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Cours familier de Littérature - Volume 09

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Une indisposition rhumatismale, très-longue, à laquelle je suis assujetti sans gravité mais non sans supplice depuis trente ans, a mis un intervalle inusité entre le 52e et les 53e—54e Entretiens. Cette indisposition se termine seulement aujourd'hui; nos abonnés, qui veulent bien nous permettre de les considérer comme des amis, nous pardonneront ce retard involontaire. Le volume de 1860 n'en souffrira pas; nous suppléerons à l'inconvénient en publiant, comme aujourd'hui, deux Entretiens à la fois, de manière que les douze Entretiens de l'année soient toujours complétés avant le 1er janvier de l'année suivante.

Lamartine.

Paris, 20 juillet 1860.

LITTÉRATURE POLITIQUE.
MACHIAVEL.

DEUXIÈME PARTIE.

I

Après Machiavel, nous avons vu ce qu'était devenu le royaume de Naples.

Après Machiavel, voyons d'un coup d'œil le reste de l'Italie jusqu'à nos jours.

Rome se présente la première: les papes, tantôt inspirés par le génie de leur pontificat, tantôt égarés par une ambition mondaine et en disproportion avec leur puissance italienne, tantôt asservis à la pression armée de Naples, de l'Espagne, de l'Autriche, de Venise, de la Toscane, de la France, continuent de régner à Rome: s'ils en sont momentanément dépossédés, ils y reviennent après de courtes éclipses. Rome les proscrit quelquefois et les rappelle toujours. Cette capitale grande et vide de l'Italie antique se fait peur à elle-même de sa grandeur et de sa viduité, quand elle cesse d'être remplie par l'ombre sacrée d'une république ou d'une monarchie universelle. Il faut, pour ne pas tomber en ruine, qu'elle soit la capitale de quelque chose de grand; ce quelque chose, c'est la papauté.

II

Nous ne voulons point parler ici des papes comme pontifes, mais comme souverains temporels, comme présidents viagers et perpétuels d'une république purement italienne, république constituée d'un débris de l'empire romain à Rome. Nous ne parlons pas théologie, nous parlons politique.

Il y a, en effet, deux hommes parfaitement distincts dans un pape: celui qui ne distingue pas entre ces deux hommes dans un ne peut parler ni de l'un ni de l'autre avec bon sens et avec respect; car, s'il attribue au pontife inspiré de Dieu les erreurs, les vices, les crimes de l'individu appelé pape, il offense Dieu, il est absurde et sacrilége envers la souveraine Sagesse; et s'il attribue au pape, chef électif d'une république italienne, l'infaillibilité, la perpétuité et l'autorité du pape, pontife et oracle de Dieu, il offense la raison et la liberté, il sacre la tyrannie, il est sacrilége aussi envers l'espèce humaine.

III

Il y a donc une dualité nécessaire dans les papes; l'une de ces dualités, le pape, appartient aux catholiques; l'autre de ces dualités, le souverain, appartient à l'Italie. Ne parlons que du souverain.

Religieusement, nous comprenons très-bien comment le christianisme naissant et grandissant a voulu peu à peu confondre dans les papes ces deux caractères si différents, d'oracle et de souverain. Toute doctrine qui vient au monde, qui descend du ciel ou qui croit fermement en descendre, a une ambition sainte, absolue comme la Divinité incarnée qu'elle personnifie ou qu'elle croit personnifier dans sa foi. La foi révélée n'est pas comme la foi raisonnée; elle n'a ni plus ni moins, ni hésitation, ni tolérance, ni doute; elle est conquérante comme l'ambition du ciel, elle est absolue comme la volonté de Dieu sur les choses et sur les âmes; tous les moyens lui sont bons comme à Dieu, parce qu'elle se sent ou se croit divine, et que la Divinité, étant le bien suprême, ne peut faire le mal même en employant des moyens violents; elle veut et elle croit avoir droit de vouloir soumettre tout ce qu'elle ne peut convaincre. C'est le compelle intrare mal entendu de l'Évangile; c'est le glaive fauchant comme une ivraie du monde tout ce qui adore Dieu autrement qu'elle; c'est la foudre du pape-pontife lancée sur toute âme qui s'insurge contre l'autorité de sa foi.

IV

Dans cette disposition naturelle des premiers fidèles d'une religion révélée et militante pour conquérir l'Orient ou l'Occident, puis la terre entière, il est tout simple que les néophytes de cette religion, persécutés eux-mêmes, se soient dit: Le pouvoir est une force non-seulement sur les corps, mais sur les âmes; rangeons les âmes sous la loi de notre culte par la force qui vient de Dieu; donnons l'empire de la terre à ce chef de notre foi, qui dispose de l'empire du ciel. Voici l'empire du monde romain qui s'écroule, emparons-nous d'un des débris de cet empire, livré aux barbares, occupons sa capitale, abandonnée au flux et au reflux des nations sans maîtres, établissons-y un nouvel empire, dont un pauvre prêtre du Christ sera d'abord l'évêque, puis le patriarche, puis le consul, puis le souverain spirituel, puis le roi temporel, dès que l'héritage impérial sera tombé par déshérence du lieutenant de César au serviteur des serviteurs de Dieu.

Ce serviteur des serviteurs de Dieu imprime d'avance un respect surnaturel aux barbares; ils fléchiront d'autant plus le genou devant lui qu'ils le trouveront pauvre et désarmé; ils verront un Dieu dans ce vieillard bénissant tout le monde au nom d'un maître supérieur aux vicissitudes des empires; il nommera ces barbares ses enfants, et ces barbares verront dans ce vieillard leur père; ils se convertiront peu à peu à une foi qui leur laisse posséder le monde, qui n'a que des armées d'anges, et qui n'a d'ambition qu'au ciel; ils lui concéderont sur la capitale de l'Italie, que ce vieillard habite, un empire des ruines; ils y laisseront éclore lentement l'œuf du christianisme couvé par les barbares dans le nid abandonné de l'aigle romaine.

Et si, par la persuasion, ou par les alliances, ou par l'habileté, ou même par les armes spirituelles, d'autres provinces de l'Italie romaine se rattachent à cette chaire du pontife, à défaut du trône des Césars, cette chaire deviendra un trône, ce trône recréera un autre empire, cet empire humain laissera longtemps indécis le caractère de sa domination sur l'Italie, autorité spirituelle pour les uns, autorité temporelle pour les autres, ambiguïté favorable aux deux situations.

Puis viendra quelque grand conquérant de la foi et de l'empire, tels que Grégoire ou Sixte, qui prendront résolument le sceptre temporel, et qui affecteront le droit d'élection ou de déposition des rois.

Et si les peuples obtempèrent à cette injonction papale, l'empire temporel romain ne sera pas seulement rétabli sur le monde, il sera doublé d'un empire spirituel, le roi sera dieu et le dieu sera roi. L'Italie deviendra inviolable, siége d'un double empire; quiconque y touchera ne sera pas seulement barbare, il sera sacrilége.

V

Nul ne peut nier que ceci ne soit le résumé parfaitement historique de l'institution de la papauté, et de son action séculaire pour rassembler autour d'un centre commun les débris de l'Italie, pour la défendre des barbares, pour la disputer à l'empire germanique et pour faire de ses membres épars une unité papale, au lieu d'une unité romaine: à ce titre, les historiens philosophes les moins chrétiens, tels que Gibbon, Sismondi, Ginguené, Voltaire lui-même, constatent les services réels rendus par la papauté à l'Italie dans le courant des siècles. Par ordre de date il n'y a pas de puissance plus antique en Italie; par ordre de services il n'y en a pas de plus italienne.

VI

Plus tard, la lutte que les papes avaient soutenue contre les barbares pour l'Italie, ils la soutinrent contre l'empire germanique, antagoniste permanent de leur puissance temporelle: ils la poursuivirent contre la prépotence des différentes tyrannies féodales qui s'élevèrent çà et là dans le domaine italien; ils furent l'obstacle à toute domination exclusive de quelques parties de l'Italie sur la patrie italienne; ils furent le centre de la confédération, car l'Italie est essentiellement fédérale; ils furent la présidence de la république nationale d'Italie.

VII

Ainsi arriva jusqu'à nos jours la papauté politique. La réforme l'affaiblit considérablement dans son ascendant sur l'empire germanique et dans son protectorat de l'Italie. L'Italie perdit en sécurité, à cette époque, tout ce que les papes perdirent en respect sur l'Angleterre, l'Allemagne, la Prusse, le nord de l'Europe. Du moment où les papes ne furent plus spirituellement sacrés et inviolables pour ces souverains, pour ces peuples, pour ces armées et pour la Germanie, ils furent temporellement plus faibles pour protéger l'Italie.

La philosophie accrut encore, dans le dix-huitième siècle, cette décadence des papes. Les cours les plus catholiques s'affranchirent avec des respects extérieurs, mais avec des révoltes hardies, de leur vassalité romaine: les ministres d'Aranda, à Madrid; Pombal, en Portugal; Tannuci, à Naples; Choiseul, à Paris; l'empereur Joseph II, à Vienne; le grand-duc Léopold, en Toscane; le vice-roi Firmiani, à Milan, refoulèrent les prétentions papales de Rome dans le sanctuaire; les milices même de ce sanctuaire furent hardiment licenciées par l'autorité politique de ces cours, les jésuites expulsés, ou les ordres monastiques dissous, leurs propriétés confisquées, la séparation du temporel ou du spirituel nettement formulée.

Bossuet, ce catéchiste éloquent, mais rebelle aux papes pour complaire au roi, avait couvert sa rébellion de génuflexions et de respects; mais il avait en réalité affranchi les trônes de la chaire de saint Pierre. La philosophie n'avait qu'à puiser dans l'arsenal catholique les armes de l'indépendance même spirituelle contre les papes. L'Église dite gallicane les prend, ces armes, des mains de l'évêque de Meaux. S'il y a une Église gallicane, que devient l'Église romaine? et s'il n'y a plus d'Église romaine, que devient l'unité? Au point de vue sérieusement catholique, Bossuet, tout en persécutant, au nom du roi, le protestantisme, a détrôné le pontificat romain.

VIII

Depuis Bossuet, les papes n'ont pas cessé de déchoir en puissance publique en Italie d'autant de degrés que Bossuet les a fait déchoir en autorité religieuse par l'Église gallicane. L'Angleterre maudissait le papisme, et désirait le voir dépouillé de sa royauté italienne autant que de sa vice-royauté divine; la Prusse le haïssait, la Russie le regardait avec les yeux jaloux de son patriarche russe, aspirant à lui opposer une seconde fois un patriarcat d'Orient; les États protestants de l'Allemagne triomphaient de s'en être affranchis.

La révolution française, en poussant la réaction philosophique au delà de la liberté, favorisa, sans le savoir, la double autorité spirituelle et temporelle des papes.

Pie VI, arraché à ses États, comme prisonnier de guerre, par des armées françaises, mourut détrôné et captif en France. Aussitôt après ses victoires d'Italie, Bonaparte rétablit le pape dans Rome, non-seulement comme pontife, mais comme souverain italien.

Il appela Pie VII à Paris pour le sacrer, comme un autre Charlemagne.

Plus tard il voulut, dans un mouvement d'impatience, renverser de nouveau le trône pontifical qu'il avait rétabli; il fit de Rome une ville conquise, annexée, sous le nom de département du Tibre, à l'empire. Le pape, arraché brutalement à son palais par des gendarmes français, fut traîné de Florence à Turin, de Turin à Savonne, de Savonne à Fontainebleau, comme un captif embarrassant qu'on renvoyait de prison en prison.

Quand Bonaparte sentit l'empire échapper par grands lambeaux de sa main avec la victoire, il se hâta de rendre les États pontificaux au pape et de renvoyer respectueusement le pontife à Rome comme un gage de restitution et de paix à l'Europe.

Les traités de 1815, dont on parle souvent sans les connaître, ne furent pas autre chose que le reflux de toutes les puissances dans leur territoire respectif après le débordement épuisé de la France napoléonienne.

Ces congrès et ces traités, dans lesquels les puissances non catholiques étaient en majorité, reconnurent la souveraineté telle quelle du pape, non comme un droit religieux, mais comme un fait politique; ils ne remanièrent pas la carte déchirée du monde anténapoléonien, ils la recousurent.

Pie VII gouverna par la main du cardinal Consalvi avec sagesse, libéralité et modération, les États romains. Il n'y eut ni réaction ni excès sous son règne; il fut le Louis XVIII de l'Église. Il mourut le plus tolérant des pontifes et le plus regretté des princes. Les règnes suivants furent sans caractère et sans vicissitudes jusqu'au pape actuel.

IX

Comme pontife, le pape actuel était un second Pie VII; comme homme de prière, il vivait sans voir la terre, les yeux au ciel; comme souverain politique, c'était un Italien amoureux de l'indépendance et de la dignité de l'Italie.

Il la réveilla trop en sursaut par ses premières paroles et par ses premiers actes du haut de son trône. «Quand l'Italie fut debout, il ne sut qu'en faire.»

Son patriotisme lui disait de la lancer contre l'Autriche.

Sa conscience lui disait que la guerre n'était pas chrétienne, et qu'il valait mieux être un pontife de paix irréprochable devant Dieu qu'un grand tribun armé de l'Italie devant les hommes.

Il écouta sa conscience.

Il refusa des armes à l'Italie qu'il avait soulevée.

De là, sa vertu méconnue et ses malheurs.

Naples s'était levée, et s'était donné une constitution pour conquérir sous les auspices de la papauté la liberté et l'indépendance.

Le roi de Sardaigne Charles-Albert, le plus papal et le plus autrichien des souverains jusque-là, avait profité de l'heure du pape et de l'heure de Naples pour se poser en champion du gouvernement populaire et de l'émancipation de l'Italie. Il était déjà sous les armes, prompt à se désavouer comme à envahir.

X

Ces trois événements, provoqués involontairement par le pape, avaient précédé de plusieurs mois la révolution de 1848 et l'avénement de la république à Paris. L'ébranlement donné au monde libéral par le pape ne fut pas sans contre-coup sur la France. Cet ébranlement hâta la chute de la monarchie de 1830.

Le contre-coup de la république de 1848, à son tour, eut son retentissement naturel et non artificiel partout: Vienne, Berlin, Francfort, Milan, Venise, Naples, Florence, Rome, se soulevèrent d'elles-mêmes; les souverains et le pape se hâtèrent de jeter des constitutions plus populaires pour amortir le choc des peuples contre les trônes.

L'Italie, réveillée imprudemment un an avant par le pape, voulut entraîner le pontife et le prendre pour chef dans la guerre contre l'Autriche.

La conscience du pape s'y refusa une seconde fois à tout risque; son ministre modérateur Rossi fut assassiné.

Le pape s'évada et s'enferma à Gaëte, dans le royaume de Naples.

La république romaine, ou plutôt la république municipale de Rome, fut proclamée.

La république française, gouvernée alors par un dictateur à vue droite mais courte, au lieu de se borner à offrir un asile sûr et respectueux au pontife, intervint à main armée pour la souveraineté temporelle du pape à Rome.

La révolution romaine fut prise d'assaut dans Rome par l'armée française.

XI

Sous un autre président de la république française, une armée française occupant Rome à perpétuité devint par le fait une armée pontificale; elle établit l'intervention chronique dans la capitale de l'Italie.

Tout s'assoupit dans cette situation aussi fausse pour la papauté que pour la France jusqu'au congrès de Paris de 1856.

À la voix d'un ministre piémontais, ce congrès de 1856, contre tous les principes de droit public et international, s'arrogea illégalement un droit d'intervention arbitraire et permanent dans le régime intérieur des souverainetés étrangères. Naples, Rome, Parme, la Toscane, l'Autriche, furent dénoncées comme des accusés vulgaires devant le tribunal du Piémont, de l'Angleterre et de la France.

Une pareille faute contre le droit public ne pouvait qu'engendrer le désordre au dehors; c'était la pierre d'attente du chaos européen.

L'indépendance et la responsabilité des souverains devant leur peuple étant détruite, tout le monde avait le droit de gouverner chez tout le monde, excepté le gouvernement du pays lui-même. Le droit de conseil créait le droit d'intervention militaire réciproque; de ce droit d'intervention réciproque découlait et découle encore le droit de guerre perpétuel entre voisins: c'est le contraire du droit de civilisation, qui est l'indépendance des peuples chez eux.

XII

Le Piémont, qui avait obtenu de la complaisance ou de la surprise du congrès de 1856 un pareil principe, ne tarda pas à l'exercer.

La guerre dite de l'indépendance éclata par là en Italie. Cette guerre s'étendit par contiguïté du Piémont à Parme, à Modène, à la Toscane, aux États du pape, et maintenant on délibère à Paris et à Londres, dans des conseils de la Gaule ou de la Grande-Bretagne, sur ce qui sera retranché ou conservé de la souveraineté temporelle des États en Italie.

Cette délibération seule est une intervention flagrante, destructive de tout droit public et de toute indépendance italienne; quelque chose que vous prononciez, vous prononcerez mal.

Pourquoi vous, Europe, au congrès de 1856 à Paris, vous êtes-vous arrogé, à la voix d'un ministre piémontais, le droit de délibérer sur les régimes intérieurs des peuples? Cette délibération seule sur la dernière bourgade de l'Italie est une usurpation ou sur la souveraineté des gouvernements ou sur la volonté libre des sujets.

Je n'y ai pas été trompé en 1856, en lisant cette intervention irrégulière permise au Piémont dans les affaires intérieures du pape, du roi de Naples et des autres puissances italiennes. Je me dis à moi-même: C'est une déclaration de guerre sous la forme d'une signature de paix.

Nous nous débattons aujourd'hui sous les conséquences de cette ligne insérée au protocole du congrès de 1856.

Que deviendra le pouvoir temporel de la papauté si l'Europe est conséquente?

Que deviendra l'Italie si l'Europe se rétracte? Je le dirais bien, mais je contristerais l'Italie et l'Europe; le silence prophétise assez.

Ce droit d'intervention réciproque émané du congrès de Paris en 1856 est la fin du droit public européen: finis Poloniæ! Que dirions-nous si Naples ou le pape s'arrogeaient le droit de contrôle et d'intervention intérieure à Paris, à Londres, à Turin?

Le diplomate piémontais a tendu un piége au congrès, et le congrès de 1856 y est tombé. On n'en sortira qu'en reconnaissant le droit contraire. Nous faisons des révolutions et des lois pour la liberté individuelle du dernier des citoyens, et nous ne savons pas respecter la liberté individuelle des Italiens!

Taisons-nous, et voyons ce qui advint de Florence après Machiavel.

XIII

Florence sonne bien autrement que Turin dans l'histoire de l'esprit humain et de la liberté italienne.

Cette race toscane ou étrusque, la plus forte, la plus éloquente, la plus lettrée, la plus artiste, la plus politique de toutes les races, la race de Machiavel, de Michel-Ange, de Dante, de Pétrarque, de Léon X, de Mirabeau, de Napoléon, cette race aussi active mais plus réfléchie qu'Athènes, transporta la Grèce en Étrurie.

Elle fut la noblesse de l'Italie.

Ses citoyens sont restés les ancêtres de la civilisation moderne de l'Europe. Ce que la France, l'Allemagne, l'Angleterre ont d'antique, d'héroïque, d'éloquent et d'attique dans leurs monuments et dans leurs mœurs, vient de Florence. Alma mater!

Après Machiavel la Toscane s'étend comme frontière et se concentre à la fois comme gouvernement intérieur, tantôt par l'habileté, tantôt par la violence, entre les mains de la faction des Médicis. Lucques, Pise, Sienne, Livourne, abdiquent dans la main des Médicis leur liberté républicaine. Cette famille de marchands devient une dynastie de l'Italie centrale; elle s'allie, par des mariages, avec la maison royale de France et d'Europe; elle donne pour dot à ses filles les millions que son monopole commercial en Orient et en Occident verse incessamment dans ses caisses; ces millions, à leur tour, servent à solder les troupes étrangères que la France, son alliée, lui prête pour consolider son règne. Elle encourage les arts qui succèdent aux industries; Florence se couvre de monuments, véritable diadème de l'Italie moderne; elle semble gouvernée pour l'honneur de l'esprit humain par une dynastie de Périclès; sa langue devient la langue classique de l'Italie régénérée; ses mœurs s'adoucissent comme ses lois; son peuple, déshabitué des guerres civiles, reste actif sans être turbulent; il cultive, il fabrique, il navigue, il commerce, il bâtit, il sculpte, il peint, il discute, il chante, il jouit d'un régime tempéré et serein comme son climat; les collines de l'Arno, couvertes de palais, de villages, de fabriques, d'oliviers, de vignobles, de mûriers, qui lui versent l'huile, le vin, la soie, deviennent pendant trois siècles l'Arcadie industrielle du monde!...

XIV

Les guerres pour la succession d'Espagne, la liquidation de la succession allemande et espagnole de Charles-Quint, rappelèrent les armées d'Espagne, de France et d'Allemagne en Italie.

Elle redevint pendant soixante ans le grand champ de bataille de l'Europe. Les Italiens amollis, trop heureux de leur long repos et de leurs richesses, laissèrent combattre les trois puissances, Espagne, France, Autriche, sur leur territoire, sans prendre part à la lutte où il s'agissait de disposer d'eux.

On les partagea et on les repartagea dans quatre traités consécutifs auxquels ils parurent indifférents comme des troupeaux sous la houlette des bergers qui les troquent.

Par le dernier de ces traités, la Toscane, où le dernier des Médicis allait s'éteindre sans enfants, fut dévolue à la maison d'Autriche dans la personne de François duc de Lorraine, futur empereur et époux de l'immortelle Marie-Thérèse.

XV

Un prince philosophe, Léopold, grand-duc de Toscane, précurseur des principes de liberté de conscience, d'égalité civile et de gouvernement par l'opinion de 1789, appliqua le premier ces principes à la législation et à l'administration de ses peuples italiens. Plus heureux que Louis XVI, il trouva dans la nation qu'il voulait régénérer autant de raison que d'élan vers les améliorations philosophiques dont il était l'initiateur couronné.

Sous Léopold, la Toscane, aussi libre qu'une république, mais stable comme une monarchie, devint le modèle idéal de tous les États de l'Europe.

Ses successeurs, malgré les agitations que les secousses de la révolution française imprimaient à l'Italie, poursuivirent en paix le système libéral et populaire de Léopold.

Seuls, les grands-ducs de Toscane, quoique de source germanique, restèrent alliés fidèles de la France sous la république.

Détrônés plus tard par Napoléon, ils emportèrent les regrets de leurs peuples.

Donnés d'abord par Bonaparte consul à une infante d'Espagne, sous le nom de royaume d'Étrurie, puis par Bonaparte empereur à sa sœur Élisa Baciocchi, devenue grande-duchesse de Toscane, ce beau pays continua à être heureux dans toutes ces mains.

Il portait son bonheur en lui-même, dans son caractère et dans ses vertus. Les traités de Vienne le rendirent à la maison de Lorraine, qui y était justement adorée. Les Lorrains y régnèrent en suivant les traces du premier Léopold; un grand ministre libéral de cette école, le vieillard Fossombroni, y tint jusqu'à quatre-vingt-six ans d'une main flexible les rênes de l'administration et de la diplomatie.

Le prince don Neri Corsini, son élève et son émule, lui succéda à la tête des affaires.

Le jeune grand-duc était un autre Léopold pour la Toscane.

Aucun gouvernement représentatif ou républicain en Europe ne jouissait d'autant de liberté que les Toscans. Ce gouvernement n'était ni autrichien ni français, il était toscan, il s'était naturalisé italien. Deux princesses saxonnes, deux sœurs, l'une duchesse douairière, l'autre grande-duchesse régnante, rappelaient par leurs grâces et par leur amour des lettres ces princesses italiennes de la maison d'Este à Ferrare, parmi lesquelles le Tasse et l'Arioste trouvaient des modèles poétiques ou des protectrices adorées. J'ai eu le bonheur de résider pendant plusieurs années à cette cour, et d'assister, dans la familiarité intime du prince, à tous ses actes, à toutes ses intentions, à toutes ses pensées les plus secrètes d'amour pour son peuple et de perfectionnement pour ses institutions; il n'y eut jamais alors plus de libéralisme sur un trône. Je lui dois ce témoignage devant ses amis comme devant ses ennemis. Les cours l'accusaient de gâter, par excès de conscience, le métier de roi.

XVI

En 1848, le sursaut que le pape Pie IX avait donné à l'Italie, la constitution inopinée de Turin, la guerre si inattendue intentée en Lombardie par Charles-Albert, jusque-là plus autrichien que l'Autriche, soulèvent les Toscans par contre-coup. Ce peuple, si accoutumé à la liberté politique, demanda modérément à son souverain la liberté légale, une constitution.

Il lui demanda de plus de déclarer la guerre italienne à sa propre maison, et de se liguer avec ses sujets contre sa famille.

L'option, quoique nécessaire, était cruelle. Le prince eut le tort d'hésiter: il fallait ou trahir son sang ou trahir son trône; l'abdication franche et entière était nettement indiquée.

En abdiquant et en se retirant dans une neutralité commandée par cette double qualité de prince de la maison d'Autriche et de souverain d'une partie de l'Italie en guerre avec l'Autriche, le prince préservait sa dignité personnelle et peut-être son trône, car après la guerre il pouvait être rappelé comme un arbitre par ses sujets, et avoué comme un parent par l'Autriche.

Il n'y a pas de bonne politique contre la nature.

Celle que le grand-duc adopta était ambiguë; elle eut les inconvénients de l'ambiguïté: l'Autriche l'accusa d'être Italien, l'Italie le soupçonna d'être Autrichien. Évadé de Florence, rappelé par une réaction, réinstallé par les armes autrichiennes, il régna de nouveau, mais en délégué de l'Allemagne plus qu'en souverain indépendant. L'estime de son peuple lui restait, mais le cœur de l'Italie était aliéné de lui.

XVII

Telle était la situation de la Toscane en 1859, quand Victor-Emmanuel, nouveau roi de Piémont, appela l'Italie aux armes. La Toscane voulut répondre à ce cri; le prince hésita encore; un soulèvement respectueux du peuple de Florence, fomenté en apparence par le ministre même de Victor-Emmanuel auprès du grand-duc, détrôna et exila le souverain toscan. L'avenir jugera ce procédé diplomatique dont Machiavel lui-même eût été étonné: un ambassadeur s'immisçant, à l'abri du droit des gens, dans les affaires du prince auprès de qui il représente l'alliance et l'amitié de son maître; et cet ambassadeur remplaçant, le soir même de la révolution, le souverain qu'il a éconduit du trône, du palais et du pays!

Depuis ce jour la Toscane, sans souverain, est gouvernée par ceux qui la convoitent. Elle n'a pas eu le courage de rétablir sa glorieuse république; Florence, dans la peur d'être autrichienne, semble destinée à se faire piémontaise: un remords de dignité la refera tôt ou tard toscane pour se relever italienne. Florence, vassale de Turin, est un contre-sens à ses monuments, à son peuple, à son génie comme à son histoire. Dante, Machiavel, les Médicis, Alfieri lui-même, qu'en diront-ils dans leur sépulcre?

Passons à Venise.

XVIII

L'Italie est si féconde qu'elle a enfanté, comme la Grèce, toutes les formes de gouvernement; sa véritable unité se compose de ces diversités puissantes; celui qui lui veut l'uniformité la mutile. Venise est une Italie à elle seule.

C'est l'État le plus ancien de l'Europe. Jusqu'au jour où un général français la surprit et la vendit à l'Autriche comme une statue enlevée par les Gaulois au musée national de l'Italie, Venise était restée républicaine inviolée, indépendante et libre comme les flots de l'Adriatique dont elle est entourée.

Construite par les Vénètes sur une lagune de la mer d'Italie, elle avait résisté aux Gaulois, aux Ostrogoths, aux Lombards, aux Sarrasins, aux empereurs du Bas-Empire, aux Ottomans, aux Germains, aux Esclavons; la république, pour s'y conserver contre tant d'ennemis, s'était concentrée dans son aristocratie à la fois tyrannique et populaire. Commerciale comme Tyr, militaire comme Carthage, Venise devint en peu de siècles ce qu'est l'Angleterre aujourd'hui, un empire flottant, négociant et combattant sur toutes les mers.

Ses doges, conseillers temporaires de cette Rome des eaux, conquirent tout ce qui se détachait de l'empire gréco-romain sur les bords de la Méditerranée, de l'Adriatique, de la mer Noire; la Syrie, Chypre, Rhodes, les îles de l'Archipel grec et ionien, Scio, Samos, Mitylène, Andros.

Les flottes de Venise transportèrent les croisés à Jérusalem; ses colonies marchandes, établies jusque dans Constantinople comme des postes avancés, y construisaient des forteresses et des tours;

Des envoyés de la France venaient plaider humblement dans l'église de Saint-Marc, à Venise, devant dix mille citoyens, la cause de la croisade, et demander les secours des flottes vénitiennes;

Constantinople tombait sous les Vénitiens avant de tomber sous Mahomet II; leur vieux doge Dandolo montait à l'assaut à leur tête; l'île de Crète (Candie), qui domine la route d'Égypte et de Syrie, était cédée aux Vénitiens pour leur part dans les dépouilles de l'empire d'Orient; ils y ajoutèrent les territoires de Lacédémone, presque tout le Péloponèse, et toutes les villes maritimes de la Thrace, de Thessalonique à Constantinople; l'Istrie, la Dalmatie, les îles Ioniennes étaient dévolues à la république; ses simples citoyens possédaient des principautés en Orient, tels que les duchés de Gallipoli et de Naxos, l'Archipel tout entier, alors devenu vénitien.

Les Génois seuls leur disputaient quelques-uns de ces débris de l'Orient; les doges, magistrats souverains de cette république, y régnaient avec l'autorité et la majesté des rois héréditaires du reste de l'Italie.

À mesure que la dictature militaire était devenue moins habituelle et moins nécessaire, des consuls électifs avaient été cédés au peuple par la noblesse afin de limiter le despotisme des doges par des censeurs et des inquisiteurs.

Ces magistrats, chargés de l'opposition et du contrôle populaires, contre-balançaient et surveillaient le doge; les élections d'où sortaient le doge et les autres magistrats ou conseillers étaient très-compliquées; plusieurs degrés et des éliminations nombreuses rappelaient le mécanisme électoral d'où le métaphysicien français Sieyès avait voulu faire sortir l'aristocratie et la démocratie combinées.

Une résistance respectueuse mais ferme à l'ascendant temporel des papes caractérisait la politique de Venise en Italie. Puissance plus orientale qu'occidentale, les Vénitiens avaient contracté quelque chose des patriarcats de l'Église grecque.

Une conjuration avortée des partisans du peuple contre le doge et le grand conseil devenu héréditaire, fit concentrer le pouvoir souverain dans un conseil des Dix, et instituer l'espionnage et la délation comme des armes légales de la souveraineté aristocratique dans les États de la république.

Dès lors le despotisme inquisitorial fut consacré sous le nom de liberté. Corrompre pour régner et régner pour corrompre, fut la nature de ce gouvernement.

Ce cercle vicieux de corruption des membres pour laisser toute l'autorité à la tête fit durer cinq cents ans cette forme à la fois licencieuse et muette de tyrannie.

Venise lui dut des conquêtes éclatantes, un peuple doux, une politique immuable, des monuments, des arts et des fêtes qui font époque dans les annales de l'esprit humain. L'antiquité ne présente aucun exemple d'une telle république où le plaisir servît à perpétuer et à masquer la tyrannie. La guerre servait aux Vénitiens, comme plus tard aux Anglais, à étendre le trafic entre les peuples.

L'Amérique n'existait pas encore pour l'Europe; la route des Indes, en contournant l'Afrique, ou cette route abrégée en empruntant la mer Rouge, étant inconnues, le commerce des Indes se faisait par la mer Noire.

Les Génois en occupaient les ports fortifiés; les Vénitiens leur disputaient la clef de cette mer dans un quartier de Constantinople fortifié à leur usage; ces deux flottes italiennes rivales se livrèrent une bataille navale indécise et meurtrière, sous les yeux des Grecs spectateurs, dans le canal du Bosphore.

Constantinople alors était ouverte à toutes les colonies de trafiquants avec l'Inde; sur le continent lombard, Venise étendait ses conquêtes; François de Carrare, maître de Padoue, de Vicence, de Vérone, étant tombé dans leurs mains avec trois de ses fils, le conseil des Dix les fit étrangler juridiquement dans leur prison. Les Carrare ne méritaient la mort que par leur héroïsme et par la terreur que leurs armes inspiraient à Venise.

XIX

Padoue devint une seconde Venise continentale; le conseil des Dix fut aussi implacable et aussi cruel envers les princes lombards de la Scala. Leur héritage, comme celui des Carrare, devint possession vénitienne, ainsi que les marches de Trévise, Vérone, Vicence, Feltre et Padoue.

Par une juste vengeance du ciel, la république, devenue conquérante en terre ferme, commença à décroître en puissance sur la mer. L'aventure et le mouvement étant dans sa nature, la stabilité la corrompit. Les flots semblent inspirer plus d'héroïsme que la terre aux peuples nés au sein des mers.

Le conseil des Dix devient ombrageux, et dépose et persécute jusqu'à la mort le plus glorieux de ses doges, Foscari; cependant les Vénitiens reconquièrent le royaume de Chypre sur les Turcs devenus maîtres de la Grèce et des îles; mais les Turcs se vengent bientôt après leur victoire dans l'Épire, le doge Contavrini y périt en combattant. Pendant la servitude alternative de l'Italie aux Français et aux Allemands, les Vénitiens continuent à rester libres et à triompher tantôt de la France, tantôt de l'Allemagne, sans s'avilir jamais jusqu'à la neutralité, cet égoïsme honteux des nations inertes; on les voit partout où il y a un équilibre à rétablir en Italie, de la tyrannie étrangère à combattre, de la gloire navale ou militaire à conquérir au nom de Venise; leur trésor paye les Suisses, qui pèsent la justice des causes au poids de leur solde; la victoire de Marignan laisse les Vénitiens inébranlables dans leur patriotisme italien.

Charles-Quint et Léon X ne triomphent pas plus que les Français de leur indépendance; mais les Turcs triomphent graduellement de leur puissance navale et coloniale en Orient; Chypre et la Grèce leur échappent; leur époque héroïque finit avec leur ascendant sur la mer.

D'autres États européens se créent des marines et leur disputent le commerce de l'Orient; les Vénitiens cherchent à se fortifier par une alliance avec la Hollande; ils penchent vers le protestantisme.

Les Vénitiens, comme les Toscans, restent les alliés de cœur de la France pendant les guerres de la révolution française en Italie.

Bonaparte, après les victoires de la première campagne, veut rapporter en France la popularité d'un citoyen pacificateur avec le prestige d'un général victorieux réunis dans sa personne; pour atteindre ce but, il lui faut deux choses, la paix avec le pape et la paix avec l'Autriche: par la paix avec le pape, il réconcilie le sentiment catholique de la France et de l'Italie avec son propre nom, il apaise les consciences inquiètes, il se prépare un consécrateur futur de son diadème dans un pontife qui lui devra sa tiare. Par la paix avec l'Autriche, il fixe ses victoires en les bornant, il annexe une partie de l'Italie, le Piémont, la Savoie, la Lombardie à la France; il montre en lui à sa patrie fatiguée de guerres une ère de paix républicaine, un Washington de vingt-sept ans, maître de lui, plus fort de modération que d'élan, plus glorieux que sa gloire!

Mais, pour obtenir cette paix de l'Autriche battue et jamais vaincue, il fallait lui offrir une indemnité territoriale capable de compenser la perte de la Lombardie et d'honorer au moins sa défaite.

Bonaparte n'avait pas cette indemnité sous la main; il fallait la trouver; il ne pouvait la trouver que dans Venise.

Venise cependant ne donnait aucun prétexte à la conquête. Quelques insurrections des paysans de terre ferme contre les troupes françaises qui empruntaient illégalement le territoire de la république, servirent de grief au général Bonaparte. En vain le gouvernement de Venise lui envoya des satisfactions; il feignit une colère bruyante et implacable, qui ne pouvait être apaisée que par l'effacement du nom de Venise de la liste des nations.

Il l'effaça en effet, et la donna à l'Autriche comme dédaignant de la garder pour lui-même. L'Autriche eut la honte d'accepter ce qu'elle n'avait pas même conquis; le gouvernement encore républicain de la France eut l'immoralité et l'impudeur de revendre à l'Autriche la liberté d'une république avec laquelle la France n'était pas même en guerre. Venise, après avoir tyrannisé ses propres citoyens, subit la tyrannie de l'étranger; restée autrichienne pendant quelques années, elle redevint un proconsulat de la France sous le gouvernement militaire français, comme si Bonaparte, devenu Napoléon, eût dédaigné de la gouverner par lui-même. Elle retomba de ses mains avec le monde, en 1815, et rentra sous le joug de l'Autriche.

Les traités de Vienne, qui rétablissaient tout, oublièrent de la rétablir.

En 1848 elle s'insurgea, comme Milan, à la voix de Charles-Albert, qui s'avançait avec une armée insurrectionnelle en Lombardie.

Après la défaite de Charles-Albert, Venise essaya de résister au reflux des Autrichiens, et de revendiquer sa liberté par son héroïsme.

Un homme, digne par son caractère du nom de Washington vénitien, Manin, la gouverna pendant cette tempête par la seule autorité morale d'une âme plus grande que sa destinée. Le général napolitain Gabriel Pepe se jeta patriotiquement dans Venise avec un lambeau de l'armée d'Italie. Le dictateur et le général inspirèrent leur âme aux Vénitiens; ils combattaient pour l'honneur de la liberté plus que pour la victoire. Leur longue résistance et leur capitulation glorieuse honorèrent en effet le malheur de Venise; Pepe et Manin trouvèrent un asile en France.

Le dictateur Manin y vécut dans une pauvreté fière et volontaire, il y vécut de son travail quotidien de professeur de langue italienne. Il en fixait lui-même le salaire au niveau des plus modiques rétributions des maîtres de langue. Sa fille adorée mourut de l'exil, du climat et de sollicitude pour son père, entre ses bras. Il faut rendre hommage à la France: elle offrait tout à Manin, il refusa tout; il ne voulait du ciel qu'une patrie. Je l'ai connu intimement, et je n'ai rien vu d'humain en lui que la forme mortelle: c'était un de ces caractères où la vertu est si naturelle et si modeste qu'elle n'a besoin d'aucun effort et d'aucune ostentation pour se tenir debout dans toutes les fortunes. Ce nom de Manin sera à jamais un de ces bas-reliefs retrouvés dans les décombres de l'antique Italie.

Il eut un seul tort de jugement, à mes yeux, sur la fin de sa vie, ce fut d'abdiquer la république vénitienne dans une lettre aux Italiens pour leur conseiller de se monarchiser sous le sceptre du roi de Piémont. Il n'y a de coalition digne et sûre que celle qui laisse leur nom, leur nationalité et leur nature aux coalisés: la république vénitienne, s'enrôlant sous la monarchie ambitieuse de Turin, se perd en s'abdiquant; les abnégations, qui font la vertu des individus, font la dégradation des peuples. Ce tort de Manin, que nous lui avons reproché alors et qui rompit nos relations, ne fut pas le tort de son esprit, ce fut le tort de son patriotisme; impatience d'exilé qui redemande une patrie, même à l'épée qui va lui ravir son indépendance, son gouvernement républicain et son nom.

On sait comment la paix inexpliquée mais, selon moi, inévitable de Villafranca, en 1859, abattit pour un temps les espérances de Venise. La fondation de Trieste, l'incorporation de cette ville maritime à l'Allemagne, les développements rapides de cette ville hanséatique, l'accroissement des industries, des navigations, du commerce de l'Allemagne avec l'Orient, industrie, navigation, commerce qui ont besoin de s'écouler tous les jours en plus grande masse par l'Adriatique, rendent extrêmement problématique la renaissance d'une Venise maritime en face de l'Allemagne; l'accroissement du Piémont comme royaume unique de l'Italie septentrionale rend la renaissance de la Venise de terre ferme plus difficile encore. On n'y voit en perspective qu'une cinquième capitale piémontaise, humble succursale de Turin, de Milan, de Gênes, de Florence, ou bien une grande ville libre, une Tyr de l'Adriatique, renfermant hermétiquement dans ses remparts battus des flots l'ombre d'une république qui ne peut revivre sous sa première forme et qui ne doit pas mourir.

XX

Passons à l'État de Gênes, de Gênes, jadis la seule et belliqueuse rivale de Venise.

La république maritime de Gênes fut fondée municipalement par les Liguriens, habitants de ses montagnes et de ses anses, après le reflux d'Attila hors de l'Italie. Elle imita Rome dans ses premières lois: elle eut son peuple, son aristocratie, ses deux consuls, ses censeurs; ses comices, composés de tout le peuple convoqué, se tenant sur la place publique. La noblesse donnait les consuls au peuple, le peuple reconnaissait ces consuls pour les tuteurs de ses droits contre la noblesse. Ainsi se balançaient, comme à Rome, l'autorité et la popularité, ces deux nécessités des républiques.

C'est cette popularité des consuls tribuns du peuple qui créa, dès ces temps-là, la renommée des grandes familles de Gênes, les Doria, les Spinola, les Fornaro, les Negri, les Serra, familles héroïques dont la guerre et le commerce perpétuèrent l'ascendant jusqu'à nos jours.

Devenus puissance navale, incapables par leur petit nombre de s'étendre sur terre, les Génois portèrent, comme Venise, toute leur ambition vers la mer. Leurs galères, empruntées par les différentes croisades pour les expéditions en Orient, y conquirent pour Gênes elle-même les places fortes de la côte de Syrie, telles que Laodicée et Césarée; un de leurs consuls monta le premier à l'assaut de cette place réputée inexpugnable; après la prise de Constantinople par les Latins, les Génois disputèrent aux Vénitiens les dépouilles de l'empire; ils colonisèrent militairement les côtes du Péloponèse, Coron et Modon.

La rivalité des grandes familles et l'insubordination des matelots sur les flottes firent sentir à Gênes l'insuffisance du gouvernement populaire et aristocratique tour à tour. Le peuple insurgé contre la noblesse se nomma, à l'exemple de Venise, un doge dictateur, arbitre entre les plébéiens et les nobles; cette institution ne suffit pas à prévenir les guerres civiles entre les Doria et les Spinola, chefs des partis contraires. Les Visconti, tyrans de la Lombardie et du Piémont, en profitèrent pour assiéger Gênes. Le roi de Naples, Robert, vint la défendre. Les Génois abdiquèrent un moment leur souveraineté entre les mains de leur libérateur. Les plébéiens, encouragés par lui, incendièrent les palais des nobles; le roi Robert s'éloigna aux lueurs de ce bûcher de Gênes.

XXI

Pendant ces troubles sur le continent et dans la ville, Gênes poursuivait ses conquêtes sur la mer. La colonie génoise de Constantinople s'immisçait dans les affaires de l'empire grec, délivrait des princes de captivité, en inaugurait d'autres, fortifiait un quartier et un port de Byzance, y élevait la tour génoise, de Galata, qui subsiste encore comme une colonne rostrale de cette puissance maritime; on lui cédait l'île de Ténédos, qui leur livrait les Dardanelles, leur ouvrait la mer Noire; ils disputaient en même temps le royaume opulent de Chypre aux Vénitiens: des Vêpres siciliennes de Chypre les y exterminèrent tous, excepté un seul, pour en porter la nouvelle à Constantinople. Revenus plus irrités et plus forts pour y venger leurs compatriotes massacrés, ils s'emparèrent de Nicosie, capitale de Chypre, et ils épargnèrent généreusement les femmes et les filles des Cypriotes tombées dans leurs mains. Bravant Venise jusque sous ses murs dans des établissements génois à l'Adriatique, ils étaient devenus, à force de courage et d'audace sur les deux mers, arbitres de l'Italie; leurs discordes civiles les empêchèrent de jouir longtemps de cette prospérité. Les Adorni et les Fregosi, deux factions qui empruntaient leurs noms à leurs chefs, déchiraient les villes et les campagnes; le peuple, insurgé par des tribuns plébéiens des métiers les plus pauvres, chassait du pouvoir les patriciens; dix révolutions en dix ans faisaient passer le gouvernement d'une faction à une autre. Les nobles, proscrits, mais puissants par leurs vassaux des campagnes, s'étaient retirés dans leurs châteaux fortifiés, d'où ils insultaient leur patrie; les Visconti, de Milan, menaçant de plus en plus l'indépendance de Gênes par leurs intrigues dans la ville, par leurs troupes dehors, les Génois résolurent de se livrer au protectorat de la France: c'était sous Charles VI, leur allié, prince dont la faiblesse d'esprit ne ferait jamais un tyran. Le doge Adorno proposa au peuple de remettre au roi de France le gouvernement de sa patrie à des conditions viagères qui ne menaçaient pas son indépendance et qui assuraient sa sécurité. Le traité fut signé de confiance. Le peuple se calma; mais sa turbulence ne tarda pas à éclater en séditions nouvelles; elles furent apaisées par la présence à Gênes d'un vice-roi français.

Le duc de Milan devint plus tard protecteur et tyran de Gênes. Le plus grand exploit de leurs flottes signala cette époque pour Gênes: leur amiral Spinola anéantit dans le golfe de Gaëte la flotte des Espagnols, et fit prisonnier le roi Alfonse le Magnanime d'Aragon, ses deux frères, l'aîné roi de Navarre, l'autre grand maître de l'ordre militaire de Saint-Jacques, cinq mille marins et toute la noblesse d'Aragon. Cette victoire ranima dans Gênes l'orgueil de la liberté; le protectorat des Visconti lui pesait; elle se souleva avec la mobilité de ses flots et redevint entièrement indépendante; l'énergie de cette race ne pouvait supporter longtemps aucun joug, même le sien propre.

XXII

Cependant les noms des héros de l'aristocratie génoise grandissaient par les orages mêmes de la république. Les rivages et les flots de la Sardaigne, de la Sicile, de Naples, de la Grèce, de la mer Noire, portent leurs noms. Il ne leur manquait qu'une place aussi haute que leur renommée dans la constitution de la république, pour être aussi utiles à leur patrie au dedans qu'illustres au dehors.

Fiesque, un de ces nobles mécontents, s'allia avec le duc de Milan contre sa patrie, la surprit par une descente nocturne; il proclama l'abolition du gouvernement des doges, il remit le pouvoir à un conseil de hauts justiciers élus par le peuple. Ce gouvernement ne fut qu'une phase de l'anarchie intérieure; Pierre Frégose, fils du neveu du doge, fut réinstallé comme chef unique. La république envoya un de ses plus héroïques amiraux, Giustiniani, pour défendre Constantinople contre les assauts de Mahomet II: une blessure reçue à côté de l'empereur chrétien, sur les murs de la ville, lui fit quitter le champ de bataille avant la catastrophe de la ville. Il acheta l'île de Corse, et en donna les revenus par hypothèque à la banque de Gênes. Il reconquit Scio, Mitylène, Rhodes; il s'allia avec la France, protectrice désintéressée de Gênes, contre le roi d'Aragon et de Naples. Chassé de Gênes par des rivaux, il est tué sur les murailles en tentant d'y rentrer. La France intervient de nouveau pour Gênes par un protectorat actif dans les guerres de cette république contre la maison d'Aragon à Naples, elle combat pour la maison d'Anjou, qui prétend à cette couronne. L'archevêque Paul Frégose entre à Gênes avec des bandes de la campagne pour y venger la mort de son frère. Attaqué par les Français, qui soutenaient le parti opposé au sien, Paul Frégose remporte sur eux une des victoires les plus meurtrières pour la chevalerie française. Deux mille cinq cents morts jonchent les collines et les vallées de Gênes; un grand nombre d'autres se noyèrent dans les flots sous le poids de leur armure, en essayant de regagner leurs vaisseaux. L'archevêque Paul Frégose devient par sa victoire doge de la république et cardinal. Après lui, la France resserre son alliance avec Gênes, à titre de maîtresse du Milanais. Sous cette demi-servitude, l'ordre s'y rétablit; mais la décadence militaire et commerciale y commence. Pise lui propose de s'annexer à la république; le peuple veut l'accepter, les nobles s'y opposent pour complaire à la France, qui redoutait cette annexion. Le peuple, excité par l'insolence des nobles, se soulève: un Doria est tué sur la place du Marché; il saccage et brûle les palais des nobles; il nomme un doge, un ouvrier en soie, Paul de Novi, homme supérieur, par son esprit cultivé, à sa condition, et opposé aux Français. Louis XII, irrité de ce que Gênes revendique la protection de l'empereur Maximilien contre lui, Louis XII marche d'Asti sur Gênes. Après des combats acharnés sous les murs, il rentre dans Gênes l'épée à la main; sa magnanimité se refuse à toute vengeance, il rend la liberté aux Génois. Ils la perdent de nouveau sous les successeurs de ce prince.

André Doria, leur concitoyen, le plus illustre des hommes de guerre de son temps, condottiere de mer, qui passait tour à tour du parti de l'empire au parti de la France, la leur rend. Le seul titre de libérateur de sa patrie le suit dans la postérité. C'est le Thémistocle de Gênes.

On lui reprochait d'avoir terni ce service à sa patrie par une ombre de défection à sa parole donnée à la France. «Hélas!» répondit-il en soupirant et après un long silence, «un homme peut s'estimer heureux quand il réussit à faire une belle action, bien que les apparences n'en soient pas toutes également belles. Si le monde savait combien est grand l'amour que j'ai pour ma patrie, il m'excuserait d'avoir bravé quelques inculpations personnelles pour la servir.»

Charles-Quint lui offrit la souveraineté sur sa patrie, avec le titre de prince de Gênes. Il préféra la gloire à la possession, et rétablit, sur de sages réformes, la république. Il effaça les noms des factions; il institua un sénat de quatre cents sénateurs pris dans toutes familles nobles ou plébéiennes, mais considérées et propriétaires. Ce conseil nommait le doge. Cette dignité, qui lui fut offerte, fut encore refusée par lui dans l'intérêt de la liberté et de son titre d'amiral des flottes de Charles-Quint, titre incompatible avec celui de duc de Gênes. Rome antique n'a pas de plus magnanimes abnégations; André Doria est le Scipion des républiques italiennes. Les Capponi à Florence, les Doria à Gênes, sont des Romains expatriés, mais encore Romains.

XXIII

André Doria vieillissait dans sa gloire, et ne sortait plus de son palais, où il était retenu par ses infirmités; il avait remis le commandement actif de ses galères à son neveu Gianettino Doria. Fieschi, ennemi des Doria, qui avaient écarté du pouvoir la turbulence populaire et la tyrannie oligarchique, conspirait dans Gênes contre les Doria. Il sort de son palais au milieu de la nuit avec les conjurés, pour attaquer à la fois le palais des Doria hors la ville, et pour s'emparer des galères dans le port: Gianettino Doria, accourant au port pour défendre les galères, est tué à la porte de la ville. André Doria s'enfuit dans la campagne pour y rassembler ses partisans; la flotte était déjà surprise, et Fieschi posait le pied sur une planche pour passer sur la galère de l'amiral, quand il glissa dans la mer et s'y noya sous le poids de son armure.

Ses complices, déconcertés par la disparition du chef, qui portait seul le plan de la conjuration dans sa tête, abandonnent l'entreprise, et offrent de remettre les galères et les ports au seul prix d'une amnistie.

André Doria rentra, précédé de la terreur de son nom; sa vengeance implacable, qui ne se ralentit qu'à l'âge de quatre-vingt-quatorze ans, consterna Gênes et assombrit son nom. L'Espagne, après lui, continua à prévaloir dans les conseils de la république.

XXIV

À l'instigation du duc de Savoie, un tribun plébéien, nommé Vachero, insurgea Gênes, ourdit une conjuration nouvelle pour attaquer le palais du gouvernement et massacrer tous les citoyens inscrits parmi les patriciens au livre d'Or. Trahi par un Piémontais son complice, il subit le supplice, malgré les injonctions du duc de Savoie, qui avoua sa propre complicité dans l'action, et qui menaça la république de sa vengeance.

XXV

Louis XIV, à son tour, fait bombarder Gênes, avec autant de cruauté que d'injustice, pour avoir interdit la contrebande du sel par les Français dans les ports. Quatorze mille bombes écrasent ou brûlent la moitié des palais et des églises de la plus belle ville maritime de l'Occident.

Sous le règne suivant, les Génois poursuivent la conquête pied à pied de la Corse, et rendent enfin l'île à la France.

La révolution française, en débordant en Italie, attaque ou défend tour à tour Gênes dans des siéges mémorables.

Les traités de Vienne, infidèles à leur plan général, qui était le rétablissement des trônes et des États violés par Napoléon, excluent la république de Gênes du droit public, et la donnent violemment au roi de Sardaigne.

Gênes s'agite longtemps sous ce sceptre étranger et ne rentre dans son repos que sous le canon des Piémontais. C'est, avec Venise, la seule république italienne qui ait le droit de s'indigner contre ces traités de 1815, traités qui rendent le trône aux princes de la maison de Savoie, et qui, au nom de la légitimité des rois et des peuples, confisquent au profit de cette maison de Savoie une république illustre qu'ils n'ont pas même la peine de conquérir! L'Italie s'affligera et la France se repentira d'avoir laissé enlever ce peuple héroïque, ce port indépendant et cette marine presque française à l'indépendance et à la politique. L'extinction de la nationalité génoise sera un deuil pour l'Italie et un reproche éternel à l'équité du congrès de Vienne.

Descendons au Piémont, jusque-là bien moins illustre, et surtout bien moins italien que la république des Médicis, des Adorno, des Frégose et des Doria.

XXVI

La maison de Savoie est une des plus anciennes et des plus militaires dynasties de l'Europe, si l'on compte au rang de dynastie ces hérédités féodales de familles possédant des fiefs humains dans les montagnes qui servent de limites aux empires des grands peuples[4].

Ces princes régnaient sur une peuplade de braves et pauvres Allobroges, laissés comme une alluvion des grandes invasions des peuples du Nord. Pressée entre la Suisse, la France et les vallées du Piémont, sur un groupe de montagnes et dans de sombres vallées des Alpes, cette peuplade peu nombreuse s'était refoulée ou répandue tour à tour sur les plaines voisines qui lui offraient le moins de résistance, tantôt sur le bassin de Genève, en Suisse, tantôt sur le bassin de la Bresse, en France, jusqu'à la Saône, tantôt dans le bassin du Pô, en Italie; elle allait chercher, non de la gloire, mais de l'espace et du pain, chez ses voisins. Son caractère, très-spécial à cette race de montagnards savoisiens, était une fidélité et une bravoure chevaleresques. Les meilleurs soldats des ducs de Savoie sont toujours descendus de ces montagnes; leur douceur les rendait disciplinaires; leur subordination féodale les conservait dévoués à la bonne ou à la mauvaise fortune de leurs princes; leur intrépidité froide les rendait solides comme le devoir au poste où on les avait placés pour vaincre ou mourir. Ils avaient deux religions dans leur cœur, leurs princes et leurs prêtres; superstitieux chez eux, héroïques dehors, bons et honnêtes partout, aussi propres à subir le joug de la conquête sans le secouer qu'à imposer ce joug à leurs voisins, quand l'inquiétude de la maison de Savoie les mettait à la solde des grands alliés auxquels on inféodait leur sang pour des causes toutes personnelles à ces princes.

XXVII

On a vu ces princes se glisser presque furtivement en Italie, quoique n'ayant rien d'italien ni dans le sang, ni dans les mœurs, ni dans la langue, à l'époque où la confusion des guerres intestines de la Lombardie laissait leurs incursions libres et impunies. Plusieurs fois chassés de Turin par les Français, ils avaient embrassé et vaillamment servi la cause de l'empereur d'Allemagne contre nous.

Les croisades leur avaient donné un renom, une importance et des possessions royales en Orient; la royauté de Chypre et de Jérusalem était le seul titre imposant qu'ils eussent encore attaché à leur maison.

Le traité d'Utrecht, en déshéritant l'Espagne de ses possessions italiennes, agrandit les possessions de l'empire d'Allemagne en Lombardie.

La maison de Savoie s'allia, comme de coutume, au plus fort: ce n'est pas la moralité, mais c'est l'habitude des petites puissances.

En 1696 elle déserta momentanément l'Allemagne. Le duc de Savoie, Amédée II, obtient l'alliance de Louis XIV en donnant sa fille au duc de Bourgogne. Cette princesse savoyarde en France fut un négociateur habile et intime dans la familiarité du roi.

Louis XIV, en retour, donna Pignerol à la maison de Savoie. Quelques années plus tard, le duc vend l'alliance française à l'empereur Léopold Ier, au prix du Montferrat, de la province de Valence, d'Alexandrie, du val de Sésia, et de toute la plaine située entre Tanoro et le Pô. L'empereur lui accorde de plus, sur les dépouilles de l'Espagne, la royauté de la Sicile; on la lui retire en 1720, et on l'indemnise avec la royauté de la Sardaigne, royauté semi-barbare qui lui donne sur le continent le titre de roi.

Les intrigues et les versatilités constantes d'alliance de la maison de Savoie lui profitent par une nouvelle défection. Dix-neuf ans après, la France, en retour d'une de ces défections intéressées en sa faveur, lui obtient Tortone, Novare, et un agrandissement de territoire considérable en Lombardie. Trois ans passés, et la reconnaissance passée plus vite que les années, la maison de Savoie fait une nouvelle défection à la France, et combat avec l'Autriche contre nous.

XVIII

L'impératrice paye cette défection des provinces lombardes, du Vigevano, du duché de Pavie et du territoire de Plaisance; chaque annexion à ce royaume rapiécé du Piémont porte la date d'une alliance troquée contre une autre.

La révolution française la compte au premier rang de ses ennemis armés. Vaincue d'un revers de nos armes, la maison de Savoie perd pièce à pièce ses États, comme elle les a reçus. Elle fléchit sous la nécessité, et la république française la laisse végéter humble et soumise à Turin, sous le contrôle d'un proconsul plus que d'un ambassadeur (Ginguené).

Effacée enfin du rang des souverainetés italiennes par Bonaparte, comme éternelle complice de l'Autriche, elle se relègue elle-même sur son rocher royal de Sardaigne, où nos ressentiments ne peuvent la suivre.

La correspondance diplomatique récemment publiée du comte de Maistre nous montre ses efforts obstinés et naturels alors pour ameuter la Russie, l'Angleterre et l'Autriche contre la France.

Comme elle n'a plus de force, elle n'a plus de crédit dans les conseils du monde, elle écoute aux portes des cabinets, elle attend de la destinée l'heure d'une restauration dans ses possessions italiennes par la main de la coalition dont elle est le satellite; son royaume, gouverné par un proconsul français, le prince Borghèse, et par cinq préfets de la France, s'est complétement et facilement incorporé à nous. Ses excellents soldats, indifférents à la cause pourvu que l'honneur, la gloire et la victoire la consacrent, sont les meilleurs auxiliaires de Napoléon. Ses grands seigneurs, distingués mais flexibles, accoutumés à changer de maîtres, décorent les conseils et les palais de Napoléon: les Saint-Marsan, les Alfieri, les Barollo, les Ghilini, les Salmatoris, les Carignan, chambellans, juges, sénateurs, généraux, colonels, préfets du palais, administrateurs, rivalisent de services, de talents et de fidélité à l'empereur ou à ses lieutenants. Nice, la Savoie, le Piémont, adhèrent de tout leur patriotisme civil et militaire à la France; ils sont accoutumés à changer de patrie; ils honorent toutes celles qu'ils adoptent, pourvu que ces patries les grandissent; la maison de Savoie leur a inoculé ces mœurs politiques. Grandir est la loi des petites puissances.

XXIX

Napoléon tombé, la maison de Savoie sort de son île et se précipite aux pieds des congrès de Paris et de Vienne pour obtenir non pas seulement sa propre restauration, mais ses annexions habituelles aux dépens des nationalités et des libertés des États voisins, convoités par sa soif insatiable de territoires. La seule usurpation récente et criante de territoire et de liberté commise par le congrès de Vienne est un crime de la force contre l'indépendance d'une illustre république italienne (Gênes). On donne Gênes à la maison de Savoie, qu'on lui épargne la peine de conquérir, et avec Gênes un port, des citadelles, une marine, une population d'aventureux marins qui vont sous ses lois rivaliser avec Toulon et avec Marseille.

Cette usurpation violente de la république de Gênes par la main de l'Europe au profit de la maison de Savoie, au moment où l'Europe en armes restituait tout au droit des trônes et des peuples, est un des actes les plus iniques commis en pleine paix pour exproprier une nation illustre et innocente de tout crime envers l'Europe. La convoitise de Turin, voilà le seul crime de Gênes! Là, comme ailleurs, il n'y a pas un pouce de sol qui ne se soulève sous les pas du Piémont.

Gênes proteste deux fois par l'insurrection désespérée de ses citoyens contre ses nouveaux maîtres. La protestation, éteinte par le canon des forts occupés par les Piémontais, fut étouffée dans le sang des Génois. Vous qui faites, quand cela convient à votre ambition, appel au droit des nationalités exprimé au fond d'une urne et compté par des questeurs armés, interrogez donc Gênes sur son annexion au Piémont, et osez donc lui poser la question d'abdiquer son nom, sa gloire et sa liberté sous un roi des Alpes! Éloignez vos bataillons, enclouez vos canons, et attendez la réponse!

XXX

L'Europe, en annexant ainsi Gênes au Piémont, en haine de la France, préparait à l'Angleterre des postes maritimes sur les deux mers d'Italie. L'Angleterre ourdissait d'avance avec la maison de Savoie des alliances anti-françaises.

La France, vaincue et refoulée en 1815 par le reflux du monde sur son territoire, était contrainte de fermer les yeux pour ne pas voir les forteresses territoriales, maritimes et politiques, que l'on construisait contre elle en Piémont et à Gênes.

Lyon, Toulon et Marseille étaient sous le canon de Turin.

Cependant l'Europe, même en 1814, sentit qu'agrandir ainsi le Piémont et démanteler la France d'une partie de la Savoie, ce mur mitoyen de la nature, pour couvrir la France, c'était un scandale diplomatique trop criant. On nous laissa alors de la Savoie la partie militaire nécessaire à notre sécurité.

Mais en 1815, après le fatal retour de Napoléon de l'île d'Elbe, retour qui coûta tant de sang, tant d'or et tant de liberté à la France, la maison de Savoie envoya promptement des députés à Paris pour solliciter aussi sa part de dépouilles. Les alliés lui devaient quelque chose, puisqu'elle avait envahi la première notre territoire. Soixante mille Sardes et Autrichiens coalisés avaient marché, sous le général autrichien Frimont, sur Grenoble et sur Lyon, tandis qu'une autre armée de dix mille Piémontais, sous le commandement du général Osasco, marchait sur Toulon et Marseille, forçant le maréchal Brune, presque sans soldats, à se replier devant eux.

XXXI

C'était l'occasion pour la maison de Savoie de demander sa part des dépouilles, puisqu'elle avait concouru à la déchéance de la France. J'eus alors connaissance personnelle des efforts faits par les envoyés piémontais et savoyards à Paris pour obtenir de l'Europe la partie de la Savoie que 1814 nous avait laissée.

Un diplomate de premier ordre, le marquis de Gabriac, longtemps ambassadeur à Turin, et aujourd'hui sénateur, atteste, dans un écrit récent et très-informé, les insistances de la maison de Savoie auprès des puissances coalisées, pour obtenir d'elles le démembrement du Dauphiné à son profit. «Heureusement,» dit l'écrivain diplomatique, «l'empereur de Russie, aussi généreux dans la victoire que courageux dans les revers, s'opposa énergiquement à ce démembrement de la France, et son veto fit renoncer à ce projet; mais il consentit à la restitution à la maison de Savoie de ce qui avait été alloué l'année précédente à la sécurité des frontières françaises en Savoie.»

Mais le gouvernement piémontais, en revendiquant contre nous les influences protectrices de la Russie, n'en reçut pas des influences libérales. L'esprit de ce gouvernement, tout rétrograde alors, fut l'esprit théocratique du fameux comte Joseph de Maistre, paradoxe éloquent, mais paradoxe vivant du monde ramené par la force, et au besoin par l'inquisition, au moyen âge.

Un vernis de chevalerie antique et d'allégeance féodale décorait ce gouvernement, plus semblable à une cour de l'Escurial qu'à une cour italienne de Turin. La noblesse, presque toute militaire, lui donnait quelque chose de martial qui plaît aux habitudes de ce peuple brave et guerrier; la bourgeoisie, émancipée par le gouvernement de la France pendant vingt ans, était rentrée dans sa subalternité antique; elle se pliait avec une résignation doucereuse, mais amère, à la supériorité de l'aristocratie. Les ordres monastiques, qui renaissent en Italie comme en Espagne de l'esprit contemplatif et de l'oisiveté endémique de ces beaux climats, reprenaient leur ascendant sur le peuple; le gouvernement n'admettait dans les sujets aucune liberté des cultes. Les sacrements étaient redevenus loi obligatoire de l'État; les billets de confession étaient requis des sujets avec autant de rigueur que des acquits de contribution. La douceur paternelle des deux premiers rois, vieillis dans l'exil de la Sardaigne, princes d'un naturel patriarcal, adoucissait ce régime et le faisait presque aimer. Ces rois se bornaient à faire rentrer tout doucement le troupeau dans le bercail des anciennes routines. L'extrême modicité des impôts, la fécondité du sol, le bonheur de la paix recouvrée et de la petite patrie agrandie, faisaient le reste; on était un peu humilié, mais on était heureux. Voilà ce que j'ai vu moi-même à Turin, à Chambéry, à Alexandrie, jusqu'en 1820.

XXXII

À cette époque, un coup de vent, qui venait du Midi, souffla tout à coup sur l'Italie; ce vent avait traversé l'Espagne.

On a vu plus haut qu'une révolution militaire avait tout à coup éclaté à Naples au mois de juillet 1820; une secte masquée, les carbonari, avait jeté hardiment son masque en Calabre, soulevé les régiments, marché sur Naples et proclamé la constitution d'Espagne.

Or qu'était-ce que la constitution d'Espagne, proclamée à Cadix par une insurrection soldatesque aussi? C'était une véritable république de tribuns des soldats, sans aucun contre-poids monarchique, et ne conservant un roi nominal à son sommet que pour cacher sa véritable nature militaire. Une telle constitution masquée était mille fois plus pleine d'anarchie que si elle avait dit franchement et courageusement son nom. Il n'y a rien de si révolutionnaire qu'un mensonge!

L'Europe, à la nouvelle des événements révolutionnaires de Naples, se rassembla en congrès à Laybach, pour délibérer la guerre ou la paix en Italie.

L'Autriche, devançant le congrès, fit marcher ses troupes en Lombardie, prêtes à intervenir, et intimidant déjà les carbonari dans la péninsule.

L'Autriche est toujours la première à intervenir à main armée pour le statu quo, car c'est sa nature, et c'est son intérêt de représenter partout le passé. Elle est par essence le temps d'arrêt des choses dans l'Europe moderne; c'est sa force, et c'est aussi sa faiblesse.

À l'instant où les carbonari l'aperçurent en armes en Lombardie, elle devint l'objet des craintes et des imprécations des carbonari; leur cri unanime fut: Guerre à l'Autriche! Jusque-là elle n'avait pas été trop impopulaire, depuis 1814, en Italie, et, par une versatilité habituelle aux peuples qui changent de joug, son retour à Milan, en 1814, avait été l'objet d'un fanatisme de joie poussé jusqu'à la férocité contre le gouvernement français que l'Autriche venait remplacer. L'assassinat du ministre franco-italien Prina, traîné dans les rues de Milan, et martyrisé par le peuple, aux cris de: Vive l'Autriche! en fut un triste témoignage; mais l'heure de ces intermittences avait sonné un autre tocsin.

XXXIII

Le carbonarisme napolitain comptait peu de sectaires à Rome, point en Toscane, un petit nombre à Turin, et presque exclusivement parmi la jeunesse noble et militaire. Le prince de cette jeunesse était le prince de Carignan, depuis Charles-Albert.

Ce jeune prince, issu d'une branche indirecte de la maison de Savoie, avait été appelé à l'hérédité du trône par le vieux roi Victor-Emmanuel, sans enfants.

Le frère du vieux roi, le duc de Génevois, sans enfants aussi, avait acquiescé à cette adoption. Ces deux vieux princes devaient attendre de leur jeune parent, associé au trône, une reconnaissance plus que filiale.

Il n'est pas permis à l'histoire sommaire et rapide d'entrer dans le secret des cœurs et dans la controverse des faits, plus ou moins authentiques, qui accusent ou disculpent le prince de Carignan d'initiative et de complicité avec le carbonarisme de Turin. Ce qui est certain, c'est que le plus grand nombre de ses jeunes favoris militaires, fils des plus hautes familles du Piémont, furent les premiers à débaucher une partie de l'armée du roi et à proclamer la constitution espagnole, qui le détrônait moralement.

La garnison d'Alexandrie, au nombre de dix mille hommes, et celle de Tortone, s'ameutèrent à la voix de quelques-uns de ces jeunes officiers, et proclamèrent à la fois la constitution espagnole et la guerre à l'Autriche.

Ces révoltes soldatesques furent couvertes, comme à Cadix et à Naples, d'expressions respectueuses pour le roi. On lui donnait le sceptre de roseau en le violentant.

Les troupes de Turin, embauchées par la jeunesse dorée du prince de Carignan, imitèrent celles d'Alexandrie.

Le roi, au lieu de feindre un consentement que sa loyauté envers l'Autriche et que sa conscience monarchique lui interdisaient, abdiqua la couronne; il se retira provisoirement avec la reine à Nice.

Le prince de Carignan, libre et seul, proclama la constitution insurrectionnelle dans la capitale abandonnée; il accepta la régence des mains de l'armée. En changeant de rôle, il n'eut point à changer d'entourage et d'amis: il donnait ainsi un chef à la révolution consommée.

XXXIV

Cependant le duc de Génevois, son oncle, absent de Turin pendant ces événements, et devenu roi légitime par l'abdication de son frère, n'hésita pas plus que ce frère détrôné entre la couronne insurrectionnelle et le droit monarchique dont il se croyait responsable à sa maison, à son honneur et à l'Europe.

Il écrivit de Modène pour déclarer qu'il n'accepterait le titre de roi que dans le cas où son frère, devenu libre, ratifierait son abdication; mais que, dans tous les cas, il considérait comme rebelles tous ceux de ses sujets qui avaient participé aux actes de Turin; c'était déclarer la rébellion de son propre neveu le prince de Carignan, fauteur de la constitution espagnole, de l'abdication du roi, et régent révolutionnaire du royaume.

Un de mes amis de cette époque, Sylvain de Costa, homme de fidélité inébranlable, écuyer du prince de Carignan, fut porteur de cette déclaration menaçante adressée au prince.

Le prince de Carignan, troublé par une si nette réprobation de sa conduite, et sans doute ébranlé par les conseils loyaux de Sylvain de Costa, publia une contre-déclaration aussi ambiguë que son rôle. Il prêta devant la junte révolutionnaire, comme régent, le serment de soutenir la constitution espagnole; puis, pressé d'échapper à la responsabilité de son double rôle, il se mit à la tête de deux régiments de cavalerie et d'artillerie, et se rendit à Novare dans une intention équivoque et non expliquée.

Novare était occupé par une partie de l'armée restée inébranlablement fidèle au roi sous le général de Latour. Le prince allait-il à Novare pour y désavouer ses actes et ses complices de Turin? Allait-il à Novare pour enlever, par l'exemple de ses régiments personnels, l'armée de Latour? Nul ne peut le dire. Quel que fût son dessein, ce dessein était une défection: défection au roi, s'il embauchait l'armée de Latour; défection aux révolutionnaires de Turin, ses amis, s'il venait les désavouer et retourner contre eux ses propres troupes. Ce rôle du prince de Carignan avait assez d'ambiguïté pour perdre deux hommes en un!

XXXV

Après quelques instants d'indécision, et en présence de l'incorruptibilité de l'armée de M. de Latour à Novare, le prince de Carignan faillit à tous ses engagements révolutionnaires de Turin.

Il publia une proclamation de repentir par laquelle il se démettait du commandement général en faveur de M. de Latour, et faisait acte de soumission au roi légitime, son oncle, le duc de Génevois.

Le général Latour se déclara en conséquence généralissime de l'armée sarde au nom du nouveau roi.

Le prince de Carignan se rendit à Modène pour y implorer l'indulgence de son oncle.

La révolution, déconcertée par ce revirement du jeune prince, s'agita à Gênes, qui voulut en profiter pour recouvrer son indépendance.

Gênes s'affaissa bientôt sous le canon des Piémontais.

À Turin, les troupes divisées d'opinion tirèrent les unes sur les autres; les soldats d'Alexandrie furent écrasés par ceux de la capitale.

Une armée dite constitutionnelle sortit de Turin pour aller combattre ou rallier à la révolution l'armée du roi à Novare.

Les Autrichiens, auxiliaires du roi, passèrent le Tessin pour secourir Latour; M. de Bubna, politique aussi fin qu'habile général, la commandait.

L'armée constitutionnelle, repoussée à Novare par l'armée fidèle, et attaquée par les Autrichiens de Bubna sous les murs, se replia ébranlée sur Verceil; un régiment de hussards autrichiens y entra pêle-mêle avec elle, et la poursuivit jusqu'à la Sésia; Latour rentra à Turin, les Autrichiens à Alexandrie, la Savoie resta inébranlablement fidèle; les soldats révolutionnaires se débandèrent; les jeunes chefs de l'armée, séducteurs du prince de Carignan ou séduits par lui, s'exilèrent dans toutes les directions de l'Europe.

Une commission militaire jugea rigoureusement les officiers coupables; le roi Victor-Emmanuel confirma son abdication; son frère, le duc de Génevois, devenu roi sous le nom de Charles-Félix, régna appuyé sur l'Autriche, plein de défiance contre le prince de Carignan son neveu, dont l'ingratitude ou la légèreté avait profondément aigri son âme; il voyait en lui le premier conspirateur du royaume.

Le prince, ne pouvant répondre de ce qu'il avait fait de contradictoire ni aux royalistes, ni aux révolutionnaires, s'exila lui-même et alla s'ensevelir avec sa femme, archiduchesse d'Autriche, fille du duc de Toscane, dans l'ombre du palais Pitti à Florence.

Cet asile, demandé à une cour autrichienne par un promoteur apparent de la guerre contre l'Autriche, était un témoignage suffisant de la résipiscence du prince.

Nous le vîmes alors profondément humilié et du rôle qu'il avait joué et de la disgrâce où il se cachait à tous les partis. Cette confusion était si cruelle qu'ayant appris que j'étais, en passant, dans une hôtellerie de Florence, il m'envoya son écuyer de confiance et son mentor politique, Sylvain de Costa, qui était mon ami, pour me demander si une visite que lui, roi futur du Piémont, voulait me faire, à moi jeune et obscur diplomate d'un rang subalterne alors, ne me compromettrait pas, et si je consentais à le recevoir? Je n'ai pas besoin de dire que je refusai la visite, et que je me rendis le soir même au palais Pitti pour présenter mes respects au royal exilé.

Cette anecdote, qui paraît incroyable, est vraie pourtant; elle prouve à quel degré de suspicion et de crainte de son ombre le prince royal de Piémont, le futur Charles-Albert, était alors descendu dans ces ombres du palais Pitti qui lui prêtaient leur hospitalité et leur solitude.

Qui lui eût dit alors que ces souverains généreux et affectueux de la Toscane seraient expulsés une première fois par lui-même, puis détrônés par son fils, et que ce palais Pitti, le palais de Léopold, le premier et le plus libéral des princes législateurs avant que le mot de libéralisme fût inventé, serait occupé bientôt après par un proconsul piémontais?

XXXVI

Après cet exil ignoré de dix-huit mois à Florence, M. de Metternich demanda au congrès de Vérone que le prince de Carignan fût exhérédé du trône de Sardaigne, pour crime de révolte envers son roi, ses oncles, ses bienfaiteurs. La Russie hésitait; l'Angleterre temporisait; la Prusse appuyait la sévérité prévoyante de M. de Metternich.

La France, qui voulait à tout prix, même au risque d'un mauvais règne, soutenir le dogme de la légitimité, s'opposa à la déposition du prince de Carignan.

On proposa au prince une expiation plus douce: ce fut d'aller servir, les armes à la main, contre ses propres amis en combattant en Espagne cette constitution espagnole des carbonari qu'il avait proclamée à Turin.

Il s'engagea comme volontaire de la Sainte-Alliance dans l'armée française qui allait délivrer Ferdinand VII à Cadix; il s'y comporta en grenadier héroïque.

Devenu roi en 1831, son règne, jusqu'en 1848, fut le plus illibéral, le plus acerbe et le plus implacable de tous les règnes contre la liberté moderne, enfin le règne des ombrages autrichiens à Turin; en religion, ce fut le règne monastique des jésuites, dont il paraissait moins le roi que le lieutenant temporel dans ses États; ses rigueurs ne s'adoucirent pas un instant envers ses complices de 1820, proscrits à cause de lui par toute l'Europe. Ces jeunes officiers des plus illustres maisons de Turin traînèrent, lui régnant, de Paris à Londres, leur condamnation et leur misère; toute l'Europe leur compatissait, excepté celui qui avait partagé leur faute. Sincère ou apparente, sa dévotion, stricte comme une discipline, faisait de sa cour un couvent armé: des prêtres et des soldats, des revues et des cérémonies religieuses, c'était tout le règne; un soldat monacal, c'était tout le roi.

XXXVII

Mais c'était le roi de l'imprévu. Tout à coup, en 1846, la voix du pape actuel, Italien jusqu'à la moelle, réveilla on ne sait quel carbonarisme sacré en Italie par ses manifestes.

Charles-Albert pressent que l'ébranlement de l'Italie contre l'Autriche va susciter un mouvement intérieur de liberté, un mouvement extérieur d'indépendance. L'Italie, sans esprit militaire au Midi, aura besoin d'une armée toute faite dans l'Italie subalpine. Il est soldat, il peut être libérateur; le libérateur de l'Italie peut en devenir le conquérant. L'éclair voilé de sa longue ambition l'illumine; il proclame une constitution, arme de guerre légitime et infaillible contre l'Autriche. La constitution à Turin, c'est l'insurrection prochaine à Milan: cette constitution piémontaise n'est que la Marseillaise de l'Italie.

XXXVIII

La révolution imprévue de 1848 à Paris donne une secousse à Milan. Les Autrichiens en sont chassés par des Vêpres milanaises.

Venise imite patriotiquement Milan.

Le Piémont reste immobile, le pape recule, la conscience du pontife universel retient le souverain.

Charles-Albert n'a aucun prétexte pour déclarer la guerre à son alliée l'Autriche; il voudrait au moins une impulsion, une autorisation, une connivence secrète de la république française.

Tous les jours, et plusieurs fois par jour, ses ambassadeurs ou ses affidés viennent solliciter de moi un mot, une insinuation, un consentement, un signe, un geste qui soit un engagement officiel ou confidentiel de le soutenir dans son impatience d'invasion piémontaise en Lombardie.

La république française, qui n'est que la loyauté nationale d'un peuple fort, mais modéré dans sa force, n'a pas deux paroles, une parole publique, une parole à demi-voix. Elle a écrit le manifeste de la paix, elle s'est interdit à elle-même la propagande sourde ou la propagande armée.

Je réponds imperturbablement à Charles-Albert: «Non, vous n'aurez de moi ni un mot ni un geste qui vous encourage à une guerre offensive contre l'Autriche en Lombardie; la guerre en Lombardie avec complicité de la France, c'est le tocsin de la guerre universelle en Europe. Nous sommes en paix avec l'Allemagne, nous avons déclaré inviolabilité et respect aux Allemands au delà du Rhin; nous voulons d'abord, par une éclatante répudiation de l'esprit de conquête, effacer du cœur des peuples germaniques ces ressentiments funestes laissés en Allemagne par les conquêtes, les ravages, les humiliations du premier empire. Ce que nous voulons tout haut, nous le voulons tout bas; ce ne serait pas une diplomatie sincère de la France vis-à-vis de l'Allemagne, qu'une diplomatie qui se proclamerait pacifique sur le Rhin, et qui vous pousserait à déclarer sous notre garantie une guerre d'agression sur le Pô. Votre cause est italienne, que vos inspirations soient italiennes aussi. Rien ne viendra de nous, ni conseils, ni garantie, ni intervention prématurée dans vos affaires; à vous seuls votre responsabilité. Si vous attaquez et que vous soyez vainqueur, si l'Italie assujettie par vous change la condition secondaire et non menaçante pour nous de votre monarchie de second ordre en un vaste empire italien pesant trop fort contre nous sur les Alpes, nous prendrons nos sûretés, nous vous en prévenons, en nous fortifiant nous-mêmes de la Savoie, du comté de Nice et au delà peut-être. Le poids du monde ne doit pas être déplacé du bassin du Midi par la main des ducs de Savoie; votre agrandissement nous diminuerait de tout ce que vous ajouteriez à votre poids. Nous connaissons l'infidélité de votre alliance, l'histoire nous l'atteste; en un siècle, quatre-vingt-quinze ans d'alliance austro-sarde contre cinq ans d'alliance austro-française: voilà votre histoire. Elle est instructive pour nous. Que serait-ce si vous possédiez seul l'Italie? Que serait-ce si vous vous placiez seul sous le patronage politique, maritime de l'Angleterre? Que serait-ce si vous lui livriez les deux mers qui baignent votre péninsule, Méditerranée et Adriatique? Que serait-ce si vous l'aidiez à faire de vos ports, Gênes, Villefranche, la Spezia, Livourne, Ancône, Naples, Venise, des Gibraltars italiens pour pendants à son Gibraltar espagnol? Que serait-ce si, dans une guerre européenne contre nous, vous vous réunissiez, ce qui ne manquerait pas d'arriver, à une coalition du Nord et de l'Angleterre contre nous? Votre agrandissement sans mesure ne serait-il pas une véritable trahison de la France d'aujourd'hui envers la France de demain? Encore une fois: Non. Si vous vous agrandissez, nous nous fortifierons de vous et contre vous!

«Cependant si, comme nous le craignons, vous êtes vaincu dans votre guerre d'agression contre l'Autriche; si vous êtes refoulé en Piémont et menacé jusque dans Turin en expiation de votre témérité et de votre impatience, alors nous descendrons en Italie pour vous couvrir contre la conséquence extrême de votre agression, nous nous placerons non comme ennemis, mais comme médiateurs armés entre l'Autriche et vous; nous ne permettrons pas aux armées de l'Allemagne de vous effacer du sol italien; nous vous laisserons petite puissance gardienne des Alpes; ce ne sera qu'une question de frontière pour nous. Un pays a le droit de veiller sur ses voisins, car de son voisinage dépend sa sécurité.

«Quant au reste de l'Italie, si nous intervenons une fois légitimement dans ses affaires, nous n'interviendrons que pour la couvrir contre toute intervention étrangère; nous ne la laisserons absorber ni par l'Autriche ni par vous-même; nous n'exproprierons pas une ou plusieurs des glorieuses nationalités plus italiennes que vous qui composent la péninsule. Nous n'annexerons ni par ruse ni par violence les Vénitiens aux Génois, les Napolitains aux Lombards, les Romains aux Piémontais, les Toscans aux Allobroges; nous dirons à tous: Soyez vous-mêmes! soyez délivrés et non annexés, mettez l'indépendance sous la garde de la liberté républicaine, ou monarchique, ou représentative, et groupez-vous en fédération italique, confédération mille fois plus conforme à vos natures que l'unité piémontaise qui se disloquera au premier choc après vous avoir dénationalisés.»

Voilà ma réponse à Charles-Albert et ma pensée sur l'Italie annexée au Piémont. Quand le Piémont succomba et qu'il lui fallait un secours et non des conseils, nous n'étions plus au gouvernement.

XXXIX

On sait comment Charles-Albert, sans tenir aucun compte de ces conseils, lança les Piémontais en Lombardie, fut mal reçu et plus mal secondé par les Lombards, combattit en intrépide soldat, fut vaincu, n'osa reparaître à Turin sous le coup de sa témérité et de sa déroute, abdiqua le trône, s'éloigna sous un nom d'emprunt de l'Italie, et alla mourir de sa déception et de sa douleur en Portugal. Infidèle à tous les partis et à lui-même, ce prince ne fut un héros que sur le champ de bataille. Son malheur patriotique lui fut imputé à vertu par le parti de l'ambition piémontaise et de l'unité monarchique en Italie. Son nom repose défendu par sa mort, mort trouvée à la poursuite de ce rêve obstiné de la maison de Savoie; coupable ou non, il est beau de mourir, même de douleur, pour sa patrie!

XL

Son fils, héritier de sa bravoure, a repris sur sa tombe les projets interrompus et l'épée brisée de son père; ses défis incessants, ses provocations habiles à une guerre italienne, ont réussi à amener l'Autriche dans le piége d'une guerre ourdie avec un art que Machiavel n'aurait pas surpassé.

L'Autriche, comme le taureau qu'on excite avec un lambeau d'écarlate, a donné brutalement dans l'embûche.

Le Piémont a crié au secours, la France est accourue.

La terre de Marengo ne pouvait être marâtre à la France: elle a vaincu, elle a donné généreusement le prix de la victoire au Piémont.

Le Piémont insatiable a tenu peu de compte de cette Lombardie achetée au prix de ce sang français; il a convoité à l'instant, malgré les vues contraires de la France, les États neutres de l'Italie. Le traité sommaire de Villafranca promettait sur le champ de bataille de laisser l'Italie, étrangère à cette querelle, se reconstituer librement sur un plan fédératif. Cela était sage. Le Piémont a forcé la main au traité, en s'emparant de douze millions d'Italiens. Il a arraché la Romagne aux États pontificaux, la Toscane à sa propre indépendance; Parme à une princesse libérale et inoffensive, exilée de l'exil; il laisse rêver tout haut, sans la désavouer, l'annexion de sept millions d'hommes dans le royaume de Naples; un soldat cosmopolite pour qui le feu est une patrie, plus semblable par ses exploits personnels à un héros de la Fable que de l'histoire, Garibaldi lui offre la Sicile, et le Piémont ne lui dit encore ni oui ni non. Où s'arrêtera-t-il? Le hasard seul le sait.

Dans cet élan vers la conquête et vers l'absorption universelle de toutes les Italies, malgré la France qui les déconseille, un prince sans peur, un roi d'avant-garde, comme disait Murat, servi par un ministre équilibriste, paraît changer de point d'appui, et, Français avant la lutte, devenir Anglais après la victoire; l'Angleterre, qui cherchait depuis tant de siècles une position politique navale et territoriale contre nous au Midi, a souri aux envahissements prétendus italiens du Piémont.

L'Angleterre espère dans la maison de Savoie un allié que nous avons fait redoutable, une puissance de trois cent mille hommes sous les armes pour y appuyer son levier anglais et antifrançais au pied des Alpes; la France pourrait regretter son sang versé en faveur d'un allié pour qui un service est le prélude d'une exigence.... Jamais, en six mois, une puissance n'a autant grandi par l'imprudente connivence de l'Angleterre; sa grandeur démesurée n'est plus un service rendu à l'Italie, elle est un danger. Nous prenons nos précautions contre ce danger enfin aperçu, et nous faisons bien; la Savoie et le comté de Nice sont deux sûretés légitimes, mais deux sûretés bien insuffisantes contre la création d'une sixième grande puissance dans le monde, création qui enceindra la France d'une ceinture de périls partout, et même du seul côté où elle avait de l'air pour ses mouvements et rien à craindre.

Une Prusse du Midi! C'était assez d'une!

Voilà l'histoire exacte de l'Italie depuis Machiavel.

Voyons maintenant ce que ce souverain génie politique, ce Dante de la diplomatie, ce Montesquieu précurseur de son siècle, aurait, dans son patriotisme italien, conseillé à l'Italie s'il eût vécu de nos jours. Ici nous n'en sommes pas réduits à conjecturer; nous pouvons affirmer avec certitude l'opinion de Machiavel sur les vrais intérêts de sa patrie, car ses opinions sur la nature de la constitution fédérale qui convient à l'Italie sont toutes écrites d'avance dans les considérations lumineuses et anticipées sur la nature des choses de son temps et des temps futurs; la politique tout expérimentale de Machiavel n'était que de la logique à longue vue; la logique est le prophète infaillible des événements à distance: le génie est presbyte.

Ses conclusions étaient comme les nôtres, une confédération italique.

Une confédération n'inspire d'ombrage à personne et inspire respect et intérêt à tout le monde; une monarchie unitaire et militaire piémontaise peut inspirer des ombrages à ses voisins.

Il n'est pas bon d'inspirer des ombrages à la France.

Lamartine.

LIVe ENTRETIEN.

LITTÉRATURE POLITIQUE.
MACHIAVEL.

TROISIÈME PARTIE

I

Nous supposons donc que Machiavel, mort, hélas! trois siècles trop tôt, assistât vivant à la scène diplomatique que nous avons sous les yeux, et qu'interrogé par les Italiens ses compatriotes sur le meilleur parti à prendre pour régénérer l'Italie, il prît la parole à Naples, à Rome, à Bologne, à Venise, à Milan, à Turin, soit dans un conseil de diplomates italiens délibérant en famille sur les affaires de la grande nation qui veut revivre, soit dans une de ces tribunes que l'esprit moderne relève au milieu des peuples longtemps muets.

Que verrait-il et que dirait-il? Il faudrait ici avoir le génie de ces discours dont il illumine l'histoire ancienne pour le faire parler dans sa langue; mais, sans prétendre à son nerveux et sublime langage, laissons parler seulement son rude et clair bon sens.

II

«Qui êtes-vous? dirait-il d'abord à ces Italiens de races, d'origines, de régions, de mœurs, de dominations diverses réunis autour de leur grand oracle politique.

Vous êtes Italiens, sans doute, mais vous êtes Italiens comme les Hellènes étaient Grecs, Grecs dans la communauté de famille générique et dans la vaste autonomie du Péloponèse, des îles et de l'Ionie, mais, en réalité, Lacédémoniens, Athéniens, Thébains, Corinthiens, Samiens, branches distinctes, toujours séparées, quelquefois hostiles de cette grande et héroïque famille grecque contenue à peine entre les montagnes du Péloponèse, les archipels et les rivages de l'Asie Mineure; branches ayant chacune son territoire, ses flottes, ses formes de gouvernement diverses, aristocratique ici, populaire là, militaire dans les montagnes, navale dans les ports, monarchique en Asie, théocratique à Éphèse, républicaine en Europe, rivale en temps de paix, confédérée en temps de guerre, indépendante pour le gouvernement intérieur, amphictyonique pour la défense commune, forme élastique qui s'étend ou se resserre selon les besoins de la race hellénique, et qui, en faisant l'émulation au dedans, la sûreté au dehors, le mouvement et le bruit partout, fit de la Grèce en son temps l'âme, la force, la lumière et la gloire de l'humanité! Voilà ce que vous êtes si vous vous comprenez bien vous-mêmes!

III

Maintenant, que voulez-vous et que veut l'Europe par admiration et par reconnaissance pour vous?

Vous voulez ressusciter, et l'Europe veut vous aider à revivre;

Ressusciter? bien; c'est un miracle qui n'est pas commun dans l'histoire: toutefois ce miracle est possible quand les peuples ne sont pas morts et qu'ils sont seulement assoupis. Or vous n'êtes pas morts, vous n'êtes pas même assoupis comme hommes: deux mille ans, la barbarie, les invasions, les conquêtes, l'anarchie, les dominations diverses étrangères, les Grecs de Byzance, qui avaient transporté à Byzance le sceptre italien, les Sarrasins, les Normands, les Lombards, les Hongrois, les Souabes, les Impériaux, les Savoyards, les Espagnols, les Suisses, les bandes de condottieri soldées par vos propres souverains pour ravager ou assujettir vos provinces, ont démembré, morcelé sous les pas de millions d'hommes votre propre nationalité; l'Italie n'a plus été que le champ de bataille du monde moderne, la scène vide du drame politique où tout le monde a joué un rôle excepté vous.

La nation politique a donc été deux mille ans comme morte: plus d'Italie; mais les Italiens sont restés.

Or ces Italiens ont été et sont restés toujours par leur nature la première race de la famille moderne sur le sol le plus vivace et le plus fécond de l'Europe. Héroïques comme individus, quoique asservis comme nations, supérieurs à leurs conquérants et maîtres de leurs maîtres dans tous les exercices de l'esprit humain: donnant leur religion, leurs lois, leurs arts, leur esprit, à ceux qui leur donnaient des fers, théologiens, législateurs, poëtes, historiens, orateurs politiques, architectes, sculpteurs, musiciens, poëtes, souverains en tout par droit de nature, et par droit d'aînesse, et par droit de génie; grands généraux même quelquefois, quand les Allemands leur donnaient des armées de barbares à conduire, ou quand Borgia, ce héros des aventuriers, ce Garibaldi de l'Église, cherchait, à la pointe de son épée, un empire italien dans cette mêlée à la tête des braves façonnés par lui à la politique et à la discipline.

Aucune vertu ne vous a manqué, même dans vos anarchies et dans vos corruptions, excepté la vertu qui fait les peuples, l'unité dans la volonté d'action; grandes personnalités, nation anarchique, mille fois moins anarchique cependant que la Grèce.

IV

Vous êtes arrivés dans cet état à une époque qu'on peut appeler l'époque française de l'humanité.

La France a répandu son esprit de rénovation dans toute l'Europe; la France, nation moins douée des dons intellectuels, mais plus militaire et plus unifiée que vous, vous a conquis à son tour; elle a fait d'abord chez vous des républiques à son image: républiques parthénopéenne, romaine, ligurienne, cisalpine, où Naples, Rome, Gênes, Milan, croyaient quelques jours renaître à la liberté en revêtant les noms et les costumes antiques; puis, quand la France a repris pour sceptre le sabre du général Bonaparte, elle vous a transformés ou travestis à son image.

Elle a fait de Naples un royaume français de famille, tantôt pour un frère, tantôt pour un beau-frère du maître de l'empire.

Elle a fait de Rome, vide de son pontife souverain, une seconde ville de France, un fief impérial pour un roi de Rome, un département français: dénomination humiliante et barbare qui rappelait ces temps où un marchand vénitien s'appelait duc d'Athènes!

Elle a fait de Florence l'apanage d'une sœur du conquérant de Milan, une vice-royauté pour Beauharnais; elle a fait des départements subalpins de ce Piémont inaperçu alors, et qui prétend régner seul aujourd'hui sur vous au nom des secours que la France lui a prêtés. Sans la France cette maison de Savoie allait succomber une troisième fois sous le poids d'une armée de Germains, provoquée par l'inquiétude patriotique de ces princes!

Pendant ce demi-siècle, où la France a occupé la scène, et où vous avez participé, tantôt à sa fortune, tantôt à ses conquêtes, tantôt à ses revers dans le Nord, tantôt aux orages féconds de ses révolutions intestines, un nouvel esprit, de nouveaux besoins, constitutionnels, politiques, sont nés en Italie.

Les Italiens, longtemps engourdis, ont senti leur âme s'agiter et s'élever au-dessus de leur destinée au contact des grandes choses militaires qu'ils ont accomplies avec une valeur égale à celle des Français dans des expéditions communes. En se sentant valeureux soldats auxiliaires dans les armées de la France, ils se sont sentis dignes patriotes, nobles citoyens, capables d'indépendance et de toutes les libertés qui constituent l'homme moderne sur leur propre terre; la France leur a inoculé la gloire; la France a conçu tout à coup la noble idée de ressusciter l'Italie, l'Italie a conçu la juste volonté de revivre.

Ressusciter! revivre! deux grands mots, deux mots vrais, si la France et l'Italie en comprennent le seul sens réalisable; deux mots décevants et funestes, si c'est le Piémont seul qu'on charge de les interpréter.

V

Rendez-vous bien compte de la valeur des paroles avant de les jeter au vent, ô Italiens! ô Français! peuples tant de fois déçus par la vanité des paroles!

Est-ce l'Italie romaine, la république du monde romain, l'empire romain, souveraineté universelle militaire et tyrannique de l'Italie, de la Gaule, de la Germanie, de l'Espagne, de l'Afrique, de l'Asie, que vous voulez ressusciter? Quel rêve! et quel rêve absurde contre le genre humain!

Ressuscitez donc alors ce peuple féroce, nourri par la louve dans les cavernes du Latium, suçant plus tard, au lieu de lait, le sang du genre humain, ne pouvant grandir qu'en dévorant tour à tour tous les peuples libres pour aliments de sa faim insatiable de domination; souveraineté du brigandage, de l'iniquité, de la force, de la guerre, sur l'espèce humaine, et qui avait posé ainsi la question de sa grandeur exclusive en face des dieux et des hommes: «Que Rome périsse, ou que l'homme soit esclave partout! l'univers à la merci de toute armée romaine!»

Ressuscitez donc le paganisme lui-même alors! Ressuscitez le fatum pour arbitre immoral de toute justice entre les peuples! Ressuscitez pour tout droit le droit du plus fort, la justice du glaive, la moralité du centurion! et supprimez du même coup toute propriété de la terre pour d'autres familles humaines que la famille de Romulus armée contre tous! car voilà exactement Rome antique.

Est-ce là ce que vous prétendez ressusciter? Alors restituez les Gaules à ces légionnaires de César qui asservissaient vos pères, qui incendiaient tout ce qu'ils ne pouvaient pas soumettre dans vos provinces, et qui massacraient en une seule nuit, après la victoire, soixante-dix mille vaincus sous les murailles en feu de votre capitale!

Mais, pour ressusciter cette Italie romaine, turbulente sous les Gracques, servile sous l'aristocratie, avilie sous Tibère et ses successeurs, il vous faut supprimer toute indépendance, toute nationalité, toute liberté, toute dignité dans le reste du monde; il vous faut déifier le fer, et un fer qui ne sera plus dans vos mains, Français! mais dans la main de l'Italie romaine! L'Italie romaine! la plus atroce tyrannie en masse qui ait jamais avili, possédé ou égorgé l'espèce humaine! Êtes-vous prêts à lui céder la place? Êtes-vous prêts à vous reconnaître esclaves, vous, prétendus hommes libres, qui n'avez jamais, depuis quelque temps, sur vos lèvres que le nom glorifié de vos tyrans? et, quand vous le voudriez, où est le genre humain qui le veuille une seconde fois? où sont les peuples qui tendent la main à l'oppression universelle de l'Italie romaine? où est le monde romain?

Cela n'a donc aucun sens, ou cela n'a qu'un sens odieux et absurde; c'est de la ruine de l'Italie romaine que la liberté des peuples a surgi dans l'Europe et dans l'Asie. L'Europe moderne n'est que la réaction de tous les droits opprimés contre le despotisme militaire des consuls, des tribuns du peuple ou des Césars!

VI

Voilà donc une Italie, la grande, l'illustre, la classique Italie, qui ne peut être ressuscitée sans tuer ou sans avilir le reste du monde. Passons à la petite Italie, à l'Italie du moyen âge, à l'Italie d'hier: qui prétendez-vous ressusciter dans ces huit ou dix Italies incohérentes, formées des lambeaux de l'Italie historique?

Sont-ce les cent et une petites républiques grecques, normandes, sarrasines, colonisées et municipalisées sur les rives méridionales de la Grande Grèce, depuis Tarente, Amalfi, Salerne, etc., jusqu'à Naples? Mais ce sont de petites municipalités enfermées entre leurs murailles et leurs ports, dont le nom n'était pas connu au delà de leur banlieue, et qui ne pesaient que du poids de leur néant dans la balance de l'Italie.

Est-ce Naples? Mais laquelle? celle des Campaniens? celle des Normands? celle des Sarrasins? celle des Hongrois? celle des Souabes? celle des Espagnols? celle des Français? des Anjou? des Guise? des Mazaniello? celle enfin des Bourbons de Louis XIV ou des Murat de Napoléon? Que gagnerait l'Italie à cette résurrection de toutes ces vice-royautés étrangères, dans une terre dont le charme attire tous les aventuriers armés de l'Asie et de l'Europe, et dont le sable se prête aussi bien à recevoir qu'à effacer vite le pas de tous ses conquérants?

Naples est le joyau de l'Italie, qui allèche à cette proie éblouissante toutes les convoitises; mais Naples n'en est pas le patriotisme et la force; d'ailleurs son peuple a immensément mûri et grandi en civisme et en nationalisme; il n'accepterait plus les premiers venus pour arbitres de sa destinée; peuple calomnié qui vaut mieux que sa renommée, Naples est peut-être aujourd'hui le royaume de l'Italie qui est le plus capable d'institutions modernes par ses lumières; mais sa déshabitude des armes et son petit nombre ne lui donneraient pas la force de les défendre, encore moins de les imposer seul à toute l'Italie; vous ne ressusciteriez qu'un fantôme; par sa situation excentrique, comme celle du Piémont, Naples peut être un brillant rayon de l'Italie: il ne peut en être le centre.

VII

Est-ce la Rome papale que vous voudriez ressusciter pour lui rendre à elle seule la domination, le protectorat, la direction souveraine de l'Italie, comme au temps où Jules II, soldat autant que pontife, la conduisait de Naples à Milan contre les Allemands, les Piémontais, les Français, au cri de Fuori i barbari! (Hors de l'Italie les barbares!) Mais alors rendez donc à la papauté tout ce que le tempus edax rerum a usé du prestige temporel, de l'ascendant politique, de la force des armes de la papauté, depuis les jours de Hildebrand, de Léon X, de Jules II, de ces pontifes armés de la foudre divine et de l'épée de saint Pierre à la fois.

Sans parler de cette confusion du droit spirituel et du droit temporel dans leurs mains, oubliez-vous ce que la papauté souveraine à Rome a perdu d'alliés ou de sujets catholiques depuis Jules II dans le monde actuel? Oubliez-vous qu'une puissance de soixante millions d'hommes en Europe et en Asie, la Russie, est née depuis cette époque, prêtant au schisme grec sous les czars de Russie, sous les Constantins héréditaires, un appui qui enlève au catholicisme romain une moitié de son poids dans tout l'Orient?

Oubliez-vous que Henri VIII a déchiré les trois royaumes de la Grande-Bretagne de la carte pontificale, et que, sur la terre comme sur la mer, la Rome papale a ses plus acharnés ennemis là où elle avait ses plus fanatiques défenseurs?

Oubliez-vous que Genève est à Calvin avec les trois quarts de cette Suisse où Rome avait son recrutement intarissable dans ces montagnes de l'Helvétie qui étaient pour elle ce que la Dalmatie était pour les Romains, un grenier d'hommes?

Oubliez-vous que le Nord tout entier, Danemark, Suède, Norvége, Hanovre, Hollande, sont des branches détachées aujourd'hui du tronc pontifical?

Oubliez-vous qu'une grande puissance germanique elle-même, la Prusse, qui forme à elle seule un quart des forces militaires de l'Europe, a répudié le joug spirituel et à plus forte raison temporel des pontifes-rois?

Oubliez-vous enfin que, de toutes ces puissances allemandes, quelquefois auxiliaires, quelquefois ennemies des papes, trois seules puissances n'ont pas déserté l'obéissance spirituelle aux papes, et composent, avec la Pologne asservie, le seul domaine spirituel de la papauté?

Oubliez-vous que l'Espagne catholique de Charles-Quint et de Philippe II, dont l'infanterie disposait de l'Europe au service de la Rome papale, n'est plus qu'une puissance de huit millions d'hommes, qui ne compte plus en Europe que par son grand nom et par le caractère resté entier de sa chevalerie militaire; puissance historique plus que politique aujourd'hui dans les combinaisons des nations? Ressuscitez donc tous ces millions d'hommes déserteurs successifs de la monarchie temporelle des papes, et rendez-les, si vous pouvez, au système politique de Jules II! Quand vous aurez fait ce miracle, alors et seulement alors vous pourrez rendre à Rome le sceptre monarchique ou la direction républicaine de l'Italie!

VIII

Est-ce la Toscane des Médicis que vous prétendez ressusciter? Mais la Toscane, ce merveilleux phénomène de la richesse, cette royauté de l'intelligence, cette monarchie du travail à l'époque où l'industrie européenne n'était pas née, devait décroître et tomber d'elle-même aussitôt que l'industrie de la laine, de la soie, de la banque, cesserait d'être le monopole, le brevet d'invention de Florence, et que les mêmes industries, mères du même commerce et sources des mêmes richesses, s'établiraient à Lyon, à Venise, à Londres, à Birmingham, à Calcutta, et que le travail européen et asiatique ne laisserait au peuple des Médicis, de Dante, de Michel-Ange, que cette primauté du génie des arts qui fait la gloire, mais qui ne fait pas la puissance militaire et politique des nations.

IX

Est-ce Venise que vous prétendez ressusciter telle qu'elle éblouit l'Europe, assujettit les mers, concentra le commerce, conquit l'Orient presque tout entier à une poignée d'aventuriers héroïques sortis des lagunes de l'Adriatique? Je le veux bien. L'Europe entière sourirait comme moi à cette résurrection de la patrie de Manin; mais alors ressuscitez donc les temps où l'islamisme de Mahomet II, qui n'avait encore envahi ni l'Asie, ni Byzance, ni la Grèce, ni l'Archipel, ni ses îles et les montagnes de l'Adriatique, laissait Venise s'emparer, jour par jour, des débris immenses de l'empire byzantin qui s'écroulait à son profit.

Ressuscitez les royaumes de Chypre, de Crète, sous ses lois, la mer Noire couverte de ses flottes, Constantinople crénelée de ses forts, le Péloponèse tout entier courbé sous ses vice-doges, la monarchie universelle des mers d'Orient donnée en dot au Bucentaure qui allait épouser en souverain les flots; ressuscitez le commerce entier de l'Orient et le transport des armées de toute l'Europe au profit des vaisseaux de Venise! Vous voyez bien que c'est un rêve plus aisé à déclamer qu'à reconstruire; vous voyez bien que, pour reconstruire ce rêve de l'empire maritime, territorial et aristocratique de Venise,

Il faudrait d'abord que l'Angleterre ne fût pas née, et n'eût pas succédé à Venise dans la monarchie navale et commerciale du monde;

Il faudrait que la route des Indes par le cap de Bonne-Espérance n'eût pas été découverte;

Il faudrait que l'Amérique elle-même ne fût pas sortie des flots à la voix de Colomb, et que ce continent n'eût pas créé un échange nouveau et immense entre les deux mondes, un déplacement de la Méditerranée à l'Océan;

Il faudrait que l'Angleterre ne possédât ni Corfou, ni Malte, ni Gibraltar; que la France ne possédât ni Toulon ni Marseille; que Constantinople ne possédât ni les Dardanelles ni le Bosphore; il faudrait enfin que l'Allemagne, devenue puissance navale et commerciale à son tour, n'eût pas créé Trieste, ou qu'elle y renonçât pour complaire à l'ombre de Venise; il faudrait que l'Allemagne ne possédât pas dans Trieste le débouché nécessaire à l'écoulement des produits de soixante millions d'hommes germains, en rapports de plus en plus étroits avec tout l'Orient;

Il faudrait que l'Allemagne consentît à se laisser murer dans ses terres au fond du golfe Adriatique, par une nouvelle Venise qui lui en fermerait les flots. Où est la force humaine qui fera cela? Où est la main italienne, et même piémontaise, et même française ou anglaise, assez puissante et assez tenace pour arracher à l'Allemagne la clef désormais conquise de cette porte de l'Orient par Trieste?

Ne parlez donc pas de ressusciter une Venise dominatrice des mers, à moins d'anéantir l'Angleterre et l'Allemagne au profit du Piémont! Tout ce que vous pouvez faire de Venise, c'est une île libre, c'est une belle ruine hanséatique, retrouvant la richesse dans la liberté, un Hambourg italien avec une auréole de majesté et de souvenir sur ses lagunes. Le possible n'est que là, le reste est de la poésie; mais ce ne sera jamais plus de la politique sérieuse pour l'Italie. Un Platon italien pourrait imaginer cela, un Machiavel ne pourrait le croire.

X

Est-ce le Milanais que vous voudriez ressusciter? Mais quel Milanais? Celui des Sforza, des Visconti, de tous ces petits tyrans de Vérone, de Modène, de Parme? Est-ce le Milanais suisse? le Milanais espagnol? le Milanais français ou le Milanais allemand? Proie successive de tous les ambitieux indigènes ou étrangers qui ont dépecé cette magnifique plaine de l'Italie. Mais ce Milanais ne fut jamais que le champ de bataille de l'Italie ou de l'Europe: est-ce ce carnage en permanence que vous songeriez à reconstituer?

XI

Est-ce la république de Gênes? Mais vous l'avez odieusement confisquée vous-mêmes en 1815 pour la jeter dans les mains ouvertes de la maison de Savoie, son éternelle rivale. Cette maison de Savoie, qui n'avait pas la force de conquérir la république de Gênes, a eu le courage de la recevoir du congrès de Vienne, au nom de quoi? Au nom de la légitimité, appelant ainsi légitime toute confiscation nationale à son profit!

Mais, si vous voulez ressusciter Gênes (et ce serait une des plus justes de vos résurrections), rendez-lui donc d'abord son indépendance, rendez-lui donc ses établissements maritimes tout autour de la mer Noire, depuis Caffa jusqu'à Trébizonde! Rendez-lui donc son territoire byzantin et sa Tour des Génois jusque sur la colline de Constantinople! Rendez-lui Candie, Lépante, ses flottes, ses ports, son commerce, ses Doria faisant pencher la victoire et l'empire tantôt du côté de Charles-Quint, tantôt du côté de la France, selon qu'ils passaient d'un vaisseau à l'autre sur les escadres de ces deux rivaux couronnés qui se disputaient l'Italie! Rendez-lui donc la Corse, qu'elle vous vendait naguère comme un gage d'éternelle protection de la France sur sa république presque française!

XII

Vous voyez donc que ressusciter l'Italie antique, à quelque date que vous la preniez de son histoire, est un mot qui n'a aucun sens:

Ni sens historique, puisque l'histoire ne vous montre, depuis l'ancienne Rome, tyrannie sanguinaire du monde, aucune Italie une et agglomérée; ni sens politique, puisqu'il y a eu depuis la chute de l'empire romain autant de politiques diverses et contraires qu'il y a eu de fragments de nationalités distinctes et opposées l'une à l'autre; ni sens national, puisqu'il y a eu, depuis l'extinction de Rome, trente on quarante nationalités vivant comme des polypes d'une vie propre et individuelle dans l'élément général italien.

Mais, en réduisant ces trente petites nationalités en unités plus importantes, il y a eu sept nationalités principales en Italie, savoir: les États de Naples, les États du pape, les États toscans, les États de Modène, les États de Parme, les États de Lombardie, les États de Venise, les États de Gênes, enfin les États mixtes, moitié subalpins, moitié cisalpins, de la maison de Savoie.

La preuve que chacun de ces États a eu sa nationalité et sa vie propre, c'est que chacun a son histoire parfaitement distincte de l'histoire générale de l'Italie; il n'y a point et ne peut pas y avoir une histoire générale de l'Italie.

L'histoire du royaume de Sicile n'est pas l'histoire du royaume de Naples; l'histoire de Naples n'est pas l'histoire de Rome; l'histoire de Rome n'est pas l'histoire de Florence; l'histoire de Florence n'est pas l'histoire de Venise; l'histoire de Venise n'est pas l'histoire de la république de Gênes; l'histoire de la république de Gênes n'est pas l'histoire de la Lombardie; l'histoire de la Lombardie n'est pas l'histoire de la maison de Savoie. Vouloir démêler et recomposer une histoire générale de l'Italie avec ces éléments distincts, opposés, antipathiques, c'est vouloir renouer les tronçons du serpent coupé par le Bas-Empire d'abord, par l'Europe ensuite, par l'Italie elle-même, enfin. Il y a sept ou huit Italies, voilà la vérité historique. Or, mentir à la vérité historique, est-ce faire de la politique italienne? Non, c'est faire de l'illusion piémontaise. Ombre, cela s'évanouira comme une ombre. L'Italie ne sera ressuscitée que par elle-même et sous la forme vraie que deux mille ans, la nature, les mœurs lui donnent, c'est-à-dire sous la forme de CONFÉDÉRATION ITALIQUE.

Un roi du sabre ne réussira pas plus qu'un Mazaniello sans couronne à faire de la diversité de deux mille ans une unité d'un jour.

Tout est obstacle à l'unité monarchique de l'Italie; tout est moyen et prédisposition pour une Italie confédérée.

XIII

Le premier de ces obstacles à une monarchie unique de l'Italie, c'est que l'Italie, quoique monarchique dans quelques-uns de ses États, est républicaine dans son histoire et dans sa renaissance, après les invasions et les reflux des barbares.

Rome, la grande Italie antique, était une république représentative; la liberté et le pouvoir s'y maintenaient en équilibre par la pondération d'un sénat et des comices, d'une aristocratie héréditaire et d'une plèbe.

L'habitude du régime républicain y avait tellement passé dans les mœurs, qu'après les empereurs auteurs de la servitude et de la décadence, l'Italie renaquit partout de ses cendres sous la forme républicaine: république en Sicile, en Calabre, en Campanie, à Naples, république à Rome sous la domination des papes, république à Sienne, république à Lucques, république à Pise, république à Florence, république à Gênes, république à Venise, républiques presque partout.

Ce n'est qu'après l'introduction des troupes mercenaires sous les condottieri étrangers ou indigènes que ces républiques, opprimées par les soldats aux gages de leurs plus ambitieux citoyens, se transforment en petites tyrannies militaires et monastiques, sous les titres de royaume de Naples, de duchés, de comtats, de marquisats.

Ailleurs la féodalité militaire, monarchique, descendit des Alpes en Italie avec les ducs de Savoie, les marquis de Montferrat, les Suisses, les Allemands: la tyrannie vient du Nord, où les hommes sont plus braves que libres et éclairés.

Mais encore les grandes républiques, telles que Gênes, Venise, Rome, continuent-elles à subsister sous les doges comme sous les papes, car la papauté au fond n'est qu'une république, puisque le pouvoir temporel y est électif comme le pouvoir spirituel, et que le gouvernement y est représentatif par le sénat des cardinaux.

Une fois l'Italie libre, une constitution fédérale de tous les États divers existants en Italie, théocraties, royautés, républiques, duchés, municipalités politiques, une constitution nationale est donc infiniment plus conforme à la nature et aux habitudes historiques de cette grande race des fils de Brutus, comme dit Dante.

XIV

Ferez-vous jamais des Piémontais avec des Siciliens, des Calabrais, des Napolitains, qui ont un esprit national aussi différent de Turin que les sommets neigeux des Alpes de Savoie sont différents des mers africaines, des plaines de la Campanie, des volcans de l'Etna et du Vésuve?

Ferez-vous de rudes Piémontais avec de voluptueux Vénitiens, d'âpres habitants de l'Ombrie ou des Abruzzes?

Ferez-vous des sujets piémontais avec ces Florentins, les Athéniens de l'Italie? Iront-ils perdre leur nom monumental et les noms de leurs grands citoyens nés de la gloire et de la liberté, poëtes, historiens, artistes, hommes d'État, par lesquels l'Italie vit tout entière dans la bouche de l'étranger, les noms de Dante, de Machiavel, de Boccace, de Michel-Ange, des Capponi, des Pazzi, des Médicis, de Léopold le novateur couronné, le précurseur de Turgot et de 89? Iront-ils perdre volontairement ces noms ou ce nom collectif de leur patrie dans le nom féodal des chefs militaires d'une chaîne des Alpes?

Ferez-vous jamais des sujets piémontais avec ces Romains qui de toutes leurs grandeurs n'en ont conservé qu'une, leur nom?

Et, en mettant à part l'indépendance romaine des enfants de Rome, les restes ombrageux du monde catholique souffriront-ils longtemps sans murmures que le successeur de saint Pierre au pontificat, et le successeur de Jules II, de Léon X en politique, que le chef spirituel de leur conscience soit le sujet obséquieux ou l'évêque obéissant d'un délégué piémontais représentant au Capitole et au Vatican un duc de Savoie, descendu de Turin ou de Chambéry à Rome?

Est-ce là de la politique sérieuse et durable sur laquelle l'indépendance majestueuse de notre Italie et la paix durable de l'Europe puissent s'asseoir avec l'ombre de dignité pour l'Italie, avec l'ombre de sécurité pour le monde?

Évidemment non! c'est le songe d'une nuit de bivouac dans la tente d'un soldat enivré de courage, après quelque victoire remportée à côté des Français dans une heureuse campagne au pic des Alpes Rhétiennes. Cela aurait la durée d'un songe.

XV

Je sais que Rome est la grande difficulté d'une constitution indépendante de l'Italie moderne; je ne crains pas de l'aborder face à face avec vous, cette difficulté.

Les papes, humainement considérés, sont une dualité dans un même homme: comme pontifes, ils représentent un principe religieux aussi durable que la foi qui s'attache à leur mission surnaturelle; comme souverains, ils représentent un prince électif possédant de droit immémorial la ville et l'État romain au centre de l'Italie. Ces deux caractères de pontife et de prince dans un même homme ne se confondent pas, quoi qu'on en dise avec plus de politique que de foi. Le prince pourrait subsister sans être pontife; le pontife pourrait subsister sans être prince. Le prince est prince de droit public, le pontife est pontife de droit divin. De tout temps on a essayé de confondre ces deux natures dans les papes, de tout temps le bon sens a protesté; à chacune de ces deux natures son attribut, voilà le vrai.

Nous concevons parfaitement pourquoi les politiques et les fidèles ont en tout temps essayé de confondre ces deux natures: nous sommes étonnés seulement que ni les uns ni les autres n'aient trouvé jusqu'ici la principale explication politique d'une souveraineté temporelle assez sérieuse et assez vaste affectée au pontife romain dans la hiérarchie des souverainetés européennes. Cette justification, selon nous, la voici:

XVI

Toute souveraineté suppose une responsabilité.

Or, les papes ayant eu jusqu'ici une espèce de cosouveraineté spirituelle avec les souverains temporels des États catholiques, et les limites de cette cosouveraineté ayant été fixées par les concordats, ces traités mixtes qui règlent l'immixtion du pontife dans les affaires ecclésiastiquement temporelles des princes ou des républiques de l'Europe, ces princes et ces républiques ont dû chercher dans les pontifes romains une responsabilité réelle pour contenir cette cosouveraineté des papes dans leurs États.

Qui ne sent, en effet, quel trouble, quelle anarchie, quelles factions, quelles révoltes pourrait jeter dans un État un pontife turbulent et cosouverain qui y lancerait sans cesse et impunément, au nom de sa cosouveraineté spirituelle, des manifestes appelés bulles, ferments de désaffection, de résistance, de soulèvements des populations contre ces républiques ou contre ce prince temporel?

Le véritable souverain serait évidemment celui qui pourrait à son gré, et sans répression, incendier l'empire temporel au nom de l'omnipotence spirituelle.

Le danger d'un tel état de choses a dû frapper de bonne heure les princes et les peuples: quel remède? se sont-ils dit. Un seul: c'est de donner à ce pontife irresponsable, s'il n'est que pontife, à ce tribun inviolable, universel et impalpable des consciences dans nos États, c'est de lui donner une responsabilité temporelle, un gage humain dans une possession territoriale quelconque, responsabilité et gage par lesquels nous puissions le modérer, le saisir et le punir temporellement comme prince, s'il viole envers nous les limites de son droit comme pontife.

Or, cette responsabilité réelle, ce gage saisissable, ce corps palpable, qui répondent aux rois de la mesure et de l'inoffensivité du tribun sacré appelé pape, qu'est-ce autre chose que sa souveraineté temporelle?

Par son droit divin sur les consciences, il nous domine, il nous intimide, il nous tient sous ses bulles et sous ses foudres.

Par sa souveraineté temporelle, nous le modérons, nous l'intimidons, nous le tenons en respect devant nos armes et devant nos diplomaties. C'est son cautionnement.

Tournez et retournez tant que vous voudrez la question de la souveraineté temporelle des papes, vous n'y trouverez à faire valoir politiquement que cela; c'est la meilleure raison, parce que c'est la vraie raison, et c'est la dernière que les partisans de cette souveraineté mystérieuse avaient pensé à faire valoir en faveur de cette possession d'un coin de terre par les maîtres du ciel.

Nous la donnons ici, cette raison, pour la première fois en explication du passé: elle est irréfutable pour ceux qui admettent les concordats; elle est sans valeur pour ceux plus religieux qui n'admettent comme nous d'autres concordats entre les gouvernements et les pontifes que le respect mutuel et la liberté absolue des consciences. Cette liberté absolue des consciences est la dignité vraie de la religion; elle est plus que la liberté humaine, car c'est Dieu qu'elle émancipe des lois de l'homme. Qu'est-ce que l'uniformité de foi par la force? qu'est-ce que la tranquillité des empires auprès de la liberté de Dieu dans les consciences?

XVII

Mais cette souveraineté temporelle des pontifes romains est-elle assujettie à d'autres lois que les souverainetés profanes ordinaires? Évidemment non; dans votre droit moderne, cette souveraineté est purement temporelle, elle subit ou peut subir les vicissitudes des temps: son nom le dit, temporelle!

Or qu'est-ce que la souveraineté dans le droit public moderne de l'Europe, depuis la décadence de ce que nous appelions le droit divin? C'est le droit des peuples de se donner à eux-mêmes le régime qui leur convient; les Romains ne sont point hors la loi de ce droit des peuples en ce qui concerne leur forme de gouvernement intérieur. Si donc il convenait aux États romains de modifier ou d'abolir chez eux la souveraineté des papes, pour adopter une autre forme de gouvernement civil, aucune autre puissance ne pourrait leur ravir ce droit et leur imposer l'allégeance à perpétuité pour cause de convenance des cultes en Europe; ce sacrifice d'un peuple à la convenance politique des autres peuples serait une condamnation sans crime qui révolterait la conscience du genre humain. S'il en était autrement, il y aurait donc deux droits publics ou deux vérités contradictoires en Europe: un droit public du monde entier, qui est le droit des peuples de modifier leur gouvernement; un droit public des États romains, qui serait la pétrification de la souveraineté civile dans Rome: c'est absurde!

XVIII

Que s'ensuit-il? Que les États romains, comme tous les États du monde moderne, peuvent, s'ils le jugent à propos, se constituer dans l'intérieur de leur limite, sous telle forme de gouvernement qui réunira l'assentiment de la majorité des citoyens.

Que s'ensuit-il encore? C'est qu'aucune nation étrangère, autrichienne, française ou piémontaise, n'a le droit de s'ingérer, les armes à la main, dans les volontés libres du peuple romain, soit pour imposer le gouvernement temporel des papes à ce peuple, soit pour l'abolir.

Que s'ensuit-il enfin? Qu'en 1859 le Piémont a eu tort d'intervenir à main armée dans les États italiens, et de s'annexer arbitrairement des souverainetés neutres sur lesquelles il n'a aucun droit, telles que la Toscane ou les Romagnes.

Le droit public moderne reconnaît parfaitement le droit à tout peuple de faire des révolutions chez lui et d'y changer, selon ses volontés libres, la forme de son gouvernement intérieur: c'est ce qu'on appelle liberté, souveraineté du peuple, gouvernement de soi-même; mais aucun droit public, ni antique ni moderne, ne reconnaît à un peuple constitué dans ses limites par les traités, par les congrès, par les conventions avec les autres États de l'Europe, le droit d'envahir, sans être en guerre, d'autres États voisins, de les ravir à leur souveraineté propre, théocratique, monarchique ou républicaine, et de se les annexer sans le consentement du souverain, du peuple, de l'Europe entière, rassemblée en congrès pour veiller à la constitution générale des sociétés.

Le droit public européen, qui reconnaît toute souveraineté du peuple dans l'intérieur de ses limites nationales, ne reconnaît pas de même au peuple le droit de changer sa condition nationale à l'extérieur, c'est-à-dire le droit de se détacher du groupe national dont il fait partie pour aller accroître par une annexion, fût-elle volontaire ou capricieuse, le poids et la force d'une autre souveraineté voisine dont elle change ainsi la constitution européenne au détriment de l'Europe entière et au grand danger des nations limitrophes.

La géographie des peuples n'est point arbitraire, elle est et elle fut toujours réglée par les diètes européennes, qui sont les grands congrès constituants de l'Europe, tels que les congrès d'Utrecht, d'Aix-la-Chapelle, et le but de ces diètes constituantes de l'Europe après les grandes perturbations du monde politique fut toujours de constituer, autant que possible, deux choses pour que l'Europe rentrât dans l'ordre et dans la paix des nations civilisées:

Premièrement, la sécurité relative de chaque puissance, en ne plaçant à côté d'elle qu'une puissance secondaire et inoffensive qui ne puisse jamais menacer sa sûreté, ou des puissances intermédiaires plastiques qui, par leur interposition entre les grandes nations telles que la France et l'Autriche, fussent de nature à prévenir ou à amortir le choc de ces grandes puissances entre elles...

Tel était, par exemple, le Piémont avant qu'il fût ce qu'il devient aujourd'hui, une menace à la fois pour l'Autriche, pour la France et pour l'indépendance de l'Italie méridionale elle-même.

Secondement, le but de ces diètes européennes fut toujours d'assurer l'équilibre approximatif de l'Europe, car ce mot d'équilibre, dont les hommes à courte vue se sont tant joué, est une vérité politique des plus incontestables. Là où cesse l'équilibre européen cesse l'indépendance des nations et commence la tyrannie.

La tyrannie en Europe n'est que l'équilibre rompu entre les nationalités qui constituent l'Europe.

Que dirait le monde, par exemple, si la Suisse prenait tout à coup le caprice de s'annexer à la France ou de s'annexer à l'Autriche? Cette liberté prise par la Suisse renverserait un des plateaux de la balance; l'Europe pencherait.

XIX

Si donc une des nationalités qui composent l'Italie, justement jalouse de constituer son indépendance fédérale, si la maison de Savoie, par exemple, jusqu'ici restreinte au rôle de gardienne des Alpes et de puissance neutre interposée entre l'Autriche et la France; si cette puissance venait à s'annexer par les armes vingt ou trente millions de sujets en Italie, et à former ainsi une puissance militaire de trois ou quatre cent mille hommes, l'équilibre du midi de l'Europe serait rompu, la sécurité de la France serait éventuellement compromise, l'indépendance même de l'Italie serait perdue. L'Allemagne et la France, sans cesse provoquées à des luttes incessantes par une puissance si forte et si active que le Piémont, n'auraient plus une heure de paix; la guerre entre la France et l'Allemagne aurait deux champs de bataille au lieu d'un, et le Rhin ne roulerait pas moins de sang que le Pô et l'Adige.

Comment la France, puissance déjà entourée d'une ceinture de grandes puissances souvent hostiles, telles que l'Autriche, la Prusse, l'Angleterre, la Russie; comment la France, qui n'a de sécurité que du côté de l'Italie et de la Suisse, qui ne peut respirer tranquillement que par ce vaste espace ouvert du côté des Alpes, comment la France laisserait-elle river impunément autour d'elle cette ceinture de grandes puissances dont elle est déjà trop resserrée? Comment créerait-elle de ses propres mains une cinquième grande puissance militaire qui, en cas de coalition, la forcerait de faire face aux quatre vents au lieu de trois?

Elle prendrait, direz-vous, la Savoie et le comté de Nice, et elle ferait bien; mais l'annexion de ces deux parcelles de peuple suffirait-elle réellement à la sécurité de la France contre une maison de Savoie possédant demain trente millions d'hommes en Italie? contre une maison de Savoie, puissance très-virile et très-héroïque sur les champs de bataille, mais qui n'a jamais eu de fidélité qu'à sa propre grandeur?

XX

Non, cela ne serait pas durable, parce que la France ne supporterait pas longtemps ce poids d'une puissance de trente millions d'hommes ajouté au poids qu'elle supporte déjà du côté de l'Allemagne; et ne vous y trompez pas, Italiens des autres États de la péninsule! l'annexion continue de vos autres États indépendants au Piémont vous constitue inévitablement en jalousie, en suspicion et bientôt en guerre sourde avec la France; or une guerre sourde ou déclarée à la France est la perte, à un jour donné, de l'indépendance de l'Italie. Vous souvenez-vous d'un vice-roi français à Milan? d'un gouverneur militaire français à Venise? de quatre préfets français en Piémont? d'une grande-duchesse française à Florence? d'une princesse française à Lucques et à Piombino? d'un préfet français à Rome devenue seconde ville de France? de deux rois français à Naples? C'était bien là la France glorieuse d'annexions aussi et conquérante, mais était-ce là une Italie?

XXI

Quant à l'Allemagne, qui a, depuis Charlemagne et Charles-Quint, ses pentes et ses avalanches régulières sur l'Italie septentrionale du haut des versants de Alpes et du Tyrol, croyez-vous que l'annexion de l'Italie à une monarchie piémontaise soit un rempart durable, solide, infranchissable désormais aux retours offensifs de l'Autriche?

Croyez plutôt que ce sera une éternelle tentation, une éternelle excitation, un éternel prétexte à des hostilités contre l'Italie représentée par le Piémont offensif au lieu d'être représentée par une confédération inoffensive, multiple et majestueuse de l'Italie tout entière, liguée seulement pour sa propre indépendance!

À la première distraction de la France qui vous défend contre l'Allemagne, les armées de l'Autriche, débouchant du Tyrol, ne trouveront devant elles qu'une armée piémontaise, très-patriotique, mais formée de recrutements de quelques États italiens mal annexés et peut-être déjà aigris par ces annexions contre nature. L'armée piémontaise est martiale, et ce pays est fécond en soldats; mais cette armée et ce pays pourront-ils se mesurer longtemps à force égale avec une puissance toute militaire comme l'Autriche, qui met sur pied huit cent mille hommes, même après ses défaites? La victoire sera héroïquement disputée, je le sais, mais la victoire définitive ne revient-elle pas toujours aux gros bataillons?

D'ailleurs la monarchie universelle du Piémont, monarchie récente et faible comme tout ce qui est récent dans le droit public, cette monarchie d'annexions, cette mosaïque de nationalités discordantes, cette monarchie improvisée d'élan par la France, mais monarchie précaire quand la France aura retiré sa main, cette monarchie contestée par les partis et par les souverains dépossédés, par les héritiers naguère si aimés des Léopold, par les papes, par les rois de Naples, par les puissances ou par les populations catholiques en Espagne, en Portugal, en Bavière, en Saxe, en Belgique, en France, en Irlande, en Angleterre même, une telle monarchie sera-t-elle assez compacte, assez militaire, assez riche, assez populaire pour couvrir de son épée l'Italie contre les Germains modernes? On doit le désirer; mais le croire? Qui le croira, excepté dans le cabinet de Turin et dans l'état-major d'un roi ébloui par son courage? Le courage d'un roi militaire improvise des royaumes, mais la politique seule les fonde et les rend durables. Le Piémont a montré depuis six ans toutes les bravoures de la conquête, mais aucune prévoyance et aucune mesure dans ses entreprises.

XXII

Il s'appuie et il s'appuiera nécessairement sur l'Angleterre, nous le savons; mais, pour tout esprit sérieusement politique, c'est précisément ce patronage suspect de l'Angleterre qui le perdra et qui perdra momentanément avec lui l'Italie annexée à une seule couronne.

XXIII

Voyez ce qui se passe à Londres:

L'Angleterre cherchait en vain depuis trois siècles une position militaire, politique et navale au Midi contre nous; elle l'avait trouvée en Espagne et en Portugal pendant la guerre de l'indépendance contre Napoléon; lui aussi avait voulu s'annexer l'Espagne; on a vu, à la bataille de Toulouse et à l'invasion des Anglais à Bordeaux en 1814, ce qu'a valu à la France le patronage anglais fatalement introduit en Espagne et en Portugal! Maintenant l'Angleterre, par la protection habile et personnelle qu'elle prête à la maison de Savoie pour la flatter d'une monarchie piémontaise universelle en Italie, l'Angleterre va prendre en Italie, pour la première fois depuis que le monde existe, la position qu'elle avait prise en Espagne contre les Français. La maison de Savoie, cette protégée séculaire de l'Autriche, de la Russie, de la France, devient par nécessité de situation la protégée de l'Angleterre. Contre-sens inouï, mais contre-sens accompli à la nature des choses; c'est par la main du Piémont que l'Angleterre violentera les princes, les peuples, les rois, les républiques, les papes en Italie; c'est par la main de l'Angleterre que le Piémont pèsera sur la France dans la Méditerranée, à Gênes, à la Spezzia, à Livourne, à Cività-Vecchia, à Naples, à Palerme; c'est par la main de l'Angleterre que le Piémont pèsera sur l'Allemagne dans l'Adriatique, à Malte, à Corfou, à Venise, à Trieste; c'est avec l'or et les débarquements de l'Angleterre que le Piémont soldera le contingent de troupes auxiliaires contre nous en cas de guerre, et guidera, comme elle l'a fait en 1815, la coalition britannique jusqu'à Grenoble, Toulon, Lyon; du jour où le Piémont sera une puissance de trente millions d'hommes, du jour où le Piémont se coalisera avec l'Angleterre, et, qui sait? avec l'Autriche elle-même (ne l'a-t-on pas vu pendant les trois derniers règnes, et pendant le règne de Charles-Albert surtout), de ce jour il n'y aura plus une heure de sécurité pour la France; la France, toujours sur le qui vive du côté des Alpes, finira par se lasser d'être toujours en sursaut la main sur ses armes, et par détruire ce qu'elle aura fait de Turin à Naples.

L'Italie n'aura donc préparé que des coalitions avec la France et de nouveaux déchirements à son sol par ses imprudentes annexions. La maison de Savoie, devenue conquérante de toute l'Italie pour un jour, n'aura donc de solidité ni contre l'Autriche, qu'une monarchie piémontaise provoquera sans cesse à l'hostilité, ni contre la France, qu'une monarchie piémontaise alarmera sans cesse sur sa sûreté, ni contre l'Europe catholique, qu'une monarchie piémontaise désaffectionnera à jamais d'une maison de Savoie, maîtresse des États romains.

Une monarchie piémontaise ne peut donc être la condition et la forme d'une Italie libre, indépendante et inviolable aux réactions militaires et politiques de l'Europe; l'Angleterre seule y gagnera une péninsule menaçante, des ports et des forteresses contre les armées et la marine de la France; mais est-ce à la France de se trahir elle-même, en livrant au prix du sang français une péninsule de plus, et une péninsule limitrophe à la merci de l'Angleterre?

XXIV

Non, ni les vrais patriotes italiens ni les généreux patriotes français ne peuvent trouver longtemps le salut de l'Italie dans un pareil contre-sens à la renaissance de l'Italie et aux intérêts permanents de la France.

Le salut de l'Italie n'est ni dans les convoitises de la maison de Savoie, ni dans l'abdication humiliante de toutes les nationalités italiennes au profit de la moins italienne de ces nationalités, ni dans les arrière-pensées de l'Angleterre, pressée de constituer en Italie une monarchie faible et dépendante de son pavillon, pour avoir pied sur cette monarchie contre la France au Midi! Toutes ces conditions sont des conditions de dépendance, d'hostilité et d'instabilité prochaine pour l'Italie. L'Italie redevient ainsi le champ de bataille inévitable et perpétuel de la France, de l'Autriche et de l'Angleterre; l'annexion universelle n'est qu'un drapeau de guerre avec l'Angleterre, élevé par la main de la maison de Savoie tantôt pour, tantôt contre ces trois grandes puissances et contre l'Europe, drapeau que chacune de ces puissances viendra abattre à son tour dans une main monarchique très-militaire, mais trop récente, trop faible, trop étroite pour en couvrir l'Italie.

XXV

Le salut de l'Italie n'est que dans l'universalité des droits des nationalités, des souverainetés rajeunies et liguées qui la constituent.

Là est sa nature, là est son droit, là est sa forme, là seulement sera son durable avenir.

Une confédération libre de tous les États italiens annexés librement à l'Italie seule, et non annexés étourdiment à une monarchie subalpine, voilà l'Italie antique, voilà l'Italie du moyen âge, voilà l'Italie de l'avenir. On ne prescrit pas contre la nature.

Nous l'avons dit en commençant, l'Italie ne fut jamais et ne sera jamais une monarchie d'une seule pièce. Sa géographie même proteste contre l'unité monarchique que veut lui imposer le Piémont. Telle ou telle partie de l'Italie peut être monarchique comme la Savoie et Turin; telle, aristocratique comme Venise; telle, démocratique comme Gênes; telle, helvétique comme Milan; telle, ecclésiastique comme Rome; telle, constitutionnelle et féodale comme la Sicile; telle, muratiste ou bourbonnienne comme Naples; telle, ducale ou républicaine comme Florence. Ces différences de régime intérieur détruisent-elles la nationalité générale et collective de l'Italie confédérée? La Suisse est-elle moins la Suisse, une, inviolable, parce qu'il y a des cantons aristocratiques à Berne, des cantons démocratiques à Genève ou à Lausanne, des cantons théocratiques à Glariz, des cantons protestants à Bâle? Non, le corps national, comme le corps humain, est pétri de ces diversités qui n'ôtent rien à l'unité de l'être physique ou de l'être politique. La Grèce antique fut-elle moins la Grèce, parce que les Grecs, unis dans le nom et dans la gloire hellénique, avaient dix patries distinctes dans la patrie commune? Non encore, ce fut sa force, car ce fut sa liberté, cette liberté qui rend la patrie plus sacrée et les nationalités plus chères!

L'Italie, fût-elle toute construite de monarchies et de papautés dans ses parties, est républicaine dans son ensemble; une république de rois, de pontifes, de nations, voilà la nature, voilà l'histoire, voilà la forme de la Péninsule. La comprimer sous un seul sceptre ou sous un seul glaive, c'est la mutiler. Elle éclatera entre les doigts de la maison de Savoie. L'Italie a besoin de protecteurs étrangers et intéressés à son indépendance, et non d'un maître intérieur. Un maître devient facilement un tyran. Un allié intéressé à son indépendance comme la France lui prête, à l'Italie, ce qui lui manque, des armes, et ne menace aucune de ses nationalités. La France a reçu du ciel ce rôle. Son protectorat temporaire ne vaut-il pas celui du Piémont? Le Piémont lui demande d'être savoisienne, la France ne lui demande que d'être l'Italie.

XXVI

Telle fut, sans doute, la pensée du traité sur le champ de bataille de Villafranca! Cette pensée était tronquée, mais française et italienne; démentie le lendemain par le Piémont, torturée et violentée par l'immixtion funeste de l'Angleterre, cette pensée a sombré dans les négociations. Le Piémont a forcé la main à la nature; Turin et Londres retournent aujourd'hui, contre la pensée de la France, le sang de la France versé en Italie. Mais la pensée du Piémont est courte; la pensée de l'Angleterre mériterait de porter un nom plus pervers; les souvenirs immortels de chaque glorieuse nationalité de l'Italie se soulèveront contre ces annexions qui les confisquent; ces nationalités ne consentiront pas longtemps à perdre leurs noms, leur histoire, leurs monuments dans le nom et dans les camps de Turin. Le Piémont aura sa grande et honorable place qu'il a achetée de son sang dans l'Italie subalpine, mais il ne prendra pas la place de l'Italie tout entière. Le coup de tête d'un cabinet sauvé par la France et égaré par l'Angleterre ne prévaudra pas contre le coup d'État des peuples revendiquant leurs noms, leurs personnalités, leurs capitales, leur gloire dans la famille italique. L'Italie reviendra à sa forme italienne, LA CONFÉDÉRATION. Elle n'aura pour maître que le génie italien, elle n'aura pour gouvernement général qu'une diète d'États libres, où le droit de chacun, confondu dans le droit de tous, défiera l'Europe, mieux par le respect que par les armes, d'attenter à tant d'inviolabilités à la fois.

XXVII

Et qui empêchera désormais une confédération italienne de devenir la forme d'une renaissance de la terre qui fut Rome? Les Italiens, si magnifiquement doués par la nature, sont les mêmes génies et les mêmes caractères dans un autre milieu européen. La lumière qu'ils ont autrefois répandue dans le Nord leur revient du Nord comme un reflet répercuté de leur propre et primitive splendeur; de longues servitudes n'ont fait que les affamer de plus d'indépendance de sol et de liberté d'esprit: c'est une grande race dans de petits peuples, mais ces petits peuples forment de nouveau une grande race.

Encore une fois, réfléchissez, peuples de l'Italie! N'adoptez pas la forme d'une monarchie unitaire chimérique, qui vous compromet, contre la forme d'une confédération d'États libres, qui vous sauve! Absorbés, vous tomberez avec la faible monarchie qui vous enserre; ligués, vous resterez debout dans toutes les secousses de l'Europe. On vous respectera d'autant plus que vous aurez plus de noms, plus de corps, plus de droits nationaux, plus d'alliances traditionnelles et défensives en Europe. Monarchisés, vous êtes menaçants comme les armes du cabinet qui vous annexe; confédérés, vous êtes inoffensifs pour tout le monde, inviolables seulement chez vous! La liberté constitutionnelle à laquelle vous aspirez sera justement plus assurée chez vous qu'à Turin; ce n'est plus l'arbitraire d'un roi soldat qui vous mesurera selon ses intérêts cette liberté constitutionnelle, et qui vous la changera en dictature militaire au premier tocsin; c'est vous-mêmes qui vous la donnerez selon vos mœurs et vos lumières, et qui ne la mesurerez qu'à vos vertus publiques! Cette confédération, sous le protectorat de la France et de l'Europe, n'a besoin que de se proclamer pour être reconnue. Si vous avez besoin d'une épée en attendant que la vôtre ait repris la trempe de vos temps héroïques, l'épée de la France est plus longue que celle de la maison de Savoie.

Proclamez donc la constitution fédérative de toutes les Italies au-dessus et en dehors de toutes vos constitutions intérieures.

Constituez la diète, la diète de la résurrection!

Vous ressuscitez sous tous vos noms, sous toutes vos formes, sous toutes vos souverainetés nationales; vous ressuscitez dans la liberté, et non dans l'annexion, forme de la discipline militaire.

De Turin à Reggio ou à Palerme, il n'y a pas un peuple, il y a dix peuples! Les liguer entre eux, c'est donner à chacun d'eux la force de tous; les annexer, c'est donner à tous la faiblesse d'un seul! Supposez le Piémont vaincu dans une seule bataille, que devient l'Italie annexée à une seule épée?...

XXVIII

Cette confédération, qui a déjà existé chez vous deux fois, sous la forme de ligue lombarde ou italique, n'est qu'une tradition de votre nature et de votre histoire. Quoi de plus facile que de la renouveler? Trois mois d'un congrès italien y suffisent, et, à l'exception de l'Angleterre, l'Europe s'y prête, ou par prédilection pour vous, ou par nécessité. Les vents sont pour l'Italie; ne faites pas fausse route, et vous surgirez à pleines voiles à votre horizon, l'indépendance!

Les nationalités diverses de l'Italie respectées comme les vérités du sol;

Les constitutions intérieures de chacune de ces nationalités laissées au libre arbitre des divers États, et reliées seulement par une diète italique à une constitution générale de toute l'Italie;

La Sicile et Naples, unies ou séparées, fournissant à la confédération leur contingent de députés et au besoin de subsides et de troupes remis au POUVOIR EXÉCUTIF EXTÉRIEUR de la patrie italienne;

Rome, livrée à son propre arbitre, réglant sa constitution elle-même selon les besoins de son administration temporelle et les convenances de son pontificat spirituel; aucune main armée, profane et étrangère, interposée entre les souverains et les peuples, théocratiques, monarchiques ou républicains, à leur gré;

Rome capitale des capitales d'Italie, siége de la diète italique, ou bien une capitale fédérale alternative;

Florence, souveraine d'elle-même, monarchie, duché ou république, se gouvernant selon son génie, ou dans l'activité de ses Médicis, ou par le patriotisme de ses grands citoyens, ou par la douceur de son réformateur Léopold;

Turin, rentré dans ses limites, monarchie militaire, sentinelle de l'Italie septentrionale, bouclier de la Péninsule au nord, se désarmant au midi pour ne pas opprimer ce qu'elle protége, s'interdisant ses alliances séparées et suspectes avec l'Angleterre, offrant ses généraux et ses soldats à la défense de la patrie fédérale;

La Lombardie, principauté ou république, indépendante du Piémont, se modelant pour son organisation en cantons lombards, semblable à ces cantons helvétiques dont ce pays a le sol et les mœurs;

Venise, ville hanséatique sous la double garantie de l'Allemagne et de l'Italie, reprenant sous sa république et sous ses doges non plus sa place militante et conquérante que la marine de l'Europe ne lui laisse plus, mais sa place commerciale et artistique que son génie, plus oriental qu'italien, lui assure; ses provinces de terre ferme neutralisées comme Venise elle-même, et constituées ainsi pour la paix, laissant une zone de sécurité et d'inoffensivité inviolables entre le Tyrol et l'Italie:

Sous le drapeau d'une neutralité européenne, de nouvelles guerres ne sont nullement nécessaires pour une constitution semblable de l'Italie. Un congrès constituant de l'Europe y suffit. Ce fut la première pensée qui jaillit du sang encore chaud de la France après la victoire de Solferino et la paix de Villafranca. Les premières pensées sont l'éclair des situations difficiles. La révélation tardive sortie d'une guerre fatale à tant de braves aurait été aussi la révélation de la paix; pourquoi la maison de Savoie et l'Angleterre ont-elles réussi à fausser cette pensée en l'exagérant? La confédération italique aurait jeté du moins ses racines dans ce sang. La monarchie piémontaise absorbant l'Italie annexée est la pensée de l'envie britannique contre la France, de l'ambition sarde contre l'Italie, pensée folle comme l'ambition, hostile comme la haine, pensée punique qui trompera bientôt les deux puissances qui l'ont conçue et qui trompera l'Italie elle-même, qu'elle constitue sur un perpétuel champ de bataille, au lieu de la constituer en un faisceau de droits et de libertés.

C'est la conquête, ce n'est plus la liberté!...»

XXIX

C'est ainsi, selon nous, qu'aurait parlé le sage et profond patriote italien Machiavel, si son esprit avait pu être évoqué dans un comice italien, la veille des annexions de Gênes, de Milan, de la Lombardie, des Romagnes, de Florence, de la Toscane, de la Sicile, et bientôt de Rome et de Naples! Si l'on en doute, qu'on relise Machiavel, comme je viens de le relire: on retrouvera partout en lui cette pensée de l'inviolabilité des groupes nationaux qui composent l'Italie, et de l'équilibre entre ces nationalités reliées par le lien fédératif; c'est l'homme de la ligue italique.

Machiavel, comme Montesquieu, voyait de loin et voyait juste. Si l'Italie l'avait écouté, elle serait libre; si elle ne l'est pas, que la responsabilité de ses réactions futures ne retombe pas sur la France, qui a versé son sang pour les Italiens; mais que cette responsabilité retombe sur le radicalisme d'annexion du cabinet de Turin, et sur l'impulsion intéressée du cabinet de Londres, qui pousse le Piémont aux abîmes, au lieu de guider, comme nous, l'Italie à la régénération et à la liberté.

L'intervention de la France ne peut pas aboutir ainsi à une agitation sanglante et stérile; la volonté de la France n'est pas un de ces boulets à demi-portée qui font des victimes sur leur trajet et qui n'arrivent pas au but. Le but, c'est la régénération de l'Italie. La régénération de l'Italie est dans une confédération italique sous l'alliance naturelle et éternelle de la France.

Italiens! que d'autres vous flattent et vous perdent. Le premier hommage qu'on doit à un grand peuple, c'est la vérité. Vous êtes dignes de l'entendre, vous êtes capables de l'accomplir!

Affranchissez-vous, ne vous aliénez pas; soyez libres, mais soyez vous-mêmes! Votre nom est trop beau, n'en changez pas!

Lamartine.

Notes

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