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Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

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The Project Gutenberg eBook of Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

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Title: Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

Author: Alexandre Dumas

Release date: August 29, 2008 [eBook #26476]
Most recently updated: July 22, 2011

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
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from the Google Print project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CRÉATION ET RÉDEMPTION, DEUXIÈME PARTIE: LA FILLE DU MARQUIS ***

CRÉATION ET RÉDEMPTION

————

DEUXIÈME PARTIE

LA FILLE

DU MARQUIS

PAR

ALEXANDRE DUMAS

NOUVELLE ÉDITION

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
RUE AUBER, 3, PLACE DE L'OPÉRA

LIBRAIRIE NOUVELLE
BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE GRAMMONT

1875

Droits de reproduction et de traduction réservés

TABLE

TOME I
I.—Les Volontaires de 93
II.—La Famille Rivers
III.—Huit jours trop tard
IV.—La Salle Louvois
V.—Un Homme d'une autre époque
VI.—La Lettre de M. de Chazelay
VII.—L'Insufflation
VIII.—La Séparation
IX.—Le Manuscrit
TOME II
IX.—Suite du manuscrit
X.—Le Retour d'Éva
XI.—Le Retour de Jacques
XII.—La Cabane de Joseph le braconnier
XIII.—Le Château de Chazelay
XIV.—M. Fontaine, architecte
XVI.—La corbeille de mariage
XV.—Ecce ancilla Domini
VI.—La Corbeille de mariage
XVII.—Le Paradis retrouvé
*—Conclusion

CRÉATION

ET

RÉDEMPTION


DEUXIÈME PARTIE

LA FILLE DU MARQUIS

TOME I

I

LES VOLONTAIRES DE 93

Le 4 juin 1793, sortaient de Paris, par la barrière de la Villette, deux voitures conduites en poste, l'une à quatre chevaux, l'autre à deux chevaux.

C'était un luxe assez extraordinaire, par le temps qui courait, que deux voitures de poste, pour qu'on ne les laissât point sortir de Paris sans explication.

Aussi de la seconde voiture, qui était une espèce de calèche découverte, ce qui indiquait au reste que les trois personnes qui l'occupaient n'avaient rien à craindre des investigations de la police, descendit un homme de quarante-cinq à quarante-six ans, tout vêtu de noir et portant, chose extraordinaire à cette époque, une culotte courte et une cravate blanche.

Aussi, sa présence excita-t-elle la curiosité du poste tout entier, qui se pressa autour de lui, sans s'inquiéter des deux autres voyageurs restés dans la voiture et qui portaient l'un le costume de sergent des volontaires et l'autre celui d'un homme du peuple, c'est-à-dire le bonnet rouge et la carmagnole.

Mais à peine l'homme vêtu de noir eut-il montré ses papiers, que le cercle qui s'était en quelque sorte noué autour de lui se desserra et qu'après un coup d'œil jeté pour la forme sur la première voiture, en soulevant la bâche rouge qui la couvrait, permission lui fut accordée de continuer sa route.

Dans cet homme vêtu de noir, on a reconnu M. de Paris, lequel s'en allait à Châlons, avec le second de ses aides, nommé Legros, et le fils d'un de ses amis, nommé Léon Milcent, sergent des volontaires, conduire une belle guillotine toute neuve qu'avaient réclamée les maratistes du département de la Marne, et qu'allait inaugurer et peut-être mettre en mouvement le bourreau de Paris en personne.

Son second aide, garçon très-expérimenté, resterait jusqu'à ce que le bourreau de Châlons fût bien au courant. Quant au fils de son ami, le sergent de volontaires, il était en destination de Sarrelouis, dont on renforçait la garnison, nos revers en Belgique faisant craindre une seconde invasion de la Champagne.

Il devait rallier sur la route une vingtaine de volontaires allant dans le même but à Sarrelouis.

Tous ces papiers et tous ces ordres étaient émanés de la commune, souverain pouvoir pour le moment, et étaient signés: Pache, maire, et Henriot, général.

Un congé avait été demandé la veille par M. de Paris, qui, au reste, laissait à sa place son premier aide, un autre lui-même, et dont la demande d'ailleurs était trop patriotique pour qu'on lui fît la moindre objection.

On lui avait en outre, sans discussion aucune, donné une feuille de route pour le citoyen Léon Milcent, qui avait déjà fait la première campagne de 1792, et, la campagne finie, était rentré dans ses foyers, mais qui, au nouvel appel de la patrie, s'empressait de courir à la frontière.

Tout était vrai, excepté l'identité de Léon Milcent, qui, comme mes lecteurs l'ont déjà deviné, n'était autre que Jacques Mérey.

M. de Paris s'était chargé non-seulement de faire sortir le fugitif de Paris, mais encore de le conduire à Châlons, d'où, avec une bonne feuille de route et la connaissance qu'il avait des localités, il gagnerait facilement la frontière.

Le lendemain, vers midi, les deux voitures entraient à Châlons.

Là toutes relations finissaient entre Jacques Mérey et M. de Paris. M. de Paris l'exigea, et donna le conseil à Jacques Mérey de se présenter immédiatement à la municipalité pour s'informer s'il y avait à Châlons et dans les environs des volontaires à destination de Sarrelouis.

Il y en avait onze à Châlons, sept ou huit dans les environs, et l'on devait en rejoindre cinq ou six encore avant d'arriver à Sarrelouis.

Jacques Mérey était trop au-dessus des préjugés, et en outre il devait trop à M. de Paris pour ne pas lui faire, en le quittant, les remerciements les plus sincères et les plus reconnaissants.

Le départ des volontaires fut fixé au surlendemain, et ordre fut donné à ceux qui habitaient les environs de la ville de se trouver à neuf heures du matin sur la grande place. Après avoir fraternisé par un repas lacédémonien avec la garde nationale, nos dix-huit ou vingt volontaires se mettraient en route.

Bien entendu que Jacques Mérey fut le premier sous les armes. Son grade de sergent d'ailleurs lui imposait l'obligation d'être exact.

La garde nationale, de son côté, composée d'une soixantaine d'hommes, avait veillé aux préparatifs du repas. Une longue table, pouvant réunir cent convives, était dressée sur la place de la Liberté. Les couverts en plus étaient pour les membres de la municipalité qui feraient à la garde nationale et aux volontaires l'honneur de partager leur repas.

À dix heures tout le monde était à table.

Le repas fut gai et bruyant. À Châlons, c'est-à-dire dans la capitale de la Champagne, les repas, lorsqu'ils tirent à leur fin surtout, ressemblent à un feu de peloton à volonté; seulement les bouteilles de sillery, d'aï, de moët, remplacent les fusils. Ce qui fait que les morts et les blessés qui restent sur le champ de bataille en sont quittes pour y dormir une heure ou deux. Après quoi ils vont à leurs affaires comme s'il ne leur était arrivé aucun accident.

Au milieu du feu de la mousqueterie champenoise, beaucoup de toasts furent portés, auxquels il fut fait honneur, même par Léon Milcent. D'abord les toasts à la nation, à la république, à la Convention, passèrent avec un formidable cortége de bravos; puis vinrent les toasts à Danton, à Robespierre, à Saint-Just.

Ces trois toasts furent acclamés par tous, même par notre sergent de volontaires. Jacques Mérey était trop intelligent pour ne pas voir à travers les nuages que les haines politiques jettent sur les réputations, quels grands citoyens et quels profonds patriotes c'étaient que Robespierre et que Saint-Just.

Quant à Danton, si l'on n'avait pas porté un toast à son honneur, Jacques Mérey l'eût porté lui-même.

Un enthousiaste porta un toast à Marat; les applaudissements furent modérés, mais tout le monde se leva.

Jacques Mérey se leva comme les autres, mais ne tendit pas son verre, mais ne but pas.

Un fanatique remarqua cette froideur du sergent; il but à la mort des girondins.

Un frisson courut parmi les convives. Ils se levèrent, mais sans applaudir.

Jacques Mérey resta assis.

—Eh! sergent, cria celui qui avait porté le toast, êtes-vous cloué à votre place, par hasard?

Jacques Mérey se leva.

—Citoyen, dit-il, combattant pour la liberté depuis cinq ans, je croyais avoir conquis au moins celle de rester sur ma chaise quand cela me plaisait.

—Mais pourquoi restes-tu sur ta chaise? pourquoi ne bois-tu pas à la mort des traîtres?

—Parce que je quitte Paris, las de voir des concitoyens s'égorger les uns les autres, et que je vais à la frontière pour y tuer le plus de Prussiens que je pourrai. À la place du toast proposé, je porterai donc celui-ci:

«À la vie et à la fraternité de tous les hommes de grand cœur et de bonne volonté, et à la mort de tout ennemi français ou étranger portant les armes contre la France!»

Le toast du sergent fut accueilli par des bravos unanimes, et Jacques Mérey profita de l'enthousiasme qu'il avait excité, il fit signe qu'il voulait parler encore.

Tout le monde se tut.

—Après le toast que j'ai porté, dit-il, après la façon dont il a été accueilli, je ne puis maintenant en proposer qu'un seul:

«À notre départ immédiat et à notre rapide et victorieuse rencontre avec l'ennemi. Battez, tambour!»

On a dû remarquer une chose, c'est qu'en temps de révolution, il n'y a si petit rassemblement d'hommes armés ou même désarmés, qui n'ait son tambour.

Nos volontaires avaient le leur, il se mit à battre la marche, volontaires et gardes nationaux s'embrassèrent, et la petite troupe se mit en marche en chantant la Marseillaise et au cri de Vive la nation!

En quittant Châlons, le sergent Léon Milcent eut encore la joie de faire un dernier signe d'adieu et de remerciement à un homme qui se tenait seul à la fenêtre d'une petite maison isolée.

C'était son hôte de la rue des Marais.

Comme la journée était déjà avancée, on ne fit que cinq lieues ce jour-là, et l'on s'arrêta à Somme-Vesle, c'est-à-dire à la première station après Châlons.

Là le sergent Milcent reçut les félicitations bien sincères de tous ses hommes sur le toast qu'il avait porté au déjeuner. En général les volontaires n'étaient ni des fanatiques ni des énergumènes: c'étaient de vrais patriotes, qui prouvaient leur patriotisme autrement que par de vaines déclamations.

Léon Milcent leur avait été présenté, nous l'avons dit, comme ayant déjà fait la campagne de 92. Aussi les soldats qui allaient pour la première fois rejoindre leur drapeau le prièrent de s'arrêter à l'endroit d'où l'on pourrait le mieux découvrir le champ de bataille de Valmy.

Le faux sergent le leur promit, et la chose lui était facile.

La campagne commença en réalité à Pont-Somme-Vesle, car, le village se composant de deux ou trois maisons seulement, il fallut organiser un bivac.

Heureusement les gardes nationaux avaient bourré les sacs des volontaires de toutes sortes de provisions. Les uns tirèrent un poulet, les autres un pâté; celui-ci une bouteille de vin, celui-là un saucisson, de sorte que le dîner se ressentit de la prodigalité du déjeuner.

Quant à la nuit (on était au 5 juin) le temps était doux; on la passa à la belle étoile, sous les arbres magnifiques qui sont à la gauche de la route en allant à Sainte-Menehould.

Les volontaires qui étaient du pays racontèrent aux autres comment c'était là, c'est-à-dire à Pont-Somme-Vesle, que le roi, lors de sa fuite, avait eu sa première déception, c'est-à-dire n'avait point trouvé les hussards qui devaient l'attendre et qui avaient été dispersés par les paysans.

Au reste, toute la légende de Louis XVI à Varennes est encore vivante dans le pays.

Dans la soirée, un postillon de Sainte-Menehould passa ramenant des chevaux de la poste de Drouet.

Jacques Mérey l'arrêta, lui donna un assignat de cinq francs à la condition qu'il dirait en passant au maître de l'auberge de la Lune, d'envoyer sur la route au devant des volontaires, un âne chargé de pain, de vin et de tout ce qu'il aurait de viande rôtie.

L'aubergiste était invité en même temps à préparer, pour quatre heures, un dîner de vingt personnes.

Le postillon partit en promettant de s'acquitter de la commission.

Le lendemain, à six heures, le tambour réveilla les dormeurs. On se secoua, on but le reste de l'eau-de-vie que contenaient les bidons, et l'on se mit en route avec une certaine inquiétude.

Il y avait six lieues de Pont-Somme-Vesle à Sainte-Menehould, et nul n'avait connaissance des mesures prises.

La première heure de marche s'écoula assez gaiement, mais la fin de la seconde voyait la moitié de nos volontaires lutter contre un découragement croissant, lorsque le sergent Léon Milcent aperçut à la hauteur de la source de l'Aisne un âne conduit par un petit paysan.

—Mes amis, dit-il, si j'étais Moïse, que vous fussiez des Hébreux au lieu d'être des Français, et que je vous conduisisse à la terre promise au lieu de vous conduire à l'ennemi, je croirais avoir besoin d'un miracle pour soutenir votre courage, et je vous dirais que Jéhovah nous envoie cet âne et ce paysan. Mais j'aime mieux vous dire tout simplement que c'est le maître de l'hôtel de la Lune qui nous l'envoie et qu'il porte notre déjeuner. En conséquence, comme la place me paraît propice, je me permettrai de vous crier halte! et de vous inviter à mettre les fusils en faisceaux.

Jamais harangue, si éloquente qu'elle fût, ne fut reçue par de semblables acclamations, et jamais conducteur de tribu, fût-il prophète, n'eut une ovation comparable à celle du faux sergent.

D'abord les volontaires n'y voulaient pas croire; mais le petit paysan, s'arrêtant et arrêtant son âne:

—C'est t'y pas vous, dit-il, qui avez commandé qu'on vous apporte sur la route un déjeuner et qu'on vous prépare là-bas à l'auberge un dîner de vingt personnes.

—Ah! le malheureux, s'écria Léon Milcent, il me fait manquer mon effet!

Puis, se tournant vers les volontaires:

—Mes amis, leur dit-il, vous avez bien voulu me reconnaître pour votre chef; or c'est au chef de se préoccuper de la nourriture de ses soldats.

—Ah ça! c'est bien ici, n'est-ce pas? répéta le paysan.

—Eh! oui, idiot.

—Mais, mon sergent, dit un homme de la troupe après s'être consulté avec deux ou trois de ses camarades, il en est quelques-uns de nous qui n'ont point d'argent et qui comptaient sur l'argent du gouvernement pour nous défrayer en route; nous aimons mieux vous dire cela tout de suite, sergent, que de vous voir nous traiter en grands seigneurs, quand nous ne sommes que de pauvres diables.

—Que cela ne vous inquiète pas, mes chers camarades, dit Jacques Mérey qui reprenait sa gaieté au fur à mesure qu'il se rapprochait du moment où il allait revoir Éva;—de même que je suis chargé de la nourriture de ma troupe, je suis chargé de sa paye. Quand vous serez arrivé à destination, vous recevrez votre arriéré et nous réglerons tout cela. En attendant, à table!

La table fut un beau tapis vert où chacun se coucha pour manger à la manière romaine.

Pris à l'improviste, il n'y avait point de profusion dans ce qu'envoyait l'aubergiste de la Lune, mais il y avait assez.

Le déjeuner fut d'autant plus gai qu'il était plus inattendu; chacun y puisa des forces pour continuer son chemin. Un boiteux qui s'était donné une entorse le matin, prit l'âne et tout alla à merveille.

Le gamin seul se prétendait lésé, attendu, disait-il, que c'était à lui que l'âne devait appartenir; mais un verre de vin et un assignat de dix sous lui rendirent sa belle humeur.

On arriva à quatre heures à l'auberge de la Lune, et l'on trouva la table prête. Selon la recommandation de Jacques Mérey, on l'avait dressée à l'extrémité du petit jardin de l'auberge qui dominait toute la plaine de Valmy.

Jacques Mérey et ses volontaires étaient juste postés à la place où, le jour de la bataille, étaient placés le roi de Prusse, Brunswick et l'état-major.

La plaine était couverte de moissons.

Des ondulations indiquaient les endroits où les Prussiens morts étaient couchés dans de grandes fosses.

Partout où ces ondulations se manifestaient, une végétation plus vive attestait la présence de cet engrais animal qu'on appelle l'homme, et qui a seul l'honneur de pouvoir faire concurrence au guano.

Grâce à ces jalons, la démonstration devenait facile pour Jacques Mérey.

À un kilomètre à peu près, au fond d'une petite vallée ayant quelque ressemblance avec celle de Waterloo, les ondulations s'arrêtaient.

Les Prussiens n'avaient pas même atteint le pied de la colline de Valmy.

Sur cette colline étaient Kellermann, ses seize mille hommes et sa batterie de canons.

Derrière lui, sur le mont Ivron, les six mille hommes qu'y avait fait filer Dumouriez pour empêcher son collègue d'être tourné.

À sa gauche, le moulin à vent, derrière lequel un obus mit le feu à quelques caissons, ce qui jeta un instant de trouble dans les rangs français.

—Et vous, demandèrent les volontaires, où étiez-vous?

Le faux sergent poussa un soupir et montra de la main l'espace compris entre Sainte-Menehould et Braux-Sainte-Cubière.

—Alors, dit un des volontaires, tu étais avec Dumouriez?

—Oui, dit Jacques Mérey, je suis de ce pays-ci, et je lui avais servi de guide dans la forêt d'Argonne.

Jacques laissa tomber sa tête dans ses deux mains.

À peine neuf mois s'étaient écoulés depuis Valmy, cette merveilleuse aurore de la République et de la liberté, et la République se déchirait elle-même, et la liberté était plus que jamais menacée par l'ennemi. Enfin, lui-même Jacques Mérey, lui qui, au milieu des applaudissements de la Convention, de Paris, de toute la France, était venu annoncer les deux grandes victoires que l'on croyait le salut de la patrie, il avait été obligé de fuir inaperçu de la Convention, de sortir de Paris entre le bourreau et son aide, comme s'il eût marché à l'échafaud, et il traversait la France, fugitif, déguisé, proscrit, repassant obscur et caché sous l'habit d'un volontaire, par ces mêmes pays où, neuf mois auparavant, il avait passé triomphant.

Et Dumouriez...

C'était celui-là qui devait vraiment être malheureux.

Victime d'un cataclysme révolutionnaire, Jacques Mérey reverrait peut-être un jour glorieusement la France. Il y reprendrait alors le rang que son mérite lui assignait. Mais Dumouriez, traître, matricide, n'y rentrerait jamais.

Tout cela tira une larme des yeux du faux sergent.

—Tu pleures, citoyen, lui dit un volontaire.

Jacques haussa doucement les épaules, montra d'un geste circulaire tout le champ de bataille.

—Hélas! oui, dit-il, je pleure! Je pleure ces jours que, comme ceux de la jeunesse, on ne revoit pas deux fois!

II

LA FAMILLE RIVERS

Le dîner fini, comme on avait encore deux heures de jour, on ne voulut point gagner Sainte-Menehould par la grande route, mais faire un pèlerinage à Valmy.

On arriverait un peu plus tard à Sainte-Menehould, mais peu importait; on avait bien dîné, la fatigue avait disparu, chaque volontaire était dans l'admiration de ce sergent qui pourvoyait à tous les besoins du corps, et qui suffisait à ceux du cœur et de l'esprit par ses propres souvenirs.

Tous l'eussent suivi au bout du monde et se fussent fait tuer pour lui.

Et lui, quelque hâte qu'il eût de rejoindre cette âme de sa vie, cette étoile de son cœur que l'on appelait Éva, il prenait cependant en patience cette obligation où il était de gagner la frontière à petites journées.

Il marchait encore sur la terre de la patrie, que dans trois ou quatre jours il abandonnerait pour ne plus la revoir jamais peut-être.

De temps en temps il lui prenait l'envie de se jeter la face contre terre et de baiser cette mère commune qu'il y a deux mille six cents ans baisait Brutus comme mère des mères.

Tout lui en paraissait beau, tout lui en semblait précieux. Il s'arrêtait pour cueillir une fleur, pour entendre chanter un oiseau, pour voir couler un ruisselet.

Il avait un soupir de regret pour chaque chose.

Il régla son compte avec l'hôte, puis prit, entre un champ d'orge et de seigle, un petit sentier où l'on ne pouvait marcher qu'un à un, et qui conduisait à Valmy.

Les habitants du village les virent venir de loin et crurent qu'ils leur étaient envoyés, comme cela arrivait souvent à cette époque, en logement.

Ils vinrent au-devant d'eux.

Mais quand ils surent que c'était la simple curiosité qui les amenait, chacun voulait se faire cicérone et s'emparer de son volontaire.

Jacques Mérey alla s'asseoir sur le banc de pierre qui est à la porte du moulin, et quand un des garçons meuniers lui offrit de lui raconter obligeamment la bataille:

—Inutile, mon ami, lui dit le faux sergent, j'en étais!

—De ceux d'ici? demanda le meunier.

—Non, répondit Jacques en souriant et en montrant le camp de Dumouriez, de ceux de là.

On se remit en route, et par un autre sentier on alla, en longeant un petit cours d'eau, rejoindre la descente de Sainte-Menehould, là où le 23 juin 1791 M. de Dampierre avait été tué.

Chose bizarre et cependant commune dans les guerres civiles, l'oncle mourait à la descente de Sainte-Menehould en criant Vive le roi! le neveu mourait dans le bois de Vicoigne en criant vive la République!

On entra à Sainte-Menehould à la nuit. Les volontaires reçurent à la municipalité des billets de logement. Jacques Mérey préféra coucher à l'auberge.

Avant de se séparer de ses compagnons, Jacques Mérey leur proposa de faire le lendemain grande étape, une étape de neuf lieues, afin d'aller coucher à Verdun.

On déjeunerait à Clermont.

Et comme quelques-uns des volontaires auraient peur à faire cette étape de neuf lieues, Jacques Mérey se procurerait une charrette à deux chevaux bien rembourrée de paille dans laquelle on mettrait le déjeuner d'abord, puis les fusils, puis les sacs, puis les boiteux.

Moyennant toutes ces précautions, on arriverait à Verdun vers huit heures du soir.

Le faux sergent craignait d'être reconnu à Verdun; il désirait y arriver de nuit et en repartir avant le jour.

On déjeunerait et on ferait une halte de quatre ou cinq heures, aussi longue que l'on voudrait enfin, sous les grands arbres qui bordent l'Aire.

On mangerait, en attendant, un morceau de pain, et l'on boirait la goutte aux Islettes, charmant village situé au cœur même de la forêt d'Argonne.

On partit de Sainte-Menehould au jour naissant, et l'on arriva au sommet de la montagne derrière laquelle se cache la forêt, à cette heure charmante de la matinée où flotte au sommet des arbres une vapeur bleue et transparente. Tout à coup la terre semble manquer sous les pieds, et la vue s'étend sur un océan de verdure; la route s'enfonce rapide au milieu de cet océan qu'elle sépare, et dont parfois les vagues de feuillage se réunissent au-dessus de la tête du voyageur.

Les épaulements de la batterie de Dillon étaient encore debout et intacts, comme si l'on venait d'en enlever les canons.

Dillon, on se le rappelle, avait tenu jusqu'au dernier moment, et c'était sur lui que s'était replié Dumouriez.

La halte fut gaie; les commencements de route, où chacun est alerte et reposé, sont toujours joyeux.

La journée s'écoula selon le programme: on déjeuna au bord de l'Aire, on s'y reposa, on y joua aux cartes, on y dormit sur l'herbe pendant quatre ou cinq heures.

À huit heures on entrait à Verdun.

Verdun payait cher sa faiblesse. Tous ceux qui avaient pris part à la trahison de la ville avaient été arrêtés. On instruisait le procès des jeunes filles qui avaient été porter des fleurs et des bonbons au roi de Prusse.

Le reste de la route offrait peu d'intérêt. La marche des Prussiens, à leur entrée en France, n'avait éprouvé d'obstacles qu'au delà de l'Argonne. On coucha à Briey, puis à Thionville.

On n'avait plus qu'une étape pour arriver à destination. Jacques Mérey donna rendez-vous pour le surlendemain à ses compagnons de route à Sarrelouis, leur annonçant qu'il allait faire une visite à l'un de ses parents qu'il avait dans un petit village des environs.

Avant de quitter les volontaires, le brave sergent Léon Milcent, qui avait si paternellement veillé sur leurs besoins pendant qu'il avait été avec eux, s'informa encore de ceux qui en son absence pourraient avoir besoin de lui.

Une centaine de francs en assignats assurèrent la nourriture des plus nécessiteux, jusqu'au moment où à Sarrelouis ils toucheraient leur arriéré. La Convention accordait, somme énorme, quarante sous par jour à ses volontaires.

Ceux du sergent Léon Milcent quittèrent donc leur chef en le remerciant de tous les soins qu'il avait eus pour eux et en se promettant une fête de son arrivée à Sarrelouis.

Mais ils l'attendirent vainement le lendemain, vainement le jour suivant, et, comme il n'avait pas dit où il allait, ils ne purent s'informer de lui.

Cependant ils espéraient et attendaient toujours; mais une semaine se passa; quinze jours, un mois se passèrent sans nouvelles, et le temps s'écoula sans que l'on entendît jamais reparler de lui.

Qu'était-il devenu?

Jacques Mérey, qui, avec raison, croyait n'avoir plus rien à craindre, prit à Thionville une petite voiture, dont le propriétaire, moyennant un assignat de six livres, s'engagea à le conduire à la ferme des Trois-Chênes, une des plus belles qui soient situées sur la rive droite de la Moselle, à une lieue et demie de la frontière.

À dix heures du matin, toujours sous son costume de sergent de volontaires, Jacques Mérey descendit à la porte de la ferme, et, sous l'ombrage des trois chênes qui lui avaient fait donner son nom et en homme qui est sûr d'être bien reçu, il paya et renvoya sa voiture.

Puis il regarda avec curiosité les bâtiments en homme qui cherche à rappeler ses souvenirs.

Un chien accourut en aboyant contre lui, mais il étendit la main et le calma.

Aux aboiements du chien un enfant accourut, un beau petit garçon blond comme un rayon de soleil.

—Prenez garde, monsieur, dit-il, Thor est méchant.

Thor était le nom du chien.

—Pas avec moi, dit le volontaire. Tu vois?

Il fit un signe à Thor et Thor vint le caresser.

—Qui es-tu? demanda le petit garçon au volontaire.

—Je n'ai pas besoin de te demander qui tu es, toi: tu es le petit-fils de Hans Rivers.

—Oui.

—Où est ton grand-père?

—Dans la ferme.

—Conduis-moi à lui.

—Venez.

Il prit la main de l'enfant et s'avança avec lui vers un perron au haut duquel parut un vieillard d'une soixantaine d'années.

—Grand-papa, dit l'enfant qui courut à lui, voici un monsieur qui nous connaît.

Le vieillard leva son bonnet de laine, saluant de la main, interrogeant des yeux.

—Monsieur, lui dit Jacques, j'avais l'âge de cet enfant quand je vins, et c'est la seule et unique fois que j'y vins. J'étais avec mon père, Daniel Mérey; vous signâtes avec lui le bail de cette ferme, que je vous ai renouvelé, il y a, je crois, trois ans.

—Dieu me bénisse! s'écria Hans, seriez-vous notre maître Jacques Mérey?

Jacques se mit à rire.

—Je ne suis le maître de personne, dit-il, car, à mon avis, l'homme n'a d'autre maître que lui-même. Je suis tout simplement votre propriétaire.

—Jeanne, Marie, Thibaud, accourez tous, s'écria le vieillard, un jour heureux nous arrive! Venez, venez, venez!

Et au fur et à mesure qu'il appelait, les appelés accouraient et se rangeaient autour de lui.

—Regardez bien monsieur, dit-il, vous tous, tant que vous êtes, et vous aussi, dit-il, étendant l'invitation à deux garçons de charrue, à un berger et à une gardeuse de dindons, c'est à lui que nous devons tout, monsieur, c'est notre bienfaiteur, Jacques Mérey.

Un cri s'échappa de toutes les bouches, les têtes se découvrirent.

—Entrez chez vous! dit le vieillard. Du moment où vous avez mis le pied dans la maison, nous ne sommes plus que vos serviteurs.

Tous se rangèrent.

Jacques Mérey entra.

—Allez chercher à la charrue Bernard et aux vaches Rosine... Bah! c'est aujourd'hui fête, on ne travaille pas.

Bernard et Rosine étaient le fils aîné et la belle-fille du vieillard, le père et la mère de l'enfant blond.

Une heure après, tout le monde était réuni autour de la table du dîner. Il était midi.

Hans était le grand-père, Jeanne était la grand-mère, Bernard était le fils aîné, Rosine était sa femme, Thibaud était un second fils de vingt-deux ans, Marie était une fille de dix-huit, Richard était l'enfant blond de dix ans, le fils de Bernard et de Rosine. C'était toute la famille.

L'aïeul avait cédé son fauteuil à Jacques qui présidait la table.

On en était arrivé au dessert.

—Hans Rivers, dit Jacques, combien y a-t-il de temps que vous êtes fermier dans notre famille?

—Il y a, monsieur Jacques, attendez donc! c'était entre la naissance de Thibaud et celle de Marie... il y a vingt et un ans, monsieur Jacques.

—Pendant combien d'années avez-vous payé vos redevances?

—Tant que votre digne père, M. Daniel, a vécu, c'est-à-dire quinze ans.

—Il y a donc sept ans que vous ne m'avez rien payé?

—C'est vrai, monsieur Jacques; mais d'après votre ordre.

—Je vous ai dit: Vous êtes d'honnêtes gens, gardez vos redevances, achetez du bien avec; plus vous serez riches, plus je le serai.

—Vous nous avez dit cela, monsieur Jacques, mot pour mot, et, en nous disant cela, vous avez commencé notre fortune.

—Et quand on a mis en vente les biens des émigrés, c'est-à-dire de ceux qui se battent contre la France, je vous ai dit: Vous devez avoir de l'argent de côté, à moi ou à vous, peu importe; achetez du bien d'émigré, c'est du bon bien qui ne se vendra pas plus de deux ou trois cents francs l'arpent, et qui vaudra celui qui se vend six et huit.

—Nous avons fait comme vous avez dit, monsieur Jacques, de sorte qu'aujourd'hui nous avons trois cents arpents de terre à nous. Ça nous fait, Dieu nous pardonne! presque aussi riches que notre maître. Il est vrai que là-dessus nous vous devons, avec les intérêts composés, près de quarante mille francs. Mais nous sommes prêts à vous les rendre, non pas en mauvais papier, mais en bon argent, comme nous vous le devons.

—Il n'est pas question de cela, mes amis. Je n'ai pas besoin de cet argent maintenant; mais peut-être en aurai-je besoin plus tard.

—Vous savez, à ce moment-là vous le direz, monsieur Jacques, et huit jours après, foi de Hans Rivers! vous serez payé.

Jacques se mit à rire.

—Vous auriez un moyen de me payer plus rapide et plus simple, dit-il; ce serait d'aller me dénoncer. Je suis proscrit. On me couperait le cou, et vous ne me devriez plus rien.

Le père et les enfants, à ces mots, jetèrent un cri et se levèrent debout.

Puis le père leva les bras au ciel.

—Ils vous ont proscrit, vous, dit-il, vous le droit, vous la justice, vous la représentation de Dieu sur la terre; mais que veulent-ils donc?

—Ils veulent le bien; ils croient le vouloir du moins. Alors, comme je suis obligé de quitter la France à mon tour et que je pourrais être arrêté à la frontière, j'ai pensé à vous, Hans Rivers.

—Ah! voilà qui est bien! monsieur Jacques.

—J'ai dit, Hans Rivers tient une ferme de mon père sur la Moselle, à deux kilomètres de la frontière, il doit être chasseur.

—Je ne le suis plus, mais mes deux fils Bernard et Thibaud le sont.

—Cela revient au même; ils doivent avoir un bateau sur la rivière?

—Ah! oui, dit Thibaud, et un joli bateau; c'est moi qui le soigne. Vous verrez, monsieur Jacques.

—Eh bien, je mettrai les habits du père Hans ou d'un de ses enfants; nous monterons dans le bateau, comme des chasseurs de gibier d'eau. La chasse est toujours ouverte sur la rivière. Nous nous laisserons aller à la dérive jusqu'à Trèves, et, une fois là, une fois hors de France, je serai sauvé.

—Ce sera à votre loisir, monsieur Jacques, dit le père Hans. Tout de suite si vous voulez.

—Ma foi, non! mon brave ami, répliqua Jacques Mérey; il sera temps demain matin. Vous croiriez que j'ai eu peur de passer une nuit sous votre toit.

Le lendemain, au point du jour, trois hommes vêtus de costumes de chasseur et accompagnés de deux chiens nageurs, détachaient une barque retenue par une chaîne au pied d'un saule, dans une petite anse de la Moselle, et descendaient dans la barque.

Deux de ces trois hommes allaient se mettre aux rames, lorsque le troisième, qui était assis au gouvernail, leur fit signe de les laisser en repos.

Puis, avec un triste sourire:

—Elle ira toujours assez vite, dit-il.

Ces trois hommes, c'étaient les deux fils de Hans Rivers et Jacques Mérey.

Jacques Mérey avait recommandé avec grand soin aux deux jeunes gens de lui dire exactement où finissait la frontière de France.

Au bout d'un quart d'heure de navigation, ils lui montrèrent un poteau: c'était la frontière. D'un côté, le Luxembourg; de l'autre, le Palatinat. En deçà du poteau, la patrie; au delà, la terre étrangère.

La barque s'arrêta au pied du poteau. Jacques Mérey voulait une fois encore toucher du pied le sol sacré de la France.

Il enveloppa le poteau de son bras, comme si ce morceau de bois inerte était un homme, un concitoyen, un frère.

Il appuya sa tête contre lui, comme il eût fait sur l'épaule d'un ami.

Sa douleur était double, quitter la France, et la laisser dans l'état où elle était.

Toute une armée assiégée dans Mayence, presque prisonnière. L'ennemi à Valenciennes, notre dernière barrière. L'armée du Midi en retraite; l'Espagnol débordant sur la France; la Savoie, notre fille d'adoption, retournée contre nous à la voix des prêtres; notre armée des Alpes affamée; Lyon en pleine révolte tirant à mitraille sur les commissaires de la Convention, qui, hélas! le lui rendront bien; enfin les Vendéens victorieux à Fontenay et prêts à marcher sur Paris.

Jamais nation sans se perdre ne fut si près de sa perte. Pas même Athènes se jetant à la mer pour fuir Xercès et gagnant à la nage son radeau de Salamine.

Jacques Mérey, tout matérialiste que la science l'eût rendu, sentit cependant que les événements qui se succédaient sur la terre devaient obéir à une mystérieuse puissance cachée dans les profondeurs de l'éternité et devant avoir, au point de vue de notre monde, un but intelligent et humanitaire.

Il leva les yeux au ciel, et murmura ces paroles:

—Toi qui me sers à nommer le mot que je cherche: Zeus, Uranus, Jéhova,—Dieu,—créateur invisible et inconnu des mondes, essence céleste ou matière immortelle, je ne crois pas que l'homme individuellement ait droit à un de tes regards; mais je crois que tu couvres toute l'espèce de ta protection toute-puissante, et que de même que les flottes subissent les vents, les grands événements des peuples se courbent sous ta puissante impulsion. De quelque façon qu'il ait été créé, l'homme vient de toi; et si tu l'as créé seul, pauvre et nu, c'était pour lui laisser le mérite et lui donner l'expérience de créer à son tour la famille d'abord, la tribu ensuite, et enfin la société. La société constituée, restait à l'enrichir matériellement par le travail, à l'éclairer par l'intelligence. Depuis six mille ans chacun coopère à ce but selon sa force et selon son génie. Or, quel est le résultat que tu as dû espérer de tant d'efforts? la plus grande somme de bonheur possible répandue sur le plus grand nombre d'individus. Qui a le plus fait pour accomplir cette œuvre immense, ou des monarchies de toute espèce qui se succèdent depuis mille ans à partir de la monarchie féodale de Hugues Capet jusqu'à la monarchie constitutionnelle de Louis XVI, ou des cinq années de révolution qui viennent de s'écouler? qui a donné des droits égaux à l'homme? qui lui a donné le pain de l'esprit par l'éducation, le pain du corps par le partage des terres? C'est notre sainte révolution, c'est notre bien-aimée République. La France est ton élue, ô mon Dieu! puisque tu l'as choisie en quelque sorte comme victime et offerte comme exemple au genre humain. Eh bien! que son sang coule et le mien tout le premier; qu'elle soit le Christ des nations comme Jésus a été le Christ des hommes, et que ces trois mots: LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ, prononcés par lui et adoptés par lui, deviennent le lumineux soleil de l'avenir!

Adieu, patrie! adieu, patrie! adieu, patrie!

—Et maintenant, dit Jacques Mérey en se laissant tomber dans la barque plutôt qu'il n'y descendit, jetez-moi où vous voudrez; tout lieu m'est indifférent, puisque ce n'est plus la France.

III

HUIT JOURS TROP TARD

Les deux frères Rivers déposèrent Jacques Mérey sur la berge de la Moselle, à un kilomètre à peu près de la ville de Trèves.

Jacques les embrassa tendrement; c'étaient les deux bras de la France qui le déposaient sur la terre étrangère.

Jacques, debout, appuyé sur son fusil, les regarda s'éloigner tristement; puis, au premier détour de la Moselle, ils le saluèrent de leurs avirons, lui de son chapeau, la barque disparut et tout fut dit.

Jacques remit son chapeau sur sa tête, salua la France d'un long et dernier adieu, jeta son fusil sur son épaule, et suivit tête basse le petit chemin tracé par les piétons qui longe les rives de la Moselle, ce petit chemin qui conduit à Trèves.

Jacques Mérey parlait allemand comme un Allemand. Il avait à son carnier, suspendus par le col, quelques petits oiseaux de marais qu'avaient eu la précaution d'y suspendre ses deux compagnons de route. Il ne lui fut fait aucune question. Aux portes, il fut pris pour un bourgeois de la ville revenant de faire une promenade cynégétique.

Mais, la porte franchie, il s'empressa de demander qu'on lui indiquât la demeure du bourgmestre.

Arrivé chez le magistrat, Jacques Mérey se nomma; on savait la catastrophe du 31 mai. Sans avoir le temps de devenir célèbre, le nom de Jacques Mérey avait eu celui de ne pas demeurer inconnu. Le bourgmestre s'inclina, comme tout homme de cœur s'incline devant un proscrit. Dans tous les pays du monde civilisé, à l'honneur de l'humanité et du progrès, à la honte des gouvernements, la proscription est une majesté.

Le bourgmestre demanda, en entourant sa question de toutes les délicatesses de l'homme du monde, s'il avait besoin de ces secours que les gouvernements étrangers avaient mis à la disposition des autorités pour aider à la fuite des émigrés. Mais Jacques Mérey déclara que, étant proscrit et non pas émigré, ses biens n'étaient pas saisis, et que, outre les dix ou douze mille francs qu'il avait sur lui, il laissait une fortune en France.

Ce qu'il désirait, c'était donc tout simplement un passe-port pour Vienne.

Seulement, à cause des circonstances, il fut obligé de tracer le chemin qu'il voulait suivre pour aller à Vienne.

—C'était le plus direct: Carlsruhe, Stuttgart, Augsbourg, Munich et Vienne.

Une fois hors de France, et lorsqu'il ne resta plus dans le cœur de Jacques Mérey que le spectre de la patrie, la vivante image d'Éva reprit peu à peu sa puissance; le souvenir momentanément effacé par les événements, ces événements du passé redeviennent une aurore, et, de même que l'aube se lève derrière les montagnes, ils se lèvent derrière la silhouette aride et décharnée du passé, pour éclairer un nouvel avenir.

Maintenant qu'il était sur le sol étranger, maintenant qu'il ne marchait plus sur cette terre de France sur laquelle Danton voulut mourir, ne pouvant l'emporter à la semelle de ses souliers, il sentit sa pensée s'imprégner de nouveau de son amour, et cet amour, comme une séve réparatrice, ruisseler par tout son corps.

Il n'avait point reçu de lettre d'Éva; mais ce silence ne l'inquiétait aucunement, il savait que les lettres d'Éva étaient confisquées au passage.

Mais ce qui l'inquiétait, c'est qu'Éva, sans soupçon contre sa femme de chambre, devait s'étonner de son silence à lui. Sans doute dans les lettres qu'elle lui écrivait et qu'Éva croyait lui être parvenues, elle lui donnait l'adresse à laquelle il devait répondre.

Comment ne lui répondait-il pas?

Ne se croirait-elle pas oubliée et se croyant oubliée...?

Mais le cœur d'Éva n'était pas un cœur vulgaire; elle connaissait l'amour immense que Jacques Mérey ressentait pour elle; elle l'avait vu renoncer pour elle à toute ambition politique, refuser cette députation qu'il avait accepté ensuite comme une vengeance, et dont les divisions intestines l'avaient empêché de se faire l'arme qu'il espérait pour défendre la République et frapper ses ennemis. Éva aurait meilleure pensée de son ami et d'elle-même; elle n'avait pas pu se croire oubliée.

Jacques avait constamment porté la lettre d'Éva, qui, extraite du dossier du marquis de Chazelay, lui avait été donnée par le jeune aide de camp du général de Custine.

Cette lettre, il la savait par cœur, mais ce n'était point assez de se la redire, la parole est impalpable, et les objets matériels ont, par la vue et par le toucher, une puissance qu'elle n'aura jamais.

Cette lettre il la tirait de la poche la plus secrète de son portefeuille; il la regardait, il la touchait, il la baisait. À trente ans, Jacques, par la façon dont il avait vécu, avait retrouvé toutes les illusions d'un jeune homme; il n'avait jamais eu que deux amours: la science et Éva, et encore avait-il consacré le premier au second.

Rien au reste n'est favorable à la rêverie comme le mouvement d'une voiture. Le bruit monotone des roues vous isole des autres bruits, et tandis que vous avancez toujours, vous enferme avec votre pensée.

Et alors Jacques repassait dans son esprit cette suite d'événements à laquelle il allait devoir le bonheur de retrouver Éva et de la retrouver libre.

Non, Dieu n'était point un Dieu personnel se mêlant à la vie de l'homme et influent sur l'homme. Mais Jacques croyait, nous l'avons dit, à l'influence et même à la volonté de Dieu sur la conduite des grands événements des nations, se dégageant des petits événements de la vie humaine; et c'était ainsi que, par un fil invisible qui le rapprochait des croyances communes, il ramenait en réalité tout à Dieu, mais sans imposer à cette suprême majesté qu'elle s'appelât Dieu, Nature, Providence, la responsabilité des petits accidents de mort et de vie, qu'elle jette en pâture à ces deux divinités qui se disputent l'homme: la fatalité et le hasard.

Ainsi, quelque service qu'ait rendus Jacques à Éva et par contre-coup au marquis de Chazelay, en faisant retrouver la santé, l'intelligence et la raison à sa fille, il ne pouvait combler l'abîme qui, dans cette époque de préjugés sociaux, le séparait de celle qu'il aimait, même en jetant le service rendu dans l'abîme.

Mais si Jacques eût été un de ces chrétiens égoïstes qui rapportent tout à eux, se font le centre de tout et croient que Dieu est prêt à faire choir une étoile du ciel pour qu'ils y allument leur lampe, il se fût dit:

La France a fait une révolution pour que le marquis de Chazelay m'enlevât sa fille, que sans indélicatesse je ne pouvais prendre mystérieusement pour ma maîtresse ou pour ma femme; pour qu'il émigrât avec elle, en la laissant sous la direction de sa tante; pour qu'il se fît tuer en servant contre son pays, ce qui prive non-seulement Éva d'un père, mais lui fait perdre toute sa fortune, puisque la confiscation des biens suit immédiatement la mort de l'émigré pris les armes à la main, et pour que sans père et sans fortune, échappant à toute tutelle, redevenant maîtresse d'elle-même, elle retrouve en moi l'appui et la fortune qu'elle a perdus.

Et, sans faire ces réflexions à ce point de vue, Jacques Mérey n'en suivait pas moins avec cet étonnement croissant de l'homme de génie qui, sans voir l'arbre, ramasse les fruits, toutes ces ramifications étranges qui servent de trame à la vie de l'homme.

Et il ne sortait de son rêve, remontant éternellement du connu à l'inconnu et redescendant sans cesse du matériel à l'idéal, que pour crier au postillon:

—Vite, plus vite!

Une fois en voiture, Jacques avait juré de n'en plus descendre, et de faire sans s'arrêter les cent soixante lieues qui le séparaient de Vienne; mais il avait compté sans les difficultés que les événements politiques mettaient au voyage des Français en Allemagne. Pour tous les princes allemands, en opposition complète avec nos principes, tout Français était un incendiaire prêt à mettre le feu à ses États.

Or, à chaque frontière de principauté, si invisible qu'elle fût sur la carte, il fallait descendre de voiture, subir un interrogatoire et justifier de son identité.

C'est ce que faisait Jacques, et il perdait trois ou quatre heures par jour à ces formalités. Il est vrai que, une fois arrivé à Salzbourg, tout fut dit pour le reste de l'Autriche. La frontière franchie, la route était libre jusqu'à Vienne.

Enfin, toujours pressant de la voix chevaux et postillon, on arriva aux portes de Vienne vers cinq heures de l'après-midi.

Là le voyageur eut à subir un nouvel interrogatoire, une nouvelle visite des papiers.

On lui donna ensuite un permis de séjour d'une semaine, après laquelle il devait faire renouveler sa carte et dire combien de temps il comptait rester dans la capitale de l'Autriche.

Comme il remontait en voiture, le postillon lui demanda où il le devait conduire.

Jacques était décidé à tout brusquer. Il répondit donc:

—Josephplatz, nº 11.

Le postillon s'engagea dans un réseau de petites rues et déboucha enfin en face de la statue de l'empereur qui a fait donner son nom à cette place.

Jacques, la tête passée par la portière, cherchait des yeux laquelle de toutes ces maisons qui forment la place pouvait être celle qu'occupait Éva.

Une seule parmi toutes avait ses portes, ses fenêtres, ses contrevents fermés comme un tombeau.

Il vit avec une angoisse qui dégénéra bientôt en terreur, que le postillon dirigeait la voiture de ce côté.

Enfin il s'arrêta à la porte de cette maison aveugle et muette.

—Eh bien? lui cria Jacques.

—Eh bien! monsieur, répondit le postillon, c'est ici.

—Ici le nº 11?

—Oui.

Jacques sauta hors de la voiture, se recula pour bien voir si c'était en effet la maison désignée, fouilla dans sa poche, rouvrit pour la centième fois le billet de Danton.

Le billet disait bien:

Josephplatz, maison nº 11.

Jacques se jeta comme un fou sur le marteau et la sonnette, et tout à la fois sonna et frappa.

Personne ne répondit.

Le son revenant mat et sourd indiquait que tout était fermé au dedans comme au dehors.

—Ah! mon Dieu, mon Dieu! murmurait Jacques, qu'est-il donc arrivé?

Et il tirait le cordon de la sonnette plus violemment et frappait plus fort. On commençait à s'arrêter.

Enfin un craquement se fit entendre à la maison à côté, une fenêtre s'ouvrit, une tête passa.

C'était celle d'un homme d'une soixantaine d'années.

—Pardon, monsieur, dit-il en bon français avec la politesse viennoise; mais pourquoi vous acharnez-vous à frapper à cette maison où il n'y a personne?

—Comment, personne? s'écria Jacques.

—Non, monsieur, depuis huit jours, du moins.

—Cette maison n'était-elle pas habitée par deux dames?

—Oui, monsieur.

—Deux dames françaises?

—Oui.

—Une vieille et une jeune.

—Une vieille et une jeune! C'est bien cela à ce que je crois, du moins, ne sortant pas de ma bibliothèque et ne m'occupant pas de mes voisins.

—Pardon, pardon, excusez-moi si j'abuse de votre bonté, dit Jacques d'une voix éperdue, mais... mais ces dames, que sont-elles devenues?

—Je crois avoir entendu dire que l'une des deux était morte; oui, c'était même une catholique. Je me rappelle avoir entendu le chant des prêtres, qui m'a dérangé dans mes recherches.

—Laquelle, monsieur? dit Jacques Mérey en joignant les mains; pour l'amour de Dieu, laquelle?

—Comment, laquelle?

—Oui, laquelle, laquelle des deux est morte? la jeune ou la vieille?

—Oh! cela, dit le vieillard, je ne sais pas.

—Mon Dieu! mon Dieu! sanglota Jacques Mérey.

—Mais, reprit le vieillard, si cela vous intéresse, je vais le demander à ma femme; elle se mêle de tout ce qui ne la regarde pas... elle doit le savoir.

—Allez, allez, monsieur, cria Jacques Mérey; allez; je vous en supplie.

Un instant après, le vieillard reparut, Jacques n'avait point respiré pendant son absence.

—Eh bien?

—C'était la vieille.

Jacques chercha un appui contre la voiture et respira lentement.

—Et l'autre, et l'autre? demanda-t-il d'une voix à peine intelligible.

—L'autre?

—Oui, l'autre femme, celle qui n'est pas morte, la jeune, qu'est-elle devenue?

—Je ne sais pas. Il faut que je demande à ma femme.

Et le vieillard s'apprêta à faire un nouveau voyage à la source.

—Monsieur! monsieur! lui cria Jacques. Ne pourrais-je parler directement à votre femme? Il me semble que ce serait plus court.

—Ce serait plus court, en effet, dit le vieillard; mais allez à la troisième fenêtre à partir de celle-ci, c'est celle de la chambre de madame Haal. Je ne lui permets pas de venir dans mon cabinet.

Il disparut, et Jacques alla à la troisième fenêtre.

Pendant ce temps un grand cercle de curieux s'était amassé autour du voyageur, et, comme les deux interlocuteurs avaient constamment parlé français, ceux des auditeurs qui comprenaient le français expliquaient la situation à ceux qui ne le comprenaient pas.

La fenêtre s'ouvrit et madame Haal paru:

C'était une petite vieille, toute coquette et toute bichonnée, qui commença par renvoyer son mari à son cabinet, et de l'air le plus aimable se mit à la disposition de Jacques.

Ceux qui connaissent l'admirable bonhomie des Viennois ne s'étonneront point de ces détails. Ils sont dans les mœurs de cette population, l'une des meilleures et des plus obligeantes qu'il y ait au monde.

Jacques ne laissa point à la petite vieille le temps de parler, et en excellent allemand:

—Madame, lui dit-il, j'ai le plus grand intérêt à savoir le plus tôt possible ce qu'est devenue la plus jeune des deux dames françaises qui habitaient dans la maison qui touche à la vôtre.

—Monsieur, répondit madame Haal, je puis vous le dire pertinemment; la plus jeune des deux dames, qui s'appelait mademoiselle Éva de Chazelay, est partie après les derniers devoirs rendus à sa tante, pour tâcher de retrouver en France un homme qu'elle aimait.

—Oh! murmura Jacques Mérey, pourquoi ne suis-je pas resté avec mes amis pour mourir comme eux et avec eux!

Et, sans s'inquiéter de la foule qui l'entourait, sentant son cœur se briser, il éclata en sanglots.

IV

LA SALLE LOUVOIS

Le 30 pluviôse an IV (19 février 1796), jour de fête, où l'on venait de briser publiquement la planche des assignats, après une émission de quarante-cinq milliards cinq cents millions, mesure qui n'empêchait point le louis d'or de valoir sept mille deux cents francs en papier,—ce soir, disons-nous, il y avait grande illumination au théâtre Louvois, illumination que faisait d'autant mieux ressortir la masse sombre du théâtre des Arts, acheté un an auparavant à la Montansier, qui l'avait fait bâtir, à la grande terreur des gens de lettres, des savants et des bibliophiles, à cinquante pas de la bibliothèque nationale, sur la place où l'on ne voit plus aujourd'hui que des arbres ombrageant une belle fontaine, imitation des trois Grâces de notre grand sculpteur manceau Germain Pilon.

Ce théâtre, que l'on appelait d'abord le théâtre Montansier, avait pris ensuite le nom de théâtre des Arts, puis il devint le théâtre de l'Opéra, jusqu'au moment où, le 13 février 1820, le duc de Berri fut assassiné sur ses marches par le sellier Louvel; assassinat qui fit décréter sa démolition.

Une longue file de voitures, qui s'étendait dans la rue de Richelieu jusqu'à la maison qui a fait place à la fontaine Molière, déposait la foule des élégantes à la porte du théâtre Louvois, splendidement éclairé comme nous l'avons dit, et disparaissaient par la rue Sainte-Anne, au milieu des cris des commissionnaires se disputant avec les laquais pour ouvrir les portières des carrosses.

Car, avec les maîtres, les laquais et les carrosses avaient reparu.

Faut-il une voiture, notre bourgeois? avait crié à la porte de la Comédie-Française, le soir même de l'exécution de Robespierre, un gamin qui, se faisant le héraut de l'aristocratie, saluait de ces quelques mots l'arrivée de la contre-révolution.

Et depuis ce jour les voitures avaient reparu plus nombreuses qu'auparavant. Nous ne dirons cependant pas, comme beaucoup d'historiens, qu'après cette terrible journée la vieille France avait relevé la tête. Non, la vieille France avait disparu dans l'émigration, sur la place de la Concorde, comme on l'appelle maintenant, et la barrière du Trône, qui avait repris son ancien nom.

Une seule guillotine étant insuffisante sur la place de la Révolution, on sait qu'une seconde avait été établie à la barrière du Trône.

C'était, au contraire, une France toute nouvelle qui apparaissait, si nouvelle, que, connue des Parisiens, qui l'avaient vu naître, elle était demeurée à peu près inconnue au reste de la France.

Costumes, mœurs, tournures, cette France nouvelle n'avait rien gardé de l'ancienne, pas même la langue. Racine et Voltaire, ces deux grands modèles du beau et du bon français, revenant en ce monde, se fussent demandé quel était le patois que parlaient les incroyables et les merveilleuses.

Qui avait amené cette transformation dans les mœurs, dans les costumes, dans la tournure, dans le langage?

D'abord le besoin qu'avait la France de jeter du sable et d'étendre des tapis sur les taches de sang qu'avait laissées partout le règne de la terreur.

Puis, comme dans toutes les rénovations, un homme s'était fait l'incarnation des besoins du moment: avidité de vivre, de jouir, d'aimer.

Cet homme, c'était Louis-Stanislas Fréron, filleul du roi Stanislas et fils d'Élie-Catherine Fréron, fondateur après Renaudot du journalisme en France.

Stanislas Fréron, au milieu des excentricités sanglantes de cette époque, au milieu des Hébert, des Marat, des Collot-d'Herbois, fut une espèce de monstre à part.

Nous ne croyons pas à ces caprices spontanés de la nature. Pour que l'homme devienne ce qu'ont été les Collot-d'Herbois, les Hébert, les Marat; pour que, pareils à des fous furieux, ils frappent au hasard dans la société, il faut que, justement ou injustement, la société ait d'abord frappé sur eux; il faut que, comme le comédien Collot-d'Herbois, ils aient été blessés dans leur orgueil par les huées et les sifflets de toute une salle; il faut que, comme le marchand de contre-marques Hébert, ils aient été laquais au service de gens injustes et violents, marchands de contre-marques et aboyeurs à la porte des théâtres, sans que ce double métier leur ait rapporté de quoi assouvir leur faim; il faut que, comme Marat, disgraciés de la nature, raillés par tout ce qui les entourait sur la laideur de leur visage, ils aient été vétérinaires quand ils voulaient être médecins, et aient saigné des chevaux quand ils avaient la vocation de saigner des hommes.

Stanislas Fréron avait été courbé sous une de ces fatalités. Fils d'un des critiques les plus intelligents du dix-huitième siècle, qui avait jugé Diderot, Rousseau, d'Alembert, Montesquieu, Buffon, il avait vu son père commettre l'imprudence de s'attaquer à Voltaire.

On ne s'attaquait pas impunément à ce gigantesque esprit. Voltaire avait saisi le journal que publiait Fréron, l'Année littéraire, dans ses mains osseuses; mais lui, qui avait déchiré sinon anéanti la Bible, ne put ni déchirer ni anéantir un journal.

Il se rejeta sur l'homme.

Tout le monde sait comment s'est exhalée cette immense colère de l'Écossaise. Tout ce qu'un homme put supporter et souffrir d'injures et d'insultes, Voltaire les fit supporter et souffrir à Fréron. Il fut frappé comme un laquais, humilié dans sa personne, dans ses enfants, dans sa femme, dans son honneur, dans sa probité littéraire, dans ses mœurs calmes, dans son foyer domestique irréprochable. Il fut traîné sur le théâtre, chose qui ne s'était pas faite depuis Aristophane, c'est-à-dire depuis deux mille quatre cents ans.

Là chacun put le siffler, le huer, lui cracher au visage.

Fréron avait vu tout cela de l'orchestre sans se plaindre, sans dire un mot; il avait vu le comédien qui le jouait, et qui, par le vol d'un valet, c'était procuré un de ses habits, il avait vu le comédien qui le jouait, imiter sa figure, et, s'avançant jusqu'à la rampe, dire de lui-même:

Je suis un sot, un voleur, un misérable, un mendiant, un folliculaire vénal.

Mais, au cinquième acte, une pauvre femme tomba évanouie aux premières loges, en jetant un cri.

À ce cri, Fréron se retourna et s'écria:

—Ma femme! ma femme!

Un homme aida Fréron à sortir de l'orchestre, au milieu des rires, des huées, des sifflets; cet homme c'était ce même Malesherbes, cet athée honnête homme qui défendit Louis XVI, et qui, payant de sa vie sa généreuse intervention dans le procès, remontait comme d'habitude sa montre à midi, quoiqu'il dût être guillotiné à une heure.

Malgré tout cela, malgré la lettre méprisante de Rousseau, qui cette fois-là donna dans sa haine la main à Voltaire, Fréron tint bon.—Il continua d'exalter Corneille, Racine, Molière, aux dépens de Crébillon, de Voltaire et de Marivaux. Mais, dans cette lutte qu'il soutenait à lui seul contre toute l'Encyclopédie, il tomba malade de fatigue; alité, sans force, mais dictant encore, il apprit que le garde des sceaux Miroménil, venait de supprimer le privilége de l'Année littéraire, et que, par conséquent, il était non-seulement ruiné, mais désarmé.

Il laissa retomber sa tête sur l'oreiller, poussa un soupir, et mourut.

Grâce à l'influence de quelques protecteurs qui lui étaient restés, la veuve de Fréron fit rendre à son fils le privilége de l'Année littéraire.

L'enfant n'avait que dix ans, et ce furent son oncle Royou et l'abbé Geoffroy qui rédigèrent le journal, tout en lui attribuant une partie du produit. Bercé par le souvenir des souffrances de son père, il avait pris, tout jeune encore, la société en haine. Le hasard fit qu'il fut à Louis-le-Grand le condisciple de Robespierre, de sorte que, quand la révolution éclata, la place de l'homme corrompu par excellence se trouva près de l'incorruptible.

Le journal, qui n'avait été jusque là qu'une puissance littéraire, était devenu dans les mains de Marat une puissance politique. À côté de l'Ami du peuple, Fréron publia l'Orateur du peuple. Il se livra dans cette feuille à tous les excès de l'homme timide qui ne sait pas s'arrêter dans la cruauté parce qu'il ne sait pas s'arrêter dans la faiblesse. Nommé membre de la Convention, il avait voté la mort du roi, puis avait été envoyé avec Barras à Marseille.

On sait ce qu'il y fit. On connaît ses mitraillades; l'histoire a enregistré ces mots terribles, après une canonnade:

—Que ceux qui ne sont pas morts se relèvent, la patrie leur pardonne!

Et quand, sur la foi de cette promesse, sains et saufs, les blessés se relevèrent, ce mot plus terrible encore, car il était un mensonge sanglant:

—Feu!

Et cette seconde fois, personne ne se relevait.

Eh bien! nous le disons, pour qu'il y ait eu une semblable haine contre les hommes dans le cœur de l'impitoyable proconsul, il fallait que l'enfant, élevé dans le cabinet de son père, se souvînt que, pour prix d'un travail acharné, de son dévouement à tous les principes conservateurs, son père n'avait recueilli que les insultes et l'ingratitude de ceux-là même qu'il défendait.

Ce fut cet éclectisme dans le crime qui lui fit abandonner le parti de Robespierre et prendre celui de Tallien, se faire thermidorien de terroriste qu'il était, dénoncer Fouquier-Tinville et tous ses complices les uns après les autres, et, à la tête de la réaction antijacobine, créer cette jeunesse dorée à laquelle il donna son nom et que nous appellions tout à l'heure une France nouvelle.

Ce qui l'attirait, cette jeunesse, au théâtre Louvois, le 19 février 1796, c'était sa réouverture, sous la direction de la célèbre mademoiselle Raucourt, qui avait réuni quelques-uns de ses camarades du Théâtre-Français, et qui tentait avec eux de ramener les esprits à la belle littérature dont elle s'était faite l'interprète.

Tout avait son côté politique à cette époque; mademoiselle Raucourt avait le sien. Belle à faire damner la moitié des spectateurs, après avoir reçu des conseils de Brizard, elle avait paru pour la première fois en 1772 sur la scène du Théâtre-Français, dans le rôle de Didon.

Mais tout à coup des bruits étranges s'étaient répandus sur l'emploi qu'elle faisait de sa beauté, et, malgré les petits vers de Voltaire qui lui promettaient la royauté de la scène, malgré l'écrin que lui avait fait remettre madame du Barry en lui recommandant d'être sage, elle avait bientôt vu, sous les coups de la calomnie ou de la médisance,—nous ne saurions, nous faire juge dans un pareil procès,—ses admirateurs les plus ardents l'abandonner et ses détracteurs les plus acharnés la siffler.

Criblée de dettes, ne croyant plus à cet avenir prédit par Voltaire, la belle débutante s'était réfugiée dans l'enclos du Temple, asile ouvert aux débiteurs insolvables.

Poussée comme elle l'était par le démon de la tragédie, Raucourt ne pouvait demeurer inconnue; elle s'évada une nuit, gagna la frontière, donna des représentations devant les souverains du nord, et revint en France, où Marie-Antoinette,—la chose ne contribua pas peu à accréditer les premières rumeurs,—où Marie-Antoinette paya ses dettes, et la fit rentrer à la Comédie-Française dans ce même rôle de Didon qui lui avait valu ses premiers succès.

Ce fut alors que, se livrant à des études sérieuses, elle reconquit à force de talent la faveur du public.

Lorsque, à la suite de la représentation de Paméla, la Convention ordonna l'incarcération en masse de la Comédie-Française, elle fut incarcérée aux Madelonnettes avec Saint-Phal, Saint-Prix, Larive, Naudet, mesdemoiselles Lange, Devienne, Joly et Contat.

Le 11 thermidor, elle sortit de prison, joua quelque temps à l'Odéon; mais, se trouvant trop éloignée du centre de la ville, elle entraîna ses compagnons à la salle Louvois.

La salle Louvois s'ouvrait donc, comme nous l'avons dit, sous ses auspices, par la pastorale de Pygmalion et Galatée, qui permettait à mademoiselle Raucourt de faire admirer ses formes magnifiques dans le rôle de la statue, et par Britannicus, qui lui permettait de faire admirer son génie dans le rôle d'Agrippine.

L'emprisonnement de mademoiselle Raucourt, sous prétexte d'attachement à l'ancien régime, lui assurait la sympathie de toute cette jeunesse folle qui allait encombrer la salle, et qui ne faisait qu'apparaître en passant sous le péristyle.

Mais si le lecteur veut suivre un des deux escaliers qui montent à l'orchestre, s'il veut entrer dans la salle, soit du côté cour, soit du côté jardin, il pourra alors jeter un coup d'œil sur l'ensemble de cette admirable ruche, qu'au premier abord on croirait peuplée, grâce au chatoiement des taffetas et des satins, grâce aux feux des diamants et des pierreries, d'oiseaux des tropiques et de papillons de l'équateur.

Pour donner une idée de l'ensemble des toilettes de toute cette jeunesse dorée, hommes et femmes, il nous suffira de peindre, en hommes, les deux ou trois incroyables, et, en femmes, les deux ou trois merveilleuses qui donnaient le style à l'époque.

Les trois femmes étaient, l'une dans une avant-scène, et les deux autres dans les loges d'entre-colonnes de la salle. Les loges d'entre-colonnes étaient, après les avant-scènes, les loges les plus recherchées.

Ces trois femmes, au nom desquelles l'admiration publique avait ajouté l'épithète de belles, étaient la belle madame Tallien, la belle madame Visconti et la belle marquise de Beauharnais.

Ce sont les trois déesses qui se partagent l'Olympe, ce sont les trois grâces qui règnent au Luxembourg.

La belle madame Tallien,—Térésia Cabarrus,—occupait l'avant-scène à droite des spectateurs; elle représentait la Grèce personnifiée dans Aspasie; elle était vêtue d'une robe de linon blanc tombant à longs plis sur un transparent rose. Sur cette robe elle portait une espèce de péplum comme Andromaque. Deux bandeaux en feuilles de laurier d'or soutenaient son voile; malgré la robe de linon blanc, malgré le transparent rose, malgré le péplum jeté sur le tout, on pouvait voir à la base d'un cou de cygne le haut d'une poitrine admirablement modelée. Un collier de perles à quatre rangs faisait valoir son cou d'un blanc mat, comme son cou faisait valoir les perles d'un blanc rosé. Les mêmes bracelets de perles étaient noués au haut du bras, au-dessus de mitaines roses montant jusqu'au coude.

Un journaliste avait dit quelques jours auparavant:

—Il y a deux mille ans que l'on porte des chemises, cela commence à devenir ennuyeux.

La belle madame Visconti, qui représentait la Romaine, comme son nom lui en imposait l'obligation, avait compris la vérité de cette critique et avait en effet supprimé la chemise.

Elle portait, comme madame Tallien, une robe de mousseline très-claire à longues manches, ouvertes de manière à laisser voir ses bras moulés sur l'antique; son front était surmonté d'un diadème de camées; son cou entouré d'un collier pareil, ses jambes et ses pieds étaient nus, à part des sandales de pourpre qui lui permettaient de porter autant de bagues aux doigts de ses pieds qu'aux doigts des mains; une forêt de cheveux noirs et bouclés s'échappaient de son diadème et retombaient sur ses épaules. C'était ce qu'on appelait une coiffure à la Caracalla.

Dans la loge en face de celle de madame Visconti, la marquise de Beauharnais, avec sa grâce créole, représentait la France. Elle portait une robe ondée rose et blanc garnie d'effilés noirs. Elle n'avait point de fichu; des manches courtes en gaze de la couleur de ses effilés, et de longs gants café au lait se nouant au-dessus du coude. Elle était chaussée de bas de soie blancs à coins verts, portait des souliers de maroquin rose, et était coiffée à l'étrusque. Elle n'avait pas un bijou sur elle, mais ses deux enfants à côté d'elle, et, comme Cornélie, semblait dire en les regardant:

—Voilà mes pierreries, à moi.

C'est à tort que nous lui avons laissé le nom de marquise de Beauharnais. Depuis quelques jours elle venait d'épouser un jeune chef de brigade d'artillerie appelé Napoléon Bonaparte. Mais, comme on regardait ce mariage au-dessous d'elle, ses bonnes amies, qui ne pouvaient s'habituer à l'appeler madame Bonaparte tout court, profitant du retour des titres, continuaient de l'appeler tout bas marquise.

Les autres femmes qui fixent tous les yeux, qui attirent à elles toutes les lorgnettes, sont mesdames de Noailles, de Fleurieu, de Gervasio, de Staël, de Lansac, de Puységur, de Perregaux, de Choiseul, de Morlaix, de Récamier, d'Aiguillon.

Les trois hommes qui donnaient le ton à Paris, et qui tous trois aussi avaient reçu l'épithète de beaux, étaient le beau Tallien, le beau Fréron, et le beau Barras.

Il y en avait un quatrième à la Convention, qui était non-seulement aussi beau, mais encore plus beau qu'eux. Lui aussi on l'appelait le beau; mais sa tête était tombée en même temps que celle de Robespierre.

C'était le beau Saint-Just.

Tallien, qui allait de loge en loge, pour revenir sans cesse à celle de sa femme, dont il était amoureux comme un fou, portait ses cheveux relevés avec un peigne d'écaille entre deux oreilles de chien tombant jusqu'au bas des joues; il était vêtu d'un habit brun à collet de velours bleu de ciel, une cravate blanche avec un nœud énorme était roulée autour de son cou; il portait le gilet de basin blanc orné de broderies, pantalon de nankin collant avec la double chaîne de montre en acier, des souliers pointus et découverts, des bas de soie rayés en travers, blanc et rose; un claque sous son bras avait remplacé le bonnet phrygien du 31 mai, et un bâton noueux, tordu, à pomme et à extrémité dorées, remplaçait dans sa main le poignard de thermidor.

Le beau Fréron, qui, comme Tallien, papillonnait de loge en loge, portait un chapeau à bateau avec une cocarde tricolore, un habit brun carré, boutonné, à petit collet de velours noir, les cheveux courts à la Titus, mais poudrés, un pantalon collant noisette, avec des bottes à retroussis par-dessus. Contre son habitude, au lieu du bâton noueux, il portait, ce soir-là, un léger jonc dont une perle informe faisait le pommeau.

Barras avait loué l'avant-scène en face de madame Tallien. Il portait un habit bleu clair avec boutons de métal, culottes de nankin à rubans, bas chinés, bottes molles à revers jaune, cravate blanche énorme, gilet à transparent rose et des gants verts.

Cette furibonde toilette était complétée par un chapeau à panache tricolore et par un sabre à fourreau doré.

N'oublions pas que le beau vicomte de Barras était en même temps le général Barras, qui venait de faire le 13 vendémiaire, aidé du jeune Bonaparte, dont la figure sombre comme une médaille antique se dessinait dans la loge de madame de Beauharnais, où il venait d'entrer.

Les autres beaux étaient les Lameth, les Benjamin Constant, les Coster-Saint-Victor, les Boissy-d'Anglas, les Lanjuinais, les Talleyrand, les Ouvrard, les Antonelle.

Le spectacle que donnait la salle faisait prendre en patience celui que promettait l'affiche.

V

UN HOMME D'UNE AUTRE ÉPOQUE

Ce spectacle semblait surtout éveiller la curiosité d'un spectateur placé à l'orchestre, et qui de son côté était l'objet de l'attention de toute la salle.

Au milieu de cette foule de jeunes gens portant des habits de soie et de velours, aux couleurs brillantes, taillés à la mode de 96, était apparu tout à coup, méritant tout aussi bien que Tallien, que Fréron et que Barras, et peut-être à plus juste titre, l'épithète de beau, un homme de trente à trente-deux ans, vêtu du costume sévère que l'on portait en 93. Il avait les cheveux coupés à la Titus, mais assez longs cependant pour qu'ils flottassent en boucles soyeuses sur son front pâle et retombassent aux deux côtés de ses joues; il avait la cravate blanche, mais sans exagération dans le nœud et les ornements; il portait le gilet de piqué blanc à larges revers dit à la Robespierre, la redingote grenat foncé tombant jusqu'aux genoux avec un collet flottant, et la culotte chamois avec des bottes montant jusqu'aux jarretières. Son chapeau était de feutre prenant la forme qu'on voulait lui imprimer, et portant comme tout le reste de l'habillement cette date de 93 que chacun s'efforçait d'oublier.

Il était entré à l'orchestre, non pas avec la désinvolture des jeunes gens à la mode, mais gravement, tristement, poliment; il avait prié ceux qu'il était obligé de déranger, de lui faire place, dans les meilleurs termes d'une langue oubliée.

On s'était rangé devant lui, en le regardant avec un certain étonnement, car, nous l'avons dit, il était le seul de toute la salle qui portât ce costume d'un autre temps.

Quelques éclats de rire des galeries et des balcons avaient accueilli son entrée; mais, lorsque, en levant son chapeau, il s'était adossé au rang de fauteuils placé devant lui pour embrasser la salle d'un coup d'œil, les rires avaient cessé et les femmes avaient remarqué la beauté calme et froide du nouvel arrivant, ses yeux fermes, limpides et profonds, ses mains éclatantes de blancheur; si bien, comme nous l'avons dit, qu'il avait attiré à lui une attention presque égale à celle qu'il portait lui-même à ce spectacle qu'il paraissait voir pour la première fois.

Ses voisins furent les premiers à s'apercevoir de cette suprême distinction; ils essayèrent de nouer conversation avec lui; mais, sans refuser de répondre, le nouveau venu répondit de façon à faire comprendre qu'il n'était point causeur.

—Le citoyen est étranger? lui avait demandé son voisin de droite.

—J'arrive ce matin même d'Amérique, avait-il répondu.

—Monsieur veut-il que je lui nomme les notabilités qui sont dans cette salle? avait demandé son voisin de gauche.

—Merci, monsieur, avait-il répondu avec la même politesse, mais je dois les connaître à peu près tous.

Et ses yeux s'étaient fixés tour à tour, avec une étrange expression, sur Tallien, sur Fréron et sur Barras.

Barras paraissait inquiet dans sa loge, qu'il n'avait point quittée un seul instant comme l'avaient fait les autres élégants. Il semblait attendre quelqu'un, et d'où il était il avait salué les dames et les hommes de sa connaissance.

Deux ou trois fois la porte de sa loge s'était ouverte, et chaque fois il avait fait un mouvement pour s'élancer vers la porte; mais chaque fois on avait pu voir que ce n'était pas la personne attendue au nuage rapide qui avait passé sur son visage.

Les trois coups annoncèrent enfin que le rideau allait se lever.

En effet la toile se leva, et le public sentit venir à lui cette fraîcheur qui s'élance du théâtre, et qui va porter un instant de bien-être dans l'atmosphère bouillante de la salle.

Le théâtre représentait l'atelier de Pygmalion, avec des groupes de marbre, des statues ébauchées, et dans le fond une statue cachée sous un voile d'une étoffe légère et brillante; Pygmalion-Larive était en scène, Galatée-Raucourt était cachée sous le voile.

Toute voilée qu'elle était, mademoiselle Raucourt fut saluée par un tonnerre d'applaudissements.

On connaît le libretto; sorti de la plume de Jean-Jacques Rousseau, il est à la fois naïf et passionné comme son auteur. Pygmalion désespère de jamais égaler ses rivaux et jette avec dédain ses outils. La scène n'est qu'un long monologue, dans lequel le sculpteur se reproche sa vulgarité; puis enfin, rassuré sur sa renommée à venir par celui de tous ses chefs-d'œuvre que l'on ne voit pas, il s'approche de la statue voilée, porte la main au voile, hésite, finit par le soulever en tremblant, et tombe à genoux devant son ouvrage, en disant:

«—Ô Galatée! recevez mon hommage; oui, je me suis trompé, j'ai voulu vous faire nymphe, et je vous ai faite déesse; Vénus même est moins belle que vous!»

Puis le monologue continue, jusqu'à ce qu'au souffle de son amour la statue s'anime, descende de son piédestal et parle.

Quoique mademoiselle Raucourt n'eût que quelques mots à dire, grâce à sa foudroyante beauté et à la grâce majestueuse de ses mouvements, du moment qu'elle commençait de s'animer elle était écrasée d'applaudissements et la toile tombait, on peut véritablement le dire, sur le triomphe de la beauté physique.

Elle se releva pour que les deux grands artistes vinssent de nouveau jouir de leur popularité. Puis, après quelques secondes d'enthousiasme, la toile retomba, séparant Pygmalion et Galatée de cette salle encore frémissante sous l'impression toute sensuelle de la scène qu'elle venait d'applaudir.

Ce fut en ce moment que la porte de la loge de Barras s'ouvrit et que, comme si elle eût craint de porter ombrage à l'incomparable Raucourt, une femme inconnue, d'une beauté sans comparaison, même avec les plus belles, apparut dans la pénombre de l'avant-scène et s'avança lentement, timidement et comme à regret, sur le devant de la loge.

Tous les yeux se dirigèrent sur cette nouvelle venue, dont on ne fit, en quelque sorte, qu'entrevoir, perdu dans les plis de son voile de gaze, le visage céleste. Ses yeux se portèrent tout autour de la salle, s'abaissèrent sur l'orchestre, où son regard se croisa comme s'il y avait été attiré par une force invincible avec le regard de l'inconnu.

Tous deux en même temps jetèrent un cri, tous deux s'élancèrent vers la porte, l'un de l'orchestre, l'autre de la loge, et se trouvèrent dans le corridor.

Mais au moment où l'étranger arrivait au bas de l'escalier, une femme qui semblait en descendre les marches sans les toucher, vint tomber dans ses bras et se laissa glisser jusqu'à ses genoux, qu'elle baisa avec fureur en éclatant en sanglots.

L'inconnu la regarda et la laissa faire, puis, d'une voix douloureusement tirée des cavités de sa poitrine:

—Qui êtes-vous? dit-il, et que me voulez-vous?

—Oh! mon bien-aimé Jacques, lui dit la jeune femme, ne reconnais-tu pas ton Éva?

—Ce qui est dans la loge de Barras est à Barras! répondit froidement l'étranger, et n'est pas à moi, n'est plus à moi, n'a jamais été à moi!

En ce moment Barras parut au haut de l'escalier; il s'était étonné de cette fuite d'Éva et l'avait suivie.

—Citoyen Barras, dit Jacques Mérey, voilà une femme que je crois folle; invitez-la, je vous prie, à reprendre dans votre loge la place qu'elle doit y occuper.

Mais à ces mots Éva, avec le même rugissement de douleur que si elle eût reçu un coup de poignard à travers la poitrine, saisit Jacques à bras-le-corps, puis, le regardant avec une expression à laquelle il n'y avait pas à se méprendre.

—Tu sais, lui dit-elle, que si tu répètes les paroles que tu viens de dire, je me tue avec la première arme que je rencontre.

—C'est bien, dit Jacques. Le sang purifie. Morte, peut-être redeviendras-tu mon Éva.

Éva se redressa, et, se retournant vers Barras, mais sans lâcher le bras de Jacques qu'elle tenait avec la force d'un homme.

—Citoyen Barras, dit-elle, cet homme est celui que j'aimais, que tu m'as dit mort au 31 mai, retrouvé poignardé dans les landes de Bordeaux, à moitié mangé par les bêtes sauvages; cet homme est vivant, le voilà, je l'aime! N'essaye pas de me reprendre à lui, ou je t'accuse, ou je dis tout haut de quelle ruse tu t'es servi pour me perdre, ou je crie à la violence. Et toi, Jacques, pour l'amour de Dieu, emmène-moi, et si je meurs, que ce soit sous tes yeux!

—Vous êtes Jacques Mérey? dit Barras.

—Oui, citoyen.

—Cette femme a dit vrai; elle a toujours affirmé son amour pour vous, elle vous a cru mort; j'atteste que je le croyais aussi lorsque je le lui ai dit.

—Et qu'importait que je fusse mort ou vivant, répondit Jacques, puisqu'elle croit à un ciel où les âmes se réunissent!

—Monsieur, dit Barras, je reconnais n'avoir aucun droit sur cette femme. Sa fortune est à elle, la maison qu'elle habite est achetée de son bien, et, comme je n'ai jamais eu son cœur, elle n'aura pas besoin de le reprendre.

Puis, avec un côté chevaleresque dont il n'était point exempt, il salua, disparut dans le corridor et rentra dans son avant-scène.

Éva se retourna vivement vers Jacques.

—Tu l'as entendu, n'est-ce pas, Jacques? Cet homme m'avait dit que tu étais mort, j'ai voulu mourir, je n'ai pas pu, je te conterai tout cela; j'ai été sur la charrette jusqu'au pied de la guillotine, la guillotine n'a pas voulu de moi, j'ai été sauvée malgré moi; je ne voulais pas sortir de prison, c'est madame Tallien qui est venue me chercher et m'a emmenée de force. Ah! si tu savais combien de larmes versées! combien de nuits sans sommeil! combien de cris poussés pour te rappeler de chez les morts!...

Et elle se laissa de nouveau glisser à ses genoux qu'elle baisa.

—Tu me pardonnerais!

Jacques fit un mouvement.

—Non, dit Éva, tu ne me pardonnerais pas. Je ne te demande pas de me pardonner, je ne suis pas digne de pardon! Mais tu peux me faire mourir lentement sous tes reproches; si je me tue, je mourrai trop vite, je n'expierai pas; tu comprends. Dis-moi que tu ne m'aimes plus, que tu ne m'aimeras jamais. Tue-moi avec des paroles; j'ai vécu par toi; je demande à mourir par toi.

—Le citoyen Barras a dit que vous aviez votre hôtel à vous, madame; où faut-il vous conduire?

—Je n'ai pas d'hôtel à moi, je n'ai rien à moi. Tu m'as prise sur un peu de paille, dans une misérable cabane de paysan; rejette-moi sur la paille où tu m'as prise. Oh! mon pauvre Scipion, mon pauvre chien, si je t'avais là, tu m'aimerais encore, toi!

Jacques abaissa ses yeux sur Éva, mais sans que ces yeux fixes et terribles changeassent d'expression. La jeune femme était abîmée à ses pieds comme la Madeleine aux pieds de Jésus.

Mais Jésus, planant au-dessus des passions humaines, avait la mansuétude d'un Dieu, tandis que Jacques avait l'invincible orgueil d'un homme.

Il avait dit vrai. Il eût préféré retrouver morte celle qu'il avait tant aimée que la retrouver vivante dans les conditions où elle était. La terre de sa tombe lui eût semblé douce à baiser, et il frissonnait rien qu'à l'idée de sentir les lèvres d'Éva sur son visage ou sur ses mains.

—J'attends toujours, lui dit-il.

Elle sembla sortir de l'agonie, renversa la tête, le regarda de ses yeux mourants.

--- Quoi? dit-elle, qu'attendez-vous? Je ne comprends pas.

—J'attends que vous me disiez où vous demeurez, afin que je vous fasse reconduire chez vous.

Elle se redressa sur un genou, et, se reprenant à la fois à la douleur et à la vie:

—Et moi, je t'ai dit que je ne demeurais nulle part, répliqua-t-elle; je t'ai dit que je ne demandais que le cercueil des suicidés dans la fosse commune, avec les derniers misérables, ou une botte de paille à tes pieds pour y vivre de pain et d'eau, et pour y mourir de faim en te regardant; ce chien, ce malheureux chien enragé qui avait mordu des hommes, tu n'as pas voulu qu'on le tuât, tu l'as emmené avec toi, tu lui as permis de t'aimer; je suis donc pour toi moins que ce chien!

Jacques ne répondit point, mais essaya de se débarrasser des liens dont l'enveloppait Éva.

Elle sentit l'effort qu'il faisait pour l'éloigner.

—Soit, dit-elle en se détachant de lui. Puisque tu as une telle horreur de moi, te voilà libre; mais tu ne peux pas m'empêcher de te suivre, n'est-ce pas? Eh bien! je te jure, par la paille où tu m'as trouvée et que je te redemande inutilement, je te jure que, à défaut d'arme, je pose ma tête sous la roue de la première voiture qui passera.

—Venez donc, dit Jacques Mérey, j'oubliais d'ailleurs que j'ai une lettre de votre père à vous remettre.

Et il lui tendit le bras.

Mais, à son accent, Éva sentit bien que ce n'était pas un pardon, mais une pitié, peut-être même un simple devoir. N'avait-il pas dit qu'il ne l'emmenait que parce qu'il avait une lettre de son père à lui donner?

—Non, dit-elle en secouant la tête, je ne veux pas abuser de votre bonté; marchez devant, je vous suivrai.

Jacques Mérey marcha devant, Éva le suivit, un mouchoir sur les yeux.

Jacques fit approcher une voiture, et montra de la main à la jeune femme la portière ouverte.

Éva y monta.

—Une dernière fois, vous ne voulez pas me dire votre adresse? demanda Jacques.

Éva fit un cri de profonde douleur, un mouvement pour se précipiter hors de la voiture.

—Ah! dit-elle, je croyais que vous en aviez fini avec cette torture.

Jacques l'arrêta.

—Place du Carrousel, hôtel de Nantes! dit-il au cocher.

Il monta dans le fiacre, qui s'ébranla et roula dans la direction indiquée, et s'assit sur la banquette de devant.

Éva se laissa glisser des coussins où elle était assise, et, tombant sur ses genoux, embrassa en pleurant ceux de Jacques Mérey.

Elle ne quitta point cette humble position dans le trajet, assez court du reste, de la place Louvois à la place du Carrousel, où le fiacre s'arrêta.

VI

LA LETTRE DE M. DE CHAZELAY

Jacques Mérey était philosophe, mais en amour il n'y a pas de philosophie.

Le cœur de l'homme est ainsi fait. Lorsqu'il souffre par la femme qu'il aime, plus il l'aime, plus il éprouve le besoin de la faire souffrir à son tour; et dans cette souffrance qu'il lui impose il trouve une amère et inépuisable douceur.

Jacques Mérey eût été désespéré qu'Éva lui donnât cette adresse qu'il lui demandait.

Qu'aurait-il fait, que serait-il devenu quand elle n'aurait plus été là pour qu'il enfonçât dans son cœur les griffes de fer de sa jalousie?

Il aurait passé la nuit à errer comme un insensé dans les rues de Paris.

À qui eût-il été dire la rage qui le dévorait?

Tous ceux qu'il aimait d'amitié étaient morts; toutes les têtes aux joues desquels il avait appuyé ses lèvres étaient tombées.

Danton était mort, Camille Desmoulins était mort, Vergniaud était mort.

Il n'y avait point jusqu'au père Sanson, à qui il avait demandé un asile et qui l'avait sauvé, il n'y avait pas jusqu'à ce brave royaliste qui était mort du douleur d'avoir été forcé de tuer le roi.

Jacques Mérey s'était réfugié en Amérique, de l'autre côté de l'Océan. Il avait suivi les événements qui se passaient en France; il avait vu Marat frappé dans sa baignoire; il avait vu Danton, Camille Desmoulins, Fabre d'Églantine, Hérault de Séchelles, marcher à l'échafaud; il avait vu la chute de Robespierre au 9 thermidor; il avait vu les progrès de la réaction; il avait vu les députés proscrits comme lui revenir prendre leur place sur les bancs de la Convention; enfin il avait vu le 13 vendémiaire constituer un nouveau gouvernement; alors, sans avoir aucune certitude pour sa sûreté personnelle, il était parti, emporté par son désir de revoir Éva.

Les vents contraires, la mer mauvaise l'avaient jeté sur les bancs de Terre-Neuve et lui avaient fait une traversée de quarante-neuf jours. Enfin il était arrivé le matin même du Havre, était descendu à l'hôtel de Nantes, tout naturellement, comme le lièvre revient à son lancer. Et le soir, ayant entendu parler de la solennité théâtrale qui s'accomplissait rue Louvois, il s'y était rendu dans l'espoir de trouver quelqu'un de connaissance qu'il pût interroger.

Le hasard l'avait servi au delà de ses souhaits.

Nous l'avons vu tout à la fois faible courage et méchant cœur, ne pouvant échapper à sa misérable condition d'homme, ramener chez lui Éva, heureuse d'y venir, sous le prétexte de lui donner la lettre de son père, mais en réalité pour la torturer plus longtemps.

Plus grand il voyait son amour, plus grand était son besoin de la faire souffrir.

Il rentra chez lui, et tandis que le garçon de l'hôtel, en allumant les bougies, regardait avec étonnement cette belle créature, mise avec une suprême élégance, qui restait anéantie sur le fauteuil où elle était tombée, il alla droit au secrétaire et y prit le portefeuille qui renfermait tous les souvenirs chers à son cœur.

Il revint alors s'asseoir près d'un guéridon de marbre sur lequel était posé un candélabre, et tira du portefeuille plusieurs papiers.

Le garçon était sorti et avait refermé la porte.

Son plan de douleur était dressé.

Il semblait que, non pas au point de l'amour, mais au point de vue humain, ce qu'il faisait était mal, mais une incroyable puissance le poussait à chercher dans ce cœur en lambeaux une preuve d'amour plus grande que les plaintes, les larmes et les sanglots.

—Puis-je parler, demanda-t-il d'une voix ferme à force de volonté, et m'écoutez-vous?

Éva joignit les mains, tourna ses beaux yeux baignés de larmes vers Jacques.

—Oh oui! je t'écoute, dit-elle, comme j'écouterais l'ange du jugement dernier.

—Je ne suis pas votre juge, dit Jacques, mais seulement le messager chargé de vous faire connaître quelques détails qu'il est important que vous connaissiez.

—Sois pour moi ce que tu voudras être dit-elle, j'écoute.

—Inutile de vous dire que j'ignorais où ceux qui vous avaient enlevée à moi vous avaient conduite. J'appris en même temps l'émigration et la mort de votre père, que, dans une nuit de combat, au feu de la mousqueterie, j'avais cru reconnaître dans la forêt d'Argonne.

Espérant apprendre quelque chose de vous dans les papiers laissés par votre père, je me fis autoriser à visiter ces papiers, et je partis pour Mayence dans ce but. Le quartier général français était à Francfort. Je poussai jusqu'à Francfort. Là je trouvai un aide de camp du général Custine; j'ai eu l'ingratitude d'oublier son nom.

—Le citoyen André Simon, murmura Éva.

—Oui, c'est cela.

—Je m'en souviens, moi, dit Éva en levant les yeux au ciel.

—Il me laissa prendre connaissance des papiers.

Jacques Mérey s'arrêta un instant, il sentait que sa voix s'altérait.

—Au nombre de ces papiers, continua-t-il, il y avait une lettre de vous qui m'était adressée et qui avait été envoyée par votre tante à votre père. J'eusse donné beaucoup à cette époque pour pouvoir dire ou faire savoir que votre femme de chambre vous trahissait. Voici cette lettre, je vous la rends; cette lettre n'a plus de raison d'être.

—Oh! dit Éva tombant à genoux, garde-là! garde-là!

—À quoi bon? dit Jacques en l'ouvrant, vous avez donc oublié ce qu'elle disait?

Et il lut à haute voix les premières lignes.

«Mon ami, mon maître, mon roi, je dirais mon dieu si je ne devais pas garder Dieu pour le supplier de me réunir à toi.»

—Dieu vous a exaucée, dit Jacques avec un accent d'une profonde amertume, puisque nous sommes réunis.

Et il approcha la lettre de la flamme des bougies pour la brûler.

Mais Éva se précipita sur elle et la lui arracha des mains, éteignant entre ses mains un commencement de flamme qui s'emparait d'elle.

—Oh! non, dit-elle, puisque tu l'as gardée trois ans, c'est que tu m'aimais, c'est que tu l'as lue et relue, c'est que tu l'as baisée cent mille fois, c'est que tu l'as portée sur ton cœur. Je n'ai pas de lettre de toi, celle-là m'en tiendra lieu. Je mourrai avec cette lettre sur les lèvres, on la mettra dans ma tombe, et, si Dieu m'interroge, je lui montrerai cette lettre, en disant: Vois comme je l'aimais!

Et, couvrant la lettre de baisers et de pleurs, elle l'enfonça dans sa poitrine.

—Continue, dit-elle, tu me tues; cela me fait du bien.

Et elle se laissa aller couchée sur le tapis.

—Quant à celle-ci, dit Jacques d'une voix dont il essayait vainement de cacher l'altération, elle est du marquis de Chazelay; on l'apportait chez votre tante à Bourges en même temps qu'ayant appris que vous étiez à Bourges, j'étais venu vous y chercher. On me fit observer que, puisque j'étais à votre recherche, mieux valait que je me chargeasse de la lettre que de la laisser où le facteur l'avait jetée, sous la grande porte. Je ne vous rejoignis pas quand j'arrivai à Mayence; vous en étiez partie. J'eus de vos nouvelles par André. Il vous avait parlé de moi.

Un long sanglot fut la seule réponse d'Éva.

—Proscrit au 31 mai, j'eus encore un rayon d'espoir, et je bénis ma proscription; elle me permettait de vous suivre en Autriche où je savais que vous vous étiez retirée. Je traversai la France et gagnai sans accident la frontière; là, je pris la poste pour Vienne, je marchai jour et nuit; ma voiture ne s'arrêta qu'à Josephplatz, nº 11. Vous étiez partie depuis une semaine... Ce fut ma dernière déception; non, je me trompe, reprit Jacques Mérey, ce ne fut pas la dernière.

Et, laissant tomber son coude sur le guéridon et sa tête dans sa main.

—Tenez, madame, dit-il, voici la lettre du marquis de Chazelay, lisez, ne fût-ce que par respect pour la mémoire de votre père; elle doit contenir ses dernières volontés. Elle est à l'adresse de votre tante, mais, votre tante étant morte, c'est à vous qu'il appartient de la décacheter.

Éva décacheta machinalement la lettre, et, comme obéissant à un ordre d'une puissance supérieure qui lui eût momentanément rendu la force, elle lut, en se rapprochant du cercle de lumière que jetait le candélabre.

«Mayence, le 1793.

»Ma sœur,

»Regardez ma dernière lettre comme non avenue, et, si vous n'êtes point partie, restez.

»Je suis jugé, puis condamné par les républicains; dans douze heures tout sera fini pour moi dans ce monde.

»Au moment solennel où je vais paraître devant Dieu, mes regards se reportent sur vous et sur ma fille.

»À votre âge et avec vos principes religieux, vous me laissez peu d'inquiétude. Ou vous vivrez dans la retraite et vous échapperez à la proscription, ou vous monterez sur l'échafaud et vous y monterez la tête haute, comme une Chazelay doit y monter.

»Mais il n'en est point ainsi de ma pauvre Hélène; elle a quinze ans, elle entre dans la vie à peine, elle ne saura ni vivre ni mourir.»

—Oh! interrompit Éva en relevant la tête, vous vous trompez, mon père.

«Placé depuis ce matin en face du néant des choses d'ici-bas, je ne crois pas devoir, au moment de quitter ce monde, prendre mort une responsabilité qui, moi vivant, ne m'eût point épouvanté.

»Vivant, j'avais sur ma fille une puissance de direction que mort je n'aurai plus.

»Nous deux morts, personne ne l'aime plus ici-bas que cet homme, et de son côté elle n'aime que lui.

»Ce n'est pas un homme de notre caste, mais (vous l'avez entendu dire vingt fois) un homme honorable et honoré; ce n'est pas un noble, mais un savant, et il paraît qu'aujourd'hui mieux vaut être savant que noble.»

Éva leva les yeux sur Jacques Mérey; il restait impassible.

»D'ailleurs, continua Éva, reprenant sa lecture, si quelqu'un a sur elle des droits presque égaux aux miens, c'est lui qui l'a prise, masse inerte et abandonnée par moi à de vils paysans, et qui en a fait la créature belle et intelligente que vous avez sous les yeux.

»Hélène trouvera en lui un bon mari et vous, puisqu'il partage les principes damnés qui triomphent en ce moment, un protecteur.»

Éva s'arrêta; elle avait lu les lignes suivantes; elle étouffait.

—Eh bien, demanda Jacques d'une voix calme.

Éva fit un effort et continua:

»Je donne donc mon consentement à leur mariage, et, les pieds dans la tombe, je leur envoie ma bénédiction paternelle.

»Je veux que ma fille, qui n'a pas eu le temps de m'aimer pendant ma vie, m'aime au moins après ma mort.

»Votre frère,

»MARQUIS DE CHAZELAY.»

Éva laissa échapper la lettre de ses mains et, les bras étendus sur ses genoux, inclina la tête sur sa poitrine comme la Madeleine de Canova.

Ses longs cheveux, qui s'étaient dénoués, faisaient un voile autour d'elle.

Jacques la regarda un instant de cet œil dur que les hommes ont pour la femme coupable; puis, comme si, à son compte, elle n'avait point encore assez souffert:

—Ramassez cette lettre, dit-il, elle est importante.

—En quoi? demanda Éva.

—C'est son consentement à votre mariage.

—Avec toi, mon bien-aimé, dit-elle de sa voix douce et résignée, mais non avec un autre.

—Pourquoi cela? demanda Mérey.

—Parce que ton nom y est.

—Bon! dit amèrement Jacques, mon nom s'est bien effacé de votre cœur, il s'effacera bien de ce papier.

Éva se leva chancelante. On entendait le roulement d'un fiacre; elle alla en se soutenant aux meubles à la fenêtre et l'ouvrit.

—Oh! c'en est trop! murmura-t-elle.

Et elle jeta un cri rauque qui fit retourner le cocher.

Le cocher vit une fenêtre ouverte, une forme blanche à cette fenêtre; il comprit que c'était une femme qui l'appelait; il vint et rangea sa voiture à la porte.

Éva rentra.

—Adieu, dit-elle à Jacques, adieu pour toujours!

—Où allez-vous? demanda Jacques.

—Où tu m'as renvoyée, chez moi.

Jacques se rangea pour la laisser passer.

—Me donneras-tu une dernière fois la main? dit-elle avec un regard plein d'angoisse.

Mais Jacques se contenta de saluer.

—Adieu, madame, dit-il.

Éva se précipita dans l'escalier en murmurant:

—Dieu sera moins cruel que toi, je l'espère.

Jacques entendit-il ces mots? lui donnèrent-ils à penser? entrevit-il le projet d'Éva? se crut-il assez vengé ou, ne l'étant point assez, voulut-il savoir où la retrouver pour prolonger le supplice de celle à qui la veille, pour épargner un soupir, il eût donné sa vie? Le fait est qu'il revint à la fenêtre, s'effaçant de façon à ce que de la fenêtre de l'entresol il pût tout voir sans être vu.

Éva parut à la porte de l'hôtel et mit un louis dans la main du cocher.

Un louis d'or, c'était près de 8,000 francs en assignats.

Il secoua la tête.

—Comment voulez-vous que je vous rende, ma petite dame? dit le cocher; je n'ai pas de monnaie d'argent, et en assignats je ne suis pas assez riche.

—Gardez tout, mon ami, dit Éva.

—Comment! que je garde tout, vous ne me prenez donc pas à la course?

—Si fait.

—Mais alors...

—Je vous donne la différence.

—Il ne faut pas refuser le bien qui nous tombe du ciel.

Et il mit le louis dans sa poche.

Éva était montée dans le fiacre, le cocher referma la portière sur elle.

—Où faut-il vous conduire, ma petite dame demanda-t-il.

—Au milieu du pont des Tuileries.

—Ce n'est point une adresse, cela?

—C'est la mienne, allez!

Le cocher monta sur son siége et partit dans la direction indiquée.

Jacques Mérey avait tout entendu. Il resta un instant immobile et comme hésitant.

Puis tout à coup:

—Oh! non! dit-il, moi aussi je me tuerais!

Et, sans chapeau, il s'élança hors de l'appartement, laissant portes et fenêtres ouvertes.

VII

L'INSUFFLATION

Lorsque Jacques Mérey se trouva sur la place du Carrousel, le fiacre était près de disparaître sous les arcades du bord de l'eau.

Il s'élança à sa poursuite avec toute la légèreté dont il était capable; mais lorsqu'il arriva sur le quai, la voiture était déjà engagée sur le pont. Vers le milieu du pont elle s'arrêta. Éva en descendit et marcha droit au parapet.

Jacques Mérey calcula qu'il arriverait trop tard pour l'empêcher de se précipiter. Il se laissa glisser le long du talus et se trouva au bord de la rivière.

Une forme blanche apparaissait au-dessus du parapet.

Jacques Mérey mit bas son habit et sa cravate, et s'avança le plus qu'il put vers le milieu de la rivière, sur les bateaux amarrés à la plage.

Tout à coup il entendit un cri, une blanche vision raya l'ombre, un coup sourd retentit, la rivière se referma.

Jacques s'élança de manière à couper l'eau et à se trouver en avant du corps; par malheur, la nuit était sombre; on eût dit que la rivière roulait de l'encre.

Le nageur eut beau ouvrir les yeux, il ne vit rien; mais il sentit à l'agitation de l'eau qu'il ne devait pas être loin d'Éva.

Il lui fallait respirer.

Il remonta sur l'eau, vit quelque chose de blanc tourbillonner à trois pas de lui, à la surface de la rivière. Il respira profondément et plongea de nouveau.

Cette fois, ses mains s'embarrassèrent dans les vêtements d'Éva; il la tenait, il pouvait la soulever à la surface de l'eau; mais c'était sa tête qu'il fallait amener à l'air respirable.

Ses cheveux flottaient, il la prit par les cheveux et, par un vigoureux coup de pied, il remonta avec elle, et en ouvrant les yeux vit les étoiles.

Éva évanouie, complètement inerte, ne l'aidait ni ne le gênait.

Le courant était rapide. Il les avait entraînés tous deux à trente pas du pont.

Jacques Mérey calculait qu'il pouvait s'aider du courant pour gagner la berge en coupant l'eau diagonalement, lorsqu'il entendit crier derrière lui:

—Ohé, le nageur!

Jacques tourna la tête et vit une barque qui venait à lui. Il se soutint et soutint Éva au-dessus de l'eau. La barque, conduite par le courant, arriva à la portée de sa main.

Il s'y accrocha et tendit Éva à l'homme qui la montait.

L'homme tira Éva à lui, la coucha dans la barque, la tête haute.

Puis il aida Jacques à y monter à son tour.

Jacques s'aperçut alors qu'il n'avait pas de rames, mais seulement l'écope à vider l'eau.

Avec cette écope il avait godillé, et en godillant il était parvenu à l'endroit où étaient la noyée et le sauveteur.

Le batelier n'était autre que le cocher, qui, voyant ce qui se passait, était descendu sur la berge, avait sauté dans un bateau, avait détaché la chaîne, mais, ne trouvant pas les rames, enlevées par précaution, s'était servi de l'écope comme d'une godille.

En continuant la même manœuvre et au bout d'une minute ou deux, il accosta.

On tira la barque à terre; les deux hommes transportèrent Éva évanouie le long de la berge.

Arrivé au pont, le cocher alla chercher son fiacre où il l'avait laissé, l'amena sur le quai, à la naissance de l'arche, puis il souleva par les épaules Éva soutenue par Jacques Mérey et l'attira à lui.

Jacques escalada le talus à son tour, et, prenant Éva entre ses bras, il la transporta dans le fiacre.

Le cocher demanda l'adresse, comme la première fois; Jacques donna celle de l'hôtel, et le fiacre partit au grand trot.

À la porte il s'arrêta, Jacques descendit avec Éva et mit sa main à sa poche pour récompenser le cocher; mais celui-ci vit le mouvement, et, écartant le bras de Jacques:

—Oh! ce n'est pas la peine, dit-il, la petite dame a payé la course, et bien payée!

Et il partit au petit trot dans la direction de la rue de Richelieu.

Jacques emporta rapidement Éva et retrouva la porte de sa chambre comme il l'avait laissée.

Il posa la jeune femme sur un lit et s'assura que la respiration et la circulation étaient suspendues; le sang, ne pouvant plus pénétrer dans les vaisseaux pulmonaires, avait reflué dans les cavités droites du cœur.

Il commença par poser Éva sur un plan incliné, puis avec un couteau il ouvrit sa robe du haut jusqu'en bas, mit le torse à nu, en l'inclinant sur le côté droit, en lui penchant légèrement la tête et en lui écartant les mâchoires avec la lame du couteau.

Puis, comme il craignait que cette eau glacée d'où il l'avait tirée n'empêchât la chaleur de revenir, il fit chauffer une couverture de laine du lit, et tandis qu'elle chauffait à la cheminée au dos d'un fauteuil, il déchira le reste des habits qui couvraient le corps toujours inerte de l'asphyxiée.

Une fois enveloppée d'une couverture bien chaude, Jacques passa aux moyens plus actifs, c'est-à-dire à la respiration artificielle.

Il commença par des pressions exercées avec la main sur la poitrine et l'abdomen, de manière à simuler l'acte respiratoire.

Sans donner encore un signe direct d'existence, Éva commença de rejeter une partie de l'eau qu'elle avait prise.

C'était déjà un grand point.

Jacques avait préparé sa trousse. Il était décidé, si l'immobilité continuait et si la respiration ne se rétablissait pas, à inciser le tuyau laryngo-trachéal, opération qui n'était point encore connue à cette époque, mais qu'il s'était toujours promis d'appliquer en cas de nécessité.

Il appliqua son oreille dans la région du cœur et s'assura que le cœur continuait de se contracter; alors il redoubla les pressions respiratoires, ce qui fit de nouveau rejeter à Éva une certaine quantité d'eau.

Alors il eut recours aux moyens suprêmes, qu'il semblait avoir hésité jusque-là à employer. À cette époque où Chaussier n'avait point encore inventé le tube laryngien, on employait l'insufflation pulmonaire, c'est-à-dire que, de bouche à bouche, on introduisait de l'air dans les poumons des noyés.

Jacques Mérey approcha ses lèvres des lèvres d'Éva, puis, comme il ne voulait pas lui insuffler un air déjà respiré, c'est-à-dire chargé d'acide carbonique, il remplit le plus qu'il put sa bouche d'air atmosphérique, et, les lèvres sur lèvres, lui serrant les narines pour qu'il n'y eût point déperdition, il souffla à trois reprises différentes, à petites quantités, d'une façon intermittente, pour rendre l'élasticité aux poumons.

Un faible mouvement indiqua qu'Éva commençait à revenir à elle, et qu'en lui insufflant son haleine Mérey lui avait insufflé la vie.

Le traitement que venait d'employer le docteur, joint à cette suprême preuve d'amour que venait de lui donner Éva en voulant mourir parce qu'il l'abandonnait, influa sur le docteur lui-même; cette tension nerveuse, sous l'empire de laquelle il avait agi et qui l'avait si longtemps rendu impitoyable, s'amollit peu à peu; son cœur contracté et qui ne battait plus qu'au centre se dilata doucement, se gonfla de soupirs et se mouilla pour ainsi dire de larmes.

Il prit dans sa bouche une cuillerée d'eau de mélisse, et, appuyant de nouveau ses lèvres sur celles d'Éva, non plus pour l'insufflation, mais pour la distillation, il laissa tomber goutte à goutte la liqueur astringente, qui, rencontrant un obstacle dans l'œsophage, amena une légère toux. Cette toux indiquait le retour à la vie, et en même temps un reste d'eau qu'il fallait expulser.

Jacques baissa la tête d'Éva; l'eau tomba sur le tapis.

Alors il recommença ses insufflations, et nous ne voudrions pas dire que cette fois la science du médecin ne fût point un prétexte aux désirs sensuels de l'amant.

Tout à coup Jacques sentit la bouche d'Éva s'animer sous la sienne; il fit un mouvement pour s'éloigner, mais les bras de la jeune femme l'enveloppèrent, et il saisit ces mots murmurés par cette bouche qui se croyait plongée dans la mort au moment même où elle revenait à la vie:

—Mon Dieu! je te remercie de nous avoir réunis au ciel!

Mérey se dégagea vivement. C'était plus qu'il n'avait voulu. Il était loin encore d'avoir pardonné, et, au fur et à mesure qu'Éva revenait à la vie, lui rentrait dans sa douleur et dans sa sévérité.

Au reste, après les quelques mots qu'elle avait prononcés, Éva avait laissé retomber sa tête, et avait été prise de cette espèce d'assoupissement qui suit presque toujours les asphyxies et surtout les asphyxies par l'eau.

Il tâta ses pieds. Ses pieds, encore froids, indiquaient que la circulation n'était pas complètement rétablie.

Alors il sonna. Une fille de l'hôte monta. Jacques lui donna l'ordre de mettre des draps au lit et de les bassiner chaudement.

La chambrière obéit. Jacques enleva Éva, toujours enveloppée dans sa couverture, s'assit devant le feu et la mit en travers sur ses genoux comme on met un enfant.

En sentant la douce chaleur du feu qui pénétrait sa couverture, Éva rouvrit les yeux; mais craignant ou d'être sous l'empire d'un songe, ou que Jacques, en la voyant revenir à elle, ne s'éloignât, elle les referma aussitôt sans rien dire, et s'abandonna à cette douce sensation de se sentir bercée dans les bras de l'homme qu'elle aimait.

Le lit refait et bien chauffé, Jacques y porta Éva, laissa tomber la couverture qui l'enveloppait, posa ce beau corps dans toute sa longueur, écarta aux deux côtés de ses bras les cheveux, qui encore mouillés auraient pu les refroidir, regarda un instant avec un frémissement presque convulsif cette splendide statue, et, n'y pouvant plus tenir, étouffant sous l'action du sang qui se précipitait vers son cœur, il la recouvrit rapidement, se jeta dans un fauteuil, et, les mains enfoncées dans les cheveux, moitié colère, moitié douleur, il éclata malgré lui en sanglots.

Au bruit de ces sanglots, Éva, qui ne feignait le sommeil que pour prolonger la vague situation dans laquelle elle se trouvait, se souleva doucement, tendit ses deux beaux bras vers Jacques, resta un moment immobile, haletante, comme la statue de la prière, et, ne pouvant devant cette grande douleur demeurer plus longtemps dans une fausse insensibilité, elle murmura d'une voix à peine perceptible:

—Oh! Jacques, Jacques!

Ces deux mots, si bas qu'ils fussent prononcés, furent entendus par le cœur de Jacques plus que par son oreille. Il bondit du fauteuil, tout honteux d'avoir été surpris dans son attendrissement.

Alors seulement Éva s'aperçut que Jacques était sans cravate et sans habits; il les avait jetés sur la berge de la Seine et n'avait point songé à les reprendre.

Tout préoccupé de secourir et de sauver Éva, il n'avait point songé à lui et était resté avec les mêmes vêtements qu'il avait en plongeant à la rivière. Les cheveux étaient collés à ses tempes, et sa chemise fumait sur ses épaules et sur sa poitrine.

Elle comprit tout.

—Jacques, dit-elle, écoute-moi; je ne viens plus te prier pour moi, je viens te prier pour toi, pour toi dont la vie est mille fois plus précieuse que la mienne, pour toi qui es un apôtre de cette grande religion de l'humanité que j'ai tant entendu prêcher et vu si peu pratiquer. Jacques, ne reste pas ainsi mouillé, j'ai entendu dire que l'on pouvait mourir d'un refroidissement.

—Croyez-vous que ce serait un bien grand malheur pour moi de mourir? demanda Jacques.

Éva secoua la tête.

—Du moment où tu m'as sauvé la vie, dit-elle, tu n'as plus le droit de mourir ou de me quitter; car alors pourquoi m'aurais-tu sauvé la vie? Si tu voulais mourir, il fallait mourir avec moi quand nous roulions tous les deux dans ces eaux noires et glacées. Un instant j'en ai eu l'idée, quand je t'ai senti pour la première fois, j'ai deviné qui c'était. Quel autre miséricordieux se serait dévoué pour une misérable créature comme moi? J'avais encore le sentiment. Oui, un instant j'ai voulu t'envelopper de mes bras et t'entraîner avec moi au plus profond de la rivière. Mais je me suis dit: Peut-être ce qu'il fait il le fait par pure humanité, peut-être ne veut-il pas mourir, lui. En ce moment, j'ai perdu connaissance, tout a disparu. Je me suis sentie morte, j'ai vu noir, ou plutôt je n'ai plus vu du tout. À part une douleur obstinée au cœur, c'était un état assez doux; la sensation générale c'était le froid. Je me sentais glacée, puis j'ai senti dans ma poitrine comme des coups de lame de feu, des bondissements dans mon cœur, quelque chose comme une cataracte intérieure qui ruisselait de mon cerveau, puis mon âme s'est concentrée sur mes lèvres. Je me suis dit: Oh! il m'aime toujours, il m'embrasse. Je me trompais, ce n'était pas un baiser à la femme, c'était un secours à la noyée. Eh bien, la voilà revenue à elle, la noyée, et c'est à elle de supplier Jacques de lui obéir. Eh, mon Dieu! il n'y a pas d'amour dans tout cela; tu serais un étranger que je te supplierais tout de même. Du moment où tu m'as sauvée par pitié, du moment où ce n'est pas un baiser que tu m'as donné, du moment où je ne reviens pas à la vie la main dans ta main; du moment où tu me dis que ce ne serait pas pour toi un grand malheur de mourir, c'est que tout est fini entre nous; mais, mon Dieu Seigneur! en échange de ton amour que je te rends, tu peux bien ne pas mourir.

Jacques Mérey n'avait plus ni soupirs ni sanglots, seulement les larmes coulaient silencieuses le long de ses joues.

Il sonna. Un garçon monta.

—Faites du feu dans la chambre à côté, dit-il, et portez-y mes malles. Je la prends pour moi. Madame garde celle-ci.

Cinq minutes après, on vint lui dire que la chambre était prête.

Jacques Mérey sortit, et, comprenant le regard suppliant d'Éva qui l'accompagnait jusqu'à la porte.

—Je reviendrai, dit-il.

Et il sortit.

Éva respira.

Mais à peine la porte se fut-elle refermée sur Jacques et Éva se trouva-t-elle seule, que, sans sortir du lit, elle allongea le bras et reprit sa robe, que, pour la déshabiller plus vite, Jacques avait ouverte avec un couteau. C'était dans le corsage de cette robe qu'elle avait caché la lettre que Jacques voulait brûler et qu'elle lui avait arrachée des mains.

Cette lettre, elle tremblait, au milieu des événements de la soirée, de l'avoir perdue.

Elle chercha avec anxiété dans les plis de la robe, dans ceux du corset, dans ceux de la chemise.

Enfin, elle jeta un cri de joie, elle venait de froisser un papier.

Ce papier c'était cette lettre bien-aimée, qui tant de fois avait été lue et relue par Jacques, tant de fois avait été baisée par lui.

Seulement, détrempée par l'eau de la Seine, une partie des caractères s'était effacée.

C'était un souvenir de plus, souvenir terrible, à ajouter aux doux souvenirs qu'éveillait ce billet.

VIII

LA SÉPARATION

Lorsque, après un quart d'heure d'absence de la chambre d'Éva, Jacques Mérey y rentra, il avait changé de vêtements, et nous dirons presque de visage.

Son front était encore triste, et l'on sentait que, pour longtemps, sinon pour toujours, il serait perdu dans de sombres nuages; mais sa physionomie, pendant quelques heures pleine de menace et de haine, avait secoué la tempête et avait pris l'aspect d'une morne sérénité.

La jeune femme jeta sur Jacques un regard inquiet; ce fut lui qui le premier prit la parole.

—Éva, dit-il, c'était la première fois qu'il l'appelait Éva, elle tressaillit; Éva, vous allez écrire à votre femme de chambre de vous envoyer pour demain matin du linge et des robes. Je me chargerai de faire parvenir votre lettre.

Mais Éva secoua la tête.

—Non, dit-elle, c'est la seconde fois que vous me sauvez la vie: la première fois la vie de l'intelligence, la seconde fois celle du corps; autrefois comme aujourd'hui, vous m'avez prise nue à la mort. Je ne veux pas avoir plus de passé aujourd'hui qu'il y a neuf ans; c'est à vous de m'habiller; ce ne sera pas cher; je n'ai besoin ni de linge fin ni de belles robes.

—Mais que ferez-vous de votre maison et de tout ce qui est dedans?

—Vous vendrez la maison et tout ce qu'il y a dedans, Jacques, et vous en emploierez le prix à de bonnes œuvres. Vous rappelez-vous, mon ami, que vous disiez toujours que quand vous seriez riche vous feriez bâtir un hôpital à Argenton; l'occasion est venue, ne la laissez pas échapper.

Jacques regarda Éva, elle souriait du sourire des anges.

—C'est bien, dit-il, j'approuve votre idée, et dès demain je la mettrai à exécution.

—Je ne vous quitterai jamais, Jacques. (Jacques fit un mouvement. Éva sourit tristement.) Jamais un mot d'amour ne sortira de ma bouche, Jacques, aussi vrai que vous m'avez sauvé la vie, et, vous le voyez, j'ai déjà cessé de vous tutoyer... Oh! il m'en coûte beaucoup, continua-t-elle en essuyant avec ses draps les grosses larmes qui coulaient de ses yeux; mais je m'y ferai. Ce n'est point assez de me repentir, mon ami; il faut que j'expie.

—Ne prenons pas d'engagements éternels, Éva. Ils sont, vous le savez, trop difficiles à tenir.

Elle s'arrêta un instant; le reproche de Jacques lui avait coupé la parole.

—Je ne vous quitterai que si vous me chassez, Jacques, reprit Éva; est-ce mieux ainsi?

Jacques ne répondit point; il appuyait son front brûlant sur la vitre de la fenêtre.

—Que vous restiez à Paris ou que vous retourniez à Argenton, vous avez besoin de quelqu'un près de vous. Si vous vous mariez et que votre femme veuille me garder près d'elle, ajouta-t-elle d'une voix altérée, je serai sa dame de compagnie, sa lectrice, sa femme de chambre.

—Vous, Éva! n'êtes-vous pas riche, ne vous a-t-on pas rendu tous les biens de votre famille?

—Vous vous trompez, Jacques, je n'ai rien. Si on me les a rendus, c'est pour les pauvres; moi, je veux vivre du pain que vous me donnerez, m'habiller de l'argent que vous me donnerez; je veux dépendre en tout de vous, mon doux maître, comme j'en dépendais dans la petite maison d'Argenton, sachant que si je dépends de vous, Jacques, vous en serez meilleur pour moi.

—Nous ferons du château de votre père une maison de refuge pour les pauvres du département.

—Vous en ferez ce que vous voudrez, Jacques. Pourvu que je trouve ma petite chambre dans la maison d'Argenton, c'est tout ce que je vous demande; vous m'apprendrez à soigner les malades, n'est-ce pas? les pauvres femmes et les petits enfants; puis, s'il y a quelque fièvre contagieuse et que je l'attrape, vous me soignerez à mon tour. Je voudrais mourir dans vos bras, Jacques, car je suis bien sûre d'une chose, c'est qu'avant que je ne meure, quand vous seriez bien sûr que je n'en puis revenir, vous m'embrasseriez et me pardonneriez.

—Éva!

—Je ne parle point d'amour, je parle de mort!

En ce moment l'heure sonna à l'horloge des Tuileries.

Jacques compta trois heures.

—Vous rappellerez-vous tout ce que vous venez de dire, Éva? demanda Jacques avec une certaine solennité.

—Je n'en oublierai pas une syllabe.

—Vous rappellerez-vous que vous avez ajoute qu'il y avait des fautes pour lesquelles le repentir ne suffisait pas, pour lesquelles il fallait l'expiation?

—Je me souviendrai de l'avoir dit.

—Vous rappellerez-vous enfin que vous ferez de la charité même au risque de votre vie?

—J'ai touché deux fois la mort de la main. Je n'aurai jamais peur de la mort.

—Dormez sur cette triple promesse, Éva, et demain en vous éveillant vous trouverez sur votre lit tout ce dont vous avez besoin.

—Bonne nuit, Jacques, dit doucement Éva.

Jacques, sans répondre, passa dans sa chambre; mais une fois la porte fermée, il répondit par un soupir, en murmurant:

—Il faut que cela soit ainsi.

Le lendemain Éva trouva en effet six chemises de fine toile sur une chaise à côté de son lit, et sur son lit deux peignoirs de mousseline blanche.

Jacques était sorti au point du jour, et avait fait les achats lui-même.

Une bourse contenant cinq cents francs d'or était déposée sur la table de nuit.

Pendant toute la matinée les marchandes se succédèrent: couturières, faiseuses de mode,—bonnetières,—toutes venaient de la part de la même personne, qui envoyait à choisir parmi les objets choisis par elle-même.

À deux heures de l'après-midi le trousseau était complet; mais, chose étrange, ce qui avait fait le plus de plaisir à Éva, c'était l'argent, l'argent étant un signe de dépendance. Et Éva, à quelque titre que ce fût, voulait appartenir à Jacques.

À deux heures, Jacques revint avec une procuration notariée au nom de mademoiselle Hélène de Chazelay, pour vendre et disposer de tous ses biens meubles et immeubles, à commencer par la maison et les meubles de la rue...

Il y avait un blanc.

Éva n'avait qu'à remplir ce blanc et à signer.

Elle ne voulut pas même lire, rougit en mettant l'adresse, sourit en signant, et rendit la procuration à Jacques.

—Comment comptez-vous agir avec votre femme de chambre? demanda Jacques.

—Lui payer son mois, lui donner une gratification et la renvoyer.

—De quel prix est son mois?

—Son mois est de 500 francs en assignats, mais je lui donne d'habitude un louis d'or.

—Elle s'appelle?

—Artémise.

—C'est bien.

Jacques sortit.

La maison dont l'adresse était portée à la procuration, était située rue de Provence, nº 17.

Le notaire devant qui l'acte avait été passé se nommait le citoyen Loubou.

Elle avait été payée 400,000 francs en assignats, à une époque où, étant moins dépréciés, les 400,000 francs d'assignats valaient 60,000 francs en or.

Jacques se rendit immédiatement à la petite maison de la rue de Provence. Il se fit reconnaître de mademoiselle Artémise, fort inquiète de n'avoir pas vu rentrer sa maîtresse, lui donna trois louis, un louis pour ses gages, deux louis de gratification, et lui signifia son congé.

Resté seul dans la maison il en fit l'inventaire. La première chose qu'il trouva dans un petit secrétaire de Boule, fut un long manuscrit avec cette suscription:

«Récit de tout ce que j'ai pensé, de tout ce que j'ai fait, de tout ce qui m'est arrivé depuis que je suis séparé de mon bien-aimé Jacques Mérey, écrit pour être lu par lui si jamais nous nous revoyons.»

Jacques poussa un soupir, essuya une larme en lisant ces mots et mit le manuscrit à part.

C'était, de tous les objets que renfermait la maison et de la maison elle-même, la seule chose qui dût échapper à la vente.

Jacques envoya chercher un commissaire-priseur.

À cette époque, où le luxe faisait à Paris sa bruyante et fastueuse rentrée, tous les objets d'élégance, au lieu de perdre, augmentaient chaque jour de valeur. Le commissaire-priseur donna le conseil à Jacques de faire voir la maison telle qu'elle était à quelques-uns de ses fastueux clients, et de la vendre en bloc avec tout ce qu'elle renfermait.

Il ferait du reste un calcul détaillé qu'il lui présenterait le lendemain.

Il se mit à l'instant même à l'œuvre.

Jacques, de son côté, son manuscrit sur sa poitrine entre sa redingote boutonnée et son gilet, écrivit à Éva la lettre suivante:

«Éva,

»Comme rien ne vous retient à Paris, et qu'il est, j'espère que ce sera votre avis, inutile que vous y attendiez la fin des affaires qui m'obligent à y rester, vous pouvez partir ce soir par la diligence de Bordeaux, et vous arrêter à Argenton, où elle passe.

»Je ne sais si la vieille Marthe est morte ou vivante; vous sonnerez à la porte; si elle est vivante elle viendra vous ouvrir; si elle est morte et que personne ne vous réponde, vous irez chez M. Sergent, notaire, rue du Pavillon, vous lui montrerez le paragraphe de cette lettre qui a rapport à lui, vous lui demanderez la clef de la maison et une femme pour vous servir.

»Si enfin M. Sergent était mort ou n'habitait plus Argenton, vous feriez venir Baptiste ou Antoine, et, avec l'aide d'un serrurier, vous ouvririez la porte.

»Une fois dans la maison, je n'ai plus de recommandations à vous faire.

»Comme j'ai pris à mon compte tous les objets que vous avez choisis, vous n'avez rien eu à dépenser, il vous reste donc les vingt louis que je vous ai laissés ce matin. C'est plus qu'il ne vous faut pour vous rendre à Argenton, où je ne tarderai pas à vous rejoindre.

»J'ai trouvé le manuscrit, je vais le lire.

»Jacques Mérey

Jacques appela un commissionaire, il lui donna un assignat de 100 francs, et l'envoya porter la lettre à l'hôtel de Nantes.

Puis il reprit la plume, et écrivit à chacun de ses fermiers:

«Mon cher Rivers,

»En attendant que nous fassions nos comptes, qui, à mon avis et sauf vérification, vous feraient mon débiteur d'une soixantaine de mille francs, envoyez-m'en, si vous le pouvez, trente mille, c'est-à-dire moitié, à l'adresse de M. Sergent, notaire à Argenton.

»Si cette somme vous paraît trop forte et qu'elle vous gêne, faites-moi vos observations. Vous savez que vous avez en moi plus qu'un ami, un homme à qui vous avez donné l'hospitalité quand il était proscrit, et que vos fils ont, au risque de leur vie, conduit hors de France.

»Votre dévoué et reconnaissant,

»Jacques Mérey

Il écrivit à ses deux autres fermiers deux lettres à peu près dans les mêmes termes, sauf les remerciements qu'il devait à Rivers et qu'il ne devait pas aux autres.

Il s'était arrangé pour toucher une somme de 80,000 francs, qui, avec le produit de la vente des meubles et de la maison de la rue de Provence, devait suffire à tous ses projets.

Après un premier coup d'œil jeté sur le tout, le commissaire-priseur estima la maison 65,000 francs, et ce qu'elle contenait une somme à peu près égale, ce qui mettait à sa disposition une somme de 200,000 francs.

Le lendemain, au reste, comme il l'avait dit, il donnerait un résumé exact de son inspection.

Le commissaire revint avec une réponse.

Elle ne contenait que ces quatre mots:

«Je pars.

»Merci.

»Éva»

À cinq heures, en effet, la diligence de Bordeaux partait de la rue du Bouloy; elle avait une excellente place de coupé que prit Éva.

Elle n'emportait absolument rien qui ne vînt de Jacques.

Il ne lui restait que la mémoire incessante et douloureuse du passé qu'elle n'avait pu laisser au fond de la Seine.

On arriva le lendemain soir à Argenton. La voiture relaya à l'hôtel de la Poste, et en relayant descendit Éva et son bagage à l'hôtel.

Elle prit un commissionnaire pour porter sa malle et s'achemina à pied vers la petite maison du docteur.

Il était huit heures du soir; il tombait une pluie fine; toutes les portes et tous les contrevents étaient fermés.

En quittant Paris, si bruyant à cette époque et si resplendissant de lumière à cette heure, on eût cru en arrivant à Argenton descendre dans une nécropole.

L'homme marchait devant, son falot à la main, sa malle sur l'épaule.

Éva suivait par derrière en pleurant.

Cette obscurité, ce silence, cette tristesse lui avaient navré le cœur. Il lui semblait rentrer à Argenton sous un funeste présage. Elle fit ce que font tous les cœurs tendres et croyants en pareille occasion: les cœurs tendres et croyants sont toujours superstitieux.

Elle se posa une question sur son bonheur ou son malheur futur, question qu'elle chargea le hasard de résoudre.

Elle se dit:

—Si je trouve Marthe morte et la maison vide, je suis à tout jamais malheureuse; si Marthe vit, mes malheurs n'auront qu'un temps.

Et elle pressa le pas.

Quoique la nuit fût noire, elle vit comme une masse plus noire se dresser dans la nuit la maison du docteur terminée par son laboratoire.

Le laboratoire était sombre, les volets des autres fenêtres étaient fermés, aucun filet de lumière ne passait par une fenêtre quelconque.

Elle s'arrêta, une main sur son cœur, la tête renversée en arrière.

Le commissionnaire, n'entendant plus son pas derrière le sien, s'arrêta aussi.

—Vous êtes fatiguée, mademoiselle, dit-il, ce n'est pas un beau temps pour s'arrêter en route. Je vous en préviens, une pleurésie est bientôt prise.

Ce n'était pas la fatigue qui retenait Éva en arrière, c'était la masse de souvenirs qui l'écrasait.

Puis, plus elle approchait, plus la maison lui apparaissait morne, sombre et solitaire.

Enfin on atteignit les quelques marches qui conduisaient à la porte.

Le commissionnaire déposa sa malle sur la première marche.

—Faut-il frapper ou sonner? demanda-t-il.

Éva se rappela qu'elle avait l'habitude de frapper d'une certaine façon.

—Non, dit-elle, restez là, je frapperai moi-même.

En montant l'escalier, ses genoux tremblaient; en mettant la main sur le marteau, sa main était aussi froide que le marteau.

Elle frappa deux coups rapprochés, puis un coup un peu plus espacé, et elle attendit.

Un hibou qui avait son refuge dans le grenier au-dessus du laboratoire de Jacques, répondit seul par son ululement.

—Ô mon Dieu! murmura-t-elle.

Elle frappa une seconde fois; pour mieux voir, en même temps, le commissionnaire levait sa lanterne.

En ce moment, le hibou, attiré par la lumière, passa entre la lanterne et Éva.

Éva sentit le vent de son aile.

Elle poussa un faible cri.

Le commissionnaire eut peur, il laissa tomber la lanterne, qui s'éteignit.

Il la ramassa; une lumière brillait à travers une petite fenêtre étroite et basse.

—Je vais aller rallumer ma lanterne, dit-il.

—Non, restez, fit Éva en lui mettant la main sur l'épaule; il me semble que j'entends du bruit dans la maison.

En effet, on venait d'entendre le bruit d'une porte qui se refermait; puis un pas lourd qui descendait lentement l'escalier.

Ce pas s'approcha de la porte. Éva était muette et tremblante comme s'il s'agissait de sa vie.

—Qui est là? demanda une voix tremblante.

—Moi, Marthe, moi! répondit Éva d'une voix joyeuse.

—Ô mon Dieu, notre chère demoiselle! s'écria la vieille femme, qui avait reconnu la voix d'Éva après trois ans d'absence.

Et elle ouvrit vivement la porte.

—Et le docteur? demanda-t-elle.

—Il vit, répondit Éva; il se porte bien. Dans quelques jours il sera ici.

—Qu'il revienne! Que je le revoie et que je meure! dit la vieille Marthe. Voilà tout ce que je demande à Dieu.

*
* *

En quittant la petite maison de la rue de Provence, Jacques Mérey était rentré à l'hôtel de Nantes qu'il avait trouvé vide.

Il avait poussé un soupir.

Peut-être était-il triste d'avoir été si vite et si bien obéi.

Il fit venir une marchande à la toilette, lui donna tous les vêtements qu'Éva portait sur elle lorsqu'elle s'était jetée à la Seine, jusqu'aux bas et aux souliers, et lui ordonna en échange de donner 10 francs au premier pauvre qu'elle rencontrerait.

Mais il remit et renferma dans son portefeuille la lettre du marquis de Chazelay.

Puis il s'enferma dans la chambre d'Éva, où il s'était fait servir d'avance son souper, déroula le manuscrit et commença de lire.

Le titre du premier chapitre était: En France.

IX

LE MANUSCRIT

I

Ce fut le 14 août 1792, jour de cruelle mémoire, que je fus séparée de mon bien-aimé Jacques, près duquel j'étais depuis sept ans, et que j'adorais depuis le jour où j'eus la connaissance de moi-même.

Je lui dois tout. Avant lui je ne voyais pas, je n'entendais pas, je ne pensais pas; j'étais comme ces âmes que Jésus a tirées des limbes, c'est-à-dire des lieux bas, pour les conduire au soleil.

Aussi, malheur à moi si j'oubliais jamais, ne fût-ce qu'une seconde, celui à qui je dois tout!

(Arrivé là de sa lecture, Jacques poussa un soupir, laissa tomber sa tête sur sa main, et une larme glissa de ses paupières sur le manuscrit. Il l'essuya avec son mouchoir, s'essuya les yeux et se remit à lire.)

Le coup était d'autant plus violent qu'il était plus inattendu.

Une heure avant l'arrivée du marquis de Chazelay,—je n'ai pas encore le courage d'appeler mon père cet homme que je ne connais que par la douleur,—il n'y avait pas d'être plus heureux que moi. Une heure après qu'il m'eût séparée de mon Jacques, il n'y eut pas de créature plus malheureuse.

J'étais folle de douleur, plus que folle, idiote. On eût dit que Jacques avait gardé avec lui toutes les idées que, avec si grand'peine, pendant sept ans, il m'avait fait entrer dans le cerveau.

On m'emmena au château de Chazelay.

Du château de Chazelay, de ses appartements immenses, de ses meubles splendides, de ses portraits de famille, je ne me souviens que d'une simple peinture.

C'était le portrait d'une femme en robe de bal.

On me le montra en disant:

—Voilà le portrait de ta mère!

—Où est-elle, ma mère? demandai-je.

—Elle est morte.

—Comment?

—Un soir qu'elle s'habillait pour aller à une fête, le feu prit à sa robe; elle se sauva d'appartement en appartement, le vent activa la flamme, elle tomba étouffant quand on vint à elle pour la secourir.

Il y avait une tradition dans les environs que, si quelque malheur devait arriver à l'un des habitants du château, on entendait des cris et l'on voyait la nuit, à travers les fenêtres, tournoyer des flammes.

On ne parlait que de la chasteté de sa vie, que du bien qu'elle faisait, que de la reconnaissance des pauvres gens pour elle.

C'était tout à la fois une sainte et une martyre.

Dans la situation d'esprit où j'étais, ma mère m'apparaissait comme mon seul refuge; c'était mon intermédiaire naturel auprès du Seigneur.

Je passais des heures à genoux devant son portrait, et, à force de la regarder, je croyais voir s'illuminer son auréole.

Puis quand je me levais de devant elle, c'était pour aller coller mon visage aux carreaux d'une fenêtre du même salon donnant sur la route d'Argenton. J'espérais toujours, quoique je comprisse la folie de cette espérance, j'espérais toujours le voir arriver pour me délivrer.

On avait d'abord ordonné de ne pas me laisser sortir; mais lorsque M. de Chazelay vit dans quel état de torpeur je m'enfonçais de plus en plus, il ordonna lui-même que l'on m'ouvrit toutes les portes. Il y avait tant de serviteurs au château, que l'un d'eux pouvait toujours avoir les yeux sur moi.

Un jour, voyant les portes ouvertes, je sortis machinalement; puis, à cent pas du château, je m'assis sur une pierre et me mis à pleurer.

Au bout d'un instant, je vis une ombre se projeter sur moi; je levai la tête: un homme était debout et me regardait avec une expression de pitié.

Moi je le regardai avec une expression d'effroi, car c'était le même homme qui accompagnait le marquis et le commissaire de police quand le marquis était venu me réclamer; le même qui t'avait fait une visite quelques jours auparavant, mon bien-aimé Jacques, et qui m'avait trouvée si fort embellie: c'était enfin mon père nourricier, Joseph le bûcheron.

Cet homme me fit horreur; je me levai et voulus m'éloigner.

Mais lui:

—Il ne faut pas me haïr pour ce que j'ai fait, ma chère demoiselle, car je ne pouvais pas faire autrement. M. le marquis avait une reconnaissance de ma main constatant que je vous avais reçue de lui et que je m'obligeais à vous rendre à lui à la première réquisition. Il est venu et il a exigé mon témoignage. Je l'ai donné.

Il y avait dans la voix de cet homme un tel accent de vérité que je me contentai de lui dire en me rasseyant:

—Je vous pardonne, Joseph, quoique vous ayez contribué à me rendre bien malheureuse.

—Il n'y a pas de ma faute, ma chère demoiselle, et, si je puis racheter cela par des complaisances, ordonnez et je vous obéirai de grand cœur.

—Vous iriez à Argenton si je vous en priais?

—Sans doute.

—Et vous lui remettriez une lettre?

—Certainement.

—Attendez. Mais je n'ai ni plume, ni encre, on ne voudra pas m'en donner au château.

—Je vais vous procurer du papier et un crayon.

—Où les irez-vous chercher?

—Au prochain village.

—Je vous attends ici.

Joseph partit.

Depuis que j'avais dépassé la grande porte du château j'entendais des abois désespérés.

Je me retournai du côte d'où ils venaient, c'était Scipion qu'ils avaient mis à la chaîne et qui s'élançait de toute la longueur de sa chaîne pour venir me rejoindre.

Mon pauvre Scipion, pendant huit jours, comprends-tu, mon bien-aimé Jacques, je l'avais oublié!

Que veux-tu, j'eusse oublié jusqu'à ma vie, si je n'avais souffert!

Ce fut pour moi une grande joie que de revoir Scipion. Quant à lui, il était fou de bonheur.

Joseph revint avec du papier et un crayon; je t'écrivis une lettre insensée au fond de laquelle il n'y avait en réalité que ces deux mois: je t'aime.

Mon messager partit; le lendemain à la même heure je devais le retrouver à la même place.

J'avais peur que l'on m'empêchât d'emmener Scipion dans ma chambre, mais on n'y fit même pas attention.

Je ne pouvais me lasser de lui parler et, folle que j'étais de lui parler de toi, je ne sais si c'était ton nom qu'il reconnaissait ou l'accent avec lequel je le prononçais; mais, à chaque fois qu'il l'entendait, il jetait un petit cri tendre, comme si lui aussi avait dit: Je l'aime.

Dès le point du jour j'étais à ma fenêtre; je pensais que Joseph aurait passé la nuit chez toi à Argenton, et qu'il arriverait le matin.

Je m'étais trompée, il était revenu la nuit même. Quand je sortis du château, je vis, à l'endroit où j'étais assise la veille, un homme qui était couché sur l'herbe et qui faisait semblant de dormir.

Je m'approchai; c'était lui; mais je vis bien, au premier regard que je jetai sur lui, qu'il n'avait que de mauvaises nouvelles à m'apprendre.

En effet, tu étais parti, mon bien-aimé Jacques, et cela sans dire où tu allais.

Joseph me rapportait ma lettre.

Je la déchirai en morceaux impalpables que je livrai au vent. Il me semblait déchirer mon cœur lui-même.

Joseph était au désespoir.

—Je ne puis donc rien pour vous? me dit-il.

—Si fait, lui répondis-je, vous pouvez me parler de lui.

Alors avec des choses relatives à la manière dont tu m'avais trouvée et que tu m'avais racontées toi-même, il me raconta des choses que je ne savais point. Ces espèces de miracles opérés par toi sur des animaux furieux; comment tu domptais les chevaux, les taureaux, comment tu avais dompté Scipion; il me montra la voûte du mur où le chien s'était réfugié, quand tu le forças de venir rempant à tes pieds; puis des animaux il passa aux hommes et me raconta les merveilleuses cures que tu avais faites: un enfant mordu par une vipère que tu avais sauvé en suçant la plaie, un chasseur qui s'était mutilé le bras avec son fusil, à qui on voulut couper le bras, et à qui tu te conservas; que te dirai-je, mon bien-aimé Jacques, les mêmes souvenirs que je croyais toujours nouveaux. Un jour cependant la conversation changea.

—Mademoiselle, me dit Joseph avant que j'eusse eu le temps de lui adresser la parole, savez-vous une nouvelle?

—Laquelle?

—C'est que M. le marquis part; il émigre.

Je songeai aussitôt au changement que le départ du marquis allait faire dans mon existence, à la liberté qu'il allait me donner.

—En êtes-vous sûr? lui demandai-je avec un mouvement de joie que je ne pus réprimer.

—Cette nuit, ses amis se ressemblent au château; on y tient conseil sur la façon d'émigrer, et, quand chaque fugitif aura arrêté son moyen de fuite, on partira.

—Mais qui vous a dit cela, à vous, Joseph? Vous n'êtes pas, il me semble, des conseils du marquis?

—Non. Mais comme il sait que je tire proprement un coup de fusil, que je tue un lapin au déboulé et une bécassine à son troisième crochet, il serait bien aise de m'avoir près de lui.

—Et il vous a fait des offres?

—Oui. Mais je suis du peuple, moi, et par conséquent pour le peuple. De sorte que je lui ai dit: Monsieur le marquis, si nous nous retrouvons là-bas, ce sera l'un contre l'autre, et non pas l'un avec l'autre.

—Mais, m'a-t-il dit, je sais que tu es honnête homme et que le secret de mon départ, que je te confie, tu le garderas. Or, comme ce secret n'en doit pas être un pour vous et que vous ne dénoncerez pas votre père, je vous le dis pour que, de votre côté, si vous avez des mesures à prendre, vous les preniez.

—Quelle mesure voulez-vous que je prenne? Je ne dispose de rien et l'on dispose de moi; je laisserai faire à la Providence.

Le lendemain de cet entretien, mon père me fit prier de passer chez lui.

Je ne lui avais parlé que deux fois depuis qu'il m'avait repris à toi, mon bien-aimé! Il m'avait demandé si je voulais manger avec tout le monde ou dans ma chambre: je m'étais empressée de répondre: Dans ma chambre; quand on est séparé de celui qu'on aime, être seule c'est être à moitié avec lui.

Je passai chez le marquis.

Il aborda immédiatement la question.

—Ma fille, me dit-il, les circonstances deviennent telles que je dois songer à quitter la France; d'ailleurs, mon opinion, mon rang dans la société, ma position parmi la noblesse de France, me forcent d'aller offrir mon épée aux princes. Dans huit jours j'aurai rejoint le duc de Bourbon.

Je fis un mouvement.

—Ne vous inquiétez pas de moi, dit-il; j'ai des moyens sûrs de quitter la France. Quant à vous, qui ne courez aucun risque et n'avez aucun devoir à remplir, vous resterez à Bourges avec votre tante: elle vient vous chercher demain. Avez-vous des observations à me faire?

—Aucune, monsieur, je n'ai qu'à vous obéir.

—Si notre séjour à l'étranger paraît devoir se prolonger, ou si vous couriez quelque danger en France, je vous écrirais de venir me rejoindre, et nous nous fixerions hors de France pour tout le temps que durera leur infâme révolution, qui du reste, je l'espère bien, n'en a pas pour longtemps. Comme nous n'avons plus que trois ou quatre jours à passer ensemble, si vous voulez pendant ce temps prendre votre dîner en même temps que nous et avec nous, vous me ferez plaisir.

Je m'inclinai en signe d'assentiment.

Sans doute les jeunes nobles qui s'étaient réunis au château la nuit précédente y étaient restés, car le marquis avait une douzaine de convives.

Il me présenta à eux, et je vis bien vite quel était le but de cette présentation.

Trois ou quatre étaient jeunes, élégants, beaux, bien faits. Mon père voulait savoir si l'un d'entre eux ne parviendrait pas à attirer mes regards.

Mon père n'avait donc jamais aimé, qu'une pareille idée lui ait passé par l'esprit! Douze jours après que je t'avais quitté, toi ma vie, toi mon âme, toi mon Jacques bien-aimé, penser que mes yeux pouvaient s'arrêter sur un autre homme!

Je ne me fâchai même pas d'une semblable supposition; j'en haussai les épaules.

Le lendemain, ma tante arriva. Je ne l'avais jamais vue.

C'est une grande fille sèche, dévote et prude; elle n'a jamais dû être jolie, et par conséquent n'a jamais été jeune.

Son père, ne pouvant pas la marier, en fit une chanoinesse.

En 1789 elle sortit de son couvent et rentra dans la société avec six ou huit mille livres de rentes que lui faisait mon père. Seulement elle ne voulut pas quitter Bourges, sa ville chérie, pour venir demeurer au château de Chazelay.

Elle avait donc loué une maison à Bourges.

Elle avait été, quelques années après ma naissance, mise au courant de ma laideur et de mon idiotisme; puis on n'avait plus jugé à propos de lui parler de moi.

Quand le marquis lui écrivit de venir me chercher, elle s'attendait donc à trouver quelque horrible magote branlant la tête à droite et à gauche avec des yeux chinois, et exprimant ses désirs par des mots inintelligibles.

J'étais depuis une demi-heure en face d'elle qu'elle cherchait encore où je pouvais être. Enfin elle demanda qu'on lui amenât sa nièce, et, quand on lui dit que c'était elle qu'elle avait sous les yeux, elle fit un soubresaut d'étonnement.

Je crois que ma digne tante, forcée par les obligations qu'elle avait au marquis de me garder près d'elle, m'eût préféré plus laide et plus sotte. Mais je lui dis tout bas:

—C'est comme cela qu'il m'aime, ma bonne tante, et, ne vous en déplaise, je resterai ainsi.

Notre départ fut fixé au lendemain et celui du marquis à la nuit du surlendemain. Il avait pour état-major une partie de la noblesse du Berri et une cinquantaine de paysans, auxquels il promit une solde de cinquante sous par jour.

Le jour de notre départ, je dis adieu à Joseph le braconnier, qui me dit en me quittant:

—Je ne sais pas l'adresse de Jacques Mérey; mais, comme il est de l'Assemblée nationale, en lui adressant vos lettres à la Convention, il n'y a pas de doute qu'elles ne lui parviennent.

Ce fut le dernier service que cet excellent homme me rendit!

II

Le lendemain de notre départ du château de Chazelay, nous arrivâmes à Bourges. Notre voyage s'était fait dans une petite voiture des remises du marquis et avec un cheval de ses écuries; un paysan nous conduisait.

Mademoiselle de Chazelay devait renvoyer le paysan et garder la voiture et le cheval.

Il résulta de cet arrangement que nous couchâmes à Châteauroux.

Je mourais d'envie de t'écrire, mon bien-aimé Jacques! mais sans doute le marquis avait renseigné sa sœur à ton endroit, car mademoiselle de Chazelay ne détourna pas un instant ses yeux de dessus moi, et me fit coucher dans sa chambre.

J'espérais être plus libre à Bourges, et, en effet, j'eus ma chambre à moi, une chambre donnant sur un jardin.

À peine arrivée, mademoiselle de Chazelay se hâta d'organiser la maison; elle avait une vieille servante nommé Gertrude qui l'avait suivie au couvent, mais qui, en me voyant arriver, déclara qu'elle n'admettait point ce surcroît de travail.

Ma tante fit donc demander par Gertrude une femme de chambre à son confesseur, qui lui envoya le même jour une de ses pénitentes nommée Julie.

Je l'étudiai; mais je connais encore bien peu le cœur humain, même celui des femmes de chambre. Je crus le troisième jour pouvoir me fier à elle et lui donner une lettre pour toi; elle m'assura l'avoir mise à la poste, ainsi qu'une seconde et qu'une troisième; mais, comme je n'ai jamais reçu de réponse de toi, je commence à croire que j'ai été trop confiante et que mademoiselle Julie les a remises à ma tante au lieu de les porter à la poste.

À part ton absence, mon bien-aimé Jacques, et le doute où j'étais, non pas de ton amour, Dieu merci, je sens à mon cœur que tu m'aimas toujours, mais de notre réunion, le mois que je passai à Bourges ne fut point malheureux; sans m'aimer, ma tante avait des égards pour moi; elle avait gardé le paysan, l'avait habillé d'une espèce de carmagnole et en avait fait son cocher. Tous les jours, sous prétexte du soin qu'elle prenait de ma santé et en même temps de la sienne, elle nous promenait deux heures, et le reste du temps, à part l'heure des repas, j'avais toute liberté dans ma chambre.

J'en usais en restant seule.

Depuis que l'idée m'était venue que Julie avait pu me trahir, je la détestais autant que je puis détester, ce qui n'est pas bien fort; et, pour ne pas voir une créature qui m'était désagréable et à laquelle je ne voulais pas faire la peine de la renvoyer, je lui interdisais l'entrée de ma chambre.

Ma tante était abonnée au Moniteur. Je dévorais tous les jours le journal dans l'espérance d'y trouver ton nom. Deux ou trois fois mon espérance fut accomplie. D'abord je vis ton nom parmi les députés de l'Indre lors de l'appel nominal, puis je vis que tu avais été envoyé en mission près de Dumouriez, que tu lui avais servi de guide dans la forêt d'Argonne, enfin que tu avais rapporté à la Convention les drapeaux pris à Valmy.

Mais, huit ou dix jours après la bataille de Valmy, nous reçûmes une lettre du marquis, qui nous disait que les choses politiques n'allaient point tout à fait selon son espoir, et qu'il nous invitait à nous tenir prêtes à le rejoindre au premier avis que nous recevrions de lui.

Nous fîmes nos préparatifs de départ de manière à n'avoir qu'à nous mettre en route aussitôt que le marquis nous appellerait.

Nous le trouverions occupé au siége de Mayence.

Quoique l'on commençât à être sévère aux émigrations des hommes, qui emportaient un danger avec eux puisqu'ils n'émigraient que pour revenir combattre contre la France, on s'inquiétait assez peu des émigrations des femmes. Les autorités de Bourges d'ailleurs, demeurées royalistes, nous munirent de tous les papiers nécessaires pour assurer notre voyage, et nous partîmes en poste dans notre petite voiture.

Nous gagnâmes la frontière et nous la traversâmes sans avoir couru un danger réel; mais, un peu au delà de Sarrelouis, nous trouvâmes des prisonniers émigrés que l'on ramenait à une forteresse ou à une citadelle pour les faire fusiller.

Nous poussâmes jusqu'à Kaiserlautern.

Là nous apprîmes la prise de Mayence par le général Custine. Comme deux femmes à la recherche d'un frère et d'un père ne courront jamais un risque quelconque de la part d'un général français, nous poussâmes jusqu'à Oppenheim. Là les nouvelles devinrent plus précises et en même temps plus inquiétantes.

Dans un des derniers combats qui avaient eu lieu quelques jours auparavant, un certain nombre d'émigrés avaient été pris, et, lorsque ma tante prononça le nom du marquis de Chazelay, celui qu'elle interrogeait lui dit qu'en effet il croyait avoir entendu ce nom-là. Au reste, les prisonniers avaient été conduits à Mayence, et, vivants ou morts, c'était là seulement que l'on pouvait avoir de leurs nouvelles.

Nous poussâmes jusqu'à Mayence. Aux portes, on nous arrêta.

Il nous fallut écrire au général Custine. Nous ne lui cachâmes rien; nous lui dîmes qui nous étions, et le but sacré qui nous amenait à Mayence.

Un quart d'heure après, un de ses officiers d'ordonnance venait nous chercher.

—Ah! mon bien-aimé Jacques, la nouvelle était terrible. Mon père, pris les armes à la main, avait été condamné et fusillé dans les vingt-quatre heures.

Je n'avais pas de puissantes raisons d'adorer un père qui m'avait abandonnée dans mon enfance et qui ne m'avait reprise que pour me briser le cœur. Cependant, au moment où j'appris l'horrible catastrophe, je le pleurai filialement.

Mais alors un incident complètement imprévu vint faire trêve à ma douleur. Le jeune officier que le général nous avait donné pour nous accompagner, me demanda à m'entretenir d'une chose importante; d'un regard je sollicitai de ma tante la permission de l'écouter. Elle crut, comme il avait commandé le détachement exécutionnaire, qu'il avait à me transmettre de la part du marquis quelques recommandations suprêmes et je le suivis dans un cabinet, tandis que ma tante se faisait donner, pour constater le décès, le procès-verbal de l'exécution.

—Mais là, chose incroyable, de qui penses-tu que me parla cet inconnu? De toi, mon bien-aimé Jacques. Tu étais venu deux jours avant à Mayence pour savoir si parmi les papiers trouvés sur mon père il n'y aurait pas quelqu'un qui pût t'apprendre notre adresse, et non-seulement tu avais appris que nous demeurions à Bourges, mais encore tu avais pu lire une lettre de moi, à toi adressée, soustraite par ma tante et envoyée par elle à son frère. Cette lettre, mon bien-aimé Jacques! il me dit avec quels transports de joie tu l'avais lue; que tu avais demandé à la copier; qu'il t'avait autorisé à la prendre en en laissant copie; que, la copie faite, tu avais pris la lettre, tu l'avais baisée, tu l'avais mise sur ton cœur.

Mon Dieu! que cette voix du sang est peu de chose, mon bien-aimé Jacques, abandonnée à elle-même! que ces mots dits tout à coup, à propos d'un homme que l'on croyait étranger—c'est ton père!—ont peu de puissance, puisqu'en face de cette tombe de mon père à peine refermée, ton nom prononcé j'oubliai tout! C'est que tu es mon véritable père, toi! À part la vie matérielle, je te dois tout. Je suis ton enfant, je suis ton œuvre, je suis ta création; et avec cela, dans sa suprême bonté, Dieu a voulu que je pusse être autre chose.

Quand je sortis du cabinet où cet excellent jeune homme venait de m'apprendre ton passage, j'étais honteuse de moi. J'avais des larmes dans les yeux; mais, larmes et sourires, tout était pour toi.

Oh! que l'amour est bien ce que tu m'as dit, l'âme de la création tout entière, le fluide obstiné qui perpétue la vie, et qui des parcelles de temps de notre vie fait l'éternité des êtres. Nous rêvons Dieu, nous sentons l'amour; l'amour ne serait-il pas le seul, l'unique, le vrai Dieu?

Je cachai ma joie dans mon voile. Qu'eût dit la rigide chanoinesse en voyant ces fausses larmes et ce vrai sourire.

Ainsi je m'étais reprise à espérer. Depuis que nous avions été séparés, c'était la première fois que j'entendais parler de toi. Le fil de ma vie presque brisé se renouait, plus ardent que jamais, à l'amour et au bonheur.

Mais toi, de ton côté, qu'allais-tu faire, pauvre bien-aimé? courir après une nouvelle déception. Je te voyais reprenant la poste dans l'espoir de me retrouver à Bourges, te penchant en avant, pressant le postillon et arrivant dans notre sombre rue, en face de notre triste maison, pour trouver la maison fermée et apprendre mon départ.

Mais, n'importe! Je me disais, égoïste que j'étais, que toutes ces secousses-là feraient revivre ton amour comme celle que je venais de recevoir avait galvanisé le mien.

Le reste de la journée fut consacré à une visite à la tombe du marquis. Là je retrouvai des larmes. Le général nous permit de mettre une pierre sur la fosse, avec le nom de celui qu'elle recouvrait.

Mademoiselle de Chazelay s'obstinait à vouloir mettre dessus: Mort pour son roi. Mais le général lui fit observer qu'une pareille inscription ferait mettre avant vingt-quatre heures la pierre en morceaux par les soldats de la République.

Nous quittâmes Mayence dans la même nuit, et nous prîmes la route de Vienne. C'était là que mademoiselle de Chazelay voulait fixer sa résidence. Elle avait une douzaine de mille francs en or avec elle. Il ne fallait plus compter sur autre chose. Toute notre fortune était là.

Il était évident que la République héritait des biens du marquis de Chazelay, émigré pris les armes à la main et fusillé.

Nous partîmes donc pour Vienne, mais nous cessâmes de voyager en poste. Nous prîmes nos places à une diligence, et je priai tant qu'on laissa mon pauvre Scipion monter avec nous.

Scipion, c'était le dictionnaire de ma vie passée.

Nous arrivâmes à Vienne, et nous descendîmes d'abord dans le plus beau quartier de la ville, à l'Agneau d'or.

Ma tante confia au maître de la maison qu'elle désirait louer une petite maison dans un quartier calme et retiré. Trois jours après, une vieille dame venait nous prendre en voiture et nous conduisait à la place de l'Empereur-Joseph où elle avait une petite maison garnie.

Cette petite maison nous convenait sous tous les rapports. La propriétaire en voulait cent louis par an. Ma tante, après longue discussion l'obtint à deux mille francs, avec faculté de renouveler le bail d'année en année tant qu'il lui plairait.

À la fin de chaque année elle pouvait résilier, mais l'année commencée elle devait payer l'année entière.

Nous nous installâmes à Josephplatz.

Aussitôt installée, comme je n'avais plus de femme de chambre pour m'espionner,—ma tante avait jugé que nous pouvions nous servir seules, et que par conséquent cette dépense était inutile,—comme je n'avais plus de femme de chambre pour m'espionner, je t'écrivis une longue lettre et je la mis moi-même à la poste.

Ni celle-là ni trois autres que j'écrivis n'obtinrent de réponse.

Je me désespérai. M'avais-tu donc oubliée? Cela me semblait impossible.

Hélas! depuis j'ai réfléchi.

Il y avait une double raison pour que mes pauvres lettres ne t'arrivassent point.

Ne sachant point ton adresse, je t'écrivais:

«À monsieur Jacques Mérey, député du département de l'Indre à la Convention.»

J'ignorais les défiances du gouvernement autrichien. Mes lettres étaient décachetées et lues.

Puis celui qui était chargé de ce triste office de lire les lettres ne jugeait pas à propos de recacheter mes lettres et de leur faire suivre leur cours.

C'est si peu important pour un indifférent des lettres d'amour!

J'eusse donné la moitié de mon sang pour une lettre de toi!

Et, en supposant même que mes lettres eussent été remises à la poste, est-ce que la police française eût fait parvenir à monsieur Jacques Mérey, député à la Convention, des lettres de Vienne.

Cette appellation de monsieur, complètement abolie à Paris, sentait son aristocratie d'une lieue.

J'étais bien malheureuse lorsque ces observations que je fais ici me furent faites par un vieux savant, notre voisin, avec la femme duquel ma tante allait faire parfois sa partie de whist.

Une chose qui te fera rire, mon cher Jacques, c'est que ce vieux savant aimait à causer avec moi, disait-il, parce que j'étais savante.

Moi savante! Hélas la chose que j'eusse dû savoir avant tout c'est que, pour que mes lettres t'arrivassent, il ne fallait pas écrire à monsieur Mérey, mais au citoyen Mérey.

Une fois que j'eus trouvé la cause de ton silence, mon Jacques, bien loin de t'en vouloir, je t'en aimai davantage. Mais ce n'était pas le tout de t'aimer de mon côté, je voulais que tu m'aimasses du tien.

Or ce point de la cause de ton silence éclairci, tu m'aimais toujours; que m'importait le reste. Ton amour n'était-il pas tout pour moi.

III

La vie que nous menions, ma tante et moi, à Vienne, ressemblait beaucoup à celle que nous menions à Bourges.

Nous avions pris une femme pour nous servir; c'était une vieille Française, dont le mari, domestique d'un attaché d'ambassade, était mort à Vienne.

Tant qu'il y avait eu ambassade française à Vienne, l'ancien maître du mari de Thérèse avait aidé la veuve; mais depuis la guerre avec l'Autriche, l'ambassadeur français avait pris ses passeports, et Thérèse s'était mise à faire les ménages de ses compatriotes émigrés.

Depuis la mort de mon père, ma tante, tombée dans une espèce de spleen, ne s'occupait plus ou paraissait ne plus s'occuper de nos amours.

J'étais libre, j'avais ma chambre à moi; j'y demeurais seule tant que je voulais, et j'avais tout le temps de t'écrire.

Pendant le premier mois de mon arrivée, je t'écrivis toutes les semaines; seulement ma tristesse était profonde de voir que quoique je t'adjurasse, au nom des plus douces heures de notre amour, de me répondre, tu ne me répondais pas; cette fois, je ne pouvais pas même concevoir l'idée que mes lettres étaient détournées, puisque deux ou trois fois j'avais mis mes lettres moi-même à la poste.

Vers le troisième mois de notre séjour à Vienne, j'eus une grande douleur; mon pauvre Scipion s'en allait mourant de vieillesse.

C'était avec toi le seul être qui m'eût véritablement aimée; et lui qui t'avait quitté volontairement pour me suivre quand le marquis m'avait enlevée, lui qui était venu avec moi en exil, ne m'aimait-il pas mieux que toi dont le silence incompréhensible accusait l'oubli?

Si ton silence venait de ta fierté blessée, je le comprenais encore tant que le marquis vivait; mais, le marquis mort, tu n'avais plus aucun motif pour ne pas m'écrire; d'ailleurs, ne savais-je point par l'officier d'ordonnance du général Custine que tu m'aimais toujours?

N'avais-je pas pleuré de joie quand il m'avait raconté tes transports de joie à la lecture de ma lettre?

Je me dis que sans doute certaine partie de mon cerveau n'avait pas été suffisamment développée par toi, que le temps t'avait manqué pour achever mon entière création; que de cette partie incomplète venait le trouble dans lequel je me perdais.

Scipion ne me quittait plus d'un pas; on eût dit que la puissance de son attachement pour moi lui avait inspiré la révélation de sa mort prochaine.

Et moi, en le voyant s'affaiblir de jour en jour, je le regardais tristement. Scipion c'était le catalogue de toute ma vie. Avant que personne m'aimât, il m'aimait; quand je n'étais qu'une masse inerte, il me réchauffait; quand j'étais impuissante à percevoir moralement, je le percevais physiquement. Il fut, quand la vue me fut donnée, le premier être que je vis, et quand peu à peu je reçus le mouvement, il fut mon premier moyen de locomotion; à tous mes souvenirs de toi, il est mêlé, et ce fut à travers lui en quelque sorte que j'arrivai à toi. Depuis que nous sommes séparés, pour parler de toi je n'ai que lui; et aujourd'hui que la mort s'approche, que son regard trouble m'entrevoit avec peine, si je lui demande où est notre maître bien-aimé à tous deux, il comprend de qui il est question, et par de douces plaintes arrachées à ton nom il semble me dire: Pas plus que toi je ne sais où il est, mais comme toi, tu vois bien que je le pleure.

Les journaux français sont défendus ici; mais comme, grâce à toi, l'allemand est devenu pour moi une seconde langue maternelle, je lis les journaux allemands. J'ai vu ton vote dans le procès de ce malheureux roi dont nous ne nous étions jamais occupés ensemble, dont nous avions parlé deux ou trois fois à peine, dont j'ignorais presque l'existence. Quand, au nom de la patrie, on est venu te chercher pour lutter contre son pouvoir expirant, tu n'as pas voulu voter la peine de mort, cœur miséricordieux, et tu t'es exposé aux murmures et peut-être à la vengeance de toute l'Assemblée pour rester fidèle, non pas dans ta foi,—car je sais ce que tu pensais,—mais dans ton humanité.

Tu n'as aucune idée de la façon dont on s'illusionne ici. Tous les émigrés passent ici, et dans leur nombre immense nous en voyons quelques-uns parlant de leur retour en France comme d'une chose prochaine et sûre; selon eux, la mort du roi, loin de gâter les affaires de l'émigration, les rend meilleures; si la tête du roi tombe, disent-ils, toute l'Europe se soulèvera, et il me semble impossible que la France résiste à toute l'Europe, quoique je désire bien rentrer en France, puisque rentrer en France ce sera me rapprocher de toi. Je ne voudrais pas rentrer à ce prix, il me semble que c'est une impiété d'espérer une pareille chose.

Inutile de te dire que ma tante est au nombre de ceux qui espèrent rentrer en France de cette façon.

Si je n'étais pas si triste, mon bien-aimé Jacques, je rirais des étonnements que causent à ma tante les preuves successives et inattendues de l'éducation que tu m'as donnée.

D'abord, en arrivant en Allemagne, sa grande inquiétude était de savoir comment elle se ferait comprendre, lorsque tout à coup elle me vit parler couramment allemand avec les postillons et les aubergistes.

Premier étonnement.

Il y a huit ou dix jours, nous avons visité les serres du palais, qui sont fort belles. Le jardinier justement est Français, et, reconnaissant en moi une compatriote, il voulut me faire lui-même les honneurs de son royaume.

Aux premiers mots que nous échangeâmes, il vit que je n'étais point tout à fait étrangère à la botanique. Alors il me fit visiter ses orchidées les plus curieuses; il en avait de magnifiques, dont les fleurs imitaient des insectes, des papillons, des casques; puis, voyant que je m'intéressais surtout aux choses mystérieuses de la nature, il me fit voir sa collection d'hybrides.

Mais l'excellent homme ne connaissait que les hybrides naturelles, fruit et résultat d'un accident quelconque de la nature; il ne savait point en faire artificiellement en enlevant les étamines d'une fleur avant sa fécondation, et en apportant sur le pistil le pollen d'une autre espèce.

Il se plaignait aussi que ses hybrides, quoique fécondes, retournassent spontanément à la tige maternelle, c'est-à-dire à l'atavisme. Je lui indiquai alors le moyen de combattre ce retour, en redoublant dans les générations subséquentes une nouvelle aspersion du pollen paternel.

Le jardinier était dans le ravissement; il m'écoutait comme il eût écouté Kœlrenter lui-même. Quant à ma tante, tu comprends, mon bien-aimé, elle qui est arrivée à l'âge de soixante-neuf ans sans savoir distinguer une anémone d'une tubéreuse, elle était stupéfaite.

Mais ce fut bien pis lorsque hier, à propos de mon pauvre Scipion, qui sera mort demain, je me pris avec le confesseur de ma tante, vieux prêtre français non assermenté, d'une discussion sur l'âme des hommes et sur celle des animaux, et lorsque j'avançai que c'était l'orgueil humain qui avait converti en âme l'intelligence humaine plus perfectionnée grâce à la quantité de matière cérébrale plus considérable contenue dans le crâne humain que dans le crâne des animaux, et que j'attribuai à chaque animal une âme en harmonie avec son intelligence. J'essayai vainement de faire comprendre que la nature n'était rien autre chose dans son éternelle palpitation que cette chaîne générale des êtres, que la séve de l'arbre était le sang de l'homme, et que la moindre plante, à un degré inférieur, avait sa vie sensitive à des degrés de plus en plus supérieurs, comme le mollusque, comme l'insecte, comme le reptile, comme le poisson, comme le mammifère, comme l'homme enfin.

Le prêtre m'accusa de panthéisme, et ma tante, qui ne savait pas ce que c'était que le panthéisme, déclara simplement que j'étais une athée.

Comment se fait-il, ô mon cher maître, comment se fait-il, mon Jacques bien-aimé, que ce soit nous qui voyons Dieu en toutes choses dans les mondes qui roulent au-dessus de nos têtes, dans l'air que nous respirons, dans l'océan que ne peut embrasser notre regard, dans le peuplier qui plie au vent, dans la fleur qui s'ouvre au soleil, dans la goutte de rosée que secoue l'aurore, dans l'infiniment petit, dans le visible et dans l'invisible, dans le temps et dans l'éternité, comment se fait-il que ce soit nous qu'on accuse d'être des athées, c'est-à-dire de ne pas croire en Dieu?

Notre pauvre Scipion est mort ce matin. Il en sait maintenant autant que nous en saurons un jour sur le grand secret, que le tombeau ne révélera jamais du moment où il n'a pas répondu à la sublime interrogation de Shakespeare.

Ce matin, ne le voyant pas entrer lorsque l'on ouvrit la porte de ma chambre, je me doutai ou qu'il était mort, ou qu'il était trop malade pour venir jusqu'à moi.

J'allai donc jusqu'à sa niche.

Il était vivant encore, mais trop faible déjà pour marcher. Son œil était fixé sur la porte par laquelle il s'attendait à me voir paraître.

En m'apercevant, son œil s'anima. Il fit entendre un petit cri de joie, sa queue s'agita, il sortit à moitié de sa niche.

Je pris un tabouret et vins m'asseoir près de lui et, voyant qu'il faisait effort, je lui pris la tête et la posai sur mon pied.

C'était cela qu'il voulait.

Une fois là, l'œil fixé sur moi, de temps en temps détournant son regard pour le plonger dans le lointain, comme s'il te cherchait, mais le ramenant aussitôt vers moi, il ne s'occupa plus qu'à mourir.

En vérité, celui qui donne une âme à l'assassin sans pitié qui égorge pour quarante sous des femmes et des enfants à la porte d'une prison, et la refuse à ce noble animal qui, pareil au pécheur privilégié de l'Écriture, après avoir fait le mal s'est repenti de l'avoir fait, et a consacré le reste de sa vie au bien et à l'amour, celui-là me semble non-seulement hors de raison, mais hors d'intelligence.

Mon bien-aimé Jacques, le jour où tu liras ces lignes, si tu les lis jamais, et que tu te reporteras à leur date, 23 janvier 1793, tu me trouveras sans doute bien enfantine de m'absorber dans la contemplation d'un chien qui meurt au moment même où tu te trouves, toi, en face de l'échafaud d'un roi, au milieu des débris d'un trône qui croule. Mais tout est relatif: l'amour qu'on porte à son roi, c'est-à-dire à un homme que l'on n'a jamais vu, à qui l'on n'a jamais parlé, est une convention sociale, une affaire d'éducation, tandis que l'amitié que je porte à la pauvre bête qui agonise là sous mes yeux en pensant à moi dans la mesure de son intelligence, est un sentiment presque d'égal à égal, en supposant même que Scipion n'ait pas été longtemps mon supérieur.

Quant à ce trône qui croule, il tombe sous la mine incessante de huit siècles de despotisme, sous la parole de tous les grands philosophes et de tous les esprits sublimes de notre temps, et ses débris, symboles de haine et de vengeance, essayent, en roulant vers l'abîme, d'entraîner avec eux tout ce qu'il y a de courageux, de loyal et de patriotique dans no1130 tre époque.

Notre pauvre Scipion est mort.

Un dernier frémissement d'agonie a parcouru tout son corps, ses yeux se sont fermés, il a poussé un faible gémissement, et tout a été fini pour lui.

Ô mort! ô éternité! n'est-ce pas que tu es la même pour tous les êtres créés, ou du moins pour tous ceux dont les cœurs ont battu, pour tous ceux qui ont souffert, pour tous ceux qui ont aimé.

Scipion est enterré dans le jardin, et sur la pierre qui le couvre j'ai gravé le seul mot: FIDELIS.

*
* *

Là, malgré lui, Jacques Mérey s'arrêta. Cet homme qui avait vu tant de grands événements d'un œil sec, avait senti malgré lui les pleurs obscurcir son regard; une larme d'Éva avait laissé sa trace sur le manuscrit; une larme de Jacques tomba près d'elle.

Puis il regarda tristement le lit où elle avait couché, la chaise où elle s'était assise, la table où elle avait mangé, fit plusieurs tours dans la chambre, vint s'asseoir sur son fauteuil, reprit son manuscrit et se remit à lire.

Mais il y avait une grande lacune entre l'endroit où il était arrivé et celui où le récit continuait.

Il reprenait à la date du 26 MAI 1793.

*
* *

Je pars pour la France demain soir. C'est le premier usage que je fais de ma liberté. Je ne crois pas courir aucun danger, et, si j'en cours, je les braverai joyeusement en pensant que c'est pour toi que je les brave.

Ma pauvre tante est morte hier d'une apoplexie foudroyante. Elle faisait son whist avec deux vieilles dames et son directeur; c'était à son tour à jouer, elle tenait les cartes et ne jouait pas.

—Jouez donc, lui dit son partner.

Mais au lieu de jouer, elle poussa un soupir et se renversa dans son fauteuil.

Elle était morte.

Quel bonheur, le 4 juin au plus tard, je serai dans tes bras, car je ne puis croire que tu m'aies oubliée!

Tu trouveras peut-être étonnant que je n'aie pas une parole de regret pour la pauvre vieille fille que nous conduirons demain à sa dernière demeure, quand j'ai employé six pages à te parler de la mort et de l'agonie de mon chien; mais, que veux-tu, je suis l'enfant de la nature, je ne sais pleurer que ce que je regrette, et je ne puis, en conscience, regretter une parente que je n'ai connue que comme ma geôlière.

Voici l'épitaphe que j'ai composée pour elle et dont son orgueil héraldique serait satisfait, je crois, si elle pouvait la lire.

CY GIT
TRÈS-HAUTE ET TRÈS-PUISSANTE DEMOISELLE
CLAUDE-LORRAINE-ANASTASIE-LOUISE-ADÉLAIDE
DE CHAZELAY,
DE SON VIVANT CHANOINESSE ET SUPÉRIEURE
DES DAMES AUGUSTINES
DE BOURGES.
LE VENT DES RÉVOLUTIONS L'A EMPORTÉE
SUR LA TERRE ÉTRANGÈRE OU ELLE EST
MORTE
LE XXV MAI 1793.
PRIEZ LE SEIGNEUR POUR SON ÂME.

Au revoir, mon bien-aimé, la première fois que je te dirai je t'aime, ce sera de vive voix!

*
* *

Oh! la malheureuse enfant! s'écria Jacques Mérey en laissant tomber le manuscrit; elle sera arrivée le surlendemain du jour où j'aurai quitté Paris!...

Mais comme l'intérêt croissait pour lui, il le ramassa avec un soupir, et en reprit avidement la lecture.

IV

Oh! décidément, j'étais maudite avant ma naissance, et la malédiction écartée un instant par toi est retombée plus pesante sur ma tête.

J'arrive à Paris. Je m'arrête à l'hôtel même de la diligence. Je dépose mes malles dans ma chambre. Je cours à la Convention, je me précipite dans une tribune, je te cherche des yeux parmi les députés, je ne te vois pas; je demande où sont les girondins.

On me montre des bancs vides.

—C'est là qu'ils étaient, me dit-on.

—Qu'ils étaient?...

—Arrêtés! prisonniers! en fuite!

Je redescends avec l'intention d'interroger un député dont la physionomie m'inspirera quelque confiance.

Je croise un représentant dans le corridor: au moment où je le croise, une voix appelle: Camille!

Il se retourne.

—Citoyen, lui dis-je, on vient de vous appeler Camille.

—Oui, citoyenne, c'est mon nom de baptême.

—Seriez-vous le citoyen Camille Desmoulins, par hasard?

—Trop heureux si je pouvais vous être bon à quelque chose.

—Vous avez connu le représentant Jacques Mérey? lui demandai-je vivement.

—Quoiqu'il fût d'un parti opposé au mien, nous étions amis.

—Pouvez-vous me dire où il est?

—Savez-vous s'il est arrêté ou en fuite?

—Je ne savais pas même, il y a dix minutes, qu'il fût proscrit. J'arrive de Vienne. Je suis sa fiancée. Je l'aime!

—Ah! pauvre enfant! Vous avez été chez lui?

—Il y a huit mois que nous sommes séparés sans nouvelles l'un de l'autre, je ne sais pas même où il demeurait.

—Je le sais, moi. Voulez-vous prendre mon bras? nous irons à son hôtel; peut-être le propriétaire pourra-t-il nous donner des renseignements; il saura du moins s'il a été arrêté chez lui.

—Ah! vous me sauvez la vie! Allons.

Je pris le bras de Camille, nous traversâmes la place du Carrousel, nous entrâmes à l'hôtel de Nantes.

Nous demandâmes le propriétaire, Camille Desmoulins se nomma; on nous introduisit dans un petit cabinet dont le propriétaire referma avec soin la porte.

—Citoyen, lui dit Camille, tu logeais ici un député qui était mon ami à moi et le fiancé de la citoyenne.

—Le citoyen Jacques Mérey, dis-je vivement.

—Oui, à l'entresol; mais depuis le 2 juin il a disparu.

—Écoute, dit Desmoulins, nous ne sommes ni de la police, ni de la Commune, ni partisans du citoyen Marat, par conséquent tu peux te fier à nous.

—Je le ferais bien volontiers, dit le propriétaire, mais j'ignore complètement ce que le citoyen Mérey est devenu. Le soir du 2 juin, un gendarme est venu pour l'arrêter, et, voyant qu'il n'y était pas, il est resté dans sa chambre, en l'attendant toute la journée d'avant-hier et d'hier; mais, voyant qu'il faisait une faction inutile, il est parti.

—Depuis quand n'avez-vous pas revu Jacques Mérey?

—Depuis le 2 juin au matin. Il est sorti, comme d'habitude, pour aller à la Convention nationale.

—Je l'ai vu à son banc jusqu'à quatre heures, dit Camille.

—Et il n'a pas reparu chez vous? demanda Éva.

—Je ne l'ai pas revu.

—Si l'on vous en croyait, dit Éva, il serait parti sans vous payer, ce qui n'est pas probable.

—Le citoyen Jacques Mérey payait tous les matins sa dépense et son loyer de la veille, prévoyant justement le cas où viendrait le moment de fuir sans perdre une minute.

—Un homme qui prend ces précautions-là, dit Camille, ne les prend pas pour se laisser arrêter. Il se sera probablement dirigé vers Caen avec les autres proscrits.

—Avec lequel de ses amis de la Gironde était-il particulièrement lié?

—Avec Vergniaud, dit le maître de l'hôtel, c'est celui que j'ai vu venir le visiter le plus souvent.

—Vergniaud doit être arrêté, fit Camille; Vergniaud est trop paresseux pour avoir essayé de fuir.

—Comment s'assurer s'il est ou s'il n'est pas arrêté?

—C'est bien facile, dit Camille.

—Comment cela?

—Julie Candeille doit le savoir.

—Qu'est-ce que Julie Candeille?

—C'est une charmante actrice du Théâtre-Français qui a fait avec Vergniaud la Belle fermière.

—Mais mademoiselle Julie Candeille craindra probablement de se compromettre.

—Oh! pauvre fille, elle passerait dans le feu pour lui.

—Mais de compromettre Vergniaud.

—Je lui ferai cette simple question: Est-il ou n'est-il pas arrêté? Elle me répondra oui ou non, je ne vois rien là dedans qui puisse le compromettre.

—Allons chez mademoiselle Candeille.

Le propriétaire de l'hôtel appela un fiacre, nous montâmes dedans, Camille lui donna l'adresse de l'actrice. Cinq minutes après, il s'arrêtait devant le numéro 12 de la rue Bourbon-Villeneuve.

—Montez-vous avec moi, demanda Camille, ou demeurez-vous à m'attendre? Si rapide que je sois, je vous préviens que vous trouverez le temps long.

—Je monte avec vous. Mais ma présence ne l'inquiétera-t-elle point?

—Vous m'attendrez dans l'antichambre, dit Camille. Si je suis trop longtemps à revenir, vous ferez l'inconvenance d'entrer.

Nous montâmes rapidement un élégant escalier. Camille sonna. La femme de chambre vint ouvrir.

—Oh! s'écria-t-elle avant que Camille eût même ouvert la bouche; mademoiselle a défendu sa porte; elle a fait prévenir au Théâtre-Français qu'elle ne jouerait pas. Mademoiselle ne peut pas recevoir.

—Ma belle Marton, fit Camille sans s'inquiéter de la réponse, dites tout simplement à mademoiselle Candeille: Le citoyen Camille.

La femme de chambre entra, et presque aussitôt on entendit retentir ces mots:

—Oh! si c'est Camille, qu'il entre, qu'il entre!

Camille me fit un signe et passa dans la chambre de mademoiselle Candeille. Cinq minutes après on m'appela.

Elle était au lit, les yeux rougis de larmes; mais comme la coquetterie ne perd jamais ses droits chez la femme, elle y était dans un négligé charmant.

Jamais on n'avait mieux pris ses aises et ses avantages pour pleurer.

—Mademoiselle, me dit la belle artiste, j'apprends que nous souffrons des mêmes craintes, et que la souffrance nous rend sœurs; quoique bien malheureuse moi-même, puis-je quelque chose pour vous; alors ce sera un allégement à mes douleurs.

Et elle me fit signe de venir m'asseoir sur son lit.

J'y allai, elle me prit les deux mains.

—Et maintenant, parlez, dit-elle.

—Hélas! lui dis-je, je n'ai qu'une chose à vous demander. Il paraît que l'homme que j'aime était lié d'amitié avec l'homme que vous aimez; sont-ils arrêtés ensemble, ont-ils fui ensemble; en me donnant des nouvelles de l'un, pouvez-vous me donner des nouvelles de l'autre? L'homme que j'aime se nomme Jacques Mérey.

—Je le connais, madame; il m'a été présenté par Vergniaud comme un des hommes les plus distingués du parti. Le 1er juin, c'est-à-dire il y a quatre jours, il assista à la dernière séance où les girondins décidèrent de se retirer en province et de soulever les départements.

—Croyez-vous que Jacques ait adopté ce parti? Dans ce cas, je saurais presque où le retrouver.

—Je ne crois pas, car dans la discussion il a été d'un avis contraire; il a déclaré qu'il ne se croyait pas le droit de se faire à l'extérieur l'allié de l'Autriche, à l'intérieur celui de la Vendée. Cet avis a été aussi celui de Vergniaud.

—Et depuis lors vous n'avez eu aucune nouvelle?

—Aucune. Je m'attends seulement à apprendre d'un moment à l'autre que Vergniaud est arrêté.

Et mademoiselle Candeille porta à ses yeux, d'où coulaient de véritables larmes, un mouchoir de batiste brodé et parfumé.

—D'après ce que j'entends et d'après ce que je vois, ce qu'il y a de mieux à faire, dit Camille Desmoulins, c'est que mademoiselle—et il m'indiquait du regard—prenne un logement bien retiré pour ne point fixer les yeux sur elle. Comme fille d'émigré, comme fiancée d'un girondin, sa présence ne me paraît pas sans danger à Paris, et le tribunal révolutionnaire en a bientôt fini avec ceux qu'il soupçonne, et surtout avec ceux qu'il ne soupçonne pas. Moi, pendant qu'elle se tiendra bien tranquille, j'irai aux informations, et Lucile ou moi lui porterons des nouvelles.

Je regardai mademoiselle Candeille en l'interrogeant des yeux.

—C'est en effet ce qu'il y a de plus raisonnable à faire, à mon avis du moins, dit-elle; si je vois Vergniaud, ce dont je doute, non point que j'ignore où il est, mais la police doit avoir les yeux sur moi, et la conviction que j'en ai m'impose la plus grande circonspection; si je vois Vergniaud, je l'interrogerai, et, si j'apprends quelque chose, vous le saurez aussitôt, mon cher Camille; comptez sur moi dans la mesure de mes forces, ma jeune et belle amie, continua-t-elle en se tournant de mon côté. Notre cause est la même. Pour être née dans les larmes, notre amitié, je l'espère, n'en sera pas moins durable.

Et, m'embrassant une dernière fois, elle se laissa retomber dans une pose pleine de grâce sur son oreiller.

—Que décidez-vous? demanda Camille quand nous fûmes remontés dans notre fiacre.

—Je suivrai votre avis, lui répondis-je.

—Eh bien! alors, ne perdons point de temps à le mettre à exécution. Je connais, rue des Grès, un petit appartement qui, je l'espère, vous conviendra à merveille; prenez vos malles à la diligence et allons le voir.

—Mais s'il ne me convient pas?

—Nous en chercherons un autre et nous ne descendrons pas du fiacre que nous ne l'ayons trouvé. Dieu merci, les logements ne manquent point à Paris à cette heure.

Le logement de la rue des Grès me convenait à merveille: c'étaient deux petites chambres et un cabinet très propres, sur une cour; je m'y installai séance tenante.

Deux heures après j'avais la visite de Lucile, elle venait se mettre à ma disposition.

Le seul service que j'eusse à réclamer d'elle c'était de me trouver une femme de chambre sur laquelle je pusse compter. Le même soir elle m'envoya une paysanne d'Arcis-sur-Aube, dont la mère était sœur de lait de Danton; elle était venue à Paris se recommandant de lui; mais Danton était à Sèvres, tout entier à ses nouvelles amours. Le gladiateur prenait des forces pour les luttes futures.

Camille l'avait remplacé près de sa compatriote, et il la plaçait près de moi.

Comme elle s'appelait Marie de son nom de baptême, et Le Roy de son nom de famille, on avait cru par précaution en l'envoyant à Paris devoir changer ces deux noms, elle s'appelait Jacinthe Pommier.

Ces deux noms d'une innocence incontestable avaient remplacé les deux noms que les circonstances incriminaient.

C'était une bonne fille dont je n'eus jamais qu'à me louer.

Quelques jours après Camille vint me voir, il avait des nouvelles de Caen. Il savait que Guadet, Gensonné, Péthion, Barbaroux, et deux ou trois autres proscrits avaient trouvé asile dans cette ville; mais Jacques Mérey n'était point avec eux.

Quelques jours après, Jacinthe m'annonça Danton. Il était enfin revenu à Paris. Je savais qu'il avait été le meilleur ami de Jacques, et Camille Desmoulins m'avait même dit qu'il lui avait offert un asile qu'il avait refusé.

Je courus ouvrir moi-même la porte de la chambre où je me tenais d'habitude, mais, si bien que je fusse prévenue de cette laideur léonine de Danton, je fis un pas en arrière.

—Bon, dit-il en riant, c'est encore un tour de ma figure.

Et comme je voulais m'excuser.

—N'en faites rien, me dit-il, j'y suis habitué. Puis, en prenant la chaise que je lui offrais:

—Savez-vous, me dit-il, ce qui m'a rendu athée? c'est ma laideur. Je me suis dit que si Dieu entrait pour quelque chose, ne fût-ce que comme conseil, dans la composition de la race humaine, il y aurait trop d'injustice à vous faire, vous, si belle, et moi si laid. Non, j'aime mieux mettre cela sur le compte du hasard, c'est-à-dire de la matière inintelligente qui produit sans s'occuper de la production. Et quand on pense qu'il y a un homme plus laid que moi encore, c'est Marat; connaissez-vous Marat?

—Non, citoyen; je ne l'ai jamais vu.

—Voyez-le, et je vous réponds qu'après vous me recevrez sans broncher.

—Mais je vous jure, citoyen..., lui dis-je en rougissant.

—Ne parlons plus de cela, parlons de Jacques Mérey.

—Vous venez m'en donner des nouvelles, m'écriai-je en lui pressant les mains.

—Ah! voilà que j'embellis, dit en riant Danton.

—Je vous en supplie, citoyen, dites-m'en ce que vous savez.

—Je n'en sais rien, sinon qu'il vous aime comme un fou, et il a, ma foi! bien raison, il n'y a rien de bon que l'amour. Tel que vous me voyez, et avec cette figure-là, je suis amoureux, amoureux de ma femme, que je viens d'épouser. Un ange comme vous, pas si belle que vous, mais digne cependant de porter avec vous la queue de la robe de la Vierge. Vous savez que pour me marier j'ai reconnu tout cela, la Vierge, le Saint-Esprit, Dieu le père, la sainte Trinité, tout le bataclan. Je me suis confessé des pieds à la tête. Si Marat savait cela, il y aurait de quoi me faire couper le cou; mais vous ne le lui direz point, n'est-ce pas, et en échange je vous dirai que, probablement à cette heure, s'il est parvenu à gagner la frontière, Jacques Mérey bouleverse Vienne pour vous trouver.

—Mais qui lui a dit que j'étais à Vienne?

—Moi. Josephplatz, maison nº 11. Était-ce bien cela?

—Oh! oui, mon Dieu!

—Eh bien, si vous aviez eu la patience de l'attendre, il est probable qu'à l'heure qu'il est il vous serrerait contre son cœur.

—Pour l'amour du ciel! citoyen Danton, m'écriai-je, mettez un peu d'ordre dans ce que vous me dites ou vous me rendrez folle.

—Eh bien! voyons, je ne demande pas mieux; vous connaissez la catastrophe du 31 mai.

—Vous voulez parler de la proscription des girondins.

—Qui n'a eu lieu en réalité que le 2 juin, n'est-ce pas?

—Oui.

—Eh bien! depuis longtemps Jacques m'avait confié son amour pour vous et m'avait prié de chercher à savoir où vous demeuriez. Il est inutile que je vous dise par quel moyen j'ai eu votre adresse; le 30 mai elle m'est arrivée; de sorte que le 2 juin, en prenant congé de lui et en lui offrant un asile chez moi, qu'il m'a refusé sous prétexte qu'il en avait un plus sûr, mais en réalité, je crois, pour ne pas me compromettre, j'ai pu, pour dernier adieu, lui laisser dans la main, Josephplatz, 11, Vienne.

—Et alors il est parti?

—Je le crois.

—Sauvé, alors?

—N'ayez pas trop grande confiance sous ce rapport; la Providence est bonne fille, mais elle a ses caprices; dans tous les cas nous n'avons aucune nouvelle de lui. Vous connaissez le proverbe, Pas de nouvelles, bonnes nouvelles.

—Mais, ajoutai-je en hésitant.

—Parler.

—Par le même moyen que vous vous êtes procuré l'adresse, pourra-t-on avoir des nouvelles?

—Je l'espère.

—Que dois-je faire?

—Ce que vous faisiez là-bas quand vous étiez là-bas et qu'il était ici, attendre.

—Attendre; c'est bien long d'attendre.

—Quel âge avez-vous?

—Pas encore dix-sept ans.

—Vous pouvez attendre un an ou deux, même trois, sans qu'il vous trouve trop vieille à son retour.

—Vous croyez donc que tout sera fini dans deux ou trois ans?

—Dame! quand il n'y aura plus personne à guillotiner, il faudra bien que cela finisse, et du train dont nous y allons, la besogne marche.

—Mais lui...

—Oui, je comprends, il n'y a que lui qui vous inquiète.

—Vous espérez qu'il aura gagné la frontière.

—Nous sommes aujourd'hui le 20 juin, s'il était pris, on le saurait; s'il était tué, et l'on ne se tue pas quand on aime, on le saurait encore. Il y a donc bien des chances pour qu'il ait gagné l'étranger. Je vais mettre ma police en campagne, et aux premières nouvelles vous me reverrez, à moins que...

Il se mit à rire.

—Monsieur Danton, lui dis-je, voulez-vous me laisser vous embrasser en récompense des bonnes nouvelles que vous m'avez apportées?

—Moi? fit-il tout étonné.

—Oui, vous.

Il approcha du mien son terrible visage, que j'embrassai sur les deux joues.

—Ah! par ma foi! dit-il, il faut que vous l'aimiez bien!

Et il sortit en riant.

Oh! oui, je t'aime, mon bien-aimé, et je ferais bien autre chose que d'embrasser Danton pour te revoir.

Quelques jours plus tard je vis entrer Danton.

Sa figure avait une expression remarquable de tristesse.

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