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Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

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RÉDEMPTION


DEUXIÈME PARTIE

LA FILLE DU MARQUIS

TOME II

IX

SUITE DU MANUSCRIT

————

XVI

Nous fîmes quelques pas en silence. Puis tout à coup un grand frisson courut parmi cette foule et gagna les condamnés eux-mêmes, car, comme les charrettes tournaient la porte Saint-Honoré, quoiqu'ils fussent assis à reculons et qu'ils ne pussent par conséquent voir l'instrument de leur supplice, ils devinèrent qu'ils étaient arrivés en face de lui.

Moi, au contraire, j'éprouvai un sentiment de joie; je me dressai sur la pointe des pieds et je vis la guillotine élevant au-dessus de toutes les têtes ses deux grands bras rouges vers le ciel, où tendent toutes choses. J'en étais arrivée à préférer même le néant, qui effrayait tant ces malheureux, au doute dans lequel je vivais depuis plus de deux ans.

—Nous y sommes, n'est-ce pas? demanda un forçat d'une voix sombre.

—Nous allons y être dans cinq minutes.

—On nous guillotinera les derniers, puisque nous sommes dans la dernière charrette, dit un autre de ces malheureux se parlant à lui-même. Nous sommes trente, un par minute, c'est encore une demi-heure que nous avons à vivre.

La foule continuait à hurler contre eux et à me plaindre; elle était devenue si épaisse que les gendarmes qui précédaient les charrettes ne purent leur ouvrir un chemin. Il fallut que de la place de la Révolution, où il veillait près de l'échafaud, le général Henriot en personne se détachât, le sabre à la main, et, suivi de cinq ou six gendarmes, ouvrît la voie avec des jurements terribles.

Son cheval était lancé si brutalement que, de l'élan que lui avait donné son cavalier, renversant femmes et enfants, il pénétra jusqu'à la dernière charrette.

Il me vit debout au milieu de tous ces hommes agenouillés.

—Pourquoi n'es-tu pas à genoux comme les autres? me demanda-t-il.

Le forçat qui m'avait dit de prier pour eux entendit la question et se redressa:

—Parce que nous sommes coupables et qu'elle est innocente, parce que nous sommes faibles et qu'elle est forte, parce que nous pleurons et qu'elle nous console.

—Bon! cria Henriot, encore quelque héroïne comme Charlotte Corday ou madame Roland; je croyais pourtant bien que nous étions débarrassés de toutes ces viragos.

Puis aux charretiers:

—Allons, dit-il, le chemin est libre, marchez!

Et les charrettes se remirent en marche.

Cinq minutes après, la première charrette s'arrêtait au pied de l'échafaud.

Les autres s'arrêtèrent d'un mouvement successif qui s'étendit de la première à la cinquième.

Un homme en carmagnole et en bonnet rouge était au pied de l'échafaud, entre l'escalier de la guillotine et les charrettes qui, l'une après l'autre, apportaient leur chargement.

Il appela à voix haute le numéro et le nom du condamné.

Le condamné descendait seul, ou soutenu par les aides, montait sur la plate-forme, s'y agitait un instant, puis disparaissait. On entendait un coup mat, puis tout était fini.

L'homme à la carmagnole appelait le numéro suivant.

Le forçat qui avait calculé qu'il y en avait encore pour une demi-heure, comptait ces coups sourds, et à chacun de ces coups tressaillait et gémissait.

Au bout de six coups il y eut une interruption.

Il poussa un soupir et secoua la tête pour en faire tomber la sueur qu'il ne pouvait essuyer.

—C'est fini avec la première charrette, murmura-t-il.

En effet, la seconde charrette prit la place de la première, puis la troisième celle de la seconde; le mouvement parvint ainsi jusqu'à nous, et nous approchâmes de l'échafaud de toute la longueur de la première charrette vide.

Puis les coups continuèrent à retentir, et le malheureux continua de compter en pâlissant et en frissonnant de plus en plus.

Au sixième coup, même interruption, même mouvement.

Les coups recommencèrent, plus perceptibles seulement à mesure que nous nous rapprochions.

Le forçat continuait de compter; mais, au numéro 18, la parole s'éteignit sur ses lèvres, il s'affaissa sur lui-même, et l'on n'entendit plus qu'une espèce de râle.

Les coups continuaient à retentir avec une effrayante régularité. La charrette que l'on vidait séparait seule la nôtre de l'échafaud.

Le forçat qui m'avait dit de prier releva la tête.

—Notre tour vient, dit-il, sainte enfant, bénis-moi!

—Le puis-je, avec mes mains liées? lui demandai-je.

—Tourne-moi le dos, dit-il.

Je fis le mouvement qu'il désirait, et avec les dents je sentis qu'il dénouait la corde qui me liait les mains.

Une fois déliées, je les élevai au-dessus de sa tête.

—Que Dieu vous soit miséricordieux, lui dis-je, et autant qu'il est permis de bénir à une pauvre créature qui aurait besoin de bénédiction pour elle-même, je vous bénis!

—Et moi! et moi! dirent deux ou trois voix.

Et les autres forçats se soulevaient avec effort.

—Et vous aussi, leur dis-je. Du courage, mourez en hommes et en chrétiens!

Les hommes se redressèrent sous ma parole, et comme la dernière charrette était vide, la nôtre fit un tour sur elle-même et alla prendre sa place.

Alors le funèbre appel commença.

Mes compagnons, nommés tour à tour, descendirent les uns après les autres. Celui qui avait compté les coups était le vingt-neuvième: il fallut l'emporter, il était sans connaissance.

Le trentième se leva de lui-même avant qu'on l'eût appelé.

On l'appela.

—Priez pour moi, dit-il; et il descendit, calme et ferme.

Sous ma parole, il était revenu du désespoir à la sérénité.

Avant de se coucher sur la fatale bascule, il me jeta un dernier regard.

Je lui montrai le ciel.

Sa tête tomba, je descendis à mon tour.

L'homme à la carmagnole me barra le chemin.

—Où vas-tu? me demanda-t-il étonné.

—Je vais mourir, lui répondis-je.

—Comment te nommes-tu?

—Éva de Chazelay.

—Tu n'es pas sur ma liste, dit-il.

J'insistai pour passer.

—Citoyen exécuteur, cria l'homme à la carmagnole, voilà une jeune fille qui n'est pas sur ma liste et qui n'a pas de numéro; que faut-il faire?

Le bourreau se rapprocha de la balustrade, et, me regardant:

—La reconduire en prison, dit-il, ce sera pour un autre jour.

—Pourquoi remettre la chose à un autre jour puisqu'elle est là? cria Henriot. Allons, finissons-en tout de suite, je suis attendu à dîner.

—Pardon, citoyen Henriot, dit l'exécuteur avec une certaine déférence, mais d'une voix ferme; l'autre jour, pour la pauvre petite Nicole, j'ai été injurié et menacé, et cependant elle avait son numéro et elle était sur la liste; avant-hier, pour Osselin, qui était à moitié mort et qu'on aurait bien pu laisser mourir tout à fait et tranquillement, on m'a jeté des pierres, et cependant il avait son numéro et était sur la liste. Aujourd'hui, pour cette jeune femme, qui n'a pas de numéro, qui n'est pas sur la liste, on me mettrait en morceaux! Merci! c'était bon dans les commencements, mais aujourd'hui on se lasse. Tenez, entendez-vous comme la foule commence à gronder!

Et, en effet, il se faisait dans la peuple ce mouvement de houle qui se fait sur les flots au moment de la tempête.

—Mais puisque je consens à mourir! criai-je à l'exécuteur, qu'importe que je sois sur la liste ou que je n'y sois pas!

—Il m'importe, à moi, la belle enfant! dit le bourreau; je ne fais pas mon métier par enthousiasme.

—Diable! et à moi aussi, dit l'homme à la carmagnole. Je dois mes comptes au tribunal révolutionnaire; ma demande est de trente têtes, et non de trente et une. Les bons comptes font les bons amis.

—Misérable! cria Henriot en brandissant son sabre et en s'adressant à l'exécuteur, je t'ordonne d'en finir avec cette aristocrate! Et, si tu ne m'obéis pas, tu auras affaire à moi.

—Citoyens, cria l'exécuteur s'adressant au peuple, j'en appelle à vous! On m'ordonne d'exécuter une enfant qui n'est pas sur ma liste. Dois-je le faire?

—Non! non! non! crièrent des milliers de voix.

—À bas Henriot! à bas les guillotineurs! crièrent quelques spectateurs.

Henriot, à demi ivre comme toujours, poussa son cheval dans la foule, du côté d'où venaient les menaces.

Alors les pierres commencèrent à pleuvoir et les bâtons à se lever.

—Prends mon bras, citoyenne, dit l'homme à la carmagnole.

Le tumulte augmentait. Le peuple se jetait sur l'échafaud pour le démolir; les gendarmes accouraient au secours de leur chef. Je voulais bien mourir, mais je ne voulais pas être mise en pièces ni écrasée sous les pieds des chevaux.

Je me laissai entraîner.

Le peuple, qui me reconnaissait et qui croyait qu'on voulait me sauver, s'ouvrit de lui-même devant moi en criant:

—Passez! passez!

Au coin du quai des Tuileries, nous trouvâmes une voiture.

L'homme à la carmagnole en ouvrit la porte, m'y poussa et monta après moi.

—Aux Carmes! cria-t-il au cocher.

La voiture partit au grand trot, longea le quai des Tuileries, gagna le pont aussi vite qu'elle put et s'enfonça dans la rue du Bac. Au bout d'une course d'un quart d'heure, elle s'arrêta devant le couvent des Carmes, changé en prison depuis deux ans.

Mon compagnon descendit de fiacre et frappa à une petite porte devant laquelle se promenait une sentinelle.

La sentinelle s'arrêta, regarda curieusement dans l'intérieur du fiacre, vit une femme seule, ne jugea point qu'il y eût rien là d'inquiétant, et continua sa promenade.

La porte s'ouvrit, le concierge parut accompagné de deux chiens.

Ces chiens me rappelèrent ceux de la Force, auxquels le brave Ferney m'avait fait reconnaître le jour de mon arrivée dans la prison.

—Ah! c'est toi, citoyen commissaire! dit le concierge; qu'y a-t-il de nouveau?

—Une pensionnaire que je t'amène, dit l'homme à la carmagnole.

—Tu sais que nous regorgeons, citoyen commissaire, répondit le concierge.

—Bon! c'est une ci-devant, tu peux la mettre dans le même cachot que les deux aristocrates que je t'ai envoyées aujourd'hui.

—Qu'elle vienne, dit le concierge en haussant les épaules; une de plus, une de moins...

—Viens! me cria l'homme à la carmagnole.

Je descendis du fiacre et j'entrai. La porte se referma derrière moi.

—Passe à la geôle, me dit le concierge.

—Prenez un faux nom, me dit tout bas l'homme à la carmagnole.

J'étais tout étourdie de tout ce qui venait de se passer autour de moi. J'obéis sans me rendre compte de ce que je faisais... Ce fut ton nom, mon bien-aimé, qui se présenta à ma bouche.

—Comment te nommes-tu? me demanda le concierge.

—Hélène Mérey, répondis-je.

—Sous quelle accusation es-tu conduite ici?

—Elle ne le sait pas elle-même, se hâta de dire le commissaire; mais tout s'éclaircira sous deux ou trois jours. Je vais m'occuper d'elle, et je reviendrai.

Puis tout bas:

—Vous, dit-il, ne songez qu'à une chose, c'est à vous faire oublier.

Et il sortit en me faisant un signe d'espoir. Il croyait sans doute que je tenais à la vie.

Je restai seule avec le concierge.

—As-tu de l'argent, citoyenne? demanda-t-il.

—Non, lui répondis-je.

—Alors, tu vivras au régime de la prison.

—Au régime que vous voudrez.

—Viens.

—Je vous suis.

Nous traversâmes la cour, puis par un corridor humide il me conduisit à un cachot étroit et sombre dans lequel on descendait par deux marches et qui ouvrait par une lucarne grillée sur le jardin de l'ancien monastère. Il y avait déjà dans ce cachot, comme j'en avais été prévenue à l'avance, deux femmes: l'une des deux femmes était cette belle personne que j'avais rencontrée dans le tombereau des prisonniers au coin de la rue Saint-Martin; elle tenait encore à la bouche le bouton de rose que je lui avais envoyé.

Elle me reconnut, poussa un cri de joie et vint à moi les bras ouverts.

Je répondis par un cri pareil et la pressai contre mon cœur.

—C'est elle! comprends-tu, chère Joséphine? c'est elle! Quelle bonheur de la revoir quand je la croyais guillotinée.

Cette belle créature à qui j'avais jeté mon bouton de rose était Terezia Cabarrus.

L'autre était Joséphine Tascher de la Pagerie, veuve du général Beauharnais.

XVII

Quelqu'un m'aimait encore dans ce monde; j'étais rattachée à la vie.

Cette amitié naissante s'étendit par des fils imperceptibles à mon amour pour toi. Je ne sais comment il me revint au cœur un peu de cet espoir complètement perdu.

De temps en temps, au fond de ma poitrine, une voix sourde murmure:

—S'il n'était pas mort cependant!

Mes deux nouvelles compagnes me demandèrent d'abord le récit de mes aventures. Mon retour avait été non-seulement quelque chose d'étonnant mais de fabuleux. Comme Eurydice, je revenais du pays de la mort.

Après m'avoir vu sur la charrette des condamnés, après avoir reçu mon dernier héritage, ce bouton de rose cueilli au mur d'une prison, Terezia me revoyait vivante.

J'avais passé sous la guillotine au lieu de passer dessus.

Je leur racontai tout.

Elles étaient jeunes toutes deux, toutes deux aimaient, toutes deux se consumaient de souvenirs, d'impatience, de soif de vivre. Chaque fois qu'on frappait à la porte, elles se regardaient tremblantes, sentant passer jusqu'à leur cœur les affres de la mort.

Elles m'écoutèrent avec un étonnement qui touchait à l'incrédulité. J'avais seize ans, j'étais belle, et cependant, fatiguée de la vie, j'avais aspiré à la mort.

À cette seule idée de voir les condamnés diminuer un à un, d'entendre trente fois de suite le bruit du couperet mordant dans la chair, elles étaient prêtes à tomber en convulsions.

À leur tour elles me dirent leur vie.

Je ne sais pourquoi il me semble que ces deux femmes sont trop belles et trop distinguées pour ne pas être appelées un jour à jouer un grand rôle dans le monde. Voilà pourquoi je vais m'occuper d'elles un peu longuement.

Puis, si c'était moi qui mourusse et toi qui revinsses, il est bon que tu saches les deux femmes à qui tu peux demander les derniers secrets de mon cœur. Puis que ferais-je si je ne t'écrivais pas? T'écrire c'est essayer de me persuader encore que tu es vivant. Je me dis qu'il n'est pas probable, mais qu'il est possible qu'un jour tu lises ce manuscrit; à chaque page tu verras que je pense à toi, et que pas un instant seul je n'ai cessé de t'aimer.

Terezia Cabarrus est la fille d'un banquier espagnol; elle a été mariée à quatorze ans à M. le marquis de Fontenay.

C'était un véritable ci-devant, comme on appelle maintenant un marquis, entiché de son blason et de ses girouettes, croyant à l'imprescriptibilité de ses droits féodaux, vieux, joueur et libertin.

Dès les premiers jours de son mariage, Terezia se sentit mal mariée.

Les sentiments du marquis de Fontenay se rattachaient corps et âme à l'ancien régime, et, lorsque la loi des suspects parut, il se rendit justice à lui-même et se trouva tellement suspect qu'il résolut d'émigrer en Espagne.

Il partit emmenant avec lui Terezia.

À Bordeaux, les fugitifs s'arrêtèrent chez un oncle de Terezia, portant comme son père le nom de Cabarrus.

Pourquoi s'arrêtèrent-ils à Bordeaux au lieu de continuer leur route?

Pourquoi? Que de fois j'ai vu se dresser cette interrogation sur le chemin de la vie humaine.

Parce que c'était leur destinée d'être arrêtés à Bordeaux, et que toute leur existence peut-être devait découler de cette arrestation.

Pendant qu'elle est chez son oncle, Terezia apprend qu'un capitaine de vaisseau anglais, qui devait mettre à la voile emportant trois cents émigrés, refuse de lever l'ancre parce que la somme qui devait lui être comptée n'est point complète. Il manque trois mille francs à cette somme, et, ni par eux, ni par leurs amis, les fugitifs ne peuvent la faire.

Depuis trois jours ils attendent dans l'espoir et dans l'angoisse.

Terezia, qui ne dispose pas de sa fortune, demande trois mille francs à son mari, qui lui dit que, fugitif lui-même, il ne peut se dessaisir d'une si forte somme.

Trois mille francs en or, à cette époque, c'était une fortune.

Elle s'adresse à son oncle, qui fait une partie de la somme; elle vend des bijoux pour le reste et va porter les trois mille francs au capitaine anglais, qui attendait dans une auberge de la ville.

Le capitaine demande à l'aubergiste quelle est cette jolie femme qui sort de chez lui et qui n'a pas voulu dire son nom.

L'aubergiste la regarde s'éloigner; il ne la connaît pas; elle n'est pas de Bordeaux.

Le capitaine raconte à son hôte qu'elle vient de lui apporter les trois mille francs qu'il attendait et qu'il va partir.

Et, en effet, il règle son compte et part.

L'aubergiste était robespierriste; il court au comité et dénonce la citoyenne ***. Il voudrait bien dire son nom, mais il ne le sait pas. Il sait seulement qu'elle est très-jeune et très-jolie.

En revenant du comité, il traverse la place du Théâtre et voit la marquise de Fontenay se promener au bras de son oncle Cabarrus. Il reconnaît la femme mystérieuse, il confie le secret à trois ou quatre amis terroristes comme lui, et tous se mettent à suivre Terezia en criant:

—La voilà! la voilà celle qui donne de l'argent aux Anglais pour sauver les aristocrates!

Les terroristes se jettent sur elle et l'arrachent au bras de son oncle.

Peut-être allait-on la mettre en morceaux sur place, sans forme de procès, lorsqu'un jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, beau, portant admirablement le costume des députés en mission, voit du balcon de son appartement ce qui se passe sur la place, se précipite dehors, fend la foule, arrive à Terezia, lui prend le bras et dit:

—Je suis le représentant Tallien. Je connais cette femme. Si elle est coupable, elle appartient à la justice; si elle ne l'est pas, frapper une femme, et une femme innocente, serait un double crime; sans compter, ajoute-t-il, ce qu'il y a de lâche à maltraiter une femme!

Et Tallien, remettant la marquise de Fontenay au bras de son oncle Cabarrus, qu'il reconnaît, lui dit tout bas:

—Fuyez! vous n'avez pas de temps à perdre.

Mais Tallien avait compté sans le président du tribunal révolutionnaire, Lacombe. Lacombe, qui avait appris ce qui venait de se passer, avait ordonné d'arrêter la marquise de Fontenay.

On l'arrêta comme elle faisait mettre les chevaux à la voiture pour partir.

Le lendemain de son arrestation, Tallien se présenta au greffe.

Tallien n'avait-il pas réellement reconnu madame de Fontenay ou avait-il fait semblant de ne pas la reconnaître?

L'amour-propre de la belle Terezia voulait qu'il eût fait semblant.

Je n'avais jamais vu Tallien à cette époque; je reçus donc sur lui les impressions que voulut me faire partager la belle prisonnière.

Ses relations jusque-là avec Tallien avaient été tout un roman; seulement ce roman était-il fait par un caprice du hasard ou par un calcul de la Providence?

Le dénouement donnera raison à l'un ou à l'autre.

Voilà ce que m'a raconté Terezia, voilà ce que j'écris sous sa dictée:

Madame Lebrun était alors le peintre à la mode pour les femmes; elle voyait la nature sous son côté le plus beau et le plus gracieux. Il en résultait que la plus jolie femme était encore embellie et gracieusée par elle.

Le marquis de Fontenay voulut avoir, plus pour montrer à ses amis que pour le voir lui-même, un portrait de sa femme. Il la conduisit chez madame Lebrun, qui, en extase devant la beauté du modèle, s'engagea à faire le portrait, mais à la condition qu'on lui donnerait autant de séances qu'elle en demanderait.

Quand madame Lebrun, en effet, avait une femme d'une beauté médiocre à peindre, une fois qu'elle l'avait embellie, tout était dit; le modèle n'en pouvait demander davantage.

Mais quand le modèle était lui-même une beauté parfaite, c'était madame Lebrun qui recevait sa leçon de la nature au lieu de la lui donner, et alors elle ne négligeait rien pour atteindre à la reproduction parfaite de l'original qu'elle avait sous les yeux.

Madame Lebrun dans ce cas, et lors des dernières séances, prenait avis de tout le monde, si bien que M. de Fontenay, désireux de tenir enfin le portrait qu'on lui faisait tant attendre, avait un jour invité quelques-uns de ses amis à assister à la dernière ou tout au moins à l'avant-dernière séance du portrait que madame Lebrun était en train de faire de sa femme.

Rivarol était un de ses amis.

Comme presque tous les hommes dont l'esprit touche au génie, mais n'y atteint pas, Rivarol, étincelant dans la conversation, perdait énormément la plume à la main, et surchargeait de ratures une écriture déjà indéchiffrable par elle-même.

Il avait fait pour le libraire Panckoucke le prospectus d'un nouveau journal que celui-ci venait de publier.

Les compositeurs et le prote s'étaient exténués sur le prospectus de Rivarol, et n'étaient point arrivés à le lire.

Tallien, qui était correcteur chez l'illustre libraire, proposa de porter le prospectus à M. Rivarol, de le lire avec lui, et, après cette espèce de traduction, de revenir le faire composer.

En conséquence, il s'était présenté chez Rivarol, avait insisté pour le voir, et avait obtenu de sa servante cette confidence qu'il était chez madame Lebrun, c'est-à-dire dans la maison à côté.

Tallien se présenta, trouva la porte de l'appartement ouverte, chercha vainement quelqu'un pour l'annoncer, entendit parler dans l'atelier, et usant du privilége qui commençait à mettre toutes les classes sur le même pied, il ouvrit la porte et entra.

Tallien, en homme d'esprit qu'il était, eut trois mouvements parfaitement distincts et parfaitement appréciables: le premier, pour madame Lebrun, mouvement de respect; le second pour madame de Fontenay, mouvement d'admiration; le troisième, pour Rivarol, mouvement de condescendance envers l'homme d'esprit et de réputation.

Puis se tournant vers madame Lebrun avec beaucoup d'aisance et de grâce:

—Madame, lui dit-il, j'ai un avis fort pressé à demander sur un de ses ouvrages à M. de Rivarol... M. de Rivarol est fort difficile à trouver chez lui. On m'a renvoyé chez vous, et je me suis hasardé, autant par le désir de connaître un peintre célèbre que par le besoin de trouver M. Rivarol, je me suis hasardé à commettre cette indiscrétion.

Tallien avait vingt ans à peine à cette époque; lui aussi, comme Terezia, était dans toute la fleur de la jeunesse et de la beauté; de longs cheveux noirs, bouclés naturellement et se séparant sur le front, encadraient un visage éclairé par des yeux magnifiques, où brillait le germe de toutes les ambitions.

Madame Lebrun, admiratrice du beau, comme nous l'avons dit, salua Tallien, et, étendant la main vers Rivarol:

—Faites comme chez vous, dit-elle, voici celui que vous cherchez.

Rivarol, un peu blessé du procès fait à son écriture, voulut traiter Tallien en petit prote d'imprimerie. Mais Tallien, très-fort sur le latin et sur le grec, releva avec beaucoup d'esprit deux fautes faites par M. de Rivarol, l'une dans la langue de Cicéron, l'autre dans celle de Démosthènes. Rivarol, qui avait cru faire rire aux dépens de Tallien, comprit que Tallien venait de faire rire aux siens et se tut.

Tallien allait se retirer lorsque madame Lebrun l'arrêta.

—Monsieur, lui dit-elle, vous venez de signaler si heureusement deux erreurs de langue à M. de Rivarol, que je ne doute pas que vous n'ayez étudié Apelle et Phidias comme vous avez étudié Cicéron et Démosthènes. Vous n'êtes pas flatteur, monsieur, et c'est ce qu'il me faut, car tous ceux qui m'entourent ne sont occupés, quelque chose que je puisse leur dire, qu'à me cacher les défauts de mes œuvres.

Tallien se rapprocha sans embarras, et comme acceptant cette fonction de juge qui lui était dévolue.

Puis il regarda le portrait longuement et longuement l'original.

—Madame, dit-il enfin, il vous arrive à vous ce qui arrive aux peintres du plus grand talent, aux van Dyck, aux Velasquez, aux Raphaël même. Toutes les fois que l'art peut atteindre la nature, l'art triomphe; mais quand la nature dépasse la portée de l'art, c'est l'art qui est vaincu. Je ne crois pas qu'il reste rien à faire à la figure, vous n'atteindrez jamais à la perfection de l'original; mais vous pourriez placer la tête sur une teinte plus foncée, ce qui lui donnerait toute sa valeur. Cette légère correction faite, je crois, madame, que vous pourrez rendre le portrait à la personne qu'il représente. Toutes les fois qu'il sera loin d'elle, il sera parfait; seulement, quelque chose que vous fassiez, quelque artifice artistique que vous employiez, le rapprochement lui nuira toujours.

Deux ans s'étaient passés. Tallien avait grandi, il était devenu le secrétaire particulier d'Alexandre de Lameth.

Un soir que la marquise de Fontenay avait dîné chez son amie, madame de Lameth, Tallien, sans doute dans le but de revoir une seconde fois celle dont l'image était restée profondément empreinte dans sa poitrine, prit des lettres et vint demander si M. Alexandre de Lameth n'était point là.

Les deux dames prenaient le frais sur une terrasse toute garnie de massifs de fleurs.

—Alexandre n'est point là, dit la comtesse, mais j'allais sonner pour que l'on coupât pour madame de Fontenay cette branche de rosier toute chargée de rose blanches; vous n'êtes pas un serviteur, M. Tallien, aussi c'est à titre de service que je vous prie de couper cette branche.

Tallien la brisa entre ses doigts et la présenta à la comtesse.

—Ce n'était pas pour moi que je vous demandais ces fleurs, dit madame de Lameth, mais puisque vous avez eu la peine de briser la branche, ayez au moins le plaisir de l'offrir à celle à qui elle est destinée.

Tallien s'approcha de madame de Fontenay, et, tout en lui offrant la branche, brisa du bout du doigt une des rose, qui tomba sur les genoux de la marquise.

La marquise comprit tout ce qu'il y avait de désirs dans les yeux du jeune homme; elle prit la rose et la lui donna.

Tallien s'inclina, rouge de bonheur, et sortit.

Madame de Fontenay avait donc tout droit de croire, lorsqu'on lui annonça dans sa prison de Bordeaux que le proconsul Tallien désirait lui parler, que le proconsul l'avait reconnue, tout en faisant semblant de ne pas la reconnaître.

XVIII

Je me suis interrompue pour t'écrire ce charmant roman de Tallien et de Terezia Cabarrus. Le lendemain Tallien se présenta au greffe.

Ne trouves-tu pas, mon bien-aimé, que, de tous les systèmes philosophiques et sociaux, le système des atomes crochus de Descartes soit encore le plus spécieux?

Tallien fit appeler madame de Fontenay.

Madame de Fontenay fit répondre qu'il lui était impossible de marcher et qu'elle priait le citoyen Tallien de descendre dans son cachot.

Le proconsul se fit conduire.

Le geôlier marchait devant lui, honteux de n'avoir pas donné une meilleure chambre à une prisonnière que le citoyen Tallien estimait au point de la venir voir dans sa prison.

Ce n'était pas une chambre que le geôlier avait donnée à Terezia; il l'avait jetée dans une véritable fosse.

Il y a des gens qui naissent tellement ennemis de l'élégance et de la beauté, qu'il suffit d'être riche et belle pour avoir droit à toute leur haine.

Le geôlier était un de ces hommes-là.

Tallien trouva Terezia accroupie sur une table au milieu de son cachot, et, comme il lui demandait ce qu'elle faisait sur cette table:

—Je fuis les rats, dit-elle, qui m'ont mordu les pieds toute la nuit.

Le proconsul se retourna vers le geôlier; son œil lança un rayon qui brilla dans la nuit comme un éclair.

Le geôlier eut peur.

—On peut mettre la citoyenne dans une meilleure chambre, dit-il.

—Non, fit Tallien, ce n'est point la peine; laissez ici votre lanterne et envoyez chercher mon aide de camp.

Le geôlier tenta de s'excuser de nouveau; mais Tallien le congédia d'un geste qui paralysait l'idée de toute résistance.

Le misérable sortit.

—Voilà donc, citoyen Tallien, comment nous devions nous voir pour la troisième fois, dit amèrement Terezia. Sur ma parole, nos deux premières entrevues me donnaient une meilleure idée de la troisième.

—Je n'ai su votre arrestation que ce matin, dit Tallien, et, l'eussé-je sue hier soir, je n'eusse osé venir. Je ne puis, au milieu des espions qui m'entourent, faire quelque chose pour vous qu'à la condition que l'on ignorera que nous nous connaissons.

—Eh bien! soit, nous ne nous connaissons pas; mais vous allez me faire sortir d'ici.

—De ce cachot, oui, à l'instant même.

—Non pas de ce cachot, de cette prison.

—De cette prison, cela m'est impossible. Vous êtes dénoncée, vous êtes arrêtée, il faut que vous passiez devant le tribunal révolutionnaire.

—Comparaître devant votre tribunal, non; je serais condamnée d'avance. Une pauvre créature comme moi, fille d'un comte, femme d'un marquis, qui manque mourir de peur pour avoir couché une nuit avec une douzaine de rats! mais je suis par le temps qui court un vrai gibier de guillotine.

Tallien se frappa le front.

—Mais aussi de quoi vous mêlez-vous, je vous le demande, de venir à Bordeaux pour payer à un capitaine anglais le passage des ennemis de la nation!

—Je ne suis pas venue pour cela. Trois cents malheureux se sont trouvés sur mon chemin que j'ai pu racheter de l'échafaud pour trois poignées d'or. Supposez qu'au lieu d'avoir ce chapeau à panache et cette ceinture tricolore, vous fussiez simple citoyen, vous en feriez autant que moi.

—Mais ce n'est pas le tout que de favoriser l'émigration des autres, vous émigrez vous-même.

—Moi, oh! par exemple! je vais voir en Espagne mon père, que je n'ai pas vu depuis quatre ans. Vous appelez ça émigrer! Voyons, faites-nous rendre bien vite la liberté, à mon mari et à moi, et que nous partions.

—À votre mari? Je croyais que vous étiez divorcée.

—Peut-être le suis-je en effet, mais ce n'est pas au moment où il est en prison, où sa tête est menacée, que je m'en souviendrai.

—Écoutez, dit Tallien, je ne suis pas maître absolu, je ne puis lâcher que l'un de vous deux, l'autre restera en otage. Voulez-vous partir? je garde votre mari; voulez-vous que votre mari parte? je vous garde.

—Et la vie est-elle garantie à celui qui reste? dit madame de Fontenay.

—Oui, autant que ma propre tête tiendra sur mes épaules.

—En ce cas, faites partir mon mari, je reste, dit madame de Fontenay avec un charmant abandon.

—Votre main en signe de pacte.

—Oh! non, vous n'êtes pas digne de baiser ma main, après l'abandon où vous m'avez laissée; mon pied tout au plus, ou plutôt ce que les rats en ont laissé.

Et elle déchaussa son pied charmant, son pied d'Espagnole, grand comme la main, sur lequel était visible la trace des dents des rongeurs nocturnes, et le lui donna à baiser.

Tallien le prit tout entier dans ses deux mains, l'appuya contre ses lèvres.

—Je joue ma tête, dit-il; mais que m'importe! je suis payé d'avance.

En ce moment la porte se rouvrit et l'aide de camp reparut suivi du geôlier.

—Amaury, dit Tallien, attends ici l'ordre de sortie de la citoyenne Fontenay. Je vais chercher cet ordre au tribunal, et, lorsque tu l'auras reçu, elle-même te dira où il faut la conduire.

Un quart d'heure après l'ordre arrivait; madame de Fontenay se faisait conduire chez Tallien, et le geôlier écrivait à Robespierre:

«La république est trahie de tous les côtés; le citoyen Tallien vient de faire grâce, de son autorité privée, à la ci-devant marquise de Fontenay arrêtée par ordre du comité de salut public, avant même qu'elle ait été interrogée.»

Terezia avait tenu sa parole: son mari parti, elle était restée en otage, non-seulement à Tallien, mais chez Tallien.

À partir de ce moment, Bordeaux respire. Il est bien rare qu'une femme jeune et dans la fleur de sa beauté soit cruelle; Terezia, à la fois la grâce, la douceur et la persuasion, avait captivé Tallien, elle captiva Isabeau, elle captiva Lacombe.

C'était une de ces natures comme les Cléopâtre et les Théodora, sous la main desquelles la nature se plaît à courber la tête des tyrans.

Bordeaux bientôt comprit tout ce qu'elle devait à la belle Terezia. Aux théâtres, aux revues, aux sociétés populaires, le peuple l'applaudissait; il croyait voir en elle l'Égérie de la Montagne, le génie de la république.

Terezia avait compris qu'elle n'avait qu'une excuse à son amour, c'était d'adoucir le représentant farouche, l'homme implacable; c'était d'arracher les dents et de couper les griffes du lion. Le repos de la guillotine était sa gloire; si elle fréquentait les clubs, si elle y prenait la parole, c'était pour faire tourner sa popularité au profit de la miséricorde.

Elle se souvenait, pour une nuit passée dans un cachot de la prison de Bordeaux, d'y avoir vu ses jolis pieds mordus par les rats: elle se faisait donner par Tallien les listes des prisonniers. «Qu'a fait celui-ci? Qu'a fait celle-là? demandait-elle. Suspects, et moi aussi j'étais suspecte. Voyons, la république en serait-elle plus forte quand vous m'auriez guillotinée?»

Une larme tombait sur un nom et l'effaçait.

Cette larme levait l'écrou.

Mais la dénonciation du geôlier porta ses fruits. Un matin arriva à Bordeaux l'homme de Robespierre. Tallien était remplacé par le nouveau venu. Il partit pour Paris avec Terezia.

Robespierre fut trompé dans son attente; le vent, un vent inconnu, soufflait la clémence. Tallien, que Robespierre croit dépopularisé par son indulgence, est nommé président de la Convention.

À partir de ce moment ce sera entre ces deux hommes une haine inextinguible.

L'homme de Robespierre lui avait écrit de Bordeaux:

—Prends garde à toi, Tallien aspire à jouer un grand rôle.

Robespierre, n'osant attaquer Tallien en face, donna ordre au comité de salut public de faire arrêter Terezia.

L'arrestation eut lieu à Fontenay-aux-Roses.

Terezia fut conduite à la Force.

C'était quinze jours à peu près avant que j'y fusse conduite moi-même.

Elle fut jetée dans un cachot noir et humide qui lui rappela les rats de Bordeaux. Elle y dormit accroupie sur une table, le dos appuyé au mur.

Deux ou trois jours après on leva le secret et on la mit dans une grande chambre, avec huit femmes.

Devine, mon bien-aimé, à quoi s'amusaient ces femmes pour abréger les longues nuits sans sommeil?

Elles jouaient au tribunal révolutionnaire.

L'accusée était toujours condamnée, on lui liait les mains, on lui faisait passer la tête entre les barreaux d'une chaise, on lui donnait une chiquenaude sur le cou, et tout était dit.

Cinq des huit femmes qui avaient habité cette chambre partirent successivement pour jouer en réalité sur la place de la Révolution le rôle qu'elles avaient répété dans la chambre de la Force.

Pendant ce temps Tallien, enveloppé d'un manteau, errant autour de la prison où était enfermée Terezia, cherchait à voir sa silhouette chérie à travers les barreaux d'une fenêtre.

Il finit par louer une mansarde de laquelle il plongeait dans la cour où les prisonniers avaient permission de se promener.

Un soir, au moment où elle allait rentrer, et où, par grâce spéciale, le brave Ferney l'avait laissée un instant seule après les autres, une pierre tomba à ses pieds.

Tout est événement pour les prisonniers; il lui sembla que cette pierre avait une signification quelconque; elle la ramassa et trouva un petit billet lié à la pierre.

Elle cacha soigneusement la pierre ou plutôt le billet qui y était attaché. Elle ne pouvait le lire puisqu'il faisait nuit et que la lumière n'était pas permise; elle dormit tenant le billet dans sa main, et le lendemain au point du jour elle s'approcha de la fenêtre et lut aux premiers rayons du matin:

«Je veille sur vous; tous les soirs, allez dans la cour; vous ne me verrez pas, mais je serai près de vous.»

L'écriture était déguisée, il n'y avait pas de signature; mais quel autre que Tallien eût pu écrire ce billet?

Elle attendit avec impatience le moment où montait le père Ferney; elle fit tout ce qu'elle put pour le faire parler, mais sa seule réponse fut de mettre le doigt sur ses lèvres.

Huit jours de suite, Terezia, par le même moyen, eut des nouvelles de son protecteur.

Mais sans doute Robespierre fut averti par sa police que Tallien avait loué une chambre près de la Force. Ordre fut donné de conduire Terezia aux Carmes avec huit ou dix autres prisonniers.

Elle partait de la grande Force en même temps que je partais de la petite Force.

Seulement la charrette des condamnés était sortie par la porte de la rue du Roi-de-Sicile, tandis que le tombereau des prisonniers était sorti par la porte de la rue des Rosiers.

Ils s'étaient rejoints à la rue des Lombards, forcé qu'était le tombereau de traverser la rue Saint-Honoré pour gagner le pont Notre-Dame.

C'est là où j'avais vu Terezia; c'est là où je lui avais envoyé mon bouton de rose.

En arrivant aux Carmes, on l'avait mise dans la chambre de madame de Beauharnais, dont on venait d'enlever madame d'Aiguillon.

Madame de Beauharnais était une femme de vingt-neuf à trente ans, née à la Martinique, où son père était gouverneur de port. Elle était venue en France à l'âge de quinze ans, et avait épousé le vicomte Alexandre de Beauharnais.

Le général de Beauharnais (car son mari a servi d'abord la révolution, qui l'a dépassé comme tant d'autres) venait de mourir sur l'échafaud.

Quoique assez malheureuse avec son mari comme madame de Fontenay, comme madame de Fontenay elle avait fait ce qu'elle avait pu pour le sauver, mais ses démarches n'avaient abouti qu'à la compromettre elle-même. Elle avait été arrêtée, conduite aux Carmes, et s'attendait d'un jour à l'autre à être traduite au tribunal révolutionnaire.

Elle avait eu deux enfants du général Beauharnais, l'un nommé Eugène, l'autre Hortense; mais sa misère était si grande qu'Eugène était entré comme apprenti chez un menuisier et Hortense pour sa nourriture chez une lingère.

La veille de l'arrivée de Terezia, on était venu enlever le lit de sangle de madame d'Aiguillon.

—Mais que faites-vous donc là? avait dit Joséphine au geôlier.

—Vous le voyez bien, j'enlève le lit de votre amie.

—Mais où couchera-t-elle demain?

Le geôlier s'était mis à rire.

—Demain, dit-il, elle n'aura plus besoin de lit.

En effet, on était venu chercher madame d'Aiguillon, qui n'avait point reparu.

Il était resté un matelas jeté à terre.

Il devait nous servir à toutes trois, à moins que deux ne préférassent coucher sur des chaises.

Il faut dire que l'aspect de notre chambre n'est pas gai, mon bien-aimé; elle a été, au 2 septembre, le théâtre de l'assassinat de plusieurs prêtres, et le sang, en plusieurs endroits, avait taché les murailles.

En outre, plusieurs inscriptions lugubres couvraient les murs,—dernier cri d'espérance ou de désespoir.

Le soir vint, et avec la nuit les idées plus sombres. Nous nous assîmes toutes trois sur le matelas, et comme j'étais la seule qui ne frissonnait pas:

—Tu n'as donc pas peur? me dit Terezia.

—Ne t'ai-je pas raconté, lui répondis-je, que j'avais voulu mourir?

—Voulu mourir à ton âge, à seize ans?

—Hélas! j'ai plus vécu que telle femme morte à quatre-vingts ans.

—Oh! moi, dit Terezia, j'avoue que je tremble à chaque bruit. Mon Dieu! tu as vu guillotiner trente personnes avant toi; tu as senti le vent du couteau qui passait comme un éclair devant tes yeux, et tes cheveux n'ont pas blanchi!

—Comme Juliette voyait Roméo couché sous son balcon, il me semblait voir mon bien-aimé couché dans la tombe. Je ne mourais pas, j'allais à lui, voilà tout. Vous avez tout dans la vie vous autres, fiancés, enfants, voilà pourquoi vous voulez vivre. J'ai tout dans la mort, moi, voilà pourquoi je veux mourir.

—Mais maintenant, me dit-elle d'un ton caressant, maintenant que tu as trouvé deux amies, veux-tu mourir toujours?

—Oui, si vous mourez.

—Mais si nous ne mourons pas?

Je haussai les épaules.

—Je ne demande pas mieux que de vivre, répondis-je.

—Et par exemple, dit Terezia en me serrant contre son cœur et en m'embrassant sur les yeux, si tu pouvais nous sauver la vie!

—Oh! m'écriai-je, je le ferais avec bonheur, mais comment?

—Comment?

—Oui. Je suis prisonnière comme vous.

—Seulement, d'après ce que tu m'as raconté, tu pourrais sortir si tu voulais.

—Moi! de quelle façon?

—N'es-tu pas protégée par un commissaire?

—Suis-je protégée?

—Certainement. Ne t'a-t-il pas fait écrouer sous un faux nom?

—Oui.

—Ne t'a-t-il pas dit que tu le reverrais?

—Quand? voilà la question.

—Je ne sais; mais il faut que ce soit le plus tôt possible.

—Les jours vont vite.

—Si seulement tu savais son nom!

—Je ne le sais pas.

—On pourrait le savoir par le concierge.

—Ne vaudrait-il pas mieux le laisser revenir? puisqu'il a dit qu'il reviendrait.

—Oui, mais si d'ici là...?

—Je puis sauver l'une de vous, dis-je, en répondant pour elle et en montant sur la charrette à sa place.

—Mais laquelle? demanda vivement Terezia.

—Il serait juste que ce fût celle qui a des enfants, madame de Beauharnais.

—Vous êtes un ange, me dit celle-ci en m'embrassant; mais je n'accepterai jamais un pareil sacrifice.

—Écoutez, mes bonnes amies, leur dis-je, combien y a-t-il de temps que vous êtes arrêtées?

—Moi, dit Terezia, voilà vingt-deux jours.

—Et, moi, dit madame de Beauharnais, en voilà dix-sept.

—Eh bien! il est probable que ce n'est ni demain ni après-demain que l'on pensera à vous. Nous avons donc trois ou quatre jours pour faire revenir notre commissaire, s'il ne revient pas de lui-même; dormons en attendant, la nuit porte conseil.

Et nous nous couchâmes sur notre seul matelas, dans les bras l'une de l'autre.

Mais je crois bien que moi seule dormis.

XIX

Les jours se passaient et n'apportaient aucun changement à notre situation. Nous n'apprenions aucune nouvelle du dehors. Nous ne savions pas à quel degré d'irritation ou de lutte en étaient arrivés les partis.

Mes deux malheureuses compagnes tremblaient et pâlissaient au moindre bruit qui se faisait dans les corridors.

Un matin, la porte s'ouvrit et le concierge me dit que l'on me demandait à la geôle.

Mes deux compagnes me regardèrent avec terreur.

—Ne craignez rien pour moi, leur dis-je; je ne suis pas jugée, pas condamnée, et ne puis par conséquent être exécutée.

Elles ne m'embrassèrent pas moins comme si elles ne devaient pas me revoir.

Mais je leur jurai que je ne quitterais pas les Carmes sans leur dire adieu.

Je descendis. Comme je m'en doutais, j'étais attendue par mon commissaire.

—J'ai à interroger cette jeune fille, dit-il; laissez-moi seul au parloir avec elle.

Il avait le même costume que la première fois, l a carmagnole et le bonnet rouge lui donnaient, au premier abord, un aspect féroce; mais sous ce masque on retrouvait des yeux bons et francs, et des lignes douces aboutissant à une bouche bienveillante.

—Tu vois, citoyenne, me dit-il, que je ne t'ai pas oubliée?

Je m'inclinai en signe de remerciement.

—Maintenant traite-moi en homme qui te veut du bien, et dis-moi ton secret.

—Je n'en ai pas.

—Comment te trouvais-tu sur la charrette des condamnés quand il n'y avait contre toi ni arrêt ni condamnation?

—Je voulais mourir.

—Ce que l'on m'a dit à la Force était donc vrai, que tu t'étais fait lier les mains, et que tu étais montée sur la charrette par surprise?

—Qui t'a dit cela?

—Le citoyen Santerre lui-même.

—Il ne lui arrivera pas malheur pour le service qu'il m'a rendu?

—Non.

—Eh bien! il t'a dit la vérité. À mon tour à parler.

—J'écoute.

—Quel intérêt prends-tu à moi?

—Je te l'ai dit, je suis commissaire de section. C'est moi qui ai été chargé de l'arrestation de la pauvre petite Nicole; les larmes me sont venues aux yeux en l'arrêtant. Son exécution m'a donné les premiers remords que j'aie eus de ma vie. Alors je me suis juré que si l'occasion se présentait de pouvoir sauver une pauvre innocente comme elle, je ne la laisserais pas échapper. La Providence vous a conduite sur mon chemin et je viens vous dire: Voulez-vous la vie?

Je tressaillis; la vie m'était indifférente pour moi-même, mais je réfléchis combien comptaient sur elle les deux pauvres créatures que j'allais laisser derrière moi en prison.

—Comment vous y prendrez-vous, lui demandai-je, pour me tirer d'ici?

—C'est bien simple. Il n'y a aucune charge contre vous; je me suis renseigné à la Force; vous êtes écrouée ici sous un faux nom. Je viens vous chercher pour vous transporter dans une autre prison. Je vous laisse en passant sur le pont Neuf ou le pont des Tuileries, et vous allez où vous voudrez.

—J'ai promis de dire adieu à mes deux compagnes de chambre.

—Comment les appelez-vous?

—Je puis vous dire leurs noms sans danger pour elles?

—Ne voyez-vous point que vous m'offensez?

—Madame Beauharnais, madame Terezia Cabarrus.

—La maîtresse de Tallien?

—Elle-même.

—Toute la question est aujourd'hui entre son amant et Robespierre. Si Tallien triomphe, vous me recommanderez à elle?

—Soyez tranquille.

—Remontez à votre chambre et descendez vite. Nous sommes dans un temps où l'on peut faire attendre la mort, mais pas la vie.

Je remontai toute joyeuse.

—Oh! dirent mes deux amies en m'apercevant, bonne nouvelle, n'est-ce pas?

—Oui, dis-je, j'ai revu mon commissaire, il offre de me faire sortir.

—Accepte, s'écria Terezia en me sautant au cou, et sauve-nous!

—Comment?

Elle tira de sa poitrine un poignard espagnol fin comme une aiguille, mortel comme une vipère; puis, avec de petits ciseaux que madame d'Aiguillon avait laissés à madame de Beauharnais, elle coupa une boucle de ses cheveux et en enveloppa le poignard.

—Tiens, dit-elle, tu iras trouver Tallien; tu lui diras que tu me quittes, que tu m'as demandé mes commissions pour lui, que je t'ai remis ces cheveux et ce poignard, en te disant: «Donne ce poignard à Tallien, et dis-lui de ma part que je suis appelée après-demain devant le tribunal révolutionnaire, que si dans vingt-quatre heures Robespierre n'est pas mort, c'est un lâche!»

Je comprenais cette furia espagnole.

—C'est bien, répliquai-je, je le lui dirai. Et vous, madame, continuai-je en me retournant vers madame de Beauharnais, n'avez-vous pas de votre côté quelque recommandation à me faire?

—Moi! dit-elle de sa douce voix créole, je n'ai que Dieu pour me défendre et pour veiller sur moi. Mais si vous passez dans la rue Saint-Honoré, entrez au magasin de lingerie du nº 362, et embrassez sur le front ma chère Hortense, qui rendra ce baiser à son frère. Dites-lui que je me porte aussi bien qu'on peut le faire en prison et avec un cœur rongé d'inquiétudes. Ajoutez que je mourrai en disant son nom et en la recommandant à Dieu.

Nous nous embrassâmes. Terezia me tira à elle.

—Tu n'as pas d'argent, me dit-elle, et peut-être pour notre salut t'en faudra-t-il. Partageons.

Elle mit dans ma main vingt louis.

Je voulus faire quelques observations.

—Pardon, pardon, dit-elle, mais je ne me soucie pas que dans une affaire de cette importance, où il est question de nos trois têtes, tu sois arrêtée par un louis ou deux.

Elle avait raison; je pris les vingt louis de Terezia, je les mis dans ma poche. Je cachai son poignard dans ma poitrine et j'allai rejoindre mon protecteur au parloir.

Pendant mon absence, il avait tout arrangé avec le concierge.

Il me donna le bras; nous sortîmes. Un fiacre nous attendait.

Pendant la course, mon commissaire de police, qui ne me paraissait pas bien sûr de l'inamovibilité de Robespierre, me mit au courant des événements.

Robespierre, qui, depuis l'exécution des chemises rouges, s'était retiré sous sa tente, laissant en apparence la France aller au hasard, mais maintenant toujours la main sur le comité de salut public auquel il faisait signer des listes par Herman, Robespierre était revenu le 5 thermidor.

Il attendait Saint-Just pour éclater. Saint-Just revenait les mains pleines de dénonciations. Quand le triumvirat Saint-Just, Couthon et Robespierre serait réuni, on demanderait les dernières têtes qu'il était indispensable de sacrifier à la Terreur.

C'étaient celles de Fouché, de Collot-d'Herbois, de Cambon, de Billaud-Varennes, de Tallien, de Barrère, de Léonard Bourdon, de Lecointre, de Merlin de Thionville, de Fréron, de Panis, de Dubois-Crancé, de Bentabole, de Barras...

Quinze ou vingt têtes, voilà tout.

Après quoi on en viendrait à la clémence.

Restait à savoir si ceux dont on allait demander les têtes les laisseraient prendre. En effet, de leur côté ils avaient préparé une accusation contre celui qu'ils appelaient le dictateur.

Seulement le dictateur leur donnerait-il le temps d'accuser?

Pendant le mois où il était resté absent, Robespierre avait rédigé son apologie.

Homme de la légalité, il croyait n'avoir à répondre qu'à la légalité.

On était au 8 thermidor, tout se dénouerait certainement avant trois ou quatre jours.

Je demandai à mon commissaire où je pourrais trouver Tallien.

Il m'indiqua son domicile, rue de la Perle, nº 460, au Marais.

Je me fis descendre à la porte Saint-Honoré.

Là, mon protecteur prit congé de moi. Je lui demandai son nom.

—Inutile, me dit-il; si vous réussissez, vous me reverrez, et je viendrai demander moi-même ma récompense. Si vous échouez, vous ne pourrez rien pour moi, je ne pourrai rien pour vous. Nous ne nous connaissons pas.

Il partit avec son fiacre du côté des boulevards.

J'entrai dans la rue Saint-Honoré, et gagnai le nº 352.

J'entrai dans le magasin de lingerie. On se rappelle que c'était celui de madame de Condorcet.

Je demandai mademoiselle Hortense.

On me montra une charmante petite fille d'une dizaine d'années, avec des cheveux et des yeux magnifiques.

Elle travaillait pour sa nourriture!

Je demandai la permission de lui parler en particulier: la permission me fut accordée. Je l'entraînai dans une arrière-boutique, et je lui dis que je venais de la part de sa mère.

La pauvre enfant éclata en sanglots, tout en se jetant à mon cou et en m'embrassant.

Je lui donnai deux louis pour sa petite toilette. Elle en avait grand besoin.

Je demandai à voir madame Condorcet.

Elle était à son atelier de l'entresol.

J'y montai.

Elle jeta un cri en m'apercevant et se précipita dans mes bras.

—Oh! me dit-elle, je vous croyais bien morte; on m'avait dit vous avoir vue passer sur la charrette.

En deux mots je lui racontai tout.

—Qu'allez-vous faire? me demanda-t-elle.

—Je n'en sais rien, répondis-je en sourient. Peut-être suis-je la montagne renfermant la souris dans son sein; peut-être suis-je le grain de sable où versera brisé le char de la Terreur.

—En tout cas, vous restez ici, dit-elle.

—Après ce que je vous ai dit, n'avez-vous pas peur de moi? lui demandai-je.

Elle sourit et me tendit la main.

Je la prévins que j'aurais une course à faire la nuit même, et lui demandai si je pouvais avoir une clef de son appartement pour y rentrer et en sortir quand je voudrais.

—Cela est d'autant plus facile, me dit-elle, que je couche à ma maison d'Auteuil et que vous serez maîtresse ici.

Et elle me remit la clef à l'instant même.

La séance de la Convention avait été orageuse. L'apologie de Robespierre n'avait pas eu le succès qu'il en attendait. Son début avait été de la plus grande maladresse. La séance s'était ouverte par Barrère annonçant la reprise d'Anvers, c'est-à-dire la reprise de la Belgique tout entière.

Or, c'était contre Carnot, qui venait de reprendre Anvers, que Robespierre, qui ne se doutait pas de cette reprise, avait dirigé son attaque.

Par malheur, Robespierre n'était point assez habile improvisateur pour se tirer d'un pareil embarras, et, ne changeant rien à son discours, il avait débuté par ces mots:

«L'Angleterre, tant maltraitée par nos discours, est ménagée par nos armes.»

Le discours dura deux heures.

Lecointre, l'ennemi de Robespierre, voyant le peu d'effet que le discours de Robespierre avait fait, demanda à grands cris l'impression.

Un robespierriste n'eût pas osé la demander.

Cependant l'assemblée vota par habitude l'impression.

Alors un homme s'était élancé à la tribune. C'était Cambon, l'homme intègre par excellence. Robespierre l'avait appelé fripon, comme il avait appelé Carnot traître.

—Un instant, dit-il, ne nous hâtons pas. Avant d'être déshonoré, je parlerai.

Et il exposa clairement et en peu de mots son système de finances. Terminant par ces mots:

—C'est l'heure de dire la vérité. Un homme paralyse à lui seul toute la Convention. Cet homme, c'est Robespierre. Jugez-nous.

Alors Billaud s'était écrié:

—Oui, tu as raison, Cambon, il faut arracher les masques. S'il est vrai que nous n'ayons plus la liberté d'opinion, j'aime mieux que mon cadavre serve de trône à un ambitieux que de devenir par mon silence le complice de son crime.

—Moi, dit Panis, je lui demande seulement si mon nom est sur la liste de proscription. Qu'ai-je gagné à la révolution? pas de quoi acheter un sabre à mon fils et une jupe à ma fille.

Les cris: Rétracte-toi! rétracte-toi! éclatèrent alors dans la salle.

Mais Robespierre avec calme:

—Je ne rétracte rien, dit-il. J'ai jeté mon bouclier; je me suis présenté à découvert à mes ennemis; je n'ai flatté personne, je n'ai calomnié personne, je ne crains personne! Je persiste et ne prends aucune part à ce que décidera la Convention pour l'impression ou la non-impression de mon discours.

De toutes les parties de la salle des voix crièrent:

—Révoquons l'impression!

L'impression fut révoquée.

L'échec était terrible.

Du moment où la Convention n'acceptait pas les accusations de friponnerie, de trahison, de conspiration, portées par Robespierre contre les comités et les représentants du peuple en mission, la Chambre accusait Robespierre de calomnies contre les représentants du peuple et les comités.

C'était aux jacobins que Robespierre comptait prendre sa revanche. Cette société, qui lui devait sa fondation, sa force et son éclat, était son pilier d'airain.

Je résolus d'assister à la séance. J'étais prévenue que je ne trouverais Tallien chez lui qu'à minuit.

Je m'enveloppai d'une mante de femme du peuple que me prêta madame Condorcet.

On étouffait dans l'espèce de cave où les jacobins tenaient leurs séances.

La Commune était déjà prévenue de l'échec qu'avait éprouvé son héros; on voyait passer Henriot ivre, chancelant sur son cheval, comme cela lui arrivait dans les grandes occasions. Il donnait des ordres pour que la garde nationale prit les armes le lendemain.

Vers neuf heures, Robespierre entre au milieu des acclamations générales. Sa tête pâle se roidit sur ses épaules, ses yeux verts s'illuminèrent. Il monta à la tribune tenant, pour la lire aux jacobins, son apologie qu'il avait déjà lue à la Convention.

Mais Robespierre n'était jamais las de lire ses discours.

Il fut écouté avec la religion d'apôtres pour leur dieu, applaudi avec enthousiasme.

Puis, lorsqu'il eut fini, lorsque la triple salve d'applaudissements se fut éteinte.

—Citoyens, dit-il, c'est mon testament de mort que je vous apporte. Je vous laisse ma mémoire, vous la défendrez. S'il me faut boire la ciguë, vous me verrez calme.

—Je la boirai avec toi! cria David.

—Tous,—nous la boirons tous!—crièrent les assistants, en se jetant dans les bras l'un de l'autre.

Et ce ne furent plus que larmes et sanglots.

L'enthousiasme atteignait la frénésie.

Couthon monta à la tribune et demanda qu'on rayât de la Convention les membres qui avaient voté contre l'impression du discours de Robespierre.

Les jacobins votèrent d'une seule voix.

Ils ne s'apercevaient pas que ce refus d'impression ayant été voté à la majorité, ils venaient de voter la destitution de la majorité de la chambre.

Les Robespierristes ardents entourèrent alors leur apôtre.

Ils demandaient un mot de lui pour faire un second 31 mai.

Robespierre, pressé, entouré, laissa tomber ces paroles:

—Eh bien! essayez encore, délivrez la Convention, séparez les bons des méchants.

En ce moment une grande rumeur se fit entendre dans la partie la plus sombre de la salle. Les jacobins venaient de reconnaître parmi eux Collot-d'Herbois et Billaud, ces deux grands ennemis de Robespierre qui venaient d'entendre tout ce qui avait été dit contre la Convention, ainsi que l'autorisation donnée par Robespierre à ses séides de séparer les méchants des bons.

Des cris de mort se firent entendre contre eux, les couteaux se levèrent.

Quelques jacobins, qui ne voulaient pas que leur salle fût tachée de sang, les entourèrent, les protégèrent, les aidèrent à fuir.

Le président annonça que la séance était levée.

Les deux partis n'avaient pas trop de la nuit pour se préparer au combat du lendemain.

Je sortis avec la foule. Il était plus de onze heures du soir. C'était donc le moment de trouver Tallien chez lui.

Je me trouvais derrière Robespierre.

Il sortait appuyé sur Coffinhal. Le menuisier Duplay passait près de lui.

On parlait de la séance du lendemain. Le triomphe des jacobins ne rassurait pas complètement les amis de Robespierre.

—Je n'attends plus rien de la Montagne, disait-il; mais la majorité est jeune, la masse de la Convention m'entendra.

La femme Duplay et ses deux filles attendaient Robespierre à la porte de la rue.

Elles coururent à lui en l'apercevant. Il les rassura. Tous rentrèrent dans l'allée qui conduisait à la maison du menuisier. La porte se referma sur eux.

Je revins sur mes pas; la curiosité m'avait entraînée à la suite de cet homme, et je repris la rue Saint-Honoré, marchant cette fois du côté du palais Égalité.

Quoiqu'il fût tard, les rues n'étaient point désertes. Une fièvre ardente courait dans les veines de la capitale. Des gens sortaient mystérieusement de chez eux; d'autres y rentraient non moins mystérieusement; on échangeait des paroles d'un côté à l'autre de la rue, des signaux d'une fenêtre à l'autre; arrivée au bout de la rue de la Ferronnerie, je pris la rue du Temple et j'atteignis la rue de la Perle.

La rue était mal éclairée; j'avais peine à lire les numéros. Je croyais cependant me trouver devant le numéro 460.

Mais j'hésitais à frapper à la porte d'une allée étroite qui me paraissait la seule entrée de cette maison sombre, sur la façade de laquelle aucune lumière ne transparaissait.

Tout à coup la porte de l'allée s'ouvrit, et un homme vêtu d'une carmagnole et armé d'un gros bâton, parut.

J'eus peur, et je fis un pas en arrière.

—Que veux-tu, citoyenne? demanda cet homme en frappant le pavé de son bâton.

—Je veux parler au citoyen Tallien.

—D'où viens-tu?

—De la prison des Carmes.

—De la part de qui viens-tu?

—De la part de la citoyenne Terezia Cabarrus.

L'homme tressaillit.

—Dis-tu vrai? demanda-t-il.

—Conduis-moi près de lui et tu verras.

—Viens.

L'homme entr'ouvrit la porte. Je me glissai dans l'allée. Il prit les devants, monta un escalier faiblement éclairé.

Dès les premières marches j'avais entendu le bruit d'un grand nombre de voix qui paraissaient discuter.

La discussion était violente, et à mesure que je montais les marches le bruit me parvenait plus distinct.

J'entendais les noms de Robespierre, de Couthon, de Saint-Just, d'Henriot.

Ces voix venaient du second étage.

L'homme au bâton s'arrêta devant une porte et l'ouvrit.

Un flot de lumière envahit l'escalier, mais à sa vue la discussion cessa; toutes les voix se turent.

—Qu'y a-t-il? demanda Tallien.

—Une femme qui vient des Carmes, dit mon guide, et qui apporte, dit-elle, des nouvelles de la citoyenne Terezia Cabarrus.

—Qu'elle entre! dit vivement Tallien.

L'homme au bâton s'effaça. Je laissai tomber ma mante sur la rampe de l'escalier, et je m'avançai dans cette chambre où chacun avait gardé la pose dans laquelle je l'avais surpris.

—Lequel de vous tous est le citoyen Tallien? demandai-je.

—Moi, répondit le plus jeune de tous ces hommes.

Je m'avançai vers lui.

—Je quitte la citoyenne Terezia Cabarrus. «Porte cette boucle de cheveux et ce poignard à Tallien, et dis-lui que je suis appelée au tribunal révolutionnaire après-demain, et que si dans vingt-quatre heures Robespierre n'est pas mort, c'est un lâche!»

Tallien sauta sur la boucle de cheveux et sur le poignard.

Il baisa la boucle de cheveux, et, levant ce poignard:

—Vous avez entendu, citoyens, dit-il; libre à vous de ne pas décréter demain Robespierre d'accusation; mais si vous ne le décrétez pas d'accusation, je le poignarde, et à moi seul sera la gloire d'avoir délivré la France de son tyran.

D'un seul geste, tous ceux qui étaient présents étendirent la main au-dessus du poignard de Terezia Cabarrus.

—Nous jurons, dirent-ils, que demain nous serons morts ou que la France sera libre!

Alors Tallien se tournant de mon côté:

—Si tu veux voir quelque chose de grand comme la chute d'Appius ou la mort de César, viens à la séance de demain, jeune fille, et tu pourras aller dire à Terezia ce que tu auras vu!...

—Oui; mais si vous voulez réussir, dit une voix, ne vous lancez pas dans les discussions, ne lui donnez pas la parole. La mort sans phrases!

—Bravo, Sieyès! crièrent toutes les voix; tu es homme de bon conseil et ton conseil sera suivi.

XX

Tallien voulut absolument me faire reconduire par l'homme au bâton, qui n'était autre que son garde du corps.

Je revins chez Madame Condorcet par le même chemin que j'avais pris pour aller chez le citoyen Tallien. J'éprouvais une singulière sensation. Je venais peut-être d'être l'intermédiaire entre le bras qui doit frapper et la poitrine qui doit être frappée.

J'avais pris, en me laissant entraîner, une part active à ce qui se passerait le lendemain; que le poignard servît à frapper Robespierre, que le poignard servît à frapper Tallien lui-même, dans l'un et l'autre cas c'était moi qui avais remis le poignard.

Tant qu'il avait été entre mes mains, tant que j'avais été poussée par le désir de sauver mes deux amies, je n'y avais pas songé; mais du moment où il était dans la main de Tallien, je devenais sa complice. La fièvre qui m'avait soutenue tant que ma mission n'était pas accomplie, m'avait abandonnée du moment où j'étais redescendue dans la rue. Le bruit s'était calmé: mais cependant, dans cette grande artère Saint-Honoré, si passagère, on rencontrait encore un grand nombre de personnes, seulement pas de groupes. Ces personnes passaient seule à seule. J'eus la curiosité d'aller jusqu'à la porte du menuisier Duplay. Tout était fermé, pas un rayon ne filtrait au dehors. Dormait-on dans le calme des consciences pures? Veillait-on silencieusement dans le trouble des imaginations agitées?

Je remerciai l'homme au bâton; je lui donnai une monnaie d'argent. Il la prit en disant:

—C'est par curiosité que je la prends, ma petite citoyenne; il y a si longtemps que je n'en ai vu.

Je remontai dans mon entresol; je fermai mes jalousies, mais je regardai au travers, laissant mes fenêtres ouvertes; je ne pouvais pas dormir. J'étais dans une grande inquiétude pour mes deux amies.

Le lendemain soir, tout serait décidé. Moi qui n'avais pas craint pour moi, qui avais vu sans pâlir le couteau de la guillotine, moi qui avais regardé sans cligner des yeux le rayon de soleil qui se réfléchissait sur ce couteau, rouge du sang de trente personnes, je tremblais pour ces deux femmes que je connaissais depuis quelques jours à peine, qui m'étaient étrangères, mais qui m'avaient ouvert les bras quand tous les bras étaient fermés.

D'après ce que j'avais vu le soir à la séance des cordeliers, j'avais pu juger de l'ascendant que Robespierre avait sur la multitude.

—Je boirai la ciguë, avait-il dit, calme comme Socrate.

Et tout un chœur de fanatiques avait répondu:

—Nous la boirons avec toi!

Nos amis, ou plutôt nos alliés, auraient, je n'en doutais pas, le courage d'entamer le combat, mais auraient-ils celui de le poursuivre? Auraient-ils, surtout, la force de se bien imprégner de ce conseil de Sieyès:

—La mort sans phrases.

Combien peu de mots il faut au génie pour exprimer sa pensée! pour la faire comprendre au présent et à l'avenir; pour la mouler en bronze, enfin.

Évidemment, Sieyès était l'homme de génie de cette réunion; mais il ne pouvait être l'homme d'exécution, étant prêtre.

Vers trois heures, je refermai ma fenêtre et je me couchai.

Mais je ne pus dormir que de ce sommeil fiévreux qu'habitent les rêves insensés.

La seule chose qui continuât à battre dans mon cerveau comme le balancier d'une pendule c'était la phrase de Sieyès. C'était dans cette phrase qu'était la véritable condamnation de Robespierre.

Le jour vint comme je commençais de m'endormir. Vers huit ou neuf heures je m'éveillai. J'entendis du bruit dans la rue; je me levai promptement, j'entre-baillai ma fenêtre.

Il y avait déjà un groupe de jacobins (et par jacobins j'entends des habitués du club) à la porte du menuisier Duplay. Beaucoup de gens entraient et sortaient; ils allaient évidemment prendre le mot d'ordre de Robespierre.

Au milieu de toute cette foule un homme s'arrêta, deux yeux se fixèrent sur moi, un regard passa par l'entrebâillement de ma jalousie. Je la refermai rapidement; mais il était trop tard, j'avais été reconnue.

Deux minutes après on frappait à ma porte, et j'allais ouvrir sans trop d'inquiétude.

De mon côté, j'avais reconnu mon commissaire de police; je l'invitai à entrer et à se reposer.

—Ce n'est pas de refus, dit-il. Je suis brisé, j'ai été toute la nuit sur pied. Les partis sont décidément en présence et le combat aura lieu aujourd'hui.

—Oh! dis-je, je vous avoue que je voudrais assister à cette bataille. Où croyez-vous qu'elle aura lieu? aux jacobins ou à la Convention?

—À la Convention, évidemment. C'est là qu'est la légalité, et Robespierre est l'homme de la légalité.

—Comment faire pour assister à la séance? On se battra aux portes de la Convention, et je suis seule.

—Prenez cette carte, me dit-il. La séance s'ouvrira à onze heures; mangez vite quelque chose qui vous permette de rester jusqu'à la fin de la discussion. En sortant, vous me trouverez, si vous avez besoin de moi; vous savez bien que je suis à vos ordres.

—Si vous aviez une heure devant vous, vous devriez bien me rendre un service très-grand. Ce serait d'aller jusqu'aux Carmes, et par un moyen quelconque, de faire dire à Terezia Cabarrus que sa commission est faite.

—Je vais faire mieux que cela, me dit-il; je vais, pour dérouter nos limiers, la faire changer de prison; si Tallien échoue, le premier ordre donné par Robespierre sera, pour se venger, de faire mettre la main sur sa maîtresse. Eh bien, pendant qu'on la cherchera aux Carmes, pendant qu'on sera en quête de l'endroit où elle aura été transportée, il s'écoulera deux ou trois jours. Et, dans les circonstances où nous sommes, c'est quelque chose d'avoir plusieurs jours devant soi.

—Oh! si nous réussissons, lui dis-je, que pourrais-je donc faire pour vous?

—Quand nous en serons là, répliqua-t-il, comme tout passera entre les mains de Tallien, de Barras et de ses amis, la chose ne sera pas difficile.

—Eh bien, c'est convenu, lui dis-je, partez, ne perdez pas un instant, songez qu'elles doivent être dans les angoisses de l'agonie.

—Vous n'avez personne pour vous servir? me demanda-t-il.

—Personne.

—Eh bien, en descendant, je vais vous envoyer quelque chose du café: deux œufs frais et un bouillon.

—Vous me rendrez service... Faites.

—N'oubliez pas, aussitôt votre déjeuner fini, d'aller à la Convention, si vous voulez ne rien perdre de ce qui s'y passera aujourd'hui.

Une demi-heure après j'étais installée dans la tribune la plus proche du président. À onze heures, la salle s'ouvrit; les tribunes s'encombrèrent comme je l'avais prévu; mais, chose qui indiquait l'inquiétude profonde des membres de l'assemblée, c'est qu'ils n'arrivaient pas, ou pour mieux dire qu'ils n'arrivaient qu'en petit nombre.

Et d'abord, sur les sept cents députés qui avaient proclamé la République le 21 septembre 1792, plus de deux cents manquaient, tombés sur l'échafaud.

Sur tous les bancs, chose terrible à voir, il y avait des vides qui n'étaient autre chose que des tombes.

Au centre, d'abord, vaste comme une fosse commune, la place des girondins.

Sur la Montagne, le banc de Danton, le banc de Hérault de Séchelles et de Fabre d'Églantine.

Puis, ça et là, des caprices de la mort, où, depuis qu'elles étaient libres, personne n'osait plus s'asseoir.

Tous ces vides accusateurs qui les avait faits?

Un seul homme.

Qui avait frappé les vingt-deux girondins, par la voix de Danton?

Qui avait frappé les vingt-cinq cordeliers par la voix de Saint-Just?

Qui avait frappé Chaumette?

Qui avait frappé Hébert?

Le même homme toujours.

Que l'on interroge tous ces vides, toutes ces fosses, soit simultanément, soit l'une après l'autre, toutes ne rejetteront qu'un seul nom:

Robespierre!

C'étaient de terribles complices pour les conjurés que ces tombes béantes. J'ai toujours vu, au jour sanglant des représailles, que la main invisible des morts faisait plus que la main des vivants.

Et la veille, aux Jacobins, il avait eu la faiblesse de promettre, ou la force d'ordonner une épuration.

Combien en proscrivait-il par cette épuration?

Il l'ignorait lui-même. Comme Sylla, il pouvait répondre: Je ne sais pas.

Et cependant, peu à peu, les députés se rendaient à leur poste. Ils étaient fatigués, plus inquiets encore que fatigués.

On voyait que peu de ces hommes avaient passé la nuit dans leur lit. Les uns, parce qu'ils faisaient partie de quelque projet de conspiration, les autres, parce qu'ils avaient eu peur d'être arrêtés.

Leurs yeux cherchaient... Quoi?... Ce que cherchent les yeux, quand un grand événement s'approche, quand une tempête s'amasse au ciel, quand un tremblement de terre s'apprête à secouer le sol:

L'inconnu!

J'avais vu en revenant le peuple ondoyer dans la rue avec le désœuvrement menaçant de l'attente.

Midi venait de sonner et Robespierre n'était pas encore arrivé. Blessé de son échec de la veille, disait-on, il ne rentrerait dans la Convention qu'à la tête de la Commune armée et ce qui venait à l'appui de ce dire, c'est qu'Henriot, ivre comme toujours, venait de mettre ses canons en batterie sur la place du Carrousel.

Tallien non plus n'avait point paru dans la chambre des séances. Mais on savait qu'il était dans la salle de la Liberté avec tous ses amis, et que, comme il fallait passer par cette salle pour entrer dans celle de la Convention, il arrêtait tous les députés au passage, en gardait quelques-uns avec lui, et envoyait les autres à leurs places avec leur leçon faite.

Attendait-il Robespierre comme Brutus, Cassius et Casca attendaient César? Allait-il le poignarder là, sans phrases, comme avait dit Sieyès?

Enfin un murmure annonça l'entrée de celui qu'on attendait avec tant d'impatience, et quelques-uns peut-être avec plus de crainte que d'impatience encore.

Le chimiste qui eût pu décomposer ce murmure y eût trouvé un peu de tout, depuis un commencement de menace jusqu'à un reste de lutterie.

Jamais, même le fameux jour de la fête de l'Être Suprême, Robespierre n'avait mis un pareil soin à sa toilette. Il portait l'habit bleu barbeau; la culotte claire, le gilet de piqué blanc avec des effilés; il avait la démarche lente et assurée. Lebas, Robespierre jeune, Couthon, ses fidèles, marchaient du même pas que lui. Ils s'assirent autour de lui, ne regardant personne, ne saluant personne. Et cependant ils voyaient de leur place, avec un certain dédain qu'ils n'étaient pas maîtres de cacher, les chef de la Plaine et de la Montagne, irréconciliables jusqu'à ce jour, et qui ce jour-là, entraient, chose menaçante, au bras l'un de l'autre, se soutenant l'un à l'autre.

Il y eut un instant de silence.

Saint-Just entra à son tour, tenant à la main le discours qu'il allait lire, discours qui devait amener la chute des comités et leur renouvellement par des hommes dévoués à Robespierre.

La veille, le parti jacobin, craignant l'emportement de ce jeune homme, avait exigé qu'il lût ce discours à une commission avant de le prononcer. Mais il n'avait pas eu le temps. Il venait d'en écrire la dernière ligne à peine. Sa pâleur de cendre, ses yeux cerclés de noir, disaient le mal qu'il y avait eu.

Il alla droit à la tribune; un flot de représentants, à la tête desquels était Tallien, entra derrière lui. Collot-d'Herbois, l'ennemi personnel de Robespierre, tenait le fauteuil du président. Il avait été choisi tout exprès, et à ses côtés se tenait pour prendre sa place, si le courage lui manquait, un homme auquel on était sûr que le courage ne manquerait pas, un dogue du parti de Danton, Thuriot, qui avait voté, tu te le rappelles, la mort du roi avec tant d'acharnement que depuis ce temps on ne l'appelle plus Thuriot, mais Tue-roi.

Soit négligence, soit mépris, Saint-Just, oubliant de demander la parole, monta droit à la tribune et commença son discours.

Mais à peine avait-il prononcé les premières phrases, que Tallien, tenant sa main dans sa poitrine, et probablement dans sa main le poignard de Terezia, fit un pas en avant et dit:

—Président, je demande la parole, qu'a oublié de demander Saint-Just.

Un frisson courut parmi les assistants. Ces paroles, on le sentait, étaient une déclaration de guerre.

Qu'allait dire Collot-d'Herbois? Allait-il laisser la tribune à Saint-Just? Allait-il la donner à Tallien?

—La parole est à Tallien, dit Collot-d'Herbois.

Il se fit un silence profond. Tallien monta à la tribune, sortit sa main encore crispée de sa poitrine.

—Citoyens, dit Tallien, dans le peu que vient de nous dire Saint-Just, j'ai entendu qu'il se vantait de n'être d'aucun parti. J'ai la même prétention, et c'est pour cela que je vais faire entendre la vérité. On s'en étonnera, sans doute. La vérité tonnera, je n'en doute point, car partout autour de nous depuis quelques jours on ne sème que troubles et mensonges. Hier, un membre du gouvernement s'est isolé et a prononcé un discours en son nom particulier. Aujourd'hui, un autre fait de même. Tous ces individualismes viennent encore aggraver les maux de la patrie, la déchirer et la précipiter dans l'abîme; je demande que le rideau soit entièrement déchiré.

—Oui, cria de sa place Billaud-Varennes, plus pâle et plus sombre encore que d'habitude; oui, hier la société des jacobins a voté l'épuration de la Convention. On a voté quoi? c'est à ne pas croire, on a voté d'égorger la majorité qui a refusé de voter l'impression du discours du citoyen Robespierre. Or, cette épuration, cette majorité, c'est tout simplement 250 d'entre nous.

—Impossible! impossible! cria-t-on de toutes parts.

—Collot-d'Herbois et moi étions là, citoyens et nous n'avons que par miracle échappé aux couteaux des assassins. Et là! là! dit-il en allongeant le poing avec un geste menaçant, là, sur la Montagne, je vois un des hommes qui ont levé le couteau sur moi.

À ces mots toute la Convention se lève, et les cris:

—Arrêtez-le! arrêtez l'assassin! retentissent.

Billaud le nomme; c'est un nom inconnu des auditeurs, mais connu des huissiers, qui se jettent sur lui et l'arrêtent.

Mais, après son arrestation, il reste dans l'air un de ces frémissements qui planent sur les assemblées tumultueuses et dans lesquelles il va se passer de grands événements.

—L'assemblée, continue Billaud, ne doit pas se dissimuler qu'elle est entre deux égorgements. Une heure de faiblesse, et elle est perdue!

—Non! non! s'écrièrent tous les membres en montant sur leur banc et en agitant leur chapeau; non! c'est elle, au contraire, qui écrasera ses ennemis! Parle, Billaud, parle! Vive la Convention! vive le Comité de salut public!

—Eh bien! puisque nous en sommes à l'heure des éclaircissements, continua Billaud, je demande que tous les membres de cette assemblée que l'assemblée interrogera s'expliquent. Vous frémirez d'horreur quand vous saurez la situation où vous êtes, quand vous saurez que la force armée est confiée à des mains parricides, qu'Henriot est le complice des conspirateurs; vous frémirez quand vous saurez qu'il y a ici un homme,—et il lança un regard sanglant à Robespierre,—qui, lorsqu'il fut question d'envoyer des représentants du peuple dans les départements, compulsa comme un dictateur la liste des conventionnels, et, sur plus de sept cents membres que nous étions, n'en trouva pas vingt qui fussent dignes de cette mission.

Un murmure d'orgueil blessé, le plus menaçant de tous les murmures, s'éleva de tous les bancs.

—Et c'est Robespierre, continue Billaud, qui vient nous dire hier à nous, qui ose nous dire qu'il s'est éloigné du comité parce qu'il y était opprimé. N'en croyez rien, il s'est éloigné, parce qu'après avoir dominé seul pendant six mois le comité, le comité s'est révolté de cette domination et a organisé la résistance contre lui. Heureusement pour nous, car c'est au moment où il voulait faire adopter le décret du 22 prairial, ce décret de mort qui a fait que le plus pur de nous a instinctivement porté sa main à sa tête.

Des éclats de voix interrompent Billaud de tous côtés; non pas pour l'arrêter dans ses accusations, mais pour l'y affermir.

Un instant le silence se fait; mais un de ces silences qui contiennent autant de menaces que le silence qui précède la tempête qui va éclater.

XXI

Et ce silence est tellement celui qui précède la tempête, que les regards fulgurants de tous ces hommes se croisent comme des éclairs.

—Oui, citoyens, poursuit Billaud-Varennes, sachez que le président du tribunal révolutionnaire, lui à qui toute initiative devrait être défendue, a proposé hier aux Jacobins, à cette assemblée non-seulement ennemie, mais illégale, de chasser de la Convention et de proscrire les membres qui ont osé résister à Robespierre.

Mais le peuple est là, continue Billaud en se tournant vers les tribunes. N'est-ce pas, peuple, que tu veilles sur tes représentants?

—Oui, oui, le peuple est là, crient les tribunes d'une seule voix.

—Nous avons vu depuis quelque temps un étrange spectacle, en vérité; c'est que ce sont ces mêmes hommes qui sans cesse parlent de vertu et de justice, qui sans cesse foulent aux pieds la justice et la vertu. Quoi! des hommes qui sont isolés, qui ne connaissent personne, qui ne se mêlent d'aucune intrigue, qui sauvent la France en organisant la victoire, ces hommes sont des conspirateurs; et c'est le jour même où, sur des conseils et grâce à un plan donné par eux, qu'Anvers est repris par la France aux Anglais, que des conspirateurs viennent les accuser de trahir la France!

Mais l'abîme est sous nos pas, mais les véritables traîtres sont devant nous: il faut que l'abîme soit comblé par leurs cadavres ou par les nôtres.

Le coup a été frapper Robespierre en pleine poitrine; il n'y a plus à reculer; pâle et convulsif, il s'élance à la tribune:

—À bas le traître! À bas le tyran! À bas le dictateur! crie-t-on de tous côtés.

Mais Robespierre a compris que l'heure suprême était venue; qu'il fallait, comme le sanglier, faire face à toute cette meute hurlant contre lui. Il saisit la rampe de la tribune, il s'y cramponne; il monte malgré tout le monde; il touche à la plate-forme. L'eau coule sur son front; il est pâle jusqu'à la lividité; un dernier pas et il a remplacé Billaud. Il ouvre la bouche pour parler au milieu d'un effroyable tumulte, mais peut-être qu'aussitôt que sa voix aigre se fera entendre le tumulte cessera.

Tallien voit que la tribune va être conquise; il comprend le danger, il s'élance, écarte brutalement Robespierre du coude.

C'est un nouvel ennemi, c'est un nouvel accusateur. Le silence se fait à l'instant même.

Robespierre regarde avec étonnement autour de lui; il ne reconnaît plus cette assemblée qu'il est habitué depuis trois ans à pétrir sous sa main.

Il commence seulement à comprendre le danger qu'il court et dans quelle lutte mortelle il s'est engagé.

Tallien profite du silence et s'écrie:

—Je demandais tout à l'heure que l'on déchirât le rideau, c'est chose faite; les conspirateurs sont démasqués, la liberté triomphera?

—Oui, crie toute la salle en se levant. Elle triomphe déjà. Achève, Tallien, achève!

—Tout présage, continue Tallien, que l'ennemi de la représentation nationale va tomber sous nos coups: jusqu'ici je m'étais imposé le silence; je le laissais tranquillement dresser dans l'ombre sa liste de proscriptions, je ne pouvais pas dire: J'ai vu, j'ai entendu! Mais moi aussi j'étais hier aux Jacobins, et j'ai vu et entendu et frémi pour la patrie.

Un nouveau Cromwell recrutait son armée, et ce matin j'ai pris ce poignard, qui dormait derrière le buste de Brutus, pour lui percer le cœur, si la Convention n'a pas le courage de le décréter d'accusation.

Et Tallien mit le poignard de Terezia sur la poitrine de Robespierre. Un rayon de soleil en fit briller la lame.

Robespierre ne fit pas un mouvement pour éviter le coup; mais à l'éclat de l'acier ses yeux clignotèrent comme ceux des oiseaux de nuit a l'éclat du jour.

—Mais non, dit Tallien en écartant son poignard de la poitrine qu'il menaçait; nous sommes des représentants du peuple et non des assassins; et ce tyran pâle et chétif n'a ni la puissance ni le génie de César. La France a remis entre nos mains le glaive de sa justice et non le poignard de ses vengeances. Accusons le traître, jugeons-le, ne l'assassinons pas! Plus de 31 mai, plus de proscriptions, même contre celui qui a fait le 31 mai et les proscriptions!

À la justice nationale Robespierre!

Jamais pareil tonnerre d'applaudissements n'avait ébranlé les voûtes de la Convention nationale.

—Et maintenant, ajouta Tallien, je demande l'arrestation du misérable Henriot, qui à cette heure et pour la troisième fois traîne ses canons contre nous. Désarmons le dictateur avant tout, enlevons-lui sa garde prétorienne d'abord, et nous le jugerons après.

Une espèce de rugissement se fit entendre dans toute l'assemblée; c'étaient deux ans de haine et de terreur qui se faisaient jour et qui grondaient par cette soupape que venait d'ouvrir Tallien.

—Je demande, continua-t-il, que nous décrétions la permanence de notre séance jusqu'à ce que le glaive de la loi ait assuré l'existence de la République en frappant ceux qui conspirent contre elle.

Toutes les propositions de Tallien sont mises aux voix et votées d'enthousiasme.

Robespierre veut parler, il n'a pas abandonné la tribune, il y est resté cramponné, les lèvres palpitantes, les muscles des joues contractés.

Le rictus de sa bouche est à peine visible tant ses dents sont serrées.

Mais de tous côtés les cris s'élevèrent: À bas le tyran!!!

Le mot d'ordre donné par Sieyès a été tenu. Robespierre ne parlera pas. Donc il ne fera pas de phrases.

Tallien reprend:

—Il n'est pas un de nous qui ne puisse citer de cet homme un acte d'inquisition ou de tyrannie; mais c'est sur sa conduite d'hier aux Jacobins que j'appelle toute votre horreur. C'est là que le tyran s'est découvert! c'est par là que je veux le terrasser. Ah! si je voulais rappeler tous les actes d'oppression qui ont eu lieu, je prouverais que c'est depuis que Robespierre a été chargé de la police générale qu'ils ont été commis tous.

Robespierre fait un effort, arrive presque face à face avec Tallien, et s'écrie en étendant la main:

—C'est faux! je...

Mais le tumulte recommence plus terrible qu'auparavant.

Robespierre alors voit que jamais il ne pourra s'emparer de la tribune, qu'une conspiration la lui enlève; il cherche un endroit d'où sa voix puisse dominer l'assemblée. Il voit la Montagne, descend rapidement les escaliers de la tribune, s'élance parmi ses anciens amis, et d'une place vide veut parler.

—Tais-toi! lui crie une voix; tu es à la place de Danton?

Robespierre redescend au centre:

—Ah! vous ne voulez pas me laisser parler, montagnards, dit-il, eh bien, c'est à vous, hommes purs, que je viens demander asile et non à ces brigands.

—Arrière! crie une voix du centre, tu es à la place de Vergniaud.

Robespierre bondit hors des rangs de la Gironde, comme s'il était en effet poursuivi par les ombres de ceux qu'il a fait décapiter.

À moitié foudroyé, il s'élance de nouveau à la tribune, et, montrant le poing au président:

—Président d'une assemblée d'assassins, lui crie-t-il, pour la dernière fois veux-tu me donner la parole?

—À ton tour tu l'auras, répond Thuriot qui a remplacé au fauteuil Collot-d'Herbois brisé.

—Non! non! crient les conjurés; il se défendra, comme les autres, devant le tribunal révolutionnaire.

Mais lui s'obstine; on entend au-dessus de tous ces bruits, de tout ce tumulte, de tous ces cris, les glapissements de la voix de Robespierre qui tout à coup s'éteignent dans un enrouement subit.

—C'est le sang de Danton qui l'étouffe! crie une voix à ses côtés.

Sous ce dernier coup de poignard, Robespierre tressaille et se tort comme sous la pile voltaïque.

—L'accusation! crie une voix de la Montagne.

—L'arrestation! crie une voix du Centre.

L'assemblée tout entière appuie.

Robespierre anéanti, à bout de force, à bout d'espérance, tombe sur un banc.

—Puisqu'on accuse et qu'on juge Robespierre, s'écrient ensemble deux voix, je demande à être accusé et jugé avec lui!

L'une de ces deux voix est celle de Lebas; l'autre est celle de Robespierre jeune.

—Mon frère! s'écrie Robespierre en se relevant, qui se dévoue pour moi.

Si on l'eût laissé parler, peut-être sortait-il de l'accusation par cette porte ouverte sur la pitié; mais non, ces deux mots; l'accusation! l'arrestation! retombent sur lui comme le rocher de Sisyphe.

—Ah! qu'un tyran est dur à abattre! hurle Fréron, qui demande vengeance pour le sang de Camille Desmoulins et celui de Lucile.

L'arrestation est mise aux voix par le président Thuriot, et décrétée à l'unanimité.

—Maintenant ce n'est pas le tout de la voter, dit une voix: qu'on l'exécute.

Thuriot, pour la seconde fois, donne l'ordre d'exécuter le décret, qui comprend Robespierre, Lebas et Robespierre jeune. Couthon et Saint-Just vont se ranger près de lui. Ils sont au premier banc de la Plaine, et un grand vide s'établit autour d'eux.

Les huissiers hésitent à faire leur devoir; comment oseront-ils porter la main sur ces rois de l'assemblée dont ils ont si longtemps reçu les ordres?

Enfin ils se décident à s'approcher d'eux et leur signifient le décret de la Convention.

Les cinq accusés se lèvent et sortent lentement, pour être conduits devant les comités.

Toute l'assemblée respire. Cette lutte de quatre cents députés contre un seul homme, indique à quel point cet homme était puissant. Tant qu'il était là, chacun se demandait: Est-ce fini? Moi aussi je respire, moi aussi je m'élance.

Déjà le bruit de l'arrestation de Robespierre s'est répandu dans la cour du Carrousel, et de la cour du Carrousel a plané sur tout Paris.

Je ne sais si c'est une illusion, mais il me semble que tous les cœurs sont joyeux, que toutes les bouches sourient; des gens qui ne se connaissent pas courent les uns aux autres en criant:

—Eh bien! vous savez?

—Non... quoi?

—Robespierre est arrêté!

—Impossible!

—Je l'ai vu conduire aux comités.

Et celui qui vient de recevoir la nouvelle court la répandre.

Mais à travers les portes de chêne, à travers les barreaux de fer des prisons, les nouvelles sont lentes à passer. Je cherche des yeux mon commissaire, qui m'a promis de se tenir dans la cour du Carrousel.

Mes yeux se fixent sur un homme qui semble attendre que je le regarde. Je jette un cri: c'est lui.

Seulement il a devancé l'opinion publique; il ne porte plus son bonnet rouge, il a mis bas sa carmagnole, il est habillé comme tout le monde. C'est qu'il a assisté de la tribune à la chute de Robespierre.

Il s'approche de moi sans affectation:

—Avez-vous besoin de mes services? me dit-il.

—Je voudrais bien annoncer le triomphe de Tallien à mes pauvres amies, répondis-je.

—Faites-y attention, me dit-il, et ne vous lancez pas trop avant dans le domaine de l'espérance; les comités devant lesquels il est amené peuvent déclarer qu'il n'y a pas motif à l'accusation et rendre une ordonnance de non-lieu. Le tribunal révolutionnaire devant lequel il va être conduit et qui lui appartient entièrement, peut déclarer qu'il n'est pas coupable et lui faire un triomphe comme celui de Marat. En somme, ce n'est qu'une première manche.

—N'importe! répondis-je, elle est gagnée, n'est-ce pas? Maintenant, à la seconde.

—Marchez doucement, me dit-il, traversez le pont, entrez dans la rue du Bac, à la hauteur de la rue de Lille, je vous rejoindrai avec une voiture.

Je m'acheminai sans répondre vers la rue du Bac. Au moment où j'atteignais la rue de Lille, j'entendis un fiacre qui s'arrêtait derrière moi. J'y montai. Le commissaire m'y attendait.

Il ordonna au cocher de suivre la rue de Lille, de prendre les quais jusqu'à la Grève et de nous conduire à la Force.

Il avait ramené les prisonnières d'où elles étaient parties.

Je retrouvai mon brave concierge Ferney; je retrouvai Santerre qui jeta les hauts cris, il me croyait guillotinée. Je leur appris l'arrestation de Robespierre.

Chose bizarre! celui qui me parut le plus content fut le geôlier.

Aussi ne fit-il aucune difficulté lorsque mon conducteur, se faisant reconnaître, lui ordonna de me conduire à la chambre des deux nouvelles prisonnières.

En m'apercevant elles jetèrent un cri. Mon sourire leur disait que j'apportais de bonnes nouvelles.

—Triomphe! leur criai-je, triomphe! Robespierre est accusé et arrêté.

—Et Tallien, demanda Terezia, comment a-t-il été?

—Magnifique de courage et surtout d'amour.

—Le fait est que s'il ne s'était agi que de lui il se serait laissé couper le cou: il est si paresseux!

—Allons, allons, tu vas porter un beau nom, citoyenne Tallien, dit madame de Beauharnais.

—J'en ambitionne un plus beau encore, dit Terezia avec sa fierté tout espagnole.

—Lequel?

—Celui de Notre-Dame-de-Thermidor!

Mais, comme l'avait dit très-judicieusement mon commissaire, nous n'en étions qu'à la première manche, et Robespierre pouvait sortir de là plus puissant que jamais.

Nous convînmes avec mes deux amies que le lendemain je suivrais dans tous leurs détails les événements, non moins importants à coup sûr que ceux qui venaient de s'accomplir.

Terezia pensa alors combien il serait difficile de suivre les événements, qui peut-être allaient se passer au milieu de foules immenses, avec un costume de femme.

Elle m'offrit d'aller prendre dans sa maison des Champs-Élysées un de ses costumes d'homme, qu'elle avait l'habitude de prendre pour suivre son premier mari dans ses courses à cheval et à la chasse; elle me donna une lettre pour sa vieille nourrice qui la gardait. Je devais en même temps donner à la bonne femme de ses nouvelles et la rassurer sur son compte. Je lui racontai tout ce que je devais au brave homme qui m'avait pris sous sa protection, tout en prévenant d'avance que si nous étions victorieux c'était un protégé à ne point oublier. Elle promit tout ce que je voulus.

L'heure s'avançait, il fallait quitter la prison. Je ne promis pas de revenir le lendemain, attendu que si nous étions vainqueurs je comptais aller droit à Tallien, et, pour lui épargner toute recherche inutile, lui dire où il trouverait son amie. Mais je promis de lui écrire, mot par mot, heure par heure, tout ce que j'aurais vu. Grâce à l'intermédiaire de mon brave commissaire, j'étais sûre que ma lettre lui serait remise.

Nous nous embrassâmes étroitement, madame Beauharnais, Terezia et moi, et je descendis, légère et pleine d'espérance, cet escalier que la dernière fois j'avais descendu croyant aller à l'échafaud.

XXII

Nous rencontrâmes la voiture et nous allâmes droit à la maison de Terezia, située allée des Veuves. Là je trouvai la vieille Espagnole qui l'avait élevée. Je commençai par lui donner de bonnes nouvelles de sa maîtresse, puis la lettre par laquelle elle lui ordonnait de me laisser choisir parmi ses habits d'homme celui qui irait le mieux à mon goût et à ma taille. Je choisis une redingote marron à collet rabattu; un chapeau à larges bords qui abritait complètement mon visage, avec une boucle d'acier et un large ruban noir, sans plume; deux chemises à jabot, deux gilets, un blanc, l'autre chamois; une culotte de couleur claire et des bottes venant au-dessus du genou.

Nous remontâmes en voiture, et mon commissaire me reconduisit chez moi. Nous eûmes grand'peine à traverser la rue. Il y avait un rassemblement énorme devant la maison des Duplay. On venait d'y apprendre l'arrestation de Robespierre, et les cris de M. Duplay et de la vieille mère avaient attiré les voisins d'abord, puis ceux qui passaient, puis enfin ceux que la curiosité clouait à cette place, comptant que ce serait là qu'on aurait les plus fraîches et les meilleures nouvelles.

J'étais aussi curieuse qu'aucune des personnes réunies aux lamentations de ces braves gens; car, il faut le dire, dans tout le quartier, la famille passait pour la plus honnête qu'il y eût au monde. Comme mon entresol n'était qu'à quelques pas de leur magasin, je remontai rapidement et je jugeai que c'était le moment d'utiliser le costume de Terezia. J'étais peu accoutumée aux costumes masculins, mais cependant au bout de dix minutes j'étais assurée, grâce au manteau qui m'enveloppait tout entière, de pouvoir traverser les groupes sans être reconnue pour une femme. Je descendis et j'allai me mêler aux curieux. Madame Duplay, fanatique de son locataire, en appelait à l'inattaquable réputation de Robespierre comme honnête homme, comme citoyen incorruptible; à ceux qui doutaient ou qui avaient l'air de douter, elle disait:

—Ah! vous pouvez entrer, citoyens, vous pouvez visiter l'appartement qu'il habite, et, si vous y trouvez une pièce d'argent, un bijou ou un assignat de cinquante francs, je reconnais mes torts et j'avouerai que Robespierre était un homme vénal.

Et en effet on entrait comme à un pèlerinage, et dès l'entrée on sentait que c'était bien la maison de l'incorruptible. Dès le seuil, la cour avec son hangar, ses établis chargés de scies, de varlopes, de rabots, tout disait: Vous êtes ici chez l'ouvrier honnête et travailleur. Puis, si l'on montait à la mansarde habitée par Robespierre, c'était là où se déroulait véritablement la preuve de cette vie de labeur, pauvre et occupée. Les papiers, rangés sur les planches de sapin, entassés les uns sur les autres, disaient ces travaux infatigables. Et cependant on sentait qu'on avait mis là, comme dans le tabernacle d'un Dieu, les meilleurs meubles de la maison, un beau lit bleu et blanc comme un lit de jeune fille, avec quelques bonnes chaises; un bureau, en sapin, c'est vrai, mais fait par le maître de la maison, sur un plan donné certainement et avec toutes les exigences de son locataire, était tourné de façon à ce que celui-ci pût, en travaillant, plonger son regard dans la cour et se distraire à la vue des quatre jeunes filles, du fils et du neveu, qui formaient la famille du brave menuisier.

Dans une petite bibliothèque de sapin, bibliothèque non fermée, il y avait un Rousseau et un Racine, et, sur tous les murs, la main fanatique de madame Duplay et la main passionnée de sa fille Cornélie avaient suspendu tous les portraits que l'on avait pu se procurer de l'idole; de sorte que, de quelque côté que Robespierre se tournât, il avait toujours devant lui un portrait de Robespierre. Un de ces portraits le représentait avec une rose à la main; et, tour à tour, la vieille mère Duplay, la femme du menuisier et ses filles, faisant passer les curieux, disaient:

—Est-ce là la demeure du méchant homme qu'on veut faire croire un tyran et qui visait, disent ses misérables ennemis, à la dictature ou à la royauté?

Une des quatre filles de madame Duplay ne disait rien, ne se mêlait à rien, sanglotant dans un coin, assise sur une chaise; c'était la femme de Lebas, dont le mari venait de se sacrifier pour Robespierre et avait été arrêté avec lui. Au moment où je sortais, deux soldats gardaient la porte et deux autres entraient: ils venaient arrêter toute la famille du menuisier.

J'avoue que la vue de cet intérieur presque pauvre, l'inspection de cette chambre modeste, me produisit une profonde impression.

Est-ce que je m'étais trompée? Est-ce que ces gens qui avaient accusé Robespierre ne m'avaient pas dit la vérité? Je me rappelais, ce que tant de fois, mon bien-aimé Jacques, tu m'avais répété de cet homme, de la voie dans laquelle il marchait. Inflexible, mais incorruptible, me disais-tu; son inflexibilité l'a conduit trop loin, elle en a fait l'homme sanglant, haï de tous, et, à l'heure qu'il est, il faut qu'il meure ou que des milliers de têtes tremblent.

On emmena madame Lebas comme les autres. Elle ne se défendit point, elle ne se lamenta point de son arrestation; elle continua de pleurer celle de son mari, voilà tout.

Je rentrai chez moi; j'avais le cœur profondément serré; j'avais sans cesse devant les yeux cette chambre si modeste où les Duplay désiraient qu'on trouvât une pièce d'argent, un bijou ou un assignat de cinquante francs. Cet homme qui avait si peu de besoins, de quoi pouvait-il donc être ambitieux? D'or? On voyait partout, écrit en toutes lettres, son mépris de l'argent. De puissance peut-être. D'orgueil à coup sûr. Tous ces portraits dans sa chambre, ce cortége de Robespierres entourant Robespierre criait tout haut que c'était au besoin de bruit, à l'avidité de renommée, que cette apparence si modeste avait tout sacrifié. C'était cet orgueil si longtemps froissé, c'était cette bile extravasée au fond du cœur qui lui avait fait abattre toute tête dépassant la sienne.

Il répétait sans cesse, disait la mère Duplay, que l'homme, quel qu'il fût, n'avait pas besoin de plus de trois mille francs par an pour vivre. Que de souffrances avait dû éprouver ce cœur envieux chaque fois qu'il avait regardé au-dessus de lui!

Toute la nuit il se fit grand bruit dans la rue; il n'était resté dans la maison que la plus jeune des filles de Duplay et une vieille servante; elles ne fermèrent pas la porte; c'était inutile; il leur aurait fallu l'ouvrir trop souvent. L'enfant et la vieille femme s'endormirent brisées de fatigue, laissant la maison vide à la merci de ceux qui voulaient y entrer.

Il s'était passé une chose terrible que je ne sus que le lendemain. Au moment où le bruit de l'arrestation de Robespierre se répandit par la ville, le cri qui sortit de toutes les bouches, cri unanime, en joyeux, fut:

—Robespierre est mort, plus d'échafaud!

Tant, dans ce terrible mois de messidor qui venait de s'écouler, il avait identifié son nom avec celui de la guillotine!

Et cependant, comme si Robespierre n'eût pas été arrêté, le tribunal révolutionnaire continuait de juger. Une accusée, en s'asseyant sur son banc, fut prise d'un accès d'épilepsie; la violence de l'accès fut telle que les juges eux-mêmes lui demandèrent si elle était affectée habituellement de ce mal.

—Non, répondit-elle, mais vous m'avez fait asseoir juste à la même place où vous avez fait asseoir hier mon fils, et le malheureux enfant vous l'avez condamné!

Comme la séance de la Convention avait été terminée à trois heures, comme à trois heures et demie tout le monde savait dans Paris la chute de Robespierre, le peuple espérait (car, nous l'avons dit, c'était le peuple surtout qui était las de ces boucheries), le peuple espérait qu'il n'y aurait plus d'exécution. Le bourreau lui-même répondait à ceux qui l'interrogeaient en secouant la tête, et lorsque, selon son habitude, le tribunal révolutionnaire eut préparé sa fournée quotidienne, lorsque les lourdes et pesantes charrettes vinrent à l'heure accoutumée rouler dans la cour du palais de justice, l'exécuteur demanda à Fouquier-Tinville:

—Citoyen accusateur public, n'avez-vous pas d'ordre à me donner?

Fouquier ne se donna même pas la peine de réfléchir, et répondit sèchement:

—Exécute la loi.

C'est-à-dire: Continue de tuer!

Ce jour-là, il y avait quarante-cinq condamnés, et ce qui rendait la mort plus cruelle encore, c'est qu'ils avaient tout entendu dire, tout raconter, qu'ils savaient Robespierre arrêté et qu'ils avaient eu l'espérance que cette arrestation était leur salut.

Mais non, on vit sortir de la noire arcade cinq charrettes chargées de condamnés qu'on conduisait à la barrière du Trône pour y être exécutés.

Ces malheureux criaient grâce, levaient au ciel leurs mains liées, demandant comment, puisqu'on allait faire le procès de leur ennemi, leurs procès à eux pouvaient être bons, condamnés qu'ils étaient par celui qu'on était en train de condamner.

La foule commença de gronder; elle trouva que ces pauvres gens avaient bien raison, et, comme eux, elle criait grâce. Quelques-uns sautèrent à la bride des chevaux, arrêtèrent les charrettes, voulurent les faire rétrograder; mais Henriot, sur lequel on n'avait pu exécuter l'ordre d'arrestation donné par l'assemblée, arriva au galop avec ses gendarmes, sabra tout, condamnés et libérateurs, et la foule se dispersa en jetant au ciel une dernière malédiction et en disant:

—Ce n'était donc pas vrai, cette bonne nouvelle qu'on nous avait annoncée, que Robespierre était arrêté et que nous étions délivrés de l'échafaud?

Vers sept heures du soir j'entendis battre le rappel de tous côtés; mon déguisement m'encourageant, j'allais sortir au risque de ce qui pouvait m'arriver, lorsque, dans l'escalier, je rencontrai mon brave commissaire. Il était très-pâle.

—Vous n'allez pas sortir, me dit-il; ce que j'avais prévu est arrivé. La Commune se met en insurrection contre l'assemblée. Henriot, arrêté au Palais-Royal, à son retour de l'exécution de la barrière du Trône, a été presque immédiatement délivré; le geôlier de la prison du Luxembourg, où l'on conduisait Robespierre et ses amis, a refusé d'ouvrir la porte de la prison, disant qu'il agissait d'après un ordre de la commune. Robespierre, au contraire, insistait pour être écroué: le tribunal révolutionnaire c'était pour lui le connu, tous les membres en avaient été nommés par lui et étaient à sa dévotion; au contraire, l'insurrection de la Commune, la lutte qui en serait la suite, le combat qu'il faudrait soutenir contre la Convention, c'était l'inconnu.

C'était plus que l'inconnu pour lui, c'était l'illégalité. Avocat comme Vergniaud, il était prêt à sacrifier sa vie, et, comme Vergniaud, il voulait mourir dans la légalité.

Voyant que le Luxembourg ne voulait pas ouvrir ses portes pour lui, Robespierre ordonna à ses gardiens de le conduire à l'administration de la police municipale; ils obéirent. Il leur eût ordonné de le laisser libre qu'ils eussent obéi de même. Tout prisonnier qu'il était, son immense pouvoir contre-balançait le pouvoir exécutif de la Convention.

Voilà où l'on en était; il y aurait certainement un conflit pendant la nuit. Mon commissaire me supplia de me tenir renfermée au moins jusqu'au lendemain matin, où il viendrait me délivrer et m'annoncer ce qui serait arrivé pendant la nuit. J'étais une chose si précieuse pour lui, qu'il m'eût volontiers mise sous clef. Et, en effet, Robespierre triomphant, on ignorait tout ce qu'il avait fait pour moi, il se retrouvait sur ses pieds. Robespierre abattu, les services qu'il nous avait rendus étaient pour lui une source de fortune.

J'étais très-fatiguée; sa position lui permettait d'être mieux renseigné que moi: je lui promis de ne pas sortir, mais à la condition que le lendemain dès le matin je connaîtrais par lui tous les renseignements de la nuit.

Il m'offrit de me faire monter à souper; j'acceptai: je n'avais rien pris depuis le matin, et il était près de minuit.

Je dormis mal, au milieu de soubresauts continuels: moi qui avais voulu mourir, moi qui avais été poser ma tête sous la hache, moi qui croyais n'avoir plus un seul motif d'intérêt dans ce monde, moi dont la guillotine enfin n'avait pas voulu, je tressaillais au moindre bruit, mon cœur battait au galop des chevaux qui passaient.

Étrange chose que cet amour de la vie! la mienne, à défaut de l'homme que j'aimais, s'était rattachée à deux femmes inconnues; j'eusse donné ma vie pour les sauver certainement encore, mais je ne l'eusse pas donnée sans regrets.

Quelques minutes après le départ du commissaire, on m'apporta mon souper. Depuis quelque temps déjà le tocsin de la Commune sonnait, et comme mes fenêtres étaient ouvertes et mes jalousies seules fermées, j'entendais ses vibrations qui m'annonçaient que quelque chose de grave venait de se passer.

Je demandai au garçon de café ce que signifiait ce tocsin. Il me dit que le bruit courait que Robespierre était délivré.

—Mais, lui dis-je, délivré!... Je croyais que Robespierre ne voulait pas l'être.

—Bon, dit le garçon, on ne lui a pas demandé son avis. La Commune a tout simplement envoyé un Auvergnat nommé Coffinhal, qui lèverait les tours de Notre-Dame, avec ordre de lui apporter Robespierre.

Coffinhal n'a fait ni une, ni deux, il a été à la mairie, et, quand il a vu que Robespierre ne voulait pas venir avec lui, il a pris Robespierre et l'a emporté.

Ses amis le suivirent tout joyeux. Ils n'avaient pas le regard perçant de Robespierre; mais lui savait bien qu'on l'arrachait à la prison pour le porter à la mort, et il criait à cette foule:

—Vous me perdez, mes amis, vous perdez la République!

Si bien qu'à l'heure qu'il est, continua le garçon de café, le citoyen Robespierre est maître de Paris s'il n'en est pas le roi!

Je me couchai sur cette nouvelle, qui ne laissa pas de m'inquiéter pendant le reste de la nuit.

Le matin, mon commissaire fut fidèle au rendez-vous. Dès huit heures, il frappait à ma porte. Depuis deux heures j'étais levée et habillée, regardant à travers mes jalousies.

La nuit s'était passée dans une singulière situation. La Convention était restée calme et digne, s'arrangeant pour mourir avec dignité, et Collot-d'Herbois, au fauteuil de président, disait:

—Citoyens, sachons mourir à notre poste!

La Commune attendait comme la Convention; son secours principal lui devait venir de la société des jacobins, et aucune députation sérieuse n'arrivait de la société: Robespierre et Saint-Just se regardaient comme abandonnés. Couthon, cul-de-jatte, qui, dans les grands événements, se considérait plutôt comme un embarras que comme un aide, s'était retiré chez lui avec sa femme et ses enfants. Comme c'était l'homme éminent des jacobins, Robespierre et Saint-Just lui écrivirent de l'Hôtel-de-Ville:

«Couthon,

»Les patriotes sont proscrits; le peuple entier s'est levé: ce serait le trahir que de ne pas te rendre à la Commune, où nous sommes.»

Couthon vint, et, Robespierre lui tendant la main, tandis que Collot-d'Herbois disait à la Convention: «Sachons mourir à notre poste», Robespierre disait à Couthon: «Sachons supporter notre sort.»

Trois mois auparavant, un pareil événement eût bouleversé Paris. Les partis se fussent armés, se fussent rués les uns sur les autres et eussent combattu. Mais les partis étaient épuisés. Tous avaient perdu le meilleur de leur sang, la vie publique était anéantie.

Ce que tout le monde ressentait, c'était une lassitude immense, un ennui universel. Paris avait semblé revivre un instant dans ces repas publics qui paraissaient le repas libre de la pauvre ville agonisante. La Commune les avait défendus.

La nuit tout entière s'était donc passée à des mesures sans efficacité. Un député inconnu, nommé Beaupré, avait fait voter la création d'une commission de défense, laquelle se contentait de chauffer les comités. Les comités se rappelèrent un certain Barras, qui avait été collègue de Fréron lors de la reprise de Toulon sur les Anglais; ils le nommèrent général. Mais, général sans armée, Barras ne put que faire quelques reconnaissances autour des Tuileries.

Comme mon narrateur en était là de son récit, nous entendîmes un grand bruit de cavalerie, de caissons et de canons roulants. Nous nous mîmes à la fenêtre: c'était la section de l'Homme-Armé qui, convoquée pendant la nuit à son de caisse, avait décidé que ses canons seraient envoyés à l'assemblée.

Tallien était cause de ce mouvement. Comme il demeurait rue de la Perle, au Marais, il avait couru à cette section et avait annoncé que la Convention était en danger, que la municipalité se mettait au-dessus de la Convention nationale en donnant asile aux députés décrétés par elle d'arrestation. La section de l'Homme-Armé envoyait ses canons aux Tuileries et se chargeait de courir de quartier en quartier afin d'entraîner les quarante-sept autres sections de Paris.

Les choses commençaient à se dessiner en faveur de la Convention. J'obtins de mon guide qu'il me conduirait jusqu'à la Commune afin que je pusse juger par mes yeux de quel côté pencherait la fortune de la journée.

XXIII

La Convention était parvenue à grand'peine à réunir à peu près dix-huit cents hommes dans la cour du Carrousel. Elle les avait mis sous les ordres de Barras, son général. Nous les vîmes en passant aux Tuileries. Barras était occupé à les aligner sur les quais.

C'était un jeune gendarme de dix-neuf ans qui, la veille, avait arrêté Henriot. Il avait manqué être assassiné quand Henriot avait été délivré, et il avait couru au comité de salut public pour annoncer la délivrance d'Henriot.

Il y trouva Barrère et lui apprit que le général de la Commune était en liberté.

—Comment, lui dit Barrère, tu le tenais et tu ne lui as pas brûlé la cervelle! Je devrais te faire fusiller.

Le jeune homme se le tint pour dit. Son ambition était de faire dans la journée quelque grand coup qui le distinguât de ses camarades et lui ouvrit la carrière militaire. Armé de son sabre et de deux pistolets chargés de plusieurs balles, il prit le chemin de l'Hôtel-de-Ville, où étaient Robespierre, Saint-Just, Couthon, Lebas et Robespierre jeune.

En arrivant quai Le Peletier, nous vîmes un immense rassemblement qui arrêtait toute circulation. Nous demandons ce que c'est, et l'on nous répond d'une voix effarée:

—Ce sont eux!

—Qui eux?

—Les députés hors la loi, Robespierre, Couthon.

À ces mots nous redoublons d'efforts pour pénétrer jusqu'au centre occupé par la compagnie de la section des Gravilliers. Là, à terre, sur le pavé, étaient deux hommes couchés, perdant leur sang par d'horribles blessures. L'un de ces hommes était tellement défiguré par un coup de pistolet qui lui avait brisé la mâchoire, que nous ne le reconnûmes point. Il fallut que l'on nous dît que c'était Robespierre.

Nous n'en voulions rien croire, jusqu'à ce que mon compagnon, lui ayant levé la tête, se tourna de mon côté et me dit épouvanté:

—C'est bien lui!

Comment une telle catastrophe avait-elle pu s'opérer? comment trouvions-nous dans un ruisseau, entourés d'hommes féroces qui criaient: «Jetons ces charognes à la Seine!» deux hommes dont le regard, trois jours auparavant, faisait trembler tout Paris.

—Écoutez, me dit mon compagnon, il ne s'agit point ici de faire les aristocrates. Vous êtes en homme, nous allons entrer dans le cabaret le plus proche, vous vous assoirez à une table. Je commanderai le déjeuner, et, tandis que vous m'attendrez, vous, je me glisserai parmi tous ces hommes et je reviendrai avec la clef de cette énigme qui nous paraît impossible. Comme ils sont là tous les deux, Couthon et Robespierre, c'est-à-dire les deux gros bonnets du parti, on ne fera rien sans eux. Si on les emmène, suivez-les; je saurai toujours bien où on les aura conduits, et je vous rejoindrai.

Comme ce qu'il me proposait était ce qu'il y avait de mieux à faire, j'acceptai. Nous trouvâmes un petit cabaret. Je montai à l'entresol; une table était dans l'embrasure de la fenêtre, et, assise près de cette table, je pourrais voir tout ce qui se passerait dans la rue.

—Allez et revenez vite, dis-je à mon compagnon.

Il partit. J'appelai le tavernier sous prétexte de lui donner la carte de notre déjeuner, mais en réalité pour lui demander l'explication de toute cette terrible tragédie. Il n'en savait pas beaucoup plus que nous. Robespierre, au moment d'être arrêté, disait-il, s'était tiré un coup de pistolet dans l'intention de se brûler la cervelle, mais il s'était manqué ou plutôt il avait atteint le bas de sa figure au lieu d'en atteindre la haut.

D'autres disaient que c'était un gendarme qui avait voulu l'arrêter, et que, comme Robespierre se défendait, il avait tiré sur lui le coup de pistolet qui l'avait mis hors de combat.

Au bout d'un quart d'heure, mon compagnon revint. Il avait été à la source, c'est-à-dire à l'Hôtel-de-Ville, et il apportait des renseignements exacts.

Le jeune gendarme qui, la veille, avait arrêté Henriot et que Barrère avait menacé de faire fusiller pour l'avoir laissé échapper, avait résolu, comme nous l'avons dit, de faire un coup d'État, et nous l'avons vu partir avec son sabre et ses pistolets chargés pour se rendre à l'Hôtel-de-Ville.

Son intention était d'arrêter Robespierre.

En arrivant sous l'Hôtel-de-Ville, il trouva la place de Grève à peu près vide. La moitié des canons d'Henriot était tournée contre la Commune; les autres ouvraient leurs gueules dans toutes les directions; mais rien n'indiquait l'intelligence de la défense ou de l'attaque dans ceux qui les avaient abandonnés ainsi.

Il y avait deux sentinelles à la porte de la Commune, et, sur les escaliers, les jacobins les plus fanatiques et les plus obstinés.

On veut empêcher de passer le jeune gendarme.

—Ordonnance secrète, répond-il.

Devant ce mot, tout s'écarte. Il franchit le perron, monte l'escalier, passe la salle du conseil, entre dans un corridor, où tant de gens se pressent qu'il ne sait plus comment faire pour passer.

Mais là il avise un homme qu'il reconnaît pour appartenir à Tallien. C'est Dulac, l'homme à la canne, le même qui m'a reconduite la surveille. Le gendarme et lui échangent deux mots.

Ils arrivent ensemble à la porte du secrétariat. Dulac frappe plusieurs fois; la porte s'entr'ouvre; il pousse le gendarme par l'entrebâillement, tire la porte à lui et regarde par les carreaux ce qui va se passer.

C'était dans cette salle qu'étaient Robespierre et ses amis.

Le jeune gendarme cherche un instant des yeux, voit Couthon assis à terre à la manière turque, Saint-Just debout tambourinant contre un carreau, Lebas et Robespierre jeune causant ensemble de la façon la plus animée, Robespierre aîné au fond, assis dans un fauteuil, les coudes sur les genoux et la tête appuyée sur sa main.

À peine l'a-t-il reconnu qu'il tire son sabre, court à lui, lui en met la pointe sur le cœur et lui crie:

—Rends-toi, traître!

Robespierre, qui ne s'attendait pas à cette agression, fait un soubresaut, regarde le gendarme en face, et lui dit tranquillement:

—C'est toi qui es un traître, et je vais te faire fusiller!

À peine ces mots sont-ils prononcés qu'on entend un coup de pistolet, que le groupe sur lequel tous les yeux étaient tournés se perd dans la fumée, et que Robespierre roule sur le parquet.

La balle l'avait pris au menton et lui avait brisé la mâchoire gauche inférieure. Un grand tumulte se fait alors, que dominent les cris de Vive la république! Les gendarmes et les grenadiers qui accompagnaient l'assassin entrent violemment dans la salle. La terreur se répand parmi les conjurés qui se dispersent; tous fuient, excepté Saint-Just, qui se précipite sur Robespierre gisant à terre, le relève et le rassied dans le fauteuil duquel le coup de pistolet l'a fait tomber.

À ce moment on vient dire au jeune homme qui a causé tout ce tumulte que Henriot se sauve par un escalier dérobé.

Il lui restait encore un pistolet armé et chargé; il court à cet escalier, atteint un fuyard, croit que c'est Henriot, tire sur le groupe d'hommes qui emportait Couthon; ces hommes s'enfuient, abandonnant celui qu'ils essayaient de sauver. Les grenadiers et les gendarmes traînent Couthon par les pieds jusque dans la salle du conseil général; on fouille Robespierre, on lui prend son portefeuille et sa montre; et comme on croit Couthon et Robespierre morts, que Robespierre est trop blessé et Couthon trop fier pour se plaindre, on les traîne hors de l'Hôtel-de-Ville, jusqu'au quai Le Peletier. Là on va les jeter à l'eau, lorsque Couthon, de sa voix calme que n'avaient pu altérer toutes les douleurs qu'il venait de souffrir:

—Un instant, citoyens, dit-il, je ne suis pas encore mort.

Alors la colère des assassins s'était tournée en curiosité; ils avaient appelé les passants, criant:

—Venez voir Couthon; venez voir Robespierre.

Des grenadiers de la section des Gravilliers avaient alors entouré les deux agonisants, le quai s'était encombré de curieux. C'est dans ce moment que nous étions arrivés.

Il était inutile de chercher d'autres détails que ceux que m'apportait mon compagnon; ils devaient être vrais, et nous fûmes confirmés en cette certitude lorsque nous vîmes apporter un cadavre et des blessés.

Le cadavre était celui de Lebas. Au moment où les gendarmes firent invasion dans la salle, au moment où il vit tomber Robespierre frappé d'une balle, il tira un pistolet de sa poche, l'appuya contre sa tempe et se fit sauter la cervelle.

Robespierre jeune essaya de fuir; il croyait son frère mort et ne pouvait plus donner l'exemple d'amour fraternel qui lui avait fait demander de mourir avec lui. Il avait ôté ses souliers, il avait passé par la fenêtre et marché pendant quelques secondes, tenant ses souliers à la main, sur le fronton de pierre qui règne autour du monument. Puis alors, voyant la place de l'Hôtel-de-Ville complètement abandonnée, et que, gagnât-il la fenêtre voisine, et que cette fenêtre le conduisit-elle à un escalier, il n'avait aucune chance de fuite et de salut, il se laissa tomber du deuxième étage et se brisa sur le pavé, mais sans se tuer du coup.

C'étaient ces pauvres débris, cadavres ou agonisants, que l'on avait ramassés et que, par le quai Le Peletier, on conduisait à la Convention, qui rallièrent en passant Robespierre blessé et Couthon mourant.

Saint-Just seul, la tête haute et sans blessure, suivait ses amis, attaché à l'extrémité d'une corde. Robespierre était porté sur une planche; le mort et les autres blessés étaient traînés dans une voiture de commissionnaire à bras.

Nous suivîmes ce triste cortège.

Robespierre fut déposé sur une table dans la salle du comité de salut public. On lui mit par pitié, sous la tête, une boîte de sapin qui avait renfermé des pains de munition.

Tout le monde disait qu'il était mort.

Si horrible que fût ce spectacle, comme je voulais porter des nouvelles sûres à nos prisonnières, je parvins à pénétrer avec mon compagnon dans la salle d'audience, juste au moment où il commençait à ouvrir les yeux. Il était sans chapeau; sans doute avait-il ôté lui-même sa cravate, qui devait l'étouffer. Sa mâchoire gauche pendait jusque sur sa poitrine, dégouttante de sang et montrant ses dents brisées. Un chirurgien, que l'on appela, le pansa, remit la mâchoire à peu près à sa place, banda sa blessure, et fit placer à côté de lui une cuvette remplie d'eau.

J'assistai à ce pansement, qui dut lui causer des douleurs atroces; il ne jeta pas un cri, ne poussa pas une plainte; seulement son teint avait déjà pris la lividité de la mort.

Tout était fini de ce côté, il n'y avait plus rien à craindre.

Je pensai que le plus pressé était de rassurer mes deux belles amies. Mon protecteur n'avait plus de raison, dans l'état où était Robespierre, de cacher la protection qu'il m'accordait. Il ne fit donc aucune difficulté pour monter en fiacre avec moi et venir à la Force, où j'étais attendue, comme on le comprend, avec toute l'impatience de deux cœurs qui ne demandent qu'à vivre et à aimer et qui ont peur de mourir.

Nous arrivâmes à la prison vers onze heures du matin. Les prisonniers, sans savoir précisément ce qui était arrivé, en avaient quelque idée et étaient en pleine révolte. Il eût été difficile de les conduire à l'échafaud comme on avait encore fait la veille. Chacun s'était fait une arme de ce qu'il avait pu trouver; presque tous avaient brisé leurs lits, et des pieds s'étaient fait des espèces de massue. On n'entendait que cris et hurlements, et l'on se serait cru non pas dans une prison politique, mais dans une maison de fous.

Je trouvai mes deux compagnes enfermées dans leur chambre, tremblantes de tout ce vacarme dont elles ignoraient la véritable cause, se tenant embrassées et serrées l'une contre l'autre.

À ma vue, à la joie qui éclatait sur mon visage, elles jugèrent qu'elles n'avaient plus rien à craindre, jetèrent un cri d'espoir et se précipitèrent dans mes bras.

Mais à peine eus-je prononcé le mot sauvées! que madame de Beauharnais tomba à genoux, criant:

—Mes enfants!

Et que Terezia s'évanouit.

J'appelai du secours, la porte s'ouvrit, mon commissaire accourut; il avait un flacon de vinaigre qu'il fit respirer à Terezia qui revint bientôt à elle. Je profitai de ce moment pour leur présenter mon compagnon et leur dire tous les services qu'il nous avait rendus.

—Ah! monsieur, vous pouvez être tranquille, dit Terezia, qui avait renoncé bien vite à l'appellation de citoyen; si nous sommes quelque chose, et si nous pouvons quelque chose dans le gouvernement qui va s'établir, nous n'oublierons pas vos services. Éva va me dire votre nom et me donner votre adresse, et c'est Tallien que je chargerai d'acquitter ma dette envers vous.

Je ne pus m'empêcher de rire.

—Le nom et l'adresse de monsieur? lui dis-je. Il était trop prudent pour me les donner avant de savoir comment les choses tourneraient; mais maintenant je crois qu'il n'a plus aucun motif pour nous les cacher.

Notre homme sourit à son tour, alla à une table sur laquelle il y avait de l'encre, du papier et des plumes et écrivit:

«Jean Munier, commissaire de police de la section du Palais-Égalité.»

—Maintenant, mes bonnes amies, leur dis-je, il est probable que le citoyen Tallien va courir aux Carmes pour vous délivrer. Aux Carmes on ne saura pas lui dire où vous êtes, mais seulement qu'on est venu vous enlever hier dans la matinée; je crois que l'important serait de le rejoindre et de vous l'amener le plus vite possible. Il doit avoir une foule de choses à dire à Terezia, qui, de son côté, ne sera pas fâchée, je le présume, qu'il lui rapporte son poignard.

Terezia se jeta à mon cou.

—Je vais donc me mettre à sa recherche, continuai-je, et vous ne me reverrez qu'avec lui, ou, si au milieu de cet effroyable bouleversement il lui était impossible de venir, qu'avec votre ordre de mise en liberté.

J'allais sortir; madame de Beauharnais s'était accrochée à mon bras et me regardait suppliante.

—Que puis-je faire pour vous, chère Joséphine? demandai-je.

—Oh! dit-elle, bonne Éva, j'ai deux enfants; est-ce que je ne pourrais pas voir mes enfants avant de sortir d'ici? Ou tout au moins est-ce que vous ne pourriez pas leur donner de mes nouvelles?

—Oh! grand Dieu! m'écriai-je avec bonheur. Dites-moi où ils sont, et je courrai à eux.

—Mon fils Eugène est chez un menuisier de la rue de l'Arbre-Sec, la troisième ou quatrième maison à gauche en entrant par la rue Saint-Honoré. Ma fille est presque en face, chez une grande lingère à la barrière des Sergents. Et comme on pourrait refuser de vous les confier parce qu'on ne vous connaît pas, je vais vous donner un mot qui tout au moins les rassure, si vous ne pouvez me les amener.

Et Joséphine, en effet, me donna quelques lignes qui devaient me faire reconnaître comme une amie du menuisier et de la lingère où ses deux enfants étaient en apprentissage.

Comme il était probable que le citoyen Jean Munier trouverait le citoyen Tallien plus tôt que moi, il fut convenu qu'il allait se mettre en quête de lui et que je les attendrais tous les deux rue Saint-Honoré, à l'entresol de madame Condorcet.

Je pris congé avec de nouveaux embrassements de mes deux amies, et nous traversâmes les corridors et descendîmes les escaliers en criant:

—Plus de Robespierre! plus d'échafaud!

Santerre, que je rencontrai sur les degrés du perron, me retint quelques secondes; mais en dix paroles je le mis au fait.

Nous sautâmes dans notre voiture.

La rue Saint-Honoré était pleine de monde, tout ce monde avait un air de fête et de joie que la population parisienne n'avait pas présenté depuis longtemps. À peine si l'on pouvait se faire jour, tant chacun se pressait de demander des nouvelles et de savoir où en étaient les événements.

Mon commissaire, que je pouvais désormais appeler par son nom, ce qui me donnait une grande facilité pour dialoguer avec lui, me remit à ma porte et me promit de m'amener Tallien.

Quant à faire entrer à la Force les deux enfants de madame de Beauharnais, il s'en chargeait comme d'une chose facile à lui.

Je remontai à mon entresol, n'ayant plus aucune raison de me cacher; j'ouvris en conséquence mes persiennes toutes grandes et je me mis à la fenêtre.

La porte de la maison des Duplay avait été fermée, soit qu'on eût enlevé les deux personnes qui y restaient encore, soit que, lasses d'insultes et de grossières injures, elles s'y fussent enfermées.

Je ne m'attendais à l'exécution que pour le lendemain; je fus donc bien étonnée lorsque, vers quatre heures, j'entendis de grands cris du côté du palais Égalité, je vis la foule se heurter, se ruer, se culbuter. La tête et le buste des gendarmes apparaissaient au-dessus de la foule, et dans les mains de ces archers de la mort leurs sabres flamboyaient comme l'épée de l'ange exterminateur.

C'était la hideuse exhibition dont Fouquier-Tinville et ses juges gratifiaient une fois encore le public.

Les cris: «Les voilà! les voilà!» se firent entendre.

Et, en effet, c'étaient les guillotineurs qui allaient à leur tour, hués et maudits, subir la terrible loi du talion.

XXIV

Ne remarques-tu pas, mon bien-aimé Jacques, combien il semble que le caprice de mon génie, bon ou mauvais, me fait voir tout ce qui se passe, soit que moi-même j'aille au-devant des événements, soit que les événements viennent au-devant de moi.

Aussi je ne saurais moi-même me rendre compte de l'ébranlement étrange qui secoue mon cerveau. Je ne sais pas comment cela se fait, mais il me semble que je ne suis plus complètement maîtresse de moi-même, et qu'il y a en moi une fatalité plus forte que ma volonté qui, à un moment donné, me poussera malgré moi sur la pente de quelque grand malheur.

J'ai parfois des espèces d'hallucinations pendant lesquelles il me semble que, le jour où j'ai pris place dans la charrette, j'ai été véritablement guillotinée. Je crois parfois en rêve que je sens la douleur de la hache passant entre les vertèbres de mon cou; je me dis que depuis ce jour je suis morte et que c'est mon ombre qui croit vivre et s'agite encore sur la terre.

Dans ces moments de visions sépulcrales, je te cherche partout. Il me semble que nous ne sommes séparés que par des brouillards épais, dans lesquels nous errons tous les deux, et dans lesquels, en punition de quelque faute que je cherche à me rappeler en vain, nous sommes condamnés à errer continuellement sans nous retrouver jamais.

Dans ces moments-là, je crois que mon pouls ne bat plus que quinze ou vingt fois à la minute, que mon sang se refroidit, que mon cœur s'endort; dans ces moments-là, je serais aussi incapable de me défendre d'un homme qui en voudrait à ma vie, que d'un homme qui en voudrait à mon honneur. Je suis comme ces malheureux tombés en catalepsie, que l'on croit morts, devant lesquels on discute la question de leurs funérailles, dans quel cercueil on les mettra, de plomb ou de chêne, qui entendent tout, dont le cœur bondit de terreur, mais qui cependant ne peuvent s'opposer à rien.

Eh bien! j'étais en voyant apparaître les fatales charrettes, dans un de ces moments-là: je croyais faire un rêve; tout ce que j'avais accompli depuis huit jours n'était point des actions de la vie, mais des actes de la mort.

Allons donc! si j'étais pour quelque chose dans les blessures, dans l'agonie, dans le supplice de tous ces gens-là, est-ce que je me le pardonnerais jamais?

Voilà une chose hideuse. Voilà des morts, des mourants; voilà des êtres humains, des frères, oui, des frères,—car nul ne peut renier la fraternité humaine,—que l'on conduit à la guillotine. Ils sont cassés, brisés, disloqués; l'un deux est déjà entré dans la mort, les autres y ont un pied. Et je suis pour quelque chose dans cette horreur?... Impossible!

Moi, ton Éva, Jacques, comprends-tu? moi que tu appelais ta fleur, ton fruit, ton oiseau chanteur, ton ruisseau, ta goutte de rosée, ton souffle d'air!

Si fait! Je me rappelle. Mon destin m'a jetée dans une prison. Dans cette prison j'ai connu deux femmes, belles comme des anges de lumière. Elles aimaient. L'une était mère et avait des enfants; l'autre, d'un amour moins pur, aimait un homme qui n'était pas son mari. Toutes deux avaient peur de mourir; moi, qui n'avais pas peur pour moi, j'eus peur pour elles. Je me jetai, dans ce terrible labyrinthe politique où je n'avais jamais mis le pied.—Et moi aussi, alors, la soif du sang m'a prise; j'ai dit: Je voudrais que ces hommes-là mourussent pour que ces femmes-là ne mourussent point; et je vais aider à faire mourir les uns pour faire vivre les autres.

Et dès lors j'ai oublié que j'étais une jeune fille, une femme timide; j'ai couru les rues de Paris la nuit; j'ai porté un poignard qui parlait; il disait: je demande à tuer! et un rhéteur lui répondait: Tue sans phrases!

Ce poignard, le lendemain je l'ai vu briller dans la main d'un homme sur la poitrine d'un autre homme. Il n'a pas tué, c'est vrai, mais il a dit: Prenez garde, si vous ne tuez pas avec la voix, je tuerai avec le fer.

Et l'on a tué avec la voix. Voilà pourquoi le poignard que j'avais porté n'a pas tué avec le fer.

Mais au reste celui que je poussais à tuer était un homme maudit, un homme exécré, un homme dont la mort sera comme un source de vie pour des milliers de personnes qui, s'il vivait, peut-être allaient mourir.

Mais c'est lui qui va mourir, et le voilà qui vient à moi.

Horrible! horrible! horrible! comme dit Shakespeare. Il a la tête enveloppée d'un linge sale taché d'un sang noir. Le voilà qui vient, écrasé, pliant le front sous sa douleur et sous les malédictions qui courbent sa tête. Ah! tu sens donc le remords!

Mais non; sa roide attitude est la même; son œil sec est fixé sur moi. Grand Dieu! l'approche de la mort le rend-elle voyant? Devine-t-il, sous ce déguisement où je me cache, que c'est moi qui ai crié: «Sus au tyran!» que c'est moi qui ai porté le poignard? Mais détourne donc les yeux de moi, démon! ne me regarde donc plus, fantôme!!!

Ah! par bonheur, voilà quelque chose qui détourne ses yeux de moi. Il regarde la maison de Duplay; cette maison qu'il a habitée et où sa vue, qui partout ailleurs répandait la crainte, répandait la joie;—là on attendait son retour avec des palpitations d'orgueil, on l'écoutait avec délices, on l'applaudissait avec enthousiasme. Cette maison a vu les seules heures heureuses de sa vie. La regardera-t-il en passant et ne se rappellera-t-il pas que Dante, ce peintre des grandes douleurs, a dit:

«Le plus grand supplice qu'il y ait au monde est de se rappeler les jours heureux pendant les jours d'infortune!»

Non-seulement il la regarde, mais les charrettes font halte. Ah! l'on va faire pour Robespierre ce que l'on a fait pour Philippe-Egalité, on va lui montrer une dernière fois son palais.

Ce fut alors seulement que je m'aperçus de l'effroyable affluence de monde qui s'était agglomérée sur ce point. Sans doute on avait lancé d'avance le programme de la funèbre comédie qui devait être jouée à cette place, et les spectateurs y étaient accourus en foule. Pas une fenêtre qui ne fût occupée, beaucoup avaient été louées des prix insensés. Des parents des victimes attendaient là Robespierre pour jouer autour de sa charrette et jusqu'au pied de l'échafaud le rôle du chœur de la vengeance antique.

Il me passa comme un éblouissement: non-seulement j'étais pour quelque chose dans le supplice de ces malheureux, j'étais le grain de sable, c'est vrai, qui avait fait pencher la balance, mais encore j'étais pour quelque chose dans l'évocation de tout ce monde qui sortait on ne sait d'où, de ces hommes à cheveux poudrés, à habits et à culottes de soie, qui jusque-là s'étaient contentés d'errer la nuit, comme des phalènes, dans les rues de Paris, et qui, pour la première fois, osaient s'y montrer le jour; de ces femmes barbouillées de rouge, coiffées de fleurs, à quatre heures de l'après-midi, demi-nues, accoudées aux fenêtres comme au jour de la Fête-Dieu, sur des tapis de velours et sur des châles de pourpre; si mon mauvais génie ne m'eût point conduite à la prison des Carmes, si je n'eusse point porté ce poignard rue de la Perle à Tallien, tout ce monde ne serait point là, ce seraient ceux qui vont à l'échafaud en ce moment qui y en enverraient d'autres.

Mais enfin ne pourrait-on pas les y conduire, à cet échafaud dont ils ont frayé le chemin, sans cette augmentation de supplice? La peine de mort est la privation de la vie, voilà tout, mais non une vengeance.

On s'était arrêté pour faire exhibition des patients; ces mêmes gendarmes, ces sbires d'Henriot qui sabraient la veille ceux qui voulaient sauver les condamnés, piquaient aujourd'hui les condamnateurs d'hier de la pointe de leurs sabres et disaient à Couthon, affaissé sur ses jambes paralysées: «Lève-toi donc, Couthon!» et à Robespierre, brisé par une horrible blessure: «Tiens-toi donc droit, Robespierre!» Et, en effet, la fatigue avait fait retomber celui-ci sur son banc. Mais, au premier appel à son orgueil, il s'était redressé, avait promené sur la foule ce regard terrible, dont j'eus ma part: il m'avait revue.

Mais aussi pourquoi n'avais-je pas quitté ma fenêtre? Qui me tenait clouée à cette fenêtre?

Un pouvoir plus fort que ma volonté.

Je devais voir ce qui allait se passer: c'était ma punition à moi.

Cette sanglante féerie devait avoir son ballet: c'était pour cela que l'on s'était arrêté devant la maison Duplay. Une ronde se forma. Des femmes, si cela peut s'appeler des femmes, se mirent à danser en rond en criant:

«À la guillotine, Robespierre! À la guillotine, Couthon! À la guillotine, Saint-Just!»

Je n'oublierai jamais de quel calme et fier regard le beau jeune homme, le seul qui n'eût point essayé d'échapper à la mort ou qui n'eût point attenté à sa vie, regarda cette ronde de furies et écouta ces cris de malédictions. C'était à tout remettre en doute; on voyait la conscience transparaître dans ces grands yeux méprisants et pleins de dédain de la vie.

Mais ce n'était pas le tout, et la fête devait avoir son dénoûment immonde comme le reste. Un de ces horribles gamins qui sortent des égouts, un de ces bâtards du ruisseau, que l'on ne voit, comme certains reptiles, que les jours de pluie, était là avec un seau plein de sang pris à l'abattoir. Il trempa un balai dans le sang, et se mit à peindre en rouge l'innocente maison de Duplay.

Oh! cette dernière injure, il ne put la supporter; il plia la tête, et, qui sait! de cet œil fixe et sec peut-être une larme tomba-t-elle!

Mais lorsque les charrettes se remirent en mouvement au cri de: À la guillotine! à la guillotine! cette tête livide dont on ne voyait plus que les yeux se redressa, et ses yeux se fixèrent sur moi.

Alors, tu te rappelles, mon Jacques bien-aimé, cette ballade allemande que nous lûmes ensemble, où un fiancé mort enleva sa fiancée vivante, dont le crime a été de blasphémer en apprenant sa mort, partout où ils passent, à un cri que jette le sombre cavalier, tous les morts soulèvent la pierre de leur tombeau et le suivent, contraints par une force magique. Eh bien! ce fut ainsi que son regard me déracina pour ainsi dire de l'endroit où j'étais, et m'entraîna par une force contre laquelle ma volonté ne pouvait rien, à la suite de ce spectre vivant.

Je quittai ma fenêtre, je descendis dans la rue, je suivis le cortège. J'avais les yeux sur la charrette, je ne pouvais pas les en détourner; il y avait une foule à faire trembler, elle m'emportait avec elle sans que je sentisse son étouffante pression. Je marchais et cependant il me semblait que mes pieds ne touchaient pas la terre.

Arrivée à la place de la Révolution, je me trouvai, je ne sais comment cela se fit, une des mieux placées.

Je vis porter Couthon, je vis monter Saint-Just. Celui-ci mourut le sourire aux lèvres. Lorsque le bourreau montra sa tête au peuple, le sourire n'était pas encore effacé.

Le tour de Robespierre vint. Certes cet homme ne pouvait plus aspirer qu'à une chose: à mourir! La tombe, c'était le port où devait jeter l'ancre ce vaisseau brisé. Il monta calme et ferme. Il me sembla que son œil me cherchait et jetait une étincelle de haine en me rencontrant. Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! permettrez-vous que ce regard d'un mourant me porte malheur?

Mais alors, au moment où je m'en doutais le moins, il se passa sur l'échafaud une chose odieuse, infâme, inouïe.

Un des aides du bourreau, une bête féroce,—il y a des hommes indignes du nom d'homme,—voyant cette rage, entendant ces malédictions, voulut jouer son rôle dans la symphonie infernale: il saisit par un de ses angles cette serviette qui soutenait sa mâchoire et l'arracha.

C'était plus de douleur que la machine humaine n'en pouvait supporter. La mâchoire brisée retomba comme celle d'un squelette.

Robespierre poussa un rugissement.

Je ne vis plus rien.

J'entendis un coup sourd qui frappait dans l'ombre.

J'étais évanouie.

XXV

Lorsque je revins à moi, j'étais seule dans ma chambre et couchée sur mon lit.

Je me levai sur mon séant, je laissa glisser mes jambes hors de mon lit et me trouvai assise.

—Oh! murmurai-je, quel abominable rêve!

En effet, tout ce que j'avais vu en réalité se représentait à moi sous la forme d'un rêve.

J'étais au milieu de l'obscurité la plus complète, mais je voyais se dessiner sur la muraille tout l'effrayant spectacle auquel j'avais assisté.

Les charrettes fatales défilaient devant moi avec ces misérables, mutilés, disloqués, brisés. Au milieu d'eux, seul, Saint-Just sain et sauf, la tête haute et le sourire dédaigneux, puis cette halte à la porte du menuisier, ce misérable gamin barbouillant la porte de sang, enfin, sur la place de la Révolution, ce valet de bourreau arrachant à Robespierre cet appareil qui conservait seul à son visage une forme humaine. J'entendais ce cri, ce rugissement sous lequel j'étais tombée écrasée, me demandant par quelle fatalité, à la même place, mon cœur avait défailli devant la victime et devant le bourreau.

Je fus tirée de cette hallucination par le bruit de ma porte qui s'ouvrait. J'ignorais complètement où j'étais; je me crus dans un cachot et qu'on venait me chercher pour me conduire à mon tour à la mort.

Je jetai un cri et demandai:

—Qui va là?

—Moi, me répondit la voix bien connue de Jean Munier.

—De la lumière! de la lumière! demandai-je.

Il alluma une bougie. Je m'assis sur mon lit, la main sur mes yeux d'abord, puis je regardai où j'étais, et je reconnus mon entresol.

Alors tout me revint en mémoire.

—Ah! dis-je, eh bien! le citoyen Tallien?

—Je l'ai vu, je l'ai rassuré sur sa belle Terezia, mais je lui ai dit que par vous seule il pouvait savoir où elle était, ne voulant pas vous priver du bonheur de le réunir à votre amie. Par malheur il est président de la Convention. La Convention s'est déclarée en permanence; jusqu'à minuit il est au fauteuil; si à minuit il est parvenu à faire remplacer ou à modifier dans son sens le comité de salut public, il aura l'ordre de liberté.

—Mais là bas! m'écriai-je, nos deux malheureuses amies?

—Elles savent qu'elles ne seront pas guillotinées, c'est le principal. Je retourne à la Convention, Tallien m'a fait promettre d'y revenir; je l'attends, et, à quelque heure que ce soit, je viens vous prendre ici avec lui. Pendant ce temps, rhabillez-vous en femme et allez chercher votre garçon menuisier et votre apprentie lingère; avec votre habit d'homme, peut-être ne vous les confierait-on point.

Il me sembla que mon brave commissaire pouvait bien avoir raison; aussitôt son départ, je me hâtai de me transformer, et je descendis pour prendre un fiacre et aller chercher les deux enfants.

Mais il n'était plus question de fiacre; la rue Saint-Honoré était en fête et les voitures n'y circulaient pas. Il y avait des feux de joie de vingt en vingt pas, et devant ces feux, autour de ces feux de joie, des danseurs de toutes les classes de la société.

D'où sortaient tous ces jeunes gens en habit de velours, en culotte de nankin, en bas de soie chinés? D'où sortaient toutes ces femmes barbouillées de rouge comme des roues de carrosse, décolletées jusqu'à la ceinture! Qui avait dicté les paroles, qui avait fait la musique de ces carmagnoles royalistes plus déhanchées que la carmagnole républicaine? Jamais je n'eusse imaginé pareille folie.

Je traversai toute cette saturnale repoussant vingt bras qui voulaient m'entraîner dans ces rondes insensées. Sur la place du Palais-Égalité on ne savait où mettre le pied; les fusées vous inondaient, les pétards vous éclataient dans les jambes, la population était, aux flambeaux et aux torches, visible comme s'il eût été grand jour.

Sans cette circonstance j'eusse bien certainement trouvé les portes de mes deux magasins fermées; mais elles étaient toutes grandes ouvertes, et maîtres, maîtresses et commensaux de la maison prenaient part à la fête. De vieilles servantes qui ne pouvaient trouver de cavaliers dansaient avec leurs balais.

J'entrai au magasin des Deux-Sergents; on me prit pour une pratique qui, malgré l'heure avancée, venait acheter quelque objet de lingerie, et l'on me remit au lendemain. On avait bien le temps de vendre, la terreur était finie, le commerce allait refleurir.

Je me fis reconnaître; je dis le motif de ma visite. J'appris, chose qu'on ne savait pas, que madame de Beauharnais n'avait point été exécutée pendant les derniers jours, qu'elle vivait encore et qu'elle attendait ses enfants.

La joie de ces braves gens fut grande. Ils adoraient la petite Hortense. On l'appela à grands cris; elle s'était retirée dans sa chambre et pleurait pendant que les autres se réjouissaient; mais à peine eut-elle su que sa petite mère vivait toujours et qu'il ne lui était rien arrivé, qu'elle se mit à sauter et à rire. C'était une charmante enfant de dix à onze ans, avec une peau satinée, de beaux cheveux blonds, de grands yeux bleus transparents comme l'éther.

On ne fit sur le billet aucune objection, et l'on s'apprêta à me remettre l'enfant; mais pour une pareille solennité la maîtresse de la maison voulut absolument qu'on la fit belle. On vêtit Hortense de sa plus jolie robe et on lui mit un bouquet à la main, et pendant ce temps j'allai chercher son frère.

Le menuisier, sa femme et tous les apprentis dansaient et chantaient autour d'un grand feu qui brûlait dans la rue de l'Arbre-Sec; je m'informai du jeune Beauharnais et on me le montra accoudé à une borne et regardant tristement toute cette joie à laquelle il ne prenait aucune part.

Mais lorsque j'eus été à lui, quand je me fus fait reconnaître, que je lui eus dit de quelle part je venais, lui, au lieu d'éclater en rires joyeux, il se mit à pleurer, ne prononçant que ces deux mots: Ma mère! ma mère!

Lequel des deux enfants aimait le mieux sa mère; autant l'un que l'autre, mais tous deux l'aimaient avec un caractère différent.

En un instant Eugène eut fait sa toilette. C'était un grand jeune homme de seize ans, avec de beaux yeux noirs, de beaux cheveux noirs tombant sur ses épaules. Il m'offrit son bras, je le pris, et nous nous hâtâmes de traverser la rue pour aller prendre sa sœur.

Elle nous attendait tout habillée, son bouquet à la main; elle avait une robe de mousseline blanche, une ceinture blanche et un chapeau de paille rond avec un ruban bleu; de son chapeau de paille s'échappaient des flots de cheveux blonds. Elle était charmante.

Nous reprîmes en courant la rue Saint-Honoré.

Onze heures sonnaient à l'horloge du Palais-Égalité; les feux commençaient de s'éteindre et l'on circulait un peu plus librement. Tout le long de la route, je n'étais occupée, à droite et à gauche, qu'à répondre aux questions des deux enfants sur leur mère.

Nous arrivâmes à mon entresol, à la porte duquel j'avais laissé la clef, mais mon commissaire n'était pas encore de retour. J'expliquai aux deux enfants que j'étais obligée d'attendre le citoyen Tallien, qui pouvait seul ouvrir les portes de la prison de leur mère. Ils le connaissaient de nom, mais ni l'un ni l'autre n'était fort au courant de l'histoire de la révolution, qui ne leur était venue que tamisée par le milieu commercial dans lequel ils vivaient.

Il y avait deux fenêtres à ma chambre, les enfants se mirent à l'une, moi à l'autre; nous attendîmes.

Il faisait un temps magnifique, un de ces temps qui font croire, lorsqu'il arrive de grands événements, que pour leur accomplissement le ciel donne la main à la terre. J'entendais le jeune homme, qui avait quelques notions d'astronomie, dire à sa sœur le nom des étoiles.

Puis tout à coup, un peu après minuit sonné, le roulement d'un fiacre se fit entendre, venant par la petite rue qui longe la grille de l'Ascension, et il s'arrêta à notre porte.

La portière s'ouvrit, deux hommes sautèrent sur le pavé.

C'étaient Tallien et le commissaire.

Celui-ci leva le nez, m'aperçut à la fenêtre, arrêta Tallien qui allait se lancer dans l'allée, et m'appela.

Puis, se retournant vers Tallien:

—Inutile de perdre son temps à monter, dit-il, elle descend.

En effet, je descendais avec les deux enfants.

—Ah! mademoiselle, me dit Tallien, je sais tout ce que je vous dois. Croyez que Terezia et moi ne l'oublierons jamais.

—Vous vous aimez, vous allez vous revoir, vous allez être heureux, lui dis-je, ce sera pour moi une bien douce récompense.

Il serra mes mains dans les siennes et me montra la portière du fiacre ouverte; j'y montai, pris Hortense sur mes genoux, mais notre complaisant commissaire déclara que, pour ne pas nous gêner, il montait sur le siège avec le cocher.

Peut-être n'était-il pas fâché de me laisser le temps de causer avec Tallien au moment où le feu de la reconnaissance n'avait pas encore eu le temps de s'attiédir.

Si c'était là son intention; il devina juste. À peine la portière refermée, le cocher eût-il pris au galop le chemin de la Force, que j'entamai le chapitre des faits et gestes de messire Jean Munier.—Un mot que je dirais tout bas à Terezia, lui ferait ajouter ses recommandations aux miennes.

Les chevaux ne cessaient d'aller au galop, et cependant Tallien, passant sa tête à la portière, criait à chaque instant:

—Plus vite! plus vite!

Nous arrivâmes à la Force. Il y avait à la porte les restes d'un rassemblement qui s'y était tenu toute la journée; c'étaient des parents et des amis dont les amis et les parents étaient enfermés dans la prison. On avait craint que, comme la veille, les charrettes ne continuassent de fonctionner, et chacun était venu avec une arme quelconque pour s'opposer en ce cas au départ des prisonniers. L'heure passée, le rassemblement avait continué d'avoir lieu la nuit sans que l'on sût pourquoi et par la seule raison qu'il avait eu lieu le jour.

On regarda curieusement les personnes qui descendaient du fiacre, et j'entendis tout bas murmurer le nom de Tallien par une personne qui avait reconnu l'ex-proconsul de Bordeaux.

Mais comme Tallien avait frappé en maître à la porte de la Force, la porte s'était ouverte rapidement, et rapidement s'était refermée.

Le commissaire nous servait de guide. J'eusse pu en faire autant, car je commençais à être familière avec la prison, et le père Ferney m'appelait en riant sa petite pensionnaire.

Tallien laissa au guichet le commissaire avec les papiers nécessaires à l'élargissement des prisonniers, et s'élança par les escaliers, ne voulant pas être retardé par ces formalités.

Le père Ferney nous donna un guichetier; mais, comme je connaissais le chemin aussi bien que lui et que j'étais plus légère, j'étais avant lui à la porte.

—C'est nous! criai-je en frappant trois coups.

Deux cris me répondirent, et des pas légers s'élancèrent vers la porte accourant au devant de moi.

—Et Tallien? dit la voix de Terezia.

—Il est là, répondis-je.

—Et mes enfants? demanda la voix de Joséphine.

—Eux aussi, ils y sont!

Une double exclamation monta au ciel.

Je démasquai la porte.

La clef grinça dans la serrure, la porte roula sur ses gonds, le flot se précipita dans la chambre, l'amant vers l'amante, les enfants vers la mère.

Je n'étais ni amante ni mère. J'allai m'asseoir sur le lit, je m'aperçus que seule j'étais seule! et je pleurai.

—Où étais-tu? mon Jacques bien-aimé!

Pendant quelques secondes on n'entendit que des baisers, des cris de joie, des mots entrecoupés: Ma mère! Mes enfants! Ma Terezia! Mon Tallien!

Puis, égoïstes à force d'amour, ne voyant plus qu'eux au monde, les prisonniers sortirent en deux groupes, sans s'inquiéter de celle qui restait derrière eux.

La chambre demeura vide. Oh! elle avait vu sans doute de grandes tristesses cette chambre, elle avait entendu sans doute de bien douloureux sanglots; elle avait vu des enfants s'arracher aux bras de leur mère, des femmes à ceux de leur époux, des pères à ceux de leurs filles. Eh bien! elle n'avait rien entendu de pareil, j'en suis sûre, au soupir que je poussai en me renversant sur ce lit.

Je fermai les yeux; j'aurais voulu me croire morte. Sous cette terre insensible j'avais plus de parents et plus d'amis que dans ce monde d'oublieux et d'ingrats.

C'était la seconde fois que je regrettais que la guillotine n'eût pas voulu de moi.

Je tombai dans un état de torpeur impossible à décrire.

Une voix connue me tira de mon abattement.

Elle disait:

—Eh bien! vous ne venez donc pas, vous?

Je rouvris les yeux; c'était mon commissaire qui venait me chercher.

Il ne m'avait pas oubliée, lui!

Il avait encore besoin de moi.

XXVI

Je le suivis la mort dans l'âme!

À la porte nous cherchâmes vainement une voiture, celle qui nous avait amenés avait disparu. Tallien, qui, je l'ai dit, avait été reconnu en entrant, avait trouvé en sortant une foule immense. On savait la part qu'il avait eue à la chute de Robespierre; on lui avait préparé une ovation. La voiture qui contenait les cinq prisonniers et leur libérateur fut escortée aux flambeaux; elle traversa Paris au cri de: Mort au dictateur! vive Tallien! vive la république! Ce fut le commencement de ses triomphes!

Rien ne laisse après soi plus d'obscurité que la lumière; rien ne laisse plus de silence que le bruit.

Nous avions l'air, Jean Munier et moi, de deux ombres errant dans une ville morte.

De temps en temps nous entendions au loin devant nous les hourras poussés par la foule.

Comme elle devait être heureuse cette amante qui revenait à la vie au milieu des cris du triomphe de son amant! Qu'elle devait être heureuse cette mère qui ressuscitait dans les bras de ses enfants, qu'elle avait cru ne revoir jamais.

Nous traversâmes Paris dans la moitié de sa longueur, de la Force à l'Ascension. Là je pris congé de mon compagnon, et je remontai chez moi, seule et désespérée.

Je me jetai tout habillée sur mon lit. Je ne m'y couchais point pour dormir, mais pour pleurer.

Le sommeil ou plutôt l'évanouissement de mes facultés vint au milieu des larmes et sans que je m'en aperçusse. Je continuais de pleurer en dormant.

Le lendemain, il me sembla entendre quelque bruit dans ma chambre, et, au milieu d'un rayon de soleil, je vis, me regardant, une créature si belle, que je la pris pour un ange du ciel.

C'était Terezia.

Elle s'était souvenue de moi; elle accourait me chercher, m'enlever de bonne volonté ou de force, me dire que je ne la quitterais plus.

Je crois que d'abord je me détournai de ses baisers; je secouai la tête.

—Seule je suis, lui dis-je, seule je dois rester.

Mais alors cette créature toute de flamme se jeta sur moi, me pressa contre son cœur, rit, pleura, pria, ordonna, mit au service de son cœur toutes les ressources de son esprit, et finit enfin par me soulever de mon lit et me porter devant ma glace.

—Regarde-toi, mais regarde-toi donc, me dit-elle; est-ce que l'on est seule, est-ce que l'on a le droit de rester seule quand on est belle comme toi? Oh! comme les larmes te vont bien, comme tes yeux sont beaux dans ce cercle de bistre! Moi aussi j'ai eu des yeux comme cela, moi aussi j'ai été seule et bien seule! Regarde-moi, est-ce qu'il y a trace de douleur sur mon visage? Non, une nuit de bonheur a tout effacé, et toi aussi tu auras une nuit de bonheur qui effacera tout.

—Ah! moi, m'écriai-je, tu le sais bien, Terezia, celui-là seul qui pouvait me donner le bonheur est mort. À quoi bon attendre un voyageur qui ne peut revenir? Mieux vaut l'aller rejoindre où il est, dans la tombe.

—Oh! les vilains mots! dit Terezia, est-ce que de pareils mots peuvent sortir d'une bouche jeune et fraîche comme la tienne. La tombe, dans soixante ans nous y penserons. Ah! vivons, ma belle Éva, tu vas voir dans quel paradis nous allons vivre. D'abord, tu vas quitter cette chambre, où tu ne peux respirer.

—Cette chambre n'est pas à moi, dis-je.

—À qui est-elle donc?

—À madame de Condorcet.

—Mais toi, où vivais-tu avant d'être ici?

—Je te l'ai dit: à bout de toutes ressources, j'avais pour mourir moi-même crié: Mort à Robespierre!

—Eh bien! raison de plus, tu vas venir avec moi. Ta chambre ou plutôt ton appartement est préparé à la chaumière. Tu m'as dit que tu étais riche avant la révolution?

—Très-riche, je le crois du moins, ne m'étant jamais occupée d'argent.

—Eh bien! nous te ferons rendre tes rentes, tes terres, tes maisons; tu redeviendras riche, nous allons rentrer dans une période de la société où les femmes seront reines; toi, belle comme tu es, tu seras impératrice; d'abord tu vas me laisser t'habiller, te parer, t'embellir ce matin; nous déjeunons chez moi avec Barras, Fréron et Chénier, quel malheur que son frère André ait été guillotiné il y a quatre jours, quels beaux vers il t'aurait faits. Il t'aurait appelée Néère, il t'aurait comparée à Galatée, il t'aurait dit:

Néère, ne va te confier aux flots,
De peur d'être déesse et que les matelots
N'invoquent au milieu de la tourmente amère
La blanche Galatée et la blanche Néère.

Et au milieu de ce flot de paroles, de promesses, de louanges, elle m'embrassait, me caressait, me serrait sur son cœur; elle voulait me faire croire que je n'étais pas seule et que la reconnaissance ferait pour moi d'elle une sœur.

Hélas! puisque je vivais encore, je ne demandais pas mieux que de me laisser persuader et de prendre la vie en patience.

Je souris.

Terezia surprit ce sourire; elle avait vaincu.

—Voyons, dit-elle, qu'allons-nous mettre qui puisse t'embellir encore? Je veut que tu éblouisses mes convives.

—Mais que voulez-vous que je mette. Je n'ai rien à moi. Tout ce qui est ici est à madame de Condorcet, et, en vérité, je ne puis sortir avec la robe que j'ai sur moi, souillée et fripée comme elle est.

—Et les robes d'une femme philosophe de quarante ans ne peuvent point t'aller. Non, il te faut les robes d'une folle comme moi. M. Munier? dit-elle.

Je me retournai.

Mon brave commissaire était debout sur le seuil de ma porte.

—M. Munier, dit-elle, descendez, prenez ma voiture; allez à ma petite maison qui fait le coin de l'allée des Veuves et du Cours-la-Reine, et dites à ma vieille Marceline de vous donner une de mes robes du matin, qu'elle choisira parmi les plus élégantes.

—Vous êtes folle, Terezia, lui dis-je; pourquoi me donner les apparences d'une fortune que je n'ai pas. Faites de moi votre humble dame de compagnie, mais n'en faites pas une rivale en richesse et en beauté.

—Faites ce que je vous dis, Munier.

Le commissaire avait déjà disparu pour obéir à la belle dictatrice.

—Oh! mais, dit Terezia, allons-nous les faire enrager, toutes ces femmes, car nous sommes plus jeunes et plus belles qu'elles!

—Joséphine est bien jolie, et vous êtes injuste pour elle, Terezia!

—Oui, mais elle a vingt-neuf ans, et elle est créole. Tu en as seize, toi; et moi, moi... J'en ai à peine dix-huit. Tu verras madame Récamier, elle est très-belle certainement, mais, pauvre femme, dit-elle avec un rire singulier, à quoi cela lui servira-t-il d'être belle; tu verras madame Krüdner, elle est belle aussi, peut-être à la rigueur même plus belle que madame Récamier, mais une beauté allemande. Oh! et puis, c'est une prophétesse qui prêche une religion nouvelle, le néo-christianisme ou quelque chose comme cela. Je ne suis pas forte sur les questions religieuses. Toi qui sais tout, tu verras bientôt à travers tout cela. Tu verras madame de Staël; elle n'est point belle, mais c'est l'arbre de la science.

Je mis mes mains sur mes yeux et cessai d'écouter ce qu'elle disait. Oh! mon bel arbre de la science! le roi de mon paradis d'Argenton, des racines duquel coulait le ruisseau qui avivait tous les jardins, où buvaient la tige de mes iris et les racines de mes roses.

Oh! depuis longtemps je n'écoutais plus ce qu'elle disait, lorsque le bruit de la voiture traversa ma rêverie et que le citoyen Munier rentra avec les robes de Terezia.

—Attendez-nous en bas, Munier, dit Terezia; vous viendrez avec nous, et je vous présenterai au citoyen Barras, qui sera probablement quelque chose dans le gouvernement qui succédera à celui-ci, et qui, aidé de Tallien, pourra faire pour vous ce que vous désirez.

Elle salua de la tête, et Munier, déjà dressé à obéir, s'inclina jusqu'à terre et disparut.

Terezia fut quelque temps à choisir dans ses deux robes celle qui me conviendrait le mieux; les femmes vraiment belles ne craignent pas les belles femmes et sont d'avis au contraire que la beauté fait valoir la beauté.

Je suis forcée de dire que, lorsque je sortis des mains de Terezia, j'étais aussi belle que je pouvais être.

Nous montâmes en voiture, nous traversâmes la place de la Révolution. Robespierre n'y était plus, mais la guillotine y était toujours.

Je cachai ma tête dans la poitrine de Terezia.

—Qu'as-tu? me demanda-t-elle.

—Ah! si vous aviez vu, lui dis-je, ce que j'ai vu hier.

—Ah! c'est vrai, tu les as vu guillotiner!

—Et je les verrai toujours. Pourquoi cette affreuse machine est-elle encore là?

—C'est nous autres femmes que cela regarde; ce matin à déjeuner, nous allons commencer à la démolir, ce sont nos mains à nous qui renversent les choses auxquelles les hommes n'osent toucher.

Nous arrivâmes à une petite maison cachée dans un massif de lilas au-dessus duquel se balançaient quelques peupliers.

On l'appelait la Chaumière; elle était en effet couverte de chaume, mais peinte à l'huile, ornée de bois grume, et tout enguirlandée de roses, comme une chaumière à l'Opéra-Comique.

C'était la demeure de Terezia.

Il était un peu plus de dix heures du matin quand nous arrivâmes; le déjeuner était pour onze heures.

Pour une maison abandonnée par sa maîtresse depuis six semaines, elle était parfaitement tenue par la vieille Marceline. Seulement le cuisinier et le cocher avaient été congédiés. Les voitures étaient sous la remise, prêtes à être attelées; les chevaux à l'écurie, prêts à être mis aux voitures; la cuisine éteinte, prête à être rallumée.

Le déjeuner devait être apporté tout servi de chez un des traiteurs en renom.

Terezia me conduisit d'abord à mon appartement: il se composait d'un petit boudoir, d'une chambre et d'un cabinet de toilette.

Tout cela ravissant de goût et d'élégance.

Je voulus refuser, je demandai à quel titre j'irais, en m'installant chez elle, me mêler à son existence et prendre une partie de sa maison.

Elle me répondit tout simplement:

—Ma chère Éva, tu m'as sauvé la vie; si je ne t'avais pas rencontrée sur ma route, c'était moi que l'on guillotinait hier, selon toute probabilité, à la place de Robespierre. Je suis ton obligée, j'ai donc droit absolu sur toi. Puis, j'ose te répondre que ce ne sera pas long, que dans quinze jours toute ta fortune te sera rendue, et que ce sera toi qui pourras m'offrir un appartement chez toi.

Alors elle me conduisit dans sa chambre; tandis qu'elle mettait la dernière main à sa toilette, Tallien entra doucement sur la pointe du pied. Tournée vers la porte, je le vis entrer.

Elle le vit, elle, dans la glace de la psyché où elle se regardait.

Elle se retourna vivement et lui ouvrit les bras.

—Lui aussi m'a sauvé la vie, dit-elle, mais après toi, Éva.

—Je veux bien accepter la place secondaire que tu me donnes, chère Terezia, enchanté que je serai toujours de céder le pas à une jolie femme, répliqua Tallien, mais elle vous dira que, lorsqu'elle est entrée chez moi venant de votre part, la mort de Robespierre était jurée.

—Oui, mais avouez que mon poignard et l'avis que je vous ai donné ont été pour quelque chose dans la résolution que vous avez prise?

—Pour tout, Terezia, pour tout! L'idée que si je tardais d'un jour, d'une heure, d'un moment, vous pouviez être la victime de ce monstre, m'a décidé non pas à renverser Robespierre, mais à hâter sa chute. C'est à toi que la France doit de respirer trois ou quatre jours plus tôt.

—Nous l'aimerons bien, n'est-ce pas? dit en me montrant Terezia à Tallien. Puis, le plus tôt possible, il faut lui faire rendre ses biens. C'est une Chazelay. La maison était noble et riche. Noble, ils n'ont pas pu lui ôter cela. Mais ils pouvaient la ruiner, et ils l'ont fait.

—Eh bien! rien de plus facile; elle n'est pas émigrée, elle a été victime de la terreur, puisqu'elle a failli mourir sur l'échafaud. J'en parlerai à Barras et nous arrangerons cela ensemble. Seulement, ajouta-t-il en riant, comme c'est une chose juste, ce sera un peu plus long et plus difficile que si c'était une chose arbitraire.

La vieille Marceline annonça que le citoyen Barras venait d'arriver.

—Va le recevoir, dit Terezia, nous descendons.

Tallien descendit après avoir échangé avec elle un coup d'œil d'intelligence dans lequel il était incontestablement question de moi.

Quelques minutes après lui, nous descendîmes à notre tour.

Le salon était plein de fleurs, et l'on y arrivait par des corridors fleuris comme le reste de la maison. Tallien avait en quelques heures changé le voile de tristesse jeté sur la maison pendant l'absence de Terezia en une robe de fête.

On sentait que la joie et l'amour venaient d'en ouvrir les fenêtres au splendide soleil de juillet.

Comme je l'ai dit, Barras était au salon et nous attendait.

Il était vraiment beau, plutôt élégant que beau, avec son costume de général de la révolution, à grands revers bleus brodés d'or, avec son gilet de piqué blanc, sa ceinture tricolore, son pantalon collant et ses bottes à retroussis. En apercevant Terezia, il lui tendit les bras.

Terezia lui sauta au cou comme à un ami intime, et s'effaça pour me faire place.

Barras demanda la permission de baiser la belle main qui savait si bien tirer les verrous des prisons. Tallien lui avait en deux mots raconté tout ce que j'avais fait.

Il me parla de la reconnaissance de son ami, qu'il avait pris à tâche d'acquitter envers moi, et le remercia d'avoir bien voulu le charger de ce rôle. Puis il me dit de lui faire une note de ce qu'était ma fortune avant la révolution.

—Hélas! citoyen, lui dis-je, vous me demandez là tout simplement une chose impossible. Je n'ai point été élevée chez mes parents; je sais seulement que mon père était riche. Mais il me serait impossible de donner sur cette fortune aucun détail.

—Il n'est pas nécessaire que l'on tienne ces détails de vous, citoyenne; mieux vaut même qu'ils nous arrivent envoyés par une main tierce; vous avez bien un homme de confiance que vous puissiez envoyer à Argenton et qui puisse s'entendre avec le notaire de votre famille.

J'allais répondre non, lorsque je pensai à mon brave commissaire, Jean Munier. C'était de tout point l'homme intelligent qu'il me fallait, et ce serait en même temps le moyen de lui offrir le payement des services rendus.

—Je chercherai, citoyen, répondis-je avec une révérence de remerciement, et j'aurai l'honneur de vous envoyer l'homme, afin qu'il puisse, grâce à un sauf-conduit de vous, accomplir tranquillement sa mission, dans laquelle il pourrait être troublé s'il n'y était soutenu par vous.

Barras, en homme du monde, comprit que ma révérence signifiait que la conversation avait duré assez longtemps. Il me salua et alla au devant de Joséphine et de ses enfants, qui venaient d'arriver.

Hélas! ils étaient vêtus tous trois de noir.

Madame de Beauharnais avait appris en sortant de sa prison seulement, et le lendemain même de sa sortie que, huit jours auparavant, son mari avait été exécuté; elle venait faire à Terezia sa visite de veuvage, mais se dégager de l'invitation qui lui avait été faite la veille.

Barras et Tallien savaient la nouvelle, mais n'avaient pas jugé à propos de la lui apprendre.

Elle reçut les compliments de condoléances de Barras et de Terezia, puis elle vint à moi.

—Oh! ma chère Éva, dit-elle, que de pardons pour l'abandon où nous vous avons laissée hier. Je croyais vous voir toujours avec nous, tant vous m'aviez jeté du bonheur plein les yeux. Le bonheur aveugle. Quand je me suis aperçue que vous n'étiez plus avec nous, nous étions trop loin. Et puis, chère Éva, que pouvais-je vous offrir, moi, l'hospitalité de l'auberge? Nous avons été coucher, mes enfants et moi, rue de la Loi, à l'hôtel de l'Égalité.

—Ainsi, lui dis-je, vous voilà dans la même situation que moi. J'ai perdu mon père, fusillé comme émigré, vous avez perdu votre mari, décapité comme aristocrate.

—Complétement. Les biens de M. le vicomte de Beauharnais sont sous le séquestre; toute ma fortune personnelle est aux Antilles; je vais vivre d'emprunts jusqu'à ce que le citoyen Barras arrive à me faire rendre les propriétés de mon mari. Croyez-vous que s'il n'y eût pas eu nécessité absolue, j'aurais mis mes chers enfants, l'un chez un menuisier, l'autre chez une lingère. Oh non! mais les voilà, ils ne me quitteront plus.

Joséphine fit signe à Hortense et à Eugène, qui accoururent à elle et se groupèrent de manière à faire d'elle la Cornélie antique.

Ils restèrent ainsi un instant embrassant et embrassés au milieu des larmes; puis, s'excusant encore une fois sur la tristesse que mettait parmi nous leur présence, ils se retirèrent, croisant Fréron, qui, lui aussi, connaissait la mort du général et s'inclina devant cette triple douleur.

XXVII

On devine ce que dut être comme élégance un déjeuner servi par Beauvillers à trois sybarites comme Barras, Tallien et Fréron.

Dans ces sortes de réunions, où les femmes ne comptent pas, tout est fait pour elles cependant, jusqu'à l'esprit qui pétille de tous côtés. L'esprit est au moral ce que le parfum des fleurs est au physique. Quoique je n'aie aucune idée de ce que c'est que la gourmandise, je compris dès les premiers mots la différence de saveur qu'il y a entre un déjeuner vulgaire et un déjeuner entre trois femmes jeunes et belles et trois hommes qui passaient alors comme les plus spirituels de Paris.

On disait le beau Barras, le beau Tallien, l'élégant Fréron.

Fréron, on se le rappelle, allait donner son nom à toute une jeunesse qui allait s'appeler la jeunesse dorée de Fréron.

J'entrais dans un côté de la vie que j'ignorais complètement, dans la vie sensuelle.

Le déjeuner était servi avec toute la finesse qui devait succéder à la brutale époque dont nous sortions. Les vins étaient versés dans des verres de mousseline qui laissaient presque les lèvres se toucher en buvant. Le café était versé dans des tasses du Japon frêles comme des coquilles d'œufs, et ornées de figures et de plantes des couleurs les plus capricieuses et les plus brillantes.

Il y a dans les excès du luxe une espèce d'ivresse. Je n'eusse bu que de l'eau dans ces verres et dans ces tasses, au milieu de cet air parfumé, que je n'en eusse pas moins eu l'esprit un peu troublé.

J'étais placée entre Barras et Tallien.

Tallien fut tout à Terezia; mais Barras n'eut à s'occuper que de moi.

Comme il y avait entre les deux femmes un complot pour me rendre Barras favorable, c'était à qui me ferait valoir aux yeux du futur dictateur.

Les parfums ont une immense influence sur moi. Lorsqu'on se leva après le déjeuner, j'étais pâle, et malgré ma pâleur mes yeux étincelaient.

Je passai devant une glace; je me regardai et m'arrêtai étonnée de l'étrange expression de mon visage. Ma narine se dilatait pour sentir, mes yeux s'ouvraient pour voir, comme si ces parfums étaient une chose saisissable. J'étendis les bras et les rapprochai de moi comme pour presser sur mon cœur l'arôme de toutes ces plantes, de tous ces vins, de toutes ces liqueurs, de tous ces mets auxquels j'avais à peine touché.

J'allai sans y songer m'asseoir devant un piano. Terezia en souleva le couvercle et je me trouvai le doigt sur les touches; alors je ne sais pas comment il se fit que je me reportai à ce jour où, excitée par l'orage, je répétai de moi-même les premières mélodies que tu m'avais fait entendre; mes doigts coururent sur l'ivoire, je ne dirai pas avec une science, mais je dirais tout à la fois avec une vigueur, une légèreté et une morbidezza qui m'étonnèrent moi-même. Je me sentais frissonner et frémir à ces mélodies inconnues qui s'éveillaient sous mes doigts; ce n'étaient plus des notes, c'étaient des pleurs, des soupirs, des sanglots, des retours à la joie, à la vie, au bonheur, un hymne de reconnaissance à Dieu; je ne vivais plus de ma vie ordinaire, mais d'une vie convulsive et fiévreuse où se résumait comme sensation tout ce que j'avais éprouvé, ressenti, souffert depuis un mois. J'improvisai en quelque sorte avec les doigts le récit terrible des événements qui venaient de s'écouler.

J'étais à moi seule le chœur et les personnages d'une tragédie antique.

Enfin je fermai les yeux, je jetai un cri et m'évanouis entre les bras de Terezia.

Je revins à moi par un éclat de rire nerveux; on avait fait sortir les hommes pour me donner les soins que nécessitait mon évanouissement. J'étais à moitié déshabillée; je tenais Terezia pressée contre mon cœur et ne voulais pas la lâcher. Il me semblait qu'en la lâchant je tomberais dans un précipice.

Je haletai longtemps avant de reprendre complètement et ma connaissance d'abord et mon pouvoir sur moi-même ensuite; puis enfin, au lieu d'une indisposition, me sentant noyée dans un bien-être étrange, je demandai moi-même où étaient nos convives.

En un instant je fus rajustée et on les fit rentrer.

Ils avaient parfaitement vu qu'il n'y avait rien de joué dans mon évanouissement; que j'avais succombé sous le poids d'une excitation nerveuse plus forte que moi.

Barras vint à moi et me tendit les deux mains en me demandant si j'allais mieux; elles étaient froides et tremblantes. On voyait que lui-même avait été fortement ému; la même émotion, mais à des degrés différents, se peignait sur les visages de Tallien et de Fréron.

—Mais, bon Dieu! qu'avez-vous donc eu, mademoiselle? me demanda Barras.

—Je ne sais moi-même. Ces dames viennent de me dire que je m'étais trouvée mal après avoir joué je ne sais quelle fantaisie sur le piano.

—Vous appelez ça une fantaisie, mademoiselle? Mais c'est une symphonie comme jamais dans ses plus beaux jours Beethoven n'en a composé une. Ah! s'il y avait eu là un sténographe musical, de quel chef-d'œuvre vous eussiez enrichi ce répertoire si restreint, qui, au lieu de parler à l'âme avec la voix seule, lui parle par le cœur à tous les sens!

—Je ne sais, lui dis-je en haussant légèrement les épaules. Je ne me souviens de rien.

—De sorte que si l'on vous priait de recommencer?... demanda Barras.

—Ce serait impossible, répondis-je. J'ai improvisé, je le présume du moins, et pas une des notes que vous avez entendues n'est restée dans mon souvenir.

—Oh! mademoiselle, dit Tallien, nos salons, avec la tranquillité qui est revenue, je l'espère, vont se reformer. Nous ne sommes point une société de tigres comme ont pu vous le faire croire les six ou huit derniers mois qui viennent de s'écouler. Nous sommes un peuple lettré; spirituel; accessible à toutes les sensations; il faut que vous ayez été élevée dans le meilleur monde. Quel est votre maître? qui vous a appris à composer de pareils chefs-d'œuvre?

Je souris tristement, car je pensais à vous, mon Jacques bien-aimé.

J'éclatai en sanglots.

—Ah! m'écriai-je, mon maître, mon bon maître chéri est mort.

Et je me jetai dans les bras de Terezia.

—Laissez-la tranquille, messieurs, dit-elle; ne voyez-vous pas que c'est encore une enfant, qu'elle n'a eu de maître encore en rien, qu'une nature exubérante et prodigue qui lui a donné avec la beauté le sentiment du beau. Donnez-lui un pinceau, elle peindra; hélas! c'est une de ces créatures réservées à toutes les délices de la vie ou à toutes ses douleurs.

—À toutes ses douleurs, oh! oui! m'écriai-je.

—Imaginez-vous, dit Terezia, qu'elle s'est trouvée, jeune et belle, tellement abandonnée de tout, qu'elle a voulu mourir, et que, ne voulant pas se tuer sans doute par respect pour ce chef-d'œuvre que la création avait fait en elle, elle a crié, à l'exécution de la Sainte-Amarante: À bas le tyran! Mort à Robespierre! Imaginez-vous que, ne trouvant pas la mort assez lente dans la prison où elle était enfermée, elle est montée sur la charrette de l'échafaud. C'est là qu'elle m'a rencontrée sur la charrette où on me conduisait moi-même aux Carmes; c'est là qu'elle m'a soufflé le bouton de rose qu'elle tenait à la bouche, et que j'ai reçu comme le dernier présent d'un ange qui va mourir. Descendue la dernière de la charrette fatale, il s'est trouvé qu'elle faussait le compte de têtes données au bourreau. Il l'a chassée de l'échafaud. Un brave homme que nous allons vous présenter tout à l'heure l'a conduite aux Carmes, où nous étions déjà réunies Joséphine et moi. Là, elle nous a raconté sa vie, un roman sublime comme celui de Paul et Virginie. Vous savez les services qu'elle nous a rendus; c'est elle qui a été mon messager près de vous, Tallien, et hier soir, pour la remercier, ingrates que nous étions, Joséphine et moi, nous l'oublions dans la prison de la Force. C'est moi qui, ce matin, ai été la chercher dans le petit entresol de madame Condorcet. Cette enfant, qui est née avec quarante ou cinquante mille livres de rentes, n'avait point une robe à elle, et vous la voyez avec une robe à moi.

—Oh! madame! murmurai-je.

—Laissez-moi dire tout cela, enfant. Il faut bien qu'ils le sachent, puisque c'est à eux de réparer les torts de la fortune. Son père a été fusillé comme émigré à Mayence, un Chazelay, une noblesse des croisades. De quoi était-elle accusée? D'avoir crié: À bas le tyran! à bas Robespierre! Tout cela, qui était un crime digne de mort il y a huit jours, est aujourd'hui un acte de vertu digne de récompense. Eh bien! Barras; eh bien! Tallien; eh bien! Fréron, il faut que vous fassiez rendre ses biens à celle qui m'a rendue à vous. Ses terres et son château sont situés dans le Berri, près de la petite ville d'Argenton. Vous ferez faire un rapport sur tout cela, n'est-ce pas, Barras? afin qu'elle sorte promptement de cette position de mon hôtesse que j'ai eu toutes les peines du monde à lui faire accepter et dont elle rougit.

—Oh! non, madame, je ne rougis pas, m'écriai-je, et je ne demande pas qu'on me rende toute cette grande fortune, mais seulement de quoi vivre dans cette petite ville d'Argenton où j'ai été élevée et dans ma petite maison, que j'achèterai, si elle est à vendre.

—Il faut, mademoiselle, dit Barras, il faut nous occuper de cela le plus tôt possible; il va y avoir une foule de réclamations du genre de la vôtre, pas si sacrées, je le sais, mais il ne faut pas nous laisser prévenir. Vous avez quelque homme d'affaires, n'est-ce pas, à qui nous pourrions nous adresser pour aller faire là-bas le relevé de vos propriétés, pour savoir si elles sont toujours sous le séquestre ou si elles ont été vendues?

—J'ai, monsieur, répondis-je, le brave homme qui m'a recueillie sur la place de la Révolution au moment où le bourreau m'a repoussée. Il m'avait vu jeter à Terezia la fleur que je tenais dans ma bouche; il avait cru que je la connaissais, tandis que ce n'était point à une femme, mais à la statue de la beauté, que je jetais cette fleur. Il était commissaire de police; il m'a conduite aux Carmes sans m'y faire écrouer, pensant qu'une prison était l'asile le plus sûr pour mol. C'est lui qui, depuis ce temps, ne m'a pas quittée, qui m'a ramenée hier soir de la Force à l'entresol de madame Condorcet; c'est lui qui m'a aidée à aller trouver M. Tallien avec la mission que j'avais de Terezia pour vous; c'est lui qui était enfin ce matin chez moi quand Terezia est venue me chercher; et c'est à lui que j'ai pensé quand cette bonne amie m'a dit qu'il me faudrait un homme intelligent pour aller à Argenton relever la liste de mes biens.

—Et où est cet homme? demanda Barras.

—Il est ici, mon cher citoyen, répondit Terezia.

—Eh bien, dit Barras, si vous le permettez, nous allons le faire monter et causer avec lui de cette affaire.

On appela Jean Munier, qui monta aussitôt.

Barras, Tallien et Fréron l'examinèrent tour à tour et trouvèrent en lui un homme plein d'intelligence.

C'était tout à fait l'homme qu'il fallait pour une semblable commission.

—Maintenant, dit Barras, que pouvons-nous faire? nous n'avons aucune position constituée, nous ne pouvons donner des ordres.

—Oui, mais vous pouvez donner un certificat de civisme à un homme chargé par vous d'aller faire une enquête dans le département de la Creuse. Vos trois noms sont aujourd'hui le meilleur passe-port que l'on puisse emporter avec soi.

Barras regarda ses deux amis, qui lui firent chacun un signe d'adhésion.

Il prit alors sur le petit secrétaire de Terezia une feuille de papier parfumée sur laquelle il écrivit:

«Nous, soussignés, recommandons aux bons patriotes, amis de l'ordre et ennemis du sang, le nommé Jean Munier, qui nous a prêté aide et assistance dans la dernière révolution qui vient de s'opérer, et qui a conduit à la fin Robespierre à l'échafaud.

»Il s'agit tout simplement de faire des recherches sur la fortune réelle de l'ex-marquis de Chazelay, et de savoir si cette fortune a été séquestrée simplement ou si les biens mobiliers et immobiliers ont été vendus.

»Nous prions les magistrats, en les assurant de notre reconnaissance, de vouloir bien aider le citoyen Jean Munier dans ses recherches.

»Paris, ce 11 thermidor an II.»

Et ils signèrent tous trois.

N'était-il pas étonnant que ce fût Fréron, l'homme de Lyon; Tallien, l'homme de Bordeaux; et Barras, l'homme de Toulon, qui fissent un appel aux bons patriotes ennemis du sang versé.

Jean Munier partit dès le lendemain.

À trois heures, un cocher en livrée bourgeoise amena deux magnifiques chevaux que l'on attela à une calèche. Fréron avait affaire, il nous quitta; Terezia, Tallien, Barras et moi y montâmes seuls.

Il faisait un temps magnifique, les Champs-Élysées étaient pleins de monde, les femmes tenaient à la main des bouquets de fleurs, les hommes des branches de laurier, en souvenir de la victoire remportée quatre jours auparavant.

Il eût été difficile de dire d'où sortait la quantité innombrable de voitures que l'on rencontrait, quand huit jours auparavant on eût pu croire qu'il n'y avait plus dans Paris que la charrette du bourreau.

Paris avait un aspect si différent de celui que je lui avais vu quelques jours auparavant, que l'on ne pouvait s'empêcher de partager l'enivrement général.

Au milieu de tous les équipages, le nôtre était assez élégant pour être remarqué.

Bientôt il fut non-seulement remarqué, mais ceux qui l'occupaient furent reconnus.

Alors les noms de Barras, de Tallien, de Terezia Cabarrus se répandirent dans la foule qui gronda aussitôt.

Il y a quelque chose du tigre dans la foule; elle gronde d'amour comme de colère.

Cinq minutes après, la voiture était enveloppée et ne pouvait plus marcher qu'au pas.

Alors les cris de Vive Barras! Vive Tallien! Vive madame Cabarrus! éclatèrent, et au milieu de tous ces cris une voix retentit, c'était une voix de femme, qui cria:

«Vive Notre-Dame de thermidor!»

Le nom resta à la belle Terezia.

Nous fûmes reconduits jusqu'à la chaumière de l'allée des Veuves par ces cris frénétiques, car il nous fut impossible de continuer notre promenade.

Mais ce ne fut point tout; la foule stationna devant la porte et continua ses cris jusqu'à ce que Barras, Tallien et madame Cabarrus se fussent montrés à elle.

Cela dura jusqu'à ce qu'on eût demandé un peu de repos pour Terezia, qui se trouvait, disait-on, un peu indisposée.

Quant à moi, j'étais ivre d'un sentiment singulier, qui tenait encore plus de l'étonnement que de l'enthousiasme.

Barras ne me quitta pas un instant de toute la soirée, sans qu'il me fût possible, lui parti, de me rappeler un seul mot de ce qu'il m'avait dit ou de ce que je lui avais répondu.

XXVIII

Lorsque Barras fut parti, Terezia s'empara de moi.

La conversation tomba sur Barras. Comment l'avais-je trouvé? N'était-il pas gai, spirituel, charmant?

C'est vrai, il était tout cela.

Terezia me conduisit à ma chambre; elle ne voulut pas me quitter qu'elle n'eût fait ma toilette de nuit, comme elle avait fait ma toilette de jour.

Aux lumières, ma chambre était encore plus coquette que dans la journée. Tout servait de réflecteur aux bougies: les cristaux des chandeliers, les potiches du Japon et de la Chine, les glaces de Venise et de Saxe semées le long de la muraille.

Mon lit, tout en étoffe de soie gris-perle avec des boutons de rose, faisait un si grand contraste avec la paille des Carmes et de la Force, le lit de madame Condorcet, celui de ma petite chambre que j'avais quitté faute de pouvoir la payer plus longtemps, que je le caressais de la main et des yeux comme les enfants font d'un joujou.

Puis, au milieu de toutes ces richesses, cette créature si belle, si élégante, si courageuse, que tout un peuple avait acclamée lorsqu'elle s'était montrée à lui, et qui avait voulu dételer sa voiture; qui disait vouloir faire de moi son amie, ne plus me quitter, vivre continuellement avec moi, me faire rendre ma fortune, joindre son luxe au mien pour mener une grande existence, tout cela, je l'avoue, était si opposé aux mauvais jours que je venais de traverser, à mon dégoût de la vie, aux tentatives que j'avais faites pour mourir, que lorsque je pensais à mon passé, je croyais sortir d'un rêve fiévreux et insensé, ou plutôt être entrée dans une nouvelle vie qui n'avait aucune raison d'être et qui allait s'évanouir comme les décorations de jardins enchantés et de palais splendides dans les contes de fées.

Je m'endormis sous les caresses de Terezia.

Des songes charmants les continuèrent.

En me réveillant, je vis des fleurs, des arbres, j'entendis chanter les oiseaux: étais-je encore à Argenton?

Hélas! non; j'étais à Paris, allée des Veuves, aux Champs-Élysées.

Une jeune femme de chambre, vraie soubrette d'opéra-comique, entra chez moi, riante, coquette, marchant sur la pointe du pied, pour me demander mes ordres.

On déjeunerait à onze heures, mais d'ici là que prendrais-je, café ou chocolat?

Je demandai du chocolat.

Combien cette vie de prison, si douloureuse pour moi, avait dû peser sur ces femmes habituées à ce luxe quotidien! et je compris que Terezia me fût reconnaissante de l'avoir aidée à reconquérir tout cela.

Nous étions encore à table après le déjeuner, lorsque Barras, sous prétexte de parler des affaires publiques avec Tallien, se fit annoncer.

Il nous fit ses compliments ordinaires, et prétendit que j'étais plus belle en négligé du matin qu'en toilette du soir.

—Ah! mon ami, je n'étais point habituée à ce langage, jamais vous ne m'aviez parlé ainsi, vous; jamais vous n'aviez loué ni ma beauté ni mon esprit; il vous suffisait de me dire:

—Je suis content de toi, Éva.

Puis de temps en temps vous me preniez la main, vous me regardiez et vous me disiez:

—Je vous aime.

Oh! si je vous voyais, même en rêve, me regarder ainsi; si je vous sentais me serrer la main ainsi; si je vous entendais me dire ainsi: «Je vous aime;» tout ce mirage qui m'enveloppe s'évanouirait, et je serais sauvée.

En sortant de chez Tallien, Barras entra.

—Je me suis déjà occupé de vous, me dit-il, et je crois vous avoir trouvé, dans un des quartiers élégants de Paris, une petite maison telle qu'elle vous conviendra sous tous les rapports.

—Mais, citoyen Barras, lui dis-je, il me semble que vous allez bien vite.

—Quelque chose qu'il arrive, reprit Barras, vous restez toujours à Paris, et il faudra bien que vous y logiez.

—D'abord, répondis-je, je ne sais si je resterai à Paris, et, dans tous les cas, pour que j'y achète une maison et pour que j'y demeure, il me faut une fortune indépendante; je n'en ai pas encore.

—Oui, mais vous aurez bientôt la vôtre, dit Barras. Je viens de voir Sieyès et de le consulter; c'est, comme vous le savez, un jurisconsulte habile; il m'a dit que rien ne s'opposerait à la restitution de vos biens, et je vais tout tenir prêt pour que, une fois vos biens rendus, vous n'ayez pas de temps à attendre. Non pas que Terezia ne tienne pas à vous garder chez elle le plus longtemps possible, mais je comprends votre gêne dans une maison qui n'est pas la vôtre.

Barras avait cinquante raisons pour une de venir trois ou quatre fois par jour chez Tallien; et quand il n'en avait pas, il en inventait.

Les journées passaient rapidement, et je me liais de plus en plus avec Terezia, abandonnée par madame de Beauharnais que les premiers jours de son veuvage laissaient toute à sa douleur.

Son mariage avec le vicomte n'avait point été heureux, mais elle le perdait si douloureusement, au moment où il allait être sauvé comme les autres par la mort de Robespierre, que, ne connaissant pas les décrets de la Providence sur elle, et qu'il fallait pour qu'ils s'accomplissent que son mari la laissât veuve, elle éprouvait dans son amour pour ses enfants plutôt que dans son amour pour lui un grand regret du présent, un grand doute de l'avenir.

Quinze jours se passèrent ainsi sans qu'un seul jour Barras manquât de se faire voir deux ou trois fois.

Comme on l'avait présumé, les thermidoriens étaient prêts d'hériter de la puissance qu'ils avaient abattue. Il était évident que, au premier changement qui se ferait dans la forme du gouvernement, ils arriveraient au pouvoir.

Tallien et Barras restaient en ce cas chefs de parti.

Au bout de huit jours, j'avais des nouvelles de Jean Munier. Il écrivait que les biens avaient été mis sous séquestre, mais non vendus. Il relevait maintenant leur valeur et promettait d'arriver aussitôt que ce relevé serait fait par l'arpenteur et le notaire.

En effet, le quinzième jour, il arriva.

Les biens, qui étaient en maisons, en châteaux, en plaines et en forêts, pourraient monter à la valeur d'un million et demi, dans ce temps de dépréciation. Dans tout autre, ils eussent valu deux millions, c'est-à-dire une soixantaine de mille livres de rente.

C'était là d'excellentes nouvelles, et j'avoue que j'en bondis de joie. Du degré d'espérance où j'étais arrivée, s'il m'avait fallu redescendre au niveau de cette douleur, de cet oubli de tout, de cet abandon de soi-même qui m'avaient fait chercher la mort, je ne sais si j'aurais eu le même courage.

Avec vous, mon bien-aimé Jacques, je me sentais la force de tout supporter, mais sans vous, mais en votre absence, mon pauvre cœur perdait toute sa force. Oh! Jacques, Jacques, vous avez plus soigné chez moi le corps que l'âme; vous avez eu le temps de faire ce corps d'une beauté qui, dit-on, éblouit les yeux; mais l'âme! l'âme! vous l'avez laissée faible, et n'avez pas eu le temps d'y insuffler votre puissante haleine.

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