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Cours familier de Littérature - Volume 09

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«Cette lettre partira de Rome quelques heures après moi et arrivera quelques heures avant moi à Paris. Elle va clore cette correspondance qui n'a pas manqué un seul courrier, et qui doit former un volume entre vos mains. La vôtre est bien petite; en la serrant hier au soir, et voyant combien elle tenait peu de place, j'avais le cœur mal assuré.

«J'éprouve un mélange de joie et de tristesse que je ne puis vous dire. Pendant trois ou quatre mois je me suis déplu à Rome; maintenant j'ai repris à ces nobles ruines, à cette solitude si profonde, si paisible et pourtant si pleine d'intérêt et de souvenir. Peut-être aussi le succès inespéré que j'ai obtenu ici m'a attaché; je suis arrivé au milieu de toutes les préventions suscitées contre moi, et j'ai tout vaincu: on paraît me regretter vivement.

«Que vais-je retrouver en France? Du bruit au lieu de silence, de l'agitation au lieu de repos, de la déraison, des ambitions, des combats de place et de vanité. Le système politique que j'ai adopté est tel que personne n'en voudrait peut-être, et que d'ailleurs on ne me mettrait pas à même de l'exécuter. Je me chargerais encore de donner une grande gloire à la France, comme j'ai contribué à lui faire obtenir une grande liberté; mais me ferait-on table rase? me dirait-on: Soyez le maître, disposez de tout au péril de votre tête? Non; on est si loin de vouloir me dire une pareille chose que l'on prendrait tout le monde avant moi, que l'on ne m'admettrait qu'après avoir essuyé les refus de toutes les médiocrités de la France, et qu'on croirait me faire une grande grâce en me reléguant dans un coin obscur d'un ministère obscur.

«Chère amie, je vais vous chercher, je vais vous ramener avec moi à Rome; ambassadeur ou non, c'est là que je veux mourir auprès de vous. J'aurai du moins un grand tombeau en échange d'une petite vie. Je vais pourtant vous voir. Quel bonheur!»

Et en route:

«Lyon, dimanche, 2 heures 1/2, 24 mai 1829.

«Lisez bien cette date. Elle est de la ville ou vous êtes née! Vous voyez bien qu'on se retrouve, et que j'ai toujours raison. C'est Hyacinthe, que j'envoie en avant, qui vous remettra ce billet. Maintenant, est-ce moi qui vous emmènerai à Rome ou vous qui me garderez à Paris? Nous verrons cela. Aujourd'hui je ne puis vous parler que du bonheur de vous revoir jeudi.»

Que cette commémoration est touchante, et qu'il y a de vraie sensibilité dans cette date!

XVII

Il arriva à Paris le 27 mai 1829. «Son arrivée a ranimé ma vie,» écrit à son tour madame Récamier à sa nièce absente. Ce fut alors, pour plaire à cet ami, qu'elle commença à former autour d'elle ce salon politique et lettré dont on voit la composition accidentelle dans les hommes célèbres convoqués à la lecture du Moïse dont j'ai parlé en commençant.

Ampère et Ballanche groupaient avec des soins de fils ce monde brillant autour d'elle; ce dernier les nomme dans une de ses lettres.

«Parmi les auditeurs, dit-il, je me bornerai à vous citer mesdames d'Appony, de Fontanes et Gay; MM. Cousin, Villemain, Lebrun, Lamartine, Latouche, Dubois, Saint-Marc Girardin, Valory, Mérimée, Gérard; les ducs de Doudeauville, de Broglie; MM. de Sainte-Aulaire, de Barante, David; madame de Boigne, madame de Gramont; le baron Pasquier; madame et mesdemoiselles de Barante et mademoiselle de Sainte-Aulaire; Dugas-Montbel, etc. J'aurais aussitôt fait de vous nommer tout Paris littéraire, etc.»

XVIII

Cependant M. de Chateaubriand avait quitté, après ce triomphe, Paris pour les Pyrénées. Le ministère du prince de Polignac, ministère énigmatique et chargé d'orages autant que de mystères, avait été nommé en son absence. C'était la déclaration de guerre de la monarchie à l'opposition du libéralisme, du bonapartisme et du républicanisme coalisés dans la presse et dans les Chambres.

Charles X voulut vider la question dans une bataille au lieu de périr à petit feu sous la mitraille de ses ennemis. Vingt ans plus tard il aurait gagné cette bataille. Quand on fait à midi ce qui ne doit être fait qu'à minuit, on échoue: l'heure est tout dans le choix des moments où les peuples refusent ou acceptent les coups d'État de la lassitude.

Chateaubriand, tremblant de ces excès d'audace inopportune, demanda une audience à Charles X pour lui représenter les périls certains, sa chute prochaine. Charles X ne daigna pas lui parler. Le roi voyait en lui un des plus coupables complices des manœuvres d'ambition qui avaient secoué son gouvernement. La plus dangereuse des oppositions en politique c'est l'opposition de nos amis. Un prince peut donner satisfaction à des principes, il ne peut jamais satisfaire à des passions. On comprend l'énergique rancune de Charles X contre M. de Chateaubriand.

XIX

Quoi qu'il en soit, Charles X donna sa bataille et la perdit en juillet 1830; il la perdit pour l'avoir donnée; s'il l'avait laissé donner par ses ennemis il l'aurait gagnée. Dans les questions de droit parlementaire celui qui attaque est vaincu; l'esprit public se range contre l'agresseur. Quoi qu'on en dise, il y a une force dans le droit. Charles X, au fond, était moralement attaqué par la coalition de ses ennemis; mais, en tirant l'épée avant l'heure où cette coalition morale allait éclater avec des armes dans les rues au lieu de boules dans les urnes, il paraissait être l'agresseur; cette fausse apparence fut sa perte.

XX

M. de Chateaubriand était absent de Paris avec madame Récamier; il y revint pendant la bataille. Reconnu dans la rue par la jeunesse des Écoles, qui saluait en lui le génie dans l'opposition, il fut conduit jusqu'à sa porte par des acclamations qui n'étaient qu'une bouffée de vent tiède dans une tempête de feu. Il crut pouvoir arrêter une révolution avec ce souffle dans sa voile; la révolution emporta les trois générations de la légitimité et le laissa seul avec quelques phrases de Jérémie et une noble attitude sur la plage.

«Donnez-moi une plume et la liberté de la presse, s'écriait-il, et en trois mois je rétablirai la légitimité.» On lui laissa sa plume et la licence de la presse, et il ne rétablit rien que sa dignité personnelle au milieu des ruines de sa monarchie. Ses pamphlets plus ou moins éloquents, mais toujours acerbes, ne furent que des cailloux plus ou moins brillants sous les roues du char révolutionnaire qui emportait la dynastie d'Orléans comme la dynastie de Louis XVI. Une mauvaise humeur chronique fut sa seule influence politique sur les destinées de son pays. Retiré dans son jardin de la rue d'Enfer, il eut plus que jamais besoin d'une amitié de femme pour panser ses blessures de cœur, et d'un théâtre intime entre deux paravents pour exhaler ses plaintes et pour accuser la fortune.

Il trouva tout cela chez madame Récamier. Ce fut véritablement alors qu'elle fut adorable d'indulgence, de patience, de pardon, de tendresse et d'abnégation pour son ami. C'est pour lui faire son public que madame Récamier, avec une diplomatie dont l'habileté trouvait son motif dans son cœur, fit de son accueil un art pour recruter et pour conserver un cercle littéraire et politique autour de son ami.

Madame Récamier avait été toute sa vie une grande enchanteresse des yeux et des cœurs; à cette époque elle fut un grand diplomate, le Talleyrand des femmes, dominant au fond toutes les opinions par une supériorité d'esprit qui ne donnait à chacune de ces opinions que sa valeur, les respectant toutes, n'en partageant aucune que dans la juste mesure de raison qu'elle contenait, et marchant libre, fière et souriante, entre tous les partis, comme une déesse de la Paix qui fait de son salon une terre neutre où l'on ne se rencontre que désarmé.

On déposait en effet ses colères, ses fanatismes, ses rancunes sur le seuil, pour n'apporter qu'un grave et libre entretien à ce congrès de l'agrément, présidé par une femme personnifiant en elle l'agrément suprême.

Au fond, madame Récamier n'avait pas la moindre passion politique; c'était l'éclectisme de toutes les dates, depuis le Directoire, sous lequel elle était éclose, jusqu'au Consulat, où elle avait vécu en intimité avec les brillantes sœurs de Bonaparte, surtout avec madame Murat, la reine de Naples; jusqu'à l'Empire, où elle avait eu la gloire de partager l'exil illustre de madame de Staël et de madame la duchesse de Luynes; jusqu'à la Restauration, où elle était rentrée à Paris, comme victime couronnée de fleurs, non pour être immolée, mais pour être encensée; jusqu'à la révolution de Juillet, qu'elle n'aimait pas, mais contre laquelle elle n'avait point de colère, et qui avait accru son importance en la faisant centre d'un salon aussi redouté qu'une tribune; jusqu'à la République même, réminiscence caressée de ses premiers triomphes, et contre laquelle elle n'avait pas de parti pris, pourvu que la république ne fût ni ignoble ni terroriste.

Les hommes jeunes, mûrs ou vieux, appartenant à toutes ces nuances, étaient donc accueillis avec le même sourire dans son intimité; la seule condition était d'être ou de paraître enthousiaste de M. de Chateaubriand; elle voulait qu'il eût chez elle la retraite douce; elle ouatait son salon de visages agréables à son ami; elle tapissait son escalier de roses, pour que ses pieds meurtris et chancelants ne sentissent le contact avec le temps que par le doux encens qu'on doit au génie, au malheur, à la vieillesse.

Nous nous souvenons de quelque chose de semblable à cette amitié vigilante et habile pour un vieillard jadis aimé, quand Saint-Évremond, qui avait suivi à Londres la belle duchesse de Mazarin (Hortense Mancini), trouvait à quatre-vingt-dix ans auprès d'elle un visage d'ange, une humeur d'enfant, des soins de sœur, des attentions de fille, et qu'il passait sous les beaux regards d'Hortense de la vie à la mort avec les illusions de l'amour et les réalités de l'amitié. Seulement Saint-Évremond n'avait jamais d'humeur ni contre les événements, ni contre les hommes, ni contre la fortune; il se laissait amuser, il se prêtait même en philosophe anacréontique au bonheur qu'on voulait lui faire; il était le complaisant de la belle Hortense. M. de Chateaubriand avait de l'humeur, lui, contre la vie et contre la mort; il était le tyran de l'amitié; il fallait autant de patience que de tendresse à son amie pour le distraire de ses passions littéraires et de ses passions politiques. Mais il avait heureusement affaire à un cœur de femme qui ne se lassait pas de supporter ses tristesses.

Madame de Chateaubriand aidait en cela madame Récamier de ses conseils. Elle n'avait aucune jalousie de l'attachement de son mari pour madame Récamier. Habituée à être négligée et même oubliée pendant vingt ans par lui dans leur jeunesse, elle trouvait très-doux pour elle ce commerce de pure amitié qui la déchargeait du soin d'amuser l'inamusable auteur de René, cette personnification de l'ennui sublime de vivre.

XXI

Il agitait sa vie par des voyages courts comme ses résolutions; il appelait ses courses à Genève et à Lausanne des exils éternels; l'ennui qui l'avait expatrié le ramenait six semaines après à Paris. C'est pendant une de ces tentatives d'émigration qu'il écrivait à Ballanche les lettres suivantes. Ballanche restait à Paris auprès de l'amie commune.

«Genève, 12 juillet 1831.

«L'ennui, mon cher et ancien ami, produit une fièvre intermittente; tantôt il engourdit mes doigts et mes idées, tantôt il me fait écrire comme l'abbé Trublet. C'est ainsi que j'accable madame Récamier de lettres et que je laisse la vôtre sans réponse. Voilà les élections, comme je l'avais toujours prévu et annoncé, ventrues et reventrues. La France est à présent toute en bedaine, et la fière jeunesse est entrée dans cette rotondité. Grand bien lui fasse! Notre pauvre nation, mon cher ami, est et sera toujours au pouvoir: quiconque régnera l'aura; hier Charles X, aujourd'hui Philippe, demain Pierre, et toujours bien, sempre bene, et des serments tant qu'on voudra, et des commémorations à toujours pour toutes les glorieuses journées de tous les régimes, depuis les sans-culottides jusqu'aux 27, 28 et 29 juillet. Une chose seulement m'étonne: c'est le manque d'honneur du moment. Je n'aurais jamais imaginé que la jeune France pût vouloir la paix à tout prix, et qu'elle ne jetât par la fenêtre les ministres qui lui mettent un commissaire anglais à Bruxelles et un caporal autrichien à Bologne. Mais il paraît que tous ces braves contempteurs des perruques, ces futurs grands hommes, n'avaient que de l'encre au lieu de sang sous les ongles. Laissons tout cela.

«L'amitié a ses cajoleries comme un sentiment plus tendre, et plus elle est vieille, plus elle est flatteuse, précisément tout l'opposé de l'autre sentiment. Vous me dites des choses charmantes sur ma gloire. Vous savez que je voudrais y croire, mais qu'au fond je n'y crois pas, et c'est là mon mal; car, si une fois il pouvait m'entrer dans l'esprit que je suis un chef-d'œuvre de nature, je passerais mes vieux jours en contemplation de moi-même. Comme les ours qui vivent de leur graisse pendant l'hiver en se léchant les pattes, je vivrais de mon admiration pour moi pendant l'hiver de ma vie; je me lécherais et j'aurais la plus belle toison du monde. Malheureusement je ne suis qu'un pauvre ours maigre, et je n'ai pas de quoi faire un petit repas dans toute ma peau.

«Je vous dirai, à mon tour de compliment, que votre livre m'est enfin parvenu, après avoir fait le voyage complet des petits Cantons dans la poche de votre courrier. J'aime prodigieusement vos siècles écoulés dans le temps qu'avait mis la sonnerie de l'horloge à sonner l'air de l'Ave Maria. Toute votre exposition est magnifique; jamais vous n'avez dévoilé votre système avec plus de clarté et de grandeur. À mon sens, votre Vision d'Hébal est ce que vous avez produit de plus élevé et de plus profond. Vous m'avez fait réellement comprendre que tout est contemporain pour celui qui comprend la notion de l'éternité; vous m'avez expliqué Dieu avant la création de l'homme, la création intellectuelle de celui-ci, puis son union à la matière par sa chute, quand il crut se faire un destin de sa volonté.

«Mon vieil ami, je vous envie; vous pouvez très-bien vous passer de ce monde, dont je ne sais que faire. Contemporain du passé et de l'avenir, vous vous riez du présent qui m'assomme, moi chétif, moi qui rampe sous mes idées et sous mes années! Patience! je serai bientôt délivré des dernières; les premières me suivront-elles dans la tombe? Sans mentir, je serais fâché de ne plus garder une idée de vous. Mille amitiés.»

«31 juillet 1831.

«Votre lettre, mon cher et vieil ami, est venue à la fois me tirer de mon inquiétude et m'y replonger. Je ne cessais d'écrire lettre sur lettre à l'Abbaye-aux-Bois pour demander compte du silence. Cette fois je n'écris pas directement à notre excellente amie; mais dites-lui, de ma part, que je compte aller la rejoindre à Paris du 15 au 20 de ce mois, pour m'entendre avec elle et vendre ma maison. Sa maladie me fera hâter mon voyage; je partirai d'ici aussitôt que me le permettra la santé de madame de Chateaubriand, qui souffre aussi beaucoup en ce moment. J'aurai soin de vous en mander le jour et l'heure. Voilà bien des épreuves! Mais si nous pouvons jamais nous rejoindre, elles seront finies, et nous ne nous quitterons plus.»

XXII

Cette opposition à la politique de sauvetage que pratiquaient alors avec une si mâle raison le nouveau roi et Casimir Périer, son rude ministre, n'était évidemment dans cette tête que de l'humeur et de l'ennui, une avance de coalition peu honnête faite aux républicains par un royaliste. Ce n'était pas là de la politique de conscience, c'était de la politique de situation. Comment le roi et son ministre auraient-ils éteint l'incendie de la France en allumant l'incendie de l'Europe par une guerre de propagande? Comment la monarchie de 1830 aurait-elle respecté la théocratie romaine de M. de Chateaubriand en révolutionnant Bologne et Rome? Un catholique et un légitimiste pouvait-il se mentir plus irrespectueusement à lui-même qu'en se plaignant, comme il le fait là, qu'on n'agitât pas assez les torches sur les monarchies et sur les théocraties? Tous les pamphlets de peu de foi écrits par M. de Chateaubriand pendant ces quinze années de la monarchie de Juillet sont de la même encre: des larmes, du fiel, de la fidélité ostentatoire et chevaleresque, délayés dans des phrases républicaines pour sourire amèrement à tous les partis. Ce n'est pas là qu'il faut chercher son génie, c'est là qu'il faut chercher ses petitesses. Nous ne sommes pas suspect en blâmant l'accent de ces pamphlets, car nous n'avions pas plus de goût que lui pour les institutions et pour les rois de 1830; mais toutes les armes ne sont pas bonnes pour combattre des ennemis politiques, et le pamphlet à deux tranchants ne convient pas aux mains loyales.

XXIII

Les tentatives de madame la duchesse de Berry, son emprisonnement, ses aventures, ses désastres, ses ruptures et ses réconciliations avec la famille royale mécontente, furent l'occasion de quelques nouvelles missions officielles de M. de Chateaubriand; il fut le premier ministre de ces domesticités délicates de la cour proscrite, l'homme de confiance de la royauté de l'exil, chargé de jeter le manteau de la dignité et du respect sur des cicatrices de famille. Cette confiance il la méritait par ses sentiments, mais il ne la justifia pas assez par sa discrétion au retour de ces ambassades d'intimité aux foyers errants de Charles X. Nous nous souvenons, en effet, et bien d'autres se souviennent avec nous, de lectures semi-confidentielles de chapitres de ses Mémoires, lectures faites avec un certain apparat aux bougies chez madame Récamier. L'ambassadeur, à peine de retour à Paris, révélait dans ces chapitres des nullités ou des ridicules de princes qui ressemblaient moins à des hommages de chevalier qu'à des stigmates de satiriste. Il appelait la pitié sur cette noble ruine de la monarchie, mais il la livrait en même temps au sourire du siècle; on voyait qu'il avait voulu écrire des pages de haute comédie parmi les pages tragiques de ses Mémoires. Le talent du peintre de mœurs abondait dans ces pages, mais la convenance et la piété manquaient; nous souffrions profondément à ces lectures d'entendre ridiculiser le trône, la table et le foyer, par celui qui avait été appelé pour en relever la sainteté et la considération devant l'Europe. Les passages les plus risqués de ces manuscrits un peu délateurs ont été adoucis ou retranchés dans les Mémoires d'Outre-Tombe: il ne faut pas fondre en bronze des caricatures, mêmes royales.

XXIV

Chacun de ces voyages était marqué par des recrudescences de billets et de lettres tendres et tristes comme la vieillesse de M. de Chateaubriand à son amie. On y sent le poëte qui ne vieillit pas sous les vieillesses du caractère de l'homme.

«Le hameau où je suis arrêté,» conte-t-il d'un village de Bourgogne, dans sa course à Venise, «a une belle vue au soleil couchant, sur une campagne assez morne. C'est aujourd'hui le 4 septembre, et non le 4 octobre, que je suis né, il y a bien des années! Je vous adresse le premier battement de mon cœur; il n'y a aucun doute qu'il fut pour vous, quoique vous ne fussiez pas encore née!

«Le pavé a ébranlé ma tête, je souffre; mais soyez en paix, vous me reverrez bientôt, et tout sera fini!»

«Je vous écrirai bientôt de Venise,» écrit-il du pied des Alpes, «de cette Venise où je m'embarquai il y a un siècle pour Jérusalem!»

Et quelques jours après: «Je suis à Venise; que n'y êtes-vous? Le soleil, que je n'avais pas vu depuis Paris, vient de paraître; je suis logé à l'entrée du Grand-Canal, ayant la mer à l'horizon sous ma fenêtre. Ma fatigue est extrême, et souvent je ne puis m'empêcher d'être sensible à ce beau et triste spectacle d'une ville si charmante et si désolée, et d'une mer presque sans vaisseaux; et puis les vingt-six ans écoulés à dater du jour où je quittai Venise pour aller m'embarquer à Trieste pour la Grèce... Si je ne vous rencontrais pas dans ce quart de siècle, je ne dirais que des choses rudes au siècle.

«Je n'ai rien trouvé pour me diriger ici (dans ma négociation): on est bien bon, mais bien étourdi. Vous avez toute la douceur de ce beau climat, si différent de celui des Gaules.»

Et le lendemain: «J'ai fait hier une bien bonne journée, s'il y a de bonnes journées sans vous! J'ai visité le palais ducal, revu les palais qui bordent le Grand-Canal. Quels pauvres diables nous sommes en fait d'art, auprès de tout cela! J'y finirai volontiers ma vie, si vous voulez y venir. Adieu! Je mets à vos pieds la plus belle aurore du monde, qui éclaire le papier sur lequel je vous écris.

«Madame de Chateaubriand m'a dit que les journaux avaient parlé de mes voitures et de ma suite en traversant la Suisse, dont ils concluaient mes richesses; vous les connaissez mes richesses: c'est vous, et ma suite, votre souvenir!

«Quel misérable pays cependant que celui où un honnête homme ne peut être à l'abri même de sa pauvreté; ces gens-là supposent que je me vends comme eux!»

XXV

Pendant ces absences, madame Récamier lui conservait ou lui recrutait d'anciens ou de nouveaux amis, pour que son salon le rappelât et le retînt par tous les agréments du cœur, de la poésie, de l'art. Indépendamment de Ballanche, d'Ampère, de Sainte-Beuve, de M. de Fresnes, son jeune et spirituel parent, de Brifaut, on y rencontrait Émile Deschamps, l'agrément et la conversation personnifiée dans la science des lettres et dans la bonté fine du cœur. On accusait alors madame Récamier d'indiquer impérieusement à l'opinion les candidats à l'Académie française. Le reproche n'était pas fondé; son esprit, qui ne songeait qu'à l'attrait, n'était propre ni à l'intrigue ni à l'empire. Mais pourquoi n'eût-elle pas couronné la vie toute studieuse et toute poétique d'Émile Deschamps, ce Saint-Évremond charmant des salons de Paris, en briguant pour lui le fauteuil de La Fare, de Quinault, de Ducis? Il n'est pas bien aux corps littéraires de laisser des injustices ou des ingratitudes à réparer à l'histoire de leur temps.

Presque tous les amis de madame Récamier entrèrent, en effet, successivement à l'Académie; ce n'était pas qu'elle en ouvrît les portes, mais c'est que l'élite des bons et grands esprits aimables était attirée tour à tour par le charme grave de son salon; ils croyaient se consacrer aux regards de la postérité en illuminant leurs fronts d'un rayon du front olympien de M. de Chateaubriand.

L'homme du siècle des Bourbons se reposait enfin là, en jouissant de son beau soir et en attendant la mort sur sa chaise curule comme les derniers des Romains. Quelques courses d'été, ici ou là, interrompaient seules ses assiduités à l'Abbaye-aux-Bois, et donnaient occasion à des restes de correspondance entre les deux amis. Ces billets sont les dernières gouttes d'un cœur trop plein qui se vide sans plus songer à brûler ou à retentir dans un autre cœur à l'unisson. On ne saurait trop remercier la nièce attentive de madame Récamier de les avoir recueillis; ils sont mille fois plus précieux que les correspondances rhétoriciennes des Mémoires d'Outre-Tombe. La rhétorique était le vice de M. de Chateaubriand, dans la foi, dans le royalisme, dans les actes comme dans le style. La rhétorique tombait devant l'âge: on ne déclame plus devant Dieu; il sentait l'approche de la vérité suprême, le néant de nos ambitions et de nos vanités; il devenait plus sincère et plus naturel en cessant de poser et de phraser pour le monde.

On trouve ce caractère de sincérité et de renoncement aux vanités du style dans ses derniers billets à son amie. La note vraie remplace la note sonore. Il doit à l'amitié de madame Récamier les accents du soir plus touchants que ceux du matin; l'imagination s'éteint, l'âme s'épanche; on sent le recueillement dans ces adieux. Il ne retrouve un peu d'emphase que dans des lettres d'apparat qu'il écrit du château de Maintenon, appartenant à la maison de Noailles, où l'ombre de Louis XIV leur communique un cérémonial de phrases et de descriptions (genius loci) qui éblouissent sans toucher. C'est un dernier sacrifice à l'attitude et au décorum, ce défaut de sa vie; partout ailleurs il est simple et vrai.

Lisez ce mot à madame Récamier, dont il a trouvé la porte fermée. Ce mot frémit d'un frisson de mortelle angoisse:

«J'apporte encore ce billet à votre porte pour me rassurer de me dire que tout est malade autour de moi. Vous m'avez glacé d'une telle terreur, en ne me recevant pas, que j'ai cru déjà que vous me quittiez. C'est moi, souvenez-vous-en bien, qui dois partir avant vous.»

Et quelques jours plus tard:

«Ne parlez jamais de ce que je deviendrais sans vous; je n'ai pas fait assez de mal au ciel pour qu'il ne m'appelle pas avant vous. Je vois avec plaisir que je suis malade, que je me suis trouvé mal encore hier, que je ne reprends pas de force. Je bénirai Dieu de tout cela, tant que vous vous obstinerez à ne pas vous guérir. Ainsi ma santé est entre vos mains, songez-y.»

Et plus loin, pendant une absence:

«Vous êtes partie; je ne sais plus que faire; Paris est désert moins sa beauté. Où vous manquez tout manque, résolutions et projets. Tout est fini, vie passée comme vie présente. Allons en Italie, du moins le soleil ne trompe pas; il réchauffera mes vieilles années qui se gèlent autour de moi.

Je suis allé hier dîner à Saint-Cloud avec madame de Chateaubriand et Hyacinthe (son secrétaire); je me suis un peu promené dans ces grands bois où j'ai perdu il y a longtemps bien des années: je ne les y ai pas retrouvées...; sans vous je m'en voudrais d'avoir traînassé si longtemps sous le soleil.»

Il retrouvait cependant un peu de déclamation et de faux enthousiasme en parlant dans quelques billets de ce Napoléon qu'il avait jadis écrasé vivant d'invectives dans ses brochures et qu'il déifiait aujourd'hui d'apothéoses: c'était le ton du jour; il fallait, pour être de mode, affecter de confondre l'idolâtrie du despotisme militaire avec le fanatisme de la liberté: mêlée menteuse d'opinions et de principes, de morts et de vivants, où Dieu reconnaîtra les siens, comme dit le proverbe.

«Après vingt-cinq ans,» lui écrivait le jeune Hugo qui s'éblouissait alors de sa propre splendeur, «après vingt-cinq ans, il ne reste que les grandes choses et les grands hommes: Napoléon et Chateaubriand. Trouvez bon que je dépose quelques vers à votre porte; depuis longtemps vous avez fait une paix généreuse avec l'ombre qui me les a inspirés.»

—«Monsieur, répondait Chateaubriand, je ne crois point à moi, je ne crois qu'en Bonaparte!»

XXVI

Cette fausse foi du vieillard qui voulait être à la mode en prenant le ton du jour, cette foi poétique du jeune homme qui s'éblouissait de la Colonne, et qui ne pensait pas assez que le peuple prend au sérieux ces métaphores d'opposition, créaient en France un paradoxe national de discipline militaire présenté comme un élément de liberté. Les publicistes de l'opposition, tels que M. Thiers et son école, multipliaient l'écho de la prose et des vers de ces grands écrivains. Hugo était excusé par la jeunesse; mais qui est-ce qui pouvait excuser M. de Chateaubriand de cette flatterie à une ombre? Madame Récamier ne laissa jamais fléchir sa justice de femme sous ces théories de convention; elle n'était point femme de parti; elle n'aimait ni le napoléonisme, ni l'orléanisme: la Restauration, légitime par son antiquité et moderne par ses institutions, était le régime de son esprit tempéré et juste; c'est à cause de cette conformité d'opinion qu'elle avait pour moi quelque préférence.

M. Legouvé, un de mes amis et des siens, me donnait hier de cette indulgence de madame Récamier pour moi un témoignage dont je n'avais jamais eu connaissance. M. Legouvé se rencontra chez madame Récamier peu de temps après l'apparition de mon Histoire des Girondins, ouvrage qu'il ne m'appartient pas de juger, mais de défendre; le bruit que faisait alors ce livre allait jusqu'au tumulte dans les salons politiques ou littéraires du temps. Les uns acclamaient, les autres invectivaient; tous discutaient sur ce commentaire impartial des vertus et des crimes de la Révolution. C'était la liquidation d'un demi-siècle d'erreurs et de vérités. Quelques hommes consulaires des anciens régimes achevaient des tirades éloquentes contre le livre et contre l'auteur quand M. Legouvé entra.

«Et vous, Madame, dit-il tout bas à la maîtresse muette, mais très-animée, du salon, que pensez-vous du livre qui ameute ainsi les meilleurs esprits pour ou contre son auteur?

—«Je pense, répondit-elle, qu'à l'exception de quelques couleurs trop chaudes dans certaines parties descriptives de ce vaste tableau d'histoire, c'est le livre le plus utile qui ait encore paru pour préparer le jugement dernier des choses et des hommes de la Révolution; car c'est le livre où il y a le plus de justice pour les oppresseurs et le plus de pitié pour les victimes.»

Et comme le groupe des hommes d'État debout auprès de la cheminée s'étonnait en affectant de s'indigner contre ce jugement de faveur sur ce livre, madame Récamier reprit la parole, seule contre ses amis, et me défendit avec une chaleur de discussion et une intrépidité d'amitié qui attestaient en elle autant d'impartialité que d'énergie dans le jugement.

M. Legouvé, le plus éclectique des hommes, le plus généreux des cœurs, applaudit à cette profession de foi d'une femme, et il en garda la mémoire, pour me prouver qu'il n'y avait rien de double dans madame Récamier que son cœur et son esprit: deux forces qu'elle mettait au service de ses amis présents ou absents, quand l'occasion demandait du courage.

XXVII

Revenons à son grand ami et à ses dernières correspondances; elles ressemblent à des adieux prolongés dont l'écho de la vie affaiblit le son à mesure que le partant s'éloigne du rivage.

«Je voulais vous écrire de toutes mes haltes,» lui dit-il en partant pour les bains de Néris, «car je ne sais où me sauver de vous. Priez pour moi, Dieu vous écoutera. J'ai foi dans ce repos intelligent et chrétien qui nous attend au bout de la journée.

«Je n'ai rencontré personne sur les chemins, hormis quelques cantonniers solitaires, occupés à effacer sur les ornières les traces des roues des voitures; ils me suivaient comme le Temps, qui marche derrière nous en effaçant nos traces.

«On me visite, on me donne des sérénades, mais je ferme ma porte. Votre heure ne sera jamais employée que pour vous» (les heures de l'Abbaye-aux-Bois dans la journée de Paris).

«J'en suis toujours à ma petite fumée du soir sur la cheminée d'une chaumière à l'horizon, et à deux ou trois hirondelles qui sont ici, comme moi, en passant. Adieu! Je vais aller voir un pinson de ma connaissance qui chante quelquefois dans les vignes qui dominent mon toit.»

Quel sentiment des tristesses de la nature à un âge qui ordinairement a bien assez de ses propres tristesses, et comme il associe tout au souvenir de son amie!

XXVIII

On sait que la jeunesse légitimiste de Paris voulut, à cette époque, être passée en revue à Londres par le comte de Chambord. Personnellement c'était un hommage respectable au principe et au malheur; collectivement c'était un mauvais conseil: les minorités en politique ne doivent jamais se faire compter. Le comte de Chambord, mal conseillé, écrivit à M. de Chateaubriand de venir assister, à Londres, aux regrets et aux espérances qu'on lui apportait. Il fallait du bruit autour de cette manifestation en Europe; M. de Chateaubriand traînait le bruit où il portait ses pas. Il était la fidélité bruyante; il y parut, il y parla, et revint sans avoir produit autre chose qu'un effet poétique, des cheveux blancs sur une scène du passé. Le gouvernement du roi Louis-Philippe eut le mauvais goût de flétrir cette visite de la fidélité. Qu'en pense-t-il maintenant. Les flétrisseurs n'ont-ils pas imité honorablement les flétris? C'est un des plus vilains actes des ministres de cette monarchie, qui n'avaient ni la grandeur des vertus ni la grandeur des fautes. Je combattis à la Chambre cette mauvaise pensée; il faut ennoblir les nations en leur faisant honorer contre soi-même les simulacres de l'honneur et de la fidélité. Les ministres de la royauté de Juillet ne pensèrent point ainsi, et M. de Chateaubriand fut flétri! Ce fut sa dernière gloire devant son siècle.

«On me dit,» écrit-il de Londres à madame Récamier, «que le Journal des Débats, journal des ministres de l'année, se préparait à m'attaquer; j'en suis fâché, mais je ne pourrais qu'écraser M. Armand Bertin avec le cercueil de son père!»

Cette éloquente image rappelait l'amitié du père et la fausse situation du fils.

XXIX

Madame Récamier et M. de Chateaubriand, après le retour de Londres et de Venise, reprirent à Paris les douces et monotones habitudes de leur salon à deux. Madame Lenormant, nièce de madame Récamier, tenait par les places de son mari au gouvernement nouveau. M. Lenormant, savant distingué, avait passé, grâce au parti doctrinaire, aux places scientifiques, récompenses de ce parti. M. de Chateaubriand n'en restait pas moins attaché à madame Récamier; il ne la rendait pas responsable des liens qui rattachaient sa nièce et son neveu au gouvernement de ses ennemis. Madame Lenormant décrit admirablement ces heures consacrées par M. de Chateaubriand à la douce monotonie de l'amitié assidue. Ce récit rappelle bien cet homme qui avait écrit avec tant de justesse cette phrase immortelle dans René: «Si j'avais encore la folie de croire au bonheur, je ne le chercherais que dans l'habitude.»

Il avait raison: l'amitié est une habitude du cœur, et l'habitude est l'amour des vieillards. Voici la page de madame Lenormant:

«L'emploi des journées de madame Récamier était invariablement réglé; eût-elle été par caractère moins disposée qu'elle ne l'était à des habitudes méthodiques, la ponctuelle régularité de M. de Chateaubriand eut entraîné la sienne. Il arrivait tous les jours chez elle à deux heures et demie; ils prenaient le thé ensemble et passaient une heure à causer en tête à tête. À ce moment la porte s'ouvrait aux visites: le bon Ballanche venait le premier, et d'ordinaire avait déjà vu madame Récamier; puis un flot plus ou moins nombreux, plus ou moins varié, plus ou moins animé, d'allants, de venants, au milieu desquels se retrouvait le groupe des personnes accoutumées à se voir chaque jour, quelques-unes plusieurs fois par jour, et, comme le disait M. Ballanche, à graviter vers le centre de l'Abbaye-aux-Bois.

«Avant l'heure de M. de Chateaubriand, madame Récamier faisait une promenade en voiture, quelques courses de charité, ou l'une de ces rares visites qui ne la conduisaient plus guère, dans les dernières années, que chez sa nièce. Réveillée de fort bonne heure, et ayant toujours donné beaucoup de temps à la lecture, sa première matinée était consacrée à se faire lire rapidement les journaux, puis les meilleurs parmi les livres nouveaux, enfin à relire; car peu de femmes ont eu, au même degré, le sentiment vif des beautés de notre littérature et une connaissance plus variée des littératures modernes.»

XXX

La mort tomba bientôt tête par tête sur ce salon qui paraissait immuable. Le premier atteint fut le pauvre Ballanche. On peut dire qu'il fut le privilégié, car il n'aurait pu supporter la mort de son amie. Il expira en regardant de son lit la fenêtre en face de madame Récamier. Il mourut sans douleur, dans une félicité vague comme son âme, moitié dans une philosophie rêveuse, moitié dans un christianisme élastique qui recueillait ses dernières comme ses premières aspirations. On pouvait lui appliquer ce vers de Machiavel dans l'épitaphe de Pierre Soderini, homme simple et bon comme Ballanche:

Va dans les limbes des petits enfants!

Nous suivîmes son cercueil comme celui d'une vierge au linceul blanc; c'était une âme virginale; il n'avait aimé que Béatrice, et sa Béatrice restait sur la terre pour pleurer sur lui.

Puis M. de Chateaubriand mourut lui-même sous les yeux de madame Récamier et en tournant vers elle ses derniers regards. Cet homme, plus grand politique encore qu'il n'était grand poëte, expira au bruit de l'écroulement de la monarchie qu'il détestait et de l'avénement de la république, dont il avait caressé de sa main mourante les courtes espérances.

Puis enfin madame Récamier, déjà aveugle et toujours belle. Elle mourut chez sa nièce, au milieu d'un petit groupe de famille et d'amis courageux et fidèles qui bravèrent la contagion du choléra pour passer la suprême nuit auprès d'elle. Deux de mes amis l'assistaient et lui adoucissaient les derniers soupirs: Ampère et M. de Cazalès, Ampère lui parlant d'amitié, et Cazalès de Dieu, l'ami suprême.

XXXI

Ainsi tout finit, et les toiles d'araignée tapissent maintenant ces salons vides où brillèrent naguère toute la grâce, toute la passion, tout le génie de la moitié d'un siècle.

Quand je repasse par hasard dans cette grande rue suburbaine et tumultuaire de Sèvres, devant la petite porte de la maison où vécut et mourut Ballanche, je m'arrête machinalement devant la grille de fer de la cour silencieuse de l'Abbaye sur laquelle ouvrait l'escalier de Juliette. Je regarde et j'écoute si personne ne monte ou ne descend encore les marches de cet escalier. Voilà pourtant, me dis-je à moi-même, ce seuil qu'ont foulé tous les jours, pendant tant d'années, les pas de tant de femmes charmantes, de tant d'hommes illustres, aimables ou lettrés, dont les noms, groupés par l'histoire, formeront bientôt la gloire intellectuelle des cinq règnes sous lesquels la France a saigné, pleuré, gémi, chanté, parlé, écrit, tantôt libre, tantôt esclave, mais toujours la France, l'écho précurseur de l'Europe, le réveille-matin du monde!—Voilà ce seuil que Chateaubriand, vieilli et infirme de corps, mais valide d'esprit et devenu tendre de cœur, foula deux fois par jour pendant trente années de sa vie; ce seuil qu'abordèrent tour à tour Victor Hugo, d'autant plus respectueux pour les gloires éteintes qu'il se sentait plus confiant dans sa renommée future; Béranger, qui souriait trop malignement des aristocraties sociales, mais qui s'inclinait plus bas qu'aucun autre devant les aristocraties de Dieu, la vertu, les talents, la beauté; Mathieu de Montmorency, le prince de Léon, le duc de Doudeauville, Sosthène de La Rochefoucaud, son fils; Camille Jordan, leur ami; M. de Genoude, une de leurs plumes apportant dans ces salons les piétés actives de leur foi; Lamennais, dévoré de la fièvre intermittente des idées contradictoires, mais sincères, dans lesquelles il vécut et il mourut, du oui et du non, sans cesse en lutte sur ses lèvres; M. de Frayssinous, prêtre politique, ennemi de tous les excès et prêchant la modération dans ses vérités, pour que sa foi ne scandalisât jamais la raison; madame Switchine, maîtresse d'un salon religieux tout voisin de ce salon profane, amie de madame Récamier, élève du comte de Maistre, femme virile, mais douce, dont la bonté tempérait l'orthodoxie, dont l'agrément attique amollissait les controverses, et qui pardonnait de croire autrement qu'elle, pourvu qu'on fût par l'amour au diapason de ses vertus; l'empereur Alexandre de Russie, vainqueur demandant pardon de son triomphe à Paris, comme le premier Alexandre demandait pardon à Athènes ou à Thèbes; la reine Hortense, jouet de fortunes contraires, favorite d'un premier Bonaparte, mère alors bien imprévue d'un second; la reine détrônée de Naples, Caroline Murat, descendue d'un trône, luttant de grâce avec madame Récamier dans son salon; la marquise de Lagrange, amie de cette reine, quoique ornement d'une autre cour, écrivant dans l'intimité, comme la duchesse de Duras, des Nouvelles, ces poëmes féminins qui ne cherchent leur publicité que dans le cœur; madame Desbordes-Valmore, femme saphique et pindarique, trempant sa plume dans ses larmes et célébrée par Béranger, le poëte du rire amer; madame Tastu, aux beaux yeux maintenant aveugles, auxquels il ne reste que la voix de mère qui fut son inspiration; madame Delphine de Girardin, ne disputant d'esprit qu'avec sa mère et de poésie avec tout le siècle, hélas! morte avant la première ride sur son beau visage et sur son esprit; la duchesse de Maillé, âme sérieuse, qui faisait penser en l'écoutant; son amie inséparable la duchesse de La Rochefoucaud, d'une trempe aussi forte, mais plus souple de conversation; la princesse de Belgiojoso, belle et tragique comme la Cinci du Guide, éloquente et patricienne comme une héroïne du moyen âge de Rome ou de Milan; mademoiselle Rachel, ressuscitant Corneille devant Hugo et Racine devant Chateaubriand; Liszt, ce Beethoven du clavier, jetant sa poésie à gerbes de notes dans l'oreille et dans l'imagination d'un auditoire ivre de sons; Vigny, rêveur comme son génie trop haut entre ciel et terre; Sainte-Beuve, caprice flottant et charmant que tout le monde se flattait d'avoir fixé et qui ne se fixait pour personne; Émile Deschamps, écrivain exquis, improvisateur léger quand il était debout, poëte pathétique quand il s'asseyait, véritable pendant en homme de madame de Girardin en femme, seul capable de donner la réplique aux femmes de cour, aux femmes d'esprit comme aux hommes de génie; M. de Fresnes, modeste comme le silence, mais roulant déjà à des hauteurs où l'art et la politique se confondent dans son jeune front de la politique et de l'art; Ballanche, le dieu Terme de ce salon; Aimé Martin, son compatriote de Lyon et son ami, qui y conduisait sa femme, veuve de Bernardin de Saint-Pierre et modèle de l'immortelle Virginie: il était là le plus cher de mes amis, un de ces amis qui vous comprennent tout entier et dont le souvenir est une providence que vous invoquez après leur disparition d'ici-bas dans le ciel; Ampère, dont nous avons essayé d'esquisser le portrait multiple à coté de Ballanche, dans le même cadre; Brifaut, esprit gâté par des succès précoces et par des femmes de cour, qui était devenu morose et grondeur contre le siècle, mais dont les épigrammes émoussées amusaient et ne blessaient pas; M. de Latouche, esprit républicain qui exhumait André Chénier, esprit grec en France, et qui jouait, dans sa retraite de la Vallée-aux-Loups, tantôt avec Anacréon, tantôt avec Harmodius, tantôt avec Béranger, tantôt avec Chateaubriand, insoucieux de tout, hormis de renommée, mais incapable de dompter le monstre, c'est-à-dire la gloire; enfin, une ou deux fois, le prince Louis-Napoléon, entre deux fortunes, esprit qui ne se révélait qu'en énigmes et qui offrait avec bon goût l'hommage d'un neveu de Napoléon à Chateaubriand, l'anti-napoléonien converti par popularité:

L'oppresseur, l'opprimé n'ont pas que même asile;

moi-même enfin, de temps en temps, quand le hasard me ramenait à Paris.

XXXII

À ces hommes retentissants du passé ou de l'avenir se joignaient, comme un fond de tableau de cheminée, quelques hommes assidus, quotidiens, modestes, tels que le marquis de Vérac, le comte de Bellile; ceux-là, personnages de conversation, et non de littérature, apportaient dans ce salon le plus facile des caractères, une amabilité réelle et désintéressée, ce qu'on appelle les hommes sans prétention. C'était la tapisserie des célébrités, le parterre juge intelligent de la scène, souvent plus dignes d'y figurer que les acteurs.

XXXIII

Et maintenant, célébrités politiques, célébrités littéraires, hommes de gloires, hommes d'agrément, femmes illustres et charmantes, acteurs de cette scène ou parterre de ce salon, qu'est-ce que tout cela est devenu depuis le jour où un modeste cercueil, couvert d'un linceul blanc et suivi d'un cortége d'amis, est sorti de cette grille de l'Abbaye-aux-Bois?

Chateaubriand, qui s'était préparé depuis longtemps son tombeau comme une scène éternelle de sa mémoire sur un écueil de la rade de Saint-Malo, dort dans son lit de granit battu par l'écume vaine et par le murmure aussi vain de l'océan breton; Ballanche repose, comme un serviteur fidèle, dans le caveau de famille des Récamier, couché aux pieds de la morte, après laquelle il n'aurait pas voulu vivre!

Ampère voyage, pareil à l'esprit errant, des déserts d'Amérique aux déserts d'Égypte, sans trouver le repos dans le silence ni l'oubli dans la foule, et rapportant de loin en loin dans sa patrie de la science, de la poésie, de l'histoire, qu'il jette, comme les fleurs de sa vie, sur le cercueil de son amie.

Mathieu de Montmorency et le duc de Laval dorment dans une terre jonchée des débris du trône qu'ils ont tant aimé; le sauvage Sainte-Beuve écrit, dans une retraite de faubourg qu'il a refermée jeune sur lui, des critiques quelquefois amères d'humeur, toujours étincelantes de bile, splendida bilis (Horace); il étudie l'envers des événements et des hommes, en se moquant souvent de l'endroit, et il n'a pas toujours tort, car dans la vie humaine l'endroit est le côté des hommes, l'envers est le côté de Dieu.

Hugo, exilé volontaire et enveloppé, comme César mourant, du manteau de sa renommée, écrit dans une île de l'Océan l'épopée des siècles auxquels il assiste du haut de son génie.

Béranger a été enseveli, comme il avait vécu, dans l'apothéose ambiguë du peuple et de l'armée, de la République et de l'Empire!

Le prince Louis-Napoléon, rapporté par le reflux d'une orageuse liberté qui a eu lâchement peur d'elle-même, règne sur le pays qui s'était confié à son nom, nom qui est devenu, depuis Marengo jusqu'à Waterloo, le dé de la fortune avec lequel les soldats des Gaules jouent sur leur tambour le sort du monde la veille des batailles!

Et moi, comme un ouvrier levé avant le jour pour gagner le salaire quotidien de ceux qu'il doit nourrir de son travail, écrasé d'angoisses et d'humiliations par la justice ou par l'injustice de ma patrie, je cherche en vain quelqu'un qui veuille mettre un prix à mes dépouilles, et j'écris ceci avec ma sueur, non pour la gloire, mais pour le pain!

XXXIV

Mais revenons aux salons littéraires; ils sont partout le signe d'une civilisation exubérante; ils sont aussi le signe de l'heureuse influence des femmes sur l'esprit humain. De Périclès et de Socrate chez Aspasie, de Michel-Ange et de Raphaël chez Vittoria Colona, de l'Arioste et du Tasse chez Éléonore d'Est, de Pétrarque chez Laure de Sade, de Bossuet et de Racine chez madame de Rambouillet, de Voltaire chez madame du Deffant ou chez madame du Châtelet, de J.-J. Rousseau chez madame d'Épinay ou chez madame de Luxembourg, de Vergniaud chez madame Rolland, de Chateaubriand chez madame Récamier, partout c'est du coin du feu d'une femme lettrée, politique ou enthousiaste, que rayonne un siècle ou que surgit une éloquence. Toujours une femme, comme une nourrice du génie, au berceau des littératures. Quand ces salons se ferment, craignons les orages civils ou les décadences littéraires. Ils sont fermés.

Lamartine.

LIIe ENTRETIEN

LITTÉRATURE POLITIQUE.
MACHIAVEL.

I

Faisons cette fois comme Plutarque, et commençons par la fin.

Rien n'est plus pathétique qu'un grand homme tel que Scipion accusé, Marius proscrit, Napoléon vaincu à Sainte-Hélène, aux prises avec la mauvaise fortune, et résumant sa vie soit en une résignation muette, soit en un satanique gémissement. Ces derniers actes de la tragédie humaine sont les plus fortes scènes du drame humain, celles qui se gravent le mieux dans la mémoire des peuples.

Voici une des dernières lettres confidentielles d'un homme d'État qui a été le plus grand écrivain politique de l'Italie moderne tout entière. Cet homme est encore dans la vigueur du corps et de l'esprit; il a été à la fois dans sa jeunesse le Molière et le Tacite de son temps; il a fait la Mandragore et l'Histoire de Florence; il a passé de là aux plus hautes magistratures décernées au mérite par le choix libre de ses concitoyens; il a été quinze ans secrétaire d'État de la république; il a été vingt-cinq fois ambassadeur de sa patrie auprès du pape, du roi de France, du roi de Naples, de tous les princes et principautés d'Italie; il a réussi partout à rétablir la paix, à nouer les alliances, à dissoudre les coalitions contre son pays.

Quand les Médicis, ces Périclès héréditaires de la Toscane, qui inventent un nouveau mode de gouvernement, le gouvernement commercial, l'achat de la souveraineté par la banque, et la paix par la corruption coïntéressée des citoyens, rentrent de leur exil, rappelés par la reconnaissance, cet homme est tombé du pouvoir; il est emprisonné par l'ingratitude de ceux qu'il a sauvés; il a subi la torture; il a été absous enfin de son génie, puis exilé, pauvre et chargé de famille, non pas hors de la patrie, mais hors de Florence; on lui a enfin permis de repasser quelquefois les portes de la ville, mais il lui est interdit d'entrer jamais dans ce palais du gouvernement où il a tenu si longtemps dans ses mains la plume souveraine des négociations, des décrets, des lois.

Cet homme, aussi capable de descendre que de monter, est maintenant réfugié à douze milles de Florence, dans la vallée reculée et pierreuse de San-Casciano, thébaïde de la Toscane; il y possède pour tout bien une métairie et quelques champs d'oliviers, dont l'huile et les fruits nourrissent d'économie lui, sa femme, ses fils et ses filles, auxquelles il faudra trouver des dots sur les rognures de cette métairie. Ses anciens amis sont éloignés, les cours qu'il a fréquentées l'ont oublié; les Médicis, quoique pleins d'estime pour lui, le regardent avec une certaine déplaisance; ils craignent même les services d'un citoyen dont le mérite domine de trop haut les autres citoyens. Dans une telle situation cet homme languit et se ronge de soucis domestiques; il est (on le verra) obligé de calculer combien la douzaine d'œufs ou la fiasque d'huile coûtent, pour nourrir sa journée et pour éclairer sa lampe; il porte lui-même au marché voisin les fagots coupés dans son petit bois par son bûcheron; il n'a pas de quoi payer largement son écot dans un dîner de cabaret à San-Casciano avec quelques vieux amis.

Voulez-vous savoir comment il passe ses jours d'été au village voisin, entre le travail et les heures nonchalantes de son repos? lisez la merveilleuse lettre suivante, retrouvée tout récemment dans ses papiers aux archives du vieux palais de Florence.

Cette lettre est adressée à Vettori, son ami, diplomate comme lui, et par lequel il est fréquemment consulté sur la conduite à tenir dans les affaires publiques. Cet homme, j'allais oublier de vous dire son nom, c'est Nicolas Machiavel.

MACHIAVEL
À FRANÇOIS VETTORI, À ROME.

«Magnifique ambassadeur!

Tardo non furon mai grazie divine;

«Les grâces du ciel ne se font jamais attendre.»

«Je parle ainsi parce qu'il me semblait avoir non pas perdu, mais égaré vos bonnes grâces, car vous avez tant tardé à m'écrire que je ne pouvais interpréter la cause de ce silence... J'ai craint qu'on ne vous eût prévenu contre moi en vous disant que j'étais un mauvais économe... J'ai été tout réconforté par votre dernière lettre du 23 du mois passé; j'y ai vu avec bien du plaisir que vous ne vous occupiez plus qu'à votre aise des affaires d'État. Continuez à prendre ce parti, car quiconque s'incommode trop pour les autres se sacrifie soi-même sans qu'on lui en sache le moindre gré; et puisque absolument la fortune veut diriger toutes nos actions, il faut la laisser faire à sa guise, ne la déranger en rien, et attendre qu'elle permette aux hommes d'agir à leur tour. Quand ce moment sera venu, vous pourrez reprendre un peu place aux affaires publiques, veiller un peu plus à ce qui se passe dans l'État; alors aussi vous me verrez quitter sur-le-champ ma métairie et accourir vers vous en vous disant: Me voilà!

«Puisqu'il en est ainsi, je vais essayer de vous rendre un plaisir équivalent à celui que m'a fait votre lettre, et vous dire à mon tour la façon dont je gouverne ma vie...

«J'habite dans ma métairie, et, depuis mes disgrâces, je ne crois pas avoir été vingt jours en tout à Florence. Jusqu'à ce moment je me suis amusé à tendre de ma main des piéges aux grives; je me levais pour cela avant le jour, je portais mes gluaux, et je cheminais en outre avec un paquet de cages sur le dos, semblable à Géta quand il revient du port tout courbé, chargé des livres d'Amphitryon. Le moins que j'attrapais de grives, c'était deux; le plus, c'était sept: c'est ainsi que j'ai passé tout le mois de septembre. Depuis, ce misérable passe-temps, quoique respectable et étrange, m'a même manqué à mon grand déplaisir, et quelle est ma vie depuis ce temps, je vais vous le dire.

«Je me lève avec le soleil, et je m'achemine vers un petit bois que je fais couper dans le voisinage. J'y passe deux ou trois heures à surveiller l'ouvrage de la veille, et j'use le temps avec ces bûcherons, qui ont toujours quelques malheurs à déplorer, soit arrivé à eux-mêmes, soit à leurs voisins. Et, au sujet de ce bois exploité, j'aurais mille belles anecdotes qui me sont arrivées, soit avec Frosino de Ponsano, soit avec d'autres qui voulaient m'acheter de cette coupe; et Frosino, entre autres, en envoya prendre un certain nombre de cordes (carlate) sans m'en prévenir, et sur le prix il voulut me retenir 10 livres florentines que je devais, disait-il, depuis quatre ans, et qu'il m'avait gagnées au jeu de criccrac chez Antoine Guiciardini.

«Je commençais sur cela à faire le diable et à m'en prendre au charretier qui s'en était allé emportant mes bûches sans les payer, comme un voleur, lorsque Machiavel, mon parent, entra et nous remit d'accord. Baptiste Guiciardini, Philippe Ginori, Thomas del Bene et quelques autres habitants du voisinage, pendant que ce vent soufflait, m'en demandèrent chacun une corde. Je la promis à tous, et j'en envoyai une à Thomas del Bene, qui en fit transporter la moitié à Florence parce qu'il y avait là pour l'enlever de la rue lui, sa femme, sa servante et ses enfants, tellement qu'on aurait dit le gaburro quand, le jeudi, il sort armé de bûches avec ses garçons pour assommer un bœuf. M'apercevant ainsi qu'il n'y avait pour moi aucun bénéfice, j'ai dit aux autres que je n'avais plus de bûches à vendre; ils en ont tous fait la grosse tête (la moue), surtout Baptiste Guiciardini, qui a mis cela au nombre de ses mésaventures d'État.

«En sortant de ma coupe de bois, après l'ouvrage, je m'en vais auprès d'une petite fontaine, et de là à mes piéges d'oiseaux, avec un livre sous mon bras, soit Dante, soit Pétrarque, soit un de ces poëtes familiers en second ordre, tels que Tibulle, Ovide ou quelqu'un de ce genre; je lis là leurs amoureuses souffrances ou leurs jouissances amoureuses; ils me font souvenir de mes propres amours, et je me réjouis un peu dans ces douces mémoires.

«De là je descends sur le grand chemin, dans la taverne du village; je cause avec les passants, je leur demande des nouvelles de leur pays; j'entends des choses neuves et diverses, je remarque les goûts différents et les fantaisies opposées des hommes. Vient en causant ainsi l'heure du dîner, où je mange avec ma petite famille ces mets frugals que nous peuvent fournir ma pauvre métairie et mon étroit domaine paternel. Après le repas je retourne à la taverne: j'y trouve ordinairement l'hôtelier, un boucher, un menuisier et deux chaufourniers; je m'encanaille avec eux tout le reste du jour au criccrac ou trictrac, jeux pendant lesquels surgissent entre nous mille disputes, mille chocs de paroles injurieuses, et où le plus souvent on conclut pour un quatrino (un sol), et où on ne nous entend pas moins crier de là à San-Casciano.

«Ainsi plongé dans cette vulgarité de vie, je tâche de préserver mon esprit de la moisissure d'une complète oisiveté, et je décharge la malignité du sort qui me poursuit, jouissant d'une satisfaction âpre et secrète de me sentir foulé ainsi aux pieds par la fortune, pour voir si à la fin elle n'en aura pas honte et n'en rougira pas!...

«Mais, le soir venu, je retourne à la maison et j'entre dans mon cabinet de travail; sur le seuil de la porte je dépouille ces habits de paysan souillés de poussière ou de fange, et je me revêts en idée d'habits royaux et de vêtements de cour. Ainsi vêtu d'habits conformes à la hauteur de mes pensées, j'entre avec dignité dans la société antique des grands hommes d'autrefois, où, accueilli amoureusement par eux, mes semblables, je me nourris de la seule nourriture qui est faite pour moi et pour laquelle je suis fait moi-même. Je ne rougis point de m'entretenir de niveau avec eux, de leur demander raison de leurs actes, et ces grands hommes ne dédaignent pas de me répondre avec leur indulgente bonté.

«Pendant quatre heures de temps que dure cet entretien avec les morts, je ne sens plus aucun de mes soucis, j'oublie toutes mes angoisses, je ne crains plus ma pauvreté, je ne m'épouvante plus de la mort; je me transfigure en eux tout entier, et, comme dit Dante, «qu'aucune science ne mérite ce nom si on ne retient pas ce qu'on a appris,» j'ai noté de ces entretiens avec ces hommes antiques tout ce que j'ai recueilli de capital et de caractéristique dans leur vie et dans leurs pensées, et j'en ai composé un opuscule intitulé des Gouvernements, ouvrage dans lequel je pénètre aussi profondément que je le peux dans les pensées qu'un tel sujet comporte, agitant en moi-même ce que c'est que la souveraineté, de combien d'espèces de souverainetés le monde se compose, comment elles s'acquièrent, comment elles se conservent, pourquoi elles se perdent; et si jamais quelques-unes de mes rêveries vous ont plu, celle-ci, je le crois, ne devra pas vous déplaire; et elle pourrait être acceptable surtout à un prince nouveau (allusion aux Médicis, rentrés maîtres de Florence, à qui il espérait plaire par cette haute leçon de gouvernement): c'est pour cela que l'ai dédiée à la magnificence (majesté) de Julien. Philippe Casa Vecchia a vu le livre; il pourra vous distraire en vous rapportant ce que l'ouvrage contient, ainsi que les raisonnements que nous en avons faits tous deux, quoique depuis ce temps-là je le lèche et le polisse sans cesse...

«J'irais bien vous voir à Florence, mais je craindrais qu'au lieu d'y descendre de voiture chez moi, je ne descendisse chez le geôlier de la prison, et il n'y manque pas d'amis empressés qui, après avoir invité les autres à dîner avec moi, me laisseraient l'embarras de payer...

«Je voudrais bien que ces seigneurs de Médicis commençassent à m'employer: c'est la nécessité domestique où je suis qui me force à cette démarche auprès de leurs amis; car je me consume, et je ne puis pas rester longtemps dans la même pénurie sans que la pauvreté me rende l'objet de tous les mépris. Dussent-ils ne m'employer d'abord qu'à retourner des pierres, je m'y résignerais.

«Quant à mon ouvrage du Prince, s'ils prenaient la peine de le lire, ils verraient bien que les quinze années passées par moi au service, au maniement des affaires de la république, je ne les ai employées ni au jeu ni au sommeil. Chacun devrait tenir à utiliser un homme qui a acquis déjà, aux dépens des autres et de lui-même, l'expérience consommée qu'il possède. Le meilleur garant que je puisse donner de ma fidélité et de ma probité, n'est-ce pas mon indigence?

«Adieu, soyez heureux et pensez à moi.

«Nicolas Machiavel.

«10 décembre 1513.»

II

Quel est le cœur qui ne soit pas ému de l'accent à la fois naïf, simple et pathétique de cette lettre, la plus belle protestation contre le sort que nous connaissions parmi toutes les lettres des grands hommes anciens et modernes retrouvées dans les archives du genre humain? On y sent l'homme qui se plie humblement comme le roseau au vent de son adversité et de sa misère. Comme on sent, quelques lignes plus loin, l'homme qui a le sentiment de sa supériorité sur ses contemporains, de son égalité de niveau avec les plus hauts caractères et les plus vastes intelligences de l'antiquité! Comme on y sent contre la fortune ce juste et muet mépris qui est la vengeance éternelle des hommes écrasés par l'iniquité de leurs contemporains! Enfin comme on y sent, dans les détails domestiques de sa métairie, de ses occupations, de sa pauvreté, de sa déchéance au milieu des meuniers, des chaufourniers et des cabaretiers de son village de Toscane, cette souplesse d'imagination et cette verve de goût, d'amour, de débauche même, qui rappellent le Molière dans le Tacite, l'auteur des comédies dans l'homme d'État! Comme cette lettre rit, pleure et gronde dans la même page! Quand je ne connaîtrais de Machiavel que cette lettre, il serait pour moi un homme de bronze et un homme de chair, un grand exemplaire de l'humanité, un grand ludibrium de la fortune, un homme plus italien que toute l'Italie de son temps, un de ces hommes qui ont le droit de dire, avec le sourire du dédain de Marius à l'esclave: «Va dire à Rome que tu as vu Marius assis dans la boue des marais de Minturnes, mais toujours Marius.»

III

Or qu'était-ce jusque-là que Nicolas Machiavel? En deux lignes le voici.

Il était né à Florence d'une haute lignée étrusque et féodale, les Machiavelli. Leurs domaines, situés entre la Romagne et la république florentine, avaient été peu à peu absorbés dans les États toscans. Cette famille, non déchue, mais appauvrie, servait maintenant dans les armées ou dans la magistrature de la république toscane. Treize de ses membres avaient été gonfaloniers, c'est-à-dire à peu près doges de Florence. Le père de Nicolas Machiavel, le héros d'esprit et de plume de cette grande race, était gouverneur dans des provinces de la république. Il soigna l'éducation de son fils comme s'il l'eût senti prédestiné aux grandes choses. C'était le temps héroïque de l'Italie ressuscitée, la virilité de ce qu'on appelle le moyen âge. Dante, Pétrarque, Boccace, avaient créé la langue toscane avec les débris de la latinité romaine; la Grèce avait versé ses manuscrits dans les bibliothèques de Florence; l'atticisme s'unissait à la force dans les écrits des Toscans; ils avaient un poëte et des lettrés en tous genres; il leur manquait en prose un Tacite ou un Bossuet pour illuminer la politique et fixer la grande langue des affaires.

La littérature politique, illustrée en Grèce par Aristote, n'était pas née en Italie; elle y naquit forte et souveraine avec Nicolas Machiavel.

Sa mère, Bartholomée Nelli, d'une illustre maison florentine aussi, lui donna le jour le 3 mai 1469. Ces souches toscanes, greffées de sang romain, ont toujours produit des branches prodigieuses de sève et de force dans l'espèce humaine. Souvenez-vous des Dante, des Pétrarque, des Médicis, des Capponi, des Strozzi, des Guiciardini, des Michel-Ange, des Mirabeau, des Bonaparte; poëtes, artistes, écrivains, hommes de tribune, hommes d'État, hommes de guerre et de tyrannie, la Toscane est une mère féconde; Florence a du sang étranger dans les veines. Ce sang est la sève sauvage ou civilisée du génie.

IV

Je glisse sur les premières années de ce rejeton des Nelli et des Machiavelli; son intelligence vive, étendue, profonde et éloquente comme la passion, le fit remarquer avant l'âge. À vingt-huit ans le gouvernement de Florence le choisit d'acclamation pour secrétaire de la république. Ce secrétaire rédigeait les actes du gouvernement, il les inspirait et les discutait en les rédigeant; il était à la république ce que le souffleur est au drame, invisible, mais âme de tout.

L'Italie était alors ce qu'elle est encore, ce qu'elle sera toujours, à moins qu'il ne renaisse à Rome un peuple-roi; elle était une perpétuelle et héroïque anarchie de cinq ou six nationalités qui se disputaient la puissance, la gloire, la primauté dans cette cendre du vieux monde: les membres principaux de cette anarchie étaient Venise, Rome, Milan, Naples, Florence; les Impériaux, les Français, les Espagnols, appelés comme aujourd'hui par les Piémontais en Italie, en faisaient leur champ de bataille ou le prix de leurs victoires.

Les Médicis, ces citoyens presque couronnés de Florence, venaient d'en être exilés pour avoir préféré l'appui de l'Espagne à l'alliance de la France. Une république démocratique et religieuse, agitée par la parole d'un moine à moitié fou, à moitié factieux, mais toujours fourbe, Savonarola, avait remplacé les Médicis. Un caprice des historiens démagogues et des mystiques de ce temps-ci a voulu prendre au sérieux ce moine thaumaturge; l'histoire sincère les dément à chaque mot. Savonarola n'était qu'un Marat encapuchonné; le peuple, qu'il avait trompé et fanatisé, en fit justice au premier retour de bon sens. Son supplice fut cruel, mais son exil était mérité. Il demandait le sang de tout ce qui n'applaudissait pas à ses démences. Il mourut en lâche après avoir vécu en bourreau. Malheur aux partis qui prennent pour patrons dans l'histoire ces hommes de délire, de hache et de bûchers, tels que le moine Savonarola!

V

C'est au milieu de ces convulsions de la république provisoire de Florence, entre l'exil et le retour des Médicis, que Machiavel exerça les difficiles fonctions de secrétaire de la république, au dedans et d'ambassadeur au dehors. Ces ambassades, qu'on appelle les légations, lui firent connaître à fond la politique des puissances auprès desquelles il alla ménager les intérêts de sa patrie. Les dépêches qu'il écrivit pendant ces vingt-cinq légations à son gouvernement sont des chefs-d'œuvre de sagacité, de clarté, de style, appropriés aux affaires.

Nous ne vous donnerons ici ni le récit de ces circonstances aussi fugitives que le temps, ni le texte de ces dépêches: cela ressemblerait aux dialogues des morts. Une seule de ces circonstances mérite d'être relatée, parce qu'elle donna lieu à la longue résidence de Machiavel auprès de César Borgia, fils du pape Alexandre VI.

César Borgia, sans bornes dans son ambition, sans scrupule dans ses actes, est le véritable héros du moyen âge. Fils d'un pape espagnol, hardi comme un aventurier, intrépide comme un chevalier, politique comme un diplomate, perfide comme un brigand, il aspirait à fonder en Italie, par la puissance papale de son père, une dynastie des Borgia. Il la conquérait peu à peu par ses exploits, par ses trahisons, par ses intrigues, en se mettant tour à tour à la tête des troupes des divers États d'Italie. Il désirait passionnément devenir aussi, par son alliance avec la république de Florence, général des troupes toscanes. La république le redoutait et le ménageait. Elle chargea Machiavel de résider auprès de lui, tantôt pour se concilier l'appui de ses armes, tantôt pour éluder ses prétentions, toujours pour le flatter.

Cette longue résidence de Machiavel auprès de César Borgia fut pour le secrétaire florentin l'école de la diplomatie la plus consommée et la plus perverse. Machiavel en sortit comme on sort d'une école de haute intrigue et de crimes habiles (s'il y eut jamais habileté dans le crime). Le malheur du nom de Machiavel fut d'avoir passé pour complice de ces perfidies et de ces crimes, dont il n'était que le spectateur et le confident diplomatique au nom de sa patrie. C'est là ce qui le fait passer pour un scélérat quand il n'était en effet qu'un courtisan officiel, obligé, par l'intérêt des Florentins, de complaire à une ambition qui faisait trembler sa patrie.

Il sortit en même temps de cette cour militaire de César Borgia tellement rompu aux affaires politiques et aux intrigues d'ambition que nul ne perça jamais si profondément dans les ressorts cachés qu'on emploie pour conquérir ou gouverner les hommes. Il en sortit enfin seul capable de donner les conseils de l'ambition pratique aux bons ou aux mauvais desseins et d'écrire ce livre du Prince, manuel du bien et du mal pour les ambitieux. Son véritable crime ne fut pas d'avoir préféré le mal au bien dans ce commentaire sur les entreprises des princes: son crime fut son indifférence apparente, sa neutralité extérieurement impassible entre le crime et la vertu.

Nous disons neutralité apparente à l'extérieur, parce qu'en le lisant dans ses douze volumes et en l'étudiant impartialement dans sa vie, on reconnaît avec bonheur qu'il n'était nullement neutre, encore moins pervers; qu'il aimait l'honnête, qu'il le pratiquait pour lui-même, et que son tort est d'avoir eu l'intelligence du mal, mais non le goût. Vous vous en convaincrez quand vous m'aurez suivi jusqu'au bout. Le nom de Machiavel devenu proverbe est une calomnie de l'homme qui a porté ce grand nom: il est plus commode de le nommer que de le lire. Malheur aux hommes dont le nom devient synonyme de crime: il faut des siècles pour laver ce nom!

Nous n'entreprenons pas de le laver. Il eut des torts; ces torts furent des complaisances coupables pour ce qu'on appelle des faits accomplis. Il prit en apparence le succès pour un dogme; il oublia que la moralité est la première condition des actes publics; il crut aux deux morales, la petite et la grande; comme Mirabeau, son élève et son égal, il matérialise la politique en la réduisant à l'habileté, au lieu de la spiritualiser en l'élevant à la dignité de vertu: mais, à cette faute près, faute punie par la mauvaise odeur de son nom, il fut honnête homme; il fut même chrétien dans sa foi et dans ses œuvres; il fut en même temps le plus parfait artiste en ambition que le monde moderne ait jamais eu à étudier pour connaître les hommes et les choses; son malheur fut d'être artiste, et de donner dans le même style et avec le même visage des leçons de tyrannie et des leçons de liberté.

Cela dit, entrons dans ses œuvres. Voyons-en d'abord l'occasion.

VI

Nous avons vu qu'au retour des Médicis à Florence, Machiavel, destitué de toutes ses fonctions, avait été obligé de se retirer, presque indigent, dans sa petite métairie de la Strada, près de la bourgade de San-Casciano. À peine y goûtait-il un court loisir que la conspiration de Capponi, le grand citoyen patriote, contre les Médicis éclata et échoua le même jour. Capponi ayant par mégarde laissé tomber de son habit la liste des conjurés, les Médicis avertis firent saisir tous ceux dont le nom était porté sur la liste de Capponi et tous ceux que leurs sentiments républicains pouvaient faire soupçonner complices de la conjuration. Machiavel, quoique innocent, fut du nombre. Ses interrogatoires, rendus plus âpres par la torture, ne purent lui arracher un aveu.

Le pape Léon X, Médicis lui-même et le plus doux des hommes comme le plus lettré, envoya de Rome réclamer de ses neveux la liberté de Machiavel; il lui demanda de plus, comme au premier des politiques de son temps, des conseils pour le gouvernement des affaires d'Italie. Il l'appela même à sa cour. Machiavel, mal inspiré, ne s'y rendit pas. Sa vraie place était dans le conseil de ce Périclès des papes. Il y eût été libre, heureux, puissant sur les affaires. Il craignit un piége où il n'y avait de la part du pape qu'estime et bonté. Toutefois il écrivit à Léon X, par l'intermédiaire de Vettori, son ami, ambassadeur de Florence à Rome, ces lettres remarquables sur la politique papale, qui dénotent une connaissance presque providentielle des divers intérêts des grandes nations.

Léon X en fit son profit; il aimait Machiavel; il regretta d'être privé de la présence de l'oracle politique de Florence, aussi propre à devenir l'oracle politique de Rome.

Machiavel, toujours par l'intermédiaire de son ami Vettori, qui résidait auprès du pape, transmettait à Léon X des chefs-d'œuvre de vues en chefs-d'œuvre de style, émanés de cette pauvre métairie où languissait le génie du siècle. Tous ces conseils parfaitement honnêtes de Machiavel à Léon X ne tendaient qu'à la paix de l'Italie; il suppliait ce grand pape de s'en faire l'arbitre au nom de son autorité pontificale, au nom des Médicis, au nom de ses propres armées.

VII

Mais, par une souplesse de génie sans égale peut-être dans l'histoire de l'esprit humain, pendant que cet homme d'État vieilli, fatigué, indigent, donnait de si hauts conseils aux rois et aux papes, il s'amusait à écrire, de la même plume qui allait écrire comme Tacite, des comédies dignes de Molière.

C'est de cette époque, en effet, que date sa facétie de la Mandragore. La Mandragore est une plaisanterie obscène. Un mari dupe de lui-même et une jeune femme innocente y sont joués et corrompus par l'intrigue d'un amoureux et d'un moine, dans un imbroglio et dans un dialogue dignes de Boccace. La pudeur moderne nous interdirait d'en faire seulement l'analyse; mais les mœurs italiennes du temps étaient si peu scrupuleuses en matière de décence et de religion que cette facétie comique eut un succès classique et prolongé à Florence, et que le pape Léon X, dans ses voyages en Toscane pour revoir sa famille, fit représenter devant lui deux fois la Mandragore pour amuser le sacré collége.

Le Mariage de Figaro par Beaumarchais est une édification en comparaison de la farce de Machiavel; mais les Contes de Boccace, imprimés avec les priviléges et les éloges de la cour de Rome, avaient accoutumé les Italiens au ridicule versé sur les maris et sur les moines. Cette pièce grotesque popularisa plus Machiavel à Florence et à Rome que ses écrits les plus substantiels de politique; les peuples préfèrent souvent ce qui les dégrade à ce qui les élève: Machiavel, baladin pour gagner le pain de sa famille à San-Casciano, devint plus célèbre que Machiavel homme d'État, orateur et ambassadeur, sauvant pendant quinze ans sa patrie par des miracles de diplomatie.

VIII

Il y avait alors à Florence un citoyen d'une grande opulence, ami des Médicis, nommé Cosme Ruscelaï, infirme et mûri par ses infirmités avant l'âge. Ruscelaï avait fait planter autour de son palais de délicieux jardins, semblables à ceux d'Académus, et il y rassemblait tous les jours ses amis pour y disserter platoniquement avec eux de philosophie, de religion, d'histoire, de poésie, de politique.

Toutes les fois que Machiavel revenait à Florence, il présidait du droit de sa renommée et de son agrément à ces entretiens. Là, du moins, il avait son public restreint mais compétent. On l'interrogeait avec respect sur sa longue expérience des idées et des choses. Ce fut pour plaire à Ruscelaï et à cette élite d'amis qu'il écrivit alors ses Discours sur Tite-Live.

Ce livre, le plus magistral qu'il ait peut-être composé, est le commentaire de l'histoire romaine par le génie des affaires. Machiavel y suit Tite-Live événement par événement, comme la lampe suit les contours d'une statue pour en faire jaillir les formes dans la nuit aux regards d'un statuaire.

Il explique avec une sagacité véritablement divine la pensée ou la passion des personnages, rois, consuls, magistrats ou peuple, qui amenèrent, dans tel ou tel but, telles ou telles vicissitudes dans les destinées du peuple romain; il montre comment de l'événement accompli devait nécessairement découler tel autre événement par la seule fatalité des grands esprits, la fatalité des conséquences; il refait l'histoire romaine tout entière avec une lucidité rétrospective qui éclaire mille fois mieux les faits que l'historien romain lui-même. L'historien ne voyait que les détails, Machiavel voit l'ensemble; Tite-Live n'est que la main, Machiavel est l'intelligence. L'un dit: Ceci fut; l'autre dit: Ceci devait être.

IX

Ni Montesquieu, dans ses Considérations sur la décadence, ni Bossuet lui-même, dans les éclairs de son Histoire universelle, n'ont cette évidence instinctive de sagacité qui caractérise l'infaillibilité de Machiavel dans ce coup d'œil sur la politique romaine. Montesquieu a de la prétention dans les aperçus; Bossuet a de la poésie dans les vues: c'est un épique plus qu'un historien; leur style se ressent de leur nature: l'un veut frapper, l'autre veut éblouir; Machiavel ne veut que comprendre et fait comprendre. Il ne songe seulement pas à son style: le mot, chez lui, c'est la pensée; la couleur, c'est la lumière; le seul effet qu'il recherche et qu'il obtient toujours, c'est la vérité. Aussi, s'il y a plus de plaisir à lire Montesquieu, s'il y a plus d'éblouissement à lire Bossuet, il y a plus de profit politique à lire Machiavel. C'est lui qui est le véritable traducteur des événements et qui les interprète en homme d'État; il en extrait le suc pour en nourrir substantiellement ses amis des jardins Ruscelaï, destinés à gouverner après lui la république ou la monarchie, l'aristocratie ou la démocratie de Florence.

Nous sommes étonné qu'on ne mette pas le commentaire de Machiavel sur Tite-Live dans les mains de la jeunesse moderne qui se destine à la vie publique: ce serait un cours de sagacité. Point de chimères, point de rêves, point de système préconçu, point d'utopie sacrée, académique ou profane; le fait et la signification du fait, voilà tout: ce sont les mathématiques de l'histoire. Machiavel y est en philosophie politique égal à Newton en philosophie naturelle. Le monde moderne n'a eu qu'une tête de cette force, Bacon; nous vous le ferons connaître un jour.

X

Après ce livre, il écrivit, autant par délassement que par patriotisme, les sept livres de l'Art de la guerre, ouvrage dirigé contre les condottieri, ces troupes sans patrie de l'Italie; il y invente la conscription militaire, cette institution des nationalités qui veulent rester nations ou rester libres.

Ces sublimes écrits ne le tiraient pas de la misère: les Médicis continuaient à le craindre; Léon X admirait mais ne récompensait pas ses travaux. Il est à croire que ce pape, prodigue pour tout autre, voulait le contraindre par la nécessité même à venir à Rome. On ne sait quel amour instinctif des collines de Florence empêchait Machiavel d'abandonner cette terre ingrate; cet amour lui coûta l'aisance et le repos.

«Je resterai donc dans ma misère, écrit-il à son ami Vettori, sans trouver une âme qui se souvienne de mon dévouement ou qui me trouve bon à quelque chose. Mais il est impossible que je demeure plus longtemps dans cet état, car je vois toutes mes ressources diminuer, et, si Dieu ne vient à mon secours, je serai forcé d'abandonner ma métairie et de me faire secrétaire de quelque podestat (maire) de village; ou bien, si je ne puis trouver un autre moyen de vivre et de faire vivre ma pauvre famille, je serai forcé de me réfugier dans quelque bourgade écartée et ruinée, pour y enseigner à lire aux enfants, et de laisser ici ma famille, qui me considère comme un homme mort. C'est le meilleur parti qu'elle puisse prendre, car elle vivra plus aisément sans moi, qui lui suis à charge, attendu que j'ai été accoutumé toute ma vie à l'aisance, et que je ne puis m'astreindre aussi rigoureusement qu'il le faudrait à la parcimonie nécessaire.»

XI

N'est-ce pas un jeu bien ironique du destin que de voir le premier homme d'État et le premier écrivain de l'univers aspirer, pour gagner son pain, à apprendre à lire aux enfants des paysans dans un village privé de maître d'école!

Mais il y a quelque chose de plus étrange encore, et qui montre dans cette vigoureuse imagination aux prises avec l'indigence et l'abandon de sa patrie l'énergie légère et vicieuse des nations de ce pays et de ce temps. Le lion vieilli, dompté par l'amour, en relief sur les vases étrusques, est le symbole de cette puissance de souffrir et de jouir en même temps qui caractérise cette forte race d'Étrurie. C'est ainsi que Mirabeau, Étrusque de race comme Machiavel, secouait d'une main les barreaux de son cachot de Vincennes, et de l'autre main écrivait des volumes d'amour à madame de Mounier.

«Malgré mon âge, qui touche à cinquante ans, écrit-il à Vettori, je vais chaque jour visiter celle qui captive mon cœur; je ne me laisse ni rebuter par les ardeurs de l'été, ni arrêter par la longueur et les difficultés du chemin, ni effrayer par l'obscurité des nuits.»

Tant que dura ce violent amour qui lui faisait tout oublier, même la dignité de son nom, même sa misère, même la décence de son âge, il n'écrivit plus rien que des lettres amoureuses ou que les confidences de son bonheur.

Guéri de cette passion, qui ne fut pas la dernière, et consulté par Léon X sur les moyens de corrompre le vieux républicanisme de Florence, Machiavel, sans désavouer tout à fait la république, conseille au pape de corrompre à force de faveurs et de prospérité les citoyens.

«Conservez, lui dit-il, l'apparence des élections, mais faussez-en les résultats s'ils vous sont contraires, en achetant ou en altérant les votes dans les scrutins.»

C'est une trahison exactement semblable à celle que le grand et vénal Mirabeau organisait secrètement pour Louis XVI, en recevant d'une main les subsides immenses de la cour, et en agitant de l'autre main les passions qui nourrissaient sa popularité. Cependant Machiavel était moins pervers dans sa politique, car il ne trahissait personne que lui-même, dans cette entente avec Léon X.

XII

Machiavel commençait à rentrer en grâce auprès des Médicis quand Léon X mourut.

La mort de ce pape le laissa de nouveau sans espoir. Les amis et les élèves de Machiavel, dans les jardins Ruscelaï, conspirèrent, à l'exemple des Brutus, pour le rétablissement de la république; ils furent trahis, suppliciés ou proscrits. Machiavel, qui les fréquentait, et qui les inspirait du fanatisme classique de la liberté romaine, n'avait trempé que son génie, mais non sa main, dans la conjuration. Soupçonné, mais non accusé, il fut obligé de renoncer à tout espoir de rentrer dans le gouvernement, et dut se retirer plus que jamais dans sa retraite indigente.

Il en occupa les loisirs en écrivant son Histoire de Florence. Avant de l'avoir poussée jusqu'à son temps, trop difficile à toucher sans offenser le maître de Florence, il porta son histoire à Rome au pape Clément VII. Ce pape, aussi parcimonieux que Léon X était libéral, lui donna cent ducats pour toute récompense d'un si magnifique travail. Machiavel, indigné, brisa sa plume; elle nourrissait la postérité de son génie, et elle ne le nourrissait lui-même que d'amertume!

Et cependant il s'amusait toujours à aimer et à chanter entre deux détresses. Ainsi on le voit, à ce retour de Rome, en correspondance avec son célèbre contemporain Guiciardini sur des représentations de la Mandragore, que Guiciardini veut faire jouer à Modène.

«J'ai fait huit ou dix chansons gaies de plus pour la pièce, écrit-il à Guiciardini. J'irai avec la Barbera, belle chanteuse de Florence: préparez-nous, à moi et à la Barbera, une chambre chez ces moines.»

Le pape, rougissant enfin de négliger un tel serviteur de ses intérêts, le charge de surveiller et d'achever les fortifications de Florence.

Il trouva à peine du pain dans cet emploi. Les Florentins, menacés par l'armée de la confédération des ennemis du pape et des Médicis, se gouvernent un moment par les conseils de ce grand politique. Machiavel écarte avec une habileté consommée l'armée des confédérés de Florence. Il suit cette armée pour y poursuivre ses négociations dans leur camp sous les murs de Rome; il assiste à la mort du connétable de Bourbon et à la prise de Rome. Les Médicis, pendant cette éclipse de leurs papautés à Rome, sont de nouveau expulsés de Florence. Machiavel espère y rentrer pour reprendre son ascendant sur la république restaurée par ses amis; mais les républicains lui reprochent avec indignation ses complaisances pour Laurent de Médicis et les conseils d'usurpation qu'il a donnés à ce dictateur de Florence dans le livre du Prince. Il est destitué, menacé, obligé de se cacher de nouveau dans sa chaumière de San-Casciano.

XIII

Le livre du Prince n'était cependant pas encore publié, mais on en connaissait l'existence et les principes par l'indiscrétion des Médicis.

Ce livre, qui fut son crime contre la république et contre l'honnêteté politique, fut ainsi son arrêt d'exil, et devint bientôt, comme on va le voir, son arrêt de mort. Le parti de ce faux prophète de la populace et de la monacaille, de ce fou imposteur, Savonarola, se déclara irréconciliable avec le grand homme qui avait méprisé ses jongleries soi-disant évangéliques, mais plus réellement démagogiques.

Examinons ici ce livre du Prince, qui a donné l'immortalité de la calomnie à son auteur, ce livre qui a été et qui est encore l'énigme de l'Italie.

Ce livre fut-il, comme le prétendent certains Italiens, une ironie vertueuse de Machiavel, voulant, comme le législateur de Sparte, faire horreur de la tyrannie en enivrant les tyrans?

Ce livre fut-il, comme d'autres le disent, une froide leçon de tyrannie pour donner aux princes la théorie des crimes heureux?

Des centaines de volumes sont écrits tous les ans en Italie par les pédants oisifs pour débattre l'une ou l'autre de ces appréciations systématiques sur Machiavel.

Ni les uns ni les autres ne sont dans la vérité de la nature humaine.

La nature ne fait pas de ces hommes assez dévoués à la vertu pour écrire gratuitement des contre-vérités qui les feront passer éternellement pour des scélérats; la nature ne crée pas non plus des hommes assez monstrueux (surtout quand ces hommes sont les plus hautes et les plus saines intelligences de leur siècle) pour penser, pour écrire et pour signer des théories de crimes qui les dévoueront à l'exécration de la postérité.

L'auteur des Commentaires sur Tite-Live et de l'Histoire de Florence, ouvrages où le goût de la vertu se fait sentir aussi éloquemment que le génie du style; l'homme dont la vie privée et la vie publique méritèrent à juste titre la renommée d'homme de bien n'eut certes jamais la pensée de personnifier en soi un Tibère, un Néron, un monstre en horreur à Dieu et à soi-même, en mépris de ses contemporains et de la postérité. On a vu des Curtius du bien public, mais ce Curtius du crime n'exista certes jamais que dans l'imagination des imbéciles ou des pédants.

La pensée qui inspira le livre du Prince à Machiavel, la voici. Nous ne l'excusons certes pas, mais nous l'expliquons.

Cette pensée ne fut ni d'un héros de vertu ni d'un monstre de vices; elle fut tout simplement la pensée d'un commentateur. Machiavel, voulant donner à Laurent de Médicis, prince nouveau, des leçons de la politique du succès (fausse mais séduisante politique), prit son texte dans la vie de César Borgia, auprès de qui il avait résidé si intimement comme ambassadeur de Florence. Il commenta la conduite de ce héros souvent fourbe, souvent sanguinaire, toujours habile; il développa ce texte non en moraliste, mais en politique, pour Laurent de Médicis. Il ne dit point à son prince: Faites ceci; mais il lui dit: Voilà comment César Borgia fit en telle ou telle circonstance de ses usurpations ou de ses crimes. Il ne loue pas, il raconte; son tort est de raconter avec l'impassibilité d'une page de bronze, et de ne témoigner dans l'accent du narrateur aucune préférence pour le bien, aucune pitié pour les victimes, aucune exécration contre les attentats politiques.

Artiste en succès, voilà le vrai nom de Machiavel: ne lui en cherchez pas un autre; c'est bien assez pour le flétrir dans cette œuvre trop équivoque de son génie, car le succès en politique est trop souvent la récompense du crime.

N'oublions pas cependant que, dans ce temps barbare encore du moyen âge italien, la politique n'était pas une moralité de but et une légitimité des moyens; la politique n'était qu'une science, et Machiavel voulait surtout se montrer capable: ce n'est que plus tard que la politique, sous la plume de Fénelon, devint une vertu; sous Bossuet même elle n'était qu'une sainte violence. Machiavel n'était pas plus avancé que son temps; voilà son principal crime dans le livre du Prince.

XIV

En quelques lignes voici l'analyse de ce livre.

Machiavel divise les princes en princes héréditaires et en princes nouveaux.

Il se déclare pour le principe des gouvernements héréditaires et légitimes, comme infiniment plus faciles à posséder et à régir innocemment que les autres pouvoirs. Son bon sens est légitimiste. Quant aux républiques, il en a traité, dit-il, dans le Commentaire sur Tite-Live; là il est républicain avec l'intelligence des diverses crises des républiques: il se prononce tantôt pour l'aristocratie conservatrice, tantôt pour la démocratie progressive, aujourd'hui pour le sénat, demain pour le peuple, selon le temps, mais toujours pour l'honnête et pour le bien public.

Les provinces annexées aux États du prince nouveau, dit-il, ne peuvent y rester longtemps attachées tant que la race de leurs anciens souverains n'est pas éteinte. On en a conclu que Machiavel conseillait le meurtre des anciennes familles des princes vaincus.

«Il faut de plus, ajoute-t-il, que le nouveau prince vienne résider dans ses nouvelles conquêtes, et que les conquérants parlent la même langue que les conquis. Le roi de France Louis XII fit cinq fautes en Italie: il y ruina les puissances faibles, il y accrut la puissance d'un prince puissant, il y introduisit un prince étranger très-fort, il n'y vint pas résider, et il n'y établit pas la domination française.»

Ces cinq fautes reprochées par Machiavel à Louis XII ne semblent-elles pas prophétiquement s'appliquer à la politique de la France d'hier relativement à l'Italie? La France y laisse tomber les puissances faibles et secondaires, la Toscane, Parme, Modène, les États romains, bientôt Naples; elle y introduit un prince très-puissant déjà, le roi de Sardaigne, et l'Angleterre, alliée désormais de la maison de Savoie, au détriment de la France; elle n'y fonde aucun patronage français sur aucune partie de l'Italie.

«Jamais, dit Machiavel, le roi de France n'aurait dû consentir à affaiblir ou à laisser absorber ces petites puissances, parce que, tant qu'elles auraient existé, elles auraient empêché les ennemis de la France devenus trop puissants de trop grandir. La France, conclut-il, a donc perdu son influence en Italie pour ne s'être conformée à aucune des règles de ceux qui veulent conserver une possession. Il n'y a là aucun miracle, c'est une chose toute logique et toute naturelle. Les Italiens, poursuit-il, n'entendent rien aux affaires de guerre, et les Français rien aux affaires d'État!»

XV

Dans un chapitre qui semble écrit par Bossuet, Machiavel démontre, par les exemples de Moïse, de Cyrus, de Romulus, de Thésée et d'autres fondateurs de dynastie, que plus ils sont partis d'en bas, plus ils ont dû tout à leur mérite, plus ils ont pu s'affermir dans leur élévation; mais que sans la fortune, qui n'est que la prédisposition du peuple, et sans l'occasion, qui est la condition nécessaire et divine de toute grandeur, ils n'auraient pu que rêver leur ambition, jamais l'accomplir.

Ce chapitre atteste combien Machiavel avait dévisagé la fortune à force de réfléchir sur ce que le vulgaire appelle ses jeux! L'occasion ne peut rien sans l'homme, l'homme rien sans l'occasion; c'est du mariage de la fortune avec le génie que naît la puissance; sans cela, rien. La multitude ignore trop cette vérité. C'est ce qui la prosterne aux pieds du succès.

Ses considérations sur les novateurs ou réformateurs politiques ou religieux, dans le même chapitre, sont de la même infaillibilité de vues. «Il y en a de deux sortes, dit-il: ceux qui ne peuvent que persuader et ceux qui peuvent contraindre. Les premiers, il leur arrive toujours malheur; les seconds ne succombent presque jamais: c'est pour cela qu'on a vu réussir tous les prophètes armés, les prophètes désarmés finir misérablement.»

On voit qu'à l'inverse du sophisme de ce temps-ci, qui attribue plus de force à la parole qu'au glaive, il donne à la force le rôle si vrai que Dieu lui a donné, grâce à la lâcheté du cœur humain.

«On fait croire par force»! s'écrie-t-il, et le monde est son témoin!

XVI

Une analyse historique profonde, lucide et pénétrante de la conduite du pape Alexandre VI et de César Borgia, son fils, pour se créer une vaste domination en Italie, est présentée ici non comme modèle, mais comme exemple, à Laurent de Médicis, dans le livre du Prince: là est le venin.

«Gagner les hommes et les détruire, dit Machiavel, c'était le moyen de son génie et la base de sa puissance. En résumant sa conduite, je n'y trouve rien à critiquer. Doué d'un grand courage et d'une haute ambition, il ne pouvait se conduire autrement. Quiconque, dans une souveraineté nouvelle, jugera qu'il lui est nécessaire de se garantir de ses ennemis, de se faire des amis, de réussir par force ou par ruse, de se faire aimer ou craindre des peuples, suivre et respecter par les soldats, de détruire ceux qui peuvent lui nuire, de remplacer les anciennes institutions par de nouvelles, d'être à la fois sévère et gracieux, magnanime et libéral; celui-là, dis-je, ne peut trouver des exemples plus récents que ceux de César Borgia.»

Était-ce là, aux yeux de Machiavel, de l'histoire ou des principes? Lui seul peut le savoir; mais il est bien difficile d'innocenter même l'histoire quand elle présente ainsi la ruse ou le meurtre à l'âme d'un prince, sans avertir au moins ce prince que la ruse est une bassesse et que le meurtre est un forfait.

Cependant soyons juste: dès le chapitre suivant, où il traite de ceux qui acquièrent la souveraineté par des scélératesses, Machiavel dit nettement sa vraie pensée dans les termes suivants:

«En vérité, on ne peut pas dire qu'il y ait de la valeur à massacrer ses concitoyens, à trahir ses amis, à être sans foi, sans pitié, sans religion. Par de tels moyens on peut sans doute acquérir le pouvoir; la gloire, jamais!»

XVII

Ainsi la véritable pensée du livre du Prince ne pouvait être d'approuver comme moraliste ces forfaits dans Borgia, puisqu'il les flétrissait ainsi dans Agathocle. Il devient de plus en plus évident, à quelques pages de là, qu'il raconte le succès du crime, mais qu'il ne le glorifie pas. Lisez cette phrase: «Les cruautés, dit-il, sont bien employées (si toutefois le mot bien peut être jamais appliqué à ce qui est mal) quand on les commet d'un seul coup et en masse, etc.»

Vous voyez, par la parenthèse, qu'il parlait du succès, et non de l'innocence des cruautés. Il ne peut le dire plus nettement lui-même. Il se prémunit contre la calomnie en disant: «On peut appeler habile, mais on ne peut appeler bien ce qui est mal.»

C'est ainsi pourtant qu'on lui reproche cet axiome politique qui fait, depuis l'origine du monde, le désespoir des honnêtes gens: «Le monde est si corrompu que celui qui veut en tout et partout se montrer homme de bien ne peut manquer de périr au milieu de tant de méchants.»

Est-ce là conseiller la perversité aux hommes? Non, c'est leur conseiller de ne pas espérer leur récompense en ce monde, mais c'est leur montrer d'autant plus la sublimité de la vertu qu'en restant vertueux on consent sciemment à être victime de son innocence.

C'est en partant de ce fait, et non de ce principe de la corruption générale, qu'il dit ailleurs à son prince: «Il vaut mieux dans un pareil monde être aimé, mais il est plus sûr d'être craint. Le mieux serait d'être l'un et l'autre.»

On ne peut pas excuser de même son conseil au prince de ne pas tenir sa parole lorsque les circonstances dans lesquelles on l'a engagée sont changées, ni l'éloge qu'il fait nettement du pape Alexandre VI d'avoir jeté tous ses serments au vent.

XVIII

Le livre finit par une éloquente invocation aux Médicis pour qu'ils délivrent l'Italie des barbares. C'était alors, comme aujourd'hui, l'exhortation habituelle de tous les orateurs, hommes d'État, poëtes, tels que Dante, Pétrarque, Machiavel, tant qu'ils étaient satisfaits des républiques, des papautés et des princes qu'ils servaient en Italie; le lendemain du jour où ils étaient méconnus ou exilés par ces États ou par ces princes, ils invoquaient l'empereur d'Allemagne pour qu'il vînt remettre la selle et le mors à la cavale indomptée de l'Italie, selon le fameux tercet du Dante; ou bien ils allaient, comme Pétrarque, jusqu'en Allemagne implorer le secours armé des barbares pour la cause de Naples, de Rome ou de Florence; litanie de la servitude qui demande plutôt le changement de maître que la liberté.

Quant à Machiavel, il ne fut point coupable de cette inconséquence de tant de grandes âmes italiennes; il ne conseille ni ne conspire jamais l'asservissement de sa patrie à des maîtres étrangers; en cela, seul entre tous, son patriotisme au moins lui servit de vertu. C'est ce qui fait dire à J.-J. Rousseau «que Machiavel, dont on a fait le bouc émissaire de la politique, n'avait pas été compris dans le véritable esprit de ses œuvres; que le Prince, au lieu d'être le livre des tyrans qu'il rend odieux, était en réalité le livre des républicains; que Machiavel était un honnête homme et un bon citoyen, mais obligé de masquer sous les Médicis son amour de la liberté.»

XIX

Nous n'allons pas si loin que J.-J. Rousseau, mais nous n'allons pas si loin non plus que le préjugé des siècles. Machiavel, dans ce livre, écrivit de la politique pour la politique; il fit ce qu'on appelle aujourd'hui de l'art pour l'art; il fut maître d'escrime, il ne fut pas un assassin.

N'oublions pas non plus qu'il fut un patriote, et que dans son admiration pour César Borgia il entre plus de patriotisme que de dépravation. Machiavel sentait pour l'Italie le besoin de la force nationalisée; cette force qui lui a toujours manqué, à cette noble race, et qui lui manque encore, semblait se personnifier, aux yeux de Machiavel, dans César Borgia, grand général et habile politique, le premier des condottieri et le plus ambitieux des princes lieutenants de la papauté. Ce n'étaient pas les artifices et les violences qu'il estimait dans César Borgia, c'était la concentration d'une Italie armée sous sa main.

Voilà le véritable caractère du livre du Prince, et voilà aussi son excuse. Pour bien juger il faut bien comprendre; le livre du Prince n'a été bien compris que par J.-J. Rousseau dans son Contrat social.

Un jeune écrivain politique de nos jours, M. Alfred Mézières, est un des hommes qui ont traduit avec le plus de sagacité la vraie pensée de Machiavel. Ce livre du Prince n'en restera pas moins le texte d'une éternelle et équivoque controverse entre les amis et les ennemis de la morale politique. L'avenir ne revient jamais sur une prévention du passé.

XX

Mais un livre de Machiavel sur lequel il n'y a qu'un sentiment, c'est son Histoire de Florence; toute la théorie de l'Italie classique, de l'Italie contemporaine de Machiavel et de l'Italie actuelle, est dans ce livre, quand on est capable de comprendre la logique historique des événements et la nature des nations. Son modèle fut Tacite, ses disciples furent Bossuet et Montesquieu. Avoir égalé Tacite, avoir inspiré Bossuet et Montesquieu, c'est être trois grands hommes en un seul homme. Tel est Machiavel dans ce récit.

Sans nous étendre sur les événements trop souvent microscopiques qui composent l'histoire de la Toscane, cette Athènes de l'Arno, aussi illustre et aussi dramatique que l'Athènes du Céphise, jetons un regard seulement sur les fondements de cette histoire où Machiavel décompose et recompose en quelques pages l'Italie tout entière; cette anatomie, aussi savante que lucide, rappelle tout à fait, par sa structure fruste mais indestructible, ces monuments cyclopéens qui portaient des temples ou des villes, et qu'on rencontre encore çà et là sur les collines de l'antique Étrurie.

XXI

Machiavel commence par jeter un coup d'œil magistral sur la décomposition du cadavre de l'Italie romaine sous les flux et les reflux des populations hétérogènes qui descendent des Alpes d'un côté, et qui descendent de l'Afrique de l'autre, pour dépecer, comme les vautours de la guerre, les restes de l'empire des Césars et pour en occuper les territoires. «L'Italie antique est morte, disait-il, le jour où l'empire a été transporté à Constantinople; la Rome des Césars est morte le jour où le christianisme est né. Un empire ne survit pas à une religion; une nation qui n'a plus de capitale n'a plus de tête, plus de cœur, plus de nom, plus de langue, plus de vie.»

Il trace à grands coups de plume les invasions des peuplades du Danube: Hérules, Thuringiens, Lombards, Ostrogoths, Visigoths, Allobroges; il montre du doigt les haltes de ces peuplades campées d'abord, colonisant ensuite, se distribuant, au gré de chefs plus ou moins héroïques, sur les différentes provinces dépecées de l'antique Italie.

—«Du milieu de ces ruines, dit-il, et de ces peuples renouvelés, sortent de nouvelles langues; le mélange de l'idiome maternel de ces peuples étrangers avec l'idiome de l'ancienne Rome donne une autre forme au langage.»

—De temps en temps une armée, jadis romaine, sous la conduite d'un lieutenant de l'empereur d'Orient, vient lutter avec plus ou moins de succès contre les Lombards ou les Hérules maîtres de l'Italie. Constantinople se souvient que Rome est sa mère; mais ces expéditions lointaines avortent; il n'y a bientôt plus rien de romain dans Rome que le pontificat, tantôt humble délégué municipal de l'empereur d'Orient, tantôt joignant une souveraineté morale à une magistrature urbaine, autour duquel se groupent les restes de nationalité romaine. Bientôt ces empereurs d'Orient, distraits de l'Italie ou déshérités de ses plus belles provinces, se bornent à posséder Ravenne, Mantoue, Padoue, Bologne, Parme, se maintiennent quelques années dans l'indépendance; mais bientôt les Toscans eux-mêmes (Étrusques) sont subordonnés aux Lombards, barbares d'origine, italianisés de mœurs; les papes, à qui Théodose cède entièrement Rome, par indifférence pour la possession de ces ruines, s'accroissant en importance par l'autorité spirituelle du pontificat sur ces barbares christianisés par leur chef, Rome devient capitale sacrée en face de Ravenne, capitale profane.

Les papes représentent l'ombre de Rome, les rois lombards représentent la barbarie conquérante. Ces papes implorent contre les Lombards les secours de la France, victorieuse, sous Charles-Martel, des Sarrasins. Grâce à ce secours, les papes recomposent une certaine Italie indépendante; ils reprennent même Ravenne sur les empereurs d'Orient. Attaqués de nouveau dans Rome par les Lombards, Charlemagne accourt à leur appel, délivre le pontife, en reçoit en récompense le titre d'empereur romain et d'empereur d'Occident. Cette élection de l'empereur par le pontife devient un droit d'élection universel des empereurs d'Occident par les papes. Les empereurs y trouvent une sanction sur les peuples; les papes, un titre de supériorité sur les rois. On permet aux Lombards vaincus de rester dans l'Italie septentrionale, la Lombardie; des délégués des empereurs d'Occident gouvernent légalement la Toscane, l'Étrurie et les Romagnes.

Tandis que ceci se passe au nord de l'Italie, les Sarrasins occupent en maîtres tout le midi et le littoral de l'Italie depuis Gênes jusqu'aux Calabres; Rome, incapable de défendre ces plus belles contrées de l'Italie méridionale, se console en parodiant l'ancienne république, maîtresse du monde entre les murs croulants de la ville de Romulus et des Césars. Elle nomme des consuls, des préfets, des prétoriens, des sénateurs, des tribuns du peuple, comme pour tromper son néant. En réalité les papes règnent avec une forte réalité sur ces ombres mouvantes. Quand les Romains les chassent, les empereurs germains héritiers de Charlemagne viennent les réintroniser. Les empereurs et les papes, ligués contre les Lombards et les autres barbares, sont donc les seuls et vrais souverains alors de l'Italie.

XXII

Cette dualité, tantôt concordante, tantôt rivale, est la clef de tous les événements de l'Italie jusqu'à nos jours. La France et l'Espagne seules viennent immiscer leur épée et leurs prétentions entre ces deux maîtres de l'Italie, les papes et les empereurs d'Allemagne; mais l'Italie elle-même n'existe que par tronçons sous leurs pieds, comme les serpents coupés par le soc de ces laboureurs d'hommes. Les Normands, peuplades maritimes du Nord, conquérants d'une province française, de l'Angleterre et de la Sicile, se mêlent à ces débordements de barbares septentrionaux ou sarrasins, et s'établissent solidement dans la Campanie et dans Naples. Voisins de Rome, tantôt ils la menacent, tantôt ils la protégent contre les empereurs d'Allemagne. La jalousie entre les papes et ces empereurs produit dans les deux Italies les factions des Guelfes et des Gibelins, si célèbres dans l'histoire; factions dont l'une est germanique et l'autre papale, mais dont aucune n'est réellement italienne. Les Guelfes étant les partisans de la papauté souveraine, les Gibelins étant les partisans des empereurs; les Guelfes rêvant l'indépendance de ce qui restait d'Italie, les Gibelins soutenant l'indépendance des rois et des peuples, on voit qu'il était difficile de savoir lequel était le parti de la liberté; aussi tous les grands hommes de l'Italie furent-ils tour à tour Guelfes et Gibelins, selon qu'ils avaient besoin de l'indépendance des papes ou de l'indépendance des peuples. Dante, Pétrarque, Machiavel lui-même, flottèrent entre ces nécessités de parti: Gibelins quand les papes pesaient trop sur l'Italie, Guelfes quand les empereurs, qui étaient à leurs yeux les libérateurs du joug des papes, pesaient trop sur Rome.

Comment de tels peuples n'auraient-ils pas contracté l'habitude d'osciller, comme leurs grands patriotes, d'une servitude à une autre servitude? L'Italie de cette époque était le balancier du pendule marquant alternativement l'heure des papes, l'heure des empereurs, jamais l'heure de l'Italie. L'aiguille de ce cadran ne rétrograde pas.

XXIII

Au milieu de ces vicissitudes d'influence entre les papes et les empereurs, des tyrannies féodales se fondent partout dans les petits États de la basse Italie. Le rapt et l'assassinat fondent et transmettent ces dynasties d'une maison à une autre. Des chefs de bandes, enrôleurs de troupes mercenaires, la plupart étrangères, passent, selon le poids de l'or qu'on leur paye, du service d'un prince au service d'une république. Princes ou républiques se liguent tantôt avec les papes, tantôt avec les empereurs, tantôt avec les Suisses, tantôt avec les Français. Une république étrangère d'origine représente seule l'indépendance de l'Italie sur un groupe de soixante îlots dans les lagunes de l'Adriatique: c'est Venise, phénomène maritime abrité par les flots, et grandissant pendant que tout se rapetisse autour d'elle sur le continent italien. Gênes, également protégée par ses rochers d'un côté, par la mer de l'autre, se constitue aussi une puissance carthaginoise de commerce et de liberté, patrie flottante sur les vaisseaux, à l'abri des tyrannies italiennes.

Les Génois, aussi bien que les Pisans, ne sont pas des Italiens de Rome; ce sont des Liguriens, des Vénètes, des Étrusques, des Esclavons, des pirates de terre ferme devenus des peuples. Pise, aussi maritime que Gênes et que Venise, confie sa liberté républicaine à ses galères, s'allie avec ses rivaux de Venise et de Gênes, et brave ainsi Rome, Naples, Milan, Florence. Le territoire italien était divisé comme le patriotisme. Les républiques grecques de la Campanie, comme Amalfi, Tarente, Salerne, Crotone, s'étaient fondues dans le royaume de Naples; les Visconti régnaient à Milan; Ferrare, Modène et Reggio étaient soumis à la maison d'Este; Faënza, aux Manfredi; Imola, aux Alidosi; Rimini et Pesaro, aux Malatesti; la Lombardie, moitié aux Vénitiens, moitié aux ducs de Milan; Mantoue, à la maison de Gonzague; les Florentins ne possédaient que les vallées de l'Arno; Pise, Lucques et Sienne florissaient en républiques. L'habile diplomatie de Florence se tenait en équilibre entre ces puissants voisins; la mer avait créé Gênes, Venise et Pise; le commerce, l'industrie, les lettres, les arts, maintenaient Florence au premier rang des capitales de l'Italie, mais Florence aussi était étrusque et non romaine.

Les Étrusques durent leur capitale à un grand marché fondé sur la colline escarpée de Fiesole; d'où Florence descendit dans la plaine; de là ce caractère mercantile qui resta l'âme de ce doux pays, et qui finit par lui donner pour magistrats des cardeurs de laine et pour maîtres une dynastie de marchands (les Médicis).

XIV

Jusque-là le Piémont, peuplé de petites républiques municipales, telles que Turin, Novarre, Asti, Brescia, Alexandrie, suivait de loin les vicissitudes des républiques et des tyrannies lombardes. Les marquis de Montferrat et les comtes de Savoie, princes des montagnes des Alpes, descendaient de temps en temps sur l'Italie, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus par ces républiques, à peine aperçus des grands États de la péninsule. L'Italie ne se doutait pas que des gorges de la Savoie, domaine sauvage des peuplades allobroges, sortirait une puissance envahissante, militaire et politique, qui aspirerait, quelques siècles plus tard, à concentrer et à posséder l'héritage de Rome dans la main d'un roi des Alpes héritier des barbares dont Rome ne savait même pas le nom.

XXV

Voilà le préambule lumineux de l'Histoire de Florence par Machiavel; voilà le véridique tableau de la décomposition de l'Italie. Cela est pensé par l'âme du Tacite florentin, écrit à la façon de Bossuet par le vigoureux génie de San-Casciano.

Nous n'entrerons pas dans l'histoire toute spéciale et toute locale de Florence par le grand historien. Cette histoire est un monument de bon sens, de connaissance des hommes, de clarté, de récit, surtout de réflexions politiques découlant des événements qu'il retrace; mais le sujet est trop exclusivement toscan pour s'y arrêter; la main de Machiavel est plus grande que sa république. Florence disparaît sous cette forte main, digne de manier l'histoire de tous les empires et de tous les siècles.

Mais enfin voilà l'Italie depuis sa mort, l'Italie posthume, si on veut savoir à cette époque son vrai nom; voilà l'Italie exhumée et renaissant de ses cendres jusqu'à Machiavel. Dans cette mêlée de races barbares greffées sur l'antique sol italien, dans cet amalgame de Grecs, Byzantins ou Campaniens, de Sicules, de Lombards, d'Étrusques, de Liguriens, de Vénètes, d'Allobroges, de Germains, de vieux Romains ayant oublié jusqu'aux noms de leurs ancêtres, gouvernés par un pontife dont la capitale est une Église sur le tombeau du pêcheur de Galilée; dans cette confusion de la théocratie donnant des lois au temps au nom de l'éternité, d'aristocraties féodales comme Venise, de comptoirs souverains comme Gênes, d'ateliers républicains comme Florence, de monarchies aventurées et nomades comme le royaume de Naples, de tyrannies fortifiées dans des repaires de brigands plus ou moins policés et gouvernés par l'assassinat: Lucques, Pise, Bologne, Parme, Modène, Reggio, Ferrare, Ravenne, Milan, Padoue; de cités municipales régies par des citoyens et envahies par des incursions de barbares des Alpes, telles que Turin et toutes les provinces cisalpines, sous les serres des comtes de Savoie, des marquis de Montferrat ou des châtelains du Tyrol, qui peut reconnaître l'Italie des Romains, celle des Scipions, l'Italie des Césars? Excepté la place, que restait-il de l'Italie romaine?

À moins d'être un rhétoricien comme Pétrarque ou un fanatique déclamateur comme Cola Rienzi, qui pourrait songer à ressusciter le peuple romain? Les ossements mêmes n'en existaient plus, ils blanchissaient sur les collines de Constantinople, d'Aquilée ou de Ravenne. Ni Dante ni Machiavel, les deux esprits sérieusement politiques et réels de l'Italie actuelle, n'y songeaient seulement pas; l'un invoquait dans des vers immortels l'empereur germain d'Occident, le conjurant de venir, de réprimer l'Italie papale à Rome, et de remettre la selle et la bride à la cavale indomptée; l'autre conseillait au pape Léon X et à son successeur de concentrer l'Italie anarchique par les armes et par la politique sous ses lois, et de conquérir l'empire pour en faire le règne de Dieu. L'une ou l'autre de ces pensées pouvait être politique, aucune n'était italienne.

Or, depuis les jours de Dante et de Machiavel jusqu'à nos jours, l'Italie avait-elle changé de nature? La résurrection sous la forme d'unité nationale, théocratique, monarchique ou républicaine, de chimère était-elle devenue une réalité? Que s'était-il passé de nouveau dans la Péninsule qui pût autoriser le monde moderne à dire au fantôme de l'Italie unitaire: Lève-toi et marche! et que lui aurait dit Machiavel s'il eût vécu de notre temps?

Nous allons l'étudier avec vous dans son histoire récente; nous allons conjecturer les conseils pratiques que lui donnerait aujourd'hui, s'il pouvait revivre, le plus ferme esprit politique, le plus sain appréciateur des réalités dans les choses, le plus hardi contempteur des chimères, que l'Italie ancienne ou moderne ait jamais produit, son premier patriote enfin.

XXVI

Le royaume de Naples, l'État le plus compacte, le plus nationalisé, le plus monarchique et le plus peuplé de tous les tronçons de l'Italie, avait passé, de dynastie en dynastie, par la domination aragonaise dans la main des vice-rois castillans, puis dans la main des Bourbons, comme un apanage de l'Espagne devenue bourbonienne et à demi française. Les trente-trois révolutions de ce royaume attestent la convoitise de toutes les nations sur cette magnifique proie des ambitions dynastiques; elles attestent aussi sa propre légèreté et sa propre turbulence. Nation légère comme la Grèce sa mère, superstitieuse comme l'Espagne sa nourrice, héroïque par accès comme les Normands ses conquérants, intelligente et vive comme des Français de l'Italie, à la fois servile et frémissante envers les papes ses voisins, qui la revendiquaient comme un fief de Rome, cette nation, par la souplesse de son caractère et par la promptitude de son esprit, était admirablement apte à modifier ses institutions selon le caractère de ses dynasties passagères. Aussi commode à la liberté qu'au despotisme, elle s'était déshabituée de la guerre par l'indifférence à ses dominateurs, qui la défendaient, comme ils la conquéraient, par des troupes mercenaires, espagnoles, françaises, allemandes, suisses. Le peuple en est très-brave quand une passion personnelle bout dans ses veines, mais très-incapable de discipline et de constance au feu pour des causes purement abstraites. Le climat et les mœurs lui rendent la vie si gaie et si douce que la vie lui devient plus chère qu'aux peuples du Nord, qui ont si peu à perdre en la risquant.

Naples s'était allié à la maison d'Autriche par le mariage de son roi Ferdinand avec une archiduchesse d'Autriche (cette reine Caroline était sœur de Marie-Antoinette, dernière reine de France). Caroline de Naples avait en énergie de passion ce que Marie-Antoinette avait en grâce féminine. Elle dominait son mari, le roi Ferdinand; ce prince, très-spirituel (quoi qu'on en ait dit), mais indolent d'esprit, ne demandait au trône que du plaisir; les grands le méprisaient pour sa paresse, le peuple l'adorait pour sa familiarité avec la populace. Comme tous les enfants d'Espagne, il était très-asservi aux moines. Sa femme commandait aux ministres choisis par elle, aux favoris par lesquels elle régnait; elle ne régnait alors ni stupidement ni scandaleusement, comme ses ennemis l'ont écrit et l'ont fait croire au monde. Ses ministres réformateurs et philosophes, tels que Tanucci et Acton, introduisaient dans la législation, dans l'administration, dans la marine et dans l'armée de son royaume, tout ce qui, dans les principes et dans les progrès modernes, n'offensait pas jusqu'à la révolte les mœurs féodales des provinces et les superstitions du bas peuple de la capitale. L'esprit de Joseph II et de Léopold, ses frères, les deux souverains les plus hardis contre les routines de gouvernement, respirait dans ses propres actes; elle avait autant de philosophie et de hardiesse: plus puissante, elle aurait été la Catherine II du midi de l'Europe; mais, fille de Marie-Thérèse, elle était reine avant tout, et, femme autant que reine, elle mêlait le goût du plaisir à celui de la domination. Son peuple avait immensément grandi sous sa main.

Telle était la reine Caroline quand la révolution française éclata; elle y reconnut ses propres principes, mais elle y reconnut bientôt aussi l'ennemie des trônes et le levier des peuples; le détrônement, les infortunes, le meurtre inexcusable de Louis XVI, de sa sœur Marie-Antoinette, la jetèrent dans une terreur qui se convertit en haine dans les âmes fortes. Elle se ligua avec l'Angleterre, avec le pape, avec l'Autriche et la Russie, avec toutes les puissances et toutes les causes qui voulaient arrêter ce torrent de principes et de sang menaçant de couler de Paris sur le monde. L'Anglais Acton, son ministre, appelle l'Angleterre à son secours; la France l'expulse de son trône; elle se réfugie en Sicile, à l'abri des flots et des escadres britanniques; une réaction passionnée en sa faveur se déclare. Le cardinal Ruffo soulève et entraîne les Calabres contre les Français au nom de la religion et de la monarchie. Les vaisseaux de Nelson ramènent la reine à Naples; le peuple l'y reçoit avec des transports de rage et d'amour; mais son retour est le signal d'une vengeance sanguinaire contre l'aristocratie napolitaine qui a trempé dans les principes révolutionnaires français. Naples a sa terreur royale comme Paris sa terreur populaire.

Ce retour est précaire comme sa fortune. Napoléon donne le trône de Naples à son frère Joseph et à son beau-frère Murat. La dynastie bourbonienne rentre en Sicile; Murat gouverne en héros et en administrateur ce beau royaume; il y laisse des souvenirs de gloire et de bonté qui ne sont pas un parti, mais une estime. Pendant ce temps la reine Caroline, réfugiée à Palerme, y subit la protection exigeante des Anglais; ils lui arrachent une constitution dont ils ont la popularité, et elle les périls. Napoléon tombe écrasé sous la masse des ressentiments des peuples et des rois contre lesquels il a accumulé tant d'offenses; Murat l'abandonne, s'enrôle dans la ligue du monde contre Napoléon; il continue à régner à ce prix par la tolérance de la coalition.

XXVII

Napoléon, exilé à l'île d'Elbe, envahit de nouveau le trône de France; Murat, indécis entre ses nouveaux alliés et son beau-frère, dont il craint les ressentiments, se perd en armements équivoques qui menacent les deux partis. Il appelle vainement l'Italie à l'indépendance sous le drapeau napolitain; l'Italie ne répond que par l'inertie et le doute. Son armée se débande au premier choc contre les Autrichiens; il revient à Naples découronné et en sort le lendemain en fugitif. Errant en Corse, il tente une descente sur les côtes de Calabre; il y trouve le peuple aliéné contre lui, et la mort; il accepte sa fortune en vaincu et le supplice en héros.

La reine Caroline était morte de douleur à Vienne, où elle avait cherché un asile contre l'humiliation du patronage impérieux des Anglais. Le vieux roi Ferdinand, son mari, était revenu seul à Naples; il y régna avec douceur et modération jusqu'en 1820. À ce moment le carbonarisme s'emparait souterrainement de son armée; le carbonarisme était une société secrète, une conspiration permanente dont il est difficile de définir les doctrines: c'était un jacobinisme modéré, mais ténébreux, qui couvait dans l'ombre et qui affiliait dans le vague; son cri de guerre était la Constitution espagnole arrachée à Ferdinand VII par l'insurrection soldatesque de l'armée de Cadix. Cette constitution, qui n'était ni républicaine ni monarchique, mais insurrectionnelle à tous ses articles, rendait également impossibles la monarchie et la république; elle était l'anarchie organisée.

Naples, foyer du carbonarisme aristocratique et militaire, répondit sans le comprendre au cri de l'armée; cette armée marcha sur Naples et présenta à la pointe des baïonnettes la constitution espagnole au vieux roi Ferdinand. Nous assistâmes nous-même à ces événements. Le roi plia sous la volonté de l'armée. L'aristocratie et la bourgeoisie simulèrent l'enthousiasme; le peuple, étonné, murmura et resta en observation hostile contre le carbonarisme. La constitution espagnole fut proclamée sur parole, car il n'en existait pas même un exemplaire à Naples.

Le parlement fut convoqué; ce parlement, composé en majorité d'hommes de sens et de talent, montra dans ses délibérations combien le royaume de Naples était à la hauteur des institutions libres; des orateurs aussi éclairés qu'éloquents, tels que le comte Riciardi dei Camalduli, le baron Poerio et ses émules, égalèrent les Cazalès et les Mirabeau de notre Assemblée constituante.

Cette courte période de gouvernement représentatif laisse une glorieuse trace de lumière et de raison sur le royaume de Naples. Le parlement aurait régularisé la constitution des carbonari si le joug de l'armée n'avait pas pesé à la fois sur lui et sur le trône.

La coalition monarchique de la France, de l'Angleterre, de l'Autriche, de la Prusse et de la Russie, se prononça au congrès de Laybach contre le carbonarisme de l'Italie. Les troupes de l'Autriche furent chargées de rétablir le roi Ferdinand dans sa toute-puissance. L'armée napolitaine de quatre-vingt mille hommes se dispersa aux premiers coups de canon; elle marchait sans unité et sans conviction pour une cause inconnue; elle était humiliée d'obéir à une secte sous le drapeau trop étroit d'une conjuration triomphante.

Naples rentra dans la monarchie absolue pendant trois règnes.

XXVIII

La république de 1848 en France s'était abstenue sévèrement de toute propagande armée ou désarmée chez les peuples libres de leurs formes de gouvernement; mais Naples, agitée une seconde fois par l'esprit de 1820, avait conquis, avant l'explosion de la république en France, une constitution sur son jeune roi.

Cette constitution n'avait pas le caractère soldatesque et anarchique de la constitution des carbonari; elle pouvait marcher sans chute par la bonne volonté du roi et par la sagesse de la nation; mais les restes du carbonarisme voulurent la pousser à des désordres par des excès populaires. Le jeune roi, qui l'épiait pour la surprendre en flagrant délit d'insurrection, marcha sur elle avec résolution; ses troupes, dont il était l'idole, le suivirent; il triompha en un jour, comme le roi de Suède Gustave, du parti qui avait voulu l'entraver. La ligue du roi, du bas peuple et de l'armée, contint le parti aristocratique et libéral pendant dix ans, et le contient encore malgré les agitations de l'Italie et malgré les sommations du Piémont, de l'Angleterre et de la France.

XXIX

Un roi presque enfant, dont on ne connaît encore que le nom, se tient debout sous ces coups de vent, par le seul aplomb de la volonté de son père; il semble survivre à ce père, le plus volontaire des rois de ce siècle. Le jeune roi, menacé de perdre sa nationalité et son indépendance sous l'envahissement sans bornes du Piémont, tient encore le royaume de Naples en équilibre; l'esprit de nation lutte contre l'esprit de révolution: qui l'emportera?

Le Piémont, en démasquant son ambition, a compromis la vraie cause libérale en Italie. Absorber n'est pas affranchir: la conquête est le repoussoir de la liberté.

Malgré l'appui de l'Angleterre et de la France, le Piémont périra à l'œuvre, car il s'est donné une œuvre en disproportion avec ses forces: on rêve l'impossible, on ne l'accomplit pas. L'Italie elle-même, qui n'est pas piémontaise mais italienne, réprouvera un jour ce rêve de monarchie universelle des tribuns piémontais; un tribun n'est pas obligé d'être un homme d'État. Il y a bien peu d'années que le tribun de l'Irlande O'Connell prétendait aussi ressusciter l'Irlande en l'amputant de l'empire britannique. Un immense engouement, résultat d'une immense illusion, élevait cet O'Connell aux nues, sa vraie place; nous ne cédâmes pas à cet engouement pour un fanatique de l'impossible; nous ne vîmes dans O'Connell qu'un éloquent Rienzi ou un turbulent Savonarole de l'Irlande, et nous prophétisâmes, seul alors, le néant de ses pompeuses déclamations. Qu'est-il arrivé? O'Connell est mort d'emphase; ses compatriotes ont honoré sa vie et sa tombe de leurs subsides patriotiques; ses promesses dérisoires sont mortes avec lui, il n'en est plus responsable. L'Irlande regrette le temps qu'il lui a fait perdre en progrès raisonnables à la poursuite de chimères sonores, et le royaume-uni de la grande fédération britannique subsiste et ne se souvient plus de son agitateur.

Triste exemple pour les O'Connell du Midi!

Voyons maintenant ce qui est advenu de l'Italie, depuis Machiavel, à Rome, à Florence, à Ferrare, à Gênes, à Venise, à Turin; complétons le tableau, et par le passé préjugeons l'avenir.

Lamartine.

(La suite au mois prochain.)

LIIIe ENTRETIEN

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