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Cours de philosophie positive. (4/6)

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Par un premier aperçu de ce sujet, on voit d'abord aisément, d'après les diverses explications précédentes, que la démolition graduelle de toutes les maximes sociales, et, en même temps, l'amoindrissement continu de l'action politique, tendent nécessairement de plus en plus, chez les divers partis actuels, à écarter d'une telle carrière les âmes élevées et les intelligences supérieures, pour livrer surtout le monde politique à la domination spontanée du charlatanisme et de la médiocrité. L'absence de toute conception nette et large de l'avenir social ne permet guère d'essor aujourd'hui qu'à l'ambition la plus vulgaire, à celle qui, dépourvue de toute destination vraiment politique, recherche instinctivement le pouvoir, non pour faire plus utilement prévaloir ses vues générales, mais uniquement comme moyen de satisfaire, le plus souvent, une ignoble avidité, et quelquefois, dans les cas les moins défavorables, un besoin puéril du commandement. A aucune autre époque, sans doute, la médiocrité présomptueuse et entreprenante n'a pu jamais avoir des chances aussi heureuses et aussi étendues. Tant que de vrais principes sociaux ne présideront point, soit à la direction de l'action politique, soit à l'appréciation de son exercice habituel, le plus absurde charlatanisme pourra toujours, par la magnificence de ses promesses, obtenir, auprès d'une société souffrante, privée de tout espoir rationnel, un certain succès momentané, malgré l'évidente inanité des divers essais antérieurs. Le nivellement provisoire, qui n'a d'autre destination finale que de permettre le libre avénement graduel des vrais organes ultérieurs du nouveau système social, ne sert encore, en réalité, qu'à l'intronisation successive d'éphémères coteries, qui viennent, tour à tour, témoigner, aux yeux du public, de leur profonde insuffisance politique, sans que cette surabondante confirmation puisse jamais écarter de nouveaux compétiteurs analogues, dont la succession serait naturellement inépuisable. D'un autre côté, la dispersion légale de l'action politique, la neutralisation systématique des divers pouvoirs, toujours préoccupés du soin difficile de leur propre conservation actuelle, et enfin les changemens personnels devenus de plus en plus fréquens, tout ce concours d'entraves, soit calculées, soit spontanées, ne doit-il pas éloigner avec dégoût toute noble et rationnelle ambition, presque assurée d'avance qu'on lui interdira la plénitude et la continuité d'ascendant indispensables à l'utile réalisation de ses plans généraux? Toutefois, il ne faut point exagérer, à cet égard, l'intensité ni le danger des obstacles qu'une telle situation présente à la vraie solution de nos difficultés fondamentales. Car, cet état même de demi-convictions et de demi-volontés 14, qui tient à notre anarchie intellectuelle et morale, tend, d'une autre part, à faciliter spécialement d'avance le triomphe universel d'une vraie conception sociale, qui, une fois produite enfin, n'aura à lutter ainsi contre aucune résistance vraiment active, reposant avec force sur de sérieuses convictions. Dès aujourd'hui, cet affaissement presque universel des esprits et des caractères politiques, cette dissémination et cette divergence presque indéfinies des diverses influences sociales, contribuent, sans doute, beaucoup au maintien de l'ordre matériel, qui, malgré les dangers propres à notre temps, présenterait probablement peu de graves difficultés à une politique rationnelle, vraiment propre à annuler les efforts, même concertés, des différentes coteries politiques, par la prépondérance spontanée de l'action convenable d'un judicieux gouvernement, auquel tant de ressources physiques sont déjà habituellement prodiguées. Ce serait tomber dans l'exagération satirique que de peindre les sociétés actuelles comme accueillant, de préférence, le charlatanisme et les illusions politiques: rien ne justifierait un semblable reproche, puisque jusqu'ici le choix d'une sage solution ne leur a jamais été permis. Quand il deviendra possible, on verra si l'attrait involontaire de promesses décevantes, et même la puissance naturelle des habitudes antérieures, empêchent en effet notre siècle d'adopter cette nouvelle voie avec une ardeur unanime et soutenue, dont il a déjà donné, à la moindre apparence d'une telle issue, tant d'irrécusables symptômes. Néanmoins, il demeure incontestable, d'après les remarques ci-dessus indiquées, que l'état présent des sociétés modernes tend spontanément à placer la direction habituelle du mouvement politique entre les mains les moins propres à le conduire sagement vers son véritable terme nécessaire. Cet inconvénient capital date réellement de l'origine historique de la situation révolutionnaire, et n'a fait aujourd'hui que se développer de plus en plus avec elle, à mesure qu'elle se caractérisait davantage. Mais, en jetant, sous ce rapport, un coup d'oeil général sur l'ensemble de l'histoire intellectuelle, il est aisé, ce me semble, de reconnaître, sans incertitude, que, pendant les trois derniers siècles, les esprits les plus éminens, dirigés surtout vers les sciences, ont, d'ordinaire, essentiellement négligé la politique, ce qui était loin d'avoir lieu dans l'antiquité, et même pendant le moyen âge. Par suite d'une telle disposition, désormais aussi prononcée que possible, il arrive donc naturellement que les questions les plus profondément difficiles et les plus gravement urgentes sont aujourd'hui livrées aux intelligences les moins compétentes et les plus mal préparées. Il serait, sans doute, inutile d'insister davantage ici sur la tendance directe d'un tel résultat à entraver extrêmement la vraie réorganisation finale des sociétés modernes.

Note 14: (retour) Dans ces derniers temps, M. Guizot me semble avoir très bien saisi cette face de notre situation sociale, qu'il a caractérisée, avec une justesse vraiment remarquable, en disant: «De nos jours, l'homme veut faiblement, mais il désire immensément.»

Afin de préciser, autant que possible, cette indispensable observation, il suffit maintenant d'ajouter, d'après une analyse plus spéciale, que la direction intellectuelle du monde politique actuel réside désormais essentiellement, surtout en France, dans la double classe, spontanément homogène, des légistes et des métaphysiciens, ou, pour une plus stricte exactitude, des avocats et des littérateurs. Par un examen historique ultérieur, je montrerai comment, jusqu'à l'avénement de la révolution française, le système général de la politique métaphysique, depuis sa naissance au moyen âge, avait eu principalement pour organes réguliers, d'une part les universités, d'une autre part les grandes corporations judiciaires; les premières constituant, aussi distinctement que le comportait la nature équivoque de ce régime bâtard, une sorte de pouvoir spirituel, et les autres possédant plus spécialement le pouvoir temporel. Depuis un demi-siècle, cette constitution fondamentale, essentiellement visible encore dans le reste de l'Europe, a subi, en France, sans cependant y changer nullement de nature, une importante modification générale, qui, malgré le rajeunissement passager qu'elle imprime à une telle politique, tend, néanmoins, au fond, à diminuer sa consistance sociale et à accélérer son irrévocable décomposition. Les juges y ont été désormais remplacés par les avocats, et les docteurs proprement dits par les simples littérateurs: c'est toujours le même ordre d'idées, une pareille métaphysique, mais avec des organes plus subalternes. Tout homme, pour ainsi dire, qui sait tenir une plume, quels que soient d'ailleurs ses vrais antécédens intellectuels, peut aujourd'hui aspirer, soit dans la presse, soit dans la chaire métaphysique, au gouvernement spirituel d'une société qui ne lui impose aucune condition rationnelle ou morale: le siége est vacant, chacun est encouragé à s'y poser à son tour. Pareillement, celui qui, d'après un suffisant exercice, a développé une pernicieuse aptitude absolue à disserter, avec une égale apparence d'habileté, pour ou contre une opinion ou une mesure quelconques, est, par cela seul, admis à concourir, dans le sein des plus éminens pouvoirs politiques, à la direction immédiate et souveraine des plus graves intérêts publics. C'est ainsi que des qualités purement secondaires, qui ne sauraient avoir d'emploi utile, ni même vraiment moral, que par leur intime subordination continue à de véritables principes, sont aujourd'hui devenues monstrueusement prépondérantes: l'expression, écrite ou orale, tend à détrôner la conception. À une époque de convictions indécises et flottantes, il a naturellement fallu des organes caractérisés par le vague de leurs habitudes intellectuelles et par leur défaut habituel d'opinions arrêtées. Cette harmonie générale doit être bien profonde et bien spontanée, pour s'être aussi rapidement et aussi complétement développée, et cela non-seulement à l'égard d'une unique doctrine politique, mais uniformément dans toutes les écoles actuelles, malgré leur extrême opposition: car, il est clair aujourd'hui, en dépit de vaines prétentions, que la politique rétrograde ne se trouve pas moins exclusivement dirigée, d'ordinaire, par des avocats et des littérateurs, devenus ainsi les patrons de leurs anciens maîtres, que ne le sont, de leur côté, la politique stationnaire, et même la politique révolutionnaire, d'où dérive primitivement cette dernière modification de l'état métaphysique, ainsi que je l'expliquerai plus tard. Quoiqu'il en soit, si une telle phase ne devait pas être nécessairement passagère, elle constituerait, ce me semble, la plus honteuse dégénération sociale, en investissant à jamais de la suprématie politique des classes aussi évidemment vouées, par leur nature, à la subalternité, dans tout ordre vraiment normal. En plaçant ainsi, en première ligne, les talens d'élocution on de style, la société fait aujourd'hui, pour les questions les plus fondamentales qu'elle puisse jamais agiter, ce qu'aucun homme sensé n'oserait habituellement tenter à l'égard de ses moindres affaires personnelles. Doit-on s'étonner que, par une semblable disposition, elle tende de plus en plus à constituer l'entière domination des sophistes et des déclamateurs? Par quelle étrange inconséquence peut-on si fréquemment déplorer leur pernicieuse influence, après leur avoir ainsi presque exclusivement ouvert, à l'unanime sollicitation des partis les plus contraires, toutes les grandes voies politiques? Cette indication sommaire suffit ici pour montrer nettement à quel funeste degré la marche radicalement vicieuse suivie jusqu'à présent dans l'élaboration intellectuelle de la réorganisation sociale, a été spontanément aggravée, en réalité, par le choix profondément irrationnel des organes correspondans. Quoique l'irrésistible ascendant d'une doctrine vraiment adaptée à l'état présent de la civilisation, doive nécessairement surmonter un tel obstacle, comme tous les autres, ce ne sera pas cependant l'un de ses moindres embarras pratiques que d'avoir à lutter ainsi contre la prééminence provisoire des classes actuellement en possession de la confiance publique. On peut, toutefois, compter sur le peu de cohésion propre aux divers élémens généraux d'un pouvoir aussi vaguement constitué pour seconder, par leur inévitable discordance, l'essor naturel du système final; l'influence politique des avocats, quelque prépondérante qu'elle soit aujourd'hui, sera, sans doute, encore plus aisément ruinée que ne l'a été celle des juges, quand elle pourra être enfin convenablement attaquée, d'une manière directe, dans ses fondemens essentiels.

Cet examen sommaire des principaux traits caractéristiques de notre situation sociale, a suffisamment confirmé l'analyse fondamentale, ci-dessus expliquée, des divers élémens généraux qui la constituent; les effets se sont successivement montrés en pleine harmonie avec ce que les causes devaient faire prévoir. Nous pouvions déjà regarder ici comme suffisamment démontré qu'aucune des doctrines politiques existantes ne contient de solution possible à la grande crise des sociétés modernes: nous avons, en outre, reconnu maintenant que chacune d'elles, par des voies qui lui sont radicalement propres, tend nécessairement à faire prédominer des dispositions intellectuelles, aussi étroites qu'irrationnelles, directement contraires à la nature du problème, même à l'égard de l'objet trop exclusif qu'elle y poursuit spécialement. Il est d'ailleurs évident que les sentimens développés respectivement par ces différentes doctrines, ne sont pas, en général, plus satisfaisants que les idées correspondantes. D'abord, chaque doctrine, quoique ralliant très imparfaitement ses propres partisans, leur inspire inévitablement une violente antipathie générale contre toute autre école, dont ils ne pourraient sans inconséquence reconnaître le mérite propre; une doctrine vraiment rationnelle et complète pourra seule, tout en conservant son indépendante originalité, inspirer ultérieurement des dispositions plus équitables et plus conciliantes. Mais il faut, en outre, remarquer surtout, à ce sujet, que si l'une quelconque de ces doctrines politiques, et la doctrine révolutionnaire plus qu'aucune autre, en tant que déterminant d'actives convictions, profondes quoique partielles, peut développer, dans les ames élevées des sentimens vraiment généreux de différentes natures; d'un autre côté, il n'est pas, malheureusement, moins certain que, chez le vulgaire, chacune d'elles, tend moralement à exercer, de diverses manières, une influence anti-sociale très prononcée. Ainsi, la politique révolutionnaire tire, sans doute, sa principale force morale de l'essor, très légitime quoique souvent exagéré, qu'elle a la propriété d'imprimer à l'activité individuelle: néanmoins, même indépendamment d'un indisciplinable orgueil ainsi soulevé, on ne peut se dissimuler que sa redoutable énergie ne repose aussi, en partie, sur sa tendance spéciale au développement spontané et continu de ces sentimens de haine et même d'envie contre toute supériorité sociale, dont l'irruption, libre ou contenue, constitue une sorte d'état de rage chronique, très commun de nos jours, même en d'excellens naturels, où il aggrave beaucoup l'irrationnelle influence, déjà si pernicieuse, d'une disposition d'esprit trop exclusivement critique. De même, la politique rétrograde, de moins en moins compatible avec de vraies convictions chez toute intelligence un peu cultivée, tend directement, malgré ses vaines prétentions morales, à développer éminemment ces dispositions à la servilité et à l'hypocrisie, dont son règne passager nous a offert tant d'éclatans témoignages. Enfin, la politique stationnaire, outre la sanction implicite que sa doctrine de neutralisation accorde nécessairement aux vices simultanés des deux doctrines extrêmes, exerce aussi, d'une manière plus spéciale, une influence morale non moins désastreuse, par l'appel plus direct qu'elle ne peut éviter de faire, dans son application continue, aux instincts d'égoïsme et de corruption. La vaine opposition de nos diverses écoles politiques n'est donc pas moins pernicieuse sous le rapport moral que sous le rapport intellectuel: à l'un et à l'autre titre, elles tendent également à détourner la société des véritables voies d'une réorganisation finale. Si, intellectuellement envisagées, elles concourent à développer l'anarchie, il n'est pas moins incontestable que, considérées moralement, elles poussent ensemble à la discorde. Les uns, dans l'intérêt exclusif de leur propre conservation politique, au lieu de comprimer, chez les classes dirigeantes, une tendance à l'égoïsme et à la séparation, trop prépondérante aujourd'hui, s'efforcent de lui donner artificiellement un essor monstrueux, en osant leur représenter les prolétaires comme des sauvages prêts à les envahir; en même temps, par une réaction funeste quoique inévitable, les autres entreprennent de précipiter aveuglément les masses contre leurs véritables chefs naturels, sans l'indispensable coopération desquels elles ne sauraient nullement accomplir les améliorations fondamentales qu'elles doivent si légitimement poursuivre dans leur condition sociale. C'est ainsi que, par un désastreux concours, tous les partis actuels tendent, en divers sens, à éterniser, en l'aggravant sans cesse, la douloureuse situation sociale des peuples les plus civilisés.

De telles conclusions préliminaires doivent produire d'abord une anxiété profondément pénible sur l'issue réelle que peut finalement comporter une semblable situation. Il faut peu s'étonner que des esprits généreux, et même éminens, mais irrationnels et surtout mal préparés, aient été quelquefois conduits aujourd'hui, par la contemplation trop exclusive d'un pareil spectacle, à une sorte de désespoir philosophique relativement à l'avenir social, qui devait leur sembler rapidement entraîné, par une invincible fatalité, soit vers un ténébreux et irrévocable despotisme, soit surtout vers une indéfinissable et imminente anarchie, soit enfin vers une déplorable alternative périodique de l'un à l'autre état. Une analyse peu approfondie de l'époque actuelle, et de ses antécédens immédiats, doit, en effet, inspirer des craintes analogues, en dirigeant une attention prépondérante sur le mouvement de décomposition, qui s'y trouve nécessairement beaucoup plus apparent que celui de régénération. L'étude de ce volume produira, j'espère, avec une pleine évidence, chez tout lecteur attentif et convenablement disposé, la consolante conviction que, par une progression contraire, dont la réalité n'est pas moins irrécusable, l'élite de l'espèce humaine, en résultat nécessaire et final de l'ensemble de ses diverses évolutions antérieures, touche aujourd'hui à l'avénement direct de l'ordre social le mieux adapté à sa nature, à cette seule condition indispensable que les élémens essentiels, déjà pré-existans, d'une telle organisation définitive, soient désormais, malgré les obstacles que présente leur dispersion actuelle, irrévocablement assemblés en un système général, par une philosophie politique vraiment digne de cette mission fondamentale. Il ne s'agit, en ce moment, pour compléter cette introduction, que de faire pressentir ici quel doit être nécessairement le caractère intellectuel de cette salutaire philosophie, dont le développement dogmatique sera ensuite graduellement exposé.

Or, cette première indication ressort, ce me semble, avec une évidente spontanéité, de la grande démonstration préalable que je viens d'expliquer dans ce long préambule. Il suffit, pour cela, de replacer maintenant à jamais l'esprit du lecteur au point de vue général qui caractérise ce Traité, et que j'avais dû écarter ici momentanément afin d'exécuter, avec une convenable efficacité, cette indispensable excursion préliminaire dans le domaine ordinaire de la politique proprement dite. Car, la philosophie théologique et la philosophie métaphysique ayant seules librement entrepris jusqu'ici d'opérer la réorganisation politique des sociétés modernes, de manière à constater pleinement, d'après l'ensemble des explications précédentes, et par la voie expérimentale, et par une analyse rationnelle, leur profonde inanité nécessaire à l'égard d'une telle destination, il s'ensuit évidemment, ou que le problème ne comporterait réellement aucune solution, ce qui serait absurde à penser, ou qu'il ne nous reste plus qu'à recourir à la philosophie positive, puisque l'esprit humain a désormais vainement épuisé, en essais surabondans, toutes les autres voies intellectuelles, à moins qu'on ne parvînt à créer un quatrième mode fondamental de philosopher, utopie trop extravagante pour mériter la moindre discussion. D'un autre côté, l'ensemble des trois premiers volumes de ce Traité nous a clairement prouvé, de la manière la plus complète et la plus décisive, que, dans son évolution graduelle, et surtout pendant le cours des trois derniers siècles, cette philosophie positive a successivement opéré, à l'unanime satisfaction finale du monde intellectuel, la réorganisation totale des divers ordres antérieurs de conceptions humaines, qui avaient jadis si long-temps persisté, et quelques-uns jusqu'à une époque très récente, dans un état parfaitement équivalent à celui qu'on déplore aujourd'hui, à bon droit, envers les idées sociales, et qui, avant une telle rénovation, étaient aussi généralement regardés, par l'opinion contemporaine, comme indéfiniment condamnés, par leur nature, à n'en pouvoir sortir. Or, comment une philosophie qui n'est, certainement, ni anarchique, ni rétrograde, à l'égard des notions astronomiques, physiques, chimiques, et même biologiques, deviendrait-elle nécessairement, par une subite et étrange subversion, l'un ou l'autre, à l'égard des seules notions sociales, si elle y peut être convenablement appliquée? A quel titre, d'ailleurs, cette dernière catégorie d'idées pourrait-elle être rationnellement exceptée d'une telle application, qui a graduellement embrassé jusqu'ici toutes les catégories moins compliquées, y compris celle qui s'en rapproche immédiatement? Ou plutôt, serait-il possible que, dans son inévitable développement continu, la méthode positive ne finît point par s'étendre aussi, de toute nécessité, à ce dernier complément naturel de son domaine fondamental? Ainsi, en rapprochant les conclusions sociales déjà motivées dans ce discours du résultat philosophique général de l'ensemble des trois volumes précédens, on voit que l'analyse politique et l'analyse scientifique concourent directement, avec une irrécusable spontanéité, à démontrer que la philosophie positive, convenablement complétée, est seule capable de présider réellement aujourd'hui à la réorganisation finale des sociétés modernes. Quelque profonde conviction qui me lie à ma manière d'accomplir cette grande tâche philosophique, je tiens infiniment à séparer soigneusement d'avance ce principe capital, qui me paraît déjà suffisamment irrécusable, d'avec le mode effectif de réalisation que je vais tenter dans ce volume, afin que, lors même qu'une telle tentative serait finalement condamnée, la raison publique n'en tirât aucune induction défavorable contre une méthode seule susceptible d'opérer tôt ou tard le salut intellectuel de la société, et se bornât seulement à prescrire, à de plus heureux successeurs, des essais plus efficaces dans la même direction. En tous genres, et surtout en ce cas, la méthode est encore plus importante que la doctrine elle-même. C'est pourquoi, avant de terminer cette longue introduction, je crois devoir présenter sommairement, à cet égard, quelques dernières considérations préalables.

Tout parallèle direct et spécial de cette nouvelle philosophie politique avec les théories sociales actuelles serait ici essentiellement prématuré, jusqu'à ce que son véritable esprit général ait pu être suffisamment caractérisé. Si je n'ai point manqué mon but, à mesure que la politique positive se développera graduellement dans le cours de ce volume, sa supériorité nécessaire et croissante sur toute autre manière de traiter ces questions se manifestera spontanément de plus en plus aux yeux du lecteur attentif, sans exiger presque jamais aucune comparaison formelle. Néanmoins, en continuant encore à écarter provisoirement toute appréciation scientifique proprement dite, et restant toujours au point de vue purement politique, seul convenable à cette introduction, je crois devoir, afin de mieux marquer ici la destination finale d'une telle opération philosophique, indiquer, dès ce moment, d'une manière directe mais simplement générale, sa relation nécessaire avec le double besoin fondamental de notre époque.

L'inévitable ascendant graduel d'une semblable doctrine sociale résultera surtout de sa parfaite cohérence logique dans l'ensemble de ses applications, propriété éminemment caractéristique, dont je ne saurais trop recommander la considération prépondérante, comme pouvant, mieux qu'aucune autre, lier intimement le point de vue politique au point de vue scientifique. Directement appliquée à l'état présent de la civilisation, la politique positive en embrassera simultanément tous les aspects essentiels, et fera cesser enfin cette déplorable opposition actuelle, ci-dessus appréciée, entre les deux ordres généraux de nécessités sociales, dont la commune satisfaction dépendra dès-lors d'un même principe. Non-seulement la politique contemporaine prendra désormais par là, dans toutes ses diverses parties, un caractère homogène et rationnel, qui semble aujourd'hui radicalement impossible: mais, en outre, on reconnaîtra, j'espère, avec une pleine évidence, que la même conception qui aura ainsi complétement coordonné le présent, l'aura aussi profondément rattaché à l'ensemble du passé, de manière à établir directement une exacte harmonie générale dans le système total des idées sociales, en faisant spontanément ressortir l'uniformité fondamentale de la vie collective de l'humanité; car cette conception ne pourra, par sa nature, être transportée à l'état social actuel, qu'après avoir préalablement subi l'épreuve générale, non moins décisive qu'indispensable, d'expliquer, sous le même point de vue, la suite continue des principales transformations antérieures de la société. Il importe de noter ici cette nouvelle condition, sans laquelle aucune vraie philosophie politique ne saurait évidemment exister, et qui, néanmoins, est si hautement négligée par toutes les écoles actuelles. Ce n'est point uniquement, en effet, comme on le croit d'ordinaire, la doctrine critique qui mérite nécessairement un tel reproche, en ne s'occupant essentiellement du passé que pour envelopper, dans une aveugle réprobation commune, tous les temps antérieurs à l'époque révolutionnaire. L'école rétrograde elle-même, malgré ses vaines prétentions à cet égard, et quoique ayant produit une certaine explication, d'ailleurs très vague et fort arbitraire, de l'ensemble du passé, se montre aujourd'hui radicalement impuissante à prolonger sa théorie historique jusqu'au seul point où elle pourrait acquérir une véritable importance politique en liant le présent au passé: encourant, en sens inverse, le même blâme général qu'elle impute justement à son antagoniste, elle se borne à maudire uniformément la situation fondamentale des sociétés modernes depuis trois siècles, qui ne lui paraît intelligible qu'en y supposant l'humanité parvenue, on ne sait comment, à une sorte de manie chronique, incurable à moins d'une miraculeuse intervention spéciale de la providence 15. Cette subordination rationnelle de l'humanité à une même loi fondamentale de développement continu, qui représente l'évolution actuelle, quelle qu'en soit l'importance prépondérante, comme le résultat nécessaire de la suite graduelle des transformations antérieures, constituera certainement une propriété exclusive et spontanée de la nouvelle philosophie politique, qui se bornera, sous ce rapport, à étendre enfin aux phénomènes sociaux l'esprit général qui déjà domine à l'égard de tous les autres phénomènes naturels. Pour achever d'apprécier sommairement la cohérence et l'homogénéité qui devront inévitablement caractériser cette philosophie, il suffit de remarquer, en dernier lieu, que, en même temps qu'elle établira ainsi, soit au présent, soit au passé, la plus parfaite liaison dans le système entier des diverses notions sociales, elle rattachera ce système, d'une manière aussi directe qu'indissoluble, à l'ensemble total de la philosophie naturelle, qui, dès lors complétée par cette indispensable extension, réalisera désormais un état permanent et définitif d'unité intellectuelle jusque alors essentiellement chimérique, où tous les divers ordres principaux de conceptions humaines, irrévocablement soumis à une même méthode fondamentale, présenteront, envers tous les phénomènes possibles, une suite rationnelle de lois homogènes, qu'une rigoureuse hiérarchie scientifique ne cessera point de coordonner exactement. Quoique la considération de cette solidarité nécessaire doive, sans doute, paraître surtout scientifique, j'ai cependant jugé indispensable de la signaler dès ce moment, à cause de la puissante influence par laquelle une telle liaison tend évidemment à seconder l'ascendant graduel de la nouvelle philosophie politique. Car, la politique positive trouvera ainsi spontanément, chez tous les esprits, un point d'appui général, dont l'importance ne peut que s'accroître, et qui servira de base naturelle à son essor universel. Dans l'état irrationnel et désordonné de nos idées politiques, on ne peut guère soupçonner aujourd'hui quelle serait bientôt l'irrésistible énergie d'un mouvement philosophique, où l'entière rénovation de la science sociale serait dirigée par ce même esprit dont la supériorité est unanimement reconnue à l'égard de toutes les autres catégories de notions réelles.

Note 15: (retour) Cette disposition caractéristique de l'école catholique actuelle ne m'a jamais paru plus décisive qu'en l'observant chez l'illustre de Maistre, dont l'éminente supériorité philosophique n'a pu le préserver de cette capitale inconséquence, nécessairement propre à sa doctrine. Tout lecteur judicieux a dû être vivement choqué, à ce sujet, de l'étrange contraste que présentent la force et la netteté vraiment admirables avec lesquelles l'auteur du Pape vient d'expliquer l'esprit fondamental de la politique du moyen âge, comparées à l'incohérence et à la frivolité de son irrationnelle appréciation des trois derniers siècles, où la société lui paraît subir brusquement une transformation tout-à-fait imprévue et inconcevable, sans aucunes racines antérieures. Le ton général de l'auteur, jusque alors grave et digne, devient aussitôt dédaigneux et même violent: finalement, un ouvrage qui a commencé par l'analyse très rationnelle des conditions nécessaires de tout ordre spirituel, vient déplorablement aboutir à une invocation formelle, aussi puérile que mystique, à la vierge Marie!

Telle est donc la principale propriété qui doive caractériser cette nouvelle philosophie politique. C'est surtout ainsi que, même chez les esprits les plus rebelles, elle devra nécessairement rencontrer certains points, plus ou moins étendus, d'un contact véritable, d'où son homogène développement saura toujours faire ressortir, de diverses manières, une suffisante régénération intellectuelle, en s'adaptant, sans répugnance et sans effort, aux convenances spéciales de chaque cas principal. Elle seule aujourd'hui peut vraiment parler à chaque classe de la société, à chaque parti politique, le langage le plus propre à faire pénétrer une vraie conviction, et maintenir néanmoins, à l'abri de toute altération, l'invincible originalité supérieure de son caractère fondamental. Seule elle peut, exempte de faiblesse comme d'inconséquence, embrassant, d'un point de vue suffisamment élevé, l'ensemble de la question sociale, rendre spontanément, à chacune des écoles les plus opposées, une exacte justice, pour ses services réels, soit anciens, soit même actuels. Nulle autre doctrine ne saurait maintenant, en rappelant, avec autorité, à chaque parti, la destination propre dont il s'honore, prescrire habituellement l'ordre au nom du progrès, et le progrès au nom de l'ordre; de telle sorte que les deux classes de recommandations se fortifient l'une l'autre, au lieu de tendre à s'annuler réciproquement, comme on le voit encore, par l'irrationnelle opposition que la politique stationnaire établit nécessairement entre elles. Pure, d'ailleurs, de tous les divers torts antérieurs, cette politique nouvelle ne doit craindre aucun reproche de tyrannie rétrograde, ni d'anarchie révolutionnaire. On ne pourra l'accuser que de nouveauté: elle répondra d'abord par l'évidente insuffisance de toutes les théories existantes, et ensuite en rappelant que, depuis deux siècles, le même esprit positif ne cesse, à d'autres titres, de fournir d'irrécusables preuves de sa prééminence nécessaire 16.

Note 16: (retour) Seul placé jusqu'ici à ce nouveau point de vue de philosophie politique, on me pardonnera, j'espère, à ce titre, de citer ici mon expérience personnelle.

Profondément imbu, de bonne heure, comme je devais d'abord l'être, de l'esprit révolutionnaire, envisagé dans toute sa portée philosophique, je ne crains pas néanmoins d'avouer, avec une sincère reconnaissance, et sans encourir aucune juste accusation d'inconséquence, la salutaire influence que la philosophie catholique, malgré sa nature évidemment rétrograde, a ultérieurement exercée sur le développement normal de ma propre philosophie politique, surtout par le célèbre Traité du Pape, non-seulement en me facilitant, dans mes travaux historiques, une saine appréciation générale du moyen âge, mais même en fixant davantage mon attention directe sur des conditions d'ordre éminemment applicables à l'état social actuel, quoique conçues pour un autre état. Je crois, de même, avoir déjà suffisamment prouvé, par le caractère général de ce long discours préliminaire, que la politique positive peut être pleinement équitable envers la politique rétrograde et la politique révolutionnaire, sans leur faire aucune vaine concession de principes, et sans qu'une telle disposition nuise davantage à la fermeté de son langage qu'à la netteté de ses vues. Quoique l'esprit positif doive nécessairement s'assujétir d'abord à tout expliquer, il ne saurait s'interdire une exacte appréciation finale, d'autant plus décisive qu'elle a été mieux motivée.

Considérée surtout quant à l'ordre, la politique positive n'aura, sans doute, jamais besoin d'aucune apologie directe, pour quiconque aura suffisamment apprécié, d'après l'ensemble des parties antérieures de ce Traité, quelle est, à cet égard, la tendance nécessaire d'une telle philosophie, à quelque catégorie d'idées qu'elle s'applique. La science réelle, envisagée du point de vue le plus élevé, n'a, en effet, d'autre but général que d'établir et de fortifier sans cesse l'ordre intellectuel, qui, ou ne saurait trop le rappeler, est la première base indispensable de tout autre ordre véritable. Quoique ce ne soit point ici le lieu convenable de traiter directement cette question fondamentale, ultérieurement réservée, je ne puis m'abstenir d'indiquer combien le désordre répugne profondément à l'esprit scientifique proprement dit, qui lui est certainement beaucoup plus antipathique, par sa nature, que l'esprit théologique lui-même, comme le savent aujourd'hui tous ceux qui ont un peu approfondi l'une et l'autre philosophie. A l'égard des idées politiques, l'expérience a désormais suffisamment prouvé que la méthode positive peut seule aujourd'hui discipliner réellement des intelligences devenues de plus en plus rebelles à l'autorité des hypothèses métaphysiques aussi bien qu'à l'emploi des fictions théologiques. Ne voyons-nous pas, au contraire, ce même esprit actuel, si vainement accusé de tendre au scepticisme absolu, accueillir toujours, avec un avide empressement, la moindre apparence de démonstration positive, lors même qu'elle est encore prématurée? Pourquoi en serait-il autrement envers les notions sociales, où le besoin de fixité doit être certes encore mieux senti, si en effet elles peuvent enfin être dominées aussi par l'esprit positif? Le sentiment fondamental des lois naturelles invariables, fondement primitif de toute idée d'ordre, relativement à des phénomènes quelconques, pourrait-il n'avoir plus la même efficacité philosophique, aussitôt que, complétement généralisé, il s'appliquera aussi aux phénomènes sociaux, désormais ramenés à de pareilles lois?

La politique positive est certainement seule capable de contenir convenablement l'esprit révolutionnaire, parce qu'elle seule peut, sans faiblesse et sans inconséquence, lui rendre d'abord une exacte justice, et circonscrire rationnellement, entre ses vraies limites générales, son indispensable influence. Tant que cet esprit n'est attaqué, comme on le voit aujourd'hui, que d'une manière essentiellement absolue, sous les inspirations de la philosophie rétrograde, avec laquelle la politique stationnaire, dépourvue de tout principe propre, coïncide alors nécessairement, il résiste spontanément à ces vaines récriminations qui, quelque légitime qu'en puisse être le fondement partiel, ne sauraient neutraliser l'irrésistible besoin qu'éprouve maintenant notre intelligence de recourir à cet énergique ressort, suivant la théorie précédemment établie. Mais il n'en peut plus être ainsi quand la philosophie nouvelle, tout en manifestant son caractère éminemment organique, se montrera spontanément encore plus apte que la philosophie révolutionnaire elle-même à débarrasser finalement la société de tout vestige quelconque de l'ancien système politique. Alors seulement, la tendance anarchique des principes purement révolutionnaires pourra être directement combattue, au nom même de la révolution générale, avec un succès vraiment décisif, qui finira par amener graduellement l'entière absorption de la doctrine révolutionnaire actuelle, dont le principal office politique sera désormais mieux rempli par la philosophie positive.

Indépendamment de ces services immédiats, la cause de l'ordre doit retirer aussi, d'une telle philosophie, des avantages qui, pour être moins directs ou moins saillans, ne sont pas d'une moindre importance politique. Telle sera, d'abord, une exacte appréciation scientifique de la vraie nature des diverses questions sociales, qui devra tant contribuer à la pacification fondamentale, en renvoyant à la réorganisation intellectuelle et morale, à laquelle ils se rapportent essentiellement, plusieurs sujets délicats, qui ne peuvent qu'entretenir, au sein de la société, une profonde irritation, aussi dangereuse que stérile, quand on s'obstine à les rattacher surtout à la réorganisation politique proprement dite, comme je l'ai précédemment expliqué. Ayant mis en pleine évidence que l'état présent des sociétés modernes ne saurait immédiatement comporter, de toute nécessité, que des institutions purement provisoires, la politique positive tendra spontanément ainsi à détourner des divers pouvoirs existans, et, à plus forte raison, de leurs titulaires quelconques, l'attention si exagérée que leur accorde encore l'opinion générale, pour concentrer, au contraire, tous les efforts principaux sur une sage rénovation fondamentale des idées sociales, et par suite des moeurs publiques. Les bons esprits ne sauraient craindre d'ailleurs que cette indispensable diversion rationnelle, dont le terme est nettement défini, puisse jamais dégénérer en une funeste indifférence politique, puisqu'une telle doctrine, incompatible avec tout vain prestige, ne s'est nullement interdit l'élaboration directe des institutions proprement dites, vers laquelle son activité se dirigera nécessairement dès qu'elle pourra acquérir une véritable importance. Jusque alors, outre que la perspective finale d'une entière régénération politique sera spontanément toujours rappelée, cette doctrine s'efforcera même accessoirement d'imprimer aux institutions établies les modifications diverses qui pourront être nécessaires pour que, au lieu d'entraver, elles secondent, autant que possible, l'évolution intellectuelle et morale. Mais, tant qu'ils rempliront cette indispensable condition, les pouvoirs provisoires, quelle que soit leur organisation, verront notablement augmenter leur sécurité effective par l'influence naturelle de la politique positive, seule capable de faire habituellement sentir aux peuples que, dans l'état présent de leurs idées, aucun changement politique ne saurait offrir une importance vraiment capitale, tandis que les perturbations plus ou moins graves qui en résultent, outre leurs inconvéniens propres, ont, au contraire, de toute nécessité, une funeste tendance à entraver le développement spontané de la solution finale, soit parce qu'elles en dissimulent momentanément l'indispensable besoin continu, soit en détournant l'attention publique. On doit aussi noter que l'esprit, éminemment relatif, de la philosophie positive, malgré son invariable unité, devra graduellement dissiper, au profit évident de l'ordre général, cette disposition absolue, aussi étroite qu'irrationnelle, commune à la politique théologique et à la politique métaphysique, qui les porte sans cesse à vouloir uniformément réaliser, dans tous les états possibles de la civilisation, leurs types respectifs d'immuables gouvernemens, et qui, par exemple, a conduit même à ne concevoir, de nos jours, d'autre moyen fondamental de civiliser Taïti qu'à l'aide d'une importation banale du protestantisme et du régime parlementaire!

En considérant, sous le même aspect, une influence moins prononcée mais plus permanente de la politique positive, ou peut reconnaître, en second lieu, que, même à l'égard des maux politiques incurables, elle tend puissamment, par sa nature, à consolider l'ordre public, par le développement rationnel d'une sage résignation. La politique métaphysique, qui regarde l'action politique comme nécessairement indéfinie, ne saurait comporter une semblable disposition, dont l'influence habituelle, quoique constituant une vertu purement négative, offre un secours si indispensable, à tous égards, contre la douloureuse destinée de l'homme. Quant à la résignation religieuse, et surtout chrétienne, elle n'est, à vrai dire, malgré tant d'emphatiques éloges, qu'une prudente temporisation, qui fait supporter les malheurs présens en vue d'une ineffable félicité ultérieure. Il ne peut, évidemment, exister de vraie résignation, c'est-à-dire de disposition permanente à supporter, avec constance, et sans aucun espoir de compensation quelconque, des maux inévitables, que par suite d'un profond sentiment des lois invariables qui régissent tous les divers genres de phénomènes naturels. C'est donc exclusivement à la philosophie positive que se rapporte une telle disposition, à quelque sujet qu'elle s'applique, et, par conséquent, à l'égard aussi des maux politiques. S'il en est que la science réelle ne saurait convenablement atteindre, et je ne crois pas qu'on puisse en douter, elle y pourra, du moins, comme envers les fatalités non moins pénibles de la vie individuelle, mettre toujours en pleine évidence leur incurabilité nécessaire, de manière à calmer habituellement les douleurs qu'ils produisent par l'assidue conviction des lois naturelles qui les rendent insurmontables. A raison de sa complication supérieure, le monde politique doit être certes encore plus mal réglé que le monde astronomique, physique, chimique, ou biologique. D'où vient donc que les imperfections radicales de la condition humaine, contre lesquelles nous sommes toujours prêts à nous insurger avec indignation sous le premier rapport, nous trouvent, au contraire, essentiellement calmes et résignés sous tous les autres, quoiqu'elles n'y soient pas moins prononcées, ni moins choquantes? On ne saurait douter, ce me semble, que cet étrange contraste ne tienne surtout à ce que la philosophie positive n'a pu jusqu'ici développer notre sentiment fondamental des lois naturelles qu'envers les plus simples phénomènes, dont l'étude plus facile a dû se perfectionner d'abord. Quand la même condition intellectuelle aura été enfin remplie aussi relativement aux phénomènes sociaux, elle y produira nécessairement des conséquences analogues, en faisant pénétrer, dans la raison publique, les germes salutaires d'une judicieuse résignation politique, générale ou spéciale, provisoire ou indéfinie. Ce serait bien peu connaître les lois essentielles de la nature humaine, que de nier systématiquement l'efficacité nécessaire d'une telle conviction habituelle, pour concourir, à un haut degré, à la pacification fondamentale, en calmant la vaine inquiétude qu'inspire trop souvent le chimérique redressement de maux politiques vraiment inévitables. Aucun esprit juste ne redoutera d'ailleurs qu'une stupide apathie puisse jamais résulter de cette résignation rationnelle, qui n'a point le caractère passif de la résignation religieuse. Car, une semblable philosophie n'impose de soumission habituelle qu'à la nécessité pleinement démontrée, et prescrit, au contraire, le noble exercice direct de l'activité humaine, aussitôt que l'analyse du sujet permet d'en espérer une véritable efficacité quelconque.

Pour caractériser enfin, par un dernier trait irrécusable, la tendance spontanée de la nouvelle philosophie politique au raffermissement général de l'ordre public, je dois ajouter ici, que, avant même qu'elle ait pu finalement établir aucune théorie sociale, elle tendra directement, par la seule influence de la méthode, à ramener les intelligences actuelles à un état vraiment normal. Car en imposant à la culture générale des questions politiques, une série nécessaire de conditions scientifiques, dont l'indispensable rationnalité ne puisse donner lieu à aucun soupçon d'arbitraire, elle aura, par cela même, dissipé le principal désordre, qui consiste surtout dans l'accès tout-à-fait illimité que la politique actuelle ouvre forcément, en ce genre, aux esprits les plus vulgaires et les moins préparés. La simple extension, à la catégorie des phénomènes sociaux, de ma hiérarchie scientifique fondamentale, présente aussitôt un puissant moyen de discipline intellectuelle, comme je l'ai indiqué au premier volume de ce Traité, en manifestant, avec une pleine évidence, propre à subjuguer finalement l'esprit le plus rebelle, la longue et difficile élaboration préliminaire qu'exige, par sa nature, toute rationnelle exploration des sujets sociaux, qui ne saurait comporter de succès vraiment scientifique que de la part d'intelligences fortement trempées, dignement préparées, quant à la méthode ou à la doctrine, par une étude préalable, suffisamment approfondie, de toutes les autres branches successives de la philosophie positive, afin de traiter convenablement les recherches les plus complexes que notre raison puisse aborder. Il serait certainement inutile d'insister davantage ici sur l'explication directe d'une influence aussi évidente, qui sera d'ailleurs spontanément examinée, à divers titres, dans la suite de ce volume. Cette sommaire indication suffit, sans doute, pour que, sous ce rapport capital, comme sous les divers aspects précédens, la tendance éminemment organique de la nouvelle philosophie politique ne puisse être sérieusement contestée par aucun de ceux qui ont étudié avec quelque soin le véritable esprit général de l'époque actuelle.

Je devais m'attacher ici à signaler surtout, comme plus fréquemment méconnue, cette propriété capitale de la politique positive de pouvoir seule aujourd'hui développer spontanément, avec une énergique et féconde efficacité, le sentiment fondamental de l'ordre, soit public, soit même privé, que l'état présent de l'esprit humain livre, de toute nécessité, à la vicieuse et insuffisante protection de la politique stationnaire et de la politique rétrograde, en ce sens identiques. Relativement au progrès, l'aptitude, beaucoup moins contestée, d'une telle philosophie n'exige point, en ce moment, des explications aussi étendues. Car, à quelque sujet qu'il s'applique, l'esprit positif se montre toujours, par sa nature, directement progressif, étant sans cessé occupé à accroître la masse de nos connaissances et à en perfectionner la liaison: aussi les exemples usuels d'incontestable progression sont-ils surtout empruntés aujourd'hui aux diverses sciences positives. Sous le point de vue social, l'idée rationnelle de progrès, telle qu'on commence à la concevoir, c'est-à-dire de développement continu, avec tendance inévitable et permanente vers un but déterminé, doit être certainement attribuée, comme j'aurai lieu de l'expliquer spécialement dans la leçon suivante, à l'influence inaperçue de la philosophie positive, seule capable d'ailleurs de dégager irrévocablement cette grande notion de l'état vague et même flottant où elle se trouve encore, en assignant nettement le but nécessaire de la progression et sa véritable marche générale. Quoique le premier essor du sentiment de progrès social soit certainement dû en partie au christianisme, en vertu de sa solennelle proclamation d'une supériorité fondamentale de la nouvelle loi sur l'ancienne, il est néanmoins évident que la politique théologique, procédant d'après un type immuable, dont un passé déjà lointain offre seul la réalisation suffisante, doit être aujourd'hui regardée comme radicalement incompatible avec toute idée véritable de progrès continu, et manifeste, au contraire, ainsi que je l'ai montré, un caractère profondément rétrograde. La politique métaphysique, dogmatiquement envisagée, présenterait, à un degré presque aussi prononcé, d'après les mêmes motifs essentiels, une incompatibilité analogue, si la liaison beaucoup moindre de ses doctrines ne la rendait bien plus accessible à l'esprit général de notre temps. On peut remarquer, en effet, que les notions de progrès n'ont vraiment commencé à préoccuper vivement la raison publique que depuis que la métaphysique révolutionnaire a perdu son premier ascendant. C'est donc essentiellement à la politique positive qu'est désormais réservé le développement général de l'instinct progressif, comme celui de l'instinct organique.

La seule idée de progrès qui soit réellement propre à la politique révolutionnaire, consiste dans la pleine extension continue de la liberté, c'est-à-dire, en termes plus positifs, de l'essor graduel des facultés humaines; ce qui constitue surtout une notion négative, en rappelant essentiellement une suppression croissante des diverses résistances. Or, même en ce sens restreint, la supériorité nécessaire de la politique positive ne saurait, ce me semble, être contestée. Car la vraie liberté ne peut consister, sans doute, qu'en une soumission rationnelle à la seule prépondérance, convenablement constatée, des lois fondamentales de la nature, à l'abri de tout arbitraire commandement personnel. La politique métaphysique a vainement tenté de consacrer ainsi son empire, en décorant de ce nom de lois les décisions quelconques, si souvent irrationnelles et désordonnées, des assemblées souveraines, quelle que soit leur composition; décisions d'ailleurs conçues, par une fiction fondamentale, qui ne peut changer leur nature, comme une fidèle manifestation des volontés populaires. Mais tout ce culte métaphysique des entités constitutionnelles ne saurait aujourd'hui vraiment dissimuler la tendance profondément arbitraire, qui caractérise nécessairement toute philosophie non positive. Tant que les phénomènes politiques ne seront point, à l'exemple de tous les autres, rattachés à d'invariables lois naturelles, et qu'ils continueront à être essentiellement rapportés à des volontés quelconques, soit divines, soit même humaines, l'arbitraire ne saurait être vraiment exclus des divers réglemens sociaux; et, par conséquent, malgré tous les artifices constitutionnels, la liberté restera forcément illusoire et précaire, à quelque volonté qu'on prétende d'ailleurs appliquer notre obéissance journalière. Je reviendrai naturellement plus tard sur cette importante considération. Mais, n'est-il pas, dès ce moment, évident que la liberté absolue dont la métaphysique révolutionnaire a doté aujourd'hui notre intelligence, ne lui sert finalement, en réalité, qu'à courir sans cesse d'une aberration à une autre, sous l'audacieux ascendant, momentanément irrésistible, des esprits les moins compétens? La politique positive pourra seule, en établissant de vrais principes sociaux, empêcher enfin ce déplorable entraînement, et substituer de plus en plus l'empire des convictions réelles à celui des volontés arbitraires; de telle sorte que, à cet égard, comme à tant d'autres, le besoin du progrès et celui de l'ordre seront spontanément confondus dans une commune satisfaction.

Cette nouvelle philosophie sociale est tellement propre, par sa nature, à réaliser aujourd'hui l'entier accomplissement de tous les voeux légitimes que peut former la politique révolutionnaire, que seule elle saura même terminer convenablement l'opération critique qui en constitue le principal objet, en faisant graduellement disparaître, sans aucun espoir de retour, tout ce qui reste encore de l'ancien système politique, dont il ne doit finalement subsister que l'inaltérable souvenir d'une indispensable participation à l'évolution fondamentale de l'humanité. Jusqu'ici cette grande lutte a dû être, comme je l'ai déjà indiqué, ostensiblement dirigée par la métaphysique révolutionnaire, simplement secondée par le développement graduel et la propagation croissante de l'esprit positif. Mais, à vrai dire, ce dernier progrès naturel de la raison humaine donnait seul une irrésistible puissance à la doctrine qui lui servait ainsi d'organe provisoire, et dont la faible consistance logique eût été, sans un tel appui, incapable d'un aussi grand succès; comme on le sent avec évidence quand on relit aujourd'hui, de sang froid, la frivole et débile argumentation sophistique qui caractérise presque tous les écrits philosophiques du siècle dernier. Au point décisif où la lutte est maintenant parvenue, elle ne saurait être irrévocablement complétée que par l'intervention directe et prépondérante de la philosophie positive. Car, sous le rapport logique, qui finalement domine, la critique révolutionnaire est certainement impuissante aujourd'hui à renverser le système philosophique, trop profondément combiné, de l'école rétrograde, qui, dans toute discussion régulière, l'aurait bientôt amenée à convenir qu'elle accorde les principes essentiels du régime ancien en refusant leurs plus indispensables conséquences, ainsi que je l'ai expliqué: aussi l'esprit révolutionnaire se soutient-il, surtout maintenant, par un appel plus ou moins direct à des passions qui tendent d'ailleurs à s'amortir graduellement. L'école positive, seule pleinement conséquente, et par suite seule, au fond, vraiment progressive, en rendant d'ailleurs, sans la moindre altération de ses propres principes, une exacte justice philosophique à chacune des doctrines actuelles, pourra seule arrêter radicalement l'essor rétrograde, perturbateur quoique stérile, de l'école catholique, en posant directement, dans l'ordre des idées sociales, en présence de l'esprit religieux, son éternel antagoniste, l'esprit scientifique, qui l'a déjà réduit, dans toutes les autres catégories intellectuelles, à la plus irrévocable nullité, comme je crois l'avoir surabondamment prouvé par l'ensemble des trois autres volumes de ce Traité: et cette influence accessoire s'exercera spontanément, de manière à ne point déranger le cours général de l'opération principale, ainsi qu'on le voit d'ordinaire à l'égard d'une science quelconque, dont l'action critique, quelque énergique qu'elle soit, n'est jamais qu'une suite collatérale de son développement organique. À la vérité, l'esprit positif ne pourra ainsi enlever à jamais à l'esprit théologique toute influence politique, sans que la même condamnation n'enveloppe aussi, de toute nécessité, l'esprit métaphysique, qui, malgré sa rivalité, n'en est point, aux yeux de la science, essentiellement distinct. Mais cette double exclusion simultanée ne serait, sans doute, qu'un grand avantage de plus, aussi bien pour le progrès que pour l'ordre, à la fois non moins compromis aujourd'hui par la prépondérance momentanée des avocats que par la vaine opposition des prêtres.

Considérant enfin la cause générale du progrès politique sous le point de vue pratique le plus étendu, on ne saurait méconnaître les puissantes ressources, nécessaires quoique indirectes, que la nouvelle philosophie politique doit graduellement présenter à l'amélioration fondamentale de la condition sociale des classes inférieures, qui constitue certainement la plus grave difficulté de la politique contemporaine. La politique révolutionnaire, qui seule a servi d'organe jusqu'ici à cette partie du problème social, n'a pu l'envisager encore que sous le point de vue insurrectionnel. Toute sa solution se réduit essentiellement d'ailleurs à déplacer la difficulté, en ouvrant artificiellement une issue plus ou moins large aux plus actives ambitions populaires; et c'est aussi ce que projette, à son imitation, la politique stationnaire, à cela près de la circonspection exagérée qui la caractérise habituellement. Mais cet irrationnel expédient, quelle que puisse être sa nécessité provisoire, laisse évidemment tout-à-fait intacte la question principale: une telle satisfaction, procurée à un petit nombre d'individus, ordinairement devenus ainsi les déserteurs de leur classe, ne saurait, à la longue, aucunement apaiser les justes plaintes des masses, dont la condition générale ne reçoit ainsi aucune amélioration décisive, à moins qu'on ne veuille décorer de ce nom les espérances, chimériques pour la plupart des individus, qu'entretient sans cesse l'appât dérisoire de cette sorte de jeu ascensionnel, non moins trompeur que tout autre jeu. Il est même incontestable qu'en développant des désirs démesurés, dont la commune satisfaction est impossible, en stimulant la tendance, déjà trop naturelle aujourd'hui, au déclassement universel, on ne décharge ainsi le présent qu'en aggravant beaucoup l'avenir, en suscitant de nouveaux et puissans obstacles à toute vraie réorganisation sociale. Telle est cependant, sur ce grand sujet, l'uniforme pensée des docteurs actuels. Ceux qui, de nos jours, ont le plus qualifié d'anarchique cette vaine solution, sont tombés, à cet égard, dans la plus étrange inconséquence, d'ailleurs éminemment dangereuse, en poursuivant encore davantage la méthode même qu'ils condamnaient, par l'inqualifiable proposition de supprimer directement toute propriété réelle; comme si cette absurde utopie pouvait, du reste, apporter au mal aucun remède durable. La masse de notre espèce étant évidemment destinée, d'après une insurmontable fatalité, à rester indéfiniment composée d'hommes vivant, d'une manière plus ou moins précaire, des fruits successifs d'un travail journalier, il est clair que le vrai problème social consiste, à cet égard, à améliorer la condition fondamentale de cette immense majorité, sans la déclasser nullement, et sans troubler l'indispensable économie générale. Mais une telle manière de concevoir la question est exclusivement réservée, par sa nature, à la politique positive, envisagée comme présidant à la classification finale des sociétés modernes. Quoique le développement d'une pareille recherche directe soit incompatible avec la nature essentiellement spéculative de ce Traité, je ne devais pas néanmoins négliger ici la mention sommaire d'un point de vue aussi important. En dissipant irrévocablement tout vain prestige, et rassurant pleinement les classes dirigeantes contre toute invasion de l'anarchie, la nouvelle philosophie pourra seule utilement diriger la politique populaire proprement dite, indépendamment de sa double efficacité spontanée, ci-dessus indiquée, soit pour détourner de l'ordre purement politique ce qui ressort de l'ordre intellectuel et moral, soit pour inspirer, à l'égard des maux finalement incurables, une sage et ferme résignation. On reconnaîtra d'ailleurs aisément, dans le cours de ce volume, que cette philosophie, en poussant nécessairement, à la tête du mouvement social, des capacités dont les droits légitimes sont presque aussi méconnus aujourd'hui que ceux des prolétaires, tend, par une liaison spontanée des têtes avec les bras, à imprimer à la cause commune un caractère de grandeur spéculative et de consistante unité, qui doit puissamment contribuer à son succès final, et qui ne saurait être autrement réalisé. Toute indication plus spéciale s'écarterait essentiellement de l'esprit spéculatif de cet ouvrage. J'aurai, du reste, dans la suite de ce volume, plusieurs occasions naturelles de faire directement sentir que la réorganisation spirituelle, en interposant habituellement, entre les ouvriers et leurs chefs, une commune autorité morale, aussi indépendante qu'éclairée, offrira plus tard la seule base régulière d'une paisible et équitable conciliation générale de leurs principaux conflits, presque abandonnés aujourd'hui à la brutale discipline d'un antagonisme purement matériel.

Quelque imparfaits que doivent être encore les divers aperçus généraux que je viens d'ébaucher, ils suffisent néanmoins, ce me semble, pour faire ici nettement pressentir les principales propriétés politiques qui doivent nécessairement caractériser la philosophie positive, indifféremment considérée quant à l'ordre, ou quant au progrès. C'est ainsi que cette nouvelle philosophie sociale, malgré sa sévère appréciation rationnelle des différens partis existans, peut naturellement trouver, auprès de chacun d'eux, un irrécusable accès général, en se montrant apte à créer des moyens plus efficaces d'atteindre le but respectif qu'il poursuit trop exclusivement. Une telle politique, convenablement appliquée, pourra utiliser, dans l'intérêt de la réorganisation finale, au profit commun de son ascendant graduel, tous les événemens importans que comporte l'état présent de la société, avant même que d'avoir pu aucunement y intervenir. Soit que, dans un triomphe momentané, chaque parti manifeste plus profondément son insuffisance sociale; soit, au contraire, que, dans le désespoir d'une grave défaite, il se montre plus disposé à accueillir de nouveaux moyens d'action politique; soit enfin qu'une sorte de torpeur universelle mette plus à nu l'ensemble des besoins sociaux; la nouvelle philosophie pourra toujours saisir aujourd'hui une certaine issue générale, pour faire uniformément pénétrer, par une opportune application journalière, son enseignement fondamental.

Toutefois, il faut, à mon gré, renoncer essentiellement d'avance, sous ce rapport, à toute vraie conversion de l'école rétrograde, intégralement considérée. Sauf d'heureuses anomalies individuelles, qui ne cessent d'être possibles, et qui pourront aujourd'hui même devenir plus fréquentes, il existe, entre la philosophie théologique et la philosophie positive, surtout à l'égard des idées sociales, une antipathie trop fondamentale, pour que la première puisse jamais apprécier suffisamment la seconde, malgré l'aptitude bien constatée de celle-ci à mieux satisfaire au besoin commun d'une vraie réorganisation: ici, comme en tout autre cas, la théologie s'éteindra nécessairement devant la physique, mais sans pouvoir se transformer, sous sa direction, au-delà de sa modification actuelle. Il faut d'ailleurs reconnaître, à ce sujet, que ce n'est point l'ordre, en général, que poursuit aujourd'hui l'école rétrograde, mais seulement un ordre unique et invariablement préconçu, auquel se rattachent surtout ou des habitudes d'esprit particulières, ou même l'instinct des intérêts spéciaux: en dehors de son exclusive utopie, tout lui semble également désordonné, et par suite, essentiellement indifférent. La politique stationnaire lui a même justement reproché, de nos jours, de prêter directement, aux plus pernicieuses tentatives de désordre, un coupable appui momentané, dans le vain espoir de pousser ainsi, avec plus d'énergie, à la restauration ultérieure de sa propre domination, qu'elle se flatterait de faire dès-lors accepter à la société, comme seule voie de salut contre une imminente anarchie matérielle. Dans son prétendu dévouement à l'ordre général, l'école rétrograde a donc fréquemment trahi sa disposition prépondérante à vouloir le moyen beaucoup plus que le but lui-même. Mais, l'école stationnaire, chez laquelle l'amour de l'ordre, sans être peut-être plus désintéressé au fond, est certainement, ce qui importe surtout, infiniment plus impartial, à raison même de son défaut caractéristique de principes propres et fixes, offrira spontanément, sous ce rapport, à la nouvelle philosophie politique, l'accès général auquel elle ne saurait raisonnablement prétendre auprès de l'école rétrograde. Quoique les vaines fictions métaphysiques de la politique constitutionnelle ou parlementaire tendent aujourd'hui à détourner gravement de la vraie solution, elles n'ont pu heureusement acquérir, sur le continent européen, un assez profond ascendant pour empêcher cette philosophie de faire utilement entendre sa voix rationnelle à une école aussi franchement disposée que l'est, certainement, en général, l'école stationnaire, à établir enfin, dans les sociétés modernes, un ordre vraiment stable, n'importe d'après quels principes. On peut donc espérer ainsi d'agir utilement, à un certain degré, sur cette partie essentielle du monde politique actuel.

Néanmoins, je ne dois pas dissimuler ici que l'école purement révolutionnaire me paraît être aujourd'hui la seule sur laquelle la politique positive puisse exercer directement une action vraiment capitale; parce que, malgré tous ses graves inconvéniens, que je n'ai certes nullement déguisés, cette école a seule maintenant un caractère essentiellement progressif, qui, en dépit de tous ses préjugés, lui tient l'esprit toujours ouvert à de nouvelles inspirations politiques. Son but principal, l'entière élimination du régime ancien, la politique nouvelle le poursuivra aussi spontanément, et d'une manière bien plus efficace, quoique simplement accessoire. Tout ce que ses doctrines propres renferment de provisoirement indispensable, sera naturellement absorbé par la politique positive, tout en repoussant à jamais les tendances anarchiques, auxquelles, quoi qu'on en puisse dire, l'école révolutionnaire a déjà cessé de tenir spécialement, sous la seule condition, dès lors pleinement remplie, du progrès effectif. Enfin, quoique l'ancien système soit certes assez décomposé maintenant pour permettre, et même pour exiger, l'élaboration directe de la vraie réorganisation sociale, on peut cependant prévoir aisément que le cours naturel des événemens, qui n'attend pas toujours nos lentes préparations philosophiques, déterminera, plus ou moins prochainement, soit en vertu même de notre état intellectuel, soit à raison des fautes commises par les gouvernemens actuels, de nouvelles explosions pratiques de la doctrine révolutionnaire, dont j'indiquerai plus tard les principaux caractères, et qui, dès lors malheureusement inévitables, deviendront peut-être même relativement indispensables, afin d'ôter radicalement, à la fatale apathie de notre vaine intelligence, tout espoir quelconque de satisfaire, sans aucun frais d'invention fondamentale, aux conditions essentielles du problème social, par cette chimérique reconstruction de l'ancienne philosophie politique, qui constitue aujourd'hui la ressource banale de tant d'esprits incompétens. Sans intervenir directement en de tels conflits, autrement que pour utiliser les enseignemens qu'ils font naître, la politique positive, qui les aura prévus, ne saurait prétendre à y troubler les derniers actes de prépondérance de la métaphysique révolutionnaire.

Du reste, cette nouvelle philosophie, essentiellement destinée, par sa nature, à imprimer un essor plus complet à toutes les diverses facultés réelles de notre intelligence, ne saurait, sans doute, tendre, à aucune époque, à atrophier une aussi importante disposition générale que celle qui constitue l'esprit critique proprement dit. Tout en le subordonnant désormais irrévocablement à l'esprit organique, elle lui ouvrira directement, comme je l'indiquerai en son lieu, de nouvelles et larges destinations politiques, bien autrement intéressantes que la fastidieuse reproduction actuelle des satires philosophiques du siècle dernier. Au lieu de continuer, au profit essentiel des avocats, une guerre monotone contre l'influence sacerdotale, l'esprit critique prendra, sans doute, une activité bien plus complète et plus incisive, en même temps que plus utile, lorsque, sous les inspirations générales de la philosophie positive, il entreprendra la démolition simultanée de toute puissance métaphysique ou théologique. En outre, les vrais élémens définitifs du nouveau système social ne prêteront que trop eux-mêmes, surtout dans l'origine, comme tous les pouvoirs naissans, à un large exercice direct, et plus ou moins continu, de l'esprit satirique, dont l'inévitable contrôle pourra exercer une très heureuse influence secondaire sur le développement graduel du caractère politique qui doit finalement appartenir à chacun d'eux. On ne peut donc douter, d'après un tel ensemble de motifs principaux, que la nouvelle philosophie sociale ne puisse justement espérer aujourd'hui de trouver, à divers titres, certains points d'appui naturels dans les sections les plus avancées de l'école révolutionnaire proprement dite. Quelles que soient cependant, même dans cette école, les dispositions favorables que puissent lui offrir les différentes parties du monde politique actuel, ces secours accessoires, très affaiblis d'ailleurs par une inévitable opposition de doctrines, ne sauraient évidemment dispenser, en aucune manière, cette philosophie de compter surtout directement sur sa supériorité scientifique, première et constante source de son ascendant graduel.

Une philosophie sociale qui, prenant la science réelle pour base générale indispensable, appelle immédiatement aujourd'hui l'esprit scientifique à régénérer le monde politique, semble, au premier aspect, devoir surtout attendre, sinon une coopération active, du moins des encouragemens énergiques et soutenus, de la part de la classe choisie qu'elle tend spontanément à élever par degrés à une aussi éminente position fondamentale. Je dois ici naïvement avouer que, dans mes premiers travaux de philosophie politique, j'ai essentiellement partagé cette illusion très naturelle, dont une longue expérience personnelle m'a seule ensuite péniblement détrompé. L'indifférence politique de la plupart des savans actuels, quoique vraiment monstrueuse, en un temps où les questions sociales sont les plus belles et les plus urgentes de toutes, me paraissait alors tenir principalement au profond dégoût intellectuel que doit, en effet, leur inspirer d'abord le caractère vague et arbitraire des méthodes qui président encore à de telles recherches, opposé à la parfaite rationnalité des procédés scientifiques. Mais, malgré l'incontestable influence de cette première cause, un examen ultérieur m'a depuis graduellement conduit à reconnaître d'autres motifs, à la fois moins honorables et plus puissans, d'après lesquels cette nouvelle philosophie doit très peu compter sur les dispositions favorables des savans actuels, si même elle ne doit pas craindre, à certains égards, leur résistance plus ou moins ouverte, partielle d'ailleurs ou momentanée, à la propre ascension politique de leur classe 17.

Note 17: (retour) Je crois devoir noter ici un trait vraiment caractéristique, bien propre à montrer à quel déplorable degré cette classe, malgré le vain orgueil de la plupart de ses membres, est aujourd'hui dépourvue de tout sentiment profond de sa vraie dignité sociale. Nos législateurs métaphysiciens ont introduit, il y a quelques années, dans la loi électorale française, une étrange disposition qui admet la qualité d'académicien à compter désormais pour cent francs dans le cens électoral, sauf à compléter en espèces le reste de la capacité. Or, les savans n'ont, certes, nullement témoigné, alors ni depuis, la moindre tendance à repousser avec indignation une telle décision législative, d'après laquelle tout savant équivaut politiquement à la moitié d'un électeur vulgaire: ils auraient plutôt voté de solennels remercîmens aux avocats pour l'octroi de cette gracieuseté, dont la plupart se sont empressés de profiter couramment.

Outre la commune participation fondamentale de toutes les diverses classes de la société à l'anarchie intellectuelle et morale qui caractérise si profondément notre époque, chacune d'elles a aussi sa manière propre de manifester plus spécialement ses tendances anarchiques. C'est ce que font d'abord les savans actuels par les vains conflits journaliers qui s'élèvent entre eux sur leurs attributions respectives, chaque fois qu'une même question, touchant simultanément à plusieurs branches essentielles de la philosophie naturelle, soulève des débats sans issue, qui témoignent clairement l'absence de toute véritable discipline scientifique. Mais, quelle que soit l'importance très significative de cette première considération, l'anarchie scientifique se révèle aujourd'hui surtout, d'une manière à la fois bien plus caractéristique et plus dangereuse, par l'unanime répugnance de nos savans contre toutes sortes de généralités, par leur prédilection exclusive, vicieusement systématisée, pour des spécialités de plus en plus étroites 18. Ce n'est point ici le lieu de poser convenablement la grande question philosophique de la véritable harmonie fondamentale qui doit régner entre l'esprit d'ensemble et l'esprit de détail, et dont l'exacte appréciation ne peut constituer que l'une des principales conclusions finales de ce Traité. Dans l'analyse historique du développement intellectuel, nous aurons bientôt l'occasion d'apprécier déjà directement le spécieux paradoxe, graduellement élaboré pendant les deux derniers siècles, qui permet aujourd'hui à tant d'esprits médiocres de se faire même un facile mérite scientifique du rétrécissement excessif de leurs occupations journalières, au nom de cette étrange organisation du travail, incidemment signalée au second volume, qui assigne minutieusement les cadres respectifs des moindres spécialités, sans laisser aucune place déterminée à l'étude des rapports généraux, essentiellement abandonnée ainsi aux digressions accidentelles des divers savans, qui les cultiveraient, à titre de passe-temps, sans aucune préparation propre. Il deviendra dès lors irrécusable que ce prétendu principe ne constitue qu'une irrationnelle systématisation métaphysique, tendant à consacrer, comme absolue et indéfinie, la situation transitoire de notre intelligence pendant le premier âge de la philosophie positive, où l'esprit de détail devait, en effet, nécessairement régner, jusqu'à ce que la positivité eût successivement pénétré dans tous les ordres de phénomènes naturels, condition désormais suffisamment remplie. Quoi qu'il en soit, je ne dois ici distinctement indiquer, à ce sujet, que la simple considération politique, qui impose, avec tant d'évidence, l'indispensable obligation d'une entière généralité à toute philosophie aspirant réellement au gouvernement moral de l'humanité. C'est par cette unique qualité, comme je l'ai déjà fréquemment signalé, que la philosophie théologique et la philosophie métaphysique, malgré leur insuffisance et même leur décrépitude irrécusables, prolongent encore leur vaine prépondérance politique. Tant que la philosophie positive ne remplira point convenablement cette condition fondamentale, elle ne saurait sortir de son état présent de subalternité politique. L'expérience journalière ne montre-t-elle point, surtout en ce qui concerne les mesures ou les élections dirigées aujourd'hui par les corps savans, toutes les fois, en un mot, que l'esprit d'ensemble devient, à un degré quelconque, directement indispensable, que de bons esprits, entièrement étrangers à la science, mais habituellement placés à un point de vue général, sont finalement plus propres que les savans spéciaux, même au genre de gouvernement qui semblerait le plus devoir exclusivement appartenir à ceux-ci? On ne saurait nier aussi que l'imperfection ordinaire de l'enseignement scientifique ne tienne principalement aujourd'hui à cet éloignement pour l'esprit d'ensemble, dont nos savans s'enorgueillissent avec un si funeste aveuglement. Il est donc évident que, par cette irrationnelle disposition, ils contribuent eux-mêmes, autant que possible, à maintenir directement leur propre subalternité politique. Leurs sentimens sociaux sont, d'ailleurs, d'ordinaire, à la hauteur de leurs idées. En écartant habituellement la considération prépondérante des intérêts matériels, et en développant la faculté de saisir rapidement les diverses réactions sociales, la culture des sciences positives semblerait devoir, par sa nature, tendre puissamment à contenir, chez ceux qui s'y livrent, l'essor continu de l'égoïsme individuel: elle ne sert, au contraire, que trop souvent aujourd'hui, à le rendre plus systématique, et par suite plus corrupteur peut-être. Or, cette monstruosité passagère tient, sans doute, principalement au défaut d'idées générales chez les savans actuels, qui n'ont d'ailleurs, à cet égard, d'autre tort propre que d'en nier dogmatiquement l'indispensable nécessité.

Note 18: (retour) Cette aversion des généralités, cette antipathie prononcée contre tout généralisateur quelconque, de quelque manière qu'il puisse procéder, tiennent aussi, chez beaucoup de savans actuels, à un secret instinct d'égoïsme, que je crois devoir, avec ma franchise habituelle, caractériser ici en peu de mots, tout en avertissant d'ailleurs qu'il ne saurait, par sa nature, jamais exercer, même aujourd'hui, qu'une influence purement accessoire, comparativement à la grande cause intellectuelle indiquée dans le texte.

La philosophie naturelle est déjà loin maintenant de ces temps primitifs, si bien décrits par Fontenelle, où la prudence paternelle croyait devoir soigneusement interdire la carrière scientifique, qui dès-lors ne pouvait essentiellement comporter que de vraies vocations, plus ou moins prononcées. Comme les organisations bien caractérisées sont, dans la nature humaine, éminemment exceptionnelles, et qu'aucune classe ne saurait être principalement composée d'anomalies, il a bien fallu, à mesure que la science, en se développant, acquérait plus d'importance sociale, qu'elle donnât accès à des intelligences plus vulgaires. Il arrive donc aujourd'hui, et il arrivera sans doute de plus en plus désormais, par suite même des encouragemens, d'ailleurs si utiles, prodigués aux diverses sciences spéciales, que les vocations réelles deviennent, proportionnellement, de moins en moins nombreuses dans le monde scientifique, qui tend de plus en plus à se composer, en majeure partie, d'individus peu éminens, ayant choisi cette profession au même titre que toute autre, et dont les travaux, sans pouvoir jamais imprimer à la science aucune impulsion capitale, maintiennent honorablement son état présent, avec quelques utiles améliorations graduelles. Or, ceux-là surtout doivent être habituellement acharnés, d'une manière plus absolue, contre toute philosophie générale, surtout positive, non-seulement en vertu d'un esprit plus étroit qui les empêche d'en saisir la portée réelle, mais aussi à cause de son inévitable influence pour réduire, à leur juste appréciation, leurs travaux ordinaires. Car, l'avénement des généralités vraiment positives ne permettra plus d'attacher une haute importance aux recherches de détail que dans le cas rare où elles tendront directement à déterminer de grands progrès; ce qui rendra nécessairement bien plus difficile l'accès des principales positions scientifiques, auxquelles les notabilités éphémères pourront ainsi de moins en moins prétendre, étant dès-lors régulièrement assujéties enfin à de vrais et inévitables jugemens. De ceux-là, principalement, provient le prétexte banal tiré des généralités vicieuses, comme si toutes les spécialités étaient ordinairement bonnes, et comme si ce n'était point surtout aux savans à distinguer judicieusement à cet égard, suivant leur fonction sociale de guides rationnels de l'opinion publique, qu'ils abandonnent ainsi, contre leur propre intention, aux seuls métaphysiciens.

Tout espoir de coopération quelconque de leur part, soit active, soit même passive, à la fondation d'une vraie philosophie politique, par l'extension convenable de la méthode positive à l'étude fondamentale des phénomènes sociaux, doit donc être aujourd'hui essentiellement abandonné. Ceux d'entre eux qui commencent à manifester une certaine ambition politique, préfèrent presque toujours jusqu'ici se mettre simplement au service des pouvoirs et des partis existans, sauf à n'y être, comme il doit arriver le plus souvent, que de purs instrumens pour les avocats et les autres métaphysiciens; au lieu d'essayer d'une politique nouvelle, vraiment propre à l'esprit scientifique, mais qui obligerait à se dégager de la routine vulgaire: les savans demeurés spéculatifs sont peut-être ordinairement moins inaccessibles encore aux inspirations générales de la philosophie positive. L'essor politique de cette philosophie ne saurait aujourd'hui être énergiquement secondé, dans le monde savant, sauf d'heureuses exceptions individuelles, que par les jeunes intelligences, dont l'ardeur naturelle pour les conceptions générales n'a encore été éteinte par l'influence prolongée des divers préjugés propres à chaque spécialité exclusive. En ce sens, les diverses institutions de haut enseignement scientifique, qui tendent à introduire de plus en plus, dans la société actuelle, fort au-delà des besoins réguliers des professions savantes, une jeunesse profondément imbue de l'esprit positif, constituent, à mes yeux, l'une des plus précieuses ressources que le passé nous ait ménagées pour aboutir graduellement à la réorganisation finale des sociétés modernes: telles sont, en France, les écoles de médecine, et surtout notre école Polytechnique, en vertu de son éminente positivité, et malgré son caractère incomplet. Une telle considération a d'autant plus d'importance, que, quels que soient, sous le point de vue philosophique, les irrécusables inconvéniens des savans actuels, il demeure néanmoins incontestable que l'esprit positif, qu'il s'agit maintenant d'étendre à la politique, ne saurait être, en général, convenablement développé, comme je l'ai si souvent prouvé, que chez ceux seulement qui, en temps opportun, ont reçu une forte éducation scientifique, ce qui ne peut guère avoir lieu aujourd'hui que pour les jeunes gens d'abord destinés aux différentes spécialités scientifiques, sauf quelques anomalies infiniment rares, sur lesquelles il ne faut pas compter.

Cet aperçu sommaire des principaux points d'appui que l'état présent du monde social peut offrir à l'impulsion régénératrice de la nouvelle philosophie politique, complète suffisamment l'indication générale que je devais ébaucher, dans cette longue mais indispensable introduction, de la destination fondamentale d'une telle philosophie pour correspondre aux plus graves nécessités de notre époque. En plaçant définitivement l'esprit du lecteur au point de vue convenable, et en lui fournissant d'avance une sorte de programme rationnel de l'ensemble des conditions à remplir, le grand travail que je viens d'accomplir, quoique purement préliminaire, devra, j'espère, faciliter et, en même temps, abréger beaucoup l'opération principale; surtout, il en garantira la pleine efficacité politique, qui, sans un tel préambule général, eût essentiellement échappé à la plupart des esprits actuels, dont les habitudes politiques sont d'ordinaire si superficielles et si irrationnelles. Les hommes d'état les plus dédaigneux ne sauraient ainsi mettre en doute si la théorie que nous allons tenter de construire directement est vraiment susceptible d'une haute utilité pratique, puisqu'il est maintenant démontré que le besoin fondamental des sociétés actuelles est, par sa nature, éminemment théorique, et que, en conséquence, la réorganisation intellectuelle, et ensuite morale, doit nécessairement précéder et diriger la réorganisation politique proprement dite 19. Toutefois, après avoir, pour satisfaire à la juste exigence des esprits actuels, établi d'abord, avec tout le soin convenable, cette grande et intime co-relation, il importe maintenant de retourner irrévocablement au point de vue strictement scientifique de ce Traité, et de poursuivre l'étude générale des phénomènes de la physique sociale dans des dispositions aussi purement spéculatives que celles qui président déjà à la culture habituelle des autres sciences fondamentales, en n'ayant d'autre ambition intellectuelle que de découvrir les véritables lois naturelles d'un dernier ordre de phénomènes, extrêmement remarquable, et qui n'a jamais été ainsi examiné; sans la prépondérance, désormais continue, d'une telle intention, notre opération philosophique avorterait nécessairement. Néanmoins, avant d'y procéder d'une manière directe, il me reste encore à considérer sommairement, dans la leçon suivante, les principaux efforts philosophiques déjà tentés pour constituer la science sociale, et dont l'appréciation générale doit éminemment tendre, surtout en vertu des habitudes actuelles, à mieux caractériser, sous divers rapports essentiels, la nature et l'esprit de cette dernière branche fondamentale de la philosophie positive.

Note 19: (retour) Les rapports généraux entre la théorie et la pratique, surtout en politique, seront, dans la suite de ce volume, comme on doit s'y attendre, directement soumis à une analyse rationnelle. Je dois seulement indiquer ici, à ce sujet, que, dans la politique, de même qu'en tout autre cas, toute confusion, ou simplement toute adhérence trop étroite, entre la théorie et la pratique, est également funeste à toutes deux, en étouffant l'essor de la première, et laissant la seconde s'agiter sans guide. On doit même reconnaître que les phénomènes sociaux, en vertu de leur complication supérieure, doivent exiger un plus grand intervalle intellectuel qu'en aucun autre sujet scientifique, entre les conceptions spéculatives, quelque positives qu'elles puissent être, et leur finale réalisation pratique. La nouvelle philosophie sociale doit donc se garantir soigneusement de la tendance, trop commune aujourd'hui, qui la porterait à se mêler activement au mouvement politique proprement dit, lequel doit surtout rester pour elle un sujet permanent d'observation capitale, où elle ne doit intervenir qu'en remplissant sa mission générale de haut enseignement. Néanmoins, la profonde confusion qui règne maintenant entre le gouvernement spirituel et le gouvernement temporel ne saurait, sans doute, toujours permettre à l'école positive de s'abstenir de toute participation directe, soit dans les divers pouvoirs constitués, soit au sein des partis existans, à la gestion journalière des affaires générales, ne fût-ce qu'afin d'y mieux faite prévaloir son influence fondamentale. Mais cette école devra scrupuleusement veiller à ce que cette incontestable utilité ne serve involontairement de motif habituel au vain égarement d'ambitions mal conçues. Car, une telle préoccupation active et continue des opérations journalières tend directement, surtout de nos jours, à empêcher ou à altérer toute conception vraiment rationnelle de l'ensemble du mouvement social, à moins qu'une forte élaboration préalable des véritables principes politiques ne prévienne cette pernicieuse fluctuation, chez quelques intelligences privilégiées, qui elles-mêmes agiraient sans doute encore plus sagement, soit pour elles, soit pour leur cause, en conservant une position purement philosophique, en tant, du moins, que le libre choix de leur mode propre d'influence politique pourrait leur être permis, ce qui, je l'avoue, n'est peut-être pas aujourd'hui toujours facultatif.



QUARANTE-SEPTIÈME LEÇON..




Appréciation sommaire des principales tentatives philosophiques entreprises jusqu'ici pour constituer la science sociale.

Le degré supérieur de complication, de spécialité, et en même temps d'intérêt, qui caractérise nécessairement les phénomènes sociaux, comparés à tous les autres phénomènes naturels, à ceux même de la vie individuelle, constitue, sans doute, d'après les principes généraux de hiérarchie scientifique établis dans l'ensemble de ce Traité, la cause la plus fondamentale de l'imperfection beaucoup plus prononcée que doit présenter leur étude, où l'esprit positif ne pouvait évidemment avoir aucun accès rationnel sans avoir préalablement commencé à dominer l'étude de tous les phénomènes plus simples; ce qui n'a été convenablement accompli que de nos jours, en vertu de l'importante révolution philosophique qui a donné naissance à la physiologie cérébrale, comme je l'ai expliqué à la fin du volume précédent. Mais, indépendamment de ce motif principal, déjà suffisamment indiqué, et qui d'ailleurs deviendra bientôt le sujet d'une appréciation directe, je crois devoir commencer, dès ce moment, à signaler une considération nouvelle, éminemment propre à expliquer, d'une manière toute spéciale, pourquoi l'esprit humain n'a pu jusqu'à présent fonder la science sociale sur des bases vraiment positives. Cette considération consiste en ce que, par la nature d'une telle étude, notre intelligence ne pouvait réellement, avant l'époque actuelle, y statuer sur un ensemble de faits assez étendu pour diriger convenablement ses spéculations rationnelles à l'égard des lois fondamentales des phénomènes sociaux.

En expliquant sommairement, dès le début de cet ouvrage, l'invincible nécessité logique qui fait toujours exclusivement dépendre le premier essor spéculatif d'une doctrine quelconque de l'emploi spontané d'une méthode purement théologique, j'ai déjà suffisamment indiqué, même envers les plus simples phénomènes, l'impossibilité générale de former primitivement le système d'observations propre à servir de base immédiate à toute théorie positive (voyez la première leçon). Or, les phénomènes sociaux, outre leur participation évidente et plus prononcée à cette obligation commune, présentent, sous un tel aspect, ce caractère éminemment spécial, que leur propre existence ne pouvait, dans l'origine, être assez développée pour comporter aucune observation vraiment scientifique, lors même que l'esprit humain eût été alors convenablement préparé. Dans tout autre sujet, par suite de l'immuable perpétuité des phénomènes, les observations rationnelles n'étaient d'abord impossibles qu'à cause de l'absence, long-temps inévitable, d'observateurs bien disposés. Mais, par une exception évidemment propre à la science sociale, et qui a dû spécialement contribuer à prolonger son enfance, il est clair que les phénomènes eux-mêmes y ont long-temps manqué de la plénitude et de la variété de développement indispensables à leur exploration scientifique, abstraction faite des conditions à remplir par les observateurs. Sans un lent et pénible essor spontané de l'état social dans une partie notable de l'espèce humaine, et jusqu'à ce que le cours naturel de l'évolution sociale y eût graduellement conduit à des modifications assez profondes et assez générales de la civilisation primitive, cette science devait nécessairement se trouver dépourvue de toute base expérimentale vraiment suffisante. Cette évidente considération nous servira plus tard à faire plus nettement ressortir l'indispensable office de la philosophie théologique pour diriger les premiers progrès de l'esprit humain et de la société. Mais nous ne devons l'employer ici qu'à mieux caractériser les entraves inévitables qui ont dû ainsi retarder la formation d'une véritable science sociale.

Toute discussion directe et précise de la portée nécessaire de cet obstacle fondamental serait actuellement déplacée. Quand le moment sera venu d'effectuer, dans l'un des chapitres suivans, cette exacte détermination, je démontrerai, j'espère, avec une irrécusable évidence, que, par suite d'une telle obligation, judicieusement mesurée, la science sociale n'a commencé à devenir possible qu'en s'appuyant précisément sur l'analyse rationnelle de l'ensemble du développement accompli jusqu'à nos jours dans l'élite de l'espèce humaine, tout passé moins étendu devant être insuffisant. C'est ainsi que les conditions relatives à la succession même des phénomènes, coïncideront, d'une manière aussi rigoureuse que spontanée, avec celles déjà assez établies, par l'ensemble des trois volumes précédens, quant à la préparation de l'observateur d'après l'élaboration préalable des branches moins compliquées de la philosophie positive, pour assigner, sans aucune grave incertitude, le siècle actuel comme l'époque nécessaire de la formation définitive de la science sociale, jusque alors essentiellement impossible.

Quoique ce ne soit point ici le lieu d'entreprendre convenablement cette importante démonstration, j'y crois devoir néanmoins indiquer une considération très propre à faire déjà pressentir une telle explication, en représentant le salutaire ébranlement général imprimé à notre intelligence par la révolution française, comme ayant été finalement indispensable pour permettre le développement de spéculations à la fois assez positives et assez étendues à l'égard des phénomènes sociaux. Jusque alors, en effet, les tendances fondamentales de l'humanité ne pouvaient être assez fortement caractérisées pour devenir, même chez les philosophes les plus éminens et les mieux disposés, le sujet d'une appréciation pleinement scientifique, propre à dissiper sans retour toute grave fluctuation. Tant que le système politique, qui, graduellement modifié, avait toujours présidé au développement antérieur de la société, n'était point encore ainsi attaqué directement dans son ensemble, de manière à manifester hautement l'impossibilité de perpétuer sa prépondérance, la notion fondamentale du progrès, première base nécessaire de toute véritable science sociale, ne pouvait aucunement acquérir la fermeté, la netteté, et la généralité sans lesquelles sa destination scientifique ne saurait être convenablement remplie. En un mot, la direction essentielle du mouvement social n'était point jusque alors suffisamment déterminée, et par suite les spéculations sociales se trouvaient toujours radicalement entravées par les vagues et chimériques conceptions de mouvemens oscillatoires ou circulaires, qui, même aujourd'hui, entretiennent encore, chez tant d'esprits distingués mais mal préparés, une si déplorable hésitation relativement à la vraie nature de la progression humaine. Or, la science sociale pourrait-elle réellement exister, tant qu'on ignore en quoi consiste cette progression fondamentale? Le fait même du développement général, dont une telle science doit étudier les lois principales, peut alors être essentiellement contesté; puisque, d'un semblable point de vue, l'humanité doit paraître indéfiniment condamnée à une arbitraire succession de phases toujours identiques, sans éprouver jamais aucune transformation vraiment nouvelle et définitive, graduellement dirigée vers un but exactement déterminé par l'ensemble de notre nature.

Toute idée de progrès social était nécessairement interdite aux philosophes de l'antiquité, faute d'observations politiques assez complètes et assez étendues. Aucun d'eux, même parmi les plus éminens et les plus judicieux, n'a pu se soustraire à la tendance, alors aussi universelle que spontanée, à considérer directement l'état social contemporain comme radicalement inférieur à celui des temps antérieurs. Cette inévitable disposition était d'autant plus naturelle et légitime, que l'époque de ces travaux philosophiques coïncidait essentiellement, comme je l'expliquerai plus lard, avec celle de la décadence nécessaire du régime grec ou romain. Or, cette décadence qui, en considérant l'ensemble du passé social, constitue certainement un progrès véritable, en tant que préparation indispensable au régime plus avancé des temps postérieurs, ne pouvait être aucunement jugée de cette manière par les anciens, hors d'état de soupçonner une telle succession. J'ai déjà indiqué, dans la leçon précédente, la première ébauche générale de la notion, ou plutôt du sentiment, du progrès de l'humanité, comme ayant été d'abord nécessairement due au christianisme, qui, en proclamant directement la supériorité fondamentale de la loi de Jésus sur celle de Moïse, avait spontanément formulé cette idée, jusque alors inconnue, d'un état plus parfait remplaçant définitivement un état moins parfait, préalablement indispensable jusqu'à une époque déterminée 20. Quoique le catholicisme n'ait fait, ainsi, sans doute, que servir d'organe général au développement naturel de la raison humaine, ce précieux office n'en constituera pas moins toujours, aux yeux impartiaux des vrais philosophes, un de ses plus beaux titres à notre impérissable reconnaissance. Mais, indépendamment des graves inconvéniens de mysticisme et de vague obscurité, qui sont inhérens à tout emploi quelconque de la méthode théologique, une telle ébauche était certainement insuffisante pour constituer aucun aperçu scientifique de la progression sociale. Car, cette progression se trouve ainsi nécessairement fermée par la formule même qui la proclame, puisqu'elle est alors irrévocablement bornée, de la manière la plus absolue, au seul avénement du christianisme, au-delà duquel l'humanité ne saurait faire un pas. Or, l'efficacité sociale de toute philosophie théologique quelconque étant aujourd'hui, et pour jamais, essentiellement épuisée, il est évident que cette conception présente désormais, en réalité, un caractère éminemment rétrograde, comme je l'ai déjà établi, en confirmation d'une irrécusable expérience, qui ne cesse de s'accomplir sous nos yeux. D'un point de vue purement scientifique, on conçoit aisément que la condition de continuité constitue un élément indispensable de la notion définitive du progrès de l'humanité, notion qui resterait nécessairement impuissante à diriger l'ensemble rationnel des spéculations sociales, si elle représentait la progression comme limitée, par sa nature, un état déterminé, depuis long-temps atteint.

Note 20: (retour) Il convient, ce me semble, de noter ici que cette grande notion appartient essentiellement au catholicisme, auquel le protestantisme ne l'a ensuite empruntée que d'une manière très imparfaite, et même radicalement vicieuse, non-seulement à cause de son recours vulgaire et irrationnel aux temps de la primitive église, mais aussi en vertu de sa tendance continue, plus aveugle encore et non moins prononcée, à proposer surtout pour guide aux peuples modernes la partie la plus arriérée et la plus dangereuse des Saintes-Écritures, c'est-à-dire celle qui concerne l'antiquité judaïque. On sait d'ailleurs que le mahométisme, en prolongeant, à sa manière, la même notion, n'a fait que tenter, à ce sujet, comme à tant d'autres, sans aucune amélioration réelle, une grossière imitation, évidemment dépourvue de toute véritable originalité.

Par ces divers motifs, on peut, dès ce moment, sentir, en aperçu, que la véritable idée du progrès, soit partiel, soit total, appartient exclusivement, de toute nécessité, à la philosophie positive, qu'aucune autre ne saurait, à cet égard, suppléer. Cette philosophie pourra seule dévoiler la vraie nature de la progression sociale, c'est-à-dire, caractériser le terme final, jamais pleinement réalisable, vers lequel elle tend à diriger l'humanité, et en même temps faire connaître la marche générale de ce développement graduel. Une telle attribution est déjà nettement vérifiée par l'origine toute moderne des seules idées de progrès continu qui aient aujourd'hui un caractère vraiment rationnel, et qui se rapportent surtout au développement effectif des sciences positives, d'où elles sont spontanément dérivées. On peut même remarquer que le premier aperçu satisfaisant de la progression générale appartient à un philosophe essentiellement dirigé par l'esprit géométrique, dont le développement, comme je l'ai si souvent expliqué, avait dû précéder celui de tout autre mode plus complexe de l'esprit scientifique. Mais, sans attacher à cette observation personnelle une importance exagérée, il demeure incontestable que le sentiment du progrès des sciences a pu seul inspirer à Pascal cet admirable aphorisme, à jamais fondamental: «Toute la succession des hommes, pendant la longue suite des siècles, doit être considérée comme un seul homme, qui subsiste toujours, et qui apprend continuellement.» Sur quelle autre base pouvait auparavant reposer un tel aperçu? Quelle qu'ait dû être l'immédiate efficacité de ce premier trait de lumière, il faut néanmoins reconnaître que les idées de progrès nécessaire et continu n'ont commencé à acquérir une vraie consistance philosophique, et à provoquer réellement un certain degré d'attention publique, que par suite de la mémorable controverse qui a ouvert, avec tant d'éclat, le siècle dernier, sur la comparaison générale entre les anciens et les modernes. Cette discussion solennelle, dont l'importance a été jusqu'ici peu sentie, constitue, à mes yeux, un véritable événement, d'ailleurs convenablement préparé, dans l'histoire universelle de la raison humaine, qui, pour la première fois, osait ainsi proclamer enfin directement son progrès fondamental. Or, il serait, sans doute, inutile de faire expressément remarquer que l'esprit scientifique animait surtout les principaux chefs de ce grand mouvement philosophique, et constituait seul toute la force réelle de leur argumentation générale, malgré la direction vicieuse qu'elle avait d'ailleurs à d'autres égards: on voit même que leurs plus illustres adversaires, par une contradiction bien décisive, faisaient hautement profession de préférer le cartésianisme à l'ancienne philosophie.

Quelque sommaires que doivent être de telles indications, elles suffisent sans doute pour caractériser, d'une manière irrécusable, l'origine évidente de notre notion fondamentale du progrès humain, qui, spontanément issue du développement graduel des diverses sciences positives, y trouve encore aujourd'hui ses fondemens les plus inébranlables. De cette source nécessaire, cette grande notion a toujours tendu, dans le cours du siècle dernier, à s'étendre aussi de plus en plus au mouvement politique de la société. Toutefois, cette extension finale, comme je l'ai ci-dessus indiqué, ne pouvait acquérir aucune véritable importance propre, avant que l'énergique impulsion déterminée par la révolution française ne fût venue manifester hautement la tendance nécessaire de l'humanité vers un système politique, encore trop vaguement caractérisé, mais, avant tout, radicalement différent du système ancien. Néanmoins, quelque indispensable qu'ait dû être une telle condition préliminaire, elle est certainement bien loin de suffire, puisque, par sa nature, elle se borne essentiellement à donner une simple idée négative du progrès social. C'est uniquement à la philosophie positive, convenablement complétée par l'étude des phénomènes politiques, qu'il appartient d'achever ce qu'elle seule a réellement commencé, en représentant, dans l'ordre politique tout aussi bien que dans l'ordre scientifique, la suite intégrale des transformations antérieures de l'humanité comme l'évolution nécessaire et continue d'un développement inévitable et spontané, dont la direction finale et la marche générale sont exactement déterminées par des lois pleinement naturelles. L'impulsion révolutionnaire, sans laquelle ce grand travail eût été certainement illusoire et même impossible, ne saurait, évidemment, en dispenser à aucun titre. Il est même évident, comme je l'ai expliqué au chapitre précédent, qu'une prépondérance trop prolongée de la métaphysique révolutionnaire tend désormais, de diverses manières, à entraver directement toute saine conception du progrès politique. Quoi qu'il en soit, on ne doit plus s'étonner maintenant si la notion générale de la progression sociale demeure encore essentiellement vague et obscure, et, par suite, radicalement incertaine. Les idées sont même assez peu avancées aujourd'hui sur ce sujet fondamental, pour qu'une confusion capitale, qui, à des yeux vraiment scientifiques, doit sembler extrêmement grossière, n'ait point encore cessé de dominer habituellement la plupart des esprits actuels: je veux parler de ce sophisme universel, que les moindres notions de philosophie mathématique devraient aussitôt résoudre, et qui consiste à prendre un accroissement continu pour un accroissement illimité; sophisme qui, à la honte de notre siècle, sert presque toujours de base aux stériles controverses que nous voyons journellement se reproduire sur la thèse générale du progrès social.

Si l'ensemble des diverses réflexions que je viens d'indiquer a pu d'abord paraître s'écarter réellement du sujet propre de la leçon actuelle, on doit maintenant sentir combien il s'y rapporte d'une manière directe et nécessaire. Ayant ainsi expliqué d'avance l'impossibilité fondamentale de constituer jusqu'à présent la véritable science du développement social, notre appréciation générale des tentatives quelconques, dès lors éminemment prématurées, dont cette grande fondation a pu être l'objet, se trouvera spontanément simplifiée et abrégée à un haut degré, de manière à n'exiger ici qu'une sommaire indication du principal caractère philosophique des travaux correspondans. Or, l'analyse précédente, quoique simplement ébauchée, suffit déjà pour montrer avec évidence, à ce sujet, que les conditions proprement politiques y ont, en général, exactement coïncidé avec les conditions purement scientifiques, de manière à retarder essentiellement jusqu'à nos jours, par leur concours spontané, la possibilité d'établir enfin la science sociale sur des bases vraiment positives. L'influence nécessaire de ce double obstacle est, par sa nature, tellement déterminée qu'elle s'étend, sans effort, avec une précision remarquable, jusqu'à la génération actuelle, qui, seule élevée sous l'impulsion pleinement efficace de la crise révolutionnaire, peut trouver enfin, pour la première fois, dans l'ensemble du passé social, une base suffisante d'exploration rationnelle, et qui, en même temps, peut être convenablement préparée à soumettre directement à la méthode positive l'étude générale des phénomènes sociaux, en vertu de l'introduction préalable de l'esprit positif dans toutes les autres branches fondamentales de la philosophie naturelle, y compris l'étude des phénomènes intellectuels et moraux, dont la positivité naissante ne date que du commencement de ce siècle. Comme l'accomplissement de ces deux grandes conditions était évidemment indispensable, il serait certainement inutile et même inopportun d'entreprendre ici aucune critique spéciale de tentatives philosophiques dont le succès devait être si nécessairement impossible. Y aurait-il lieu à démontrer expressément l'inanité radicale des efforts intellectuels destinés à constituer directement la science sociale, avant qu'elle pût reposer sur une base expérimentale suffisamment étendue, et sans que notre intelligence pût être aussi assez rationnellement préparée? Les développemens secondaires que pourrait seul utilement comporter un sujet aussi évident, seraient certainement incompatibles avec la destination principale de cet ouvrage. Je dois donc, à cet égard, me borner à caractériser ici par un rapide aperçu, le vice essentiel propre à chacune de ces diverses opérations philosophiques, ce qui, en vérifiant spécialement le jugement général que nous venons d'en porter d'avance, servira d'ailleurs à mieux manifester ensuite la vraie nature d'une entreprise encore essentiellement intacte.

Quoique, d'après les explications précédentes, il ne s'agisse nullement d'esquisser ici, même à grands traits, l'histoire générale des travaux successifs de l'esprit humain relativement à la science sociale, je ne crois pas néanmoins devoir m'abstenir d'y mentionner d'abord le nom du grand Aristote, dont la mémorable Politique constitue, sans doute, l'une des plus éminentes productions de l'antiquité, et du reste, a fourni jusqu'ici le type général de la plupart des travaux ultérieurs sur le même sujet. Les motifs fondamentaux ci-dessus exposés sont, par leur nature, éminemment applicables à un ouvrage où ne pouvait encore pénétrer aucun sentiment des tendances progressives de l'humanité, ni le moindre aperçu des lois naturelles de la civilisation, et qui devait être essentiellement dominé par les discussions métaphysiques sur le principe et la forme du gouvernement: il serait, certes, bien superflu d'insister, d'une manière quelconque, à l'égard d'un cas aussi évident. Mais, à une époque où l'esprit positif, naissant à peine, n'avait encore commencé à se manifester faiblement que dans la seule géométrie, et lorsque, en même temps, les observations politiques étaient nécessairement restreintes à un état social presque uniforme et purement préliminaire, envisagé même dans une population très circonscrite, il est vraiment prodigieux que l'intelligence humaine ait pu produire, en un tel sujet, un traité aussi avancé, et dont l'esprit général s'éloigne peut-être moins d'une vraie positivité qu'en aucun autre travail de ce père immortel de la philosophie. Qu'on relise, par exemple (et, même aujourd'hui, les meilleurs esprits peuvent encore le faire avec fruit), la judicieuse analyse par laquelle Aristote a si victorieusement réfuté les dangereuses rêveries de Platon et de ses imitateurs sur la communauté des biens; et l'on y reconnaîtra aisément des témoignages, aussi nombreux qu'irrécusables, d'une rectitude, d'une sagacité, et d'une force qui, en de semblables matières, n'ont jamais été surpassées jusqu'ici, et furent même rarement égalées. Toutefois, il ne faut pas oublier que cette intéressante appréciation serait, par sa nature, essentiellement étrangère à la principale destination de cet ouvrage. Il est trop évident, d'après nos explications antérieures, que la véritable science sociale ne pouvait être que d'institution moderne, et même d'origine toute récente, pour qu'il convienne ici de s'arrêter davantage aux travaux quelconques de l'antiquité, ne fût-ce qu'afin d'y rendre un respectueux hommage au premier essor du génie humain dans ce grand sujet, et malgré l'influence évidente que cette mémorable élaboration primitive a profondément exercée sur l'ensemble ultérieur des méditations philosophiques.

En vertu du double motif général établi ci-dessus, il serait entièrement superflu de faire aucune mention spéciale de ces divers travaux successifs, d'ailleurs toujours uniformément conduits sur le type d'Aristote, simplement développé par l'accumulation spontanée de nouveaux matériaux classés à peu près selon les mêmes principes. Ces tentatives philosophiques ne peuvent commencer à nous occuper ici qu'à partir de l'époque où, d'une part, la prépondérance définitive de l'esprit positif dans l'étude rationnelle des phénomènes les moins compliqués a pu permettre de comprendre réellement en quoi consistent, en général, les lois naturelles, et où, d'une autre part, la vraie notion fondamentale de la progression humaine, soit partielle, soit totale, a pris enfin graduellement quelque consistance réelle: or, le concours de ces deux indications, convenablement appréciées, ne permet guère de remonter plus loin que vers le milieu du siècle dernier. La première et la plus importante série de travaux qui se présente comme directement destinée à constituer enfin la science sociale, est alors celle du grand Montesquieu, d'abord dans son Traité sur la politique romaine, et surtout ensuite dans son Esprit des Lois.

Ce qui caractérise, à mes yeux, la principale force de ce mémorable ouvrage, de manière à témoigner irrécusablement de l'éminente supériorité de son illustre auteur sur tous les philosophes contemporains, c'est la tendance prépondérante qui s'y fait partout sentir à concevoir désormais les phénomènes politiques comme aussi nécessairement assujétis à d'invariables lois naturelles que tous les autres phénomènes quelconques: disposition si nettement prononcée, dès le début, par cet admirable chapitre préliminaire où, pour la première fois depuis l'essor primitif de la raison humaine, l'idée générale de loi se trouve enfin directement définie, envers tous les sujets possibles, même politiques, suivant l'uniforme acception fondamentale que notre intelligence s'était déjà habituée à lui attribuer dans les plus simples recherches positives. Quelle que soit l'importance de cette innovation capitale, son origine philosophique ne saurait être méconnue, puisqu'elle résulte évidemment de l'entière généralisation finale d'une notion incomplète que le progrès continu des sciences avait dû graduellement rendre très familière à tous les esprits avancés, par une suite spontanée de l'impulsion décisive qu'avait produite, un siècle auparavant, la grande combinaison des travaux de Descartes, de Galilée, et de Képler, et que les travaux de Newton venaient de corroborer si heureusement. Mais cette incontestable filiation ne doit altérer, en aucune manière, l'originalité caractéristique de la conception de Montesquieu; car, tous les bons esprits savent assez aujourd'hui que c'est surtout en de pareilles extensions fondamentales que consistent réellement les progrès principaux de notre intelligence. On doit bien plutôt s'étonner qu'un pas semblable ait pu être conçu, en un temps où la méthode positive n'embrassait encore que les plus simples phénomènes naturels, sans avoir convenablement pénétré dans l'étude générale des corps vivans, et sans être même, à vrai dire, devenue suffisamment prépondérante envers les phénomènes purement chimiques. Cette admiration nécessaire ne pourra que s'accroître en ayant aussi égard au second aspect élémentaire ci-dessus signalé, et considérant que la notion fondamentale de la progression humaine, première base indispensable de toute véritable loi sociologique, ne pouvait avoir, pour Montesquieu, ni la netteté, ni la consistance, ni surtout la généralité complète qu'a pu lui faire acquérir ensuite le grand ébranlement politique sous l'impulsion duquel nous pensons aujourd'hui. A une époque où les plus éminens esprits, essentiellement préoccupés de vaines utopies métaphysiques, croyaient encore à la puissance absolue et indéfinie des législateurs, armés d'une autorité suffisante, pour modifier à volonté l'état social, combien ne fallait-il pas être en avant de son siècle pour oser concevoir, d'après une aussi imparfaite préparation, les divers phénomènes politiques comme toujours réglés, au contraire, par des lois pleinement naturelles, dont l'exacte connaissance devrait nécessairement servir de base rationnelle à toute sage spéculation sociale, finalement propre à guider utilement les combinaisons pratiques des hommes d'état!

Malheureusement, les mêmes causes générales qui établissent, avec tant d'évidence, cette irrécusable prééminence philosophique de Montesquieu sur tous ses contemporains, font également sentir, d'une manière non moins prononcée, l'inévitable impossibilité de tout succès réel dans une entreprise aussi hautement prématurée, quant à son but principal, dont les conditions préliminaires les plus essentielles, soit scientifiques, soit politiques, étaient alors si loin d'un accomplissement suffisant. Il n'est que trop manifeste, en effet, que le projet fondamental de Montesquieu n'a été nullement réalisé dans l'ensemble de l'exécution de son travail, qui, malgré l'éminent mérite de certains détails, ne s'écarte pas essentiellement de la nature commune des divers travaux antérieurs, et ne tarde point, à vrai dire, à revenir, comme ceux-ci, au type primitif du Traité d'Aristote, dont il n'a pu d'ailleurs aucunement égaler, eu égard au temps, la rationnelle composition. Après avoir reconnu, en principe général, la subordination nécessaire des phénomènes sociaux à d'invariables lois naturelles, on ne voit plus, dans le cours de l'ouvrage, que les faits politiques y soient, en réalité, nullement rapportés au moindre aperçu de ces lois fondamentales: et même la stérile accumulation de ces faits, indifféremment empruntés, souvent sans aucune critique vraiment philosophique, aux états de civilisation les plus opposés, paraît directement repousser toute idée d'un véritable enchaînement scientifique, pour ne laisser ordinairement subsister qu'une liaison purement illusoire, fondée sur d'arbitraires rapprochemens métaphysiques. La nature générale des conclusions pratiques de Montesquieu vérifie clairement, ce me semble, combien l'exécution de son travail a été loin de correspondre à sa grande intention primitive. Car, cette pénible élaboration irrationnelle de l'ensemble total des sujets sociaux, n'aboutit finalement qu'à proclamer, comme type politique universel, le régime parlementaire des Anglais, dont l'insuffisance nécessaire, pour satisfaire aux besoins politiques fondamentaux des sociétés modernes, était, sans doute, beaucoup moins sensible alors qu'elle n'a dû le devenir aujourd'hui, mais sans être, au fond, guère moins réelle, puisque la situation générale n'a fait depuis que mieux manifester son principal caractère, déjà essentiellement établi à cette époque, comme j'aurai lieu de le démontrer plus tard. A la vérité, l'insignifiance même d'une telle issue honore, sous certains rapports, le caractère philosophique de Montesquieu, qui, entouré d'un vain débordement d'utopies métaphysiques, a su renoncer avec fermeté à l'ascendant vulgaire qu'il eût si aisément obtenu, pour restreindre scrupuleusement ses conclusions pratiques dans les limites très étroites imposées par son insuffisante théorie. Mais, la nécessité logique d'une semblable restriction, si évidemment inférieure aux besoins réels de la société, fournit, sans doute, indirectement une irrécusable confirmation générale de la direction vicieuse et illusoire qui a présidé à l'exécution réelle de cette grande opération philosophique, ainsi radicalement dépourvue de sa principale efficacité politique.

La seule portion considérable d'un tel travail qui paraisse présenter une certaine positivité effective, est celle où Montesquieu s'efforce d'apprécier exactement l'influence sociale des diverses causes locales continues, dont l'ensemble peut être désigné, en politique, sous le nom de climat. Dans cette entreprise scientifique, évidemment inspirée d'ailleurs par le beau Traité d'Hippocrate, on reconnaît directement, en effet, une tendance constante à rattacher soigneusement, à l'imitation de la philosophie naturelle, les divers phénomènes observés à des forces réelles capables de les produire: mais il est très sensible aussi que ce but général a été essentiellement manqué. Sans rappeler aucunement ici une facile critique, déjà tant reproduite, et souvent avec bien peu de justice, par un grand nombre de philosophes postérieurs, on ne peut contester que Montesquieu n'ait, pour l'ordinaire, gravement méconnu la véritable influence politique des climats, qu'il a presque toujours extrêmement exagérée. Ce que je dois surtout faire remarquer à ce sujet, c'est la principale cause philosophique d'un tel ordre d'aberrations, nécessairement provenues d'une vaine tendance irrationnelle à analyser spécialement une pure modification avant que l'action fondamentale ait pu être convenablement appréciée 21. Sans avoir aucunement établi en quoi consiste la progression sociale, ni quelles en sont les lois essentielles, il est évidemment impossible de se former la moindre idée juste des perturbations plus ou moins secondaires qui peuvent résulter du climat, ou de toute autre influence accessoire, même plus puissante, comme celle des diverses races humaines, ainsi que je l'expliquerai directement plus tard, quand je traiterai de la méthode en physique sociale. Nous reconnaîtrons alors que ces diverses perturbations quelconques ne peuvent affecter que la vitesse de la progression, dont aucun terme important ne saurait être ni supprimé, ni déplacé. Ainsi, quelque intérêt que puisse offrir leur analyse spéciale, elle ne peut comporter aucun succès rationnel, tant que les lois fondamentales du développement social ne sont point préalablement dévoilées. On s'explique aisément l'illusion très naturelle d'après laquelle Montesquieu, qui ne pouvait aucunement concevoir ces lois, et qui pourtant voulait, presque à tout prix, faire pénétrer enfin l'esprit positif dans le domaine des idées politiques, a été ainsi conduit à s'occuper avec prédilection du seul ordre régulier de spéculations sociales qui pût lui sembler propre à l'accomplissement spontané d'une telle condition philosophique. Mais cette aberration, alors fort excusable, si même elle pouvait être réellement évitée, n'en présente pas moins sous un nouveau jour l'immense et irrécusable lacune relative à l'opération fondamentale, dont la vicieuse exécution n'a pu fournir aucun guide convenable dans l'examen des questions secondaires. On n'a pu même apercevoir nullement ainsi cette remarque générale, qui ressort cependant, avec tant d'évidence, de l'ensemble des observations, et qui doit dominer toute la théorie politique des climats, savoir: que les causes physiques locales, très puissantes à l'origine de la civilisation, perdent successivement de leur empire à mesure que le cours naturel du développement humain permet davantage de neutraliser leur action. Une telle relation se serait, sans doute, spontanément présentée à Montesquieu, si, conformément à la nature du sujet, il avait pu procéder à la théorie politique du climat après avoir d'abord fixé l'indispensable notion fondamentale de la progression générale de l'humanité.

Note 21: (retour) C'est la même erreur logique que si, en astronomie, on prétendait déterminer les perturbations sans avoir d'abord apprécié les gravitations principales, comme je l'ai indiqué, en 1822, à la fin de mon Système de politique positive.

En résumé, ce grand philosophe a conçu, le premier, une entreprise capitale doublement prématurée, dans laquelle il devait radicalement échouer, soit en s'efforçant de soumettre à l'esprit positif l'étude générale des phénomènes sociaux avant qu'il eût même convenablement pénétré dans le système entier des connaissances biologiques, soit, sous le point de vue purement politique, en se proposant essentiellement de préparer la réorganisation sociale en un temps uniquement destiné à l'action révolutionnaire proprement dite. C'est là surtout ce qui explique pourquoi une aussi éminente intelligence, par suite même d'un avancement trop prononcé, a néanmoins exercé sur son siècle une action immédiate bien inférieure à celle d'un simple sophiste, tel que Rousseau, dont l'état intellectuel, beaucoup plus conforme à la disposition générale de ses contemporains, lui a permis de se constituer spontanément, avec tant de succès, l'organe naturel du mouvement purement révolutionnaire qui devait caractériser cette époque. Montesquieu ne pourra être pleinement apprécié que par notre postérité, où l'extension, finalement réalisée, de la philosophie positive à l'ensemble des spéculations sociales, fera profondément sentir la haute valeur de ces tentatives précoces qui, tout en manquant nécessairement un but encore trop éloigné, contribuent néanmoins, par de lumineuses et indispensables indications préliminaires, à poser convenablement la question générale qui devra être ultérieurement résolue.

Depuis Montesquieu, le seul pas important qu'ait fait jusqu'ici la conception fondamentale de la sociologie 22, est dû à l'illustre et malheureux Condorcet, dans son mémorable ouvrage sur l'Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain, au sujet duquel une juste appréciation exige toutefois qu'on n'oublie point la haute participation préalable de son célèbre ami, le sage Turgot, dont les précieux aperçus primitifs sur la théorie générale de la perfectibilité humaine avaient sans doute utilement préparé la pensée de Condorcet. Ici, quoique, finalement, la grande opération philosophique, évidemment projetée par Montesquieu, ait encore, au fond, également avorté, et peut-être même d'une manière plus prononcée, il demeure néanmoins incontestable que, pour la première fois, la notion scientifique, vraiment primordiale, de la progression sociale de l'humanité, a été enfin nettement et directement introduite, avec toute la prépondérance universelle qu'elle doit exercer dans l'ensemble d'une telle science, ce qui, certainement, n'avait pas lieu chez Montesquieu. Sous ce point de vue, la principale force de l'ouvrage réside dans cette belle introduction où Condorcet expose immédiatement sa pensée générale, et caractérise son projet philosophique d'étudier l'enchaînement fondamental des divers états sociaux. Ce petit nombre de pages immortelles ne laisse vraiment à désirer, surtout pour l'époque, rien d'essentiel, en ce qui concerne la position totale de la question sociologique, qui, dans un avenir quelconque, reposera toujours, à mon gré, sur cet admirable énoncé, à jamais acquis à la science. Malheureusement, l'exécution de ce dessein capital est loin de correspondre, en aucune manière, à la grandeur d'un tel projet, qui, malgré cette infructueuse tentative, reste encore entièrement intact, comme il serait aujourd'hui superflu de le démontrer expressément ici. D'après les principes que j'ai établis, une judicieuse appréciation philosophique de la situation générale de l'esprit humain à cette époque peut, ce me semble, aisément expliquer à la fois et le succès de la conception et l'avortement de l'exécution, abstraction faite d'ailleurs de l'influence secondaire qu'a dû exercer, à l'un ou à l'autre titre, la nature spéciale de l'intelligence qui a servi d'organe à cette opération.

Note 22: (retour) Je crois devoir hasarder, dès à présent, ce terme nouveau, exactement équivalent à mon expression, déjà introduite, de physique sociale, afin de pouvoir désigner par un nom unique cette partie complémentaire de la philosophie naturelle qui se rapporte à l'étude positive de l'ensemble des lois fondamentales propres aux phénomènes sociaux. La nécessité d'une telle dénomination, pour correspondre à la destination spéciale de ce volume, fera, j'espère, excuser ici ce dernier exercice d'un droit légitime, dont je crois avoir toujours usé avec toute la circonspection convenable, et sans cesser d'éprouver une profonde répugnance pour toute habitude de néologisme systématique.

Il suffit, à cet effet, d'estimer, par aperçu, le progrès essentiel qu'avait dû faire, de Montesquieu à Condorcet, l'accomplissement graduel des deux grandes conditions, l'une scientifique, l'autre politique, dont j'ai ci-dessus établi la nécessité dans une telle élaboration. Sous le premier aspect, il faut surtout remarquer que l'admirable essor des sciences naturelles, et principalement de la chimie, pendant la seconde moitié du siècle dernier, avait dû tendre spontanément à développer, à un haut degré, chez tous les esprits avancés, la notion fondamentale des lois positives, ainsi devenue à la fois plus étendue et plus profonde, et par suite de plus en plus prépondérante. On doit même spécialement noter, à ce sujet, que cette époque est aussi celle où l'étude générale des corps vivans a commencé à prendre enfin une certaine consistance et un vrai caractère scientifique, au moins dans l'ordre anatomique et dans l'ordre taxonomique, si ce n'est encore dans l'ordre purement physiologique. Est-il étonnant dès lors qu'un esprit tel que celui de Condorcet, rationnellement préparé, sous la direction du grand d'Alembert, par de fortes méditations mathématiques, qui, par une position sociale éminemment philosophique, avait dû profondément ressentir l'impulsion des immenses progrès contemporains des sciences physico-chimiques, et qui, en outre, avait pu subir pleinement l'heureuse influence des mémorables travaux de Haller, de Jussieu, de Linné, de Buffon et de Vicq-d'Azir, sur les principales parties de la philosophie biologique, ait enfin distinctement conçu le projet fondamental de transporter directement aussi, dans l'étude spéculative des phénomènes sociaux, cette même méthode positive qui, depuis Descartes, n'avait jamais cessé de régénérer ainsi de plus en plus le système entier des connaissances humaines? Avec un ensemble d'antécédens aussi favorables, le génie plus éminent de Montesquieu eût réalisé, sans doute, de tout autres résultats, dans une pareille situation. Il faut cependant reconnaître, même d'après les explications que je viens d'indiquer, que la constitution générale de la science sociale sur des bases vraiment positives était encore, pour Condorcet lui-même, essentiellement prématurée, quoiqu'elle dût l'être beaucoup moins, sans doute, que pour Montesquieu. Car, il restait ainsi à traverser, en outre, une dernière station intermédiaire, dont la nécessité ne pouvait être éludée, en établissant le système rationnel, alors à peine ébauché, de la saine philosophie biologique, et surtout en complétant cette philosophie par l'extension directe de la méthode positive à l'étude des phénomènes intellectuels et moraux, indispensable révolution préliminaire, dont l'infortuné Condorcet n'a pu être témoin. Une telle lacune spéculative se fait partout sentir, de la manière la plus déplorable, dans l'ouvrage de Condorcet, et principalement au sujet de ces vagues et irrationnelles conceptions de perfectibilité indéfinie, où son imagination, dépourvue de tout guide et de tout frein scientifiques, empruntés aux véritables lois fondamentales de la nature humaine, s'égare à la vaine contemplation des espérances les plus chimériques et même les plus absurdes. De semblables aberrations, chez d'aussi grands esprits, sont bien propres à nous faire sentir combien il est radicalement impossible à notre faible intelligence de franchir avec succès aucun des nombreux intermédiaires que nous impose graduellement la marche générale de l'esprit humain.

Sous le point de vue politique, il est également évident que la notion fondamentale du progrès social a dû devenir à la fois beaucoup plus nette et plus ferme, et finalement bien plus prépondérante pour Condorcet, qu'elle n'avait pu l'être pour Montesquieu. Car, même indépendamment de l'explosion caractéristique de 1789, on ne pouvait plus douter, au temps de Condorcet, de la tendance finale de l'espèce humaine à quitter irrévocablement l'ancien système social, quoique la nature générale du système nouveau ne pût être encore que très vaguement soupçonnée, et fût même presque toujours essentiellement méconnue. Ayant déjà suffisamment indiqué l'inévitable nécessité de cette condition capitale, et l'indispensable influence de son accomplissement graduel, je n'ai pas besoin d'y revenir spécialement ici. Mais, afin de compléter cette importante explication, je dois profiter de la précieuse occasion que me fournit, d'une manière à la fois si spontanée et si prononcée, le mémorable exemple de Condorcet, pour faire comprendre par quelle fatale réaction cette influence de l'esprit révolutionnaire, après avoir donné à l'idée de progression sociale une puissante impulsion primitive, qui ne pouvait alors être autrement produite, vient ensuite entraver radicalement, et d'une manière non moins nécessaire, son premier développement scientifique. Cette funeste propriété résulte spontanément des préjugés critiques que doit universellement établir la prépondérance absolue de la philosophie révolutionnaire, et qui s'opposent directement à toute saine appréciation du passé politique, et, par conséquent, à toute conception vraiment rationnelle de la progression continue et graduelle de l'humanité. Rien n'est, malheureusement, plus sensible, dans l'ouvrage de Condorcet, dont la lecture attentive fait, à chaque instant, ressortir cette contradiction fondamentale, aussi directe qu'étrange, de l'immense perfectionnement où l'espèce humaine y est représentée comme parvenue à la fin du dix-huitième siècle, comparé à l'influence éminemment rétrograde que l'auteur attribue, presque constamment, dans l'ensemble du passé, à toutes les doctrines, à toutes les institutions, à tous les pouvoirs effectivement prépondérans: quoique, du point de vue scientifique, le progrès total finalement accompli ne puisse être, sans doute, que le résultat général de l'accumulation spontanée des divers progrès partiels successivement réalisés depuis l'origine de la civilisation, en vertu de la marche nécessairement lente et graduelle de la nature humaine. Ainsi conçue, l'étude du passé ne présente plus, à vrai dire, qu'une sorte de miracle perpétuel, où l'on s'est même interdit d'abord la ressource vulgaire de la Providence. Pourrait-on, dès-lors, s'étonner que, malgré le mérite éminent et trop peu senti de plusieurs aperçus incidens, Condorcet n'ait réellement dévoilé aucune des lois véritables du développement humain, qu'il n'ait nullement soupçonné la nature essentiellement transitoire de la politique révolutionnaire, et que, finalement, il ait tout-à-fait manqué la conception générale de l'avenir social? Une expérience philosophique aussi tristement décisive doit faire profondément sentir combien toute prépondérance de l'esprit révolutionnaire est désormais incompatible avec l'étude vraiment rationnelle des lois positives de la progression sociale. Il faut, sans doute, soigneusement éviter, soit envers le passé, soit à l'égard du présent, que le sentiment scientifique de la subordination nécessaire des événemens sociaux à d'invariables lois naturelles dégénère jamais en une disposition systématique à un fatalisme ou à un optimisme également dégradans et pareillement dangereux: et c'est, en partie, pour ce motif que des caractères élevés peuvent seuls cultiver avec succès la physique sociale. Mais, il n'est pas moins évident, d'après le principe philosophique des conditions d'existence, établi surtout, dans le volume précédent, à l'égard des phénomènes biologiques quelconques, et éminemment applicable, par sa nature, aux phénomènes politiques, que toute force sociale long-temps active a dû nécessairement participer à la production générale du développement humain, suivant un mode déterminé, dont l'exacte analyse constitue, pour la science, une indispensable obligation permanente, comme je l'expliquerai spécialement, au chapitre suivant, en traitant directement de l'esprit fondamental qui doit appartenir à cette science nouvelle. Toute autre manière de procéder, par voie de négation systématique et continue de la nécessité ou de l'utilité des diverses grandes influences ou opérations politiques que l'histoire nous fait connaître, à la façon de Condorcet, doit promptement devenir destructive de toute étude vraiment rationnelle des phénomènes sociaux, et rendre, par conséquent, impossible la saine physique sociale, en y empêchant radicalement la position normale de chaque problème. On ne peut, à ce sujet, s'abstenir de contempler, avec une respectueuse admiration, la profonde supériorité philosophique de Montesquieu, qui, sans avoir pu, comme Condorcet, juger l'esprit révolutionnaire d'après l'expérience la plus caractéristique, avait su néanmoins s'affranchir essentiellement, à l'égard du passé, des préjugés critiques qui dominaient toutes les intelligences contemporaines, et qui avaient même gravement atteint sa propre jeunesse. Quoi qu'il en soit, les réflexions précédentes nous conduisent finalement à apprécier, avec une plus grande précision, la condition politique préliminaire ci-dessus établie pour la fondation d'une véritable science sociale. Car, nous voyons ainsi que cette fondation n'a pu devenir réalisable que depuis que l'esprit révolutionnaire a dû commencer à perdre son principal ascendant, ce qui, par une autre voie, nous ramène essentiellement à l'époque actuelle, comme nous l'avions déjà reconnu d'après la condition purement scientifique.

Malgré que cette double explication générale soit ici, sans doute, extrêmement sommaire, elle suffira, j'espère, pour faire convenablement apprécier, ainsi que je l'avais annoncé, soit l'éminente valeur du projet philosophique conçu par Condorcet, soit l'avortement nécessaire et total de son exécution réelle. Si la vraie nature générale de l'opération a été enfin nettement dévoilée à jamais par cette mémorable tentative, il est également incontestable que l'entreprise reste encore tout entière à accomplir. Tous les esprits éclairés déploreront toujours profondément la tragique destinée de cet illustre philosophe, enlevé à l'humanité, dans la plénitude de sa carrière, par suite des sauvages aberrations de ses contemporains, et qui a su utiliser si noblement, au profit de la grande cause, jusqu'à sa mort glorieuse, en y donnant solennellement, avec une énergie aussi modeste que soutenue, l'un de ces exemples décisifs d'une sublime et touchante abnégation personnelle unie à une fermeté calme et inébranlable, que les croyances religieuses prétendaient pouvoir seules produire ou maintenir. Mais, quelques progrès qu'une aussi haute raison, appuyée d'un aussi noble caractère, n'eût pu manquer de faire, à la suite des grands événemens ultérieurs, si le temps ne lui avait pas été aussi déplorablement ravi, l'analyse précédente ne nous permet point de penser que Condorcet eût pu réellement parvenir jamais à rectifier, au degré suffisant, le vice fondamental d'une telle élaboration, dont les conditions essentielles, soit scientifiques, soit politiques, n'ont pu commencer enfin à être convenablement remplies que de nos jours, chez les intelligences même les plus éminentes et les plus avancées.

Les deux tentatives philosophiques que je viens de caractériser sommairement, sont, à vrai dire, les seules jusqu'ici qui, malgré leur irrécusable précocité et leur inévitable avortement, doivent être envisagées comme dirigées suivant la véritable voie générale qui peut conduire finalement à la constitution positive de la science sociale; puisque cette science y est, du moins, toujours conçue de manière à reposer immédiatement sur l'ensemble des faits historiques, soit dans la pensée de Montesquieu, soit, encore plus distinctement, dans celle de Condorcet. Outre ces deux mémorables séries de travaux, qui, à ce titre, devaient exclusivement nous occuper ici, j'aurai naturellement l'occasion, dans l'un des chapitres suivans, d'apprécier suffisamment, quoique d'une manière purement incidente, quelques autres efforts, bien plus radicalement illusoires et nécessairement stériles, où l'on se proposait vainement de positiver la science sociale en la déduisant de quelqu'une des différentes sciences fondamentales déjà constituées; ce qui n'a pu avoir d'autre efficacité réelle que de mieux manifester l'urgence d'une opération aussi diversement poursuivie depuis un demi-siècle. Mais, afin de tirer de notre examen actuel toute l'utilité principale qu'il peut comporter pour le préalable éclaircissement général du but et de l'esprit de la grande fondation que j'ose entreprendre à mon tour, je crois devoir le compléter encore par quelques réflexions philosophiques sur la nature et l'objet de ce qu'on nomme l'économie politique.

On ne peut, sans doute, nullement reprocher à nos économistes d'avoir prétendu établir la véritable science sociale, puisque les plus classiques d'entre eux se sont efforcés de représenter dogmatiquement, surtout de nos jours, le sujet général de leurs études comme entièrement distinct et indépendant de l'ensemble de la science politique, dont ils s'attachent toujours davantage à l'isoler parfaitement. Mais, malgré cet aveu décisif, dont la sincérité spontanée ne doit, certes, être aucunement suspectée, il n'est pas moins évident que ces philosophes se sont persuadés, de très bonne foi, qu'ils étaient enfin parvenus, à l'imitation des savans proprement dits, à soumettre enfin à l'esprit positif ce qu'ils appellent la science économique, et que chaque jour ils proposent leur manière de procéder comme le type d'après lequel toutes les théories sociales doivent être finalement régénérées. Cette illusion fort naturelle ayant, dans ce siècle, graduellement acquis assez de crédit, soit parmi le public, soit auprès des gouvernemens, pour donner lieu, sur les principaux points du monde civilisé, à l'institution de plusieurs chaires spéciales officiellement destinées à ce nouvel enseignement, il ne sera pas inutile ici de la caractériser succintement, afin de vérifier clairement que je ne dois pas me borner, ce qui me semblerait, à tous égards, bien préférable, à continuer une opération déjà commencée, mais qu'il s'agit, malheureusement, au contraire, et sans que rien puisse m'en dispenser, de tenter une création philosophique qui n'a jamais été jusqu'ici ébauchée ni même convenablement conçue par aucun de mes prédécesseurs. Quoique ce surcroît de démonstration doive, sans doute, paraître superflu à tout lecteur graduellement préparé, par l'étude attentive des trois volumes précédens, à pressentir suffisamment le véritable esprit philosophique et les conditions logiques essentielles de la science sociale, il n'en saurait être ainsi chez les intelligences, même fortement organisées, dépourvues, par la nature de leur éducation, du sentiment intime et familier de la vraie positivité scientifique, et à l'égard desquelles le rapide éclaircissement préalable qui va suivre doit avoir une importance réelle, m'en référant, d'ailleurs, bien entendu, à l'ensemble de ce volume, pour dissiper implicitement toutes les objections prématurées que pourrait soulever et toutes les incertitudes secondaires que pourrait laisser une aussi sommaire appréciation fondamentale de l'économie politique.

Au point où ce Traité est maintenant parvenu, une simple considération préjudicielle, si elle pouvait être pleinement sentie, devrait suffire, ce me semble, à caractériser clairement cette inanité nécessaire des prétentions scientifiques de nos économistes, qui, presque toujours sortis des rangs des avocats ou des littérateurs, n'ont pu, certainement, puiser à aucune source régulière cet esprit habituel de rationnalité positive qu'ils croient avoir transporté dans leurs recherches. Inévitablement étrangers, par leur éducation, même envers les moindres phénomènes, à toute idée d'observation scientifique, à toute notion de loi naturelle, à tout sentiment de vraie démonstration, il est évident que, quelle que pût être la force intrinsèque de leur intelligence, ils n'ont pu tout-à-coup appliquer convenablement aux analyses les plus difficiles une méthode dont ils ne connaissaient nullement les plus simples applications, sans aucune autre préparation philosophique que quelques vagues et insuffisans préceptes de logique générale, incapables d'aucune efficacité réelle. Aussi l'ensemble de leurs travaux manifeste-t-il évidemment, de prime abord, à tout juge compétent et exercé, les caractères les plus décisifs des conceptions purement métaphysiques. On doit, toutefois, honorablement écarter, avant tout, le cas éminemment exceptionnel de l'illustre et judicieux philosophe Adam Smith, qui, sans avoir aucunement la vaine prétention de fonder, à ce sujet, une nouvelle science spéciale, s'est seulement proposé pour but, si bien réalisé dans son immortel ouvrage, d'éclaircir différens points essentiels de philosophie sociale, par ses lumineuses analyses relatives à la division du travail, à l'office fondamental des monnaies, à l'action générale des banques, etc., et à tant d'autres parties principales du développement industriel de l'humanité. Quoique ayant dû rester essentiellement engagé encore dans la philosophie métaphysique, comme tous ses contemporains, même les plus éminens, un esprit de cette trempe, qui d'ailleurs appartenait alors, d'une manière si distinguée, à l'école métaphysique la plus avancée, ne pouvait guère tomber profondément dans une telle illusion, précisément parce que l'ensemble de ses études préalables avait dû lui faire mieux sentir en quoi consiste surtout la vraie méthode scientifique, comme le témoignent clairement de précieux aperçus, trop peu appréciés, sur l'histoire philosophique des sciences, et notamment de l'astronomie, publiés parmi ses oeuvres posthumes. A cette seule exception près, aussi nettement expliquée, et dont les économistes s'autoriseraient vainement, il est, ce me semble, évident que toute la partie dogmatique de leur prétendue science présente, d'une manière également directe et profonde, le simple caractère métaphysique, malgré l'affectation illusoire des formes spéciales et du protocole habituel du langage scientifique, déjà grossièrement imité, du reste, sans plus de succès réel, en plusieurs autres occasions philosophiques fort antérieures, et, par exemple, dans les compositions théologico-métaphysiques du célèbre Spinosa. Celui qui, de nos jours, a présenté l'ensemble de cette doctrine économique sous l'aspect le plus rationnel et le mieux appréciable, le respectable Tracy, a fait directement, avec cette noble candeur philosophique qui le caractérisa toujours, l'aveu spontané et décisif d'une telle constitution métaphysique, en exécutant simplement son traité d'économie politique comme une quatrième partie de son traité général d'idéologie, entre la logique et la morale; et ce caractère fondamental, loin d'être borné à la seule coordination primitive, que l'on pourrait attribuer à d'accidentelles préoccupations systématiques, se montre, au contraire, pleinement soutenu, de la manière la plus naturelle et la plus prononcée, dans tout le cours du travail.

Du reste, l'histoire contemporaine de cette prétendue science confirme, avec une irrésistible évidence, ce jugement direct sur sa nature purement métaphysique. Il est incontestable, en effet, d'après l'ensemble de notre passé intellectuel pendant les trois derniers siècles, sans avoir besoin de remonter plus haut, que la continuité et la fécondité sont les symptômes les moins équivoques de toutes les conceptions vraiment scientifiques. Quand les travaux actuels, au lieu de se présenter comme la suite spontanée et le perfectionnement graduel des travaux antérieurs, prennent, pour chaque auteur nouveau, un caractère essentiellement personnel, de manière à remettre sans cesse en question les notions les plus fondamentales; quand, d'un autre côté, la constitution dogmatique, loin d'engendrer aucun progrès réel et soutenu, ne détermine habituellement qu'une stérile reproduction de controverses illusoires, toujours renouvelées, et n'avançant jamais: dès lors, on peut être certain qu'il ne s'agit point d'une doctrine positive quelconque, mais de pures dissertations théologiques ou métaphysiques. Or, n'est-ce point là le spectacle intellectuel que nous présente, depuis un demi-siècle, l'économie politique? Si nos économistes sont, en réalité, les successeurs scientifiques d'Adam Smith, qu'ils nous montrent donc en quoi ils ont effectivement perfectionné et complété la doctrine de ce maître immortel, quelles découvertes vraiment nouvelles ils ont ajoutées à ses heureux aperçus primitifs, essentiellement défigurés, au contraire, par un vain et puéril étalage des formes scientifiques. En considérant, d'un regard impartial, les stériles contestations qui les divisent sur les notions les plus élémentaires de la valeur, de l'utilité, de la production, etc., ne croirait-on pas assister aux plus étranges débats des scolastiques du moyen âge sur les attributions fondamentales de leurs pures entités métaphysiques, dont les conceptions économiques prennent de plus en plus le caractère, à mesure qu'elles sont dogmatisées et subtilisées davantage. Dans l'un, comme dans l'autre cas, le résultat final de ces absurdes et interminables discussions, est, le plus souvent, de dénaturer profondément les précieuses indications primitives du bon sens vulgaire, désormais converties en notions radicalement confuses, qui ne sont plus susceptibles d'aucune application réelle, et qui ne peuvent essentiellement engendrer que d'oiseuses disputes de mots. Ainsi, par exemple, tous les hommes sensés attachaient d'abord un sens nettement intelligible aux expressions indispensables de produit et de producteur: depuis que la métaphysique économique s'est avisée de les définir, l'idée de production, à force de vicieuses généralisations, est devenue tellement vague et indéterminée que les esprits judicieux, qui se piquent d'exactitude et de clarté, sont maintenant obligés d'employer de pénibles circuits de langage pour éviter l'emploi de termes rendus profondément obscurs et équivoques. Un tel effet n'est-il point alors parfaitement analogue au pareil ravage produit auparavant par la métaphysique dans l'étude fondamentale de l'entendement humain, à l'égard, par exemple, des notions générales d'analyse et de synthèse, etc.? Il faut d'ailleurs soigneusement remarquer que l'aveu général de nos économistes sur l'isolement nécessaire de leur prétendue science, relativement à l'ensemble de la philosophie sociale, constitue implicitement une involontaire reconnaissance, décisive quoique indirecte, de l'inanité scientifique de cette théorie, qu'Adam Smith n'avait en garde de concevoir ainsi. Car, par la nature du sujet, dans les études sociales, comme dans toutes celles relatives aux corps vivans, les divers aspects généraux sont, de toute nécessité, mutuellement solidaires et rationnellement inséparables, au point de ne pouvoir être convenablement éclaircis que les uns par les autres, ainsi que la leçon suivante l'expliquera spécialement. Quand on quitte le monde des entités, pour aborder les spéculations réelles, il devient donc certain que l'analyse économique ou industrielle de la société ne saurait être positivement accomplie, abstraction faite de son analyse intellectuelle, morale, et politique, soit au passé, soit même au présent: en sorte que, réciproquement, cette irrationnelle séparation fournit un symptôme irrécusable de la nature essentiellement métaphysique des doctrines qui la prennent pour base.

Tel est donc le jugement final que me semble mériter la prétendue science économique, considérée sous le rapport dogmatique. Mais, à son égard, il serait injuste d'oublier que, en l'envisageant du point de vue historique propre à ce volume, et dans une intention moins scientifique et plus politique, cette doctrine constitue réellement une dernière partie essentielle du système total de la philosophie critique, qui a exercé, pendant la période purement révolutionnaire, un office si indispensable, quoique simplement transitoire. L'économie politique, comme j'aurai lieu de l'expliquer ultérieurement dans l'analyse historique de cette grande époque, a participé, d'une manière qui lui est propre, et presque toujours fort honorable, à cette immense lutte intellectuelle, en discréditant radicalement l'ensemble de la politique industrielle que, depuis le moyen âge, développait de plus en plus l'ancien régime social, et qui en même temps devenait incessamment plus nuisible à l'essor général de l'industrie moderne, qu'elle avait d'abord utilement protégé. Cette fonction purement provisoire constitue, à vrai dire, la principale efficacité sociale d'une telle doctrine, sans que le vernis scientifique dont elle a vainement tenté de se couvrir y soit d'ailleurs d'aucune utilité réelle. Mais, si, à ce titre, elle partage spécialement la gloire générale de ce vaste déblai préliminaire, elle manifeste aussi, à sa manière, les graves inconvéniens politiques que nous avons reconnus, dans la leçon précédente, et que nous sentirons de plus en plus dans la suite, appartenir nécessairement désormais à l'ensemble de la philosophie révolutionnaire, depuis que le mouvement de décomposition a été poussé assez loin pour rendre de plus en plus indispensable la prépondérance finale du mouvement inverse de recomposition. Il n'est que trop aisé de constater, en effet, que l'économie politique, comme toutes les autres parties de cette philosophie, a également son mode spécial de systématiser l'anarchie; et les formes scientifiques qu'elle a empruntées de nos jours ne font, en réalité, qu'aggraver un tel danger, en tendant à le rendre plus dogmatique et plus étendu. Car cette prétendue science ne s'est point bornée, quant au passé, à critiquer, d'une manière beaucoup trop absolue, la politique industrielle des anciens pouvoirs européens, qui, malgré ses inconvéniens actuels, avaient certainement exercé long-temps une influence utile, et même indispensable au premier développement industriel des sociétés modernes. Il y a bien plus: l'esprit général de l'économie politique, pour quiconque l'a convenablement apprécié dans l'ensemble des écrits qui s'y rapportent, conduit essentiellement aujourd'hui à ériger en dogme universel l'absence nécessaire de toute intervention régulatrice quelconque, comme constituant, par la nature du sujet, le moyen le plus convenable de seconder l'essor spontané de la société; en sorte que, dans chaque occasion grave qui vient successivement à s'offrir, cette doctrine ne sait répondre, d'ordinaire, aux plus urgens besoins de la pratique, que par la vaine reproduction uniforme de cette négation systématique, à la manière de toutes les autres parties de la philosophie révolutionnaire. Pour avoir, plus ou moins imparfaitement, constaté, dans quelques cas particuliers, d'une importance fort secondaire, la tendance naturelle des sociétés humaines à un certain ordre nécessaire, cette prétendue science en a très vicieusement conclu l'inutilité fondamentale de toute institution spéciale, directement destinée à régulariser cette coordination spontanée, au lieu d'y voir seulement la source première de la possibilité d'une telle organisation, comme je l'expliquerai convenablement dans la suite 23. Toutefois, quels que soient les dangers évidens de ce sophisme universel, dont les conséquences logiques, si elles pouvaient être pleinement et librement déduites, n'iraient à rien moins qu'à l'abolition méthodique de tout gouvernement réel, la justice exige qu'on remarque aussi, par une sorte de compensation, d'ailleurs très imparfaite, l'heureuse disposition simultanée de l'économie politique actuelle à représenter immédiatement, dans le genre le moins noble des relations sociales, les divers intérêts humains comme nécessairement solidaires, et par suite susceptibles d'une stable conciliation fondamentale. Quoique, par cette importante démonstration, les économistes n'aient fait, sans doute, que servir, plus ou moins fidèlement, d'organe philosophique à la conviction universelle que le bon sens vulgaire devait spontanément acquérir par suite du progrès commun et continu de l'industrie humaine dans l'ensemble des populations modernes, la saine philosophie ne leur en devra pas moins une éternelle reconnaissance de leurs heureux efforts pour dissiper le funeste et immoral préjugé qui, soit entre individus, soit entre peuples, représentait l'amélioration de la condition matérielle des uns comme ne pouvant résulter que d'une détérioration correspondante chez les autres, ce qui revenait, au fond, à nier ou à méconnaître le développement industriel, en supposant nécessairement constante la masse totale de nos richesses. Mais, malgré ce grand service, que la véritable science sociale devra soigneusement recueillir et compléter, la tendance métaphysique de l'économie politique à empêcher l'institution de toute discipline industrielle, n'en demeure pas moins éminemment dangereuse. Cette vaine et irrationnelle disposition à n'admettre que ce degré d'ordre qui s'établit de lui-même, équivaut évidemment, dans la pratique sociale, à une sorte de démission solennelle donnée par cette prétendue science à l'égard de chaque difficulté un peu grave que le développement industriel vient à faire surgir. Rien n'est, surtout, plus manifeste dans la fameuse et immense question économique des machines, qui, convenablement envisagée, coïncide avec l'examen général des inconvéniens sociaux immédiats inhérens à tout perfectionnement industriel quelconque, comme tendant à la perturbation plus ou moins profonde et plus ou moins durable du mode actuel d'existence des classes laborieuses. Aux justes et urgentes réclamations que soulève si fréquemment cette lacune fondamentale de notre ordre social, et au lieu d'y voir l'indice de l'une des applications les plus capitales et les plus pressantes de la vraie science politique, nos économistes ne savent que répéter, avec une impitoyable pédanterie, leur stérile aphorisme de liberté industrielle absolue. Sans réfléchir que toutes les questions humaines, envisagées sous un certain aspect pratique, se réduisent nécessairement à de simples questions de temps, ils osent répondre à toutes les plaintes que, à la longue, la masse de notre espèce, et même la classe d'abord lésée, doivent finir par éprouver, après ces perturbations passagères, une amélioration réelle et permanente: ce qui, malgré l'incontestable exactitude de cette conséquence nécessaire, peut être regardé comme constituant, de la part de cette prétendue science, une réponse vraiment dérisoire, où l'on paraît oublier que la vie de l'homme est fort loin de comporter une durée indéfinie. On ne peut, du moins, s'empêcher de reconnaître qu'une telle théorie proclame spontanément ainsi, d'une manière hautement irrécusable, sa propre impuissance sociale, en se montrant aussi radicalement dépourvue de toute relation fondamentale avec l'ensemble des principaux besoins pratiques. Les nombreux copistes, par exemple, qui souffrirent jadis de la révolution industrielle produite par l'usage de l'imprimerie, auraient-ils pu être suffisamment soulagés par la perspective, même indubitable, que, dans la génération suivante, il y aurait déjà autant d'ouvriers vivant de la typographie, et que, après quelques siècles, il en existerait beaucoup plus? Telle est pourtant l'habituelle consolation qui ressort spécialement de l'économie politique actuelle, dont cette étrange fin de non-recevoir suffirait, sans doute, à défaut de discussion rationnelle, pour caractériser indirectement l'inaptitude nécessaire à diriger, comme elle se le propose, l'essor industriel des sociétés modernes. Ainsi, malgré d'utiles éclaircissemens préliminaires dus à cette doctrine, et quoiqu'elle ait pu contribuer, à sa manière, à préparer une saine analyse historique en appelant directement l'attention des philosophes sur le développement fondamental de l'industrie humaine, on voit, en résumé, que l'appréciation politique de cette prétendue science confirme essentiellement, au fond, ce qu'avait dû faire prévoir son appréciation scientifique directe, en témoignant qu'on n'y doit nullement voir un élément déjà constitué de la future physique sociale, qui, par sa nature, ne saurait être convenablement fondée qu'en embrassant, d'une seule grande vue philosophique, l'ensemble rationnel de tous les divers aspects sociaux.

Note 23: (retour) Il convient peut-être de noter ici, à ce sujet, que les dangereuses rêveries reproduites de nos jours au sujet de l'institution fondamentale de la propriété, se sont, d'ordinaire, essentiellement autorisées, dans l'origine, des prétendues démonstrations de l'économie politique, pour se donner, à peu de frais, un certain appareil scientifique, qui chez beaucoup d'esprits mal cultivés, n'a que trop facilité leurs ravages: ce qui témoigne clairement de la vaine impuissance d'une telle doctrine, malgré ses prétentions illusoires, à contenir efficacement, même dans les sujets qui semblent le plus lui appartenir, l'esprit général d'anarchie, dont elle a, au contraire, puissamment secondé, en ce cas, le développement spontané.

Il est donc sensible, par suite de ces différentes explications, que l'espèce de prédilection passagère que l'esprit humain semble manifester, de nos jours, pour ce qu'on nomme l'économie politique, doit être surtout envisagée, en réalité, comme un nouveau symptôme caractéristique du besoin instinctif, déjà profondément senti, de soumettre enfin les études sociales à des méthodes vraiment positives, et, en même temps, du défaut actuel d'accomplissement effectif de cette grande condition philosophique, qui, une fois convenablement remplie, fera spontanément cesser tout l'intérêt intellectuel que paraît encore inspirer cette apparence illusoire. On pourrait d'ailleurs aisément signaler ici, au même titre principal, beaucoup d'autres indices généraux plus ou moins directs, mais presque également irrécusables, d'une telle disposition fondamentale, qui, à vrai dire, se manifeste réellement aujourd'hui dans tous les divers modes essentiels de l'exercice permanent de notre intelligence. Mais, pour éviter des détails faciles à suppléer, je dois me borner, en dernier lieu, à mentionner très rapidement, comme tendant, avec une efficacité bien supérieure, à ce grand but final, la disposition toujours croissante des esprits actuels vers les études historiques, et le notable perfectionnement qu'elles ont graduellement éprouvé dans les deux derniers siècles.

C'est, certainement, à notre grand Bossuet qu'il faudra toujours rapporter la première tentative importante de l'esprit humain pour contempler, d'un point de vue suffisamment élevé, l'ensemble du passé social. Sans doute, les ressources, faciles mais illusoires, qui appartiennent à toute philosophie théologique, pour établir, entre les événemens humains, une certaine liaison apparente, ne permettent nullement d'utiliser aujourd'hui, dans la construction directe de la véritable science du développement social, des explications inévitablement caractérisées par la prépondérance, alors trop irrésistible en ce genre, d'une telle philosophie. Mais cette admirable composition, où l'esprit d'universalité, indispensable à toute conception semblable, est si vigoureusement apprécié, et même maintenu autant que le permettait la nature de la méthode employée, n'en demeurera pas moins, à jamais, un imposant modèle, toujours éminemment propre à marquer nettement le but général que doit se proposer sans cesse notre intelligence en résultat final de toutes nos analyses historiques, c'est-à-dire la coordination rationnelle de la série fondamentale des divers événemens humains d'après un dessein unique, à la fois plus réel et plus étendu que celui conçu par Bossuet. Il serait d'ailleurs superflu de rappeler expressément ici que la partie de cet immortel discours où l'auteur a pu s'affranchir spontanément des entraves inévitables que la philosophie théologique imposait à son éminent génie, brille encore aujourd'hui d'une foule d'aperçus historiques d'une justesse et d'une précision remarquables, qui n'ont jamais été surpassées depuis, ni quelquefois même égalées. Telle est surtout cette belle appréciation sommaire de l'ensemble de la politique romaine, au niveau de laquelle Montesquieu lui-même n'a pas, à mon avis, su toujours se maintenir. L'influence, directe ou indirecte, inaperçue ou sentie, de ce premier enseignement capital a, sans doute, puissamment contribué, dans le siècle dernier, et même dans celui-ci, au caractère de plus en plus satisfaisant qu'ont dû prendre graduellement les principales compositions historiques, surtout en France, en Angleterre, et ensuite en Allemagne. Néanmoins, il est incontestable, comme j'aurai lieu de le faire bientôt sentir spécialement, que, malgré ces intéressans progrès, si heureusement destinés à préparer sa rénovation finale, l'histoire n'a point encore cessé d'avoir un caractère essentiellement littéraire ou descriptif, et n'a nullement acquis une véritable nature scientifique, en établissant enfin une vraie filiation rationnelle dans la suite des événemens sociaux, de manière à permettre, comme pour tout autre ordre de phénomènes, et entre les limites générales imposées par une complication supérieure, une certaine prévision systématique de leur succession ultérieure. La témérité même dont une telle destination philosophique semble aujourd'hui entachée, pour la plupart des bons esprits, constitue peut-être, au fond, la confirmation la plus décisive de cette nature non scientifique de l'histoire actuelle, puisqu'une semblable prévision caractérise désormais, pour toute intelligence convenablement cultivée, toute espèce quelconque de science réelle, comme je l'ai si fréquemment montré dans les volumes précédens. Du reste, le facile crédit qu'obtiennent trop souvent encore de nébuleuses théories historiques qui, dans leur vague et mystérieuse obscurité, ne présentent aucune explication effective de l'ensemble des phénomènes, témoignerait, sans doute, assez des dispositions purement littéraires et métaphysiques dans lesquelles l'histoire continue aujourd'hui à être conçue et étudiée, par des intelligences demeurées essentiellement étrangères au grand mouvement scientifique des temps modernes, et qui, par conséquent, ne peuvent transporter, dans cette difficile étude, que les habitudes irrationnelles engendrées ou maintenues par leur vicieuse éducation. Enfin, la vaine séparation dogmatique que l'on s'efforce de conserver entre l'histoire et la politique vérifie directement, ce me semble, une telle appréciation: car, il est évident que la science historique, convenablement conçue, et la science politique, rationnellement traitée, coïncident, en général, de toute nécessité, comme la suite de ce volume le fera, j'espère, profondément sentir. Toutefois, malgré ces irrécusables observations, il faut savoir suffisamment interpréter l'heureux symptôme universel de régénération philosophique qu'indique, avec tant d'évidence, la prédilection, toujours et partout croissante, de notre siècle pour les travaux historiques, lors même que, faute de principes fixes d'un jugement rationnel, cette disposition s'égare si souvent sur de frivoles et illusoires compositions, inspirées plus d'une fois par le dessein réfléchi d'obtenir, à peu de frais, et d'exploiter rapidement, une renommée provisoire, en satisfaisant, en apparence, au goût dominant de l'époque. Parmi les nombreux témoignages contemporains que l'on pourrait aisément citer de cette importante transformation, aucun ne me semble plus décisif que l'heureuse introduction spontanée qui s'est graduellement opérée, de nos jours, en Allemagne, au sein même de la classe éminemment métaphysique des jurisconsultes, d'une école spécialement qualifiée d'historique, et qui, en effet, a pris pour tâche principale de lier, à chaque époque du passé, l'ensemble de la législation avec l'état correspondant de la société; ce qu'elle a quelquefois utilement ébauché, malgré la tendance au fatalisme ou à l'optimisme qu'on lui reproche justement d'ordinaire, et qui résulte spontanément de la nature nécessairement incomplète et même équivoque de ces intéressans travaux, encore essentiellement dominés par une philosophie toute métaphysique.

Quelque sommaires qu'aient dû être les diverses indications générales contenues dans cette leçon, elles suffiront, sans doute, pour confirmer ici l'urgence et l'opportunité de la grande création philosophique dont la leçon précédente avait directement expliqué la destination fondamentale. Il faut que le besoin instinctif de constituer enfin la science sociale sur des bases vraiment positives, soit profondément réel, et même bien senti, quoique mal apprécié, pour que cette opération, malgré son peu de maturité rationnelle jusqu'à nos jours, ait été tentée avec tant d'opiniâtreté, et par des voies si variées. En même temps, l'analyse générale des principaux efforts nous a expliqué leur avortement nécessaire, et nous a fait comprendre qu'une telle entreprise, désormais suffisamment préparée, reste néanmoins tout entière à concevoir de façon à comporter une réalisation définitive. D'après cet ensemble de préliminaires, rien ne s'oppose plus maintenant à ce que nous puissions convenablement procéder, d'une manière directe, à cet éminent travail scientifique, comme je vais commencer à le faire dans la leçon suivante, en traitant immédiatement de la méthode en physique sociale. Mais la suite de ce volume fera, j'espère, naturellement ressortir la haute utilité continue de la double introduction générale que je viens de terminer entièrement, et sans laquelle notre exposition eût été nécessairement affectée d'embarras et d'obscurité, et qui était surtout indispensable pour garantir, dès l'origine, la réalité politique de la conception principale, en manifestant sa relation fondamentale avec l'ensemble des besoins sociaux, dont nous pourrons ainsi éliminer dorénavant la considération formelle, pour suivre, avec une pleine liberté philosophique, l'essor purement spéculatif qui doit maintenant prédominer jusqu'à la fin de ce Traité, où la coordination générale entre la théorie et la pratique devra, à son tour, devenir finalement prépondérante.

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