Cours familier de Littérature - Volume 09
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Title: Cours familier de Littérature - Volume 09
Author: Alphonse de Lamartine
Release date: August 14, 2011 [eBook #37076]
Language: French
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COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATUREUN ENTRETIEN PAR MOIS
PAR
M. A. DE LAMARTINETOME NEUVIÈME
PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
RUE DE LA VILLE L'ÉVÊQUE, 43.1860
L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à l'étranger.
COURS FAMILIER
DE
LITTÉRATUREREVUE MENSUELLE.
IX
Paris.—Typographie de Firmin Didot frères, fils et Cie, rue Jacob, 56.
XLIXe ENTRETIEN
Premier de la cinquième année.LES SALONS LITTÉRAIRES.
SOUVENIRS DE MADAME RÉCAMIER.I
Les salons littéraires, depuis Aspasie à Athènes jusqu'à madame Récamier à Paris, font certainement partie de la littérature; ces salons sont le foyer du génie, le coin du feu de la gloire; c'est pourquoi nous consacrons cet Entretien à madame Récamier.
II
Le temps fuit en emportant tout dans sa course, mais un petit volume l'arrête et le fait revenir sur ses pas. Un petit volume est la seule chose qui ait cette puissance: c'est la pierre d'achoppement du temps. Pourquoi? C'est que ce petit volume est le souvenir écrit, le souvenir qui fixe et qui fait revivre le passé. Voilà pourquoi aussi le public goûte tant ces petits livres intitulés les Souvenirs: c'est qu'ils sont en littérature une protestation de notre fugitivité contre la mobilité du temps, contre la brièveté de notre existence et contre la pire des morts, la mort de notre nom, la sépulture de l'oubli.
Ces réflexions nous sont suggérées par la lecture de deux intéressants volumes écrits, recueillis et publiés hier par la fille adoptive de madame Récamier (madame Lenormant), et publiés juste à l'heure où ce nom de madame Récamier, naguère célèbre, allait s'enfoncer sans trace sous l'horizon si court des célébrités évanouies.
III
Et pourquoi tenez-vous tant, nous dira-t-on, à ce que madame Récamier laisse une trace personnelle au milieu de ces innombrables événements et de ces innombrables personnages qui ont rempli de Mémoires plus historiques la première moitié de ce dix-neuvième siècle, le siècle de la France? Madame Récamier ne fut ni un événement, ni un personnage, ni un grand fait, ni une grande idée, ni même un grand talent, ni surtout une grande puissance, dans cette foule de choses et d'individualités qui encombrent l'histoire de ces soixante ans.
Cela est vrai; mais elle y fut plus qu'une grande chose, qu'un grand talent, qu'un grand événement, qu'une grande puissance; elle y fut un grand éblouissement des yeux, elle y fut un long enivrement des cœurs, elle y fut une grande puissance de la nature; elle y fut la beauté!!!
La beauté est la royauté de la nature, peu importe qu'elle soit née, comme Cléopâtre, sur un trône, ou, comme la Vénus antique, de l'écume de l'onde, ou, comme lady Hamilton, de la lie des vices; dès qu'elle paraît elle règne; dès qu'elle sourit elle enchaîne; que l'on soit Phidias, Raphaël, Dante, Pétrarque, César, Nelson, lord Byron, Bonaparte, Chateaubriand, elle consume Phidias de la passion de reproduire le beau dans le marbre; elle divinise Raphaël sous le regard de la Fornarina, et elle le fait mourir, comme le phénix, dans la flamme de deux beaux yeux; elle allume à douze ans dans le Dante un foyer inextinguible d'un seul rayon de sa Béatrice; elle sanctifie Pétrarque dans la mystique adoration de Laure; elle arrête d'une caresse, en Égypte, ce César que ni l'Italie, ni la Grèce, ni l'Afrique, ni l'Espagne n'avaient la puissance d'arrêter; elle corrompt Nelson dans les délices de Naples et contre-balance dans le cœur de son héros la gloire de Trafalgar; elle fait oublier, à Ravenne, la poésie à lord Byron dans la contemplation de cette poésie vivante qu'on appelle la Guicioli; elle fait oublier à Chateaubriand son ambition, son égoïsme et sa vieillesse dans le rayonnement déjà amorti de Juliette. Voilà la beauté, voilà sa puissance, voilà son mystère, voilà sa divinité! Ne cherchez pas d'autre titre à l'intérêt qui s'attache au nom de Juliette dans ce siècle et qui la suivra plus loin que son siècle; elle fut la beauté! elle fut la femme rayonnante et attrayante; elle fut la Vénus sans ciel, la Cléopâtre sans couronne, la Fornarina sans faute, la Béatrice sans rêve, la Laure sans platonisme mystique, la lady Hamilton sans vices, la Guicioli sans larmes, hélas! et peut-être aussi sans amour! L'amour est le seul enchantement qui manque à cette femme. Pas assez femme et trop déesse, elle fut Juliette Récamier. Elle posa involontairement, pendant trente ans, comme un divin modèle d'atelier voilé, devant tous les yeux et devant tous les cœurs de deux générations d'adorateurs enthousiastes, mais désintéressés de sa possession; elle fut statue et jamais amante; elle resta intacte sur son piédestal au milieu de l'encens qui fumait et des bras tendus pour la recevoir; elle n'en descendit qu'au tombeau. Que serait-ce si elle avait aimé? Mais soyons justes et compatissants; si elle ne descendit jamais de ce socle virginal dans les bras d'un Pygmalion, ce ne fut pas, dit-on, la faute de son cœur, ce fut la faute de la nature. Son lot fut d'enthousiasmer les désirs, jamais de les assouvir. On ne l'adora pas moins, on la plaignit davantage. Il y avait un mystère dans sa beauté; ce mystère la condamnait à l'éternelle pureté du marbre; ce mystère ajoutait à la perpétuelle adoration pour cette femme. Aucun homme en la contemplant ne pouvait être jaloux d'un autre homme; on jouissait de ne pas savoir possédé par un autre ce que nul mortel ne pouvait jamais espérer pour soi. Tous se disaient: Si elle pouvait avoir une préférence ce serait peut-être pour moi; car tous croyaient seuls l'aimer assez pour obtenir ce miracle. C'est cette pureté inaltérable qui a permis à une femme d'écrire les Souvenirs de cette femme. Dans cette statue de la Pudeur il n'y avait pas un charme à voiler; une mère de famille pouvait déshabiller cette vierge.
IV
J'avais entendu parler toute ma vie de l'incomparable beauté de madame Récamier; une parente de ma mère, qui vivait à Paris dans la familiarité intime de M. Récamier, m'avait fait cent fois le portrait de cette idole vivante. Mon imagination s'était idéalisé cette figure. Cette parente me disait qu'elle ressemblait beaucoup à ma mère lorsque ma mère avait seize ans. Je connaissais par ses récits tous les détails de l'intérieur de Clichy, cette Paphos de cette divinité, ce sanctuaire où toute l'Europe élégante en 1800 allait s'enivrer de la vue de Juliette; son visage, ses expressions, ses formes, son costume, ses poses, ses langueurs, ses évanouissements pittoresques à une certaine heure de la soirée, où elle défaillait entre les bras de ses femmes, où on l'emportait toute vêtue sur son lit antique, où elle revenait à elle au parfum des eaux de senteur ruisselant sur ses blonds cheveux dénoués, et où les convives de la soirée défilaient ravis devant tant de charmes, attendris par tant de défaillances, mignardises de l'adolescence, de l'amour et de la mort. Cette scène d'évanouissement, qui se renouvelait presque tous les soirs de grande réunion à Clichy, à une heure avancée de la soirée, n'était pas une coquetterie de la jeune maîtresse de ce beau lieu, c'était un prétexte suscité par la mère et par le mari de madame Récamier pour dérober la jeune femme à l'empressement insatiable de la foule importune de ses admirateurs; elle était trop naïve pour jouer d'elle-même ces agaceries, mais il fallait l'emporter sur les bras des familiers de la maison pour laisser le voile de ses rideaux entre elle et un monde insatiable de tant d'attraits. On aurait dévoré sa jeunesse en quelques semaines de curiosité passionnée. Elle devait rester jeune jusqu'à la mort. Sa mission était un éternel sursum corda des yeux et de l'imagination de son siècle.
V
Ce ne fut qu'en 1822 que j'eus le hasard heureux de la voir; voici comment.
En passant un jour à Paris pour aller de Rome à Londres, j'appris que la duchesse de Devonshire était elle-même à Paris, à l'hôtel Meurice, allant en sens inverse de Londres à Rome.
La duchesse de Devonshire, seconde femme et veuve alors du duc de ce nom, était elle-même naguère la femme la plus belle et maintenant la plus opulente, la plus lettrée et la plus mécénienne de l'Europe. Ses aventures, vraies ou imaginaires, avaient eu en Angleterre le retentissement du roman et l'étrangeté du mystère. Son nom de famille était Élisabeth Harvey; elle était sœur du duc de Bristol, homme d'une grande distinction de naissance et d'esprit. Une amitié passionnée unissait dès leur adolescence lady Élisabeth Harvey à la première duchesse de Devonshire; cette première femme du duc de Devonshire était sans scrupules, femme de bruit, de passion, de beauté, de talent, de poésie et de politique. Elle n'avait pas d'enfant de son mari; cette stérilité menaçait de laisser sans héritier direct l'immense fortune et le nom princier de la maison de Devonshire; elle résolut, dit-on, de devoir à l'intrigue ce qu'elle ne pouvait obtenir de la nature. Sa jeune amie, devenue lady Élisabeth Forster, vivait en tiers avec elle dans le palais du duc; l'épouse complaisante favorisa les amours de son mari et de son amie; elle feignit d'accoucher d'un fils; ce fils supposé passait pour être le fruit du commerce concerté d'Élisabeth Forster avec le duc de Devonshire. La première duchesse mourut sans révéler le secret; le vieux duc épousa la mère de son fils, en sorte que l'enfant supposé était en réalité le fils du vieux duc et de la nouvelle duchesse de Devonshire; seulement cette naissance était anticipée et illégitime.
Les bruits de cette illégitimité parvinrent aux oreilles des véritables héritiers du nom et de la fortune de Devonshire; on menaça le père, la mère et le fils d'un procès; les témoignages domestiques abondaient; des scandales si compliqués auraient fait une explosion déplorable dans l'aristocratie anglaise. Le vieux duc mourut en se taisant encore; le jeune duc, fils présumé de la belle Élisabeth, avait une délicatesse de conscience et d'honneur qui ne lui permettait pas de se substituer sciemment aux droits des héritiers légitimes.
Un arrangement intervint: le jeune duc prit l'engagement écrit de ne jamais se marier et de remettre ainsi, après une jouissance purement personnelle et viagère, ses immenses biens de famille aux véritables héritiers; il fut fidèle à cette promesse: ce fut la cause de son éternel célibat. Sa vraie mère, Élisa Forster, devenue duchesse douairière de Devonshire, jouissait d'un douaire immense; sa beauté, dont on voyait les vestiges, se lisait encore dans la délicatesse transparente de ses traits; son esprit était tourné aux grandes choses, politique, arts, littérature; sa fortune, toute consacrée aux artistes, lui donnait le rôle d'un Mécène européen à Londres, à Paris, à Rome. Elle habitait Rome; son palais était une cour de distinction en tout genre: hommes d'État, poëtes, écrivains, peintres, sculpteurs, savants de toutes les nations s'y réunissaient à toute heure. Le plus assidu et le plus cher de ses familiers était le cardinal Consalvi, le plus fénelonien des hommes, l'ami plus que le ministre de Pie VII; elle adorait ce cardinal; il influençait par elle la cour de Saint-James, elle gouvernait par lui Rome et les beaux-arts, cette royauté de l'étude. Leur intimité allait jusqu'à faire supposer entre eux une union plus intime par un mariage secret; le cardinal n'était point lié aux Ordres. Elle passait pour avoir abjuré entre ses mains le protestantisme et pour pratiquer en secret le catholicisme. Rien de tout cela n'est avéré; ce sont de ces bruits qui s'élèvent des apparences autour des hommes ou des femmes célèbres; la tombe même ne dit pas tout après leur mort: le ciel sait plus de secrets encore que la terre.
VI
Quoi qu'il en soit, la seconde duchesse de Devonshire m'avait recherché à mon premier séjour dans cette capitale du monde, comme un jeune homme dont le nom promettait plus qu'il ne devait tenir. Elle m'avait présenté au cardinal Consalvi et par lui au pape Pie VII, dont les malheurs et les bontés éclataient sur sa gracieuse physionomie plus que la tiare sur son front. Malgré mon extrême timidité, qui ne m'a jamais permis de me mettre en avant que dans les grandes circonstances publiques, je vivais dans son intimité la plus journalière. Elle me traitait en fils plus qu'en protégé; à sa mort elle porta mon nom dans son testament, pour me prouver que sa pensée survivait en elle à la vie; je lui garde de mon côté un souvenir où la reconnaissance et l'attrait se complètent; excusez-moi d'en avoir parlé un peu longuement à propos de madame Récamier, son amie; ces deux figures se confondent, bien qu'elles ne se ressemblent pas. L'une, génie inquiet et politique, consacra sa vie à se grandir, l'autre à plaire; belles toutes deux, l'une fut belle pour posséder les esprits, l'autre pour entraîner les cœurs.
VII
Ce jour-là, j'entrai dans le salon de la duchesse de Devonshire sans avoir été annoncé: je la croyais seule; une femme inconnue était debout à côté d'elle, le bras appuyé sur la tablette de la cheminée et chauffant ses petits pieds transis au brasier à demi éteint dans l'âtre. C'était au mois de février; elle avait mouillé ses souliers de soie puce en descendant dans la neige à la porte de l'hôtel. Mon arrivée interrompit la conversation entre ces deux femmes, conversation qui paraissait être animée, quoique à voix basse, car l'une d'elles (l'inconnue) avait sur les joues cette coloration fugitive du sang en mouvement sur un fond de pâleur qui prouve qu'on a poussé tête à tête un entretien jusqu'à la lassitude.
La duchesse me nomma seulement à elle et me fit asseoir; après les premières interrogations sur mon voyage, sur Rome, sur nos amis communs d'Italie, l'inconnue, qui paraissait prête à partir, se rassit sans rien dire à l'autre coin de la cheminée en face de moi; c'était sans doute une politesse de quelques minutes qu'elle s'imposait pour ne pas avoir l'air de manquer d'égards au nouveau venu; mais après cette courte halte sur le canapé elle se leva de nouveau, et vera incessu patuit dea!
VIII
D'un pas à la fois nonchalant, mais élastique sur le tapis, elle tourna autour du fauteuil de la duchesse pour se rapprocher de la porte. Cette grâce du mouvement, ce pas cadencé, tout créole ou tout oriental, contrastaient tellement avec la vivacité un peu turbulente des femmes de Paris que j'en conclus sur-le-champ que cette belle personne était étrangère.
La duchesse se leva pour la retenir par une douce violence de politesse; elles causèrent un instant debout, à pied levé et à demi voix, dans la pénombre du rideau, entre la fenêtre et la porte.
La voix, ce timbre de l'âme, m'émut plus encore que la beauté. Les clochettes fêlées de métal mêlé d'argent qui chantent au cou des reines du troupeau dans les pâturages sonores, sous la voûte des sapins, dans le haut Jura, ne vibrent pas plus mélodieusement aux oreilles que cette voix plus musicale que la musique. Elle ne parlait qu'amitié; je me figurais ce que ferait une telle voix si elle parlait ou si elle avait jamais parlé d'amour! Un frisson en courut sur ma peau; j'étais encore jeune, et le souvenir d'une voix pareille, depuis peu à jamais éteinte, ajoutait à mon émotion; cette voix faisait tinter les dents comme les touches d'ivoire d'un clavier mouillé par les lèvres; on l'entendait au fond de la poitrine. Peu importaient les paroles; le timbre parlait de lui-même: c'était une âme répandue dans l'air qui vous caressait de sons.
IX
Quant à la personne elle-même, je n'essayerai pas d'en faire le portrait. Aucun peintre n'a pu trouver des lignes et des couleurs pour le reproduire; la nature en elle a défié le pinceau de David, de Girodet, de Proudhon, de Gérard, de Camucini; le ciseau de Canova y a échoué. Dans ces visages, où la physionomie est tout, la beauté est justement ineffable, elle est un mystère comme tout ce qui est infini; elle ne résulte pas de tels ou tels délinéaments des traits, mais de lignes imperceptibles, de combinaisons insaisissables, d'harmonies latentes, quoique parlantes, qu'il est impossible de copier. La beauté, dans ces visages, est une énigme: l'amour seul peut la deviner; l'art n'y peut que confesser son impuissance. Heureuses les femmes qui n'ont point de portraits; c'est qu'elles sont au-dessus de l'art!
X
Telle m'apparut dans ce coup d'œil la femme qui causait en se retirant avec la duchesse de Devonshire; à peine eus-je le temps de voir, comme on voit des groupes d'étoiles dans un ciel de nuit, un front mat, des cheveux bais, un nez grec, des yeux trempés de la rosée bleuâtre de l'âme, une bouche dont les coins mobiles se retiraient légèrement pour le sourire ou se repliaient gravement pour la sensibilité; des joues ni fraîches ni pâles, mais émues comme un velours où court le perpétuel frisson d'un air d'automne; une expression qui appelait à soi non le regard, mais l'âme tout entière; enfin une bonté qui est l'achèvement de toute beauté réelle, car la beauté qui n'est pas par-dessus tout bonté est un éclat, mais elle n'est pas un attrait. L'attrait était le caractère dominant et magique de cette figure; le regard s'y collait comme le fer à l'aimant; c'était une physionomie aimantée: elle aurait enlevé une enclume au ciel.
La taille n'était ni élevée ni petite; on ne songeait pas à la mesurer, mais à l'admirer; elle paraissait à volonté grande ou petite; elle avait autant d'harmonie que le visage. Elle n'était plus très-jeune à cette époque, mais on ne songeait pas non plus à demander son âge. Elle avait aux yeux l'âge qu'on voulait, car les âges étaient réunis dans ses traits: grâce d'enfant, gravité noble d'âge mûr, mélancolie du soir, sérénité d'immortalité, tout y était selon le pli de lèvres ou de sourcils que donnait la conversation au visage; comme dans les instruments bien accordés le mode change le ton, le mouvement changeait l'impression. On ne pouvait pas dire non plus à quel âge on l'aurait mieux aimée, car chacune des années qu'elle avait traversées semblait avoir laissé une beauté propre à la saison de la vie qui apporte et remporte quelque chose à la femme; en sorte qu'on ne voyait pas en elle une date, mais une permanence de la beauté accomplie.
Son costume faisait aux yeux partie de sa personne; il ne la parait pas, il la vêtissait; on voyait qu'elle n'y avait pas songé, ou, si elle y avait songé, elle n'avait eu en vue que de la faire entièrement oublier ou de la confondre avec elle-même dans un tel accord de forme et de couleurs que sa robe et elle ne fissent qu'un dans le regard. La parfaite harmonie, c'était en tout le caractère de cette femme harmonique. Elle portait ce jour-là, et je l'ai presque toujours vue depuis, une robe à plis flottants de soie grise, nouée par une ceinture noire et montant en chaste tunique jusqu'à son cou; ses souliers de soie sombre disparaissaient sous les bords un peu traînants de sa robe; un châle oriental de couleur blanche recouvrait ses épaules et serrait sous une contraction de ses coudes sa taille élancée; un chapeau de paille de Florence aux larges ailes flottantes ombrageait sa tête, contrastant par sa nuance légèrement dorée avec le blond sombre de ses cheveux et avec les tons marbrés du front et des joues; elle roulait dans une de ses mains les bouts d'un large ruban puce qui descendait comme de la gance d'un chapeau de berger jusqu'à sa ceinture.
Ce costume semblait être tombé des doigts distraits de la Mode tout exprès pour une personne de cet âge; l'art de la femme alors est de s'effacer de peur que sa parure ne l'efface; heure du demi-jour dans les soirs d'automne où l'on n'allume pas encore la lampe pour jouir de ce qu'on appelle familièrement de l'entre chien et loup du jour mourant.
XI
Je restais en face de cette figure, immobile, étonné, ravi, attiré plus qu'enflammé. C'était une de ces impressions telles qu'on devait en éprouver quand les êtres surnaturels, les visions, ce qu'on appelle les anges, apparaissaient encore aux regards des habitants de la terre. On est ravi, on n'est pas troublé. Une atmosphère calme apportée du ciel enveloppe ces apparitions de la grâce d'en haut. On sent un culte, on ne sent pas un amour: l'amour est un feu, ceci n'est qu'une splendeur.
Telle était mon impression silencieuse pendant l'entretien à demi voix des deux femmes. Cet entretien aparté se prolongeait un peu plus que la bienséance ordinaire ne l'autorise, le pied sur le seuil entre les deux portes. J'entrevoyais bien que la belle visiteuse, tout en ayant l'air de se retirer modestement devant un nouveau venu, n'était pas fâchée d'être contemplée à loisir par un admirateur de plus, dont l'enchantement ne pouvait lui échapper tout entier, malgré la discrétion de mon attitude et la distraction affectée de mon coup d'œil. Enfin elle s'évanouit, ou plutôt elle se glissa comme une ombre hors de la chambre, sans que son pas de sylphide fît le moindre bruit sur le tapis.
La duchesse se rapprocha du feu.
—«Quelle est donc, lui dis-je avec l'accent d'un étonnement contenu, la personne qui vient de sortir de chez vous? Ce doit être une étrangère, car comment une pareille figure existerait-elle en France sans que son nom la devançât partout comme une célébrité, et sans que je l'eusse jamais aperçue dans les salons ou dans les spectacles de Paris?
—Comment! me répondit la duchesse de Devonshire, vous ne la connaissez pas?
—Non, repris-je; si je l'avais rencontrée je ne l'aurais jamais oubliée.
—Eh! me dit-elle, c'est madame Récamier!
—Madame Récamier! m'écriai-je. Ah! maintenant je comprends l'émotion que cette céleste figure a donnée au monde dans sa fleur, et tout ce qui m'étonne c'est que cette émotion ne se prolonge pas jusque dans sa maturité! Je n'ai jamais rien vu d'aussi angélique sur la boue de Paris. J'ai été souvent plus incendié par une beauté de femme, jamais plus ravi. Heureux les hommes qui sont assez âgés pour avoir vu fleurir ce visage de seize ans! Quelle impression ne devait pas faire cette éclosion, puisque l'épanouissement a de tels prestiges?
—Voulez-vous que je vous présente à elle? me demanda la duchesse son amie.
—Non, lui dis-je, il ne faut pas se familiariser avec les visions célestes pour ne rien perdre de leur éblouissement; les yeux de tout un monde ont passé sur cette figure, cent hommes célèbres lui ont porté leur encens. Je suis trop jeune encore pour la voir avec indifférence; elle a été trop adorée pour ne pas être blasée d'enthousiasmes. J'aime mieux garder le mien froid et spéculatif dans mon imagination que de le voir évaporé en vain devant une idole distraite et saturée d'encens. Cette femme est une relique qu'on ne voit qu'à travers le cristal du reliquaire. Mais quelle n'a pas dû être l'impression de cette femme idolâtrée sur les yeux de la France et de l'Europe, quand elle apparut, à seize ans, au milieu de Paris encore souillé de sang et muet de terreur, comme une Iris messagère des dieux apaisés, venant rapporter leur sourire à la terre? Que j'aurais voulu la voir alors, et qu'heureux sont les yeux qui se rafraîchirent et s'enivrèrent de son premier rayonnement!
—Je l'ai vue alors à son voyage en Angleterre, me dit la duchesse; mais il n'y a ni pinceau, ni plume, ni parole qui puissent ressusciter cette apparition. Quand je vous aurai dit des yeux bleu de mer azurés jusqu'à la nuit par l'ombre des voiles; des cheveux de fils de la Vierge brunis au feu du soleil; des joues de pêche veloutée dont le velours renaissait tous les matins comme pour tamiser le jour sur une peau d'enfant; des couleurs nuancées et fondues où le blanc et le rose ne formaient qu'une teinte; un regard qui s'ouvrait et se refermait sous des cils ruisselants d'ombre ou de lumière; des lèvres où la langueur pensive ou la joie épanouie donnait toutes les inflexions de l'âme; un sourire qui caressait l'air; une taille ni grande ni petite, mais qui, par sa flexibilité, se prêtait à la majesté autant qu'à la grâce; une démarche de reine ou de bergère tour à tour; un étonnement de l'impression qu'elle faisait partout, comme si les regards de la foule eussent été autant de miroirs qui lui répercutaient sa figure et qui la faisaient rougir de sa miraculeuse beauté; les pas qu'elle entraînait sur sa trace; les murmures d'admiration qui s'élevaient à sa vue; les exclamations mal contenues; les femmes charmées, mais jalouses; les hommes attirés, mais contenus par le respect de tant d'innocence sous tant d'enivrements; quand je vous aurai dit tout cela, je ne vous aurai rien peint de visible à votre imagination. La beauté comme celle de madame Récamier alors est comme un mystère: il faut y croire et ne pas le voir: il veut la foi. Voyez-la dans l'impression qu'elle a faite sur la France et sur l'Angleterre au moment où vivait madame Tallien, où resplendissait mon amie Georgina Spencer, où je brillais moi-même d'un éclat emprunté à ma famille, à mon rang, à ma fortune; où l'Europe avait bien autre chose à faire que de s'arrêter devant une femme de dix-huit ans. L'Europe s'arrêtait devant madame Récamier!»
XII
Nous parlâmes d'autre chose; je fus dix ans sans revoir madame Récamier.
À mon retour à Paris, en 1829, ces dix années avaient non pas détruit, mais transformé la célébrité de cette femme. Aimée d'un grand écrivain, ce grand écrivain l'avait transportée avec lui dans l'empyrée des lettres et de la gloire; elle avait ce qu'on appelle un salon; ce salon était un sanctuaire plutôt qu'une exposition d'esprit et de célébrités, un culte plutôt qu'une cour. Quelques rares privilégiés de la société, de l'aristocratie, de la politique et de la littérature, y étaient admis. Le grand homme de style qui régnait dans ce cœur et dans ce salon ne m'était pas favorable, bien que je sois le seul des poëtes et des politiques de son siècle auquel il adresse de magnifiques éloges posthumes dans ses Mémoires destinés à la postérité. Il m'avait proscrit, autant qu'il était en lui, de la faveur des cours pendant qu'il était ministre et que j'étais, moi, relégué dans les rangs subalternes de la diplomatie; s'il avait pu me proscrire de la scène du monde il l'aurait fait, je n'en doute pas. C'était une faiblesse et une injustice. Je l'admirais passionnément, non comme homme, mais comme génie; j'étais trop petit pour porter aucune ombre sur sa trace; mais, soit que madame Récamier se souvînt de notre rencontre muette chez la duchesse de Devonshire, soit qu'elle fût flattée de produire un nom naissant de plus aux yeux de son cénacle dans son salon, elle me fit allécher par tant de grâces indirectes que je ne pus me refuser, malgré mon éloignement pour les camarillas lettrées ou politiques, à me laisser présenter à elle dans ce couvent de l'Abbaye-aux-Bois, où je devais plus tard suivre le convoi indigent du pauvre Ballanche.
XIII
Elle me reçut en homme attendu depuis dix ans; un mot d'elle sur moi courait Paris et venait de m'être répété par Ballanche, son confident. Ce mot me prédisposait par amour-propre à l'adoration pour cette beauté qui illuminait encore d'une lueur refroidie la moitié de l'espace que sa vie avait laissé derrière elle.
—«Comment désirez-vous, lui demandait Ballanche, vous lier avec M. de Lamartine, vous l'idole de M. de Chateaubriand, qui n'aime pas ce jeune homme?—Cela est vrai, dit-elle à Ballanche, M. de Chateaubriand est mon ami, mais de Lamartine est mon......»
La convenance plus que la modestie m'empêche d'écrire le mot qui sortit de ses lèvres; le mot était trop adulateur pour qu'il puisse sortir de ma plume. C'était une de ces coquetteries de conversation dont on désire que l'écho aille chatouiller indirectement le cœur d'un homme.
À notre première entrevue je fus timide; elle fut naturelle, gracieuse, adroite de simplicité; mon impression fut un attrait doux, qui n'éblouit pas, mais qui attire: clair de lune qui rappelle un jour de splendide été.
C'était l'époque où madame Récamier, cherchant à amuser l'inamusable M. de Chateaubriand avec les hochets de sa propre gloire, faisait lire chez elle devant lui, et devant un auditoire trié avec soin, la tragédie de Moïse, essai dramatique du grand écrivain; c'était l'époque aussi où M. de Chateaubriand faisait confidence de quelques pages de ses Mémoires secrets à quelques-uns de ses contemporains d'élite dans le salon ouvert à un seul battant de son amie; on invitait à ces solennités un aussi grand nombre de privilégiés que l'exiguïté de l'appartement en pouvait contenir. Jamais première répétition d'une pièce attendue comme un événement sur la scène ne fut aussi briguée que la faveur d'assister à ces répétitions de la gloire devant les représentants présumés de la postérité; les femmes y étaient en plus grand nombre que les hommes, car les femmes étaient le véritable public de M. de Chateaubriand: il avait joui du cœur, de l'imagination, de l'oreille et de la piété des femmes pendant un demi-siècle, les femmes devaient l'en récompenser dans sa vieillesse. Elles lui cachaient, par un rideau pieux de beautés, de sourires, de caresses, de culte, l'approche de la mort et le jugement beaucoup moins féminin de la postérité. L'amour et la religion, ces deux idolâtries de leur cœur, avaient en lui leur représentant dans un même homme. La politique, dans laquelle il avait joué un rôle important depuis la restauration des Bourbons, lui payait aussi alors ce qu'il appelait ses disgrâces de cour en popularité; ce n'était que des semblants d'opposition libérale affichés pour décorer sa retraite, mais ces dehors de grand homme persécuté lui attiraient à la fois le respect de l'aristocratie, la reconnaissance de l'Église, l'enthousiasme confidentiel des jeunes républicains. Nul homme n'a plus soigné les couleurs de sa robe de chambre afin de se présenter à la mort comme un apôtre pour les chrétiens, comme un chevalier pour les royalistes, comme un tribun de l'avenir pour les républicains les plus avancés. Il touchait à ses années de grâce; on ne lui demandait pas d'expliquer ces trois rôles contradictoires; on était convenu de le laisser mourir en sphinx sans lui demander son mot. Ce vrai mot était personnalité du génie; il voulait être en règle avec le passé par la religion, avec le présent par l'aristocratie du faubourg Saint-Germain, avec l'avenir démocratique par ses pressentiments de république. M. de Chateaubriand était un génie, mais c'était aussi un rôle plus qu'un homme; il lui fallait plusieurs costumes devant la postérité. Ses Mémoires d'outre-tombe, qu'il écrivait alors, avaient une page pour un parti, un revers de page pour l'autre: livre-Janus qui louche à force de vouloir regarder trop d'horizons à la fois.
Mieux valait confesser son scepticisme que de confesser des croyances si contradictoires. Il est permis à un vieillard d'être détrompé, mais jamais d'être comédien devant la mort. Le scepticisme politique est un aveu de plus du néant de la vie; cet aveu est une douleur de l'esprit, mais il n'est pas une offense à la vérité. Mieux vaut dire: Je doute, que de dire: Je mens.
XIV
Quoi qu'il en soit, la scène sur laquelle M. de Chateaubriand répétait ses derniers rôles était alors chez madame Récamier; c'est ainsi que Périclès, vieilli et outragé, venait pleurer chez Aspasie.
Dans l'été de 1829, une lecture du Moïse de M. de Chateaubriand devant un très-petit auditoire fut annoncée chez madame Récamier.
Le grand acteur classique Lafond, du Théâtre-Français, homme d'excellente compagnie, idolâtre du génie de M. de Chateaubriand et un peu solennel comme sa phrase, avait consenti à prêter sa noble déclamation à ces vers encore inconnus du poëte en prose.
On s'arrachait, depuis six semaines, les billets d'invitation à cette mystérieuse soirée. Toutes les grandes dames de Paris, tous les poëtes, tous les orateurs, tous les étrangers, tous les journalistes sollicitaient; leurs noms passaient au crible d'un scrutin épuratoire des amis de la maison avant d'être admis. On voulait être sûr qu'aucun profane ou qu'aucun incrédule au génie du lieu ne se glisserait dans le cénacle pour en troubler ou pour en divulguer les mystères. La piété, l'adoration étaient obligées; la froideur même dans le culte aurait paru un blasphème contre le dieu des femmes.
Je me trouvais accidentellement à Paris avec ma mère et ma sœur; je ne songeais nullement à demander une entrée de faveur à madame Récamier pour cette séance. Je savais que M. de Chateaubriand avait je ne sais quelle prévention fort injuste, mais fort tenace, contre moi; mon nom serait, je n'en doutais pas, une dissonance dans les noms des invités qui seraient prononcés à ses oreilles. Je voulais prévenir l'élimination en ne prétendant pas à la faveur; de plus je n'ai jamais aimé les conciliabules d'invités; je suis un homme de plein air; l'esprit de parti m'asphyxie; je ne puis le respirer, ni en religion, ni en politique, ni en littérature. Toute coterie est petite et fausse; le monde seul est vrai, parce qu'il est grand. Je ne rendis donc pas même une visite à madame Récamier, de peur que cette visite n'eût l'air d'une requête. Je me tins à ma place dans l'isolement.
Mais madame Récamier avait appris par madame Sophie Gay, mère de l'illustre Delphine (madame de Girardin), que j'étais à Paris avec ma mère. Bien qu'elle ne sortît plus de l'Abbaye-aux-Bois, elle monta en voiture et elle vint un matin rendre visite à ma mère, qui logeait chez moi dans un hôtel garni.
Ces deux femmes se ressemblaient étonnamment par leur âge, par leur figure, par leur société commune dans leur adolescence, par les souvenirs réveillés des premières années de leur vie; à des époques un peu diverses elles avaient connu beaucoup des personnes du même monde. Seulement ma mère, élevée dans une cour, transportée ensuite très-jeune dans un noble chapitre de chanoinesses, mariée pendant la Révolution, retirée ensuite dans la modeste obscurité d'une vie de campagne, entourée de la nombreuse famille qu'elle avait mise au monde, était une madame Récamier d'intérieur qui n'avait brillé que pour quelques cœurs et qui n'avait eu d'autre célébrité que celle de sa bienfaisance dans des hameaux.
Il y avait des années et des années qu'elle n'avait revu Paris, les palais, les jardins, les parcs de Saint-Cloud, séjour de son premier âge. Elle était dans l'ivresse de ses souvenirs en les visitant avec moi; elle désirait beaucoup entrevoir au moins ces figures d'hommes nouveaux et de femmes célèbres qui portaient des noms chers à son imagination ou à sa piété. M. de Chateaubriand était à ses yeux le premier de ces monuments vivants du siècle. Passionnée pour le Génie du Christianisme, qui lui avait révélé la poésie de sa foi, elle aurait donné tous les spectacles pour le spectacle de ce beau front d'où était sortie cette renaissance de la religion antique. M. de Chateaubriand était à ses yeux l'Esdras du vieux temple, temple reconstruit non en pierres, mais en images pour sa piété.
La conversation de ces deux femmes si semblables par la figure, par le son de voix, par l'élégance des manières, par la délicatesse de tact, par le ton exquis de cour, et si différentes par la destinée, fut comme une rencontre après une longue séparation entre deux sœurs. Madame Récamier ne négligea aucune de ses séductions cordiales et caressantes pour plaire à ma mère; quant à ma mère, elle était la séduction personnifiée; elle entrait naturellement comme une lumière dans les yeux, comme une musique dans l'oreille, comme une persuasion dans le cœur. Elle enleva dès le premier entretien le goût très-vif de madame Récamier. Deux de mes sœurs, très-belles, qui avaient accompagné ma mère dans ce voyage et qui assistaient, modestes et rougissantes, à cet entretien, comme deux cariatides grecques dans un salon de Paris, ne nuisirent pas à l'impression reçue ce jour-là par la reine de beauté d'un autre âge. Ma mère céda sans peine aux instances de madame Récamier pour qu'elle assistât, avec ses filles et avec moi, à l'ovation de M. de Chateaubriand, le jour de la lecture du Moïse. Ces deux femmes se séparèrent avec le besoin réciproque de se revoir le lendemain. Elles se revirent en effet presque tous les jours avec des tendresses d'empressements qui ressemblaient au regret de s'être connues trop tard.
XV
La soirée mémorable arriva; ma mère, une de mes sœurs et moi, nous perçâmes difficilement la foule (confidentielle cependant) qui obstruait de bonne heure le large escalier du couvent de l'Abbaye-aux-Bois.—«Je crois, me dit tout bas ma mère, monter l'escalier de Saint-Cyr pour entendre la première lecture d'Athalie. N'allons-nous pas trouver là-haut Louis XIV, madame de Maintenon, la duchesse de Bourgogne, Bossuet, Fénelon, Pascal, groupés autour de Racine, son manuscrit à la main?»
L'atmosphère monastique de l'escalier de l'Abbaye-aux-Bois, l'écho de la vaste cour réveillé pour la première fois par le bruit des équipages qui versaient les nobles visiteurs, le demi-voix des entretiens sur les marches qui ressemblait au recueillement d'une entrée d'église, tout cela justifiait l'hallucination de ma mère et de ma jeune sœur; nous allions voir une Maintenon plus belle et moins solennelle que la première, la Maintenon caressante d'un roi de l'intelligence. M. de Chateaubriand représentait à la fois dans sa personne un Louis XIV des lettres et un Racine de décadence.
Nous entrâmes; un officieux ami de la maîtresse de maison fendit la foule de l'antichambre et aida ma mère et ma sœur émues à parvenir, au milieu d'un murmure flatteur, jusqu'aux siéges du second salon. Madame Récamier leur avait réservé là des places en faveur auprès d'elle. Je restai debout entre les deux portes, d'où l'on voyait à la fois les deux pièces pleines de spectateurs silencieux ou bourdonnants.
M. de Chateaubriand, assis sous le tableau de Corinne, par Gérard, se levait et se rasseyait avec un sourire de grand homme embarrassé de sa grandeur devant chaque visiteur de marque qui le saluait de loin; ce sourire fut plus accueillant, mais un peu maniéré et un peu amer à mon aspect. On voyait qu'il voulait être obligeant, mais qu'il ne pouvait pas tout à fait être cordial.
Quant à moi, je me hâtai de reporter mon attention sur ma mère, pour voir dans ses yeux ravis l'impression des noms et des personnes qui défilaient lentement de l'antichambre dans le grand salon sous les yeux de M. de Chateaubriand.
Ces noms et ces personnages imprimaient à ma mère une physionomie de curiosité satisfaite qui donnait une illumination à ses traits.
Madame Récamier lui nommait à demi voix cette élite du siècle.
Toute la gloire et tout le charme de la France étaient là.
Je ne sais pas s'il y avait plus de majesté à Saint-Cyr, mais il n'y avait pas plus d'esprit.
La France, fauchée à nu par la Révolution, décimée de grandeur intellectuelle et de liberté par l'Empire, semblait pressée d'éclore sous la Restauration, comme si la nature eût compris que la saison serait courte et qu'il fallait se hâter de fleurir.
Autour de ce trône ressuscité des fils de Louis XIV les salons politiques et littéraires avaient pullulé; il y en avait dans tous les quartiers patriciens de Paris et pour toutes les nuances de l'opinion. La séve de la nation, activée par la liberté, bouillonnait d'indépendance et d'émulation littéraire.
J'avais fréquenté plusieurs de ces salons avant de quitter la France pour les cours de l'Europe: il y avait le salon aristocratique de la duchesse de La Trémouille, salon un peu âpre et revêche d'ancienne cour de Versailles, où l'esprit et le talent n'étaient admis qu'à condition de fronder la Charte de Louis XVIII et d'invectiver ses ministres. La hauteur et le dédain étaient le caractère des physionomies; l'amertume y plissait les lèvres; il y avait trop de fiel dans les cœurs pour que ce salon fût agréable à fréquenter; l'ironie était la figure habituelle de ses discoureurs; la littérature n'y était qu'une arme de faction surannée; sa forme était l'épigramme du haut en bas, le discours de tribune ou le pamphlet de dénigrement. On en sortait triste, on y sentait le renfermé. Cette société ne convenait qu'à des grands seigneurs mécontents. J'y avais été recherché avec bonté par l'altière duchesse, à cause de mon jeune royalisme, comme un enrôlé de l'aristocratie; je n'avais eu qu'à me louer de son accueil; mais je désertai vite ce salon: il fallait y être ou un grand nom ou un courtisan d'opinions; je n'étais ni l'un ni l'autre: je secouai la poussière de ce tapis.
XVI
Il y avait le salon de madame de Montcalm, sœur du duc de Richelieu et centre de son parti politique; ce parti, c'était l'aristocratie intelligente, ralliée à la Révolution raisonnable, une égalité par le talent; l'aristocratie de l'honneur, c'était son drapeau; on y respirait un air doux et tempéré comme le caractère de la maîtresse de maison; la fine et gracieuse figure de madame de Montcalm, retenue, quoique jeune encore, sur son canapé, y présidait avec un accueil qui n'avait rien de banal; ses goûts étaient des amitiés vives; ses opinions devenaient des sentiments; on voyait défiler devant ce canapé tous les hommes éloquents et sages qui auraient pu réconcilier la Restauration avec la liberté. M. Lainé était à la fois son ami et son symbole politique; M. Molé la cultivait comme une puissance aimable dont il fallait se ménager la faveur pour quelque avenir ministériel; l'ambassadeur de Russie, M. Pozzo di Borgo, homme de diplomatie italienne et de surface française, y était assidu comme à un devoir de la journée; quelques hommes de lettres peu recherchés par elle et peu nombreux y figuraient dans une intimité très-restreinte: l'aimable abbé de Féletz, l'oracle du goût dans le Journal des Débats; M. Villemain, plus éblouissant encore de parole que de plume; moi-même, favori de son cœur, très-assidu et très-familier quand j'étais à Paris. À ces amitiés près, madame de Montcalm recherchait plus les hommes politiques que les esprits littéraires, ou plutôt elle ne recherchait, en réalité, personne; elle aimait ou elle n'aimait pas, voilà tout; languissante, dégoûtée, capricieuse comme une malade, passionnée d'attraction comme de répugnance, il fallait lui plaire ou la choquer. Elle ne mettait aucune diplomatie féminine dans le gouvernement de son salon d'élite; ce salon n'en était que plus attachant; quand on était le bienvenu de sa porte on était sûr d'être le désiré de son cœur; elle avait pour moi une amitié d'instinct qui ne me faillit jamais, malgré l'absence. Le matin du jour de sa mort, elle m'écrivit encore les pressentiments de son agonie. Je ne passe jamais devant le numéro 33 de la rue de l'Université sans gémir sur cette porte fermée d'où tant d'amitié sortit une fois avec son cercueil.
XVII
Il y avait le salon littéraire, parlementaire et bourbonien de madame la duchesse de Duras; quoi qu'en dise M. Villemain dans ses éloquents Souvenirs, je n'y fus jamais reçu; j'étais trop jeune et trop inconnu pour y avoir place; je doute que madame de Duras ait entendu prononcer mon nom; d'ailleurs c'était là le temple d'une véritable idolâtrie pour M. de Chateaubriand; jeune encore, madame de Duras était, dit-on, le machiniste passionné de la politique et de la gloire de son ami: âme prodigue qui se consumait comme une lampe dans la nuit pour illuminer un nom d'homme.
XVIII
Il y avait le salon de madame la duchesse de Broglie, fille de madame de Staël. C'était une femme magnanime comme sa mère, belle comme Corinne, pieuse comme une prière incarnée. Elle avait tant vu familièrement la célébrité et la passion, qui n'avaient pas fait le bonheur de sa mère, qu'elle avait appris dès l'enfance à n'estimer que la vertu; mais cette vertu était libre et grande, une vertu antique; sa religion ne rétrécissait rien de ses pensées, sa foi donnait à sa physionomie une expression grave comme celle des femmes qui sortent des temples où elles ont eu commerce avec Dieu; elle sortait à toute heure de l'infini. Un mari digne d'elle attirait autour de lui, par l'aristocratie de son rang et par le libéralisme un peu trop hostile de ses idées, tout ce qui tenait à la grande opposition en France et en Angleterre: c'était le salon des deux mondes. J'avais été très-fier d'y être admis malgré mon obscurité, et j'y portais un véritable culte à ces prestiges de la beauté, du nom, de la fortune, de la vertu, dans une même famille. On y ajoutait pour moi la bonté, le prestige du cœur.
Cependant mon attachement chevaleresque pour les Bourbons, récemment rentrés de l'exil sur le trône, me faisait souffrir de l'esprit d'amère opposition qui régnait dans ce salon et qui caressait trop, selon moi, les tendances orléanistes. Je ne savais pas même, pour plaire, feindre par complaisance une hostilité que je n'éprouvais pas contre la cour. Je trouvais cette hostilité déplacée. Les Bourbons de la branche aînée n'avaient certes pas démérité des héritiers de M. Necker, du maréchal de Broglie et de madame de Staël. Cette aigreur du ton et cette amertume ironique des lèvres corrompaient pour moi l'agrément de ce salon; en y coudoyant M. de Lafayette, M. Benjamin Constant, tous les tribuns, tous les publicistes, tous les pamphlétaires du temps, je m'y sentais presque en pays ennemi; j'avais du goût pour les maîtres, aucun goût pour leur société. L'épigramme perpétuelle contre ce que j'aimais me blessait au cœur; c'était un salon de la Ligue, où les princes jouaient à la popularité.
XIX
Il y avait enfin le salon de la belle madame de Sainte-Aulaire, amie de madame la duchesse de Broglie et qui ne faisait qu'un avec le salon de son amie; mais celui-ci était plus large et plus véritablement littéraire que le salon trop anglais de la fille de madame de Staël; la littérature y tenait une bien plus grande place. La maîtresse de la maison, quoique très-jeune et très-gracieuse, ne permettait pas à l'esprit de parti d'y prévaloir sur l'esprit d'agrément; on y rencontrait, sans acception d'opinion, tous les hommes de tout âge qui avaient un nom dans les lettres ou dans la politique, ou qui cherchaient une avant-scène à leur talent. C'était un lieu d'asile inviolable à la colère des opinions au milieu de Paris.
L'esprit éclectique du ministère de M. Decazes, esprit qui aurait sauvé et popularisé la Restauration si les ambitions acerbes de l'esprit d'émigration rentré l'avaient permis, cet esprit mixte comme la France régnait chez madame de Sainte-Aulaire. M. Decazes venait d'épouser la fille d'un premier lit de M. de Sainte-Aulaire. Les amis politiques du jeune favori de Louis XVIII prédominaient dans cette société. C'étaient presque tous les jeunes hommes de lettres, poëtes, écrivains, orateurs, publicistes, qui ont illustré depuis la tribune et la presse en France. Ils se rencontraient dans ce salon avec la jeune aristocratie libérale, mais non factieuse. M. Villemain, M. Cousin, M. de Barante; M. de Staël, enlevé dans sa fleur à la vie; M. Beugnot, la plus spirituelle des chroniques vivantes de la Révolution et de l'Empire; les amis de M. de Talleyrand; la belle duchesse de Dino, sa nièce; quelques Orléanistes du Palais-Royal, beaucoup de libéraux, un groupe de doctrinaires cherchant les recoins dans les salons comme dans la nation, et méditant de refaire en politique une secte au lieu d'une religion: voilà, avec un grand nombre de femmes jeunes, belles, lettrées, et élégantes, ce qui composait ce salon. Les étrangers qui visitaient la France la voyaient là tout entière sous la forme de l'aristocratie de naissance, du génie, de l'esprit, de l'art, du goût et de la beauté; j'y étais accueilli par la famille avant l'époque de ma célébrité naissante. J'étais éclos sous cette bienveillance: madame de Sainte-Aulaire savait distinguer l'espérance, même dans l'obscurité.
«Ce que je connais de plus beau dans le monde, me disait-elle un jour en contemplant un portrait de Raphaël à son premier âge, c'est le génie enfant.—Pourquoi? lui dis-je.—Parce qu'il a encore son innocence, me répondit-elle, et qu'il a déjà sa destinée sur son front! Or l'innocence du génie c'est sa modestie.»
Ce mot charmant la peignait elle-même, car elle avait de l'enfance sur ses joues et de la maturité dans l'esprit. Ce fut dans ce salon que je récitai pour la première fois devant un auditoire un peu nombreux quelques vers encore inédits des Méditations et des Harmonies. Cette aimable femme fut la préface de ma poésie. Elle me protégea vivement, ainsi que la duchesse de Broglie, son amie, auprès des ministres d'alors pour obtenir mon premier poste diplomatique; je ne l'ai jamais oublié, et j'ai eu une occasion de reconnaître tant de bonté dans une circonstance où il me fut donné d'être agréable à mon tour à sa famille[1].
XX
Il y avait plus tard, et dans un plus large horizon de société cosmopolite, le salon de madame Gay et de sa fille Delphine, qui fut ensuite madame Émile de Girardin. La mère, femme de cœur et d'esprit, jadis belle et rivale en beauté de madame Récamier, avait été aussi liée d'amitié avec M. de Chateaubriand plus jeune; c'était une intelligence très-supérieure à sa réputation, mais une intelligence passionnée qui prodiguait son esprit et son cœur sans compter comme madame Récamier. La fortune seule lui avait manqué pour tenir le premier rang parmi les salons littéraires de l'Europe; elle avait assez de flamme pour illuminer seule dix salons; elle donnait de l'âme à tout ce qui l'approchait. L'ornement de sa maison était sa fille Delphine, poëte comme l'inspiration, belle comme l'enthousiasme. Ce salon était tout littéraire; la noblesse de naissance n'y figurait que pour s'ennoblir par la fréquentation de la noblesse de nature: le génie! Victor Hugo, Balzac, Nodier, Sainte-Beuve, madame Malibran, Vigny, y dominaient de la tête la foule d'élite d'hommes et de femmes qui cherchaient la gloire dans l'amitié. C'était, en effet, le salon de l'amitié plus que de la célébrité ou de la puissance. On y aimait parce qu'on se sentait aimé. J'y allais moi-même toutes les fois que j'étais à Paris. Il y régnait cette liberté complète qui ne reconnaît de joug que la bienséance, que cette égalité affectueuse qui est la république du talent. La mère et la fille étaient pauvres, mais le salon d'entre-sol était agrandi par les hôtes, meublé par les décorations de la nature: la beauté et le génie.
XXI
Le salon compassé de madame Récamier offrait un peu au regard la symétrie et la froideur d'une académie qui tiendrait séance dans un monastère. L'arrangement et l'étiquette y classifiaient trop les rangs; si celui de madame de Broglie était une chambre des Pairs; si celui de madame de Sainte-Aulaire était une chambre des Députés; si celui de madame de Girardin était une république, celui de madame Récamier était une monarchie. On voyait un trône dans un fauteuil; ce trône, entouré de tabourets de duchesses, était celui de M. de Chateaubriand; des courtisans littéraires ou politiques se rangeaient autour de ce trône. C'était une cour, mais un peu vieille cour; les meubles étaient simples et usés; quelques livres épars sur les guéridons, quelques bustes du temps de l'Empire sur les consoles, quelques paravents du siècle de Louis XV en formaient tout l'ornement. La cheminée haute et large, autour de laquelle se groupaient les familiers ou les discoureurs, était l'Œil-de-bœuf de cette abbaye royale; le mur à côté de la cheminée étalait le beau tableau glacé de Corinne improvisant au cap Misène devant son amant Oswald; scène romanesque de madame de Staël, plus académique que réelle, car une femme aimante et aimée, seule avec la nature et son cœur, a autre chose à faire que des déclamations politiques sur la décadence des Romains. C'est l'heure et le lieu des confidences, des silences ou des soupirs échappés du cœur; ce n'est pas l'heure des vaniteuses improvisations de l'esprit. Mais madame Récamier rappelait ainsi à ses hôtes qu'elle avait été l'amie de madame de Staël, et qu'elle avait servi elle-même de modèle à la belle tête de Corinne dans ce tableau.
XXII
Au-dessous du tableau de Corinne figurait, comme un Oswald vieilli, M. de Chateaubriand; cette place dissimulait, derrière les paravents et les fauteuils des femmes, la disgrâce de ses épaules inégales, de sa taille courte, de ses jambes grêles; on n'entrevoyait que le buste viril et la tête olympienne.
Cette tête attirait et pétrifiait les yeux; des cheveux soyeux et inspirés sous leur neige, un front plein et rebombé de sa plénitude, des yeux noirs comme deux charbons mal éteints par l'âge, un nez fin et presque féminin par la délicatesse du profil; une bouche tantôt pincée par une contraction solennelle, tantôt déridée par un sourire de cour plus que de cœur; des joues ridées comme les joues du Dante par des années qui avaient roulé dans ces ornières autant de passions ambitieuses que de jours; un faux air de modestie qui ressemblait à la pudeur ou plutôt au fard de la gloire, tel était l'homme principal au fond du salon, entre la cheminée et le tableau; il recevait et il rendait les saluts de tous les arrivants avec une politesse embarrassée qui sollicitait visiblement l'indulgence. Un triple cercle de femmes, presque toutes femmes de cour, femmes de lettres ou chefs de partis politiques divers, occupait le milieu du salon. On y avait laissé un vide pour le lecteur.
XXIII
Madame Récamier était visiblement fébrile par l'inquiétude du succès de la lecture pour le grand homme. Il redescendait dans une nouvelle arène par une insatiabilité de gloire littéraire; son amie s'agitait d'un groupe du salon à l'autre pour donner le mot d'ordre du jour à tous les conviés; ce mot d'ordre était silence, attention, enthousiasme, pour tout le monde, et pour les journalistes en particulier, écho complaisant chargé de reporter le lendemain à toute l'Europe un tonnerre d'applaudissements convenus et pas une critique.
C'était un spectacle touchant et triste à la fois que cette beauté célèbre devenue sœur de charité d'une vanité vieillie et malade, et allant quêter de groupe en groupe une fausse monnaie de gloire auprès de toutes les plumes qui dispensent les renommées d'une soirée. Ne fût-ce que par reconnaissance d'être admis à ces lectures, par culte des soleils couchants, ou par commisération pour ce grand indigent et pour cette tendre quêteuse, tout le monde fut fidèle au mot d'ordre, et l'écho du lendemain ne laissa rien percer des chuchotements de la veille.
XXIV
La lecture commença; Lafond, à qui on n'avait pas communiqué à temps le manuscrit du Moïse, n'avait pu préparer ni ses yeux ni ses intonations. Il lut bien les premiers actes, mais il lut avec tâtonnement du regard et avec hésitation de la voix. Les vers étaient beaux, raciniens, bibliques, dignes d'une main qui avait façonné tant de prose en rhythmes aussi sonores que les plus beaux vers; l'originalité seule manquait: c'était un écho de Racine et de David, ce n'était ni David ni Racine: c'était leur ombre, un pastiche d'homme de génie, mais pastiche; cela ressemblait aux tragédies en monologues du Piémontais Alfieri, ce faux Sénèque d'une fausse Rome. Le talent de M. de Chateaubriand était lyrique et non scénique; son imagination le soutenait sur ses ailes dans des régions trop élevées de la pensée pour s'abattre en face d'un parterre et pour faire dialoguer des hommes d'os et de chair. Il n'y avait rien de Shakspeare dans Chateaubriand, il y avait du Pindare en prose. Était-ce supériorité ou infériorité? Je n'ose prononcer, mais je crois que l'inspiration du lyrique est supérieure à la combinaison du machiniste qui fait jouer sur la scène ces marionnettes humaines qu'on appelle des personnages dramatiques; seulement, quand ces personnages parlent comme les font parler les grands poëtes dramatiques, le génie est égal et l'emploi est différent.
XXV
M. de Chateaubriand, impatienté et humilié d'entendre ânonner ses vers par un lecteur qui avait peine à les lire, arracha, à la fin, le manuscrit des mains du grand acteur et voulut lire lui-même. Malgré la faiblesse et la monotonie de sa propre voix, l'effet fut plus saisissant, mais non plus heureux. Les vers, balbutiés par l'auteur lui-même, tombaient essoufflés dans l'oreille. On souffrait de ce que devait souffrir le poëte lui-même; on assistait à un supplice d'amour-propre, supplice presque aussi pénible à contempler qu'une torture physique; on détournait la tête, on baissait les yeux. M. de Chateaubriand, excédé de vains efforts, rejeta enfin le manuscrit à l'acteur, qui acheva la lecture au bruit des applaudissements.
XXVI
Il y avait plus de bienséance que d'émotion dans ces applaudissements; les mains battaient sans le cœur; on payait en complaisance pour madame Récamier et en respect pour un grand écrivain le privilége qu'on avait eu d'assister à cette demi-publicité d'initiés dans un salon tenu par la beauté et décoré par le génie. Ces applaudissements, au reste, étaient fortifiés par le grandiose de cette pièce sacrée, écrite dans la haute langue de Racine par l'écrivain du Génie du Christianisme. On peut la lire aujourd'hui dans les œuvres complètes; c'est une page qui ne déshonorerait certes pas Racine lui-même.
On se retira avec une émotion factice, mais avec un respect réel; on laissa M. de Chateaubriand, peu satisfait, se consoler avec madame Récamier et avec ses familiers les plus intimes des petits déboires de la soirée. On voulait un triomphe, on n'avait eu qu'un cérémonial d'enthousiasme. La physionomie charmante de la maîtresse de la maison était fatiguée et attristée sous un sourire forcé; toute son amitié souffrait en elle.
Ma mère et ma sœur, exclusivement occupées de regarder la grande figure de l'auteur du Génie du Christianisme, sortirent ravies de cette soirée unique. Le sujet biblique de Moïse charmait leur naïve piété; la majesté de M. de Chateaubriand éblouissait leur imagination; le gracieux accueil de madame Récamier touchait leur candeur; elles emportaient en province des souvenirs pour toute une vie de retraite.
XXVII
Mais quelle était donc cette femme dont le charme survivait aux charmes, qui enchaînait au coin de son humble foyer le plus illustre des hommes de littérature et de politique de son siècle, et qui rendait les cours elles-mêmes jalouses d'une pauvre cellule d'un monastère de Paris? Nous allons vous le dire, non pas seulement d'après les souvenirs un peu trop sobres et un peu trop voilés d'esprit de famille de sa nièce, madame Lenormant, mais d'après les souvenirs de tout un demi-siècle qui a vu éclore, briller, mûrir, mourir cette éclatante et étrange célébrité du charme immortel sur un visage féminin. Ce livre de madame Lenormant est cependant une des plus excellentes biographies, en excellent esprit et en excellent style, qui pût consacrer cette mémoire fugitive d'une femme de grâce et d'une femme de renom. Ce livre a aussi un grand mérite aux yeux des curieux du cœur humain: c'est d'avoir à demi ouvert le portefeuille de madame Récamier, et d'avoir révélé ainsi au monde une correspondance inédite et profondément intime de l'amour ou de l'amitié (comme on voudra) entre elle et M. de Chateaubriand. Cette correspondance, selon nous, est bien supérieure en intérêt aux Mémoires d'apparat du grand prosateur du dix-neuvième siècle.
Dans les Mémoires d'outre-tombe l'homme pose, l'homme s'affiche, l'homme s'étale; dans cette correspondance l'homme se révèle, ou plutôt il se trahit involontairement dans l'épanchement de son âme. Madame Récamier n'y perd pas, et M. de Chateaubriand y gagne; on voit combien l'une était digne d'être aimée, indépendamment de sa beauté déjà pâlie; on voit combien l'autre sut aimer, indépendamment de sa jeunesse morte et du désintéressement de toute espérance. Remercions madame Lenormant, dépositaire de si doux secrets, de nous avoir au moins confié ces pages.
XXVIII
Le nom de famille de madame Récamier était Julie-Adélaïde Bernard; son père était membre de la bonne et riche bourgeoisie de Lyon. Sa beauté était remarquable, son esprit ordinaire. M. Bernard avait épousé Julie Matton, femme d'une figure qui présageait celle de sa fille. Le Lyonnais est une espèce d'Ionie française où la beauté des femmes fleurit en tout temps sous un ciel tempéré, entre les feux trop ardents du Midi et les formes trop frêles du Nord; les yeux y ont en général la teinte azurée du Rhône, qui baigne la ville, la langueur de la Saône, la douceur du ciel. De belles tailles, des pas nonchalants, des épaules statuaires, des cheveux soyeux et abondants comme les écheveaux de soie qu'on y tisse, des voix caressantes pour l'oreille, des sourires vagues qui enchantent sans provoquer, nulle prétention à séduire tant elles sont sûres de charmer, des chœurs de vierges de Raphaël descendues de leurs cadres et ignorantes de leurs pudiques attraits, voilà les salons ou les promenades de Lyon un jour de fête. Négligées des hommes affairés, ces femmes vivent généralement à l'ombre comme les odalisques d'Orient; il faut les découvrir soit dans les églises, soit aux fenêtres hautes de leurs maisons noires, semblables à des monastères espagnols. C'est ainsi qu'étant encore enfant je découvris, en face de la maison qu'habitait en passant ma mère, la céleste apparition de mademoiselle Virginie Leroy (depuis madame Pelaprat), compatriote de madame Récamier, plus jeune qu'elle et aussi accomplie en charmes. La puissance d'une première apparition de la parfaite beauté est telle que, sans avoir jamais revu madame Pelaprat, cette vision m'éblouit encore. Elle éblouit, dit-on, plus tard un maître du monde du même charme dont elle avait fasciné l'œil d'un enfant.
XXIX
Une liaison avec M. de Calonne, ministre de Louis XVI, appela de Lyon à Paris le père et la mère de madame Récamier en 1784; un emploi de receveur général des finances fixa M. Bernard dans la capitale. Juliette, leur fille, déjà regardée pour une fleur de visage qui promettait de s'épanouir en merveille, fut laissée chez une tante à Villefranche, en Beaujolais; de là elle fut cloîtrée dans un couvent de Lyon, pour y achever son éducation. Elle raconte ainsi elle-même les impressions recueillies et naïves qu'elle emporta de ce monastère:
«La veille du jour où ma tante devait venir me chercher, je fus conduite dans la chambre de madame l'abbesse pour recevoir sa bénédiction. Le lendemain, baignée de larmes, je venais de franchir la porte que je me souvenais à peine d'avoir vue s'ouvrir pour me laisser entrer; je me trouvai dans une voiture avec ma tante, et nous partîmes pour Paris.—Je quitte à regret une époque si calme et si pure pour entrer dans celle des agitations; elle me revient quelquefois comme dans un vague et doux rêve, avec ses nuages d'encens, ses cérémonies infinies, ses processions dans les jardins, ses chants et ses fleurs.
«Si j'ai parlé de ces premières années, malgré mon intention d'abréger tout ce qui m'est personnel, c'est à cause de l'influence qu'elles ont souvent à un si haut degré sur l'existence entière: elles la contiennent plus ou moins. C'est sans doute à ces vives impressions de foi reçues dans l'enfance que je dois d'avoir conservé des croyances religieuses au milieu de tant d'opinions que j'ai traversées. J'ai pu les écouter, les comprendre, les admettre jusqu'où elles étaient admissibles, mais je n'ai point laissé le doute entrer dans mon cœur.»
XXX
On voit par ce passage, écrit bien longtemps après son enfance, que la foi de cette jeune fille était tempérée comme son âme, et que la religion fut toute sa vie une douce habitude de ses sens plutôt qu'une passion de son intelligence. Elle semblait prédestinée par là à être un jour l'amie de M. de Chateaubriand, le poëte des sensations religieuses plus que des convictions théologiques. C'est cette température de l'âme qui conserve la beauté du corps comme la sérénité de l'esprit.
La beauté aussi harmonieuse que précoce de la jeune fille faisait déjà l'orgueil de sa mère. Pour jouir de cet orgueil maternel elle conduisit, un jour, son enfant à Versailles, à ce spectacle de la cour qu'on appelait le Grand Couvert. M. de Calonne, qui protégeait la mère, fit sans doute placer la fille de manière à attirer les regards de la cour.—Le roi et la reine en furent, en effet, si ravis qu'ils firent entrer, après le dîner, l'enfant dans les appartements intérieurs pour l'admirer de plus près. Marie-Antoinette s'extasia sur cette ravissante figure; elle la compara à celle de sa propre fille (depuis madame la duchesse d'Angoulême, captive du Temple), du même âge que Juliette Bernard et d'une figure trop tôt flétrie par des deuils éternels.
XXXI
La maison de madame Bernard, mère de cette belle enfant, était ouverte au luxe, aux plaisirs, aux arts, aux hommes d'affaires, aux hommes de lettres, surtout à ceux qui tenaient par leur origine à la ville de Lyon. Les charmes de madame Bernard, quoique allanguis par des souffrances précoces, attiraient et retenaient autour d'elle des amis fervents. De ce nombre était un banquier devenu depuis célèbre et déjà aventureux, nommé Récamier. M. Récamier était d'une famille ancienne du Bugey, province montagneuse entre le Lyonnais et la Savoie. L'esprit entreprenant de Genève et des hautes Alpes est l'instinct de ces montagnes. Les habitants cosmopolites y demandent volontiers à la spéculation l'opulence que le sol rare et aride leur refuse. M. Récamier, déjà mûr, mais encore vert, était un de ces optimistes qu'aucune disgrâce ne rebute, et qui d'une chute se relèvent pour s'élancer plus haut dans les affaires. Séduisant de figure, aimant, aimable, léger, ami du luxe et de tous les plaisirs, il s'était attaché à madame Bernard comme un commensal de la maison; la Révolution, dont il n'était ni partisan ni intimidé, n'avait été pour lui qu'un de ces mouvements accélérés de la vie politique dans lesquels les occasions de ruine ou de richesse se multiplient pour les hommes d'argent; en 1793 il était déjà au premier rang des spéculateurs du temps. On a remarqué que les hommes de cette nature recherchent hardiment pour épouses les femmes les plus renommées par leur figure, soit qu'ils redoutent moins que d'autres la célébrité des attraits pour les compagnes de leur vie, soit qu'une très-belle femme paraisse à leurs yeux un luxe naturel qui attire sur leur maison l'attention publique, soit que, ambitieux de jouissance autant que de fortune, ils se donnent, sans penser au lendemain, toutes les fleurs de la vie pour en embaumer leur existence.
En 1793, au plus fort de la Terreur, qui intimidait tout, excepté l'amour et le lucre, M. Récamier demanda à son amie, madame Bernard, la main de sa fille Juliette à peine éclose à la vie. Par son amitié pour la mère dont la santé altérée menaçait de laisser Juliette orpheline, il pouvait être pour la jeune fille un appui dans la vie; par son âge il pouvait être son père. C'est peut-être dans cette paternité morale qu'il faut chercher le secret du consentement que madame Bernard, pressentant sa fin prochaine, accorda à une union si disproportionnée par les années. Madame Lenormant, confidente discrète de la famille, laisse échapper à ce sujet une phrase qui n'aurait point de sens si elle n'était pas destinée à indiquer et à voiler à la fois on ne sait quel sous-entendu dans cette union; la jeune fille était elle-même, dit-on, un sous-entendu de la nature: elle pouvait être épouse, elle ne pouvait être mère. Ce sont ces deux mystères qu'il faut respecter, mais qu'il faut entrevoir pour avoir le secret de toute la vie de madame Récamier, triste et éternelle énigme qui ne laisse jamais deviner son mot, même à l'amour.
XXXII
Jusqu'à son mariage elle n'avait été qu'entrevue; devenue femme quoique encore enfant, maîtresse adorée de la maison alors la plus opulente de Paris, elle commença à éblouir, non pas les salons d'une capitale (la Terreur et la Mort les avaient tous fermés jusqu'au 9 thermidor), mais la foule, qui se pressait sur ses pas dans les lieux publics. Son apparition faisait événement et attroupement partout où l'on pouvait l'apercevoir. Le gouvernement du Directoire, sorte de halte entre la mort et la vie d'un peuple, laissait respirer à pleine poitrine toutes les classes de la société européenne, heureuse de revivre et pressée de jouir après avoir tant tremblé. On se précipitait confusément, sans acception de rang ou d'opinions, dans les salles de spectacles, de concerts, de danses, et dans les jardins publics, trop étroits pour les fêtes qui s'y renouvelaient. Tout le monde semblait avoir à communiquer à tout le monde un superflu de bonheur qui allait jusqu'au délire de vivre. Les Parisiens, oublieux de la veille et du lendemain, étaient les Abdéritains de l'Europe. C'est au sein de ces fêtes que la jeune Lyonnaise luttait involontairement de beauté avec les cinq ou six femmes célèbres survivantes de la Révolution, madame Tallien, madame de Beauharnais, madame Sophie Gay, récemment sorties des cachots et Cléopâtres républicaines ou royalistes des Antoines, des Lépides, des Octaves français du Directoire. Madame Lenormant, en nièce scrupuleuse, affirme que sa jeune tante ne fréquenta jamais les salons suspects de Barras; Barras, régicide et royaliste, gentilhomme de la république restaurant un peuple par les vices de cour; nous devons en croire les scrupules domestiques de madame Lenormant; cependant nous ne pouvons écarter les traditions de la société du temps. Elles citent souvent la présence et la parure de madame Récamier dans les spectacles, dans les fêtes et même à la table des directeurs (madame Lenormant mentionne deux de ces circonstances elle-même). Juliette effaçait tout, ne fût-ce que par la candeur, la fraîcheur et la pureté de son innocence; l'innocence, ce charme qu'on ne peut se rendre par le fard quand on l'a perdu par le souffle des salons. Madame Récamier, à cette époque, laissait une trace de feu ou du moins de lumière partout où elle apparaissait; on entreprenait de longs voyages uniquement pour l'avoir vue; semblables à ces naturalistes qui entreprennent de longues traversées pour assister une fois par siècle à la floraison de l'aloès, on accourait de Londres, de Naples, de Berlin, de Vienne, de Pétersbourg, pour adorer de près dans une soirée la merveille des yeux. Les annales de la Grèce ou de l'Ionie, ces pays de la beauté, nous retracent seules un pareil concours.
Tous les regards emportaient une ivresse, aucun cœur ne remportait une espérance. La divine statue n'était descendue jusque-là pour personne de son piédestal; l'audace de prétendre à une préférence ne se présentait à l'esprit de personne, comme si une telle préférence eût été quelque chose de trop divin pour un mortel.
XXXIII
Cependant, si nul n'aspirait à la possession d'une préférence avouée, un grand nombre, et parmi les hommes les plus éminents des deux régimes royaliste ou républicain, briguaient à l'envi la faveur d'une respectueuse intimité dans la maison de la jeune femme célèbre; même quand le cœur n'espère pas de se consumer au feu d'un regard trop pur, il aime à emporter la douce chaleur qui émane de ce foyer vivant qu'on appelle une jeune femme. Ne fût-ce que comme la belle image d'un beau rêve, on aime à rêver.
La France, à peine échappée en une nuit (celle du 9 thermidor) à son naufrage de sang, ressemblait en ce moment à une plage où tous les naufragés pêle-mêle se félicitent ensemble et confusément du salut commun. Les conventionnels complices du comité de Salut public, pardonnés par l'opinion pour avoir guillotiné le dictateur-émissaire, les Barrère, les Fréron, les Tallien, les Barras, les Legendre, les Sieyès, mêlés aux victimes sorties des cachots ou rentrées de l'exil, ne formaient plus dans le monde révolutionnaire ou contre-révolutionnaire qu'un seul groupe de prescripteurs repentants ou de proscrits reconnaissants. Ils se congratulaient sur la place de l'échafaud, les uns d'y avoir échappé, les autres de l'avoir abattu; ils étaient empressés de trouver dans un salon de Paris, autour de la plus belle des femmes de l'époque, un terrain neutre, un Élysée où les uns savouraient l'oubli, les autres la patrie. Presque toute cette société était jeune, car le supplice en ce temps avait raccourci la vie des pères; il manquait un degré ou deux à l'échelle ordinaire des générations: la guillotine avait rajeuni les salons de Paris.
XXXIV
Celui de madame Récamier était, par la nature neutre des affaires de son mari, accessible à toute cette jeunesse; un banquier est l'homme de toutes les nations et de tous les partis; tout le monde a besoin de lui et il prospère de ses relations avec tout le monde. Un luxe hospitalier et habile est un des moyens de crédit employés de tout temps et en tout pays par ces rois de l'or; l'or est cosmopolite, le banquier l'est comme sa caisse. Les Médicis fondèrent à Florence leur monarchie financière sur le crédit, le luxe et l'hospitalité universelle. M. Récamier était un esprit de cette race, habile à spéculer, prompt à servir, prodigue à dépenser. Sa maison de la rue du Mont-Blanc et sa villa de Clichy rappelaient presque seules dans Paris l'élégance et l'opulence des palais princiers démeublés par les confiscations ou les émigrations; on y respirait un air de cour; c'était la cour de la richesse, seule royauté qui restât à la France; sa jeune femme était la reine de cette cour: elle restaurait l'empire de la société détruite dans Paris.
On se précipitait à l'envi dans cette société; les principaux courtisans du château de Clichy, qu'elle habitait pendant les mois de fête de l'année, étaient des hommes de lettres sauvés du naufrage, tels que La Harpe, Lémontey, Legouvé, Dupaty; des hommes de politique, tels que Barrère, Regnaud de Saint-Jean d'Angély, Lucien Bonaparte, Fouché, Masséna, Bernadotte, Moreau, Camille Jordan, le jeune Beauharnais; des hommes de monarchie, tels que les deux Montmorency (Matthieu et Adrien), le duc de Guignes, le comte de Narbonne, M. de Lamoignon, fleur d'aristocratie de naissance qui ne craignait pas de se mésallier parmi les adorateurs de l'aristocratie du cœur, la jeunesse, la grâce et la pureté: cette reine de dix-huit ans régissait cette cour si diverse avec un sourire. Un étranger, remarquable par sa naissance, son opulence et sa mélancolique beauté, le prince italien Pignatelli, jouissait d'une plus intime familiarité dans la maison et passait à tort pour inspirer la passion qu'il ressentait en silence. Lucien Bonaparte, jeune homme de Plutarque, à la fois poëte, orateur et amant, flottait alors entre le rôle de héros de la république et celui de héros de roman; sa passion déclamait un peu comme son éloquence; quoique vêtu en apparence d'une page de Tacite, il écrivait à Juliette des pages de Clélie et de Roméo. Juliette n'était pas insensible à ces vives déclamations du cœur d'un frère du maître des armées; elle n'acceptait de ces sentiments que le seul sentiment qu'elle pouvait rendre, l'amitié; mais, dès l'âge de dix-huit ans, on voyait poindre dans ses réponses et dans sa réserve cet art naturel qui fut celui de sa vie: rester pure en paraissant émue, tout promettre et ne rien tenir.
Lamartine.
(La suite au mois prochain.)
Le ENTRETIEN
LES SALONS LITTÉRAIRES.
SOUVENIRS DE MADAME RÉCAMIER.(2e PARTIE.)
I
Mathieu et Adrien de Montmorency éprouvaient en silence pour la belle Juliette un sentiment moins déclamatoire, mais plus durable, que Lucien Bonaparte.
J'ai beaucoup connu et beaucoup aimé Mathieu de Montmorency, je garde pour sa mémoire un souvenir qui tient du culte; mais ce souvenir ne m'empêche pas de juger l'homme avec la froide sagacité que le temps donne même à la tendresse des souvenirs. C'était une belle âme, ce n'était pas un grand esprit; mais il avait tout ce que l'âme donne à l'esprit, c'est-à-dire l'élévation des idées, la loyauté du caractère, la magnanimité des sentiments, la sincérité des opinions. Il avait de plus ce qu'une race aristocratique fait couler en général avec le sang dans le cœur d'un homme vraiment national comme son nom, un fort patriotisme uni à une élégante chevalerie. Le tout formait un estimable et gracieux mélange de ce que la vertu antique imprime de respect et de ce que la grâce contemporaine inspire d'attrait pour un homme d'autrefois; le gentilhomme était citoyen, et le citoyen était gentilhomme.
II
Si vous ajoutez à cela le goût passionné et intelligent des lettres qu'il avait puisé dans la société des philosophes, des orateurs, des écrivains de l'Assemblée constituante ou de madame de Staël, son amie de jeunesse, et si vous revêtez ces qualités du cœur et de l'âme de l'extérieur d'un héros de roman sous le plus beau nom de France, vous comprendrez l'homme.
Cet extérieur était un des plus séduisants qu'on pût rencontrer dans les salons de l'Europe: une taille svelte, le buste en avant, comme le cœur, attribut des races militaires, un mouvement d'encolure de cheval arabe dans le port de la tête, des cheveux blonds à belles volutes de soie sur les tempes, des yeux grands, bleus et clairs, qui n'auraient pas pu cacher une mauvaise pensée, l'ovale et le teint d'une éternelle jeunesse, un sourire où le cœur nageait sur les lèvres, un geste accueillant, une parole franche, l'âme à fleur de peau; seulement une certaine légèreté de physionomie, une certaine distraction d'attitude et de discours interrompus qui n'indiquaient pas une profondeur et une puissance de réflexion égale à la grâce de l'homme.
III
Tel était Mathieu de Montmorency; son éducation avait été très-soignée par le célèbre abbé Sieyès, son précepteur. L'abbé Sieyès, devenu depuis l'apôtre un peu ténébreux de la révolution française, roulait déjà dans sa pensée les vérités et les nuages d'où devaient sortir les éclairs et les foudres de l'Assemblée constituante.
À l'époque où s'ouvrit ce grand concile de la politique moderne, Mathieu de Montmorency, philosophe et novateur comme son maître Sieyès, s'élança sur ses pas et sur les pas de Mirabeau au-devant de toutes les théories de liberté et d'égalité qui allaient être soumises à l'épreuve de l'expérience du siècle futur. Saisi plus qu'un autre de l'enthousiasme des nouveautés, toutes les fois que les nouveautés semblaient promettre une amélioration du sort du peuple, il sentait la nécessité et la gloire du sacrifice volontaire dans les classes privilégiées; pressé de s'immoler lui-même, au nom de cette aristocratie dont il était le chef, ce fut lui qui monta à la tribune pour demander l'abolition de la noblesse; il y avait prévoyance et générosité dans cette initiative, il n'y avait qu'un crime contre la vanité. Le tiers-état et la noblesse libérale lui répondirent par des applaudissements réfléchis et par un vote populaire; l'aristocratie lui répondit par des outrages et par des ridicules; son nom devint plus odieux que s'il avait sacrifié du sang au peuple; les pamphlets contre-révolutionnaires s'acharnèrent sur ce Coriolan de sa caste; il ne se troubla pas; il poursuivit de vote en vote l'accomplissement des principes honnêtes de la Révolution, sur les traces des Sieyès, des Mirabeau, des Lafayette, jusqu'au point où la Révolution se sépara avec ingratitude de son vertueux promoteur, Louis XVI.
IV
Après l'Assemblée constituante il rentra, en 1791, dans les rangs de l'armée constitutionnelle qui défendait la patrie contre les Autrichiens dans le Nord; il fit la campagne en qualité d'aide de camp du vieux maréchal Lukner. Après la journée du 20 juin, où le roi avait été violenté et outragé dans son palais par les faubourgs, Lukner, accusé de connivence avec Lafayette, fut appelé à Paris pour avouer ou pour désavouer Lafayette. Ce vieux et soldatesque maréchal, aussi timide devant les Girondins qu'il était brave devant les escadrons ennemis, balbutia des excuses qui étaient des accusations contre son collègue Lafayette: les soldats n'ont pas toujours le courage des citoyens quand ils n'ont pas des baïonnettes derrière eux; Lukner indigna les hommes de cœur par ses lâchetés de tribune. Mathieu de Montmorency, son aide de camp, donna sa démission dans la salle; sa loyauté aristocratique et militaire se révolta contre l'imbécillité de son général: il commençait à se repentir d'avoir trop bien espéré de la Révolution pour la monarchie. Les principes avaient fait place aux factions; ces factions devenaient tyranniques et sanguinaires; les philosophes avaient cédé aux Constituants, les Constituants aux Girondins, les Girondins aux Jacobins, les Jacobins eux-mêmes aux Cordeliers, Danton à Robespierre, les illusions aux échafauds; Mathieu de Montmorency avait émigré après Lafayette, à l'heure où les patriotes eux-mêmes étaient expulsés ou dévorés par leur patrie. Madame de Staël, dont il était l'ami, lui avait ouvert l'asile de son château de Coppet, en Suisse.
V
Les récriminations des émigrés de la première date n'auraient pas laissé à Mathieu de Montmorency une autre hospitalité honorable à trouver alors sur la terre étrangère. Son nom, associé aux grandes destructions monarchiques de 1789 et de 1791, l'aurait poursuivi comme un reproche parmi les royalistes irrités. Le cœur de madame de Staël, coupable des mêmes tendances et redoutant les mêmes vengeances, était un asile où Mathieu de Montmorency n'avait ni à rougir, ni à excuser. Ce fut dans cette retraite qu'il apprit la mort sur l'échafaud de cette aristocratie presque tout entière dont il s'accusait d'avoir involontairement préparé le supplice; tous les siens étaient fauchés en masse par la guillotine; chaque goutte de leur sang semblait retomber sur son cœur.
Le supplice de son jeune frère, le plus cher de ses proches, l'épouvanta autant qu'il le consterna; il crut voir sa propre main dans ce meurtre; il s'accusa d'être le Caïn de cet Abel; son cœur se fondit; son esprit se troubla; comme tous les hommes qui oscillent d'un excès de leurs idées à l'autre, il maudit la Révolution, qu'il avait bénie; des principes qui amenaient de tels crimes lui parurent eux-mêmes des crimes. Il se retourna contre ses propres actes, et, ne pouvant supporter ses remords, il tomba aux pieds d'un prêtre et demanda au Dieu de son enfance l'absolution des erreurs de sa jeunesse: âme tendre et meurtrie, il se fit panser par cette piété charitable qui adoucit ses douleurs, corrigea ses légèretés et transforma ses repentirs en vertus.
Rentré en France après la Terreur, il y porta dans la société renouvelée un homme nouveau; l'austérité chrétienne de sa vie n'enlevait rien à l'émotion de son cœur et à la séduction de sa personne. La religion lui tenait compte de ses larmes et l'aristocratie de ses repentirs.
VI
Un tel homme devait être plus qu'un autre attiré par l'innocence de beauté de madame Récamier; il s'attacha à elle d'un sentiment plus tendre que l'amitié, mais plus désintéressé que l'amour, sorte d'amour sacré qui ajourne ses jouissances au ciel, qui ne demande rien ici-bas, mais qui n'aime pas qu'on accorde aux autres adorateurs ce qu'il se refuse à soi-même. C'est ce sentiment qu'on voit percer à son insu dans la naïve correspondance de Mathieu de Montmorency avec sa Juliette; il n'est pas amoureux, et il est jaloux; on sent que, pour conserver plus sûrement la pureté de celle qu'il conseille, il veut, pour ainsi dire, la confier à Dieu et l'enivrer d'un mysticisme éthéré pour l'empêcher de respirer l'encens de la terre; c'est ce qui donne aux lettres de Mathieu de Montmorency un ton mixte, moitié d'amant, moitié d'apôtre, que quelques personnes trouvent chrétien et que nous trouvons un peu faux à l'oreille. Trop amant pour être pieux, trop pieux pour être amant, cet apostolat d'un jeune homme auprès de la plus belle des jeunes femmes est un rôle ambigu, un pied dans la sacristie, un pied dans le boudoir, qui inquiète la piété et qui ne satisfait pas la passion.
Juliette, par sa nature, qui se colore, mais qui ne s'échauffe pas aux rayons de l'amour, ce soleil des femmes, convenait merveilleusement à ce genre de liaison. Seulement, quoiqu'on soit touché de la constance d'affection de Mathieu de Montmorency pour cette Béatrice, on est un peu lassé de cette éternelle litanie d'un prêcheur de trente ans qui termine chacune de ses lettres par un signe de croix sur un souvenir de femme.
VII
C'était son cousin Adrien de Montmorency, devenu depuis duc de Laval et ambassadeur à Rome, qui avait introduit Mathieu de Montmorency chez Juliette. Celui-là aussi était enivré du charme de madame Récamier, mais, plus ardent, plus léger, plus étourdi que son cousin, il ne se déguisait pas à lui-même ses sentiments sous une sainte amitié; il tournait franchement autour du flambeau de ces beaux yeux, ne demandant qu'à y brûler ses ailes. Son esprit paraissait peu parce qu'il était dénué de toute prétention, mais il était juste et modéré, réfléchi, autant que son cœur était bon et solide. La diplomatie loyale et habile, parce qu'elle était loyale, ne pouvait pas avoir un meilleur négociateur à Vienne ou à Rome. La modestie du duc de Laval était son seul défaut; très-capable des premiers rôles, il n'aspirait jamais qu'aux seconds; il plaçait son ambition dans son cousin; son amitié ne désirait point un succès pour lui-même. Homme excellent, aimable, aimant, dont le nom ne laisse pas une seule amertume sur les lèvres quand on en parle, j'ai eu le bonheur d'être en correspondance diplomatique avec lui pendant un an dans des circonstances très-difficiles, et je n'ai eu qu'à m'éclairer de ses lumières et à me féliciter de sa confiance. Il dit un mot sur moi dans une de ses lettres à madame Récamier, mot à la fois flatteur et injuste que je suis bien loin de lui reprocher.
VIII
C'était le lendemain de la révolution de 1830; cette révolution, provoquée, mais mal inspirée, avait proscrit un berceau plein d'innocence; elle avait donné le trône de l'infortuné Louis XVI, victime de ses vertus, au fils d'un prince qui avait démérité de son sang; cette odieuse rétribution de la Providence révoltait et révolte encore la justice innée en moi. Que la France ne rendît pas responsable le fils irréprochable du duc d'Orléans du vote de son père, je le concevais; mais que la France fît de ce malheur un titre au trône, c'était trop criant pour mon cœur. Mieux valait un million de fois la république, héritière légitime de tous les trônes en déshérence, que cette rémunération de l'iniquité par la couronne. Tels étaient mes sentiments et tels ils sont encore, quand j'y pense, envers le changement contre nature et contre justice de dynastie en 1830.
IX
J'étais en Savoie pendant les événements de Paris; je quittai Aix et Chambéry pour la Suisse peu de jours avant l'arrivée du duc de Laval à Aix.
«M. de Lamartine, écrit-il de là à madame Récamier, le 5 septembre 1830, M. de Lamartine est parti d'ici trois jours avant mon arrivée; c'est dommage! Nous nous connaissions par lettres; il avait désiré servir avec moi, et sous moi, celui qui n'est plus à servir, mais qui sera toujours à respecter (l'enfant de la dynastie déchue). Il avait parlé ici d'une certaine lettre» (lettre par laquelle le duc de Laval donnait avec autant de noblesse que de patriotisme sa démission à Louis-Philippe), «lettre que M. de Lamartine a lue ici et louée ici avec une exaltation poétique; il comptait en imiter la conduite et l'esprit; il est allé en Bourgogne, où les séductions du pouvoir nouveau viendront le chercher. Je ne connais pas la force de son bouclier, etc., etc.»
Le duc de Laval avait tort de suspecter la trempe de mon bouclier; les séductions furent plus fortes pendant quinze ans qu'il ne pouvait le prévoir, mais mon cœur resta irréprochable envers la dynastie que j'avais servie et envers l'enfant que j'avais célébré comme le dernier espoir de la monarchie et de la liberté. Si j'avais prévu alors les iniquités et les outrages dont cet enfant devenu homme et son parti devenu vieux reconnaîtraient (sauf de rares amis) cette fidélité et ce dévouement au droit et au malheur de sa race, j'aurais dû peut-être m'en venger d'avance en acceptant les faveurs et le pouvoir des mains de leurs ennemis!... Mais non, j'aurais dû faire encore ce que j'ai fait: repousser les faveurs de la nouvelle royauté et dédaigner l'ingratitude de l'ancienne. Ces hommes ne sont pas dignes de si généreuses fidélités; aussi n'est-ce pas à eux qu'on est fidèle: c'est à l'honneur et à son pays!
Pardon pour cette digression; mais de tels hommes ne suscitent que la froide colère de l'indifférence; qu'il leur soit fait comme ils ont fait à ceux qui les honoraient dans leur adversité; un jour viendra peut-être où ils auraient besoin, eux aussi, des cœurs de la patrie et où ils ne trouveront à la place de cœurs que des courtisans et des ennemis; ils ne méritent que cela, ils ne savent pas le prix de l'honneur.
X
Le duc de Laval parut conserver pendant toute sa vie pour la belle Juliette un sentiment tendre, mais désintéressé, qui ne demandait sa récompense qu'au plaisir même d'admirer et d'aimer. Son âme vive, mais tempérée, avait des goûts, mais point de jalousie; il ne demanda jamais compte à Juliette de ses préférences; il ne chercha ni à l'arracher à l'amour, ni à l'entraîner à la dévotion; son affection ne mêle pas à l'encens du monde l'odeur de l'encens des cathédrales; c'est un gentilhomme, ce n'est point un mystique; son amour ne rougissait pas d'aimer.
Quant à Mathieu de Montmorency, il trompait l'amour par la dévotion. Cette phrase d'une de ses premières lettres à la jeune femme résume toute sa correspondance de vingt-cinq ans avec son amie.
«Je voudrais réunir tous les droits d'un père, d'un frère, d'un ami, obtenir votre amitié, votre confiance entière, pour une seule chose au monde, pour vous persuader votre propre bonheur et vous voir entrer dans la seule voie qui puisse vous y conduire, la seule digne de votre cœur, de votre esprit, de la sublime mission à laquelle vous êtes appelée, en un mot pour vous faire prendre une résolution forte; car tout est là. Faut-il vous l'avouer? J'en cherche en vain quelques indices dans tout ce que vous faites; rien qui me rassure, rien qui me satisfasse.
«Ah! je ne saurais vous le dissimuler: j'emporte un profond sentiment de tristesse. Je frémis de tout ce que vous êtes menacée de perdre en vrai bonheur, et moi en amitié. Dieu et vous me défendez de me décourager tout à fait: j'obéirai. Je le prierai sans cesse; lui seul peut dessiller vos yeux et vous faire sentir qu'un cœur qui l'aime véritablement n'est pas si vide que vous semblez le penser. Lui seul peut aussi vous inspirer un véritable attrait, non de quelques instants, mais constant et soutenu, pour des œuvres et des occupations qui seraient, en effet, bien appropriées à la bonté de votre cœur, et qui rempliraient d'une manière douce et utile beaucoup de vos moments.
«Ce n'est point en plaisantant que je vous ai demandé de m'aider dans mon travail sur les Sœurs de Charité. Rien ne me serait plus agréable et plus précieux. Cela répandrait sur mon travail un charme particulier qui vaincrait ma paresse et m'y donnerait un nouvel intérêt.
«Faites tout ce qu'il y a de bon, d'aimable, ce qui ne brise pas le cœur, ce qui ne laisse jamais aucun regret; mais, au nom de Dieu, au nom de l'amitié, renoncez à ce qui est indigne de vous, à ce qui, quoi que vous fassiez, ne vous rendrait pas heureuse.»
XI
Ce langage d'un directeur spirituel touchait la jeune femme du monde, parce qu'elle était assez clairvoyante pour lire entre les lignes ce que l'ami se cachait à lui-même; mais elle jouait avec le feu de l'autel, elle ne s'en laissait pas consumer. Cette piété prématurée n'était pour elle qu'une perspective de l'âge avancé; l'ivresse du monde ne lui laissait pas le temps des réflexions; la trempe même de son âme ne l'inclina jamais à la dévotion: celle qui n'avait pas assez de passion pour les hommes n'en avait pas assez non plus pour Dieu; mais elle se prêtait complaisamment tantôt à ces voix qui voulaient la séduire, tantôt à ces voix qui voulaient la sanctifier. Aucune de ces voix ne prévalait dans son cœur; ni pervertie ni convertie, mais toujours adorée, c'était son rôle et c'était son plaisir; elle ne désespérait ni l'amour ni la piété, laissant l'espérance à tous les sentiments afin de conserver toutes les faveurs. Ce caractère est évidemment celui de sa vie entière; elle appelait tout, elle trompait tout, excepté l'amitié.
Bonaparte lui-même, à son retour d'Italie, peu de temps avant son Dix-huit Brumaire, fut ébloui, comme les autres, de l'éclat de cette merveille de Paris. Il l'aperçut de loin dans la foule à la fête qui lui fut donnée par le Directoire dans la cour du Luxembourg. Elle-même, en se levant de son siége au moment où le jeune triomphateur haranguait les directeurs, provoqua, involontairement sans doute, l'attention du héros; il la revit, quelques jours après, dans le salon de Barras, mais il ne lui adressa qu'une de ces banalités de politesse qui ne satisfont ni l'orgueil ni le sentiment. Devenu consul, il pouvait la rencontrer chez ses sœurs; il n'y parut pas. Cette indifférence de l'homme qui décernait alors d'un coup d'œil la célébrité ou la faveur laissa dans l'âme de madame Récamier une froideur qui dégénéra plus tard en aversion: le défaut d'attention est une négligence que la beauté pardonne difficilement au pouvoir. De plus, madame Récamier était royaliste par sa famille et républicaine par le temps où elle était en fleur, au milieu d'une société républicaine.
Une belle femme est toujours de la date de sa floraison. L'homme qui usurpait la royauté des Bourbons, et qui remplaçait la république régularisée du Directoire, jetait deux ressentiments à la fois dans le cœur de madame Récamier. Un acte de dureté envers son mari aggrava cette répugnance, des sévérités personnelles l'envenimèrent; elle ne sut jamais haïr, mais elle sut s'éloigner.
XII
Un jour terrible et inattendu précipita M. Récamier de la haute fortune dont il éblouissait Paris et dont il faisait jouir sa femme; il faut lire ce récit pathétique dans un fragment écrit des souvenirs de la pauvre Juliette.
M. Bernard, père de madame Récamier, était administrateur des postes, grand emploi de finances qui ajoutait à l'importance et au crédit de son gendre; son vieil attachement aux Bourbons et ses relations avec les émigrés rentrés lui faisaient fermer les yeux volontairement sur les correspondances et sur les brochures royalistes du moment; sa complaisance trahissait ainsi le gouvernement dont il avait la confiance. Le Premier Consul, informé de sa connivence, le fit arrêter et le destitua. Bernadotte, un des soupirants de la jeune femme, obtint de Bonaparte, à force d'intercessions, la liberté du père de son amie, mais la destitution fut maintenue.
Le ressentiment de cette sévérité, quoique juste, envers son père, accrut la sourde opposition qui se manifestait déjà dans le salon de madame Récamier. Fouché, ministre de la police, tenta en vain de la séduire par l'offre d'une place de dame du palais dans la maison du maître de la France et par la perspective de l'influence qu'elle y prendrait sur le cœur du guerrier; elle fut inflexible dans ses refus. Ces refus irritèrent le Consul; la liaison de madame Récamier avec madame de Staël, deux femmes qui régnaient, l'une par la beauté, l'autre par le génie, lui parut suspecte; il ne voulait point d'empire en dehors du sien; la jalousie, qui ordinairement monte, descendit cette fois jusqu'à disputer l'ascendant sur des sociétés de jeunes femmes; le premier dans l'Europe, mais aussi le premier dans un village des Gaules, c'était sa nature; le pouvoir absolu ne peut laisser rien de libre sans jalousie, pas même deux cœurs. Cette rancune de Bonaparte et aussi son étroite économie pour tout ce qui n'était pas du sang sur les champs de bataille le firent assister sans pitié à la catastrophe du mari de madame Récamier, que la plus faible assistance de l'État pouvait prévenir. Écoutons ce récit dans une note écrite de la main de sa nièce. On y sent la fièvre de ces vicissitudes domestiques qui sont aux fortunes privées ce que les révolutions sont aux empires.
«Un samedi de l'automne de cette même année 1806, M. Récamier vint trouver sa jeune femme; sa figure était bouleversée, et il semblait méconnaissable. Il lui apprit que, par suite d'une série de circonstances, au premier rang desquelles il plaçait l'état politique et financier de l'Europe et de ses colonies, sa puissante maison de banque éprouvait un embarras qu'il espérait encore ne devoir être que momentané. Il aurait suffi que la Banque de France fût autorisée à avancer un million à la maison Récamier, avance en garantie de laquelle on donnerait de très-bonnes valeurs, pour que les affaires suivissent leur cours heureux et régulier; mais, si ce prêt d'un million n'était pas autorisé par le gouvernement, le lundi suivant, quarante-huit heures après le moment où M. Récamier faisait à sa femme l'aveu de sa situation, on serait contraint de suspendre les payements.
«Dans cette terrible alternative tout l'optimisme de M. Récamier l'avait abandonné. Il avait compté sur l'énergie de sa jeune compagne et lui demanda de faire sans lui, dont l'abattement serait trop visible, le lendemain dimanche, les honneurs d'un grand dîner qu'il importait de ne pas contremander, afin de ne pas donner l'alarme sur la position où l'on se trouvait. Quant à lui, plus mort que vif, il allait partir pour la campagne, où il resterait jusqu'à ce que la réponse de l'Empereur fut connue. Si elle était favorable, il reviendrait; si elle ne l'était point, il laisserait s'écouler quelques jours et s'apaiser la première explosion de la surprise et de la malveillance.
«Ce fut un rude coup et un terrible réveil qu'une communication de ce genre pour une personne de vingt-cinq ans. Depuis sa naissance Juliette avait été entourée d'aisance, de bien-être, de luxe; mariée encore enfant à un homme dont la fortune était considérable, on ne lui avait jamais non-seulement demandé, mais permis de s'occuper d'un détail de ménage ou d'un calcul d'argent. Sa toilette et ses bonnes œuvres formaient sa seule comptabilité; grâce à la simplicité extrême qu'elle mettait dans l'élégance de son ajustement, si ces charités étaient considérables, elles ne dépassèrent jamais la somme mise chaque mois à sa disposition.
«Après le premier étourdissement que ne pouvait manquer de lui causer la nouvelle qu'elle recevait, Juliette, rassemblant ses forces et envisageant ses nouveaux devoirs, chercha à rendre un peu de courage à M. Récamier, mais vainement. L'anxiété de sa situation, la pensée de l'honneur de son nom compromis, la ruine possible de tant de personnes dont le sort dépendait du sien, c'étaient là des tortures que son excellente et faible nature n'était pas capable de surmonter; il était anéanti.
«M. Récamier partit pour la campagne dans le paroxysme de l'inquiétude. Le grand dîner eut lieu, et nul, au milieu du luxe qui environnait cette belle et souriante personne, ne put deviner l'angoisse que cachait son sourire et sur quel abîme était placée la maison dont elle faisait les honneurs avec une si complète apparence de tranquillité.
«Madame Récamier a souvent répété depuis qu'elle n'avait cessé, pendant toute cette soirée, de se croire la proie d'un horrible rêve, et que la souffrance morale qu'elle endura était telle que les objets matériels eux-mêmes prenaient, aux yeux de son imagination ébranlée, un aspect étrange et fantastique.
«Le prêt d'un million, qui semblait une chose si naturelle, fut durement refusé, et, le lundi matin, les bureaux de la maison de banque ne s'ouvrirent point aux payements.
«Madame Récamier ne se dissimula pas que la malveillance et le ressentiment personnel de l'Empereur à son égard avaient contribué au refus du secours qui aurait sauvé la maison de son mari. Elle accepta sans plaintes, sans ostentation, avec une sereine fermeté, le bouleversement de sa fortune, et montra, dans cette cruelle circonstance, une promptitude et une résolution qui ne se démentirent dans aucune des épreuves de sa vie.
«Le retentissement de cette catastrophe fut immense: un grand nombre de maisons secondaires furent entraînées dans la chute de la puissante maison à laquelle leurs opérations étaient liées. M. Récamier fit à ses créanciers l'abandon de tout ce qu'il possédait, et reçut d'eux un témoignage honorable de leur confiance et de leur estime: il fut mis par eux à la tête de la liquidation de ses affaires. Sa noble et courageuse femme fit vendre jusqu'à son dernier bijou. On se défit de l'argenterie, l'hôtel de la rue du Mont-Blanc fut mis en vente, et, comme il pouvait ne pas se présenter immédiatement un acquéreur pour un immeuble de cette importance, madame Récamier quitta son appartement et ne se réserva qu'un petit salon au rez-de-chaussée, dont les fenêtres ouvraient sur le jardin. Le grand appartement fut loué au prince Pignatelli; enfin l'hôtel fut vendu le 1er septembre 1808.»
La mort de sa mère, accélérée par la double ruine de son père et de son mari, ajouta son deuil de cœur à tant de deuils de fortune. Elle supporta la perte de cette splendide existence en héroïne, la perte de cette mère adorée en fille inconsolable. Son cœur se recueillit dans plus d'amitié.
M. de Barante, jeune homme alors très-distingué par madame de Staël, promettait à la France un homme de bien et de talent de plus; madame Récamier apprécia une des premières l'honnêteté de caractère, l'indépendance de cœur et l'étendue d'idées dans cet ami de son amie. C'est un beau symptôme pour un homme d'État à son aurore que de s'attacher aux disgraciés. M. de Barante ne craignit pas de s'aliéner la faveur du maître en cultivant deux femmes que la prévention épiait déjà avant de les frapper.
XIII
Après une année donnée à ses regrets dans la solitude, madame Récamier céda aux instances de son amie, madame de Staël; elle alla habiter avec elle son château de Coppet, au bord du lac de Genève. L'amitié de ces deux femmes l'une pour l'autre prouve le sentiment d'une affection sans jalousie dans l'auteur de Corinne, et le sentiment d'une affection sans envie dans madame Récamier. Brillantes dans des sphères si diverses, ni l'une ni l'autre ne craignait d'éclipser ou d'être éclipsée. Madame Récamier n'aspirait nullement à la gloire des lettres, elle se contentait de jouir du talent: c'est en partager les jouissances sans en avoir les angoisses; madame de Staël n'avait pas renoncé encore et ne renonça jamais aux affections tendres, besoin de son cœur comme l'éclat était le besoin de son esprit.
Elle n'était pas belle, elle aurait pu craindre qu'une femme si rayonnante à côté d'elle ne donnât des distractions dangereuses et sans repos aux cœurs qui lui étaient dévoués; c'était l'époque où Benjamin Constant, cet Allemand léger, la pire espèce des légèretés, habitait souvent le château de Coppet; le sentimentalisme suisse, la poésie nébuleuse de la Germanie s'unissaient dans ce caractère à l'étourderie spirituelle, mais un peu prétentieuse, de la France émigrée; il ressemblait à un Berlinois de la société perverse et réfugiée de Potsdam du temps du grand Frédéric. Tous les rôles lui étaient faciles, parce qu'il était très-spirituel; tous lui étaient bons, parce qu'il était sans principes. Il cherchait aventure dans les événements et dans les partis; véritable condottiere de la parole, conspirant, dit-on, peu d'années auparavant avec le duc de Brunswick contre la révolution française, conspirant maintenant avec quelques femmes la chute de Bonaparte, bientôt après fanatique à froid de la restauration de 1814, puis sonnant le tocsin de la résistance à Napoléon au 20 mars 1815 dans une diatribe de Caton contre César, huit jours après se ralliant sans mémoire et sans respect de lui-même à ce même Napoléon pour une place de conseiller d'État, prompt à une nouvelle défection après Waterloo, intriguant avec les étrangers et les Bourbons vainqueurs pour mériter une amnistie et reconquérir une importance; échappé du despotisme des Cent-Jours, reprenant avec une triple audace le rôle de publiciste libéral et d'orateur factieux dans la ligue des bonapartistes et des républicains sous la monarchie parlementaire, poussant cette opposition folle jusqu'à la haine des princes légitimes sans cesser de caresser leurs courtisans, tout en fomentant contre eux l'ambition d'une dynastie en réserve, prête à hériter des désastres du trône légitime; caressant et caressé après les journées de Juillet par le nouveau roi, recevant de lui le subside de ses nécessités et de ses désordres; puis, honteux de l'avoir reçu, ne pouvant plus concilier sa dépendance du trône avec sa popularité républicaine, réduit ainsi ou à mentir ou à se taire, et mourant enfin d'embarras dans une impasse à la fleur de son talent: tel était cet homme équivoque, nourri dans le sein de quelques femmes politiques du temps.
Il portait sur sa figure une certaine beauté incohérente comme son regard, mais c'était la beauté de Méphistophélès quand il aide Faust à séduire Marguerite. L'éclat de son front lui venait d'en bas et non d'en haut; le faux jour de sa physionomie était un reflet de lumière inférieure; son sourire pincé décochait éternellement l'ironie ou l'épigramme dans les salons, dans les journaux, à la tribune; on ne voyait jamais sur ses lèvres que la joie de la malignité qu'il avait lancée. La passion qu'il ressentit pour Juliette, et dont il l'obséda pendant plusieurs années, a laissé des traces dans une volumineuse correspondance; nous en avons lu quelques lettres très-curieuses; elles brûlent d'un feu qui ressemble à l'amour comme la sensualité ressemble au sentiment. Nous regrettons que ce sophiste de la passion comme de la politique ait jamais troublé de son haleine l'air calme qu'on devait respirer à Coppet entre deux femmes faites pour être respectées même par la passion. C'est un des hommes de ce siècle qui m'a inspiré le plus d'éloignement; sa popularité d'occasion ne fut jamais qu'un mensonge convenu de parti, car il n'y eut jamais de popularité juste et vraie sans vertu publique.
XIV
Ce fut pendant son séjour à Coppet, chez son amie madame de Staël, que madame Récamier connut le prince Auguste de Prusse, prisonnier de guerre en ce moment à Genève, frère du prince Louis de Prusse, tué peu de temps après par un de nos cuirassiers avant la bataille d'Iéna.
Le prince Auguste, neveu du grand Frédéric, était jeune et beau comme un héros de guerre et de roman. Sa raison était aussi légère que son imagination était inflammable; il conçut pour la belle étrangère une passion qui lui enleva toutes les angoisses de la captivité, tous les souvenirs de sa patrie.
«La passion qu'il conçut pour l'amie de madame de Staël, dit madame Lenormant, était extrême. Protestant et né dans un pays où le divorce est autorisé par la loi civile et par la loi religieuse, il se flatta que la belle Juliette consentirait à faire rompre le mariage qui faisait obstacle à ses vœux, et il lui proposa de l'épouser. Trois mois se passèrent dans les enchantements d'une passion dont madame Récamier était vivement touchée, si elle ne la partageait pas. Tout conspirait en faveur du prince Auguste; les lieux eux-mêmes, ces belles rives du lac de Genève, toutes peuplées de fantômes romanesques, étaient bien propres à égarer la raison.
«Madame Récamier était émue, ébranlée; elle accueillit un moment la proposition d'un mariage, preuve insigne, non-seulement de la passion, mais de l'estime d'un prince de maison royale fortement pénétré des prérogatives et de l'élévation de son rang. Une promesse fut échangée. La sorte de lien qui avait uni la belle Juliette à M. Récamier était de ceux que la religion catholique elle-même proclame nuls. Cédant à l'émotion du sentiment qu'elle inspirait au prince Auguste, Juliette écrivit à M. Récamier pour lui demander la rupture de leur union. Il lui répondit qu'il consentirait à l'annulation de leur mariage si telle était sa volonté; mais, faisant appel à tous les sentiments du noble cœur auquel il s'adressait, il rappelait l'affection qu'il lui avait portée dès son enfance, il exprimait même le regret d'avoir respecté des susceptibilités et des répugnances sans lesquelles un lien plus étroit n'eût pas permis cette pensée de séparation; enfin il demandait que cette rupture de leur lien, si madame Récamier persistait dans un tel projet, n'eût pas lieu à Paris, mais hors de France, où il se rendrait pour se concerter avec elle.
«Cette lettre digne, paternelle et tendre, laissa quelques instants madame Récamier immobile. Elle revit en pensée ce compagnon des premières années de sa vie, dont l'indulgence, si elle ne lui avait pas donné le bonheur, avait toujours respecté ses sentiments et sa liberté; elle le revit vieux, dépouillé de la grande fortune dont il avait pris plaisir à la faire jouir, et l'idée de l'abandon d'un homme malheureux lui parut impossible. Elle revint à Paris à la fin de l'automne, ayant pris sa résolution, mais n'exprimant pas encore ouvertement au prince Auguste l'inutilité de ses instances. Elle compta sur le temps et l'absence pour lui rendre moins cruelle la perte d'une espérance à l'accomplissement de laquelle il allait travailler avec ardeur en retournant à Berlin, car la paix lui avait rendu sa liberté et le roi de Prusse le rappelait auprès de lui. Madame de Staël alla passer l'hiver à Vienne.
«Le prince Auguste retrouvait son pays occupé par l'armée française; son père, le prince Ferdinand, vieux et malade, plus accablé encore par la douleur que lui causaient la perte de son fils Louis et la situation de la Prusse que par le poids des années. Le jeune prince lui-même, tout pénétré qu'il fût du sentiment des malheurs publics, n'en était point distrait de sa passion pour Juliette; une correspondance suivie, fréquente, venait rappeler à la belle Française ses serments, et lui peignait dans un langage touchant par sa parfaite sincérité un amour ardent que les obstacles ne faisaient qu'irriter. Le sentiment amer des humiliations de son pays se mêle aux expressions de sa tendresse; il sollicite l'accomplissement de promesses échangées, et demande avec instance, avec prière, une occasion de se revoir.
«Madame Récamier, peu de temps après son retour à Paris, fit parvenir son portrait au prince Auguste.
«Il lui écrit le 24 avril 1808:
«J'espère que ma lettre no 31 vous est déjà parvenue; je n'ai pu que vous exprimer bien faiblement le bonheur que votre dernière lettre m'a fait éprouver, mais elle vous donnera une idée de la sensation que j'ai ressentie en la lisant et en recevant votre portrait. Pendant des heures entières je regarde ce portrait enchanteur, et je rêve un bonheur qui doit surpasser tout ce que l'imagination peut offrir de plus délicieux. Quel sort pourrait être comparé à celui de l'homme que vous aimerez?»
XV
Toute âme a une tache sur sa vie; cette promesse de mariage donnée à un prince par une femme mariée qu'une ambition plus qu'une passion arrachait à un mari malheureux, cette proposition d'un divorce cruel faite sans autre excuse que l'indifférence à un époux vieilli et accablé des coups de la fortune, cette humiliation d'un délaissement volontaire annoncée froidement à l'homme dont elle portait le nom, sont un égarement d'esprit et de cœur qu'il faut oublier. N'eût-il été que son père, le tuteur de sa jeunesse, le prodigue adorateur des charmes de sa femme, M. Récamier, vieilli et toujours tendre, pouvait d'autant moins être ainsi répudié que son sort était maintenant tout entier dans ce titre d'époux d'une femme célèbre et européenne: c'était répudier la reconnaissance, le malheur et la vieillesse. Si cette pensée n'était pas l'égarement du cœur perdu dans les perspectives de la grandeur et de l'amour, rien ne peut justifier madame Récamier de l'avoir conçue; la délibération seule était une faute.
Quatre ans s'écoulèrent; les obstacles à ce divorce, les résistances du roi de Prusse à un mariage disproportionné pour son cousin, la guerre, l'éloignement ne parurent point affaiblir la passion du prince. Madame Récamier reprit son sang-froid un moment troublé; elle écrivit au prince pour retirer la parole écrite qu'elle lui avait donnée d'être à lui. Le désespoir du prince s'exprima en sanglots contre ce coup de foudre, c'est son expression; il voulut au moins revoir celle qu'il avait tant aimée et qu'il se flattait de ramener encore; un rendez-vous fut concerté entre lui et madame Récamier à Schaffhouse; Coppet n'était qu'à quelques pas de Schaffhouse sur le territoire libre et neutre de la Suisse; sous prétexte d'un ordre d'exil de l'Empereur, qui lui interdisait Paris, madame Récamier éluda le rendez-vous de Schaffhouse, qui ne lui était aucunement interdit. Le prince quitta Schaffhouse après y avoir vainement attendu son amie.
«J'espère, écrivit-il, que ce trait me guérira du fol amour que je nourris depuis quatre ans! Après quatre années d'absence j'espérais enfin vous revoir, et votre exil semblait vous fournir un prétexte pour venir en Suisse: vous avez cruellement trompé mon attente. Ce que je ne puis concevoir, c'est que, ne voulant pas me revoir, vous n'ayez pas même daigné me prévenir et m'épargner la peine de faire inutilement une course de trois cents lieues. Je pars demain pour les hautes montagnes de l'Oberland; la sauvage nature du pays sera d'accord avec la tristesse de mes pensées, dont vous êtes toujours l'objet!...»
Ainsi fut rompue cette liaison; elle paraît avoir été, au premier moment, passionnée dans madame Récamier, puis languissante et mignarde, et aboutissant enfin à de vaines et froides coquetteries épistolaires. Les deux amants ne se revirent qu'à Paris, en 1815 et en 1818. Le prince commanda à Gérard un portrait de celle dont il ne pouvait aimer que le souvenir et emporter que l'image en Prusse.
XVI
Mais, entre 1809 et 1814, Juliette, de plus en plus attachée à madame de Staël, partagea généreusement les exils de son amie, tantôt à Coppet, tantôt dans des châteaux à quarante lieues de Paris; exils plus ridicules que sévères, où deux femmes gémissaient de ne pouvoir respirer la fumée de Paris, et où un maître du monde s'inquiétait du commérage de deux femmes.
On conçoit l'antipathie que ces persécutions gantées de Napoléon nourrissaient dans le cœur des deux amies; la grâce et le génie se coalisaient sourdement avec la liberté contre le contempteur des lettres et le distributeur des trônes. 1814 approchait; madame de Staël s'enfuit en Suède auprès de Bernadotte, pour y souffler la haine contre Napoléon. L'entrée des alliés dans Paris y ramena madame Récamier. Elle avait passé à Lyon, dans sa famille, les années irréprochables de sa seconde jeunesse. Un publiciste et un orateur aussi estimable que brillant, Camille Jordan, ami de Mathieu de Montmorency, l'entretenait des espérances d'une restauration prochaine des Bourbons; cette restauration, selon ces deux hommes, devait être le réveil de la liberté monarchique.
Ce fut dans ce séjour à Lyon, avant les dernières crises de l'Empire, qu'elle connut un des hommes qui ont tenu le plus de place, sinon dans son cœur, du moins dans ses habitudes; cet homme était le philosophe Ballanche. Camille Jordan le lui présenta.
Ballanche n'avait rien reçu de la nature pour séduire ni pour attacher: d'une naissance honorable, mais modeste, d'extérieur disgracieux, d'un visage difforme, d'un langage embarrassé, d'une timidité enfantine, d'une simplicité d'esprit qui allait jusqu'à la naïveté, Ballanche ne se faisait aucune illusion sur cette absence de tous les dons naturels; mais il sentait en lui le don des dons: celui d'admirer et d'aimer les supériorités physiques ou morales de la création. Il savait se désintéresser complétement de lui-même, pourvu qu'on lui permît d'adorer le beau: le beau dans les idées, le beau dans les sentiments, le beau dans l'âme, dans le talent, dans le visage. L'homme qu'il adorait alors était M. de Chateaubriand; la femme qu'il cherchait pour l'aimer, il la trouva du premier coup d'œil dans madame Récamier. Il ne se fit ni son soupirant ni son ami, il se fit son esclave; il abdiqua toute personnalité dans ce dévouement absolu et sans salaire à cette Béatrice ou à cette Laure de son âme. On ne peut s'empêcher de s'incliner devant cette faculté si humble et pourtant si noble de s'absorber complétement dans ce qu'on admire et de vivre non pour soi, mais pour ce qu'on croit au-dessus de soi sur cette terre.
Tel fut Ballanche; je l'ai beaucoup connu; j'ai assisté, au pied de son lit, à ses dernières contemplations de l'une et de l'autre vie; je l'ai vu vivre et je l'ai presque vu mourir dans cette petite mansarde de la rue de Sèvres d'où il pouvait voir la fenêtre en face de son amie, madame Récamier. Ballanche laisse dans le cœur de ceux qui l'ont connu l'image d'un de ces rêves calmes du matin, qui ne sont ni la veille ni le sommeil, mais qui participent des deux. Ce n'était pas un homme, c'était un sublime somnambule dans la vie.
XVII
À l'époque où madame Récamier le connut et lui permit de l'aimer, il avait déjà écrit une espèce de poëme en prose, Antigone, sorte de Séthos ou de Télémaque dans le style de M. de Chateaubriand; on parlait de lui à voix basse comme d'un génie inconnu et mystérieux qui couvait quelque grand dessein dans sa pensée; il couvait, en effet, de beaux rêves, des rêves de Platon chrétien, rêves qui ne devaient jamais prendre assez de corps pour former des réalités ou pour organiser des doctrines. C'était l'écrivain des aspirations, aspirant toujours, n'abordant jamais. Comment, en effet, aborder l'infini? Il s'agrandit toujours; Ballanche s'agrandissait comme l'incommensurable; c'était l'homme des horizons; ces horizons politiques ou religieux fuient quand on croit les atteindre et se confondent avec le ciel. Ballanche était donc ainsi autant habitant du ciel par le regard qu'habitant de la terre par le peu d'humanité qu'il y avait en lui.
XVIII
Comment un tel homme conçut-il, dès le premier jour, une passion passive, mais absolue, pour une femme si belle, mais pour une femme cependant dont la séduction gracieuse et la coquetterie agaçante ne ressemblaient en rien à cette métaphysique incarnée que Dante adorait dans Béatrice? Je crois que la séduction de madame Récamier sur Ballanche, ce fut la pureté sans tache de son idole; ne pouvant adorer une idéalité divine, il adore une femme au-dessus des sens. Le chaste attrait de madame Récamier ne s'adressait, en effet, qu'aux yeux et à l'âme; Ballanche y vit un symbole de la beauté immaculée, il l'aima comme un philosophe aime une abstraction, il se sentit glorieux de s'attacher, sans aucun intérêt sensuel, à cette personnification de la beauté.
Ce fut aussi, il faut en convenir, un vrai mérite à madame Récamier de deviner l'âme de Ballanche sous cette forme disgraciée et presque grotesque, et de se laisser aimer et suivre jusqu'à la mort par ce doux Socrate lyonnais. Il y eut pour l'un et pour l'autre quelque chose de surnaturel, une sorte de révélation dans cette amitié.
«Permettez-moi à votre égard les sentiments d'un frère pour une sœur, lui écrivit Ballanche dès le lendemain du jour où il la connut; mon dévouement sera entier et sans réserve; je veux votre bonheur aux dépens du mien; cela est juste: vous êtes supérieure à moi.»
XIX
Madame Récamier partit de Lyon pour l'Italie, afin de ne pas assister aux catastrophes de sa patrie. Ballanche cette fois ne put la suivre; ses pénibles occupations de libraire, dans lesquelles il remplaçait son père mourant, retinrent sa personne, mais non son âme; cette âme voyageait partout où allait sa nouvelle amie. La correspondance entre Juliette et lui fut de tous les jours. Ballanche n'avait rien de ce qui distrait une pensée d'une idole; aussitôt après la mort de son père, Ballanche, comme l'homme de l'Évangile, vendit tout pour s'attacher comme une ombre aux pas et au sort de sa belle compatriote.
Madame Récamier habita à Rome la maison de Canova, le grand statuaire de ces deux siècles. C'était Aspasie chez Phidias. Canova chercha en vain, quoique si gracieux, à reproduire la grâce infinie de ce visage; il échoua, comme échouent tous les ciseaux devant l'expression qui vient de l'âme et non de la matière. Son hôtesse et lui passèrent une délicieuse saison à Tivoli et à Albano dans les maisons de campagne de Canova; c'est là que cette femme, mondaine jusque-là, apprit à contempler la nature et à rêver; madame de Staël l'avait troublée par sa politique, Canova et Albano la calmèrent par leur poésie. Sa beauté prit un caractère grave et pensif que les ruines de Rome donnent au regard qui les contemple longtemps. Les Françaises les plus rieuses contractent la mélancolie de ces sépulcres en les fréquentant un peu longtemps.
Un jeune et noble admirateur, le prince de Rohan (depuis archevêque de Besançon, mort de ses aspirations vers le ciel), la fréquenta assidûment à Rome. Il était alors attaché par je ne sais quel service d'honneur à la cour de la reine de Naples, sœur de l'empereur Napoléon. Je l'ai beaucoup connu et j'ai gardé de lui un souvenir reconnaissant. C'était alors une des plus gracieuses figures d'hommes de race qu'on pût rêver. La charmante reine de Naples, Caroline Bonaparte, était fière d'avoir près d'elle un pareil ornement de sa cour. Elle le traitait avec une prédilection qui aurait pu promettre une amitié de reine, si le futur cardinal, qui se nommait alors le prince de Léon, avait vu dans les plus belles femmes autre chose qu'une délectation du regard; mais il était aussi réservé et aussi scrupuleux de cœur que de visage: ses relations avec madame Récamier à Rome et à Naples ne furent que de tendres égards de société qui ne s'élevèrent jamais jusqu'à la passion. Il aimait à séduire les yeux et les oreilles plus qu'à posséder les cœurs; c'est l'homme doué de la plus innocente coquetterie d'esprit et de figure que j'aie jamais connu; tel il était alors à Naples sous l'habit de cour, tel je l'ai vu plus tard sous l'uniforme de mousquetaire de Louis XVIII, tel sous le costume d'archevêque, apportant le même apprêt à plaire dans le salon, dans la revue, qu'à l'autel. Son visage d'Antinoüs, ses cheveux parfumés, ses vêtements élégants, ses attitudes étudiées pour l'effet, sans mélange visible d'affectation, le faisaient remarquer partout; son esprit très-cultivé aimait le beau dans les lettres et dans les arts comme dans la toilette; il sentait vivement la poésie et la piété, cette poésie des âmes tendres.
Marié, à son retour d'Italie, à une jeune femme digne de lui, il la perdit un jour de bal par une catastrophe qui assombrit sa vie: elle fut brûlée en se parant pour une fête; elle ne lui avait pas encore donné d'enfant; il se réfugia dans la dévotion; cette dévotion était sincère, quoique toujours élégante. Son nom lui promettait le cardinalat, sa vertu lui promettait le ciel. Les terreurs imaginaires de la révolution de Juillet le précipitèrent dans la tombe. Il mourut en saint, laissant une mémoire sanctifiée comme sa physionomie.
XX
Le prince de Léon était envoyé à Rome, en ce moment, par la reine Caroline, pour engager madame Récamier à venir la consoler et la conseiller dans ses perplexités à Naples. C'était le moment où l'empereur Napoléon, son frère, s'écroulait jour à jour sous l'amas de sa fortune et de ses conquêtes. Murat ne voulait pas s'écrouler avec lui; sa femme, la reine Caroline, plus reine encore que sœur, encourageait son mari dans sa défection; la politique prévalait sur la reconnaissance et la nature. La reine et le roi caressèrent madame Récamier à Naples avec cet abandon et ces tendresses que l'on prodigue à ceux dont on désire être approuvé dans un mauvais dessein. Ils lui firent confidence de leurs négociations avec les ennemis de Napoléon; ils avaient déjà signé secrètement le traité européen de coalition contre lui. Ce secret échappe au roi Murat dans une scène de tragédie vraiment antique, rapportée par madame Lenormant d'après le récit de sa tante.
«Madame Murat avait confié à madame Récamier les incertitudes cruelles dont l'âme de Murat était déchirée. L'opinion publique, à Naples et dans le reste du royaume, se prononçait hautement pour que Joachim se déclarât indépendant de la France; le peuple voulait la paix à tout prix.
«Mis en demeure par les alliés de se décider promptement, Murat signa, le 11 janvier 1814, le traité qui l'associait à la coalition. Au moment de rendre cette transaction publique, Murat, extrêmement ému, vint chez la reine sa femme; il y trouva madame Récamier; il s'approcha d'elle, et, espérant sans doute qu'elle lui conseillerait le parti qu'il venait de prendre, il lui demanda ce qu'à son avis il devrait faire. «Vous êtes Français, Sire, lui répondit-elle, c'est à la France qu'il faut être fidèle.» Murat pâlit, et, ouvrant violemment la fenêtre d'un grand balcon qui donnait sur la mer: «Je suis donc un traître!» dit-il, et en même temps il montra de la main à madame Récamier la flotte anglaise entrant à toutes voiles dans le port de Naples; puis, se jetant sur un canapé et fondant en larmes, il couvrit sa figure de ses mains. La reine, plus ferme, quoique peut-être non moins émue, et craignant que le trouble de Joachim ne fût aperçu, alla elle-même lui préparer un verre d'eau et de fleur d'oranger, en le priant de se calmer.
«Ce moment de trouble violent ne dura pas. Joachim et la reine montèrent en voiture, parcoururent la ville et furent accueillis par d'enthousiastes acclamations; le soir, au Grand-Théâtre, ils se montrèrent dans leur loge, accompagnés de l'ambassadeur extraordinaire d'Autriche, négociateur du traité, et du commandant des forces anglaises, et ne recueillirent pas de moins ardentes marques de sympathie. Le surlendemain Murat quittait Naples pour aller se mettre à la tête de ses troupes, laissant à sa femme la régence du royaume.»
XXI
Après ces scènes de palais, madame Récamier revint dans son salon de Paris. Toute l'Europe y affluait avec les chefs des armées alliées; elle y retrouva tous ses amis et un grand nombre de nouveaux admirateurs. Lord Wellington fut de ce nombre; mais, blessée d'un mot de Suétone échappé au vainqueur de Waterloo, elle renonça à le voir, de peur d'avoir à se réjouir, devant un étranger, des désastres de Napoléon, son persécuteur.
Sa liaison avec madame de Staël, rentrée de l'exil par la même porte, se renoua plus intime que jamais; elle trouva de la grâce aussi à se lier avec la reine Hortense, détrônée et devenue duchesse de Saint-Leu par une faveur royale de Louis XVIII. En 1815, madame de Krudener, sibylle mystique attachée à l'esprit de l'empereur Alexandre de Russie, la rechercha; mais madame Récamier n'avait rien des sibylles que la beauté. Elle perdit son amie madame de Staël. La Providence lui renvoya Ballanche, affranchi de ses devoirs par la mort de son père. De ce jour elle eut en lui un frère inséparable de sa personne et de ses pensées.
Ce fut à cette époque (1819) que M. de Chateaubriand, alors dans toute la fièvre de ses triples ambitions de gloire, de puissance et d'amour, commença à jouer un rôle dans la vie de madame Récamier. Il avait désiré vendre en loterie, par des billets placés de complaisance chez ses partisans, sa petite propriété de la Vallée aux Loups; la France, qui n'est prodigue que d'engouement, n'avait pas pris trois billets; Mathieu de Montmorency, quoique peu riche, avait acheté à lui seul cette petite maison à un prix d'ami. C'était sans valeur autre que la valeur poétique: la trace qu'un homme de génie laisse au lieu qu'il habita sur ce sable est éternelle. Une cabane de bûcheron ornée, au milieu d'un bois, voilà cette demeure; j'y suis allé bien souvent, vers ce temps-là, passer des matinées d'été avec le duc Mathieu de Montmorency et son élégante fille, mariée avec le fils du duc de Doudeauville. Cela n'avait d'autre prix que le silence, un peu d'ombre et un peu d'eau, valeur de poëte!
Cette maisonnette fut louée par madame Récamier. Mathieu de Montmorency l'habita quelque temps avec elle. La duchesse de Broglie, la plus scrupuleuse des femmes, badine innocemment de cette cohabitation dans un de ses billets du matin à madame Récamier.
«Je me représente votre petit ménage de Val-de-Loup comme le plus gracieux du monde; mais, quand on écrira la biographie de Mathieu dans la vie des saints, convenez que ce tête-à-tête avec la plus belle et la plus admirée femme de son temps sera un drôle de chapitre. Tout est pur pour les purs, dit saint Paul, et il a raison. Le monde est toujours juste; il devine le fond des cœurs. Il ajoute au mal, mais il ne l'invente jamais; aussi je crois que l'on perd sa réputation par sa faute.»
Cette circonstance établit entre Juliette et M. de Chateaubriand des rapports de société; ces rapports devinrent promptement passion dans l'âme passionnée du poëte, goût et orgueil dans l'âme platonique de madame Récamier. À la ville elle habitait une maison qui lui appartenait, rue d'Anjou, et qui représentait sa dot.
«Dans le jardin de cette maison, dit M. de Chateaubriand, il y avait un berceau de tilleuls entre les feuilles desquels j'apercevais un rayon de lune lorsque j'y attendais Juliette; ne me semble-t-il pas que ce rayon est à moi, et que, si j'allais sous les mêmes abris, je le retrouverais? Je ne me souviens pas tant du soleil que j'ai vu briller sur bien des fronts!»
XXII
Une seconde catastrophe de la fortune de son mari, qui s'était un peu relevée par le crédit, enlève à madame Récamier ce reste d'opulence. Elle ne sauve que le nécessaire le plus strict à une obscure existence. Mais elle était elle-même ce luxe de la nature qui n'a pas besoin des luxes de la société. Malgré tout ce que dit de délicat madame Lenormant sur la nature purement éthérée de la passion de madame Récamier et de M. de Chateaubriand à cette époque, il est certain pour moi que cette passion avait ses accès, comme toute fièvre des âmes qui communique sa fièvre aux paroles.
Madame Récamier, soit par le goût naturel de piété qu'elle avait contracté au couvent dans son enfance, soit sous l'influence de son ami Mathieu de Montmorency, était très-assidue tous les jours et de très-grand matin aux offices religieux dans l'église de Saint-Thomas d'Aquin. Elle y entendait la messe avec recueillement dans un coin reculé de l'église. Un de mes amis, M. de Genoude, protégé alors par la femme célèbre, et très-assidu dès l'aurore aux devoirs de l'amitié, l'accompagnait tous les jours à l'église; il m'a raconté souvent, avant l'époque où lui-même entra dans les ordres sacrés, que M. de Chateaubriand ne manquait jamais de se rencontrer dans l'église à l'heure où madame Récamier s'y rendait, qu'il s'agenouillait pour entendre la messe derrière la chaise de son amie, et qu'il oubliait quelquefois l'ardeur de ses prières pour s'extasier à demi-voix sur tant de charmes.
«Cette scène d'église espagnole importunait vivement la pieuse Juliette, me disait le confident de ces rencontres; mais l'habitude, la dévotion ou l'amitié l'y ramenaient pour s'y exposer encore. On est indulgente pour les fautes qu'on inspire; que ne pardonne-t-on pas à la passion dont on est l'objet!...»
XXIII
Presque entièrement ruinée par la ruine de son mari, ruine qu'elle avait voulu partager, elle pourvut à l'existence séparée de ce compagnon vieilli de sa jeunesse, et elle se retira, dans une modique aisance, à l'Abbaye-aux-Bois, dans la rue de Sèvres.
M. de Chateaubriand, qui n'y fut pas moins assidu que dans la rue d'Anjou, décrit ainsi la cellule haute du couvent qui y fut son premier asile.
«La chambre à coucher était ornée d'une bibliothèque, d'une harpe, d'un piano, du portrait de madame de Staël et d'une vue de Coppet au clair de lune. Sur les fenêtres étaient des pots de fleurs. Quand, tout essoufflé, après avoir grimpé trois étages, j'entrais dans la cellule aux approches du soir, j'étais ravi: la plongée des fenêtres était sur le jardin de l'Abbaye, dans la corbeille verdoyante duquel tournoyaient des religieuses et couraient des pensionnaires. La cime d'un acacia arrivait à la hauteur de l'œil, des clochers pointus coupaient le ciel, et l'on apercevait à l'horizon les collines de Sèvres. Le soleil couchant dorait le tableau et entrait par les fenêtres ouvertes. Quelques oiseaux se venaient coucher dans les jalousies relevées. Je rejoignais au loin le silence et la solitude par-dessus le tumulte et le bruit d'une grande cité.» Mais ce qu'il y retrouvait surtout, c'était une amitié bien impossible, comme on l'a vu, à distinguer de l'amour.
XXIV
De ce jour madame Récamier et M. de Chateaubriand semblèrent confondre leur existence. La journée de M. de Chateaubriand n'avait plus qu'un but, ses pas qu'une route: l'Abbaye-aux-Bois. Juliette descendit de sa cellule haute dans le noble appartement d'abbesse du couvent, assez vaste pour sa société de plus en plus nombreuse. À une certaine heure du milieu du jour, réservée pour M. de Chateaubriand seul, pour les mystères de son talent, de son ambition, de son intimité, on fermait les portes au public; on les rouvrait vers quatre heures, et la foule des privilégiés entrait; et l'y retrouvait encore. C'étaient tous les noms princiers de l'aristocratie du génie ou de l'art; les opinions s'y confondaient, pourvu qu'elles ne fussent pas amères contre les Bourbons et trop favorables au bonapartisme. Le républicanisme théorique et libéral pouvait s'y produire comme une excentricité honorable ou comme une grâce sévère du discours.
Les plus assidus alors étaient: le comte de Bristol, frère de la duchesse de Devonshire; l'illustre et élégant chimiste anglais Davy; miss Edgeworth, auteur de romans de mœurs; Alexandre de Humboldt, l'homme universel et insinuant, recherchant de l'intimité et de la gloire dans toutes les opinions et dans tous les salons propres à répandre l'admiration dont il était affamé; M. de Kératry, écrivain et publiciste de bonne foi; M. Dubois, philosophe politique de courage et de talent qui semait, dans la revue le Globe, le germe d'une liberté propre à élargir les idées sans préparer des révolutions; David, le sculpteur, adorateur de la beauté et du génie, qui prenait ses sensations pour des opinions, mais dont toute la supériorité était dans la main et dans le caractère; M. Bertin, ami de Chateaubriand, critique expérimenté des hommes et des choses, un des navigateurs les plus consommés sur la mer des opinions; M. Auguste Périer, homme de la Fronde, jaloux de ce qui était en haut, superbe pour ce qui était en bas; M. Villemain, la lumière, la force et la grâce des entretiens; Benjamin Constant, Machiavel des salons, incapable de crime comme de vertu; M. de Tocqueville, jeune esprit mûr avant l'âge, que toutes les situations ont trouvé égal à ses devoirs, et qui vient d'emporter en mourant l'immortalité modeste de l'estime publique; M. Pasquier, instrument habile de gouvernement, qui ne s'usait pas en passant de mains en mains comme la fortune; M. Sainte-Beuve, poëte sensible et original alors, politique depuis, critique maintenant, supérieur toujours, qui aurait été le plus agréable des amis s'il n'avait pas eu les humeurs et les susceptibilités d'une sensitive; Ballanche, enfin, que nous avons caractérisé plus haut, et le jeune disciple de Ballanche, Ampère, qui devait prendre sa place après la mort de son maître et se dévouer à la même Béatrice. D'autres qui vinrent selon leur âge dans le siècle.
Ampère, qui voyage en ce moment dans je ne sais quel coin du monde, était un esprit et un caractère qui échappent, par leur perfection, au portrait; il y avait en lui du saint Jean par la candeur et l'attachement, du jeune homme par la chaleur d'amitié, du vieillard par la sûreté, du savant par la science héritée de son père, du poëte par l'imagination, du voyageur par la curiosité désintéressée de son esprit, du politique par la sévérité antique des opinions, de l'amant par l'enthousiasme, de l'ami par la constance, de l'enfant par le dévouement volontaire. Ils furent, Ballanche et lui, les deux bonnes fortunes de madame Récamier; M. de Chateaubriand n'en fut que la gloire extérieure.
On peut juger du charme d'une telle société; madame Récamier n'y cherchait que le mouvement doux de sa vie, elle y trouva bientôt l'importance de situation et la célébrité littéraire qu'elle n'y cherchait pas. M. le duc de Noailles, homme sérieux, orateur écouté, chef de parti important, écrivain studieux, politique réfléchi, futur premier ministre si les Bourbons avaient duré, y venait assidûment; il semblait y écouter avec une déférence convenable d'âge et de talent M. de Chateaubriand, flatté d'un tel disciple.
Une foule de célébrités, plus accidentelles dans ce salon, y apparaissaient chaque jour sans y laisser de trace. J'y allais moi-même sans assiduité, mais jamais sans plaisir, toutes les fois que j'habitais momentanément Paris. La conversation y était aimable, souple, à demi-voix, un peu froide, d'un goût très-pur, d'un ton de cour, rarement animée, mais d'une tiédeur toujours douce qui enseignait à bien écouter plus qu'à bien parler. M. de Chateaubriand imposait le respect par son silence; il songeait plus qu'il ne parlait: c'était l'esprit le moins improvisateur qui ait jamais existé; il laissait échapper de temps en temps un axiome et se taisait pour en méditer un autre; de là, sans doute, la recherche laborieuse de ses plus beaux écrits. Il était un de ces hommes qu'on ne pouvait voir que vêtus; la toilette était nécessaire à son génie; aussi la draperie est-elle le défaut de son style, jamais le nu.
XXV
L'intérêt des rapports entre madame Récamier et M. de Chateaubriand devient, à dater de 1820, le seul intérêt de ces Mémoires. Plusieurs années sont remplies de lettres et de billets de M. de Chateaubriand, qui ont la fièvre de ses ambitions, de ses succès et de ses revers politiques dans sa poursuite acharnée du rôle de premier ministre, dans ses écarts d'opposition, dans ses diatribes contre M. Decazes ou contre M. de Villèle. Ennemi de tout ce qui l'entravait dans son ascension vers le pouvoir, son talent, plus politique que littéraire, le portait au sommet, ses boutades l'en précipitaient toujours; la douleur de ses chutes lui causait des convulsions de mécontentement. C'est une pénible étude à faire que celle des amitiés intéressées, des ruptures, des affections et des haines de circonstance, des colères sans décence, des plaintes sans motif de cet homme d'humeur, qui caractérisent sa conduite jusqu'à la chute de ce trône sous les débris duquel il voulait s'ensevelir, tout en conspirant avec tout le monde pour le renverser. Le Journal des Débats, véritable arène de cette opposition, lui était prêté pour ces luttes par MM. Bertin. Leur amitié complaisante lui permettait dans cette feuille ce qu'ils n'approuvaient pas eux-mêmes. Ces deux frères Bertin avaient plus de politique que lui, mais il avait plus de colères. La polémique vit de colères. Il faut du bruit à un journal sous la liberté de la presse; les foudres de paroles de M. de Chateaubriand faisaient l'éclat. Le Journal des Débats portait ces retentissements du cœur de M. de Chateaubriand à toute l'Europe.
Les lettres confidentielles, si neuves, si intimes, si historiques, de M. de Chateaubriand à madame Récamier, sont l'envers de ces brochures et de ces discours dont il agitait la France et l'Europe. Nous éviterons de reproduire ici ce qui est exclusivement intrigue et politique dans ces lettres; nous reproduirons seulement celles dans lesquelles le cœur éclate et s'épanche. Les Mémoires d'une femme ne sont-ils pas exclusivement l'histoire du cœur?
XXVI
En 1821 M. de Chateaubriand est ambassadeur à Berlin. Il souffre impatiemment cet exil dans un pays sans terre et sans ciel, pays fait pour l'intrigue et la guerre, et non pour la poésie. C'est l'heure où le carbonarisme essaye de convertir en secte armée cette franc-maçonnerie italienne qui cherche une patrie dans des ruines. Le prince de Carignan, depuis Charles-Albert, y affilie étourdiment ses amis de Turin, les compromet, les laisse violenter son oncle et son bienfaiteur, l'oblige à abdiquer ce trône à la succession duquel ce prince l'avait généreusement appelé, puis se repent, abandonne ses complices, s'exile lui-même pour servir contre la cause libérale qu'il a fomentée; remonté au trône, devient le proscripteur implacable de ceux dont il a entraîné la jeunesse. (On sait ce qu'il a fait après, quand le vent, au lieu de souffler des trônes, a soufflé des peuples, en 1848.)
M. de Chateaubriand, qui voit cela de Berlin, où il sollicite un congrès, ouvre son âme à son amie dans une lettre du 14 avril 1821.
«Ce vaillant conspirateur,» écrit-il, «a été le premier à fuir et à laisser ceux qu'il avait entraînés dans l'abîme, lors même que ceux-ci n'étaient pas dispersés et se battaient encore; tout cela est abominable... L'indépendance de l'Italie peut être un rêve généreux, mais c'est un rêve, et je ne vois pas ce que les Italiens gagneraient à tomber sous le poignard souverain d'un carbonaro. Le fer de la liberté n'est pas un poignard, c'est une épée; les vertus militaires qui oppriment souvent la liberté sont pourtant nécessaires pour la défendre, et il n'y a qu'un béat comme Benjamin Constant et un fou comme le noble pair qui ouvre votre porte (le marquis de Catellan) qui auraient pu compter sur les exploits du polichinelle lacédémonien... etc. Voilà une terrible lettre politique; je l'ai écrite de colère!»—(Colère injuste et injurieuse.)
Il revient vite de Berlin briguer le ministère à Paris; on l'écarte par l'ambassade de Londres. Nous l'y avons retrouvé alors, posant, comme dans ses Mémoires, en Marius sur ses débris, ennuyé, triste, solitaire, cherchant à grandir par l'éloignement, caressant M. Canning le libéral à Londres et caressant par lettres les légitimistes invétérés à Paris.
«Me voici à Londres,» écrit-il à son amie; je ne fais pas un pas qui ne m'y rappelle ma jeunesse, mes souffrances, les amis que j'ai perdus, les espérances dont je me berçais, mes premiers travaux, mes rêves de gloire. J'ai saisi quelques-unes de mes chimères, d'autres m'ont échappé, et tout cela ne valait pas la peine que je me suis donnée. Une chose me reste, et, tant que je la conserverai, je me consolerai de mes cheveux blancs et de ce qui m'a manqué sur la longue route que j'ai parcourue depuis trente années, etc., etc.»
XXVII
Toutes ses lettres de cette date sont pleines de fièvre ou de dégoût. Il voulait aller au congrès de Vérone, qui se préparait, pour traiter les affaires d'Italie. Ce congrès, où il comptait briller et séduire, devait être pour lui le marchepied du ministère des affaires étrangères; il se sert tour à tour de l'amitié dévouée et de l'enthousiasme pur de madame la duchesse de Duras pour son talent, de l'affection habile de Juliette, de l'amitié confiante de M. de Montmorency, pour forcer la porte du congrès. Cette ambition altère péniblement l'atmosphère de tendresse qui respire dans ces lettres d'ami intéressé, d'amant ambitieux, d'homme d'État agité; il n'y a rien de plus pénible à lire que deux passions qui se combattent et qui se neutralisent dans un même cœur. Malheur aux amies d'hommes d'État! Le découragement et la tristesse ramènent seuls M. de Chateaubriand au ton vrai de la tendresse. La mélancolie dans ces lettres a des soupirs qui ressemblent à la passion:
«Ma raison secrète pour désirer d'aller au congrès, c'est de revenir près de vous. Dans huit jours, peut-être, je serai dans la petite cellule!»
«L'affaire est faite!» s'écrie-t-il le 3 septembre; «l'idée de vous revoir fait battre mon cœur! Je vous verrai avant tout le monde!»
Disons cependant ici une chose que madame Lenormant ne dit pas, et qu'elle ne pouvait pas dire: c'est qu'une autre personne à Londres, mal cachée sous le rideau de la discrétion officielle, partageait, si elle ne la possédait pas, l'attention de M. de Chateaubriand. Le bruit public qui traversait le détroit pouvait déjà donner quelque ombrage à la recluse de l'Abbaye-aux-Bois.
Nous avons connu cette belle personne, célèbre aussi par un talent européen; nous en avons également connu deux autres, honorées de cette amitié, l'une restée dans une mystérieuse obscurité jusqu'à aujourd'hui; l'autre, femme toute politique, d'un esprit, d'une insinuation et d'un éclat qui pouvaient rivaliser avec les héroïnes les plus illustres de la Fronde.
Madame Récamier ne put sans doute ignorer toutes ces inconstances de goût qui ne furent peut-être pas des inconstances de cœur; nous croyons, sans oser l'affirmer, que le chagrin qu'elle dut en ressentir explique seul son éloignement de Paris et son second voyage à Rome, à l'époque la plus triomphante du séjour de M. de Chateaubriand à Paris. Il en coûtait trop sans doute à l'amie fidèle et négligée de contempler de près les négligences de son ami. Il est difficile d'expliquer autrement certaines excuses à double sens de M. de Chateaubriand dans ses lettres subséquentes. Cela bien entendu, lisons encore.
XXVIII
M. de Chateaubriand est à Vérone, caressé, admiré, enivré de l'accueil des empereurs, des rois, des ministres; il a emporté l'intervention française en Espagne, il touche de l'œil au ministère, sans trop de scrupule d'en précipiter son ami Mathieu de Montmorency. Voyez cependant combien son âme sent le vide et se torture elle-même dans le néant des désirs satisfaits! Sa tristesse reprend le ton de la tendresse.
«Au milieu de tout cela je suis triste, et je sais pourquoi. Je vois que les lieux ne font plus rien sur moi. Cette belle Italie ne me dit plus rien. Je regarde ces grandes montagnes qui me séparent de ce que j'aime, et je pense, comme Caraccioli, qu'une petite chambre à un troisième étage à Paris vaut mieux qu'un palais à Naples. Je ne sais si je suis trop vieux ou trop jeune; mais enfin je ne suis plus ce que j'étais, et vivre dans un coin tranquille auprès de vous est maintenant le seul souhait de ma vie.»
Ce coin tranquille, c'étaient le ministère et la tribune!
«À bientôt,» écrit-il quelques jours après; «ce mot me console de tout! À bientôt; le cœur me bat de joie!»
On dirait l'amour, ce n'est que la lassitude des versatilités de son âme.
XXIX
Il revient de Vérone; par une série de manéges moitié loyaux, moitié équivoques, il monte au ministère des affaires étrangères, d'où son ami M. de Montmorency descend; il y monte sous prétexte de temporiser avec M. de Villèle, pour ajourner l'intervention en Espagne voulue par Mathieu de Montmorency, son patron; il n'est pas plutôt ministre qu'il précipite, pour complaire aux royalistes, cette même intervention en Espagne, et qu'il se vante de l'avoir arrachée à lui tout seul au gouvernement. Il tombe ensuite du ministère sous le juste mais excessif mécontentement de M. de Villèle, premier ministre. Sa colère passe toutes les bornes, même de l'honnête; il se fait le tribun implacable, non de ses principes, mais de son ambition. Ses lettres, pendant qu'il est ministre, ne sont que des billets: les ambitieux ont-ils le temps d'aimer? Les apparitions à l'Abbaye-aux-Bois ne sont que des éclairs: les ministres ont-ils des loisirs? La correspondance, brève et pleine de réticences, respire encore la tendresse dans les mots, mais les mots, quoique tendres, sont glacés; on sent qu'ils déguisent bien des distractions et peut-être bien des offenses à l'amitié.
XXX
Madame Récamier part, vraisemblablement bien triste, pour Rome. À peine est-elle en route que les lettres alors beaucoup plus affectueuses de M. de Chateaubriand la poursuivent de poste en poste. On dirait qu'il sent mieux dans l'absence le prix de l'attachement qu'il a contristé. Madame Lenormant donne à ce départ et à cette absence d'autres prétextes de famille et de santé. Elle peut y croire, nous n'y croyons pas; madame Récamier ne pouvait pas, en matière si délicate, ouvrir son cœur à sa jeune nièce. Combien n'est-il pas à regretter qu'on ne possède pas les lettres de madame Récamier à M. de Chateaubriand pendant ce refroidissement dont nous devinons trop bien les motifs! Que de plaintes trop fondées ces lettres ne devaient-elles pas contenir! D'autres amitiés, évidemment, avaient pris la place de la sienne.
«Vous avez pris votre parti si vite, lui écrit-il à Lyon, que sans doute vous vous êtes persuadé que vous seriez heureuse; peu importe le reste. Ma vie maintenant se déroule vite; je ne descends plus, je tombe!»
Il tombait, en effet, bientôt après du ministère.
XXXI
Madame Récamier, en arrivant à Rome, y retrouva le duc de Laval, alors ambassadeur de France. Elle y retrouva la duchesse de Devonshire, autre amie inconsolable, qui venait de perdre le cardinal Consalvi, mort de douleur de la perte de Pie VII.
Ballanche avait accompagné madame Récamier à Rome; il était allé, de là, visiter un moment Naples.
«Vous savez bien, écrivait-il de cette ville, vous savez bien que vous êtes mon étoile et que ma destinée dépend de la vôtre; si vous veniez à entrer dans votre tombeau de marbre blanc, il faudrait bien vite me creuser une fosse où je ne tarderais pas d'entrer à mon tour; que ferais-je sur la terre? Mais je ne crois pas que vous passiez la première; dans tous les cas, il me paraît impossible que je vous survive!»
Voilà le véritable ami de Juliette, l'ami de l'âme; l'autre n'était que l'ami de la beauté; et cependant c'est l'autre qui était aimé, c'est l'autre qui brisait le cœur. Ballanche n'était là que pour en amortir les coups et pour en panser les blessures; mais quelle touchante figure dans le tableau que ce philosophe amoureux sans récompense, et qui se nourrit de sa propre tendresse pourvu qu'on lui permette d'assister à la vie de celle qu'il aime! Heureusement pour lui il devait mourir avant elle et être pleuré par elle! Que ces larmes durent être douces à son esprit transfiguré sur son propre cercueil de la chapelle de l'Abbaye-aux-Bois!
(Nous voulions finir ici ce récit, nous ne le pouvons pas; il y a trop de belles lettres de M. de Chateaubriand dans sa vieillesse; poursuivons. Que nos lecteurs nous pardonnent; nous touchons aux meilleures pages du cœur et du génie de M. de Chateaubriand. Lisez donc encore. La vieillesse réhabilite la vie de ce grand homme, désenchanté de lui-même et de tout.)
Lamartine.
LIe ENTRETIEN
LES SALONS LITTÉRAIRES.
SOUVENIRS DE MADAME RÉCAMIER.
CORRESPONDANCE DE CHATEAUBRIAND.(3e PARTIE.)
I
Une triste scène, scène tragique comme un drame de Shakspeare, signala ce séjour de madame Récamier à Rome. Grâce au duc de Laval-Montmorency, qui y résidait alors comme ambassadeur de France, et grâce à la duchesse de Devonshire, madame Récamier y avait retrouvé en partie son salon de Paris dans les ruines de la ville neutre entre ciel et terre. Le duc de Laval était, comme on l'a vu, le plus fidèle, le plus aimable et le plus désintéressé de ses amis.
J'étais alors moi-même en correspondance quotidienne avec lui sur les affaires d'Italie, qui exigeaient une entente parfaite entre nous: il en tenait le nœud à Rome; j'en tenais les fils en Toscane, à Lucques, à Modène et à Parme, où j'étais accrédité auprès des quatre cours centrales d'Italie. Cette correspondance du duc de Laval-Montmorency avec moi attestait un esprit droit et lucide, un caractère tempéré, un cœur d'honnête homme. Si la politique française de la Restauration eût été dans de telles mains à Paris, Charles X aurait évité les écueils et neutralisé les tempêtes.
La légèreté apparente du duc de Laval n'était pas de l'irréflexion, c'était de la grâce. Il avait l'instinct politique si honnête et si sûr qu'il n'avait pas besoin de penser, il lui suffisait de sentir. Le meilleur gentilhomme était en lui le meilleur diplomate. Doué de plus d'esprit naturel que son cousin le duc Mathieu de Montmorency, il avait moins d'ambition, ou plutôt il n'en avait aucune. Ce désintéressement d'ambition est un défaut selon le monde, qui le regarde comme une faiblesse de la volonté; en réalité c'est une force de la raison; cette abnégation personnelle laisse le sang-froid au cœur dans les affaires publiques, et par là même elle donne plus de lumière à l'esprit. Tel était l'excellent duc de Laval, tel le duc de Richelieu, tel M. Lainé, ces trois hommes d'État les plus véritables patriotes du gouvernement de la Restauration.
II
Quant à la belle duchesse de Devonshire, véritable reine de Rome en ce moment, elle avait vieilli, mais elle régnait encore tant que vivait le cardinal Consalvi. Voici le portrait vrai, d'une touche très-fine, qu'en fait madame Lenormant à cette date:
«Madame Récamier trouvait d'ailleurs dans la duchesse de Devonshire la douceur d'une société intime et les plus agréables sympathies de goût et d'humeur. La duchesse avait été remarquablement belle; en dépit d'une maigreur qui donnait à sa personne un faux air d'apparition, elle conservait des traces d'une régularité fine et noble, des yeux magnifiques et pleins de feu. Sa taille était droite, élevée; elle avait une démarche d'impératrice, et son teint blanc et mat achevait cet ensemble harmonieux et frappant. Ses beaux bras et ses belles mains, réduits pour ainsi dire à l'état de squelette, avaient la blancheur de l'ivoire; elle les couvrait de bracelets et de bagues. La grâce et la distinction de ses manières ne pouvaient être surpassées. Sa jeunesse n'avait pas été sans troubles, et les agitations de son âme, les circonstances romanesques de sa vie avaient laissé sur toute sa personne une empreinte de mélancolie et quelque chose de caressant.»
Le duc de Laval, dans un billet, parle ainsi d'elle à madame Récamier:
«Je m'entends avec la duchesse (de Devonshire) pour vous admirer. Elle a quelques-unes de vos qualités, qui ont fait le succès de toute sa vie. C'est la plus liante de toutes les femmes, qui commande par la douceur, et elle s'est fait constamment obéir; ce qu'elle a fait à Londres dans sa jeunesse, elle le recommence ici. Elle a tout Rome à sa disposition: ministres, cardinaux, peintres, sculpteurs, société, tout est à ses pieds.»
Et quelques jours plus tard, au moment où le pape expire et où le cardinal Consalvi meurt moralement avec le pontife son ami:
«Nous sommes ici dans les plus tristes agitations. Le pape est expirant, et j'attends à chaque instant la nouvelle de son dernier soupir pour expédier mon courrier.
«La duchesse est revenue d'Albano abîmée, désolée de la douleur de son cher cardinal. Vous pensez s'il est malheureux; il perd son maître, et dans son maître son ami!»
III
Le cardinal Consalvi ne pouvait survivre longtemps à ce maître adoré auquel il avait dévoué sa vie dans l'exil comme sur le trône pontifical. Sa fin devait entraîner bientôt après celle de la duchesse de Devonshire.
Madame Récamier, quelques jours après la mort du cardinal, se promenait solitaire dans les jardins de la villa Borghèse, hors des murs de Rome. Elle aperçut une femme voilée dans un carrosse; c'était l'infortunée duchesse qui respirait un moment l'air extérieur pendant que la cloche de la ville tintait par-dessus les murailles les obsèques prochaines de son ami. Selon les rites du sacré collége, le corps du cardinal-ministre, embaumé et fardé après sa mort, était exposé depuis une semaine sur son catafalque dans une des salles du palais Farnèse; la foule s'y pressait pour contempler et pour prier à ce spectacle de l'apothéose chrétienne de ce grand homme du monde.
La duchesse reconnut madame Récamier dans une allée de cyprès de la villa. Elle fit arrêter sa voiture, en descendit, et pleura un moment en silence sur le sein de son amie; puis, par une de ces inconséquences de la douleur qui traversent quelquefois les cœurs brisés, mais qu'il faut respecter comme des révélations du désespoir, elle témoigna à madame Récamier la passion qu'elle ressentait de revoir une dernière fois le visage encore visible de l'ami de sa vie, avant que le marbre de son monument recouvrît pour jamais sa face. Madame Récamier, complaisante aux larmes, consentit à l'accompagner.
Les deux femmes, soigneusement voilées, remontèrent en voiture, rentrèrent à Rome au jour tombant, percèrent la foule pieuse qui obstruait les portes du palais Farnèse, pénétrèrent dans la salle du catafalque, et la duchesse revit, dans l'immobilité et dans la sainteté de la mort, ce visage qu'elle avait vu tous les jours, depuis vingt ans, animé de toute la beauté et de toute la grâce qui caractérisaient l'expression du cardinal-ministre. Ce qui se passa dans son âme à cette vue, Dieu seul le sait; mais ses sens n'eurent pas la force de sa volonté: elle tomba inanimée dans les bras de son amie, qui la reconduisit à son palais, vide désormais de sa plus chère amitié.
Peu de temps après elle mourut elle-même, la main dans la main de madame Récamier. Cette scène d'adieu posthume au catafalque du cardinal, et cette scène d'agonie muette au chevet de la duchesse de Devonshire, ressemblent à ces sépulcres que le Poussin place sous les cyprès dans les paysages des villas romaines; ce sont des énigmes en plein soleil qui font rêver à la mort au milieu des délices d'une lumière sereine; mélancolies splendides des pays du soleil, où l'on meurt aussi bien que sous les brumes du Nord.
IV
Cependant M. de Chateaubriand était tombé du pouvoir à Paris dans des accès de colère qui ébranlaient la monarchie; il voulait que la vengeance du génie fût aussi mémorable que l'outrage. Le Journal des Débats, tribune quotidienne du matin, portait tous les jours l'injure à ses ennemis, l'espérance aux factieux, auxquels il promettait un Coriolan, le défi à la royauté de se tenir debout sans l'appui de sa plume. Hélas! faible appui, quelle que soit la plume! Nous avons vu les mêmes fureurs des ministres congédiés ou déçus par leur roi, les mêmes séditions de plume ou de paroles, les mêmes coalitions personnelles, et non patriotiques, entre des adversaires ambitieux désunis pour servir, réunis pour nuire, les mêmes chutes dans la rue, et les mêmes récriminations après la chute. Telle est la loi des gouvernements de parole; les gouvernements de silence ont aussi leur danger. Les institutions sont aussi imparfaites que les hommes; gouvernement parlementaire, république, monarchie tempérée, pouvoir absolu, tout a besoin de l'honnêteté des hommes d'État, ou tout s'écroule sous leurs passions. Ils s'en prennent ensuite aux institutions: c'est à leurs passions qu'il faut s'en prendre; mais les passions sont aussi dans la nature: rien n'est stable parce que rien n'est dans l'ordre. Le mouvement est la loi des choses mortelles; il faut s'y résigner.
V
Cependant, pour fermer la bouche de M. de Chateaubriand, d'où sortaient des tempêtes, ou du moins des bruits, qui importunaient la royauté, il fallut payer plus d'une fois ses dettes et lui donner l'ambassade de Rome, magnifique consolation de son ambition déçue à Paris. Il eut de la peine à s'y résigner, mais la majesté romaine de l'exil et la haute fortune dont on lui dorait cet exil le firent enfin partir. Des anecdotes bien curieuses sur les négociations financières qui précédèrent ce départ, et qui impatientèrent le roi, pourraient être racontées ici; madame Récamier ne dut rien ignorer de ces pressions exercées par les besoins de son ami sur Charles X; mais on n'en trouve pas trace dans ses Mémoires: on les trouvera dans M. de Vitrolles.
VI
Chose bizarre! Pendant que M. de Chateaubriand s'acheminait vers Rome, madame Récamier revenait à Paris. Elle n'approuvait pas les fureurs d'Achille du ministre tombé; elle avait peut-être à se plaindre aussi de refroidissement dans sa tendresse. Nous disions dans notre dernier Entretien que ce refroidissement, cause vraisemblable du long éloignement de madame Récamier, avait dû tenir à quelque jalousie secrète, motivée par des distractions de cœur de son ami. Nous recevons à l'instant même une preuve écrite de la réalité de nos conjectures. Une femme anonyme, mais évidemment aussi spirituelle que personnellement bien informée, nous écrit ceci:
«Monsieur,
«En lisant votre dernier Entretien l'idée me vient de vous envoyer un des billets que je possède de M. de Chateaubriand; il est de l'époque où il écrivait des lettres si affectueuses à madame Récamier. Cette dame, me disait-il, est un des ressorts dont je me sers pour faire jouer mes personnages à Paris; et, tandis que cette femme vertueuse l'attendait dans sa cellule de l'Abbaye-aux-Bois, il ramenait de Londres à Paris une autre négociatrice, et il voulait même la conduire au congrès de Vérone. C'était de la démence; cette femme eut le bon esprit de résister à toutes les séduisantes avances du grand homme.»
Suit le billet: je ne le transcrirai pas.
L'écriture et la signature, sur du vieux papier jaune et froissé de l'époque, ne laissent aucune hésitation sur l'authenticité.
La femme anonyme continue sa confidence et finit sa lettre par un mot charmant de caractère qui affirme l'irréprochabilité de sa liaison avec le grand homme. Elle avait un autre attachement: voilà le secret de sa résistance. Il est vraisemblable que madame Récamier ne crut qu'au billet.
Nous ne savons pas le nom de cette confidente épistolaire anonyme, mais nous croyons le deviner à la nature de la confidence.
Elle fut sans doute encore la cause involontaire du retour de madame Récamier à Paris au moment où son ami allait bientôt quitter la France pour Rome. On ne s'évite pas sans raison quand on n'a mutuellement rien à se reprocher; mais, quand on ne veut pas d'explications difficiles, on se croise en route sans passer par le même chemin.
VII
Ce départ de M. de Chateaubriand pour Rome semble tout à coup réchauffer sa correspondance avec madame Récamier de tous les souvenirs des premières tendresses. En s'éloignant peut-être pour toujours on revient sur le passé, on regrette de ne pas en avoir apprécié les douceurs; on voudrait revenir, plus jeunes de cœur et d'années à ces jours où l'on avait des années à dépenser et des cœurs à posséder sans remords de les avoir contristés; il y a des fidélités rétrospectives qu'on retrouve tout à coup dans sa mémoire dans un coin de la vie et qu'on croit n'avoir jamais violées, tant on regrette les distractions fugitives à ces amitiés éternelles.
Tels paraissent avoir été les sentiments de M. de Chateaubriand, seul, sur la route de Rome. Chacune des haltes de ce voyage fut un tendre retour vers madame Récamier; il demandait une plume à chaque auberge pour écrire un de ces retours de tendresse à Paris.
VIII
Je le rencontrai par hasard un soir à Dijon; je logeais dans la même hôtellerie que lui, à quelques pas de sa chambre; je crus de mon devoir d'aller lui présenter mes hommages; je le trouvai déjà écrivant sur une petite table d'auberge une dépêche à son amie, pendant que les servantes de l'hôtel de la Galère mettaient la nappe de son souper sur l'autre moitié de la table. Ma visite fut brève comme l'occasion qui me forçait de la faire, et cérémonieuse comme son accueil. Le déshabillé du grand homme n'avait pas d'abandon chez lui, même en route. Quelques groupes de curieux et d'hommes de lettres de Dijon, instruits de son passage, obstruaient la rue et les escaliers pour apercevoir son visage ou pour entendre sa voix à travers les fenêtres ou les portes. Il en paraissait à la fois avide et importuné. Telle est la gloire quand on l'approche de trop près: absente on la désire, présente elle pèse. Pour la trouver douce il faut la voir à distance, comme le feu.
IX
Ces billets de M. de Chateaubriand à madame Récamier pendant la route et pendant son ambassade à Rome semblent, par leur fréquence et par leur épanchement, vouloir regagner le temps perdu à Londres et à Paris. Ce sont peut-être les seules lettres vraiment pathétiques tombées de son cœur pendant toute sa vie; dans toutes les autres, comme dans ses Mémoires, il cherche l'apparat et la phrase, tout en feignant de les négliger. Ici il cherche le cœur et il y arrive bien plus sûrement.
«Songez qu'il faut que nous achevions nos jours ensemble. Je vous fais un triste présent que de vous donner le reste de ma vie; mais prenez-le, et, si j'ai perdu des jours, j'ai de quoi rendre meilleurs ceux qui seront tout pour vous. Je vous écrirai ce soir un petit mot de Fontainebleau, ensuite de Villeneuve, et puis de Dijon, et puis en passant la frontière, et puis de Lausanne, et puis du Simplon. Faites que je trouve quelques lignes de vous, poste restante, à Milan. À bientôt! Je vais préparer votre logement et prendre en votre nom possession des ruines de Rome. Mon bon ange, protégez-moi! Ballanche m'a fait grand plaisir: il vous avait vue; il m'apportait quelque chose de vous. Bonjour jusqu'à ce soir. Je me ravise; écrivez-moi un mot à Lausanne, là où je trouverai votre souvenir, et puis à Milan. Il faut affranchir les lettres. Hyacinthe vous verra; il m'apportera de vos nouvelles demain à Villeneuve.»
«Fontainebleau, dimanche soir, 14 septembre.
«J'ai traversé une partie de cette belle et triste forêt. Le ciel était aussi bien triste. Je vous écris maintenant d'une petite chambre d'auberge, seul et occupé de vous. Vous voilà bien vengée, si vous aviez besoin de l'être. Je vais à cette Italie le cœur aussi plein et malade que vous l'aviez quelques années plus tôt. Je n'ai qu'un désir, je ne forme qu'un vœu: c'est que vous veniez vite me faire supporter l'absence au delà des monts. Les grands chemins ne me font plus de joie. Je me vois toujours vieux voyageur, lassé et délaissé, arrivant à mon dernier gîte. Si vous ne venez pas, j'aurai perdu mon appui. Venez donc, et apprenez enfin que votre pouvoir est tout entier et sans bornes.
«Il y a bien des choses dans ce Fontainebleau, mais je ne puis penser qu'à ce que j'ai perdu. Demain un autre petit mot de Villeneuve. Ici je suis sans souvenir autre que le vôtre; à Villeneuve j'aurai celui de ce pauvre Joubert. Je m'efforce de me dire qu'en m'éloignant je me rapproche. Je voudrais le croire, et pourtant vous n'êtes pas là!»
«Villeneuve-sur-Yonne, mardi matin, 16 septembre.
«Je ne sais si je pourrai vous écrire jamais sur ce papier qu'on me donne à l'auberge. Je suis bien triste ici. J'ai vu en arrivant le château qu'avait habité madame de Beaumont pendant les années de la Révolution. Le pauvre ami Joubert me montrait souvent un chemin de sable qu'on aperçoit sur une colline au milieu des bois, et par où il allait voir la voisine fugitive. Quand il me racontait cela, madame de Beaumont n'était déjà plus; nous la regrettions ensemble[2]. Joubert a disparu à son tour; le château a changé de maître; toute la famille de Serilly est dispersée. Si vous ne me restiez pas, que deviendrais-je?
«Je ne veux pas vous attrister aujourd'hui, j'aime mieux finir ici ma lettre. Qu'avez-vous besoin de mes souvenirs d'un passé que vous n'avez pas connu? N'avez-vous pas aussi le vôtre? Arrangeons notre avenir; le mien est tout à vous. Mais ne vais-je pas dès à présent vous accabler de mes lettres? J'ai peur de réparer trop bien mes anciens torts. Quand aurai-je un mot de vous? Je voudrais bien savoir comment vous supportez l'absence. Aurai-je un mot de vous, poste restante, à Lausanne, et un autre à Milan? Dites-moi si vous êtes contente de moi? J'écrirai après-demain de Dijon.
«Ma santé va mieux, et la route fait aussi du bien à madame de Chateaubriand. N'oubliez pas de partir aussitôt que vous le pourrez. Avez-vous quitté la petite chambre? À bientôt!»
«Vendredi 19 septembre.
«Au moment de passer la frontière je vous écris, dans une méchante chaumière, pour vous dire qu'en France et hors de France, de l'autre côté comme de ce côté-ci des Alpes, je vis pour vous et je vous attends.»
«Lausanne, ce lundi 22 septembre 1828.
«Avant-hier, en arrivant ici, j'ai été bien triste de ne pas trouver un petit mot de vous; mais le mot est arrivé hier et m'a fait une joie que je ne puis vous dire. Vous reconnaissez enfin tout ce que vous êtes pour moi. Vous voyez que le temps et les distances n'y font rien. Mes lettres successives de Villeneuve, de Dijon, de Pontarlier et de Lausanne, vous auront prouvé que mes regrets ont augmenté en m'éloignant; il en sera ainsi jusqu'au jour où je serai revenu à Paris, ou jusqu'au moment où vous arriverez à Rome.»
«Brigg, au pied du Simplon, jeudi 25 septembre 1828.
«Je viens d'avoir deux jours bien tristes: depuis Lausanne jusqu'ici j'ai continuellement marché sur les traces de deux pauvres femmes: l'une, madame de Custine, est venue expirer à Bex; l'autre, madame de Duras, est allée mourir à Nice[3]. Comme tout fuit! Sion, où j'ai passé, était le royaume que m'avait destiné Bonaparte; c'est ce royaume que la mort du duc d'Enghien m'a fait abdiquer. J'ai rencontré des religieux du mont Saint-Bernard. Il n'en reste plus que deux qui aient été témoins du fameux passage de l'armée française.
«Savez-vous pourquoi tout cela pèse tant sur moi? C'est que je vais franchir les Alpes, qu'elles vont s'élever entre vous et moi. Demain je serai en Italie; il me semble que je me sépare une autre fois de vous. Venez vite faire cesser cette fatalité. Passez ces mêmes montagnes que je vois sur ma tête. Je sens qu'il faut maintenant que ma vie soit environnée: je n'ai plus retrouvé en moi l'ancien voyageur; je ne songe qu'à ce que j'ai quitté, et les changements de scène m'importunent. Venez donc vite.»
«Rome, ce 11 octobre 1828.
«Vous devez être contente, je vous ai écrit de tous les points de l'Italie où je me suis arrêté. J'ai traversé cette belle contrée, remplie de votre souvenir; il me consolait, sans pourtant m'ôter ma tristesse, de tous les autres souvenirs que je rencontrais à chaque pas. J'ai revu cette mer Adriatique que j'avais traversée il y a plus de vingt ans, dans quelle disposition d'âme! À Terni je m'étais arrêté avec une pauvre expirante. Enfin Rome m'a laissé froid: ses monuments, après ceux d'Athènes, comme je le craignais, m'ont paru grossiers. Ma mémoire des lieux, qui est étonnante et cruelle à la fois, ne m'avait pas laissé oublier une seule pierre. J'ai parcouru seul et à pied cette grande ville délabrée, n'aspirant qu'à en sortir, ne pensant qu'à me retrouver à l'Abbaye et dans la rue d'Enfer.»
Le lendemain il écrit encore; il raconte son dépaysement dans un vaste palais démeublé de Rome, sans y trouver même un de ces chats qu'il aimait comme symbole de l'égoïsme qui rêve; puis il lui dit:
«Vous êtes bien vengée: mes tristesses en Italie expient celles que je vous ai causées. Écrivez, et surtout venez!»
Vengée de quoi? se demande-t-on. Vengée des nombreuses distractions de cœur qu'il avait à se reprocher depuis Londres; vengée d'Émilie peut-être, l'anonyme à laquelle il avait offert sa vie tout entière, après l'avoir retirée à Juliette.
X
«Vous vous vengez trop en ne m'écrivant pas assez, dit-il quelques lettres plus loin. Venez vite! Il n'y a plus que vous à Paris qui vous souveniez de moi. Mes dispositions d'âme triste ne changent pas. Toutes mes lettres vous disent la même chose. Oh! que je suis triste! Venez! De l'ennui de l'isolement je passe à l'ennui de la foule. Décidément je ne puis supporter la vie du monde; c'est auprès de vous seule que je retrouverai tout ce qui me manque ici. Vos petits billets de tous les courriers sont toute ma vie. Tâchez donc de me faire revenir à Paris.»
On voit par la vicissitude de ses désirs qu'il s'est retourné toute sa vie dans son lit de gloire, d'ambition, de cours et de fêtes, sans trouver, comme on dit, une bonne place. Toujours mal où il est, toujours bien où il n'est pas, homme d'impossible, même en attachement. On voit plus loin qu'il est à la fois jaloux et heureux de l'avénement de M. de La Ferronnays au ministère.
J'ai beaucoup connu d'hommes publics, je n'en place aucun pour la pureté et la grandeur d'âme au-dessus de M. de La Ferronnays; quand l'aristocratie adopte la raison publique, elle réconcilie en elle les deux parties du genre humain qui tendent toujours à se combattre, faute de se comprendre.
XI
Plus loin encore nous trouvons sous la plume de M. de Chateaubriand le nom d'une jeune Romaine, seule capable d'éclipser même madame Récamier en beauté et en grâce: c'est celui de madame Dodwell; elle vit, elle brille, elle charme encore à Rome sous le nom de comtesse de Spaur.
Ce nom nous rappelle à nous-même un souvenir bien fugitif, mais bien ineffaçable des yeux. Les yeux ont leur mémoire: ce sont les images. Aucune de ces images qui se gravent d'un coup d'œil dans la vie ne surpasse celle-là. Elle avait seize ans; elle était Romaine, nièce d'un cardinal d'origine française; elle voyageait je ne sais pourquoi en France avec je ne sais quelle princesse de sa famille. Elle dansait souvent chez une de ces étrangères cosmopolites qui colportent leurs salons de capitale en capitale et qui invitent à tout hasard, non pas des hommes et des femmes, mais des noms pris dans les dictionnaires d'adresses de Rome ou de Paris.
Deux de mes amis et moi nous fûmes recherchés par une de ces Anglaises ambulantes pour notre uniforme élégamment porté dans ses bals. La jeune Romaine y essayait ses premiers pas et ses premiers sourires. Nous dansâmes plusieurs fois avec elle; on faisait foule pour l'entrevoir dans le groupe des danseurs. La Psyché de Gérard n'était pas si svelte, la Chloé de Longus n'était pas plus naïve et pas plus rougissante devant la glace liquide de la fontaine.
Nous sortions rêveurs de la soirée, promenant aux clartés de la lune, dans la rue de la Paix, l'image encore dansante, aux sons prolongés de l'orchestre, de cette figure de jeune Romaine sur un camée de Pompéia. Malheureusement le carnaval fini la fit disparaître de ce salon. Elle épousa un archéologue anglais célèbre par ses voyages, M. Dodwell, homme d'un âge mûr, qui n'avait rien trouvé de plus beau dans l'antiquité que cette grâce vivante de Rome.
Quelques années après, en nous promenant à cheval dans la campagne de Rome, du côté de la grotte d'Égérie, nous passâmes le long des murs d'une métairie isolée auprès d'un bouquet de cyprès. Une terrasse inondée de soleil couchant et recouverte d'une treille de vigne laissait entrevoir à travers les pampres une table rustique couverte de corbeilles de raisin, de figues, de crème et de fiasques ficelées de paille jaune, dont des fleurs sauvages bouchaient le long col à la manière d'Italie; c'était une collation préparée par le métayer pour la promenade ordinaire de la belle princesse.
Tout à coup le bruit des roues d'une calèche qui venait rapidement derrière moi fit faire un écart à mon cheval. Je laissai la route libre; la calèche s'arrêta à la grille en bois de la métairie, et j'en vis descendre, entre les mains tendues des trois jeunes filles du métayer, la charmante Romaine, encore présente à ma mémoire depuis les bals de la rue de la Paix. Elle n'avait fait que changer de grâce et de charmes, comme on change de vêtement avec la saison; elle s'était épanouie, voilà tout. Je n'osai pas la saluer; elle n'avait pas de raison de reconnaître dans un étranger errant sous les pins de la campagne de Rome un de ses danseurs de Paris. Je m'éloignai lentement en regardant avec regret la svelte apparition monter l'escalier rustique de la terrasse et s'évanouir derrière les pampres de la treille, aux rayons du soir.
XII
Depuis, devenue veuve, elle épousa un ministre plénipotentiaire d'une des cours catholiques d'Allemagne à Rome. Dévouée au pape, habile et intrépide dans son dévouement, elle contribua de sa personne à accomplir l'évasion de ce pontife de Rome après l'assassinat du ministre constitutionnel, l'infortuné Rossi.
Cette ravissante tête de femme, égale aux plus gracieuses figures antiques du musée du Vatican, frappa du même rayon le regard déjà refroidi de M. de Chateaubriand.
«Ah! quand vous verrai-je tous les jours?» écrit-il ému de ces réminiscences à son amie de l'Abbaye-aux-Bois. «Faites représenter à Paris mon Moïse; ce sera ma dernière ambition et ma dernière vue de ce monde qui se retire devant moi!—Je recommence mes promenades solitaires autour de Rome. Hier j'ai marché deux heures dans la campagne; j'ai dirigé mes pas du côté de la France, où vont mes pensées; j'ai dicté quelques mots à Hyacinthe (son secrétaire), qui les a écrits au crayon en marchant. J'ai l'âme trop préoccupée de regrets; je ne me retrouverai qu'auprès de vous!—Quand vous n'auriez que le temps de m'écrire: Je me porte bien et je vous aime, cela me suffirait.
Parlons de votre dernière lettre; elle est bien aimable. J'ai ri de vos recommandations. Ne craignez rien: je suis cuirassé. Je vous reviendrai, et promptement, j'espère, comme je suis parti. Nous achèverons nos jours dans cette petite retraite, à l'abri des grands arbres du boulevard solitaire, où je ne cesse de me souhaiter auprès de vous. Vous convenez que vous avez eu dernièrement des torts; moi je réparerai tous les miens.
Votre dîner chez madame de Boigne ne m'a point étonné; les lettres de Fabvier au comité grec m'avaient appris à juger ce que c'était.
Reste Moïse; me voilà comme vous, mourant d'envie qu'il subisse son destin. Je vous ai tout dit à cet égard: le banquier est prévenu; c'est, comme je vous l'ai dit, Hérard, rue Saint-Honoré, no 372. M. Taylor peut s'y présenter en mon nom, et, moyennant son reçu, on lui comptera 15,000 francs. Le reste, c'est à vous de le faire et de le conduire. Comme le carnaval est long cette année, il est possible que le tout soit appris, monté et joué dans la saison de la foule et des plaisirs de l'hiver.»
On voit qu'après avoir employé son amie à son ambition pendant qu'il était à Londres il l'utilise maintenant pour ses dernières tentatives de gloire pendant qu'il est à Rome. On remarque aussi avec quelle délectation de plume ce nom de Rome revient constamment dans sa phrase. Il en est de même de tous les écrivains, voyageurs ou poëtes, qui datent leurs pensées de cette terre; il semble que ce nom de Rome répété sans cesse par eux donne à leurs fugitives personnalités quelque chose de grand et d'éternel comme Rome, et flatte en eux jusqu'à la vanité du tombeau.
XIII
«Laissez dire ceux qui s'opposent (par sentiment de dignité pour moi) à la représentation de Moïse; laissons faire le temps; il faut accomplir son sort; il faut que Moïse soit joué. S'il tombe, peu m'importe; s'il réussit, en dépit de l'envie et des obstacles, une couronne de plus va bien, et on se range du côté du succès. On m'écrit de Paris mille bruits (sur ma destinée politique). Je ne veux plus entendre parler de cela; je ne veux plus rien que mourir à Rome ou à l'Infirmerie, auprès de vous!» (L'Infirmerie était cette maisonnette, dans un vaste et silencieux jardin de la rue d'Enfer, où il s'était construit son nid, comme un naufragé sur la plage de Paris, cet océan du monde.)
XIV
Une allusion transparente à l'effet produit sur ses yeux par la beauté de madame Dodwell et par sa ressemblance avec Juliette dans sa jeunesse interrompt une de ces lettres.
«Soyez tranquille sur tous les points,» écrit-il à son amie qui avait sans doute manifesté quelque inquiétude à cet égard, «soyez tranquille; la ressemblance n'est pas du tout parfaite, et, quand elle le serait, elle ne me rappellerait que des peines et le bonheur dont vous les avez effacées. Croyez bien que toute ma vie est à vous; je n'ai d'autre idée que vous. Je suis trop malheureux ici sans vous.»
À mesure que l'ennui, sa maladie obstinée, le gagne, ses lettres deviennent plus tendres.
«Voyez-vous: ce qu'il y a de mieux, c'est de vous aimer tous les jours davantage.—Vous me dites que mes projets de retraite forment un grand contraste avec les vœux du public. D'abord votre amitié vous aveugle sur ces vœux, et enfin il est très-vrai, très-arrêté dans mon esprit que je veux avoir complétement à moi, et pour vous, mes dernières années. Tout m'avertit ici qu'il faut me retirer: ma santé, le caractère de mes idées, la fatigue et l'ennui de tout. Je tiendrai dans ma place un temps raisonnable, pour n'avoir pas l'air d'agir avec légèreté, mais certainement, quand je vous verrai au printemps, nous fixerons l'époque de ma retraite. Tout mesure ainsi pour moi la distance qui me sépare de vous. La santé de madame de Chateaubriand n'est pas bonne; la mienne n'est guère meilleure. Ma retraite des affaires pour toujours est devenue dans ma tête une idée fixe; je la porte dans le monde et à la promenade. Je m'amuse à parer en pensée ma petite solitude auprès de vous. Je me représente ne faisant plus rien, hors quelques pages de mes Mémoires, et appelant de toutes mes forces l'oubli, comme jadis j'ai appelé l'éclat.
«La France restera libre et me devra sa liberté constitutionnelle presque tout entière. Les affaires extérieures suivront leur cours. Elles sont menées en Europe par de bien pauvres gens, par des gens qui ont discipliné la barbarie. La France, bien conduite, peut sauver le monde, un jour, par ses armes et par ses lois: tout cela n'est plus de moi. Je me réjouirai dans mon tombeau, et, en attendant, c'est auprès de vous que je dois aller passer le reste de ma courte vie.
«Moquez-vous des amis qui vont vous effrayer de la chute de Moïse. Lord Byron en Italie s'est bien consolé d'avoir été sifflé à Londres, et pourtant il était poëte! Et moi, vil prosateur, qu'ai-je à perdre? Allons donc intrépidement en avant. Ne vous laissez pas ébranler.
«Vous avez l'air de vouloir me rassurer sur la nomination de M. Pasquier? Vous me jugez mal; vous ne me croyez peut-être pas sincère dans mon désir de tout quitter et de mourir dans un gîte oublié: vous auriez tort. Or, dans cette disposition d'âme, je bénirais l'entrée de M. Pasquier au ministère des affaires étrangères, parce qu'elle m'ouvrirait une porte pour sortir d'ici. J'ai déclaré mille fois que je ne pourrais rester ambassadeur qu'autant que mon ami La Ferronnays serait ministre. Je donnerais donc à l'instant ma démission avec une joie extrême. Faites des vœux pour M. Pasquier.»
«Midi.
«Voilà M. de Mesnard avec votre lettre du 19. On ne peut avoir fait plus de diligence. Croiriez-vous que votre lettre m'afflige? Premièrement, quant aux ministères faits ou à faire, je regarde tout cela comme des rêves et des agitations d'ambition sans fondement et sans réalité, et enfin je ne veux pour rien être ministre; qu'on me raye de toutes les listes. Je ne veux plus que mon Infirmerie pour m'y cacher et pour y mourir.»
Puis vient un billet digne de Tibulle à Délie. Il marque par une tendresse de souvenir la borne du temps entre deux années. Lisez: l'accent est vrai.
«Rome, 1er janvier 1829.
«1829! J'étais éveillé; je pensais tristement et tendrement à vous, lorsque ma montre a marqué minuit. On devrait se sentir plus léger à mesure que le temps nous enlève des années; c'est tout le contraire: ce qu'il nous ôte est un poids dont il nous accable. Soyez heureuse, vivez longtemps; ne m'oubliez jamais, même lorsque je ne serai plus. Un jour il faudra que je vous quitte: j'irai vous attendre. Peut-être aurai-je plus de patience dans l'autre vie que dans celle-ci, où je trouve trois mois sans vous d'une longueur démesurée.»
Quelques jours après le dégoût passager du monde le repousse encore dans les idées de retraites vraies ou simulées, retraite embellie par cette amitié repos de son cœur.
«Rome, mardi 6 janvier 1829.
«En ouvrant les journaux arrivés hier, j'ai trouvé mon nom à toutes les pages, tantôt pour une chose, tantôt pour une autre. Vous devriez imprimer les lettres que je vous écris; ce serait un contraste piquant avec les desseins que l'on me suppose. On verrait un pauvre songe-creux qui ne pense d'abord qu'à vous, qui n'a ensuite dans la tête que de se retirer dans quelque trou pour finir ses jours, et qui s'occupe si peu de politique qu'il pleure Moïse qu'on ne jouera pas. Voilà pourtant à la lettre la vérité. Le public me traite comme on traite ici le Tasse, ce qui me fait trop d'honneur. On veut remuer ma poussière; je commençais à dormir si bien!
«J'en suis toujours à notre tombeau du Poussin et à la fouille projetée. Visconti promet merveilles. Au fond, je ne cherche qu'à me tromper; je ne vis point où je suis; j'habite au delà des Alpes auprès de vous. Cependant les jours s'écoulent; je puis à présent être à peu près certain du moment où je vous reverrai, et cela me fait un bien que je ne puis dire.
«Mes travaux littéraires sont suspendus. Je fais seulement quelques lectures pour mon Histoire de France. Je suis un peu inquiet de Ladvocat, dont je n'entends plus parler; ferait-il banqueroute? J'espère que non, mais pourtant je suis tout consolé d'avance: j'aurais une raison légitime pour faire attendre au public les deux volumes que je lui dois encore. Vous voyez que je tire parti de tout.
«Mes travaux diplomatiques se bornent à peu de chose. Cependant je n'ai pas trop mal arrangé ici les affaires du roi, et j'ai envoyé sur la guerre d'Orient un Mémoire de quelque importance; j'ai de plus entre les mains une dépêche faite et assez curieuse, pour laquelle j'attends un courrier. J'ai vu le pape ces jours derniers. Je suis toujours enchanté de la grâce, de la dignité, de la modération du prince des chrétiens.
«À jeudi.»
«Rome, jeudi 8 janvier 1829.
«Je suis bien malheureux; du plus beau temps du monde nous sommes passés à la pluie, de sorte que je ne puis plus faire mes promenades solitaires. C'était pourtant là le seul bon moment de ma journée. J'allais pensant à vous dans ces campagnes désertes; elles lisaient dans mes sentiments l'avenir et le passé, car autrefois je faisais aussi les mêmes promenades.»
Tibulle reparaît sous l'ambassadeur quelques pages plus loin. Lisez encore:
«Rome, jeudi 15 janvier 1829.
«À vous encore. Cette nuit nous avons eu du vent et de la pluie comme en France; je me figurais qu'ils battaient votre petite fenêtre, je me trouvais transporté dans votre petite chambre; je voyais votre harpe, votre piano, vos oiseaux; vous me jouiez mon air favori ou celui de Shakspeare; et j'étais à Rome, loin de vous, dans un grand palais; quatre cents lieues et les Alpes nous séparaient! Quand cela finira-t-il? J'ai reçu une lettre de cette dame spirituelle qui venait quelquefois me voir au ministère. Jugez comme elle me fait bien la cour: elle est Turque enragée. Mahmoud est un grand homme qui a devancé sa nation, etc. Le fait est que tous les bonapartistes détestent les Russes, contre lesquels la puissance de leur maître est venue se briser..... et un capucin balaye maintenant toute cette poussière restée de la gloire et de la liberté de Rome!»
Le remords de ses éloignements momentanés de Juliette le ressaisit tout à coup. Voyez comme il les reconnaît et s'en accuse.
«Le 31.
«Votre dernière petite lettre était bien injuste, comme je vous l'ai déjà dit; mais vous me priez de ne pas vous rudoyer, et je ne l'ai pas fait. Pouvez-vous maintenant douter de moi, et n'ai-je pas réparé depuis trois mois toute la peine que j'avais eu le malheur de vous faire dans ma vie? Quand je vous entretiens de mes tristesses, c'est malgré moi: ma santé est fort altérée, et il est possible que cela me porte à des prévoyances d'avenir prochain qui sont trop sombres: j'aurais tant de peine à vous quitter!»
XV
Que tout cela est supérieur aux phrases apprêtées des Mémoires d'Outre-Tombe, et comme le cœur parle mieux que la vanité! À mesure qu'il vieillit et que la vanité sèche, le cœur refleurit en lui par les souvenirs. Il en est ainsi de tous les hommes à grande imagination: ils se concentrent en vieillissant dans leur cœur resserré par le temps; ils vivaient en rêvant, ils meurent en aimant. Cette maturité du cœur est très-sensible dans M. de Chateaubriand; sa poésie en mûrissant devint sentiment. C'est le fruit de la vie quand la vie est longue.
Le poëte reparaît cependant de temps à autre. Lisez ceci:
«J'ai assisté à la première cérémonie funèbre pour le pape dans l'église de Saint-Pierre. C'était un étrange mélange d'indécence et de grandeur: des coups de marteau qui clouaient le cercueil d'un pape, quelques chants interrompus, le mélange de la lumière des flambeaux et de celle de la lune, le cercueil enfin enlevé par une poulie et suspendu dans les ombres, pour le déposer au-dessus d'une porte dans le sarcophage de Pie VII, dont les cendres faisaient place à celle de Léon XII. Vous figurez-vous tout cela, et les idées que cette scène faisait naître?
«Je vous prie d'envoyer chercher Bertin et de lui lire toute la première partie de cette lettre...
«En vérité, je ne sais pourquoi vous êtes si triste; si c'est mon absence, elle va cesser. C'est moi, je vous assure, qui voudrais souvent mourir. Que fais-je sur la terre? Hier, mercredi des Cendres, j'étais à genoux, seul, dans cette église de Santa-Croce, appuyé sur les murailles en ruine de Rome, près de la porte de Naples; j'entendais le chant monotone et lugubre des religieux dans l'intérieur de cette solitude. En vérité, je crois que j'aurais voulu être aussi sous un froc, chantant parmi ces débris. Quel lieu pour mettre en paix l'ambition et contempler les vanités de la vie et de la terre!»
XVI
Cependant la mort et l'élection d'un pape le retiennent quelques mois de plus à Rome.
«Enfin, dans quinze jours mon congé et vous revoir! écrit-il; tout disparaît devant cette espérance. Je ne suis plus triste, je ne songe plus aux ministères ni à la politique! Vous retrouver, voilà tout! Je donnerais le reste pour une obole!»
Ne croirait-on pas entendre l'ambassadeur vieilli redevenu le jeune secrétaire d'ambassade à Rome en 1808, et écrivant ses impatiences de cœur à celle qui repose sous le pavé de marbre de l'église Saint-Louis à Rome (madame de Beaumont)?
«J'arrive! j'arrive! nous causerons; je vais vous voir! Qu'importe le reste? À vous et pour jamais!»
Enfin, la veille du retour:
«Rome, ce 16 mai 1829.