activité matérielle; car, les hommes de spéculation doivent rarement s'attendre à être convenablement appréciés par les hommes d'action. Sous le point de vue moral, la politique positive ne saurait jamais dignement répondre à de telles récriminations que par le seul aspect, suffisamment décisif, des résultats réels de son application journalière. Quant à la discussion philosophique, chacun peut aisément juger, d'après les aperçus précédens, comment elle saura la soutenir. Pour faire nettement ressortir, sous ce point de vue, la frivole irrationnalité de cette vaine accusation d'optimisme politique, il suffirait même de signaler l'inconséquence flagrante que présente inévitablement une telle accusation au sujet des phénomènes les plus complexes, tandis que personne n'oserait certes l'intenter aujourd'hui envers les phénomènes plus simples, que la philosophie positive représente, néanmoins, de toute nécessité, comme étant spontanément mieux réglés et moins modifiables. Et, cependant, il pourrait bien arriver que les mêmes esprits qui l'accuseront, en politique, de cet optimisme prétendu, lui adressassent simultanément, par une contradiction capitale, le reproche opposé de trop déprécier le gouvernement providentiel envers tout le reste de l'économie naturelle!

Deux motifs principaux devaient ici me faire spécialement insister sur cette notion élémentaire du consensus fondamental propre à l'organisme social: soit d'abord en vertu de l'extrême importance philosophique de cette idée-mère de la statique sociale, qui doit, par sa nature, constituer la première base rationnelle de toute la nouvelle philosophie politique; soit aussi, accessoirement, parce que les considérations de sociologie purement dynamique devant spontanément dominer dans tout le reste de ce volume, comme étant aujourd'hui plus directement intéressantes et par suite mieux comprises, il devenait d'autant plus nécessaire de caractériser préalablement l'esprit général de la sociologie statique, qui n'y pourra ensuite être presque jamais envisagée que d'une manière indirecte ou implicite. Embrassée dans toute son étendue, c'est-à-dire sans écarter cette co-relation essentielle, maintenant assez examinée, entre l'idée de société et l'idée de gouvernement, une telle conception positive de l'harmonie sociale fournit spontanément, comme je l'avais annoncé, par l'ensemble de son application concrète, le fondement scientifique d'une saine théorie élémentaire de l'ordre politique proprement dit, soit spirituel, soit même temporel. Car, elle conduit directement à considérer toujours, à l'abri de tout arbitraire, l'ordre artificiel et volontaire comme un simple prolongement général de cet ordre naturel et involontaire vers lequel tendent nécessairement sans cesse, sous un rapport quelconque, les diverses sociétés humaines: en sorte que toute institution politique vraiment rationnelle, pour comporter une réelle et durable efficacité sociale, doit constamment reposer sur une exacte analyse préalable des tendances spontanées correspondantes, qui peuvent seules fournir à son autorité des racines suffisamment solides; en un mot, il s'agit essentiellement de contempler l'ordre, afin de le perfectionner convenablement, et nullement de le créer, ce qui serait impossible. Sous le point de vue scientifique, qui doit prévaloir en ce Traité, cette idée-mère de l'universelle solidarité sociale devient ici l'inévitable suite et le complément indispensable d'une notion fondamentale établie, dans le volume précédent, comme éminemment propre à l'étude des corps vivans. En toute rigueur scientifique, cette notion du consensus n'est point, sans doute, strictement particulière à une telle étude, et se présente directement comme devant être, par sa nature, nécessairement commune à tous les phénomènes, mais avec d'immenses différences d'intensité et de variété, et par suite d'importance philosophique. On peut dire, en effet, que, partout où il y a système quelconque, il doit exister dès-lors une certaine solidarité: l'astronomie elle-même, dans ses phénomènes purement mécaniques, nous en offre la première ébauche réelle, du moins en écartant l'idée d'univers, pour se réduire à la simple idée de monde, seule pleinement positive, comme je l'ai expliqué en son lieu; car, certains dérangemens d'un astre peuvent ainsi retentir sensiblement quelquefois sur un autre, par voie de gravitation modifiée. Mais on doit, à ce sujet, reconnaître, en principe, que le consensus devient toujours d'autant plus intime et plus prononcé qu'il s'applique à des phénomènes graduellement plus complexes et moins généraux: en sorte que, suivant ma hiérarchie scientifique élémentaire, l'étude des phénomènes chimiques forme, par sa nature, à ce titre, comme à tout autre, une sorte d'intermédiaire fondamental entre la philosophie inorganique et la philosophie organique, ainsi que chacun peut aisément s'en convaincre. D'après ce principe, il reste néanmoins incontestable que, conformément aux habitudes philosophiques prépondérantes, c'est surtout aux systèmes organiques, en vertu de leur plus grande complication, que conviendra toujours essentiellement la notion scientifique de solidarité et de consensus, malgré son universalité nécessaire. C'est seulement alors que cette notion, jusque-là purement accessoire, constitue directement la base indispensable de l'ensemble des conceptions positives; et sa prépondérance y devient toujours aussi d'autant plus prononcée qu'il s'agit d'organismes plus composés ou de phénomènes plus complexes et plus éminens. Ainsi, par exemple, le consensus animal est bien plus complet que le consensus végétal: de même, il se développe évidemment à mesure que l'animalité s'élève, jusqu'à son maximum dans la nature humaine; enfin, chez l'homme, l'appareil nerveux devient, plus qu'aucun autre, le principal siége de la solidarité biologique. En poursuivant rationnellement cette marche philosophique, d'après l'ensemble fondamental de nos connaissances positives, cette grande notion devait donc, à priori, acquérir, dans l'étude générale de l'organisme social, une prépondérance scientifique encore supérieure à celle que tous les bons esprits lui attribuent maintenant sans hésitation en biologie, vu l'incontestable surcroît de complication propre à ce nouvel ordre de phénomènes. Or l'esprit actuel de la philosophie politique faisant, au contraire, essentiellement abstraction continue de cette solidarité fondamentale entre tous les divers aspects sociaux, il importait, au plus haut degré, de résoudre directement une telle anomalie philosophique, comme je crois désormais y être convenablement parvenu, quoique par une explication sommaire, ultérieurement développable. Cette opération préliminaire était donc aussi indispensable à la coordination rationnelle de la physique sociale avec les autres sciences fondamentales, que nous l'avions déjà reconnu nécessaire à la propre institution générale de cette nouvelle science.

Appréciée maintenant quant à la méthode proprement dite, objet spécial de ce chapitre, cette conception élémentaire du consensus social a pour destination essentielle de déterminer immédiatement avec une autorité et une spontanéité remarquables, l'un des principaux caractères de la méthode sociologique, celui de tous peut-être suivant lequel elle modifie le plus intimement, d'après la nature des phénomènes correspondans, l'ensemble de la méthode positive. En effet, puisque les phénomènes sociaux sont ainsi profondément connexes, leur étude réelle ne saurait donc être jamais rationnellement séparée; d'où résulte l'obligation permanente, aussi irrécusable que directe, de considérer toujours simultanément les divers aspects sociaux, soit en statique sociale, soit, par suite, en dynamique. Chacun d'eux peut, sans doute, devenir isolément le sujet préliminaire d'observations propres, et il faut bien qu'il en soit ainsi, à un certain degré, pour alimenter la science de matériaux convenables. Mais cette nécessité préalable ne s'applique même, en parfaite rigueur, qu'à la seule époque actuelle, où il s'agit de la première ébauche de la science, forcée d'employer d'abord, avec les précautions indispensables, les incohérentes observations qui ont dû résulter, à toute autre intention, des irrationnelles recherches antérieures. Quand la fondation de la science sera suffisamment avancée, la co-relation fondamentale des phénomènes servira, sans doute, de principal guide habituel dans leur exploration directe, comme je l'expliquerai spécialement ci-dessous. En tous cas, abstraction faite ici du mode propre d'observation immédiate, il est incontestable que, d'après cette solidarité nécessaire qui caractérise un tel sujet, aucun phénomène social, préalablement exploré par un moyen quelconque, ne saurait être utilement introduit dans la science tant qu'il reste conçu d'une manière isolée: et cela non-seulement sous le point de vue statique, où l'harmonie sociale est toujours directement considérée, mais aussi dans l'étude même du mouvement social, où le consensus, pour être moins immédiat, n'est pas, en réalité, moins prépondérant, ainsi que nous allons le reconnaître. Toute étude isolée des divers élémens sociaux est donc, par la nature de la science, profondément irrationnelle, et doit demeurer essentiellement stérile, à l'exemple de notre économie politique, fût-elle même mieux cultivée. Ceux donc qui s'efforcent aujourd'hui de dépecer encore davantage le système des études sociales, par une aveugle imitation du morcellement méthodique propre aux sciences inorganiques, tombent donc involontairement dans cette aberration capitale d'envisager comme un moyen essentiel de perfectionnement philosophique une disposition intellectuelle radicalement antipathique aux conditions fondamentales d'un tel sujet. Sans doute, la science sociale pourra être un jour rationnellement subdivisée avec utilité, à un certain degré: mais nous ne pouvons nullement savoir aujourd'hui en quoi consistera cette division ultérieure, puisque son vrai principe ne doit résulter que du développement graduel de la science, laquelle ne saurait certainement être fondée maintenant que d'après une étude d'ensemble; j'ai déjà prouvé ci-dessus, qu'il y aurait même un vrai danger philosophique à vouloir, dès ce moment, réaliser, à titre de décomposition permanente du travail, la distinction indispensable entre l'état statique et l'état dynamique, malgré son évidente rationnalité et son usage continu. A un âge quelconque de cette science, les recherches partielles qui pourront lui devenir nécessaires ne sauraient être convenablement indiquées et conçues que d'après les progrès de l'étude intégrale, qui signaleront spontanément les points spéciaux dont l'éclaircissement propre peut réellement concourir au perfectionnement direct du sujet. Suivant toute autre marche, on n'obtiendrait essentiellement qu'un stérile encombrement d'irrationnelles discussions spéciales, mal instituées et plus mal poursuivies, bien plutôt destiné à entraver radicalement la formation de la vraie philosophie politique qu'à lui préparer d'utiles matériaux, comme on le voit de nos jours. Il est donc incontestable que des conceptions et des études d'ensemble peuvent seules convenablement concourir aujourd'hui à la fondation directe de la sociologie positive, soit statique, soit dynamique; et que les travaux y doivent ensuite descendre graduellement à une spécialité croissante, en considérant toujours l'étude des élémens comme essentiellement dominée par celle du système, dont la notion générale de plus en plus nette devra continuellement fournir le principal éclaircissement de chaque aspect partiel, sauf d'inévitables réactions secondaires. On ne saurait nier que l'impérieuse obligation philosophique de suivre une telle marche, en vertu de la solidarité caractéristique de tous les phénomènes sociaux, n'augmente gravement les difficultés fondamentales que l'extrême complication du sujet doit déjà tant apporter à la culture rationnelle de cette nouvelle science naturelle, en y exigeant habituellement une contention intellectuelle plus intense et plus soutenue, pour ne laisser fuir ou s'effacer aucun des nombreux aspects simultanés qu'il y faudra nécessairement embrasser toujours. Mais cette condition est si évidemment prescrite par l'esprit de la science, qu'on n'y saurait voir qu'un puissant motif de plus de réserver exclusivement cette étude vraiment transcendante aux plus hautes intelligences scientifiques, mieux préparées que toutes les autres, par une sage et forte éducation, à supporter la continuité des plus grands efforts spéculatifs, et s'appliquant même sans relâche, plus scrupuleusement qu'en aucun cas, à seconder habituellement leur essor rationnel par une plus parfaite subordination des passions à la raison. Chacun peut aisément juger ainsi combien, à tous égards, les dispositions, soit intellectuelles, soit morales, qui prédominent aujourd'hui, et qui sont même quelquefois systématiquement préconisées, se trouvent radicalement contraires à l'accomplissement réel de la grande opération philosophique maintenant destinée à servir de base indispensable à la réorganisation sociale des peuples modernes; en sorte qu'il semblerait que plus le but est difficile à atteindre, moins on s'y prépare dignement. Il n'est point douteux qu'une aussi déplorable discordance entre les moyens et la fin ne doive contribuer beaucoup, quoique d'une manière indirecte, à la prolongation spontanée de la perturbation sociale, dont le vrai principe est essentiellement intellectuel, comme je crois l'avoir déjà presque surabondamment démontré.

Pour mieux apprécier cet important caractère d'ensemble propre à la méthode sociologique, il faut regarder scientifiquement une telle condition comme n'appartenant pas d'une manière exclusive à la physique sociale, où elle atteint seulement sa plus entière prépondérance, mais comme étant, à un degré quelconque, nécessairement commune à toutes les diverses parties de l'étude générale des corps vivans, qui se distingue ainsi profondément, sous l'aspect purement logique, de toute la philosophie inorganique. Un aphorisme essentiellement empirique, converti mal à propos, par les métaphysiciens modernes, en dogme logique absolu et indéfini, prescrit, en tout sujet possible, de procéder constamment du simple au composé: mais il n'y en a pas, au fond, d'autre raison solide, si ce n'est qu'une telle marche convient, en effet, à la nature des sciences inorganiques, qui, par leur développement plus simple et plus rapide, et par leur perfection supérieure, devaient inévitablement servir jusqu'ici de type essentiel aux préceptes de la logique universelle. Toutefois, on ne saurait, en réalité, concevoir, à cet égard, de nécessité logique vraiment commune à toutes les spéculations possibles que cette évidente obligation d'aller toujours du connu à l'inconnu, à laquelle, certes, il serait difficile de se soustraire, et qui, par elle-même, n'impose directement aucune préférence constante. Mais il est clair que cette règle spontanée prescrit aussi bien de procéder du composé au simple que du simple au composé, suivant que, d'après la nature du sujet, l'un est mieux connu et plus immédiatement accessible que l'autre. Or, il existe nécessairement, sous ce point de vue, une différence fondamentale, qui ne saurait être éludée, entre l'ensemble de la philosophie inorganique et celui de la philosophie organique. Car, dans la première, où la solidarité, suivant nos explications précédentes, est très peu prononcée, et doit affecter faiblement l'étude du sujet, il s'agit d'explorer un système dont les élémens sont presque toujours bien plus connus que l'ensemble, et même d'ordinaire seuls directement appréciables, ce qui exige, en effet, qu'on y procède habituellement du cas le moins composé au plus composé. Mais, dans la seconde, au contraire, dont l'homme ou la société constitue l'objet principal, la marche opposée devient, le plus souvent, la seule vraiment rationnelle, par une autre suite nécessaire du même principe logique, puisque l'ensemble du sujet est certainement alors beaucoup mieux connu et plus immédiatement abordable que les diverses parties qu'on y distinguera ultérieurement. En étudiant le monde extérieur, c'est surtout l'ensemble qui nous échappe inévitablement, et qui nous demeurera toujours profondément inintelligible, comme je l'ai montré, principalement au second volume de ce Traité, où nous avons reconnu que l'idée d'univers ne saurait, par sa nature, jamais devenir vraiment positive, la notion du système solaire étant la plus complexe que nous puissions nettement concevoir. Au contraire, en philosophie biologique, ce sont les détails qui restent nécessairement inaccessibles, quand on veut y trop spécialiser l'étude: et on le vérifie clairement en observant que, dans cette seconde moitié de la philosophie naturelle, les êtres sont, en général, d'autant moins inconnus qu'ils sont plus complexes et plus élevés; en sorte que, par exemple, l'idée générale d'animal est certainement plus nette aujourd'hui que l'idée moins composée de végétal, et le devient toujours davantage à mesure qu'on se rapproche de l'homme, principale unité biologique, dont la notion, quoique la plus composée de toutes, constitue toujours le point de départ nécessaire d'un tel ensemble de spéculations. Ainsi, en comparant convenablement ces deux grandes moitiés de la philosophie naturelle, on voit certainement que, par les conditions fondamentales du sujet, c'est, dans un cas, le dernier degré de composition, et, dans l'autre le dernier degré de simplicité, dont l'examen réel nous reste inévitablement interdit: ce qui motive pleinement, sans doute, l'inversion générale, propre à chacune d'elles, de la marche rationnelle qui convient à l'autre. La sociologie n'est donc point la seule science où la nécessité de procéder habituellement de l'ensemble aux parties devienne prépondérante; la biologie elle-même a dû nous présenter déjà, par des motifs essentiellement analogues, et de la manière la moins équivoque, un tel caractère philosophique. Peut-être même la philosophie biologique proprement dite, trop récemment constituée, et sous l'influence trop prononcée d'une imitation empirique des sciences antérieures, n'a-t-elle point encore, à cet égard, complétement manifesté son véritable esprit: je suis du moins très disposé à le penser, et à prévoir que, dans la suite, à mesure que son originalité rationnelle s'établira davantage, cette marche prépondérante du plus composé au moins composé y deviendra plus directe et plus tranchée qu'on ne l'y voit aujourd'hui. Toutefois, il est évident que, par la nature de ses phénomènes, la physique sociale devait nécessairement présenter, comme nous l'avons déjà spécialement établi, le plus entier et le plus incontestable développement de cette grande modification logique, sans altérer néanmoins l'invariable unité de la méthode positive fondamentale. En effet, l'intime solidarité du sujet devient ici tellement supérieure à ce qu'offrait la simple biologie, que toute étude isolée d'aucun aspect partiel doit être immédiatement jugée comme profondément irrationnelle et radicalement stérile, pouvant tout au plus servir, à titre d'élaboration préalable, pour l'acquisition préliminaire des divers matériaux scientifiques, et sous la réserve, même alors, d'une indispensable révision finale. Au reste, pour prévenir, autant que possible, d'oiseuses et puériles discussions, aujourd'hui trop imminentes, il n'est pas inutile de rappeler ici, en terminant une telle explication, que la philosophie positive, subordonnant toujours l'idéalité à la réalité, ne saurait jamais admettre ces vaines controverses logiques, qu'engendre seule spontanément la philosophie métaphysique, sur la valeur absolue de telle ou telle méthode, abstraction faîte de toute application scientifique: les préférences, toujours purement relatives, qu'elle accorde à cet égard, ne pouvant, en aucun cas, résulter que d'une meilleure harmonie constatée entre les moyens et la fin, elles changeraient aussitôt d'objet, sans aucune vicieuse obstination et sans la moindre inconséquence philosophique, si l'exercice effectif venait à dévoiler ultérieurement l'infériorité de la méthode d'abord adoptée; ce qui certainement n'est point à craindre dans la question que nous venons d'examiner.

Cette exposition préliminaire ayant désormais suffisamment caractérisé l'esprit fondamental propre à la sociologie statique, il nous reste maintenant, afin d'avoir préalablement déterminé le véritable esprit général de la nouvelle philosophie politique, à considérer aussi, d'une manière directe mais sommaire, la conception philosophique qui doit présider à l'étude dynamique des sociétés humaines, laquelle constitue immédiatement le principal objet de notre travail explicite. Outre que ce second sujet est, d'ordinaire, moins imparfaitement apprécié et plus familier, des développemens moins étendus pourront ici suffire, surtout par suite des explications précédentes, qui, d'avance, y auront beaucoup simplifié les plus grandes difficultés, d'après l'intime liaison qui, en un tel sujet, doit rationnellement exister entre la théorie de l'existence et celle du mouvement, ou, sous le point de vue purement politique, entre les lois de l'ordre et celles du progrès. Il faut d'ailleurs noter, accessoirement, que la prépondérance spontanée de la sociologie dynamique dans la suite entière de ce volume nous autorise, en ce moment, à réduire autant que possible une appréciation générale dont l'imperfection primitive, et même les lacunes secondaires, pourront être ainsi graduellement compensées par l'ensemble des leçons ultérieures.

Quoique la conception statique de l'organisme social doive, par la nature du sujet, constituer la première base rationnelle de toute la sociologie, comme je viens de l'expliquer, il faut néanmoins reconnaître que non-seulement la dynamique sociale en forme la partie la plus directement intéressante, principalement de nos jours, mais surtout, sous le point de vue purement scientifique, qu'elle seule achève de donner, à l'ensemble de cette science nouvelle, son caractère philosophique le plus tranché, en faisant directement prévaloir la notion qui distingue le plus la sociologie proprement dite de la simple biologie, c'est-à-dire l'idée-mère du progrès continu, ou plutôt du développement graduel de l'humanité. Dans un traité méthodique de philosophie politique, il conviendrait, sans doute, d'analyser d'abord les impulsions individuelles qui deviennent les élémens propres de cette force progressive de l'espèce humaine, en les rapportant à cet instinct fondamental, résultat éminemment complexe du concours nécessaire de toutes nos tendances naturelles, qui pousse directement l'homme à améliorer sans cesse, sous tous les rapports, sa condition quelconque, ou, en termes plus rationnels mais équivalens, à toujours développer, à tous égards, l'ensemble de sa vie, physique, morale, et intellectuelle, autant que le comporte alors le système de circonstances où il se trouve placé. En regardant ici cette notion préliminaire comme étant déjà suffisamment éclaircie aujourd'hui chez les esprits avancés, nous devons immédiatement considérer la conception élémentaire de la dynamique sociale, c'est-à-dire l'étude de cette succession continue, envisagée dans l'ensemble de l'humanité. Pour fixer plus convenablement les idées, il importe d'établir préalablement, par une indispensable abstraction scientifique, suivant l'heureux artifice judicieusement institué par Condorcet, l'hypothèse nécessaire d'un peuple unique, auquel seraient idéalement rapportées toutes les modifications sociales consécutives effectivement observées chez des populations distinctes. Cette fiction rationnelle s'éloigne beaucoup moins de la réalité qu'on n'a coutume de le supposer: car, sous le point de vue politique, les vrais successeurs de tels ou tels peuples sont certainement ceux qui, utilisant et poursuivant leurs efforts primitifs, ont prolongé leurs progrès sociaux, quels que soient le sol qu'ils habitent, et même la race d'où ils proviennent; en un mot, c'est surtout la continuité politique qui doit régler la succession sociologique, quoique la communauté de patrie doive d'ailleurs influer extrêmement, dans les cas ordinaires, sur cette continuité. Mais, sans entreprendre ici un tel examen, réservé naturellement à un traité spécial, où l'idée de nation ou de peuple serait directement soumise à l'analyse positive, il suffit à notre but d'employer habituellement l'hypothèse proposée, à titre de simple artifice scientifique, dont l'utilité n'est pas contestable.

Cela posé, le véritable esprit général de la sociologie dynamique consiste à concevoir chacun de ces états sociaux consécutifs comme le résultat nécessaire du précédent et le moteur indispensable du suivant, selon le lumineux axiome du grand Leibnitz: Le présent est gros de l'avenir. La science a dès-lors pour objet, sous ce rapport, de découvrir les lois constantes qui régissent cette continuité, et dont l'ensemble détermine la marche fondamentale du développement humain. En un mot, la dynamique sociale étudie les lois de la succession, pendant que la statique sociale cherche celles de la co-existence: en sorte que l'application générale de la première soit proprement de fournir à la politique pratique la vraie théorie du progrès, en même temps que la seconde forme spontanément celle de l'ordre; ce qui ne doit pas laisser le moindre doute rationnel sur l'aptitude nécessaire d'une telle combinaison philosophique à satisfaire convenablement au double besoin fondamental des sociétés actuelles.

D'après une telle définition, la dynamique sociale se présente directement avec un pur caractère scientifique, qui permettrait d'écarter comme oiseuse la controverse si agitée encore sur le perfectionnement humain, et dont la prépondérance devra terminer en effet cette stérile discussion, en la transportant à jamais du champ de l'idéalité dans celui de la réalité, en tant du moins que sont terminables les contestations essentiellement métaphysiques. Si l'on ne devait point craindre de tomber dans une puérile affectation, et surtout de paraître éluder une prétendue difficulté fondamentale que la philosophie positive dissipe spontanément, comme je vais l'indiquer, il serait facile, à mon gré, de traiter la physique sociale tout entière sans employer une seule fois le mot de perfectionnement, en le remplaçant toujours par l'expression simplement scientifique de développement, qui désigne, sans aucune appréciation morale, un fait général incontestable. Il est même évident qu'une telle notion abstraite n'est point, par sa nature, exclusivement propre à la sociologie, et qu'elle existe déjà, d'une manière essentiellement analogue, dans l'étude de la vie individuelle, où les biologistes en font maintenant un usage continuel, qui donne lieu à l'analyse comparative des différens âges de l'organisme, surtout animal. Ce rapprochement scientifique, en indiquant le premier germe de cette considération, est aussi très propre à caractériser l'intention purement spéculative qui doit d'abord présider à son emploi continu, en écartant d'oiseuses et irrationnelles controverses sur le mérite respectif des divers états consécutifs, pour se borner à étudier les lois de leur succession effective. Mais il faut reconnaître que l'enchaînement nécessaire des différens états sociaux constitue, en philosophie politique, par la nature du sujet, une conception bien autrement prépondérante que ne peut l'être, en philosophie biologique, la suite individuelle des âges. Cette grande notion de la série sociale, retrouve, soit pour la science, ou même pour la seule méthode, son véritable équivalent en biologie, non dans l'analyse des âges, mais uniquement dans la conception de la série organique fondamentale, comme je l'expliquerai directement à la fin de ce chapitre.

Ayant déjà préalablement démontré l'existence nécessaire des lois sociologiques dans le cas le plus difficile et le plus incertain, c'est-à-dire quant à l'état statique, il serait, sans doute, inutile d'insister formellement ici sur la nécessité beaucoup mieux appréciable et bien moins contestée des lois dynamiques proprement dites. En tout temps et en tout lieu, le seul cours ordinaire de notre vie individuelle, malgré son extrême brièveté, a constamment suffi pour permettre d'apercevoir, même involontairement, certaines modifications notables, survenues, à divers égards, dans l'état social, et dont les plus anciens tableaux de l'existence humaine constatent déjà, avec tant de naïveté, l'intéressant témoignage, abstraction faite de toute appréciation systématique. Or, c'est la lente accumulation, graduelle mais continue, de ces changemens successifs qui constitue peu à peu le mouvement social, dont la durée d'une génération doit ordinairement séparer les divers pas un peu tranchés, puisque c'est surtout par le renouvellement constant des adultes que s'opèrent, en politique, les variations élémentaires les plus appréciables, celles que comporte le même individu devant être le plus souvent trop peu sensibles. A une époque où la rapidité moyenne de cette progression fondamentale semble, à tous les yeux, notablement accélérée, quelle que soit d'ailleurs l'opinion morale qu'on s'en forme, personne ne peut plus contester la réalité d'un mouvement, profondément senti par ceux-là même qui le maudissent. La controverse rationnelle ne peut donc exister aujourd'hui que sur la subordination constante de ces grands phénomènes dynamiques à des lois naturelles invariables; ce qui, en principe, ne saurait comporter aucune discussion pour quiconque serait directement placé au point de vue général de la philosophie positive, condition, il est vrai, trop rarement remplie encore. Mais, en complétant l'observation, il sera facile de constater, sous quelque aspect qu'on envisage la société, que ses modifications successives sont toujours assujéties à un ordre déterminé, dont l'explication rationnelle, d'après l'étude de la nature humaine, est déjà possible en un assez grand nombre de cas pour que, dans les autres, on puisse espérer de l'apercevoir ultérieurement. Cet ordre présente d'ailleurs une fixité remarquable, que manifeste essentiellement l'exacte comparaison des développemens parallèles, observés chez des populations distinctes et indépendantes, comme chacun peut aisément en retrouver des exemples caractéristiques, dont les principaux seront d'ailleurs spontanément appréciés dans la partie historique de ce volume. Puis donc que, d'une part, l'existence du mouvement social est désormais incontestable, et que, d'une autre part, la succession des divers états de la société ne se fait, sous aucun rapport, dans un ordre arbitraire, il faut bien regarder, de toute nécessité, ce grand phénomène continu comme soumis à des lois naturelles aussi positives, quoique plus compliquées, que celles de tous les autres phénomènes quelconques, à moins d'employer l'artifice théologique d'une providence permanente, ou de recourir à la vertu mystique des entités métaphysiques. Il n'y a point, en effet, d'autre alternative intellectuelle; aussi est-ce seulement sur la catégorie des phénomènes sociaux que devra réellement se terminer, dans notre siècle, la lutte fondamentale, directement établie depuis trois siècles, entre l'esprit positif et l'esprit théologico-métaphysique. A jamais chassées successivement de toutes les autres classes de spéculations humaines, du moins en principe, la philosophie théologique et la philosophie métaphysique ne dominent plus maintenant que dans le système des études sociales: c'est de ce dernier domaine qu'il s'agit enfin de les exclure aussi; ce qui doit surtout résulter de la conception fondamentale du mouvement social comme soumis nécessairement à d'invariables lois naturelles, au lieu d'être régi par des volontés quelconques.

Quoique les lois fondamentales de la solidarité sociale se vérifient surtout dans cet état de mouvement, un tel phénomène, malgré son invariable unité nécessaire, peut être utilement soumis, pour faciliter l'observation préalable, à une décomposition rationnelle permanente, d'après les divers aspects élémentaires mais co-relatifs de l'existence humaine, alternativement envisagée comme physique, morale, intellectuelle, et enfin politique. Or, sous quelqu'un de ces points de vue préliminaires qu'on envisage d'abord l'ensemble du mouvement général de l'humanité, depuis les temps historiques les plus anciens jusqu'à nos jours, il sera facile de constater que les divers pas se sont constamment enchaînés dans un ordre déterminé, comme la partie historique de ce volume le démontrera spontanément, en indiquant les lois principales de cette succession nécessaire. Je dois ici me borner essentiellement à citer surtout l'évolution intellectuelle, la plus irrécusable et la mieux caractérisée de toutes, en tant que moins entravée et plus avancée qu'aucune autre, et ayant dû, à ce titre, servir presque toujours de guide fondamental. La principale partie de cette évolution, celle qui a le plus influé sur la progression générale, consiste sans doute dans le développement continu de l'esprit scientifique, à partir des travaux primitifs des Thalès et des Pythagore, jusqu'à ceux des Lagrange et des Bichat. Or, aucun homme éclairé ne saurait douter aujourd'hui que, dans cette longue succession d'efforts et de découvertes, le génie humain n'ait toujours suivi une marche exactement déterminée, dont l'exacte connaissance préalable aurait en quelque sorte permis à une intelligence suffisamment informée de prévoir, avant leur réalisation plus ou moins prochaine, les progrès essentiels réservés à chaque époque, suivant l'heureux aperçu déjà indiqué, au commencement du siècle dernier, par l'illustre Fontenelle. Quoique les considérations historiques n'aient dû être qu'incidemment signalées, et pour des motifs purement accessoires, dans les trois premiers volumes de ce Traité, chacun a pu néanmoins y constater spontanément de nombreux et irrécusables exemples de cette succession nécessaire, plus compliquée mais aussi peu arbitraire qu'aucune loi naturelle proprement dite, soit en ce qui concerne les propres développemens de chaque science isolée, soit quant à l'influence mutuelle des diverses branches de la philosophie naturelle. Les principes posés d'avance, au début de cet ouvrage, sur la marche fondamentale de notre intelligence, et sur la hiérarchie générale des sciences, ont dû faciliter beaucoup de telles observations, et leur imprimer surtout, dès l'origine, une ineffaçable rationnalité, qui pourra simplifier ensuite, à un haut degré, l'analyse historique, quand nous devrons y procéder directement. On a donc ainsi pu s'assurer déjà, en des cas importuns et variés, que, sous ce rapport, les grands progrès de chaque époque, et même de chaque génération, résultaient nécessairement toujours de l'état immédiatement antérieur: en sorte que les hommes de génie, auxquels ils sont, d'ordinaire, trop exclusivement attribués, ne se présentaient essentiellement que comme les organes propres d'un mouvement prédéterminé, qui, à leur défaut, se fût ouvert d'autres issues; ainsi que l'histoire le vérifie souvent, de la manière la plus sensible, en montrant plusieurs esprits éminens tout préparés à faire simultanément la même grande découverte, qui n'a dû cependant avoir qu'un seul organe. Toutes les parties quelconques de l'évolution humaine comportent, au fond, comme nous le constaterons plus tard, des observations essentiellement analogues, quoique plus compliquées et moins appréciables. Il serait certainement superflu de s'arrêter ici à aucune pareille indication, même sommaire, en ce qui concerne les arts proprement dits, dont la progression naturelle, soit spéciale, soit combinée, est aujourd'hui suffisamment évidente. L'exception apparente relative aux beaux-arts recevra, spontanément, dans notre étude directe de la dynamique sociale, une explication rationnelle, pleinement suffisante, j'espère, pour empêcher désormais les bons esprits de voir dans ce cas essentiel une sorte de grave objection contre l'ensemble régulier du mouvement nécessaire et continu de l'humanité. Quant à la partie de ce grand mouvement qui semble aujourd'hui la moins réductible à des lois naturelles, c'est-à-dire le mouvement politique proprement dit, encore conçu comme arbitrairement régi par des volontés convenablement puissantes, chacun pourra cependant reconnaître, avec la même certitude au moins qu'en aucun autre cas, que les divers systèmes politiques se sont certainement succédé historiquement, suivant une filiation très rationnellement appréciable, dans un ordre exactement déterminé, que je ne crains pas de présenter d'avance comme encore plus inévitable que celui des divers états, généraux, et surtout spéciaux, de l'intelligence humaine, ainsi que nous le verrons en son lieu.

Afin de mieux développer d'ailleurs cet indispensable sentiment préliminaire de l'existence nécessaire de lois positives en dynamique sociale, sous quelque aspect qu'on l'envisage, le lecteur pourra s'aider utilement de la solidarité fondamentale déjà constatée, pour l'état statique, entre tous les divers élémens sociaux. Elle doit, à plus forte raison, subsister pendant le mouvement, qui, sans cela, finirait par déterminer spontanément, comme en mécanique, l'entière décomposition du système. Or, la considération d'une telle connexité simplifie et fortifie à la fois les démonstrations préalables de l'ordre dynamique nécessaire, puisqu'il suffit ainsi de l'avoir constaté sous un rapport quelconque, pour qu'on soit aussitôt rationnellement autorisé à étendre d'avance le même principe à tous les autres aspects sociaux; ce qui lie directement entre elles toutes les preuves partielles que l'on peut successivement acquérir de la réalité de cette notion scientifique. Dans le choix et l'usage de ces diverses vérifications, j'engage le lecteur à remarquer d'abord que, par la nature du sujet, les lois de la dynamique sociale doivent être nécessairement d'autant mieux saisissables qu'elles concernent des populations plus étendues, où les perturbations secondaires ont moins d'influence, de même que je l'ai déjà indiqué envers les lois statiques. Il faut d'ailleurs noter ici, à cet égard, comme plus spécialement dynamique, cette réflexion analogue que les lois fondamentales deviennent aussi, de toute nécessité, d'autant plus irrésistibles, et par suite plus appréciables, qu'elles s'appliquent à une civilisation plus avancée, puisque le mouvement social, d'abord vague et incertain, doit naturellement se prononcer et se consolider davantage à mesure qu'il se prolonge, en surmontant, avec une énergie croissante, toutes les influences accidentelles. Cette double considération permanente, applicable à tous les aspects sociaux, pourra, j'espère, convenablement employée, guider heureusement le lecteur dans le travail préliminaire que je dois lui indiquer ici, et dont je ne saurais le dispenser, afin de suivre utilement l'étude du volume actuel. Quant à la coordination philosophique de ces preuves partielles préalables, dont la combinaison n'est nullement indifférente à la science, je dois enfin avertir aussi le lecteur que l'évolution fondamentale de l'humanité, comparativement appréciée sous les divers aspects sociaux, doit être, par la nature du sujet, d'autant plus nécessairement assujétie à d'impérieuses lois naturelles qu'elle concerne des phénomènes plus composés, où les irrégularités provenues d'influences individuelles quelconques doivent naturellement s'effacer davantage. On conçoit ainsi quelle irrationnelle inconséquence il doit y avoir aujourd'hui, par exemple, à regarder, d'une part, le mouvement scientifique comme soumis à des lois positives, et, d'une autre part, le mouvement politique comme essentiellement arbitraire; car, au fond, celui-ci, en vertu de sa complication supérieure, dominant davantage les perturbations individuelles, doit être encore plus inévitablement prédéterminé que l'autre, où le génie personnel exerce certainement plus d'empire, comme nous allons le reconnaître directement en traitant des limites fondamentales de l'action sociale. Quelque paradoxal que doive aujourd'hui sembler un tel principe, je ne doute pas qu'il ne soit finalement confirmé par un examen approfondi du sujet.

Conformément à ma première indication, on vérifie maintenant, d'une manière aussi irrécusable que spontanée, la possibilité de caractériser sommairement ici le véritable esprit général de la sociologie dynamique, en se bornant à y étudier l'incontestable développement continu de l'humanité, qui en constitue le vrai sujet scientifique, sans se prononcer aucunement sur la fameuse question du perfectionnement humain. Il me serait aisé de persister jusqu'au bout dans une telle disposition, en écartant totalement cette controverse si agitée, qui semble aujourd'hui, par suite des irrationnelles préoccupations de notre philosophie politique, devoir fournir l'indispensable fondement primitif du système entier des conceptions sociales: la prétendue prépondérance de cette discussion se trouverait dès-lors irrévocablement appréciée, quoique indirectement, par la seule exécution de cette étude complète de l'évolution humaine, abstraction faite de toute considération de perfectibilité. Mais, quelque utile que pût être cette stricte rigueur scientifique, qui devrait en effet régner en un traité méthodique, et quoique une semblable disposition spéculative doive même prédominer immédiatement dans toute la suite de ce volume, je dois cependant ici, dans une première ébauche rationnelle, attacher une importance réelle aux divers éclaircissemens fondamentaux que peut exiger l'état philosophique actuel, quand même ils devraient paraître, du point de vue scientifique final, purement accessoires et secondaires. C'est pourquoi je crois utile d'examiner maintenant, en peu de mots, mais directement, cette célèbre contestation philosophique, trop puérilement vantée; elle nous servira d'ailleurs de transition naturelle à l'appréciation rationnelle des limites générales de l'action politique.

L'esprit essentiellement relatif dans lequel doivent être désormais conçues toutes les notions quelconques de la politique positive, doit d'abord nous faire ici écarter irrévocablement, comme aussi vaine qu'oiseuse, la vague controverse métaphysique sur l'accroissement du bonheur de l'homme aux divers âges de la civilisation: ce qui élimine spontanément la seule partie essentielle de la question sur laquelle il soit vraiment impossible d'obtenir jamais un assentiment réel et permanent. Puisque le bonheur de chacun exige une suffisante harmonie entre l'ensemble du développement de ses différentes facultés, et le système total des circonstances quelconques qui dominent sa vie, et puisque, d'une autre part, un tel équilibre tend toujours à s'établir spontanément à un certain degré, il ne saurait y avoir lieu à comparer positivement, ni par aucun sentiment direct, ni même par aucune voie rationnelle, quant au bonheur individuel, des situations sociales dont l'entier rapprochement est certainement impossible: autant vaudrait, pour ainsi dire, poser la question insoluble et inintelligible du bonheur respectivement propre aux divers organismes animaux, ou aux deux sexes de chaque espèce.

Après avoir ainsi écarté sans retour cet inépuisable texte de déclamations puériles ou de stériles dissertations, l'analyse positive de la vague notion actuelle du perfectionnement humain n'y laisse plus, au fond, subsister d'autre idée fondamentale que la pensée éminemment scientifique d'un développement continu de la nature humaine, envisagée sous tous ses divers aspects essentiels, suivant une harmonie constante, et d'après des lois invariables d'évolution. Or, cette conception, sans laquelle il ne peut exister aucune véritable science sociale, présente certainement, d'après même les seules explications préliminaires ci-dessus indiquées, la plus incontestable réalité: il n'y a aucune discussion possible avec ceux qui la méconnaîtraient; pas plus que, dans une science quelconque, avec ceux qui en rejettent les notions fondamentales, par exemple, en biologie, la série organique, dont la série sociologique constitue d'ailleurs l'équivalent philosophique. Il est donc évident que l'humanité se développe sans cesse par le cours graduel de sa civilisation, surtout quant aux plus éminentes facultés de notre nature, sous les divers rapports physique, moral, intellectuel, et finalement politique: c'est-à-dire que ces facultés, existantes mais comparativement engourdies d'abord, prennent peu à peu, par un exercice de plus en plus étendu et régulier, un essor de plus en plus complet, dans les limites générales qu'impose l'organisme fondamental de l'homme. Toute la question philosophique, pour motiver l'équivalence finale entre les deux idées de développement et de perfectionnement, l'une théorique, l'autre pratique, se réduit donc maintenant à prononcer si ce développement évident doit être regardé comme nécessairement accompagné, en réalité, d'une amélioration correspondante, ou d'un progrès proprement dit. Or, quoique la science pût aisément s'abstenir de résoudre directement un tel doute pratique, sans cesser néanmoins de poursuivre utilement ses libres recherches spéculatives, je ne dois pas cependant hésiter à déclarer ici, de la manière la plus explicite, que cette amélioration continue, ce progrès constant, me semblent aussi irrécusables que le développement même d'où ils dérivent: pourvu toutefois qu'on ne cesse de les concevoir, ainsi que ce développement, comme inévitablement assujétis, sous chaque aspect quelconque, à des limites fondamentales, les unes générales, les autres spéciales, que la science pourra ultérieurement caractériser, au moins dans les cas les plus importans; ce qui élimine aussitôt la chimérique conception d'une perfectibilité illimitée. Il doit être d'ailleurs toujours sous-entendu que, pour cette amélioration, comme pour ce développement, on considérera essentiellement l'ensemble de l'humanité, au lieu d'un peuple isolé. Cela posé, le développement humain me semble, en effet, entraîner constamment, sous tous les divers aspects principaux de notre nature, une double amélioration croissante, non-seulement dans la condition fondamentale de l'homme, ce qui serait aujourd'hui difficilement contestable, mais même aussi, ce qui est beaucoup moins apprécié, dans nos facultés correspondantes: le terme propre de perfectionnement convient surtout à ce second attribut du progrès. Sous le premier point de vue, je n'ai pas besoin de m'arrêter ici à démontrer nullement l'évidente amélioration que l'évolution sociale a fait éprouver au système extérieur de nos conditions d'existence, soit par une action croissante et sagement dirigée sur le monde ambiant, d'après le progrès des sciences et des arts, soit par l'adoucissement constant de nos moeurs, soit enfin par le perfectionnement graduel de l'organisation sociale: sous ce dernier rapport surtout, qui est le plus controversé de nos jours, la suite de ce volume ne laissera, j'espère, aucun doute, malgré la prétendue rétrogradation politique attribuée au moyen âge, où les progrès ont été, au contraire, principalement politiques. Un fait général irrécusable répond suffisamment, en ce premier sens, à toutes les déclamations sophistiques: c'est l'accroissement constant et continu de la population humaine sur la surface entière du globe, par suite de sa civilisation, quoique les individus y satisfassent beaucoup mieux à l'ensemble de leurs besoins physiques. Il faut qu'une telle tendance à l'amélioration continue de la condition humaine soit bien spontanée et profondément irrésistible pour avoir pu persévérer malgré les énormes fautes, surtout politiques, qui, en tout temps, ont dû absorber ou neutraliser la majeure partie de nos diverses forces. Même à notre époque révolutionnaire, malgré la discordance plus prononcée entre le système politique et l'état général de la civilisation, il n'est pas douteux que l'amélioration se prolonge, non-seulement sous le rapport physique et sous le rapport intellectuel, ce qui est évident, mais aussi, au fond, sous le rapport moral, quoique la désorganisation passagère y doive plus profondément troubler l'évolution fondamentale. Quant au second aspect de la question, c'est-à-dire à une certaine amélioration graduelle et fort lente de la nature humaine, entre des limites très étroites mais ultérieurement appréciables quoique peu connues jusqu'à présent, il me semble rationnellement impossible, du point de vue de la vraie philosophie biologique, de ne point admettre ici, jusqu'à un certain degré, le principe irrécusable de l'illustre Lamarck, malgré ses immenses et évidentes exagérations, sur l'influence nécessaire d'un exercice homogène et continu pour produire, dans tout organisme animal, et surtout chez l'homme, un perfectionnement organique, susceptible d'être graduellement fixé dans la race, après une persistance suffisamment prolongée. En considérant surtout, pour une question aussi délicate, le cas le mieux caractérisé, c'est-à-dire celui du développement intellectuel, on ne peut, ce me semble, refuser d'admettre, sans que toutefois l'expérience ait encore suffisamment prononcé 24, une plus grande aptitude naturelle aux combinaisons d'esprit chez les peuples très civilisés, indépendamment de toute culture quelconque, ou, ce qui est équivalent, une moindre aptitude chez les nations peu avancées; pourvu que la comparaison soit toujours établie, autant que possible, entre des individus d'un organisme cérébral analogue, et surtout, par exemple, chez les intelligences moyennes. Quoique les facultés intellectuelles doivent être, sans doute, principalement modifiées par l'évolution sociale, cependant leur moindre intensité relative dans la constitution fondamentale de l'homme me semble autoriser à conclure, en quelque sorte à fortiori, de leur amélioration supposée, au perfectionnement proportionnel des aptitudes plus prononcées et non moins exercées, sauf toutefois l'éventuelle révision ultérieure d'un tel aperçu philosophique, d'après la convenable exécution directe d'un indispensable examen scientifique. Sous le rapport moral surtout, il me paraît incontestable que le développement graduel de l'humanité tend à déterminer constamment, et réalise en effet à un certain degré, une prépondérance croissante des plus nobles penchans de notre nature, ainsi que je l'expliquerai en son lieu. Quoique les plus mauvais instincts continuent nécessairement à subsister, en modifiant seulement leurs manifestations, cependant un exercice moins soutenu et plus comprimé doit tendre à les amortir graduellement; et leur régularisation croissante finit certainement par les faire concourir involontairement au maintien de la bonne économie sociale, surtout dans les organismes peu prononcés, qui constituent l'immense majorité.

Note 24: (retour) On a souvent tenté des essais persévérans pour décider si de jeunes sauvages, pris de très bonne heure, pourraient devenir, par une éducation convenable, et d'après un ensemble de circonstances favorables, aussi aptes à notre vie sociale que les Européens actuels. L'événement paraît avoir presque toujours indiqué, au contraire, une tendance, pour ainsi dire irrésistible, surtout sous le rapport moral, à reprendre spontanément la vie sauvage, malgré toutes les précautions employées: ce qui, ce me semble, constituerait un puissant motif de décision dans la question proposée. Mais, quoique ces sortes d'expériences aient été ordinairement inspirées par les intentions les plus sages et les plus bienveillantes, elles ont été jusqu'ici conçues et poursuivies d'une manière trop peu rationnelle, pour que je croie franchement pouvoir leur attribuer déjà une vraie valeur scientifique.

Ces diverses explications suffisent ici, quoique très sommaires, pour établir clairement que le développement continu de l'humanité peut être toujours considéré comme un vrai perfectionnement graduel, entre les limites convenables. On a donc le droit rationnel d'admettre, en sociologie, l'équivalence nécessaire de ces deux termes généraux, ainsi qu'on le fait habituellement, en biologie, dans l'étude comparative de l'organisme animal. Néanmoins, je dois, ce me semble, persister à employer surtout la première expression, qui, heureusement, n'a pas encore été gâtée par un usage irrationnel, et qui paraît spécialement convenable à une destination scientifique. Cette préférence est, à mes yeux, d'autant plus motivée que, même sous l'aspect pratique, la qualification de développement a, par sa nature, le précieux avantage de déterminer directement en quoi consiste, de toute nécessité, le perfectionnement réel de l'humanité; car, il indique aussitôt le simple essor spontané, graduellement secondé par une culture convenable, des facultés fondamentales toujours préexistantes qui constituent l'ensemble de notre nature, sans aucune introduction quelconque de facultés nouvelles. La seconde expression n'ayant point une telle propriété, surtout à raison du vicieux emploi qu'on en a tant fait de nos jours, nous devrons désormais, sans aucune affectation pédantesque, y renoncer essentiellement, mais en prenant toujours la première dans son entière extension philosophique, soit scientifique, soit pratique, maintenant assez définie.

Pour achever ici de caractériser sommairement cette conception préliminaire du développement humain, qui constitue le sujet propre de toute la sociologie dynamique, j'y dois encore signaler, sous un dernier point de vue, la disposition générale qu'elle doit spontanément produire à toujours considérer l'état social, envisagé sous tous ses divers aspects principaux, comme ayant été essentiellement aussi parfait, à chaque époque, que le comportait l'âge correspondant de l'humanité, combiné avec le système co-relatif des circonstances quelconques sous l'empire desquelles s'accomplissait son évolution actuelle. Cette tendance philosophique, sans laquelle, j'ose le dire, l'histoire resterait radicalement incompréhensible, devient naturellement ici l'indispensable complément de la disposition intellectuelle, exactement analogue, ci-dessus établie quant à la sociologie statique: l'une est au progrès, ce que l'autre est à l'ordre; et toutes deux résultent nécessairement du même principe évident, c'est-à-dire de cette prépondérance irrévocable du point de vue relatif sur le point de vue absolu, qui distingue principalement, en un sujet quelconque, le véritable esprit général propre à la philosophie positive. Si les divers élémens sociaux ne peuvent point, à la longue, ne pas observer spontanément entre eux cette harmonie universelle, premier principe de l'ordre réel; de même chacun d'eux, ou leur ensemble, ne saurait éviter, à chaque époque, d'être essentiellement aussi avancé que le permettait le système total des diverses influences, intérieures ou extérieures, de son accomplissement effectif. Pas plus dans un cas que dans l'autre, il ne s'agit ainsi de causes finales, ni de direction providentielle quelconque. C'est toujours, pour le mouvement, comme nous l'avons déjà reconnu pour l'existence, la simple suite nécessaire de cet ordre spontané, résultant d'invariables lois naturelles, envers tous les phénomènes possibles, et qui seulement doit se manifester d'une manière moins régulière, mais pareillement inévitable, à l'égard des phénomènes sociaux, soit statiques, soit dynamiques, en vertu de leur complication supérieure. Le même principe doit, sans doute, directement exclure aussi, à ce nouveau sujet, cette irrationnelle accusation d'optimisme prétendu, sur laquelle je me suis déjà suffisamment expliqué en ce qui concerne la statique sociale, et qui, certes, n'est pas ici moins étrange. Ce serait sans doute attribuer aux mesures politiques proprement dites une puissance inintelligible, radicalement contraire à l'ensemble des observations, que de leur attribuer principalement les progrès sociaux, comme je vais le montrer directement. Puis donc que le perfectionnement effectif résulte surtout du développement spontané de l'humanité, comment pourrait-il, à chaque époque, n'être pas essentiellement ce qu'il pouvait être d'après l'ensemble de la situation? Mais cette disposition rationnelle n'exclut nullement, comme je l'ai déjà établi, la possibilité, et même la nécessité, des aberrations quelconques, soit involontaires, soit même volontaires, qui doivent ici être naturellement plus prononcées qu'en aucun autre cas, quoique néanmoins toujours renfermées inévitablement entre certaines limites fondamentales, imposées par l'ensemble des conditions du sujet, et sans l'existence desquelles le phénomène général du progrès continu deviendrait évidemment inexplicable. Une telle considération philosophique tend seulement à faire prévaloir, dans l'examen habituel des phénomènes sociaux, soit accomplis, soit actuels, cette sage indulgence scientifique, qui dispose à mieux apprécier, et même à saisir avec plus de facilité, la vraie filiation historique des événemens, sans exclure, en aucune manière, quand le cas l'exige, ni une sévère réprobation, ni surtout la libre conception directe de la plus active intervention humaine, comme la suite de ce volume le rendra, j'espère, pleinement incontestable.

L'ensemble des considérations précédentes amène naturellement l'examen de la conception fondamentale propre à la sociologie dynamique sous un dernier aspect capital, plus éminemment susceptible qu'aucun autre de manifester directement, dans la pratique, le vrai caractère philosophique de la politique positive. Il s'agit du principe des limites générales de l'action politique quelconque, dont la notion rationnelle doit surtout dissiper immédiatement aujourd'hui l'esprit idéal, absolu, et illimité, qui, sous l'influence prépondérante de la philosophie métaphysique, domine encore habituellement le système des spéculations sociales, comme je l'ai expliqué au début de cette leçon. Nul homme sensé ne saurait désormais méconnaître d'abord l'existence nécessaire de pareilles limites, abstraction faite de leur détermination effective, à moins de continuer un usage sérieux de l'antique hypothèse théologique, qui représente le législateur comme le simple organe d'une providence directe et continue, à l'influence de laquelle on ne saurait, en effet, admettre aucunes limites. Notre temps n'exige plus la moindre réfutation rationnelle de semblables conceptions, qui ont même cessé d'être réellement comprises de leurs plus déterminés partisans, quoique les habitudes intellectuelles contractées sous leur longue prépondérance soient encore loin d'être, de nos jours, suffisamment rectifiées. Dans un ordre quelconque de phénomènes, l'action humaine étant toujours nécessairement très limitée, malgré la puissance du concours le plus étendu, dirigé par les plus ingénieux artifices, il serait évidemment impossible de comprendre à quel titre les phénomènes sociaux pourraient être seuls exceptés de cette restriction fondamentale, suite inévitable de l'existence même des lois naturelles. Quelles que puissent être les décevantes inspirations de l'orgueil humain, tout homme d'état, après un suffisant exercice de l'autorité politique, doit être ordinairement très convaincu, par sa propre expérience personnelle, de la réalité de ces limites nécessaires imposées à l'action politique par l'ensemble des influences sociales, et auxquelles il faut bien qu'il attribue l'avortement habituel de la majeure partie des vains projets qu'il avait d'abord secrètement rêvés: peut-être même ce sentiment doit-il être d'autant plus complet, quoique le plus souvent dissimulé, que le pouvoir a été plus étendu, parce que son impuissance à lutter contre les lois naturelles du phénomène a dû devenir plus décisive, à moins toutefois que l'intelligence n'ait pu alors suffisamment résister à l'ivresse spontanée qui en résulte si fréquemment. Sans insister davantage sur ce principe évident, sans lequel la véritable science sociale ne saurait aucunement exister, il faut maintenant signaler l'aptitude nécessaire de la nouvelle philosophie politique à déterminer sans incertitude, comme application directe et continue de son développement scientifique, avec toute la précision que comporte la nature du sujet et qui suffit aux besoins réels, en quoi consistent ces limites fondamentales, soit générales ou spéciales, soit permanentes ou actuelles.

Il faut, à cet effet, apprécier d'abord en quoi la marche invariable du développement humain peut être affectée par l'ensemble des causes quelconques de variation qui peuvent y être appliquées, sans aucune distinction entre elles; et ensuite on examinera quel rang d'importance peut occuper, parmi ces divers modificateurs possibles, l'action volontaire et calculée de nos combinaisons politiques: tel est l'ordre rationnel prescrit par la nature du sujet, en considérant d'ailleurs le premier point comme beaucoup plus capital, en principe général, que ne peut l'être le second, et même comme seul pleinement accessible aujourd'hui.

Sous ce point de vue principal, on doit préalablement concevoir les phénomènes sociaux comme étant, de toute nécessité, en vertu même de leur complication supérieure, les plus modifiables de tous, d'après la loi philosophique que j'ai démontrée à cet égard dans les deux volumes précédens. Ainsi, l'ensemble des lois sociologiques comporte naturellement des limites de variation plus étendues que ne le permet même le système des lois biologiques proprement dites, et, à plus forte raison, celui des lois chimiques, ou physiques, ou surtout astronomiques. Si donc, parmi les diverses causes modificatrices, l'intervention humaine occupe le même rang d'influence proportionnelle, comme il est naturel de le supposer d'abord, son influence devra donc être en effet plus considérable dans le premier cas que dans aucun autre, malgré toute apparence contraire. Tel est le premier fondement scientifique des espérances rationnelles d'une réformation systématique de l'humanité: et, à ce titre, les illusions de ce genre doivent certainement sembler plus excusables qu'en tout autre sujet. Mais, quoique les modifications, produites par des causes quelconques, soient ainsi nécessairement plus grandes, dans l'ordre des phénomènes politiques, qu'envers des phénomènes plus simples et moins variés, elles ne sauraient cependant s'élever jamais, là comme ailleurs, et même plus qu'ailleurs, au-dessus de la nature de pures modifications, c'est-à-dire qu'elles demeurent toujours radicalement subordonnées aux lois fondamentales, soit statiques, soit dynamiques, qui règlent l'harmonie constante des divers élémens sociaux et la filiation continue de leurs variations successives. Il n'y a pas d'influence perturbatrice, soit extérieure, soit humaine, qui puisse faire co-exister, dans le monde politique réel, des élémens antipathiques, ni altérer, à aucun titre, les vraies lois naturelles du développement de l'humanité: pourvu, bien entendu, que, dans l'étude positive de la solidarité sociale et de l'évolution humaine, on ait pris d'abord en suffisante considération l'ensemble des causes constantes, soit intérieures, soit aussi extérieures, sous l'empire total desquelles doivent s'accomplir de tels phénomènes, ainsi que je l'expliquerai spécialement dans la leçon suivante. L'inévitable prépondérance graduelle des influences continues, quelque imperceptible que puisse d'abord sembler leur pouvoir, est aujourd'hui admise envers tous les phénomènes naturels; il faudra bien qu'on l'applique aussi aux phénomènes sociaux, aussitôt qu'on y étendra la même manière de philosopher. En quoi donc peuvent consister les incontestables modifications dont l'organisme et la vie politiques sont éminemment susceptibles, puisque rien n'y peut altérer ni les lois de l'harmonie ni celles de la succession? Cet irrationnel étonnement, trop naturel aujourd'hui pour être aucunement blâmé par la philosophie, dispose à oublier que, dans tous les ordres de phénomènes, les modifications portent toujours exclusivement sur leur intensité et sur leur mode secondaire d'accomplissement effectif, mais sans pouvoir jamais affecter ni leur nature propre ni leur filiation principale, ce qui, en élevant la cause perturbatrice au-dessus de la cause fondamentale, détruirait aussitôt toute l'économie des lois réelles du sujet. Appliqué au monde politique, cet indispensable principe de philosophie positive y montre, en général, que, sous le rapport statique, les diverses variations possibles n'y sauraient jamais consister que dans l'intensité plus ou moins prononcée des différentes tendances spontanément propres à l'ensemble de chaque situation sociale, envisagée d'un point de vue quelconque, mais sans que rien puisse, en aucun cas, empêcher ni produire ces tendances respectives, ni, en un mot, les dénaturer: de même, sous le rapport dynamique, l'évolution fondamentale de l'humanité devra être ainsi conçue comme seulement modifiable, à certains degrés déterminés, quant à sa simple vitesse, mais sans aucun renversement quelconque dans l'ordre fondamental du développement continu, et sans qu'aucun intermédiaire un peu important puisse être entièrement franchi. On peut se faire, à tous égards, une juste idée philosophique de la vraie nature essentielle de ces variations réelles en les assimilant surtout aux variations analogues de l'organisme animal, qui leur sont exactement comparables, comme assujéties à des pareilles conditions, soit statiques, soit dynamiques; avec cette seule différence rationnelle, déjà prévue ci-dessus, que les modifications sociales peuvent et doivent devenir plus étendues et plus variées que les simples modifications biologiques, en supposant, bien entendu, un milieu et un organisme constans. La saine théorie générale de ces limites de variation étant encore essentiellement à établir, en biologie, comme nous l'avons reconnu au volume précédent, depuis les travaux de Lamarck qui en ont indiqué le principe, on ne saurait espérer que la sociologie puisse être aujourd'hui plus avancée à cet égard. Mais il suffit ici d'en avoir caractérisé, sous ce point de vue, le véritable esprit général, soit quant à la statique ou à la dynamique sociales. Or, en considérant directement, à l'un ou à l'autre titre, le principe que je viens de poser, il sera, je pense, impossible de le contester sérieusement, d'après l'ensemble des observations politiques: sa consistance se développera d'ailleurs ultérieurement, par son usage spontané dans tout le reste de ce volume. Dans l'ordre intellectuel, plus aisément appréciable aujourd'hui, il n'y a aucune influence accidentelle, ni aucune supériorité individuelle, qui puisse, par exemple, transporter à une époque les découvertes vraiment réservées à une époque postérieure, d'après la marche fondamentale de l'esprit humain, ni réciproquement. L'histoire des sciences vérifie surtout, de la manière la plus irrécusable, cette intime dépendance des génies même les plus éminens envers l'état contemporain de la raison humaine, dont il serait superflu de citer ici aucun des innombrables exemples, principalement en ce qui tient au perfectionnement des diverses méthodes d'investigation, soit rationnelles, soit expérimentales. Il en est ainsi, à plus forte raison, dans les arts proprement dits, surtout en ce qui dépend aussi des moyens mécaniques de suppléer à l'action humaine. On n'en saurait douter davantage, au fond, à l'égard même du développement moral de notre nature, dont le caractère est certainement réglé surtout, à chaque époque, par l'état correspondant de l'évolution sociale, quelles que soient les modifications volontaires dérivées de l'éducation, et même les modifications spontanées relatives à l'organisation individuelle. Chacun des modes fondamentaux de l'existence sociale détermine un certain système de moeurs co-relatives, dont la physionomie commune se retrouve aisément chez tous les individus, au milieu de leurs différences caractéristiques: il y a certainement, par exemple, tel état de l'humanité où les meilleurs naturels contractent nécessairement des habitudes de férocité, dont s'affranchissent, presque sans effort, des natures bien inférieures, vivant dans une société plus avancée. Il en est essentiellement de même sous le point de vue politique proprement dit, comme l'analyse historique le confirmera directement plus tard. Enfin, si l'un voulait rapporter tous les faits ou les diverses réflexions qui établissent l'existence effective de ces limites nécessaires de variation dont je viens déposer le principe rationnel, on serait peu à peu involontairement conduit à reproduire successivement toutes les considérations essentielles qui prouvent la subordination réelle des phénomènes sociaux à d'invariables lois naturelles: parce qu'un tel principe ne constitue, en effet, qu'une rigoureuse application générale d'une telle conception philosophique.

Après cette sommaire circonscription scientifique du champ général des modifications sociales, de quelque source qu'elles puissent provenir, on ne saurait exiger que je traite ici la question sous le second point de vue précédemment indiqué, c'est-à-dire, quant au classement définitif des diverses influences modificatrices, suivant leur importance respective. Une telle recherche serait aujourd'hui éminemment prématurée, puisque la détermination principale, dont elle ne peut être qu'un simple complément, n'a pu encore être soumise à aucune élaboration rationnelle, et n'a pas même été suffisamment examinée, en biologie, dans un cas beaucoup moins difficile, comme je l'ai ci-dessus remarqué. Ainsi, les trois sources générales de variation sociale me paraissant résulter, 1º de la race, 2º du climat, 3º de l'action politique proprement dite, envisagée dans toute son extension scientifique, il ne peut nullement convenir de ici rechercher si leur importance relative est vraiment conforme à cet ordre d'énonciation ou à tout autre. Quand même cette détermination ne serait point évidemment déplacée dans l'état naissant de la science, les lois de la méthode obligeraient du moins à en ajourner l'exposition directe après l'examen du sujet principal, afin d'éviter une irrationnelle confusion entre les phénomènes fondamentaux et leurs modifications diverses, comme je l'ai remarqué, à l'occasion du climat, dans le chapitre précédent. Du reste, un tel classement doit avoir aujourd'hui d'autant moins d'intérêt pratique que l'influence des combinaisons politiques étant, de ces trois causes modificatrices, la seule suffisamment accessible à notre intervention, c'est nécessairement vers elle que devra surtout se diriger l'attention générale, quoiqu'il y eût un grave inconvénient scientifique à supposer d'avance, par ce seul motif, que sa portée réelle est, en effet, prépondérante, en préjugeant, d'après un vicieux entraînement, le résultat final d'une exacte comparaison directe, dont l'examen doit rester ultérieurement réservé. Mais si cette comparaison n'est pas encore convenablement préparée, il faut reconnaître aussi que son exécution actuelle n'importe aucunement à l'institution générale du véritable esprit de la politique positive. Car, il suffit, à cet égard, d'avoir posé, comme je viens de le faire, le principe scientifique qui caractérise et circonscrit les modifications compatibles avec la nature des phénomènes sociaux, quelles que puissent être les sources propres et directes de ces variations quelconques. Si, sous ce rapport, j'ai paru surtout avoir en vue l'action politique proprement dite, c'est uniquement à cause de l'irrationnelle prépondérance qu'on a coutume de lui attribuer encore, et qui tend aujourd'hui à empêcher directement toute vraie notion des lois sociologiques. Aussi me bornerai-je, à ce sujet, à signaler, en outre, d'après l'ensemble des explications antérieures, le principe spécial de l'illusion très naturelle qui entretient maintenant ce sophisme involontaire, chez ceux-là mêmes qui se croient pleinement affranchis de la philosophie théologique, d'où il est d'abord évidemment émané. Cette illusion consiste en ce que les diverses opérations politiques, soit temporelles, soit spirituelles, n'ayant pu avoir d'efficacité sociale qu'autant qu'elles étaient conformes aux tendances correspondantes de l'humanité, elles semblent, à des spectateurs prévenus ou irréfléchis, avoir produit ce qu'une évolution spontanée, mais peu apparente, a seule essentiellement déterminé. En procédant ainsi, on néglige évidemment les cas nombreux et caractéristiques, dont l'histoire abonde, où l'autorité politique la plus étendue n'a pu laisser bientôt aucune trace profonde de son développement le plus énergique et le mieux soutenu, uniquement parce qu'elle était surtout dirigée en sens contraire du mouvement général de la civilisation contemporaine, ainsi que le témoignent les irrécusables exemples de Julien, de Philippe II, de Bonaparte, etc. On peut même regarder, à cet égard, comme plus décisifs encore, sous le point de vue scientifique, les cas inverses, malheureusement beaucoup plus rares, mais néanmoins très appréciables dans l'ensemble du développement humain, où l'action politique, également soutenue par une puissante autorité, a néanmoins avorté dans la poursuite d'améliorations trop prématurées, malgré la tendance progressive qui était en sa faveur: l'histoire intellectuelle, aussi bien que l'histoire politique proprement dite, en offrent d'incontestables exemples. Fergusson a judicieusement remarqué que même l'action d'un peuple sur un autre, soit par la conquête ou autrement, quoique la plus intense de toutes les forces semblables, n'y pouvait, en général réaliser essentiellement que les modifications conformes à ses propres tendances, dont le développement se trouvait ainsi seulement un peu plus accéléré ou un peu plus étendu qu'il n'eût pu l'être spontanément. En politique, comme dans les sciences, l'opportunité fondamentale constitue toujours la principale condition de toute grande et durable influence, quelle que puisse être la valeur personnelle de l'homme supérieur auquel le vulgaire attribue une action sociale dont il n'a pu être que l'heureux organe. Ce pouvoir quelconque de l'individu sur l'espèce est d'ailleurs assujéti réellement à ces limites générales, lors même qu'il ne s'agit que des effets les plus aisés à produire, soit en bien, soit même en mal. Dans les époques révolutionnaires, par exemple, ceux qui s'attribuent, avec un si étrange orgueil, le facile mérite d'avoir développé chez leurs contemporains l'essor de passions anarchiques, ne s'aperçoivent pas que, même en ce cas, leur déplorable triomphe apparent n'est dû surtout qu'à une disposition spontanée, déterminée par l'ensemble de la situation sociale correspondante, qui a produit le relâchement provisoire et partiel de l'harmonie générale: comme on peut aisément le vérifier aujourd'hui, à l'égard des principales aberrations sociales, dérivées du dévergondage moral, résultant de notre anarchie intellectuelle; il en fut de même en tout temps. Du reste, après avoir ainsi reconnu, par le concours naturel de tant de motifs divers, l'existence effective des limites générales de variation propres aux phénomènes sociaux, et spécialement des modifications dépendantes de l'action politique systématisée, temporelle ou spirituelle; après avoir, en même temps, établi le vrai principe scientifique destiné à qualifier et à circonscrire de telles modifications; c'est évidemment au développement direct de la science sociale à déterminer, en chaque cas, l'influence propre et la portée actuelle de ce principe général, qui ne saurait aucunement dispenser d'une appréciation immédiate et particulière de la situation correspondante. C'est par de semblables appréciations, empiriquement opérées, qu'a pu être guidé jusqu'ici l'heureux instinct des hommes de génie qui ont réellement exercé sur l'humanité une grande et profonde action, à un titre et sous un rapport quelconques: c'est uniquement ainsi qu'ils ont pu rectifier grossièrement les indications illusoires ou vicieuses des doctrines irrationnelles et chimériques qui dominaient le plus souvent leur raison. En tout genre, comme je l'ai établi dès l'origine de cet ouvrage, la prévoyance est la vraie source de l'action.

Les vagues habitudes intellectuelles qui prévalent encore en philosophie politique pourraient bien aujourd'hui conduire, d'après les diverses considérations précédentes, à méconnaître entièrement la portée pratique d'une science nouvelle qui dissipe ainsi sans retour, dans leurs fondemens spéculatifs, ces ambitieuses illusions relatives à l'action indéfinie de l'homme sur la civilisation: aussi la physique sociale doit-elle, à ce titre, s'attendre à être d'abord taxée quelquefois de nous réduire à la simple observation passive des événemens humains, sans aucune puissante intervention continue. Il est néanmoins certain que le principe ci-dessus posé quant aux limites rationnelles de l'action politique établit directement, au contraire, de la manière la plus incontestable et la plus précise, le vrai point de contact fondamental entre la théorie et la pratique sociales. C'est surtout ainsi que l'art politique peut enfin commencer à prendre un caractère judicieusement systématique, en cessant d'être essentiellement dirigé d'après des principes arbitraires tempérés par des notions empiriques; c'est ainsi, en un mot, qu'il pourra éprouver une transformation analogue à celle qui s'accomplit aujourd'hui pour l'art médical, celui de tous auquel la nature des phénomènes doit le plus permettre de l'assimiler. Puisque, en effet, notre intervention politique quelconque ne saurait, en aucun cas, avoir de véritable efficacité sociale, soit quant à l'ordre ou quant au progrès, qu'en s'appuyant directement sur les tendances correspondantes de l'organisme ou de la vie politiques, afin d'en seconder, par de judicieux artifices, le développement spontané, il faut donc, à cette fin, connaître avant tout, avec autant de précision que possible, ces lois naturelles d'harmonie et de succession, qui déterminent, à chaque époque, et sous chaque aspect social, ce que l'évolution humaine est prête à produire, en signalant même les principaux obstacles susceptibles d'être écartés. En un mot, ainsi que je l'indiquai dans mon écrit de 1822, la marche de la civilisation ne s'exécute pas à proprement parler, suivant une ligne droite, mais selon une série d'oscillations, inégales et variables, comme dans la locomotion animale, autour d'un mouvement moyen, qui tend toujours à prédominer, et dont l'exacte connaissance permet de régulariser d'avance la prépondérance naturelle, en diminuant ces oscillations et les tâtonnemens plus ou moins funestes qui leur correspondent. Ce serait, toutefois, exagérer, sans doute, la portée réelle d'un tel art, cultivé même aussi rationnellement que possible, et appliqué avec toute l'extension convenable, que de lui attribuer la propriété d'empêcher, en tous les cas, les révolutions violentes qui naissent des entraves qu'éprouve le cours spontané de l'évolution humaine. Dans l'organisme social, en vertu de sa complication supérieure, les maladies et les crises sont nécessairement encore plus inévitables, à beaucoup d'égards, que dans l'organisme individuel. Mais, alors même que la science réelle est forcée de reconnaître essentiellement son impuissance momentanée devant de profonds désordres ou d'irrésistibles entraînemens, elle peut encore utilement concourir à adoucir et surtout à abréger les crises, d'après l'exacte appréciation de leur principal caractère, et la prévision rationnelle de leur issue finale, sans renoncer jamais à une sage intervention, à moins d'une impossibilité convenablement constatée. Ici, comme ailleurs, et même plus qu'ailleurs, il ne s'agit point de gouverner les phénomènes, mais seulement d'en modifier le développement spontané; ce qui exige évidemment qu'on en connaisse préalablement les lois réelles.

Par un tel ensemble de notions préliminaires, d'abord statiques et ensuite dynamiques, le véritable esprit général propre à la nouvelle philosophie politique me semble désormais suffisamment caractérisé, de manière à fixer la position rationnelle des questions sociologiques. Sans admirer ni maudire les faits politiques, et en y voyant essentiellement, comme en toute autre science, de simples sujets d'observation, la physique sociale considère donc chaque phénomène sous le double point de vue élémentaire de son harmonie avec les phénomènes co-existans et de son enchaînement avec l'état antérieur et l'état postérieur du développement humain; elle s'efforce, à l'un et à l'autre titre, de découvrir, autant que possible, les vraies relations générales qui lient entre eux tous les faits sociaux; chacun d'eux lui paraît expliqué, dans l'acception vraiment scientifique du terme, quand il a pu être convenablement rattaché, soit à l'ensemble de la situation correspondante, soit à l'ensemble du mouvement précédent, en écartant toujours soigneusement toute vaine et inaccessible recherche de la nature intime et du mode essentiel de production des phénomènes quelconques. Développant au plus haut degré le sentiment social, cette science nouvelle, selon la célèbre formule de Pascal, dès lors pleinement réalisée, représente nécessairement, d'une manière directe et continue, la masse de l'espèce humaine, soit actuelle, soit passée, soit même future, comme constituant, à tous égards, et de plus en plus, ou dans l'ordre des lieux, ou dans celui des temps, une immense et éternelle unité sociale, dont les divers organes, individuels on nationaux, unis sans cesse par une intime et universelle solidarité, concourent inévitablement, chacun suivant un mode et un degré déterminés, à l'évolution fondamentale de l'humanité, conception vraiment capitale, et toute moderne, qui doit devenir ultérieurement la principale base rationnelle de la morale positive. Conduisant enfin, de même que toute autre science réelle, avec la précision que comporte l'excessive complication propre à ses phénomènes, à l'exacte prévision systématique des événemens qui doivent résulter, soit d'une situation donnée, soit d'un ensemble donné d'antécédens, la science politique fournit directement aussi à l'art politique, non-seulement l'indispensable détermination préalable des diverses tendances spontanées qu'il doit seconder, mais aussi l'indication générale des principaux moyens qu'il peut y appliquer, de manière à éviter, autant que possible, toute action nulle ou éphémère, et dès lors dangereuse, en un mot toute vicieuse consommation des forces quelconques.

Ayant ainsi terminé l'indispensable examen préliminaire du véritable esprit général qui doit caractériser la nouvelle philosophie politique, ce qui a dû être bien plus difficile qu'envers les sciences déjà constituées, il faut maintenant procéder, comme dans les parties antérieures de ce traité, à l'appréciation rationnelle de l'ensemble des divers moyens fondamentaux convenables à la nature et à la destination, désormais suffisamment définies, de la science sociologique. D'après une loi philosophique, établie surtout par les deux volumes précédens, nous devons d'abord nous attendre, en vertu de la plus grande complication des phénomènes, à trouver, en sociologie, un système de ressources scientifiques, directes ou indirectes, plus varié et plus développé qu'à l'égard d'aucune autre branche essentielle de la philosophie naturelle, sans excepter même la biologie. Cette loi nécessaire continue, en effet, à subsister aussi en ce nouveau cas, qui en constitue finalement la plus entière application possible, sans que d'ailleurs une telle extension de moyens y puisse non plus compenser réellement l'imperfection nécessairement croissante des diverses sciences à mesure que leurs phénomènes deviennent plus complexes. Mais l'extrême nouveauté du sujet doit y rendre aujourd'hui cette inévitable extension beaucoup plus délicate à vérifier qu'à l'égard de toute autre science, et bien que je doive ici la noter, en l'expliquant sommairement, sous chacun des divers aspects principaux, je puis à peine espérer qu'elle soit suffisamment reconnue avant que le développement graduel de la science en reproduise spontanément la confirmation, avec quelque énergie logique qu'elle dérive réellement de la nature d'une telle étude.

La physique sociale devant être, de toute nécessité, profondément subordonnée au système des sciences fondamentales relatives aux différentes classes successives de phénomènes plus généraux et moins compliqués, d'après la hiérarchie scientifique que j'ai établie, il faut y distinguer d'abord deux ordres principaux de ressources essentielles: les unes, directes, consistent dans les divers moyens d'exploration qui lui sont propres; les autres, indirectes, mais non moins indispensables, résultent des relations nécessaires de la sociologie avec le système des sciences antérieures, qui doivent y fournir, à tant de titres, de précieuses indications continues. Je dois terminer la leçon actuelle par une sommaire appréciation générale du premier ordre de moyens scientifiques. Quant au second, pour le mieux caractériser, j'en ferai le sujet propre et séparé de la leçon suivante, qui constituera donc le complément rationnel de celle-ci.

En sociologie, comme en biologie, l'exploration scientifique emploie concuremment les trois modes fondamentaux que j'ai distingués, dès le second volume de ce Traité, dans l'art général d'observer: c'est-à-dire, l'observation pure; l'expérimentation proprement dite; et enfin la méthode comparative, essentiellement adaptée à toute étude quelconque sur les corps vivans. Il s'agit donc d'apprécier sommairement ici la portée relative et le caractère propre de ces trois procédés successifs, en ce qui concerne la nature et la destination, précédemment définies, de cette science nouvelle.

Quant à la simple observation, on se forme certainement encore des notions très imparfaites et même radicalement vicieuses, à beaucoup d'égards, de ce qu'elle peut et doit être en sociologie sociale. L'anarchique influence sociale de la philosophie métaphysique du siècle dernier, s'étendant de la doctrine à la méthode, a tendu, par un aveugle instinct de destruction, à empêcher en quelque sorte toute ultérieure réorganisation intellectuelle, en ruinant d'avance les seules bases logiques sur lesquelles pussent reposer des analyses vraiment scientifiques, par cette absurde théorie du pyrrhonisme historique, qui prolonge encore aujourd'hui son action délétère, quoique son principe ne soit plus ostensiblement soutenu. Exagérant, au degré le plus désordonné, au sujet des événemens sociaux, les difficultés générales communes à toute exacte observation quelconque, et surtout les difficultés spéciales que doivent spontanément susciter des phénomènes aussi compliqués, sans tenir un compte scrupuleux des diverses précautions, expérimentales ou rationnelles, qui peuvent nous en garantir suffisamment, ces aberrations sophistiques, volontaires ou involontaires, ont été souvent poussées jusqu'à dénier dogmatiquement toute vraie certitude aux observations sociales, même directes. Les explications préliminaires établies, au début de ce Traité (voyez la deuxième leçon), sur la distinction indispensable et constante entre la certitude et la précision, à l'égard d'un sujet quelconque, permettront de résoudre aisément ces divers sophismes, envers lesquels je ne dois pas insister, et qui, en leur attribuant toute la portée qu'on ne saurait leur refuser sans inconséquence, tendraient aussi bien à détruire radicalement la certitude des sciences même les plus simples et les plus parfaites que celles des démonstrations sociales, par une influence commune aux conceptions purement métaphysiques. Depuis que cette aberration fondamentale n'est plus ouvertement professée, le scepticisme systématique, reculant des observations immédiates aux seules observations médiates, s'est retranché derrière l'incertitude fondamentale des témoignages humains, pour continuer à méconnaître la valeur positive des divers renseignemens historiques. Quelques géomètres ont même poussé la complaisance ou la naïveté jusqu'à tenter, à ce sujet, d'après leur illusoire théorie des chances, de lourds et ridicules calculs sur l'accroissement nécessaire de cette prétendue incertitude par le seul laps du temps: ce qui, outre le grave danger social de seconder des aberrations profondément nuisibles, en les décorant ainsi d'une imposante apparence de rationnalité, a d'ailleurs offert plus d'une fois le fâcheux inconvénient de discréditer radicalement l'esprit mathématique auprès de beaucoup d'hommes sensés, trop peu éclairés pour le juger directement, mais justement révoltés de tels abus. Des philosophes moins vicieusement préoccupés des déclamations sophistiques contre la valeur scientifique des témoignages, leur ont cependant attribué assez d'autorité pour en déduire quelquefois le principe d'une irrationnelle division des sciences, en testimoniales et non-testimoniales: ce qui prouve clairement le malheureux crédit que de tels sophismes conservent encore, à un certain degré, même chez d'excellens esprits, qui ont trop faiblement envisagé l'ensemble du domaine intellectuel. La distinction ci-dessus rappelée suffira spontanément, sous ce second aspect comme sous le premier, pour dissiper la confusion d'idées qui constitue la première source logique de ces grossières erreurs, contre lesquelles le bon sens vulgaire a heureusement toujours protesté 25. À l'un et à l'autre titre, c'est par une involontaire inconséquence que l'on restreint aux seules études sociales la portée destructive d'un tel paradoxe, qui, une fois pleinement admis, s'appliquerait au fond, de toute nécessité, aux divers ordres quelconques de nos connaissances réelles; si l'esprit humain pouvait jamais être vraiment conséquent jusqu'au bout, lorsqu'il procède d'après des principes extravagans. Car, il est évident, malgré la division illusoire que je viens de citer, que toutes les sciences diverses, même les plus simples, ont un indispensable besoin de ce qu'on nomme les preuves testimoniales, c'est-à-dire, d'admettre continuellement, dans l'élaboration fondamentale de leurs théories les plus positives, des observations qui n'ont pu être directement faites, ni même répétées, par ceux qui les emploient, et dont la réalité ne repose que sur le fidèle témoignage des explorateurs primitifs: ce qui n'empêche nullement de les employer sans cesse, en concurrence avec des observations immédiates. Une telle nécessité est trop manifeste, même en astronomie, et, à plus forte raison, dans les sciences plus complexes et moins avancées, pour exiger ici aucune explication: la science mathématique elle-même n'en est certainement point aussi affranchie qu'on le suppose d'ordinaire, sans que d'ailleurs cette sorte d'exception spontanée pût nullement infirmer l'incontestable justesse de cette remarque constante. Quelle science pourrait sortir de l'état naissant, quelle vraie division du travail intellectuel pourrait s'organiser, même en y amoindrissant excessivement l'étendue des spéculations propres, si chacun ne voulait employer que ses observations personnelles? Aussi personne n'ose-t-il, à vrai dire, le soutenir directement, parmi les plus systématiques partisans du pyrrhonisme historique. D'où vient donc qu'un tel paradoxe ne s'applique réellement aujourd'hui qu'aux seuls phénomènes sociaux? C'est, au fond, parce qu'il fait partie intégrante de l'arsenal philosophique, construit par la métaphysique révolutionnaire, pour la démolition intellectuelle de l'ancien système politique. Beaucoup d'esprits peu avancés se croiraient encore presque forcés de rentrer sous le joug, trop fraîchement et trop imparfaitement secoué, de la philosophie catholique, s'ils admettaient, par exemple, l'authenticité essentielle des récits bibliques, dont la négation méthodique fut le premier motif de ces aberrations logiques: tel est, d'ordinaire, le grave inconvénient actuel de toute disposition anti-théologique qui ne repose point sur un suffisant développement préalable de l'esprit positif.

Note 25: (retour) Ces objections irrationnelles ne sont vraiment susceptibles de quelque portée spécieuse qu'à l'égard des détails secondaires, qui, par la nature des phénomènes sociaux, ne sauraient guère y être, en effet, connus avec une pleine certitude. Mais, d'après les explications antérieures de cette leçon, il est évident que les faits trop spécialisés ne sauraient précisément avoir, en sociologie, aucune véritable importance scientifique, en y procédant surtout de l'ensemble aux parties, comme je l'ai prouvé. Les faits d'un certain degré de généralité ou de composition, les seuls que la science doive habituellement embrasser, ne sauraient être aucunement affectés des diverses chances d'erreur tant exagérées, en ce genre, par de prétendus philosophes.

À de telles aberrations, encore trop nuisibles, se mêlent aujourd'hui de plus en plus des erreurs moins grossières, mais presque aussi fâcheuses, sur l'empirisme systématique que l'on s'efforce d'imposer aux observations sociales, surtout historiques, lorsqu'on y interdit dogmatiquement, à titre d'impartialité, l'emploi d'aucune théorie quelconque. Il serait difficile, sans doute, d'imaginer un dogme logique plus radicalement contraire au véritable esprit fondamental de la philosophie positive, aussi bien qu'au caractère spécial qu'il doit affecter dans l'étude propre des phénomènes sociaux. En quelque ordre de phénomènes que ce puisse être, même envers les plus simples, aucune véritable observation n'est possible qu'autant qu'elle est primitivement dirigée et finalement interprétée par une théorie quelconque: tel est, en effet, le besoin logique qui a déterminé, dans l'enfance de la raison humaine, le premier essor de la philosophie théologique, comme je l'ai établi dès le commencement de cet ouvrage, et comme je l'expliquerai bientôt d'une manière plus spéciale. Loin de dispenser aucunement de cette obligation fondamentale, la philosophie positive ne fait, au contraire, que la développer et la satisfaire de plus en plus, à mesure qu'elle multiplie et perfectionne les relations des phénomènes. Il est désormais évident, du point de vue vraiment scientifique, que toute observation isolée, entièrement empirique, est essentiellement oiseuse, et même radicalement incertaine: la science ne saurait employer que celles qui se rattachent, au moins hypothétiquement, à une loi quelconque; c'est une telle liaison qui constitue la principale différence caractéristique entre les observations des savans et celles du vulgaire, qui cependant embrassent essentiellement les mêmes faits, avec la seule distinction des points de vue; les observations autrement conduites ne peuvent servir tout au plus qu'à titre de matériaux provisoires, exigeant même le plus souvent une indispensable révision ultérieure. Une telle prescription logique doit, par sa nature, devenir d'autant plus irrésistible qu'il s'agit de phénomènes plus compliqués, où, sans la lumineuse indication d'une théorie préalable, d'ailleurs plus efficace quand elle est plus réelle, l'observateur ne saurait même le plus souvent ce qu'il doit regarder dans le fait qui s'accomplit sous ses yeux: c'est alors par la liaison des faits précédens qu'on apprend vraiment à voir les faits suivans. On ne peut, à cet égard, élever aucun doute en considérant successivement les études astronomiques, physiques, et chimiques, et surtout enfin les diverses études biologiques, où, en vertu de l'extrême complication des phénomènes, les bonnes observations sont si difficiles et encore si rares, précisément à cause de la plus grande imperfection des théories positives. En suivant cette irrésistible analogie scientifique, il est donc évident d'avance que les observations sociales quelconques, soit statiques, soit dynamiques, relatives au plus haut degré de complication possible des phénomènes naturels, doivent exiger, plus nécessairement encore que toutes les autres, l'emploi continu de théories fondamentales destinées à lier constamment les faits qui s'accomplissent aux faits accomplis; contrairement au précepte profondément irrationnel si doctoralement soutenu de nos jours, et dont l'application facile nous inonde de tant d'oiseuses descriptions. Plus on réfléchira sur ce sujet, plus on sentira nettement que, surtout en ce genre, mieux on aura lié entre eux les faits connus, mieux on pourra, non-seulement apprécier, mais même apercevoir, les faits encore inexplorés. Je conviens que, envers de tels phénomènes, encore plus qu'à l'égard de tous les autres, cette nécessité logique doit augmenter gravement l'immense difficulté fondamentale que présente déjà, par la nature du sujet, la première institution rationnelle de la sociologie positive, où l'on est ainsi obligé, en quelque sorte, de créer simultanément les observations et les lois, vu leur indispensable connexité, qui constitue une sorte de cercle vicieux, d'où l'on ne peut sortir qu'en se servant d'abord de matériaux mal élaborés et de doctrines mal conçues. L'ensemble de ce volume fera juger comment je me suis acquitté d'une fonction intellectuelle aussi délicate, dont la juste appréciation préalable me vaudra, j'espère, quelque indulgence. Quoi qu'il en soit, il est évident que l'absence de toute théorie positive est aujourd'hui ce qui rend les observations sociales si vagues et si incohérentes. Les faits ne manquent point, sans doute, puisque, dans cet ordre de phénomènes encore plus clairement qu'en aucun autre, les plus vulgaires sont nécessairement les plus importans, malgré les puériles prétentions des vains collecteurs d'anecdotes secrètes: mais ils restent profondément stériles, et même essentiellement inaperçus, quoique nous y soyons plongés, faute des dispositions intellectuelles et des indications spéculatives, indispensables à leur véritable exploration scientifique 26. Vu l'excessive complication de tels phénomènes, leur observation statique ne saurait devenir vraiment efficace qu'en se dirigeant désormais d'après une connaissance, au moins ébauchée, des lois essentielles de la solidarité sociale; et il en est encore plus évidemment de même envers les faits dynamiques, qui n'auraient aucun sens fixe si d'abord ils n'étaient rattachés, fût-ce par une simple hypothèse provisoire, aux lois fondamentales du développement social. Ainsi, l'esprit d'ensemble n'est donc pas seulement indispensable, en physique sociale, pour concevoir et poser convenablement les questions scientifiques, de manière à permettre le progrès effectif de la science, comme je l'ai déjà expliqué dans ce chapitre: on voit maintenant qu'il doit aussi diriger essentiellement même l'exploration directe, afin qu'elle puisse acquérir et conserver un caractère vraiment rationnel, et réaliser les espérances légitimes qu'on s'en forme d'abord. C'est uniquement par-là que tant de précieuses veilles, si souvent perdues à l'élaboration pénible d'une érudition consciencieuse mais stérile, pourront être enfin utilisées, pour le développement de la saine philosophie sociale, et à l'honneur croissant des estimables esprits qui s'y livrent, lorsque les érudits, guidés par les théories positives de la sociologie, sauront finalement ce qu'ils doivent regarder au milieu des faits qu'ils recueillent, et à quel usage rationnel ils doivent destiner leurs travaux d'exploration. Bien loin de proscrire, en aucune manière, la véritable érudition, envisagée sous tous les divers aspects possibles, la nouvelle philosophie politique lui fournira sans cesse, par une stimulation et une alimentation également spontanées, de nouveaux et plus grands sujets, des points de vue inespérés, une plus noble destination, et, par suite, une plus haute dignité scientifique. Elle n'écartera essentiellement que les travaux sans but, sans principe, et sans caractère, qui ne tendent qu'a encombrer la science d'oiseuses et puériles dissertations ou d'aperçus vicieux et incohérens; comme la physique actuelle condamne les simples compilateurs d'observations purement empiriques: et toutefois même, quant au passé, elle rendra justice au zèle respectable de ceux qui, malgré de frivoles dédains philosophiques, et quoique guidés seulement par d'irrationnelles conceptions, ont entretenu, avec une opiniâtreté instinctive, l'habitude essentielle des laborieuses recherches historiques. Sans doute, en ce genre de phénomènes, ainsi qu'en tout autre, et même davantage qu'en aucun autre, attendu sa complication supérieure, on pourra craindre que l'emploi direct et continu des théories scientifiques n'altère quelquefois les observations réelles, en y faisant voir mal à propos la vérification illusoire de certains préjugés spéculatifs, dépourvus d'un fondement suffisant. Mais cet inconvénient spontané de l'exploration rationnelle peut être essentiellement évité, dans tous les cas importans, à l'aide des précautions que suggère toujours la culture effective de la science, et en subordonnant les premiers rapprochemens aux rectifications ultérieures fondées sur un ensemble de faits plus étendu. Si l'on pouvait voir, en un tel danger, un motif suffisant de rétablir la prépondérance d'un empirisme prétendu, on ne ferait, en réalité, que substituer aux indications de théories plus ou moins rationnelles, mais sans cesse rectifiables, les inspirations de doctrines essentiellement métaphysiques, dont l'application ne comporte aucune stabilité; puisque l'absence de toute conception directrice serait d'ailleurs nécessairement chimérique. En transportant habituellement notre intelligence du domaine de l'idéalité dans celui de la réalité, les théories positives doivent évidemment, par leur nature, exposer infiniment moins que toutes les autres à voir dans les faits ce qui n'y est point. Caractérisées par une subordination continue et systématique de l'imagination à l'observation, leur usage exclusif dispose directement l'observateur à se prémunir sans cesse contre un tel entraînement; et, quoique la faiblesse de notre intelligence ne permette point de garantir qu'il y résistera toujours avec succès, un tel régime est néanmoins le plus propre, sans aucun doute, à prévenir ce grave danger spéculatif, qui tend à altérer, par sa base indispensable, le système entier de la science réelle. Il serait, certes, fort étrange que la considération de ce péril pût aujourd'hui conduire à motiver, en philosophie politique, le maintien de la méthode métaphysique, qui, par sa nature, y plonge nécessairement notre intelligence d'une manière presque indéfinie, en offrant toujours des chances plausibles d'une vague vérification historique aux plus irrationnelles préoccupations quelconques.

Note 26: (retour) On croit souvent que les phénomènes sociaux doivent être très faciles a observer, parce qu'ils sont très communs, et que l'observateur, d'ordinaire, y participe lui-même plus ou moins. Mais ce sont précisément cette vulgarité et cette personnalité qui doivent nécessairement concourir, avec une complication supérieure, à rendre plus difficile ce genre d'observations, en éloignant directement l'observateur des dispositions intellectuelles convenables à une exploration vraiment scientifique. On n'observe bien, en général, qu'en se plaçant en dehors, et l'influence prépondérante d'une théorie quelconque, surtout positive, peut seule produire et maintenir, envers les phénomènes sociaux, une telle inversion habituelle du point de vue spontané. Je ne parle ici d'ailleurs que des conditions purement spéculatives, sans considérer même l'hallucination plus ou moins profonde que l'entraînement des passions détermine si naturellement en un tel sujet, et qui ne peut évidemment être suffisamment prévenue ou dissipée que par l'intime et familière préoccupation des théories les plus positives.

On voit donc que, par la nature même de la science sociale, l'observation proprement dite y a nécessairement besoin, d'une manière plus profonde encore et plus spéciale qu'en aucun autre cas, d'une intime subordination continue à l'ensemble des spéculations positives sur les lois réelles de la solidarité ou de la succession de phénomènes aussi éminemment compliqués. Aucun fait social ne saurait avoir de signification vraiment scientifique sans être immédiatement rapproché de quelque autre fait social: purement isolé, il reste inévitablement à l'état stérile de simple anecdote, susceptible tout au plus de satisfaire une vaine curiosité, mais incapable d'aucun usage rationnel. Une telle subordination doit sans doute augmenter directement la difficulté fondamentale, déjà si prononcée, qui caractérise les observations sociales, et doit ainsi concourir aujourd'hui à rendre, en ce genre, les bons observateurs encore plus rares, quoique elle doive, au contraire, les multiplier ultérieurement, à mesure que la science réelle se développera. Mais cette condition intellectuelle est si évidemment imposée par la nature du sujet, qu'on ne saurait voir, dans la remarque précédente, qu'une confirmation nouvelle de la nécessité, déjà surabondamment prouvée, en quelque sorte, depuis le commencement de ce volume, de ne confier désormais la culture habituelle des théories sociales qu'aux esprits les mieux organisés, convenablement préparés par l'éducation la plus rationnelle. Du reste, le précepte logique sur lequel je viens d'insister n'est, à vrai dire, que la suite naturelle et l'indispensable complément de l'obligation fondamentale, antérieurement établie dans cette leçon, de rendre l'esprit d'ensemble essentiellement prépondérant dans les études sociologiques, en y procédant surtout du système aux élémens. Enfin, ce précepte lui-même, envisagé sous un autre aspect, constitue, à mes yeux, d'une manière aussi décisive que directe, l'évidente vérification générale, envers l'observation pure, de cette inévitable extension des moyens essentiels d'exploration que j'ai ci-dessus rappelée devoir à priori caractériser la science sociologique. Car, ainsi explorés d'après des vues rationnelles de solidarité ou de succession, les phénomènes sociaux comportent, sans aucun doute, des moyens d'observation bien plus variés et plus étendus que tous les autres phénomènes moins compliqués. C'est ainsi que non-seulement l'inspection immédiate ou la description directe des événemens quelconques, mais encore la considération des coutumes les plus insignifiantes en apparence, l'appréciation des diverses sortes de monumens, l'analyse et la comparaison des langues, etc., et une foule d'autres voies plus ou moins importantes, peuvent offrir à la sociologie d'utiles moyens continus d'exploration positive: en un mot, tout esprit rationnel, préparé par une éducation convenable, pourra parvenir, après un suffisant exercice, à convertir instantanément en précieuses indications sociologiques les impressions spontanées qu'il reçoit de presque tous les événemens que la vie sociale peut lui offrir, d'après les points de contact plus ou moins directs qu'il y saura toujours apercevoir avec les plus hautes notions de la science, en vertu de l'universelle connexité des divers aspects sociaux. Si donc cette connexité caractéristique constitue d'abord la principale source des difficultés propres aux observations sociales, on voit finalement aussi que, par une sorte de compensation incomplète, elle tend nécessairement à y étendre et y varier, au plus haut degré, les procédés essentiels d'exploration scientifique.

Le second mode fondamental de l'art d'observer, où l'expérimentation proprement dite, semble, par une première appréciation, devoir être entièrement interdit à la science nouvelle que nous constituons ici: ce qui d'ailleurs ne l'empêcherait nullement de pouvoir être pleinement positive. Mais, en y regardant avec attention, on peut aisément reconnaître que cette science n'est point, en réalité, totalement privée, par sa nature, d'une telle ressource générale, quoique ce ne soit pas, à beaucoup près, la principale qu'elle doive employer. Il suffit, pour cela, d'y distinguer convenablement, d'après la nature des phénomènes, entre l'expérimentation directe et l'expérimentation indirecte, comme je l'ai fait dans les deux volumes précédens. Nous avons surtout reconnu, au troisième volume, que le vrai caractère philosophique du mode expérimental ne consiste point essentiellement dans cette institution artificielle des circonstances du phénomène, qui, pour le vulgaire des savans, constitue aujourd'hui le principal attribut d'un tel genre d'explorations. Que le cas soit naturel ou factice, nous savons que l'observation y mérite réellement toujours le nom propre d'expérimentation, toutes les fois que l'accomplissement normal du phénomène y éprouve, d'une manière quelconque, une altération bien déterminée, sans que la spontanéité de cette altération puisse détruire l'efficacité scientifique propre à toute modification des circonstances habituelles du phénomène pour en mieux éclairer la production effective. C'est surtout en ce sens que le mode expérimental peut réellement appartenir aux recherches sociologiques. Envers les études purement biologiques, nous avons constaté que, d'après la complication et la solidarité nécessaires de leurs phénomènes, les expériences directes, par voie artificielle, y devaient être le plus souvent d'une institution trop difficile et d'une interprétation trop équivoque pour qu'on y dût rationnellement compter beaucoup sur leur usage habituel. Cette complication et cette solidarité étant ici bien plus prononcées encore, il est évident qu'un tel genre d'expériences ne saurait aucunement convenir à la sociologie, quand même il y serait moralement admissible et physiquement praticable. Une perturbation factice dans l'un quelconque des élémens sociaux, devant nécessairement, soit par les lois d'harmonie ou celles de succession, retentir bientôt sur tous les autres, l'expérience, abstraction faite de son institution chimérique, serait alors radicalement dépourvue de toute importante valeur scientifique, par l'irrécusable impossibilité d'isoler suffisamment aucune des conditions ni aucun des résultats du phénomène: en sorte qu'il faut peu regretter qu'un tel mode d'exploration devienne ici essentiellement inapplicable. Mais j'ai démontré, en philosophie biologique, que les cas pathologiques, par suite même de leur spontanéité, constituaient, en général, le véritable équivalent scientifique de la pure expérimentation, en ce que, quoique indirectes, les expériences naturelles qu'ils nous offrent sont plus éminemment appropriées à l'étude des corps vivans, envisagés sous un aspect quelconque, et cela d'autant plus qu'il s'agissait de phénomènes plus complexes et d'organismes plus éminens. Or, les mêmes considérations philosophiques sont, à plus forte raison, essentiellement applicables aux études sociologiques, et y doivent conduire à des conclusions semblables, et encore mieux motivées, sur la prépondérance nécessaire de l'analyse pathologique, comme mode indirect d'expérimentation convenable à l'organisme le plus élevé et aux phénomènes les plus composés qu'on puisse concevoir. Ici, cette analyse pathologique consiste essentiellement dans l'examen des cas, malheureusement trop fréquens, où les lois fondamentales, soit de l'harmonie, soit de la filiation, éprouvent, dans l'état, social, des perturbations plus ou moins prononcées, par des causes accidentelles ou passagères, d'ailleurs spéciales ou générales, comme on le voit surtout aux diverses époques révolutionnaires, et principalement aujourd'hui. Ces perturbations quelconques constituent, pour l'organisme social, l'analogue exact des maladies proprement dites de l'organisme individuel: et je ne crains pas d'avancer que cette assimilation philosophique sera d'autant mieux appréciée, à tous égards, proportion gardée de l'inégale complication des organismes, qu'on la soumettra à une discussion plus approfondie. Dans l'un et l'autre cas, c'est sans doute faire un noble usage de la raison humaine, comme je l'ai indiqué au volume précédent, que de l'appliquer à mieux dévoiler les lois réelles de notre nature, soit individuelle, soit sociale, par l'analyse scientifique des désordres plus ou moins graves dont son développement est nécessairement accompagné. Mais si, envers les recherches biologiques proprement dites, nous avons déjà reconnu que l'exploration pathologique y est jusqu'ici fort imparfaitement instituée, on conçoit d'avance combien elle doit être encore plus vicieuse à l'égard des questions sociologiques elles-mêmes, où l'on n'en a jamais tiré, à vrai dire, aucun secours important, quoique les matériaux y abondent. Cette stérilité radicale tient surtout à ce que l'expérimentation quelconque, directe ou indirecte, peut encore moins se passer que la simple observation d'une subordination fondamentale à des conceptions rationnelles, pour acquérir une véritable utilité scientifique. Les motifs de cette indispensable subordination étant nécessairement les mêmes que dans le cas précédemment discuté, il serait entièrement superflu d'en reproduire ici l'indication sommaire, dont la pratique sociale ne nous offre que trop l'éclatante confirmation journalière. Ne voyons-nous pas, surtout aujourd'hui, les expériences politiques les plus désastreuses incessamment renouvelées, avec des modifications aussi insignifiantes qu'irrationnelles, quoique leurs premiers accomplissemens eussent dû suffire pour faire pleinement apprécier l'inefficacité et le danger des expédiens proposés? Je sais quelle est, à cet égard, la part capitale qu'il faut faire à l'inévitable ascendant des passions humaines: mais aussi on oublie trop, d'un autre côté, que le défaut d'une analyse rationnelle suffisamment prépondérante doit constituer directement l'une des principales causes de l'infructueux enseignement tant reproché aux expériences sociales, dont le cours spontané deviendrait, sans doute, plus instructif, s'il pouvait être mieux observé. On pense, il est vrai, que les cas de perturbation sociale sont impropres à dévoiler les lois fondamentales de l'organisme politique, que l'on regarde alors comme détruites ou du moins suspendues: c'est la même erreur qu'envers l'organisme individuel; et elle est ici bien plus excusable, puisque l'état normal lui-même n'est point encore suffisamment conçu comme soumis à de véritables lois. Mais, au fond, le principe essentiel, établi surtout par les travaux de l'illustre Broussais, destiné désormais à caractériser l'esprit philosophique de la pathologie positive, est, par sa nature, aussi bien applicable à l'organisme social qu'à l'organisme individuel. En tous deux, les cas pathologiques ne sauraient constituer aucune violation réelle des lois fondamentales de l'organisme normal, dont les phénomènes essentiels sont alors modifiés seulement dans leurs divers degrés, sans pouvoir jamais l'être dans leur nature ni dans leurs relations, comme je l'ai expliqué en philosophie biologique. Les perturbations sociales surtout sont nécessairement du même ordre que les modifications déterminées dans l'ensemble des lois sociologiques par les différentes causes secondaires dont j'ai ci-dessus circonscrit l'influence générale entre d'inévitables limites: il n'y a de distinction réelle à établir, sous ce rapport, que de la discontinuité des unes à la continuité des autres, ce qui ne saurait certainement altérer le principe. Puis donc que les lois fondamentales subsistent toujours essentiellement en un état quelconque de l'organisme social, il y a lieu de conclure rationnellement, avec les précautions convenables, de l'analyse scientifique des perturbations à la théorie positive de l'existence normale. Tel est le fondement philosophique de l'utilité essentielle propre à cette sorte d'expérimentation indirecte et involontaire pour dévoiler l'économie réelle du corps social d'une manière plus prononcée que ne peut le faire la simple observation, dont elle constitue ainsi, comme en tout autre sujet, l'indispensable complément général. Par sa nature, ce procédé est applicable à tous les ordres de recherches sociologiques, soit qu'il s'agisse de l'existence ou du mouvement, envisagés l'un ou l'autre sous un aspect quelconque, physique, intellectuel, moral ou politique, et à tous les degrés possibles de l'évolution sociale, où les perturbations n'ont malheureusement jamais manqué. Quant à son extension effective, il serait prématuré de vouloir ici la mesurer en général, puisque ce procédé n'a pu être encore réellement appliqué à aucune recherche de philosophie politique, et ne pourra devenir usuel que par le développement ultérieur de la nouvelle science que je m'efforce de constituer. Mais il était néanmoins indispensable de le signaler aussi en le caractérisant sommairement, comme l'un des moyens fondamentaux d'exploration propres à la physique sociale.

Considérant enfin la méthode comparative proprement dite, je dois d'abord, à ce sujet, renvoyer le lecteur aux explications fondamentales que j'ai suffisamment présentées, en philosophie biologique, pour démontrer la prépondérance nécessaire d'un tel procédé dans les études quelconques dont les corps vivans peuvent devenir le sujet, et avec une évidence d'autant plus irrésistible que les phénomènes se compliquent davantage ou que l'organisme s'élève. Ces motifs essentiels étant ici essentiellement les mêmes, à un degré plus prononcé, je puis abréger notre examen actuel en chargeant le lecteur d'opérer, sous les modifications convenables, cette reproduction spontanée. Je dois maintenant me borner à signaler suffisamment les seules différences capitales par lesquelles se distingue nécessairement l'application générale de l'art comparatif à l'ensemble des recherches sociologiques.

Une aveugle imitation du procédé biologique entraînerait d'abord à méconnaître irrationnellement les vraies analogies logiques entre les deux sciences, puisque la comparaison des diverses parties de la hiérarchie animale, que nous avons vu constituer, en biologie, le principal caractère de la méthode comparative, ne saurait, au contraire, avoir, en sociologie, qu'une importance secondaire. Mais c'est qu'au fond, comme nous allons le reconnaître, ce n'est point là, pour cette dernière science, le véritable équivalent scientifique de la conception fondamentale de la série organique. Toutefois, je suis convaincu que la prépondérance trop prolongée de la philosophie théologico-métaphysique dans un tel ordre d'idées inspire aujourd'hui un dédain fort irrationnel contre tout rapprochement scientifique de la société humaine avec aucune autre société animale. Quand les études sociales seront enfin convenablement dirigées par l'esprit positif, on ne tardera point, sans doute, à y reconnaître l'utilité permanente, et, en plusieurs cas, la nécessité, d'y introduire, à un certain degré, la comparaison sociologique de l'homme aux autres animaux, et surtout aux mammifères les plus élevés, du moins après que les sociétés animales, encore si mal connues, auront été enfin mieux observées et mieux appréciées. Les motifs d'une telle comparaison sont fort analogues à ceux qui nous en ont expliqué, dans le volume précédent, la haute importance pour l'étude de la vie individuelle, en ce qui concerne les phénomènes intellectuels et moraux, dont les phénomènes sociaux constituent la suite nécessaire et le complément naturel. Après avoir long-temps méconnu cette importance envers le premier cas, tous les bons esprits commencent aujourd'hui à y sentir la réalité et la portée d'un procédé aussi capital: il en sera ultérieurement de même à l'égard du second cas, quoique ce mode y doive être moins essentiel. Le principal défaut d'un tel ordre de comparaisons sociologiques sera, sans doute, d'être borné, par sa nature, aux seules considérations statiques, sans pouvoir atteindre jusqu'aux considérations dynamiques, qui doivent constituer, surtout de nos jours, le sujet prépondérant et direct de la science. Cette restriction résulte évidemment de ce que l'état social des animaux, sans être, en réalité, aussi absolument fixe qu'on l'imagine, n'éprouve essentiellement, depuis que la prépondérance humaine s'est pleinement développée, que d'imperceptibles variations, nullement comparables à la progression continue de l'humanité, envisagée même dans son essor primitif le moins prononcé. Mais réduite à la statique sociale, l'utilité scientifique d'une telle comparaison me semble vraiment incontestable, pour y mieux caractériser les lois les plus élémentaires de la solidarité fondamentale, en manifestant directement, avec une évidence irrésistible, leur vérification spontanée dans l'état de société le plus imparfait, de manière à pouvoir même quelquefois inspirer, en outre, d'utiles inductions sur la société humaine. Rien n'est plus propre surtout à faire ressortir combien sont pleinement naturelles les principales relations sociales, que tant d'esprits sophistiques croient encore aujourd'hui pouvoir transformer au gré de leurs vaines prétentions: ils cesseront, sans doute, de regarder comme factices et arbitraires les liens fondamentaux de la famille humaine, en les retrouvant, avec le même caractère essentiel, chez les animaux, et d'une manière d'autant plus prononcée que l'organisme y devient plus élevé, plus rapproché de l'organisme humain. En un mot, pour tout ce qui concerne les premiers germes des relations sociales, les premières institutions qui ont fondé spontanément l'unité de la famille ou de la tribu, dans cette partie élémentaire de la sociologie qui se confond presque avec la biologie intellectuelle et morale ou du moins avec ce qu'on nomme l'histoire naturelle de l'homme, dont elle semble constituer un simple prolongement général, il y aura, non-seulement un grand avantage scientifique, mais une vraie nécessité philosophique, à employer convenablement la comparaison rationnelle de la société humaine aux autres sociétés animales; comme quelques philosophes l'ont déjà soupçonné, et surtout Fergusson, qui en a le mieux pressenti l'importance. Peut-être même ne faudra-t-il point, à cet égard, se borner absolument, parmi les sociétés animales, à celles qui offrent un caractère de coopération vraiment volontaire, analogue à celui des sociétés humaines; quoique leur considération doive être, par ce motif, essentiellement prépondérante, l'esprit scientifique, étendant un tel mode d'exploration jusqu'à son dernier terme logique, pourra trouver aussi quelque utilité, sous ce rapport, à descendre jusqu'à l'examen de ces étranges sociétés, propres aux animaux inférieurs, où une coopération involontaire résulte d'une indissoluble union organique, soit par simple adhérence, soit aussi par continuité réelle 27 . En supposant que la science ne dût immédiatement retirer aucun avantage direct de cet entier développement rationnel de la comparaison sociologique, il n'en serait certainement point ainsi de la méthode, qui y gagnerait aussitôt une plus parfaite homogénéité, par suite d'une plus exacte similitude avec la manière de procéder dans les études biologiques. L'habituelle comparaison scientifique, aussi bien sociale qu'individuelle, de l'homme aux autres animaux, est éminemment propre, par sa nature, à mieux éliminer cet esprit absolu qui constitue encore aujourd'hui le vice principal de la philosophie politique. Il me semble d'ailleurs, même sous le rapport pratique, que l'insolent orgueil qui porte certaines castes à se regarder en quelque sorte comme d'une autre espèce que le reste de l'humanité n'est pas, en réalité, sans quelque intime affinité philosophique avec l'irrationnel dédain contre tout rapprochement effectif entre la nature humaine et les autres natures animales. Néanmoins, quelle que soit l'importance scientifique de ces diverses considérations, elles ne sauraient essentiellement convenir qu'à un traité méthodique et spécial de philosophie sociale, tel que celui déjà annoncé, où elles exerceront ultérieurement leur influence nécessaire. Mais, ici, dans cette première conception de la science, où, par des motifs précédemment expliqués, je dois surtout avoir en vue la dynamique sociale, à laquelle ce genre de comparaisons est presque inapplicable, il est évident que je ne saurais en faire aucun usage important, au moins direct. Toutefois, à ce titre même, il était, ce me semble, d'autant plus indispensable de signaler ici, avec plus d'insistance, cette partie de la méthode comparative, afin qu'elle ne restât point inaperçue, ce qui aurait de graves inconvéniens scientifiques, comme je viens de l'indiquer. Les procédés logiques fréquemment usités sont ordinairement assez caractérisés par leur application effective, pour que leur préalable appréciation générale puisse, au contraire, se réduire au plus indispensable examen de leur propriétés fondamentales.

Note 27: (retour) On a quelquefois comparé l'ensemble de l'humanité à une sorte d'immense polype, s'étendant sur le globe entier. Mais cette métaphore pédantesque, où l'on s'efforce de caractériser un phénomène très connu en l'assimilant à un autre qui l'est beaucoup moins, témoigne réellement une très imparfaite appréciation philosophique de notre solidarité sociale, et surtout une haute ignorance biologique du genre d'existence propre aux polypiers. Elle conduit à rapprocher une association volontaire et facultative d'une participation involontaire et indissoluble; un système dont les divers élémens, malgré leur originalité propre, s'affectent toujours réciproquement, est ainsi assimilé à un système essentiellement inverse, où les parties, quoique inséparables, n'exercent jamais directement aucune action mutuelle, au point que les unes périssent pendant que les autres naissent, sans que le reste en soit aucunement altéré.

Afin que les principales formes distinctes propres, en sociologie, à la méthode comparative soient ici toujours considérées dans l'ordre successif de leur importance croissante, je dois maintenant y signaler le mode capital qui consiste en un rapprochement rationnel des divers états co-existans de la société humaine sur les différentes portions de la surface terrestre, envisagés surtout chez des populations pleinement indépendantes les unes des autres. Rien n'est plus propre qu'un tel procédé à caractériser nettement les diverses phases essentielles de l'évolution humaine, dès lors susceptibles d'être simultanément explorées, de manière à faire ressortir, d'une manière plus directe et plus sensible, leurs attributs prépondérans. Bien que la progression fondamentale de l'humanité soit nécessairement unique, en ce qui concerne le développement total, il est néanmoins incontestable que, par un concours de causes sociales, fort mal analysé jusqu'ici dans la plupart des cas, des populations très considérables, et surtout très variées, n'ont encore atteint qu'à des degrés inégalement inférieurs de ce développement général; en sorte que, par suite de cette inégalité, les divers états antérieurs des nations les plus civilisées se retrouvent aujourd'hui essentiellement, malgré d'inévitables différences secondaires, chez les peuples contemporains répartis en divers lieux du globe 28. Comme l'observation proprement dite, dont il constitue la modification la plus spontanée, ce mode comparatif présente d'abord l'avantage évident d'être pareillement applicable aux deux ordres essentiels de spéculations sociologiques, les unes statiques, les autres dynamiques, de manière à vérifier également les lois de l'existence et celles du mouvement, ou même à fournir quelquefois, à leur égard, de précieuses inductions directes. En second lieu, il s'étend essentiellement aujourd'hui, en réalité, à tous les degrés possibles de l'évolution sociale, dont tous les traits caractéristiques peuvent ainsi être effectivement soumis à notre immédiate observation: depuis les malheureux habitans de la terre de Feu jusqu'aux peuples les plus avancés de l'Europe occidentale, on ne saurait imaginer aucune nuance sociale qui ne se trouve actuellement réalisée en certains points du globe, et même presque toujours en plusieurs localités nettement séparées. Dans la partie historique de ce volume, j'aurai l'occasion de montrer que certaines phases intéressantes, quoique secondaires, du développement social, dont l'histoire de notre civilisation ne laisse aucuns vestiges appréciables, ne peuvent être connues que par cette indispensable exploration comparative: et ce ne sont pas, comme on pourrait le croire, les degrés les plus inférieurs de l'évolution humaine, à l'égard desquels une telle propriété n'est plus aujourd'hui contestable. Même pour les phases les plus historiques, il y a toujours de nombreux intermédiaires qui ne comportent également que ce mode indirect d'observation. Telles sont les principales propriétés qui caractérisent, en sociologie, cette seconde partie essentielle de la méthode comparative, si heureusement destinée à vérifier les indications directes de l'analyse historique proprement dite, et surtout même à combler suffisamment ses inévitables lacunes. L'usage général de ce procédé sociologique est éminemment rationnel, puisqu'il repose directement sur le principe, ci-dessus établi, de l'identité nécessaire et constante du développement fondamental de l'humanité, d'après l'irrésistible prépondérance du type commun de la nature humaine, au milieu des diversités quelconques de climat, et même de race, les différences réelles ne pouvant affecter que la vitesse effective de chaque évolution sociale.

Note 28: (retour) Sans sortir d'une même nation, on pourrait, jusqu'à un certain point, comparer, par un rapprochement encore plus intime, les principales phases de la civilisation humaine, en y considérant l'état social des différentes classes, très inégalement contemporaines. La capitale du monde civilisé renferme aujourd'hui dans son sein des représentans plus ou moins fidèles de presque tous les degrés antérieurs de l'évolution sociale, surtout sous le rapport intellectuel. Mais, malgré leur apparente facilité, de telles observations sont, par leur nature, trop peu décisives, pour acquérir jamais une véritable importance scientifique, à cause de l'inévitable influence commune qu'exerce, même alors, l'esprit général de l'époque, et qui ne permet une exacte analyse de ces incontestables différences qu'à l'aide d'une théorie sociologique déjà très avancée, sans laquelle on s'exposerait ainsi à de graves erreurs.

Mais, après avoir convenablement apprécié les précieux attributs d'un tel procédé, il importe beaucoup, pour la constitution rationnelle de la nouvelle philosophie politique, de prévenir, à cet égard, une exagération trop naturelle aujourd'hui, en signalant maintenant, avec non moins de scrupule, les graves dangers scientifiques qui lui sont propres, et qui, malgré tous ses avantages réels, ne permettent nullement de lui confier la principale direction des observations sociologiques. Son premier défaut, à la fois le plus grave et le plus inévitable, consiste en ce que, par sa nature, il n'a aucun égard à la succession nécessaire des divers états sociaux, qu'il tend directement, au contraire, à présenter comme co-existans. Un usage trop exclusif, ou seulement même trop prépondérant, de ce mode d'exploration pourrait donc conduire souvent à méconnaître, d'une manière plus ou moins vicieuse, l'ordre fondamental suivant lequel ces différens degrés de l'évolution humaine ont dû résulter les uns des autres; et l'on peut ajouter qu'il y conduirait infailliblement, si cet ordre n'était pas déjà essentiellement établi par une meilleure voie scientifique: or, nous savons combien une telle notion est capitale en sociologie, ce qui doit faire apprécier toute l'importance d'un pareil inconvénient. Pour en mieux saisir la portée, il faut considérer, en second lieu, que l'incohérence spontanée, propre à ce genre d'observations sociologiques comparatives, ne permet guère, quand elles sont isolément employées, d'apercevoir exactement la filiation réelle des divers systèmes de société, même en supposant que l'ordre positif en fût préalablement connu. A l'un et à l'autre titre, il serait aisé de citer ici une foule d'exemples irrécusables de semblables erreurs, chez les philosophes les plus distingués; mais la nature éminemment dogmatique de cet ouvrage m'oblige à m'abstenir de pareilles indications critiques, auxquelles le lecteur suppléera facilement. En continuant à m'en tenir aux préceptes, je dois signaler enfin l'inconvénient, non moins caractéristique, de ce mode comparatif, de tendre à faire mal apprécier les divers cas ainsi observés, en y prenant de simples modifications secondaires pour des phases principales du développement social. C'est surtout par-là qu'on a été conduit à se former les notions les plus vicieuses sur l'influence politique du climat, en attribuant à son action des différences sociales qui devaient être surtout rapportées à l'inégalité d'évolution; quelquefois, mais plus rarement, la méprise, toujours pareillement irrationnelle, a été inverse: il est clair, en effet, que, dans l'usage propre d'un tel procédé, rien ne saurait directement indiquer à laquelle des deux classes doit réellement appartenir chaque diversité constatée. La même tendance vicieuse se manifeste aussi, à un degré ordinairement plus prononcé, en ce qui concerne les différentes races humaines. Car, ces comparaisons sociologiques simultanées doivent souvent avoir lieu, surtout dans les cas importans, entre des populations appartenant à des variétés distinctes de l'espèce humaine; attendu que cette modification physiologique paraît avoir été, en beaucoup d'occasions, une des causes essentielles, si ce n'est même la principale, de l'inégale vitesse d'une évolution toujours nécessairement commune. On est donc ainsi essentiellement exposé à confondre l'influence de la race et celle de l'âge social, soit qu'on exagère ou qu'on méconnaisse l'une ou l'autre. Il faut d'ailleurs ajouter que le climat vient aussi introduire habituellement une troisième source d'interprétation des phénomènes comparatifs, qui, alternativement conforme et contraire à chacune des deux autres, tend à augmenter les chances inévitables d'illusion sociologique, et à rendre presque inextricable l'analyse comparative dont on avait attendu d'irrécusables lumières.

D'après cette double appréciation contradictoire, suffisamment exacte quoique très sommaire, nous sommes spontanément conduits à vérifier spécialement, pour ce mode usuel de la méthode comparative en sociologie, ce qui a déjà été nettement constaté ci-dessus, d'abord quant à l'observation proprement dite, et ensuite pour l'expérimentation: c'est-à-dire, la haute impossibilité d'employer utilement un tel procédé sans que son application primitive et son interprétation finale soient constamment dirigées par une première conception rationnelle, très générale sans doute mais pleinement positive, de l'ensemble du développement fondamental de l'humanité. Rien ne saurait dispenser d'une condition philosophique aussi clairement reproduite sous diverses faces, par l'examen attentif de la nature des recherches sociologiques. Son accomplissement continu pourra seul prévenir ou tempérer suffisamment les graves inconvéniens, que nous avons reconnus propres à ce mode d'exploration, et permettra dès-lors de développer librement les précieux attributs qui le caractérisent. On voit ainsi de plus en plus combien sont absurdes et dangereuses, soit pour la théorie ou la pratique, quant à la science ou à la méthode, les vaines déclamations sophistiques des partisans de l'empirisme systématique, ou des aveugles détracteurs absolus de toute spéculation sociale; puisque c'est précisément à mesure qu'elles s'élèvent et se généralisent que les principales notions de philosophie politique deviennent à la fois plus réelles et plus efficaces, l'illusion et la stérilité étant surtout réservées aux conceptions trop étroites et trop spéciales, soit scientifiques, soit logiques. Mais, en poursuivant le cours régulier de notre sujet, il résulte évidemment de la conclusion précédente que cette première ébauche indispensable de la sociologie générale, qui doit nécessairement diriger l'application habituelle des divers modes d'exploration ci-dessus appréciés, repose directement elle-même sur l'usage primitif d'une nouvelle méthode d'observation, dont le caractère plus rationnel, mieux adapté à la nature des phénomènes, soit spontanément exempt des graves dangers que les autres présentent, à différens titres, désormais suffisamment examinés. Or, c'est ce qui existe en effet, et nous sommes ainsi finalement conduits, par une marche graduelle, à l'appréciation directe de cette dernière partie de la méthode comparative que je dois distinguer, en sociologie, sous le nom de méthode historique proprement dite, dans laquelle réside essentiellement, par la nature même d'une telle science, la seule base fondamentale sur laquelle puisse réellement reposer le système de la logique politique.

La comparaison historique des divers états consécutifs de l'humanité ne constitue pas seulement le principal artifice scientifique de la nouvelle philosophie politique: son développement rationnel formera directement aussi le fond même de la science, en ce qu'elle pourra offrir de plus caractéristique à tous égards. C'est surtout ainsi que la science sociologique doit d'abord se distinguer profondément de la science biologique proprement dite, ainsi que je l'expliquerai spécialement dans la leçon suivante. En effet, le principe positif de cette indispensable séparation philosophique résulte de cette influence nécessaire des diverses générations humaines sur les générations suivantes, qui, graduellement accumulée d'une manière continue, finit bientôt par constituer la considération prépondérante de l'étude directe du développement social. Tant que cette prépondérance n'est point immédiatement reconnue, cette étude positive de l'humanité doit rationnellement paraître un simple prolongement spontané de l'histoire naturelle de l'homme. Mais, ce caractère scientifique, fort convenable en se bornant aux premières générations, s'efface nécessairement de plus en plus à mesure que l'évolution sociale commence à se manifester davantage, et doit se transformer finalement, quand une fois le mouvement humain est bien établi, en un caractère tout nouveau, directement propre à la science sociologique, où les considérations historiques doivent immédiatement prévaloir. Quoique cette analyse historique ne semble destinée, par sa nature, qu'à la seule sociologie dynamique, il est néanmoins incontestable qu'elle s'étend nécessairement au système entier de la science, sans aucune distinction de parties, en vertu de leur parfaite solidarité. Outre que la dynamique sociale constitue finalement le principal objet de la science, on sait d'ailleurs, comme je l'ai précédemment expliqué, que la statique sociale en est, au fond, rationnellement inséparable, malgré l'utilité réelle d'une telle distinction spéculative, puisque les lois de l'existence se manifestent surtout pendant le mouvement.

Ce n'est pas seulement sous le point de vue scientifique proprement dit que l'usage prépondérant de la méthode historique doit donner à la sociologie son principal caractère philosophique: c'est encore, et peut-être même d'une manière plus prononcée, sous l'aspect purement logique. On doit, en effet, reconnaître, comme je l'établirai directement dans la leçon suivante, que, par la création spontanée de cette nouvelle branche essentielle de la méthode comparative fondamentale, la sociologie aura aussi perfectionné, à son tour, suivant un mode qui lui était exclusivement réservé, l'ensemble de la méthode positive, au profit commun de toute la philosophie naturelle, et d'une manière dont la haute importance scientifique peut à peine être entrevue aujourd'hui des meilleurs esprits. Dès à présent, nous pouvons signaler cette méthode historique comme offrant la vérification la plus naturelle et l'application la plus étendue de cet attribut caractéristique que nous avons démontré ci-dessus dans la marche habituelle propre à la science sociologique, et qui consiste à procéder surtout de l'ensemble aux détails. Cette indispensable condition permanente des études sociales vraiment rationnelles se manifeste spontanément, au plus haut degré, et de la manière la plus directe, dans tout travail réellement historique, qui, sans cela, dégénérerait inévitablement en une simple compilation de matériaux provisoires, avec quelque talent qu'il fût d'ailleurs exécuté. Puisque c'est surtout dans leur développement que les divers élémens sociaux sont nécessairement solidaires et inséparables, il s'ensuit qu'aucune filiation partielle, entièrement isolée, ne saurait avoir de réalité, et que toute explication de ce genre, avant de pouvoir devenir, à aucun égard, spéciale, doit d'abord reposer sur une conception générale et simultanée de l'évolution fondamentale. Que peut signifier, par exemple, l'histoire exclusive, et surtout partielle, d'une seule science ou d'un seul art, sans être préalablement rattachée à une telle étude de l'ensemble du progrès humain 29?

Note 29: (retour) On a publié récemment, sur l'histoire des sciences mathématiques en Italie pendant le dix-septième siècle, un travail singulièrement propre, par son excessive spécialité, à caractériser, d'après un exemple très prononcé, cette indispensable nécessité de l'esprit d'ensemble en toute étude vraiment historique. Il ne s'agit nullement ici des graves erreurs de détail déjà signalées, à l'égard de cet ouvrage, par divers savans, et surtout par un géomètre aussi éclairé que modeste (M. Chasles), qui, dans sa critique, en général très rationnelle, s'est montré fort supérieur a l'auteur, en ce qui concerne la véritable intelligence de l'histoire mathématique. La seule conception du sujet suffit, à mes yeux, pour témoigner évidemment une profonde ignorance du vrai caractère de l'histoire, consistant surtout dans la prépondérance générale et continue de la filiation sur la description; caractère qui devrait naturellement sembler plus marqué dans toute histoire intellectuelle. On peut excuser, d'après les préjugés régnans, la restriction de ces recherches historiques aux seules sciences mathématiques, quoique leur développement ait été réellement lié, surtout alors, à celui des autres sciences, et même à l'ensemble du progrès humain. Mais on ne saurait s'abstenir de condamner hautement l'irrationnelle limitation du sujet à une seule nation et à un seul siècle, dans un travail qui, au lieu du modeste titre d'Annales, est ambitieusement qualifié d'Histoire: comme si les progrès mathématiques faits d'un côté des Alpes avaient pu être alors indépendans de ceux accomplis simultanément, d'une manière si éminente, de l'autre côté; et comme si d'ailleurs l'état géométrique du dix-septième siècle avait pu s'isoler de l'ensemble du progrès antérieur. Si ce choix irrationnel avait été inspiré par un vain esprit d'étroite nationalité, il n'en serait pas plus excusable, surtout aujourd'hui, et chez un savant. D'un tel genre de composition, où l'histoire mathématique rétrograde certainement, à divers égards importans, au-dessous du caractère plus philosophique qu'elle avait déjà acquis, il ne resterait qu'à descendre, en vue d'une plus parfaite spécialité, à l'histoire d'une seule province en une seule année! Certes, si l'on eût systématiquement projeté la plus intense condensation possible de symptômes d'irrationnalité dans le simple titre d'un ouvrage, il eût été difficile d'y mieux parvenir que par cet essor spontané d'une vicieuse philosophie. Aussi cette production, quoique accueillie, suivant l'usage, par un concert d'emphatiques éloges, n'a-t-elle, au fond, exercé, au-delà d'une certaine coterie, aucune influence réelle sur le mouvement actuel de l'esprit humain: déjà essentiellement oubliée, elle restera, sans doute, définitivement classée comme un simple travail de bénédictin, sauf le zèle opiniâtre et la scrupuleuse modestie qui caractérisaient ordinairement ces respectables compilateurs.

Il en est de même à tout autre titre, et principalement pour ce qu'on nomme si abusivement l'histoire politique proprement dite, comme si une véritable histoire quelconque pouvait n'être pas plus ou moins politique. L'irrationnel esprit de spécialité exclusive qui prend, de nos jours, un si déplorable ascendant passager, aurait pour résultat final de réduire l'histoire à une vaine accumulation de monographies incohérentes, où toute idée de la filiation réelle, et nécessairement simultanée, des divers événemens humains se perdrait inévitablement au milieu du stérile encombrement de ces confuses descriptions. C'est donc essentiellement sur l'ensemble de l'évolution sociale que devront d'abord porter ces comparaisons historiques des divers âges de la civilisation, afin d'avoir un vrai caractère scientifique, conforme à la nature et à la destination de la science; c'est uniquement ainsi qu'on pourra parvenir à des conceptions susceptibles de diriger heureusement l'étude ultérieure des divers sujets spéciaux; au lieu de la marche vicieuse qu'inspire aujourd'hui l'aveugle imitation absolue d'un mode exclusivement propre à la philosophie inorganique, et qui ne saurait convenir à la philosophie organique, surtout envers les phénomènes sociaux.

Enfin, on doit noter ici, sous le point de vue pratique, que la prépondérance générale de la méthode historique proprement dite dans les études sociales a aussi l'heureuse propriété de développer spontanément le sentiment social, en mettant dans une pleine évidence, aussi directe que continue, cet enchaînement nécessaire des divers événemens humains qui nous inspire aujourd'hui, même pour les plus lointains, un intérêt immédiat, en nous rappelant l'influence réelle qu'ils ont exercée sur l'avénement graduel de notre propre civilisation. Suivant la belle remarque de Condorcet, aucun homme éclairé ne saurait maintenant penser, par exemple, aux batailles de Marathon et de Salamine, sans en apercevoir aussitôt les importantes conséquences pour les destinées actuelles de l'humanité. Il serait inutile d'insister davantage sur une telle propriété, qui recevra naturellement, dans tout le reste de ce volume, une application continuelle, soit explicite, soit surtout implicite. Aucune démonstration formelle ne saurait ici devenir nécessaire pour constater l'aptitude spontanée de l'histoire à faire hautement ressortir l'intime subordination générale des divers âges sociaux. Il importe seulement, à ce sujet, de ne pas confondre un tel sentiment de la solidarité sociale avec cet intérêt sympathique que doivent exciter spontanément tous les tableaux quelconques de la vie humaine, et que de simples fictions peuvent même pareillement inspirer. Le sentiment dont il s'agit ici est à la fois plus profond, puisqu'il devient en quelque sorte personnel, et plus réfléchi, comme résultant surtout d'une conviction scientifique: il ne saurait être convenablement développé par l'histoire vulgaire, à l'état purement descriptif; mais exclusivement par l'histoire rationnelle et positive, envisagée comme une science réelle, et disposant l'ensemble des événemens humains en séries coordonnées qui montrent avec évidence leur enchaînement graduel. Réservée d'abord à des esprits d'élite, cette nouvelle forme du sentiment social pourra ensuite appartenir, avec une moindre intensité, à l'universalité des intelligences, à mesure que les résultats généraux de la physique sociale deviendront suffisamment populaires. Elle y complétera nécessairement la notion plus sensible et plus élémentaire de la solidarité habituelle entre les individus et les peuples contemporains, en indiquant, par une conception encore plus noble et plus parfaite de l'unité humaine, les diverses générations successives de l'humanité comme concourant aussi à un même but final, dont la réalisation graduelle exigeait, de la part de chacune d'elles, une participation déterminée. Cette disposition rationnelle à voir des coopérateurs dans les hommes de tous les temps se manifeste à peine aujourd'hui à l'égard des sciences, et uniquement même pour les plus avancées: la prépondérance philosophique de la méthode historique lui donnera seule tout son développement, en l'étendant à tous les aspects possibles de la vie humaine, de manière à entretenir convenablement, d'après une appréciation réfléchie, ce respect fondamental envers nos ancêtres, indispensable à l'état normal de la société, et si fortement ébranlé aujourd'hui par la philosophie métaphysique.

Examinons maintenant, d'une manière directe quoique sommaire, la véritable marche fondamentale d'une méthode comparative aussi heureusement douée de propriétés capitales. L'esprit essentiel de cette méthode historique proprement dite me paraît consister dans l'usage rationnel des séries sociales, c'est-à-dire dans une appréciation successive des divers états de l'humanité qui montre, d'après l'ensemble des faits historiques, l'accroissement continu de chaque disposition quelconque, physique, intellectuelle, morale, ou politique, combiné avec le décroissement indéfini de la disposition opposée, d'où devra résulter la prévision scientifique de l'ascendant final de l'une et de la chute définitive de l'autre, pourvu qu'une telle conclusion soit d'ailleurs pleinement conforme au système des lois générales du développement humain, dont l'indispensable prépondérance sociologique ne doit jamais être méconnue. Devant faire nécessairement une application très étendue et très variée d'un tel mode d'exploration, il me suffit ici d'en signaler rapidement le principe, dont la rationnalité est aussi peu contestable que l'utilité. C'est ainsi que les mouvemens de la société, et ceux même de l'esprit humain, peuvent être réellement prévus, à un certain degré, pour chaque époque déterminée, et sous chaque aspect essentiel, même en ce qui semble d'abord le plus désordonné, d'après une exacte connaissance préalable du sens uniforme des modifications graduelles indiquées par une judicieuse analyse historique, en passant toujours, suivant l'esprit de la science, des phénomènes plus composés à ceux qui le sont moins. Par une heureuse coïncidence, ces prévisions scientifiques devront être, en effet, d'autant plus rapprochées de la réalité qu'il s'agira de phénomènes plus importans, plus généraux, parce qu'alors les causes continues prédominent davantage dans le mouvement social, et les perturbations y ont une moindre part. Les lois de la solidarité peuvent ensuite conduire à étendre la même certitude rationnelle à l'étude des aspects secondaires et spéciaux, d'après leurs relations statiques avec les premiers, de façon à y compenser partiellement la moindre sécurité que devrait inspirer, à leur égard, l'usage direct de ce mode d'exploration successive. En s'attachant à obtenir, en général, le seul degré de précision compatible avec l'excessive complication de ces phénomènes, sur lesquels tant d'influences, les unes régulières, les autres accidentelles, agissent constamment, on pourra parvenir ainsi à des conclusions essentiellement suffisantes pour diriger utilement l'ensemble des applications. Les principales de ces applications, celles qui concernent l'art politique, auront surtout un haut degré de rationnalité, puisque la partie du mouvement fondamental dont elles dépendent davantage doit être, au fond, moins troublée qu'aucune autre par les diverses influences irrégulières, comme je l'ai expliqué ci-dessus, malgré le préjugé contraire. Pour se familiariser convenablement avec cette méthode historique, de manière à bien saisir et à développer judicieusement son véritable esprit, il est indispensable de l'appliquer d'abord au passé, en cherchant à déduire chaque situation historique bien connue de l'ensemble de ses antécédens graduels, pourvu qu'on se prémunisse suffisamment contre la perspective empirique d'un résultat préexistant. Quelque singulière que semble d'abord une telle marche, il est néanmoins certain que, dans une science quelconque, on n'apprend à prédire rationnellement l'avenir qu'après avoir en quelque sorte prédit le passé, puisque tel est, au fond, le premier usage nécessaire des relations observées entre des faits accomplis, dont la succession antérieure fait découvrir la succession future. Parvenue à l'examen de l'époque actuelle, avec l'autorité intellectuelle nécessairement procurée par cette coordination graduelle de toutes les époques précédentes, la méthode historique pourra seule permettre d'en opérer avec succès une exacte analyse fondamentale, où chaque élément soit vraiment apprécié comme il doit l'être, d'après la série sociologique dont il fait partie. Vainement les hommes d'état insistent-ils sur la nécessité des observations politiques: comme ils n'observent essentiellement que le présent, et tout au plus un passé très récent, leur maxime avorte nécessairement dans l'application. Par la nature de tels phénomènes, l'observation du présent est radicalement insuffisante; elle n'acquiert une véritable valeur scientifique, et ne peut devenir une source certaine de prévisions rationnelles que d'après la comparaison avec le passé, envisagé même dans son ensemble total. Rigoureusement isolée, l'observation du présent deviendrait une cause très puissante d'illusions politiques, en exposant à confondre sans cesse les faits principaux avec les faits secondaires, à mettre de bruyantes manifestations éphémères au-dessus des tendances fondamentales, ordinairement peu éclatantes, et surtout à regarder comme ascendans des pouvoirs, des institutions, ou des doctrines, qui sont, au contraire, en déclin. Il est évident, par la nature du sujet, que la comparaison approfondie du présent au passé constitue le principal moyen d'exploration propre à prévenir ou à corriger ces inconvéniens capitaux. Or, cette comparaison ne peut être pleinement lumineuse et décisive qu'autant qu'elle embrasse essentiellement l'ensemble du passé, graduellement apprécié: elle expose à des erreurs d'autant plus graves qu'on l'arrête à une époque plus rapprochée. Aujourd'hui surtout, où le mélange des divers élémens sociaux, les uns prêts à triompher, les autres sur le point de s'éteindre, doit d'abord paraître si profondément confus, on peut dire spécialement que la plupart des fausses appréciations politiques tiennent principalement à ce que les spéculations habituelles n'embrassent point un passé assez étendu, presque tous nos hommes d'état, dans les divers partis actuels, ne remontant guère au-delà du siècle dernier, sauf les plus abstraits d'entre eux qui se hasardent quelquefois jusqu'au siècle précédent, et les philosophes eux-mêmes osant à peine dépasser rarement le seizième siècle: en sorte que l'ensemble de l'époque révolutionnaire n'est pas même ordinairement conçu par ceux qui en recherchent si vainement la terminaison, quoiqu'un tel ensemble ne corresponde, au fond, qu'à une simple phase transitoire du mouvement fondamental.

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