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Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

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—Pauvre enfant! dit-il, aujourd'hui vous ne m'embrasseriez pas...

Je restai debout, muette et pâlissante.

Puis, après un effort:

—Oh mon Dieu! m'écriai-je, est-il mort?

—Non; mais il a quitté l'Europe. Il s'est embarqué à Stettin.

—Pour où?

—Pour l'Amérique.

—Il ne court plus aucun risque alors.

—Excepté celui d'être nommé président des États-Unis.

Je poussai un grand soupir, et, tendant la main à Danton.

—Puisque je n'ai plus rien à craindre pour sa vie, tout est bien, lui dis-je. Aujourd'hui je ne vous embrasserai pas, c'est vous qui m'embrasserez.

Deux larmes lui vinrent aux yeux.

Ah! mon bien-aimé Jacques, quel cœur il y a sous cette rude enveloppe!

V

Ô mon Jacques bien-aimé, je viens de voir une horrible chose qui me restera bien longtemps présente aux yeux et à la pensée!

Je t'ai dit que j'avais pris un petit logement rue des Grès.

La rue des Grès donne dans la rue des Fossés-Monsieur-le-Prince, qui donne elle-même dans la rue de l'École-de-Médecine.

Ce soir, comme Jacinthe venait de dresser la table et de servir mon souper, j'entendis un grand tapage dans la rue, et au milieu des cris de haine et de colère qui montaient jusqu'à moi.

—Les girondins! ce sont les girondins!

Je savais que Vergniaud et Valazé avaient été arrêtés. Je crus que de nouvelles arrestations venaient d'être faites; et, malgré ce que m'avait dit Danton, je te vis aux mains des gendarmes, traîné, déchiré, mis en morceaux par le peuple. Je descendis comme une folle, je me précipitai dans la rue, et je courus où l'on courait.

Un immense rassemblement était formé en face d'une grande et triste maison nº 20[*] de la rue de l'École-de-Médecine, attenant à celle de la tourelle qui fait le coin de la rue.

[note *: Aujourd'hui 18.]

Les cris furieux, les menaces sanglantes se croisaient; les cris de meurtre, d'assassinat faisaient retentir l'air. Tous les yeux étaient fixés sur les fenêtres du premier étage; mais les rideaux tirés avec soin empêchaient les regards curieux d'y pénétrer.

Tout à coup une des fenêtres s'ouvrit et une femme pâle, échevelée, furieuse, tachée de sang, parut à la fenêtre en criant:

—Plus d'espoir, il est mort! L'ami du peuple est mort! Marat est mort!... Vengeance, vengeance!

—C'est Catherine Évrard, c'est madame Marat! cria la foule.

Et elle voulut forcer la porte que gardaient deux sentinelles.

Au milieu de tout ce tumulte, j'entendis sonner l'heure, le timbre vibra sept fois.

Les sentinelles allaient être forcées quand le commissaire de police arriva, avec six hommes pris au prochain corps-de-garde.

Un perruquier parut près de cette malheureuse créature qui continuait de crier en se tordant les bras.

—Tenez, dit-il en brandissant le couteau ensanglanté; tenez, voilà le couteau avec lequel elle l'a tué!

—Ce sont les girondins! cria la femme; elle vient de Caen! la malheureuse! ce sont eux qui l'ont envoyée pour l'égorger!

Cependant, par la fenêtre ouverte, les regards avaient plongé, et des exclamations s'échappaient de la foule.

—Oh! je le vois.

—Où?

—Dans sa baignoire.

—Mort?

—Oui, ses bras pendent; il est tout rouge de sang!

Puis, comme des rafales de vent, passaient des bouffées de voix furieuses criant:

—Mort aux girondins! mort aux traîtres! mort aux amis de Dumouriez!

La foule devenait tellement compacte que je commençais à avoir peur d'être étouffée, et que, voyant qu'il n'était pas question de toi et que tu ne courais aucun danger, je cherchais une issue par où me retirer, lorsque je sentis une main qui se posait sur mon épaule.

Je me retournai et reconnus Danton.

—Que faites-vous dans une pareille foule, me dit-il, vous voulez donc être écrasée?

—Non, lui dis-je tout bas, mais j'ai entendu crier: À mort les girondins! j'ai eu peur, et je suis accourue.

—Est-il vraiment mort? me demanda-t-il.

—Il paraît que oui. Cette femme a ouvert la fenêtre et a annoncé sa mort au peuple.

—C'est un grand événement que cette mort, dit Danton, et qui va nous replonger dans le sang.

—Mais il me semble qu'au contraire Marat ne demandait que cela.

—Non, il commençait à se lasser. D'autres vont venir qui prendront sa coupe vide et qu'il faudra abreuver à leur tour. Cette mort de Marat, voyez-vous, mon enfant, c'est notre mort à nous.

—Votre mort! m'écriai-je.

—La mienne surtout. Cet homme était entre moi et Robespierre. Robespierre frappait sur lui quand il n'osait frapper sur moi. J'en faisais autant de mon côté. Maintenant, plus de Marat, nous allons nous trouver en face, moi et l'incorruptible; plus personne pour recevoir les coups. Il faudra que l'un de nous deux tombe, et, quel que soit celui de nous deux qui tombera, la République est finie. Vous reverrez Jacques Mérey plus tôt que je ne croyais, mon enfant! En attendant, voulez-vous voir Marat?

—Grand Dieu! que me proposez-vous là?

—Vous avez tort, c'est un spectacle curieux que vous ne reverrez jamais. On dit qu'il a été assassiné par une jeune fille de votre âge, aussi belle que vous.

—Une jeune fille! m'écriai-je, impossible!

—Ne croyez-vous donc plus aux Judiths et aux Jahels.

—Une jeune fille! et quel motif a pu la porter à un pareil acte?

—L'amour de la patrie; elle a vu que la rance avait donné sa démission, elle a pris la place de la France. Venez, vous dis-je, je vous promets que vous ne vous en repentirez pas.

—Mais comment entrerez-vous?

—Comme entrent en ce moment Drouet, Chabot et Legendre; j'entrerai comme député.

—Et moi, comment entrerai-je?

—Vous entrerez comme étant au bras de Danton. Oh! avant que nous tombions l'un ou l'autre, Robespierre ou moi, nous avons encore à grandir tous les deux.

Danton fit un mouvement pour m'entraîner. Je frissonnai de tout mon corps.

—Oh! jamais! lui dis-je.

—Et moi, reprit-il, je veux que vous racontiez ce spectacle à votre, ou plutôt à notre ami, quand Robespierre et moi ne serons plus pour le lui raconter.

Je me laissai entraîner, j'étais prise d'une irrésistible curiosité.

Et cependant à la porte je fis un mouvement pour échapper à mon conducteur.

—Bon, dit Danton en riant, quand ce ne serait que pour vous assurer qu'il y a,—je me trompe,—qu'il y a eu au monde des hommes encore plus laids que moi!

Je me laissai entraîner. Je savais que ce que j'allais voir serait hideux; mais l'horrible a son vertige, l'horrible m'attirait.

Je montai dix-sept degrés, de ces escaliers moitié bois moitié brique, avec une grosse rampe carrée; puis nous nous trouvâmes sur le palier.

Deux soldats gardaient la porte de l'appartement. Nous traversâmes une première chambre, où avaient pénétré quelques curieux, chambre donnant par un dégagement sur des pièces obscures donnant sur la cour, et où l'on composait et pliait le journal.

—Tout droit, tout droit, me dit Danton, ça c'est le domaine du prote et des ouvriers.

De la première chambre nous passâmes dans un petit salon, non-seulement fort propre, mais fort coquet, qu'on était tout étonné de trouver chez Marat; il est vrai que ce salon n'était pas chez Marat, Marat n'avait point de chez lui; ce salon était à la pauvre créature qui lui donnait un asile. Cet homme de sang et de ténèbres, ce sombre oiseau de l'émeute qui ne faisait que glapir la mort sur tous les tons, tant Dieu est bon, tant la nature est immense, cet homme avait trouvé une femme qui l'aimait.

C'était elle qui avait ouvert la fenêtre pour crier malédiction sur son assassin.

Ce n'était point encore dans le salon qu'était Marat.

Dans le salon étaient les familiers de la maison, les protes, les compositeurs, les plieuses, les ouvriers qui vivaient de cet autre ouvrier plus pauvre qu'eux.

Puis enfin on arrivait à une pièce petite, obscure, éclairée par deux chandelles seulement et par un reste de jour blafard venant de la fenêtre.

Lorsque nous apparûmes sur le seuil, Danton, dominant tout de sa haute stature, moi appuyé à son bras, ta vieille femme s'élança vers nous les ongles en avant comme pour me déchirer le visage.

—Une femme! encore une femme! s'écria-t-elle, et jeune et belle! Sortez d'ici, ce n'est point votre place, péronnelle!

Je voulus fuir, Danton me retint en serrant mon bras sous le sien.

Puis écartant de la main cette furie qui, sentant depuis quelque temps la mort à la porte de Marat, n'avait laissé entrer Charlotte Corday qu'à son corps défendant.

—Je suis Danton, dit-il.

—Ah! vous êtes Danton, dit Catherine, et vous avez voulu voir, n'est-ce pas? Je comprends, le corps d'un ennemi mort sent toujours bon.

Et elle alla s'asseoir, brisée, dans un coin.

Alors je me trouvai en face de cet horrible spectacle qui m'avait attirée.

Sur une petite table placée à la tête de la baignoire, un peu à gauche, un greffier écrivait sous la dictée du commissaire de police, qui achevait de dresser son procès-verbal.

À la tête de la baignoire était une belle jeune fille de vingt-quatre à vingt-cinq ans, avec des cheveux superbes contenus par un ruban vert, coiffée du bonnet bien connu des femmes du Calvados: malgré une chaleur intense, malgré la lutte qu'elle venait de soutenir, sa poitrine était couverte d'un épais fichu de soie solidement renoué derrière la taille, sa robe était blanche, mais tachée d'un jet de sang. Deux soldats lui tenaient les mains, lui disant à demi-voix des injures et des menaces, qu'elle écoutait calme, les joues roses; plutôt avec le sourire de la femme contente d'elle qu'avec le calme mélancolique de la martyre.

Cette femme c'était l'assassin, c'était Charlotte Corday.

C'était à ses pieds, dans la baignoire, qu'était le spectacle hideux.

Marat dans sa baignoire, dont l'eau était devenue couleur de sang, Marat, recouvert à moitié d'un drap sale, la tête renversée en arrière, la bouche encore plus tordue que de coutume, le bras pendant hors de la baignoire, les cheveux coiffés d'une serviette grasse, Marat, avec sa peau jaune, ses membres grêles, semblait un de ces monstres sans nom que les bateleurs exposent dans les foires!

—Eh bien? me dit tout bas Danton.

—Silence! répondis-je. Écoutez.

Le greffier disait à l'accusée:

—Vous vous reconnaissez donc coupable de la mort de Jean-Paul Marat?

—Oui, monsieur, répondit la jeune fille d'une voix ferme, vibrante, presque enfantine.

—Qui vous inspira la haine que vous avez manifestée contre lui d'une si terrible façon?

—Personne. Je n'avais pas besoin de la haine des autres, j'avais assez de la mienne.

—Cet acte a dû vous être suggéré?

Charlotte secoua doucement la tête, et avec un sourire:

—On exécute mal, dit-elle, ce qu'on n'a pas conçu soi-même.

—Que haïssiez-vous dans le citoyen Marat?

—Ses crimes.

—Qu'entendez-vous par là?

—Les plaies de la France.

—Qu'espériez-vous en le tuant?

—Rendre la paix à mon pays.

—Croyez-vous donc avoir tué tous les Marats?

—Celui-là mort, les autres auront peur, peut-être!

—Depuis quand avez-vous formé ce dessein?

—Depuis le 31 mai.

—Racontez-nous les circonstances qui ont précédé l'assassinat?

—Aujourd'hui, en traversant le Palais-Royal, j'ai cherché un coutelier et j'ai acheté un couteau tout frais émoulu à manche d'ébène.

—Combien l'avez-vous payé?

—Deux francs.

—Qu'avez-vous fait ensuite?

—Je l'ai caché dans ma poitrine; j'ai pris une voiture rue Notre-Dame-des-Victoires, et je me suis fait conduire ici.

—Continuez.

—Cette femme ne voulait pas me laisser entrer.

—Oh! non, interrompit Catherine Évrard, j'avais comme un pressentiment. C'est lui, le pauvre homme, qui a crié: Laissez-la entrer, je veux qu'elle entre.

—Ah! continua-t-elle en sanglotant, on n'échappe pas à sa destinée.

Et elle se laissa retomber sur sa chaise.

—Pauvre femme! murmura Charlotte en la regardant tristement; j'ignorais qu'un pareil monstre pût être aimé.

—Que se passa-t-il, demanda le commissaire de police, entre vous et le citoyen Marat quand vous fûtes entrée?

—Je fus effrayée de la laideur de cet homme et je m'arrêtai près de la porte.

—C'est vous, me dit-il, qui m'avez écrit pour m'offrir des nouvelles de la Normandie?

—Oui, répondis-je.

—Approchez et donnez-m'en. Les girondins sont arrivés à Caen?

—Oui.

—Et ils y ont été bien reçus?

—À bras ouverts.

—Combien sont-ils?

—Sept.

—Nommez-les.

—Il y a Barbaroux, il y a Péthion, il y a Louvet, il y a Roland, il y a...

Il ne me laissa point achever.

—C'est bien, dit-il, avant huit jours ils iront à la guillotine.

Ce fut son arrêt de mort. Je le frappai. Il ne dit que ces mots:

—À moi! ma chère amie.

Et il expira.

—Vous avez frappé de haut en bas? demanda le commissaire de police.

—Ma position m'y forçait.

—Puis, ajouta le commissaire de police, en frappant horizontalement, vous pouviez rencontrer une côte et ne pas le tuer.

—Puis, dit avec son mauvais sourire le capucin Chabot qui était là, elle s'y était sans doute exercée à l'avance.

—Oh! le misérable moine, dit Charlotte, je crois qu'il me prend pour un assassin!

Les soldats crurent devoir venger Chabot et secouèrent cruellement Charlotte.

Danton fit un mouvement pour marcher sur eux. Je le retins.

—Venez, lui dis-je, vous avez vu tout ce que vous vouliez voir, n'est-ce pas?

—Et vous aussi? me répondit-il.

—Oh! moi, j'en ai vu plus que je ne voulais.

—Eh bien! allons-nous-en.

En regagnant la porte, sous vîmes Camille Desmoulins, qui était venu comme les autres curieux.

—Eh bien, lui dit à demi-voix Danton, que penses-tu de cela?

—Je pense, dit Camille en plaisantant selon son habitude, qu'il est bien malheureux de ne prendre qu'un bain dans sa vie et qu'il tourne si mal.

—Incorrigible! murmura Danton. Il ne se fera pas couper le cou pour un principe; il se fera couper le cou pour une plaisanterie.

VI

On peut s'éloigner matériellement de pareils spectacles, mais la pensée s'y acharne; on n'arrive pas à les fuir.

Ramenée chez moi par Danton, restée seule, je revis dans un angle de ma chambre, comme par une ouverture de théâtre on voit une décoration, je revis toute cette scène: la femme Évrard affaissée sur sa chaise; ce commissaire de police appuyé des deux poings sur la table et dictant; ce greffier impassible écrivant; cette belle jeune fille debout, maintenue et maltraitée par deux soldats, pareille à la statue de la justice arrachée à sa base; puis ce capucin immonde la regardant avec des yeux de haine et de luxure.

Toutes les autres figures formaient un deuxième et troisième plan au tableau, mais indistinctes et à peine esquissées.

Et malgré moi je tendais les bras à cette belle héroïne, et malgré moi je l'appelais ma sœur.

À trois heures il se fit un grand bruit; les rues n'avaient pas un instant cessé d'être pleines de curieux. Au milieu de la foule, des hommes aux bras nus criaient, hurlaient, demandaient qu'on leur livrât l'assassin.

C'était Charlotte Corday que l'on conduisait à la prison de l'Abbaye.

Contre toute attente, elle y arriva sans être mise en morceaux.

Le lendemain, à mon grand étonnement, je vis arriver chez moi Danton avec sa femme, belle enfant blonde, de mon âge à peine, qu'il poussa dans mes bras.

Il l'amenait passer la matinée avec moi, à la condition qu'ils m'emmèneraient dîner à la campagne, où je resterais quelques jours avec elle.

Ma solitude était si triste, mon cher bien-aimé, que j'acceptai; puis ce me serait une occasion de parler de toi avec une femme, avec un cœur jeune qui me comprendrait.

D'ailleurs tu aimais Danton; ne pouvant aimer Danton, je voulais aimer sa femme.

Danton sortit pour aller aux nouvelles; depuis le matin le jour s'était fait sur cette jeune fille. Ce n'était point la première venue, comme on eût pu le croire; ce n'était point une passion amoureuse pour un girondin fugitif qui l'avait fait sortir de sa retraite et de son obscurité; c'était l'amour profond de la patrie. La France lui était apparue comme une dormeuse haletante sur le sein de laquelle est accroupi ce monstre qu'on appelle le cauchemar. Elle avait pris un couteau et avait frappé le monstre.

Elle se nommait Marie-Charlotte de Corday d'Armans.

Chose bizarre, son père était républicain, elle était républicaine, ses deux frères étaient à l'armée de Condé.

Il n'y a que les révolutions pour faire de pareils écartèlements dans les familles.

C'était l'arrière-petite-nièce de Corneille, la sœur d'Émilie, de Chimène et de Camille.

Élevée au couvent de l'Abbaye-aux-Dames de Caen, fondée par la comtesse Mathilde, la femme de Guillaume le Conquérant, où l'on recevait les filles de la noblesse pauvre, elle s'était réfugiée, à la suppression des maisons religieuses, chez une vieille tante nommée mademoiselle de Bretevelle.

Elle ne voulut point accomplir une pareille œuvre, qui la conduisait droit à l'échafaud, sans être munie de la bénédiction de son père; elle donna tous ses livres, sauf un volume de Plutarque qu'elle emporta avec elle, passa par Argenton, où était M. de Corday, s'agenouilla devant lui, et, bénie et embrassée par lui, reprit sa place dans la diligence, arriva à Paris le 11, et descendit rue des Vieux-Augustins, nº 17, à l'hôtel de la Providence.

Le prétexte de son voyage avait été le besoin de retirer du ministère de l'intérieur des pièces utiles à une amie émigrée, mademoiselle de Forbin; elle s'était fait donner en conséquence une lettre de Barbaroux pour son collègue Duperret.

Elle avait employé la journée du 12 à ses démarches. Son interrogatoire nous avait dit que le 13, jour du meurtre, une heure avant le meurtre, elle avait acheté au Palais-Royal le couteau qui devait l'accomplir.

Ah! j'ai oublié de te dire, mon Jacques bien-aimé, que le seul moment de faiblesse qu'elle ait manifesté, pendant l'interrogatoire auquel nous assistâmes, fut quand on lui présenta le couteau sanglant, en lui demandant si c'était bien celui-là dont elle s'était servi.

—Oui, avait-elle dit en détournant les yeux et en l'écartant de la main, je le reconnais.

Voilà ce que l'on savait d'elle le 14, à une heure de l'après-midi.

Elle avait été interrogée pendant la nuit par les membres du comité de sûreté générale et par plusieurs députés, et c'était le résultat de ses interrogatoires qui se répandait dans Paris.

Quant à Marat, il était tout simplement question pour lui du Panthéon.

Je restai toute la journée avec madame Danton. Je lui parlai de toi; elle me parla de son mari.

Elle me dit la peur qu'il lui avait d'abord inspirée, et comment elle s'était aperçue bientôt que sous cette rude enveloppe battait un cœur toujours prêt à déborder, et que la moitié de son génie était fait de bonté.

Non certes elle ne l'aimait pas comme je t'aime, elle l'aimait comme une épouse honnête doit aimer son mari. Tandis que toi je t'aime comme un ami, comme un frère, comme un époux, comme un amant, comme mon maître, comme mon Dieu!

Oh! où es-tu, mon bien-aimé? penses-tu à moi avec cette pensée qui dévore, qui me fait me tordre les bras et t'appeler en criant sans le savoir au milieu de la nuit, réveillant la pauvre Jeannette qui accourt tout éperdue et me demande ce que je veux?

—Rien, lui dis-je, je rêve.

Danton revint nous chercher à six heures.

Il était dans l'enthousiasme de Charlotte. Jamais il n'avait vu, disait-il, cœur à la fois plus naïf et plus fortement trempé.

On avait en la fouillant trouvé sur elle son dé à coudre, des aiguilles et du fil.

—Pourquoi avez-vous ces objets sur vous? lui avait-on demandé.

—J'avais pensé qu'après la mort de Marat je serais probablement fort maltraitée, que quelques-uns de mes vêtements seraient déchirés, et, une fois en prison, je voulais avoir le moyen de les recoudre.

—N'est-ce pas toi, lui avait demandé le boucher Legendre, qui t'es présentée chez moi, vêtue en religieuse, pour m'assassiner?

—Le citoyen se trompe, répondit-elle avec un sourire; je n'estimais point que sa vie ou sa mort importât au salut de la République.

Et comme avec son dé à coudre, son fil et ses aiguilles, on avait trouvé dans sa poche sa bourse et sa montre, et que Chabot ayant demandé à les voir, les gardait trop longtemps à son avis entre ses mains:

—Je croyais, dit-elle, que les capucins avaient fait vœu de pauvreté?

Chabot semblait s'être attaché à elle avec une idée obscène: il voulait la fouiller; il prétendait que son fichu n'était si bien fermé que parce qu'elle y cachait quelque chose, et, profitant de ce qu'elle avait les mains liées, il se jeta sur elle et glissa sa main dans sa gorge.

Mais au contact de l'impur la chaste jeune fille éprouva un tel dégoût, qu'elle brisa les liens qui lui retenaient les mains; mais par l'effort même son fichu ouvert laissa voir son sein.

Les larmes en vinrent aux yeux des geôliers; ils achevèrent de lui délier les mains pour qu'elle pût se rajuster.

En outre, on lui avait permis de rabattre ses manches et de mettre des gants sous ses chaînes.

C'étaient toutes les nouvelles de la journée.

Ah! j'oubliais: un peintre nommé David, ami de Marat, a passé la journée près de sa baignoire, à faire son portrait, juste dans la même pose où nous l'avons vu.

Demain on doit proposer à l'Assemblée de porter le corps de Marat au Panthéon.

À six heures, nous partîmes pour la campagne de Danton. C'est là qu'il habite avec sa femme.

Pendant les huit premiers jours de son mariage, il ne l'a pas quittée un seul instant. Même devant moi il n'y peut tenir et l'accable de caresses. Elle, de son côté, me paraît éprouver plus d'étonnement et de peur que d'amour. Le lion a beau limer ses dents, rogner ses griffes, elle ne me paraît pas le moins du monde rassurée devant le monstre sublime.

Il y a séance de nuit à la Convention. La sépulture de Marat doit y être discutée.

Louise elle-même a poussé son mari à aller à Paris.

—J'espère bien, lui a-t-elle dit, que vous ne laisserez pas profaner le Panthéon en permettant que le cadavre de ce vampire y entre.

Imagine-toi, cher Jacques, que ton ami Danton, c'est-à-dire la révolution faite homme, a épousé une jeune fille royaliste. J'ai vu cela dans la soirée que je viens de passer avec elle sur une colline qui domine la Seine, et d'où l'on voit toute la vallée de Saint-Cloud.

Quel calme admirable! quelle majesté douce dans toute cette nature! Se douterait-on qu'on est à deux lieues à peine de ce volcan qui rugit et qui jette des flammes qu'on appelle Paris? Non. Le soir son bourdonnement immense, mélange de cris, de huées, d'imprécations, arrive comme un doux murmure de feuilles agitées, de ruisseaux pleurants, d'oiseaux amoureux.

Nous nous demandions avec la pauvre petite Louise, comment, lorsque l'homme peut vivre si calme, si heureux sous la voûte diamantée du ciel, couché sur un gazon doux et frais, avec un ruisseau à ses pieds, et l'ombre des feuilles tremblant sur son front, nous nous demandions comment il leur préfère les luttes de la tribune, les haines des partis, la boue sanglante des rues.

Puis l'ombre de Charlotte de Corday passait devant nous. Elle aussi était doucement blottie dans un nid de mousse; elle aussi avait des ruisseaux, du gazon, de l'ombre, dans sa belle Normandie, le pays des grands ormes. Eh bien, elle femme, elle a quitté tout cela, et elle a fait cinquante lieues, un couteau à la main, pour venir le plonger dans le cœur d'un homme qu'elle n'avait jamais vu, contre lequel elle n'avait pas de rancune personnelle et qu'elle ne haïssait que de toute la violence de son amour pour la patrie.

Ô mon bien-aimé! si jamais les révolutions s'apaisent, si Dieu permet que les cœurs séparés se rejoignent, si, au lieu de ces jours terribles qu'on appelle le 20 juin, le 10 août, le 2 septembre, le 21 janvier, le 31 mai, on a des jours sans date, calmes et mélangés d'ombre et de soleil, oh! nous aurons, nous aussi, une maison, une chaumière, une cabane sur une colline du haut de laquelle nous puissions voir couler l'eau, blondir les moissons, frissonner les arbres; nous nous y asseoirons au crépuscule, et nous verrons se coucher le soleil, tirant après lui le crêpe mystérieux de la nuit, et nous saluerons chaque beauté de la nature qui passera à son tour devant nous par un regard, par un sourire, par un baiser.

Nous restâmes là bien avant dans la soirée; nous entendîmes successivement s'éteindre tous les bruits du jour, le roulement des voitures sur les routes, le retentissement de la hache du bûcheron dans la forêt, le chant du vigneron dans sa vigne, le gazouillement des oiseaux dans les arbres, les derniers cris du merle dans les cépées. Puis nous vîmes s'allumer çà et là des points d'or, étoiles de la terre, avec elles le silence se répandit et plana sur la campagne, et la seule rumeur qui traversa l'espace et éveilla l'écho fut l'aboi inattendu, prolongé parfois, mais plus souvent s'éteignant aussitôt, de quelque chien veillant dans sa niche à la porte d'une ferme, en faisant sa garde autour d'un parc de moutons.

Oh! que nous étions loin en écoutant ce monde qui s'endormait de penser à l'assemblée tumultueuse, à Marat posant dans sa baignoire pour le peintre David, et à Charlotte Corday, attendant en écrivant à Barbaroux, l'échafaud dans sa prison.

Danton revint à minuit; la séance avait été orageuse, les cordeliers avaient demandé le Panthéon pour Marat, les jacobins accueillirent froidement cette demande, Robespierre se déclara contre, la motion fut repoussée.

Le lendemain Charlotte Corday devait être transportée à la Conciergerie, et Marat devait être enterré au cimetière de la vieille église des cordeliers, près du caveau où si longtemps il avait écrit.

Il y avait à propos de cette mort un grand mouvement dans le peuple. Les pauvres gens savaient qu'il avait été leur défenseur, qu'il avait, toute sa vie, écrit pour eux, et, sans qu'ils eussent lu ses journaux, ils lui étaient reconnaissants. La pompe eut lieu de six heures à minuit. Danton y assista et nous emmena avec lui. Marat fut déposé, à la lueur des torches, sous un des saules qui poussaient çà et là dans le cimetière.

Il était près d'une heure du matin quand le dernier discours fut achevé.

Après chaque discours, les cris de Vive Marat! Mort aux jacobins! s'élançaient de dix mille bouches et venaient me frapper au cœur.

Beaucoup demandaient que Charlotte Corday fût amenée et égorgée sur la tombe fraîche. Danton avait beau me rassurer, à chaque mouvement dans les groupes je me figurais que c'était elle qu'on était allé chercher à l'Abbaye et que l'on amenait victime expiatoire.

Nous rentrâmes à Sèvres au jour. J'étais brisée de terreur.

VII

Nous étions au 18 juillet; depuis quatre jours Marat était mort, depuis quatre jours Charlotte était arrêtée.

On commençait à crier dans les rues de Paris que le procès était bien long; on se demandait ce que faisaient les juges.

La nouvelle qu'elle avait été conduite à la Conciergerie avait donné bonne espérance aux maratistes. On savait que le séjour que faisaient les prisonniers à la Conciergerie n'était jamais bien long.

Charlotte devait comparaître ce jour même devant le tribunal révolutionnaire.

Danton s'était pris d'enthousiasme pour cette âme romaine; il voulut assister au jugement.

On savait déjà qu'elle avait écrit à un jeune député, neveu de l'abbesse de Caen. La lettre ne le trouva point chez lui ou il n'osa point y répondre et céda l'honneur de la défense à un autre.

On lui donna pour avocat d'office un jeune homme encore inconnu, le citoyen Chauveau-Lagarde.

Danton revint émerveillé.

—Eh bien? lui demandâmes-nous quand il revint.

—C'est elle qui les a jugés tous, nous répondit-il, et elle les a condamnés au bagne de l'histoire.

Nous lui demandâmes des détails, mais tout s'était résumé pour lui dans le majestueux ensemble de son apparition. Seulement il avait remarqué que pendant l'interrogatoire de l'accusée, un jeune peintre allemand qu'il connaissait, nommé Hauer, avait fait son portrait.

Elle aussi l'avait remarqué, avait souri et s'était posée du mieux qu'elle avait pu, pour lui faciliter sa tâche.

En rentrant dans sa prison, elle avait trouvé un prêtre qui l'attendait. Mais, républicaine jusqu'au bout, elle avait refusé le secours de celui qui était venu lui offrir le soutien de sa parole.

—J'ai la voix d'en haut, et j'espère qu'elle me suffira, avait-elle répondu.

Tout cela est bien beau, n'est-ce pas, mon ami? mais il me semble que cela dépasse la taille de la femme.

L'exécution aura lieu ce soir à huit heures. Danton veut que nous y assistions, j'ai fait quelques difficultés, mais Danton a dit:

—Cette femme donnera une leçon de mort, même aux hommes, et, dans les temps où nous sommes, il est bon de prendre de ces sortes de leçons. Puis d'ailleurs, a-t-il ajouté, c'est un dernier hommage à lui rendre que d'aller la voir mourir.

J'irai, mon bien-aimé Jacques; dans le cas où je serais condamnée, moi aussi, je veux apprendre à bien mourir, afin de ne point te faire honte.

*
* *

Oh! mon ami, comment te raconterai-je cela? Danton avait raison: c'est un grand et sublime spectacle que celui d'une créature qui meurt noblement pour sa conviction.

La hache n'était point encore tombée que Charlotte Corday en était déjà à la légende. On répétait de bouche en bouche parmi les spectateurs ce qu'elle avait fait.

Le peintre, qui était commandant au second bataillon des cordeliers, avait, grâce à son grade probablement, obtenu d'achever dans le cachot de la condamnée le portrait qu'il avait commencé d'elle à l'audience. Il était en conséquence revenu avec elle à la Conciergerie.

Ne sachant pas qu'elle serait jugée, condamnée et probablement exécutée dans la journée, Charlotte avait promis aux concierges de déjeuner avec eux.

Il paraît que ce sont d'excellentes gens que l'on appelle Richard.

—Madame Richard, dit-elle en rentrant, vous m'excuserez si je ne déjeune pas demain avec vous, comme je vous l'ai promis, mais mieux que personne vous saurez qu'il n'y a pas de ma faute.

Charlotte, rentrée dans son cachot, posa de nouveau et causa tranquillement avec le peintre, lui faisant promettre d'exécuter pour sa famille une copie de son portrait.

Le peintre y donnait les dernières touches lorsque le bourreau ouvrit une petite porte placée derrière elle.

Elle se retourna; il tenait à la main les ciseaux destinés à lui couper les cheveux, et sur son bras la chemise rouge qu'elle devait revêtir.

La chemise des parricides à cette martyre! Quelle profanation!

À cette vue Charlotte tressaillit.

—Eh quoi, déjà? dit-elle.

Puis, comme honteuse de ce mouvement de faiblesse:

—Monsieur, demanda-t-elle au bourreau, de sa plus douce voix et avec son meilleur sourire, voulez-vous me prêtez vos ciseaux, s'il vous plaît?

Le bourreau les lui tendit.

Alors, coupant elle-même une boucle de ses longs cheveux, elle la donna au peintre.

—Je n'ai que cette boucle de cheveux à vous offrir, dit-elle, gardez-la en mémoire de moi.

On disait que le bourreau s'était détourné et que les gendarmes eux-mêmes pleuraient.

En effet, mon bien-aimé, il s'était, en l'honneur de l'humanité, fait dans les masses un heureux changement.

Pendant les quatre jours qui s'étaient écoulés, le bruit de la sérénité de la prisonnière s'était tellement répandu, l'énergie et la précision de ses réponses avaient fait un tel effet, que l'admiration commençait à succéder au premier mouvement d'horreur qu'inspire toujours un assassin. De sorte qu'au moment où à sept heures du soir, sous la sombre arcade de la Conciergerie, on vit sous un ciel orageux à la lueur des éclairs apparaître la belle victime drapée dans son manteau rouge, on crut que la tempête n'éclatait au ciel que pour reprocher à la terre le crime qu'elle allait commettre.

Des cris s'élevèrent accusant deux fanatismes contraires, des cris de haine et des cris d'admiration.

L'orage sembla fuir devant elle; lorsqu'elle arriva au pont Neuf, il avait disparu. Une grande clarté se faisait sur la place de la Révolution, où le firmament avait repris toute sa limpidité. À la rue Saint-Honoré, le dernier nuage qui couvrait le soleil se dissipa et il put caresser de ses plus onduleux rayons la vierge qui allait mourir.

Danton déposa sa femme au palais qui donne sur la place de la Révolution, soit qu'il craignît pour elle un accident, soit qu'il lui crût le cœur trop faible pour assister au terrible spectacle de plus près.

Et comme je voulais rester avec elle:

—Non, dit-il, vous êtes une âme vaillante, vous, vous viendrez avec moi. Quand une femme comme celle-là va mourir, on ne la regarde pas de la loge d'un cirque ou du balcon du garde-meuble, on va se placer près d'elle, et on lui dit des yeux:

—Meurs tranquille, tu ne mourras pas tout entière, sainte victime, ton souvenir restera dans nos cœurs!

Et nous allâmes nous placer sur le flanc droit de la guillotine.

J'avoue que je marchais machinalement, subissant l'impulsion que je recevais; mes jambes tremblaient, mes yeux ne voyaient plus qu'à travers un nuage; je n'entendais qu'un bruissement confus.

J'étais dans le même état qu'une créature qui s'évanouit quand son esprit, n'ayant pas encore quitté le jour, n'est pas encore non plus complètement entré dans les ténèbres.

De grands cris me tirèrent de ma torpeur. J'ouvris les yeux, mes pieds se cramponnèrent au sol, je me tournai du côté d'où venait le bruit; la charrette apparaissait à la porte Saint-Honoré et se dirigeait vers l'échafaud.

Ô mon bien-aimé, non, rien de plus beau, rien de plus saint, rien de plus sublime n'est apparu à des yeux mortels depuis le commencement des siècles, que cette autre Judith offrant son sang pour racheter les péchés de Béthanie et ayant sur la première l'avantage d'être immaculée!

De ce moment mes yeux se fixèrent sur elle et ne purent plus s'en détacher.

Un rayon de soleil brilla sur le couteau et se refléta dans ses yeux.

À cet éclair précurseur de la mort il me sembla qu'elle pâlissait; mais ce moment de faiblesse eut la rapidité de l'éclair même.

Charlotte se dressa debout dans la charrette, s'appuya aux traverses et sourit doucement, sans ostentation comme sans dédain.

Elle descendit seule du tombereau, monta seule les degrés de l'échafaud; le bourreau et ses aides la suivaient comme des serviteurs suivent une reine.

Arrivée sur la plate-forme, elle regarda lentement tout autour d'elle.

C'était un ange; à cette exécution qui devait surtout soulever des flots de peuple, c'était le peuple qui manquait.

Ce n'étaient point des curieux qui entouraient l'échafaud, c'étaient des observateurs sérieux, des hommes graves; c'étaient des médecins, c'étaient des députés, c'étaient des philosophes.

Puis une foule de femmes douces, sympathiques, bien mises, qui étaient venues là comme on vient aux funérailles d'une sœur, d'une parente ou d'une amie.

Au lieu du tumulte habituel, il se faisait sur la place de la Révolution un sombre silence.

Ce silence fut interrompu par un cri de la patiente. Le bourreau, en lui arrachant son fichu, lui avait mis le sein à découvert.

Ce cri, ce n'était pas la crainte, c'était la pudeur qui l'avait poussé.

—Dépêchons, dit-elle en voyant sa gorge à demi nue.

Elle se jeta d'elle-même sur la bascule.

Un grand cri retentit. On avait vu le couperet passer comme un éclair vertical.

Au moment où la belle tête virginale tomba, un aide de l'exécuteur, nommé Legros, la prit par les cheveux et la montra au peuple.

Puis il eut l'indignité de lui donner un soufflet.

Les yeux se rouvrirent et les joues, déjà pâlies, reprirent leur rougeur.

Un murmure d'horreur et d'indignation s'éleva de la foule.

—Arrêtez cet homme pour insulte à l'humanité! s'écria Danton.

—Oui, oui! crièrent mille voix, arrêtez-le!

Les gendarmes qui avaient accompagné Charlotte Corday montèrent sur l'échafaud et l'arrêtèrent.

Danton avait dit vrai, mon bien-aimé; s'il me fallait mourir maintenant, je crois, grâce à l'exemple que je viens d'avoir sous les yeux, que la chose me serait facile.

Et en effet j'avais admirablement supporté ce spectacle, si terrible qu'il fût; il m'avait exaltée au lieu de m'abattre.

Je me disais:

—Si j'apprenais la mort de mon bien-aimé, moi aussi j'achèterais un couteau, j'irais chez Robespierre, je le tuerais, et je mourrais comme vient de mourir Charlotte.

Le croirais-tu, un instant j'enviai le sort de cette belle vierge, décapitée, souffletée par un valet de bourreau, et j'eusse voulu être à sa place.

Mais serais-je aussi belle qu'elle? Le soleil ferait-il pour moi ce que pour elle il a fait, m'enverrait-il, pour me faire comme à elle une auréole, son plus beau, son plus doux, son dernier rayon?

Je n'ai qu'une peur, bien-aimé, c'est que votre vieux Brutus païen ne soit détrôné, et qu'il ne se fonde une religion dans le sang de Charlotte Corday:

La religion du poignard!

Nous allâmes chercher madame Danton au balcon du garde-meuble. La pauvre femme m'avoua qu'elle avait profité de ce que son mari n'était plus là pour se réfugier dans l'intérieur de l'appartement.

Elle n'avait rien vu.

Nous prîmes une voiture découverte pour nous reconduire à Sèvres. L'orage avait complètement épuré le ciel; on respirait cette vivifiante odeur qui flotte dans l'air après les tempêtes.

Danton était devenu rêveur.

Le courage simple et grandiose de cette jeune fille l'avait profondément impressionné.

—Je croyais bien à sa fermeté, dit-il, mais je ne croyais pas à sa douceur. C'est beau à son âge de ne pas plus en vouloir à la mort. Je ne croyais pas à ces regards pénétrants, à ces vives et humides étincelles jaillissant de ses beaux yeux jusque sur l'échafaud. Tout ce qu'elle haïssait est mort dans la personne de Marat. Elle est partie sans même penser à pardonner à ses bourreaux. Son âme planait au-dessus des petites inspirations terrestres; je crois que, si j'étais jeune homme, j'éprouverais une sombre volupté à la suivre et à la chercher dans le monde inconnu où elle vient de descendre.

Ordinairement les condamnés se soutiennent par l'animation, par des chants patriotiques, par des injures qu'ils échangent avec leurs ennemis, par des sourires que leur envoient leurs amis.

Elle n'a eu besoin de rien de tout cela, elle avait la foi. La foi a été son pilier d'airain.

Dieu sait comment je mourrai, mais je voudrais mourir comme elle!

Madame Danton pleurait; moi je serrais la main de Danton.

VIII

L'anniversaire du 10 août arrivait. Te rappelles-tu, mon bien-aimé Jacques, que ce fut ce jour-là même où parvinrent à Argenton les détails de cette terrible journée, de laquelle date notre séparation.

La date peut être glorieuse pour la révolution, mais, à coup sûr, elle est fatale pour moi...

Les nouvelles du dehors étaient mauvaises; les Anglais continuaient d'assiéger Dunkerque; les armées coalisées marchaient sur Paris; la fête se donnait sous les yeux des Prussiens et des Autrichiens; en quatre jours de marches forcées ils eussent pu y assister.

Les nouvelles de l'intérieur étaient pires. Marat mort, le journal le Père Duchesne avait succédé à l'Ami du peuple, et comme Hébert disposait du ministère de la guerre et de la Commune, il puisait à deux mains dans la double caisse, et, selon qu'il le jugeait nécessaire à ses intérêts, à sa haine ou à son amitié, faisait tirer son journal à six cent mille exemplaires.

À tout moment des incendies éclataient dans les ports; on les attribuait aux Anglais; Pitt vient d'être déclaré par la Convention l'ennemi du genre humain; les clubs ne parlent que de tuer. On va tuer la reine à la première occasion; on va tuer les girondins au premier caprice; on veut tuer la royauté jusque dans le passé; on vient d'ordonner la destruction des tombeaux de Saint-Denis.

Danton s'est épuisé à leur crier: Créez un gouvernement! Et, en effet, personne ne gouverne et tout le monde tue.

Danton est sombre et inquiet; il sent qu'il n'a plus les mêmes moyens d'action sur le peuple qu'il avait en 92, l'enthousiasme a disparu; il est vrai que le dévouement continue.

—Mais des hommes ne suffisent plus, dit Danton; il faut des soldats.

Nos fédérés de 93 n'ont rien à ce qu'il paraît des volontaires de 92; ils sont soucieux, mis humblement, ils donnent leurs bras, ils donnent leur vies, mais froidement, tristement, comme des hommes qui accomplissent un devoir.

Puis ce n'est plus cette entraînante Marseillaise qui les pousse en avant: c'est le Chant du départ qui les guide. La musique de Méhul est véritablement splendide; il y a dans ce chant des coups de trompette qui doivent percer l'Europe à jour.

On dit que la Convention a dépensé un million deux cent mille francs à la fête qu'elle vient de nous donner.

On a ouvert deux musées. Danton nous y a conduites, sa femme et moi.

L'un est celui du Louvre; le monde artiste tout entier a contribué à sa composition; l'école flamande et italienne surtout y sont richement représentées.

M. Danton, qui de son côté est un excellent juge, a bien voulu s'étonner de mes connaissances en peinture.

L'autre musée, celui des monuments français, est un admirable trésor archéologique. Les couvents, les églises, les palais, ont contribué à le peupler. David, l'ordonnateur de la fête, le même qui a fait le portrait de Marat mort dans sa baignoire, a classé toute cette grande chronologie de la France par siècle, presque par règne.

Tous ces dormeurs de marbre, étendus sur leurs tombes avec la double rigidité de la mort et du granit, offrant, de la croix de Dagobert jusqu'aux bas-reliefs de François Ier, l'histoire de douze siècles, parlent à l'imagination avec la voix de la science. Là encore, par ma connaissance exacte des costumes, j'ai mérité l'éloge de M. Danton. Il paraît que tu as fait de moi, cher bien-aimé, une femme plus complète que je ne croyais; la pauvre petite madame Danton, qui ne sait rien de tout cela et qui n'a jamais entendu parler d'art ni de sciences dans sa famille, est encore plus étonnée que son mari; elle me regarde presque avec admiration, ce qui me fait rougir, mais en même temps me rappelle que c'est à toi que je dois tout cela.

Je m'attendais à voir paraître dans la fête quelque effigie gigantesque de Marat. Je me trompais. Danton dit que c'est Robespierre qui s'y est opposé.

Je vais te raconter la fête telle que Danton me l'a expliquée.

Peut-être un jour liras-tu ce manuscrit. Alors tu sauras que je n'ai pas été un instant sans songer à toi.

Voici ce qu'il m'a dit:

David, pour cette occasion, s'est fait à la fois historien, architecte et auteur dramatique.

Il a fait une pièce en cinq actes de la Révolution.

D'abord, sur la place de la Bastille, il a dressé une statue colossale de la Nature, quelque chose comme une Isis aux cent mamelles, jetant par chacune d'elles, dans un bassin immense, l'eau de la régénération.

La liberté, colosse de la même taille, qu'il a mise sur la place de la Révolution.

Enfin un troisième Titan, le peuple, Hercule terrassant devant l'hôtel des Invalides le Fédéralisme sous les traits de la Discorde.

Pour arriver à ce dernier groupe, il faut passer sous un arc de triomphe tenant toute la largeur du boulevard d'Italie; puis, du groupe des Invalides, on va à l'autel de la Patrie, situé au milieu du Champ de Mars.

Sur chacun de ces points, désignés à l'avance comme des reposoirs le jour de la Fête-Dieu, s'arrêtait et accomplissait un acte patriotique le cortége parti de la place de la Bastille.

Danton, qui était obligé de marcher avec la Convention, nous avait remis sa femme et moi, pour ce jour-là, à la garde de Camille Desmoulins et de Lucile.

Camille Desmoulins, quoique membre de la Convention, ne tenait aucune place obligée dans toutes ces fêtes. Curieux comme un gamin de Paris, il voulait tout voir pour tout critiquer. Lucile riait comme une folle des saillies de son mari; moi, je l'avoue, ce spectacle avait un côté de grandeur qui m'impressionnait énormément.

C'est Hérault de Séchelles qui, en sa qualité de président de la Convention, menait la tête du cortège; si on l'avait choisi pour sa beauté, on ne pouvait faire un meilleur choix. C'est bien l'homme des cérémonies nationales, et je me le figurais avec la robe grecque ou avec la toge romaine; il monta sur les débris de la Bastille, tendit une coupe étrusque, la remplit d'eau, la porta à ses lèvres, et la passa aux quatre-vingt-six vieillards représentant les quatre-vingt-six départements, dont chacun portait une bannière, et chacun d'eux, buvant à son tour, disait après avoir bu:

—Nous nous sentons renaître avec le genre humain.

Le cortége descendit le boulevard; la terrible société des jacobins marchait en tête avec sa bannière, symbole de sa police universelle, montrant un œil ouvert dans les nuages. Derrière la société des jacobins marchait la Convention.

David, pour symboliser la fraternité du peuple avec ses mandataires, avait dépouillé les représentants de leur costume; habillés en bourgeois, il n'y avait aucune différence de vêtements entre eux et les gens qui les avaient nommés. Seulement ils étaient enfermés d'un ruban tricolore, que tenaient les envoyés des assemblées primaires.

Camille ne put s'empêcher de rire.

—Voyez donc, nous dit-il, la Convention menée en laisse par les jacobins!

Les seuls juges révolutionnaires portaient un panache noir, indice de leur terrible mission de deuil.

Tous les autres, la Commune, les ministres, les ouvriers, marchaient pêle-mêle. Seulement, comme parure et comme signe de la noblesse du travail, les ouvriers portaient leurs outils.

Les rois de la fête étaient les humbles et les malheureux de la société. Les aveugles, les vieillards, les enfants trouvés allaient sur des chars. Les tout petits qui ne pouvaient se tenir debout étaient traînés dans leurs berceaux. Deux vieillards, un homme et une femme, étaient, comme Cléobis et Biton, traînés dans une petite charrette par leurs quatre enfants.

Une urne sur un char était censée contenir les cendres des héros. Huit chevaux blancs avec des panaches rouges, relevant et secouant la tête à chaque coup de trompette, traînaient le char. Les parents de ceux qui avaient été tués dans cette grande journée marchaient derrière, le front joyeux et couronnés de fleurs, indiquant qu'ils ne sont point à regretter ceux-là qui sont morts pour la patrie.

Une charrette ressemblant à celle du bourreau emportait les trônes, les couronnes et les sceptres.

L'échafaud avait disparu de la place de la Révolution. Au pied de la statue de la Liberté, le président fit verser le tombereau contenant les insignes de la royauté. Le bourreau y mit le feu.

Trois mille oiseaux délivrés en même temps, s'envolèrent dans toutes les directions comme un joyeux nuage.

Deux colombes allèrent se reposer dans les plis de la robe de la Liberté.

Le lendemain, l'échafaud, de retour à son poste, devait les faire envoler.

De la place de la Révolution on se rendit au Champ de Mars; la statue d'Hercule écrasant le Fédéralisme était placée sur un rocher élevé devant lequel on avait ménagé une plate-forme. Au pied de la montagne était placé le niveau de l'égalité.

Tout le monde passa dessous.

Arrivés sur la plate-forme, les quatre-vingt-six vieillards remirent chacun à son tour, au président, la pique qu'ils tenaient à la main.

Le président les relia toutes avec un ruban tricolore, proclamant ainsi l'alliance des départements avec la capitale. Ils étaient debout, et à la vue de tous, et en face de l'autel fumant d'encens.

Hérault de Séchelles lut l'acceptation de la loi nouvelle, proclamant l'égalité.

À ses dernières paroles le canon éclata.

Mon ami, je ne suis qu'une femme, mais je vous jure qu'en ce moment j'éprouvai un si profond sentiment d'enthousiasme, que mes larmes coulèrent malgré moi. Ah! si vous eussiez été là! Oh! si j'eusse été appuyée à votre bras au lieu d'être appuyée à celui d'un étranger! Ah! comme je me serais jetée dans votre poitrine, et comme j'y eusse pleuré tout à mon aise!

La République française, fondée sur la base de l'égalité! Le char portant la cendre des victimes du 10 août s'avança jusqu'au temple qui était élevé à l'extrémité du Champ de Mars; là, on prit l'urne, on la déposa sur l'autel, et tous s'agenouillant, le président baisa l'urne et on l'entendit dire à haute voix ces paroles:

—Cendres chéries! urne sacrée, je vous embrasse au nom du peuple!

Un homme s'approcha de Camille Desmoulins et lui demanda:

—Citoyen, peux-tu me dire pourquoi je ne vois plus ici, comme en 92, ce glaive de justice couvert de crêpes que portaient des hommes couronnés de cyprès?

—Parce que, répondit Desmoulins, quand on sent le glaive partout, il est inutile de le montrer.

J'ai oublié de te dire, mon bien-aimé Jacques, que l'arc de triomphe des Italiens était consacré aux femmes des 5 et 6 octobre, qui ramenèrent de Versailles le roi, la reine et la royauté.

Seulement j'ai entendu raconter que ces héroïnes étaient de vraies mères de famille, qui s'étaient arrachées mourantes de faim à leurs enfants; de belles jeunes filles, chastes, qui n'osèrent parler lorsqu'elles se trouvèrent en face du roi, et qui s'évanouirent en face de la reine, tandis qu'ici le peintre les a remplacées par des modèles hardis et effrontés.

Les femmes de l'arc de triomphe des Italiens sont plus belles, mais les autres, j'en suis sûre, étaient plus touchantes.

Aux premières ombres du soir, toute la foule s'éparpilla; les uns, parmi ceux qui la composaient, entrèrent calmes et paisibles dans Paris; les autres, non moins calmes et paisibles, s'assirent sur l'herbe déjà flétrie du mois d'août et dînèrent en famille de ce qu'ils avaient apporté.

Nous étions à moitié chemin de Sèvres, où Danton devait nous rejoindre; Camille et Lucile y dînaient avec nous. Nous prîmes une voiture, et en une demi-heure, du Champ de Mars nous fûmes à la maison de campagne de Danton.

Danton ramena avec lui un homme que je ne connaissais pas, mais que tu dois connaître, toi; il se nomme Carnot; c'est un petit homme en culottes courtes, coiffé à la Jean-Jacques Rousseau, avec un habit gris. Il a l'air d'un sous-chef de ministère. C'est sur lui que l'on compte pour faire face à la fois aux Anglais qui sont devant Dunkerque et aux Prussiens qui ont pris Valenciennes, ou plutôt à qui Valenciennes a été livrée.

Par sa position au ministère de la guerre, il sait toutes les nouvelles, et les nouvelles sont déplorables à ce qu'il paraît. Danton a une grande confiance en lui; mais il paraît que Robespierre ne l'aime pas. C'est un travailleur obstiné, qui passe, quand il est à Paris, sa vie à aller de la rue Saint-Florentin aux Tuileries, où il fouille les anciens cartons. Quand il va à l'armée, il ôte son habit gris pour prendre un habit de général, puis la bataille gagnée, il reprend son habit gris et revient faire son plan à Paris.

Ce qui l'inquiète surtout c'est Valenciennes, qui est devenu un foyer de réaction et de fanatisme. On y chante, sur la terre de France, le Salvum fac imperatorem; les femmes pleurent de joie, remercient Dieu; les émigrés tirent leurs épées et crient:—À Paris! à Paris!

Je m'émerveille quand je pense que ce petit homme, qui a à peine cinq pieds deux pouces et qui ne boit que de l'eau, va aller avec sa culotte courte et son habit gris combattre le duc d'York, frère du roi d'Angleterre, qui a six pieds de haut et qui boit dix bouteilles de vin après son dîner. Il paraît qu'il aurait bien voulu rester tranquille à Valenciennes, n'aimant pas à se déranger; mais qu'il a été tellement tourmenté par les belles dames, qui raffolent de lui et par les émigrés qui le comparent à Marlborough, qu'il a fini par tirer son épée comme les autres et par crier:—or now, or never! Maintenant ou jamais!

Ses dernières nouvelles lui annonçaient que les avant-postes ennemis étaient à Saint-Quentin.

Danton a rédigé un décret de levée en masse que l'homme à l'habit gris proposera et fera adopter demain à la Convention, et qui me paraît un chef-d'œuvre.

Tous les Français sont en réquisition permanente... Les jeunes gens iront au combat, les hommes mariés forgeront des armes et transporteront des subsistances, les femmes feront des tentes, des habits et serviront les hôpitaux; les enfants feront la charpie; les vieillards, sur les places, animeront les guerriers, enseignant la haine des rois et l'unité de la république.

Dès demain nous nous mettons au travail, madame Danton et moi.

IX

Oh! mon bien-aimé, je suis brisée. Comment vivre? comment mourir? Mourir me paraît bien plus facile que de vivre, et ce n'est pas la première fois que l'envie me prend d'aller t'attendre ou d'aller te rejoindre à ce rendez-vous de la mort où nul n'a jamais manqué.

Ton nom vient d'être répété dix fois, vingt fois, cent fois; tu leur manquais pour leur chiffre; il leur fallait vingt-deux têtes. Ils ont remplacé la tienne par celle d'un certain Mainvielle, connu et célèbre par les assassinats de la Glacière, à Avignon. Toi, disent-ils, tu es mort de fatigue dans je ne sais quelle grotte du Jura avec Louvet, ou dévoré par les loups avec Roland.

Mais pour eux tu es mort, et ce n'est qu'à cette condition que tu n'as pas été jugé avec eux.

Oh! si j'étais sûre que ce fût vrai, comme j'en finirais vite au profit de l'âme avec cette maladie du corps qu'on appelle la vie!

Depuis quelque temps, je voyais Danton passer par des alternatives de douleur et de colère. Il avait toujours espéré que le procès des girondins n'aurait pas lieu. N'étaient-ce pas les girondins qui avaient pris l'initiative de la révolution? n'étaient-ce pas les girondins qui avaient fait le 10 août? n'étaient-ce point les girondins qui avaient déclaré la guerre à tous les rois!

Mais voilà que tout à coup, tandis que les Anglais, au nord, assiégent Dunkerque, voilà qu'au midi les royalistes livrent Toulon aux Anglais.

C'était trop de clémence envers la reine et envers les girondins. N'accusait-on pas les girondins de complicité avec la reine, et, par conséquent, avec les royalistes?

Le jour où l'on sut à Paris la prise de Toulon, Robespierre, maître de la situation, ordonna de commencer deux procès qu'on n'avait point osé attaquer jusque-là: le procès des girondins, le procès de la reine.

Aux Prussiens entrant en France par la Champagne on avait opposé le massacre des prisons.

Aux royalistes faisant la Vendée à l'ouest; aux Anglais achetant Toulon au midi, on opposait la tête de la reine et celles des vingt-deux girondins.

Comprends-tu, mon bien-aimé? quoique douze de tes amis seulement fussent aux mains du tribunal révolutionnaire, les autres étant ceux-ci morts, ceux-là en fuite, on avait promis au peuple les vingt-deux girondins, il fallait les lui donner.

On ajouta des députés qui n'avaient jamais voté avec la Gironde. On avait voulu faire entrer Danton au comité de salut public; en y entrant il sauvegardait sa vie. Qui eût osé toucher à un membre de ce terrible comité?

Oui, mais pour y entrer il fallait accepter deux conditions terribles:

La mort des girondins!

Les massacres de la Vendée!

Nous vîmes rentrer Danton, un soir, plus abattu que jamais.

—Je suis las de toutes ces boucheries d'hommes! nous dit-il.

Puis à sa femme:

—Prépare-toi à venir demain avec moi à Arcis-sur-Aube, lui dit-il.

Arcis-sur-Aube c'était son lieu de naissance. Comme Antée qui reprenait des forces en touchant sa terre natale, Danton allait redemander aux sources de sa vie sa vigueur perdue.

—Venez-vous avec nous? me demanda-t-il.

—Oh! non, lui répondis-je. Vous devez comprendre que si j'ai une chance d'apprendre quelque nouvelle de lui, ce sera en suivant minute à minute le procès des girondins.

—Nous avons tort tous les deux, me dit-il; je devrais rester; vous devriez partir.

Le même soir, Garat vint le voir. C'est celui, tu te le rappelles, qui a été ministre de la justice après lui.

Il le trouva malade; plus que malade, consterné.

Il fit tout ce qu'il put pour obtenir qu'il restât à Paris; il lui montra Robespierre profitant de son absence pour déraciner tour à tour Hébert et Chaumette; quand il reviendrait, ses amis seraient ceux de Robespierre et se tourneraient contre lui, comme les amis des Girondins s'étaient tournés contre eux.

—Ton départ, lui dit-il enfin, c'est tout simplement un suicide; tu n'oses pas te tuer, tu veux mourir.

—Peut-être! fit Danton. Mais la ruine de mon parti, mais la perte de mon influence, mais ma popularité anéantie! Tout cela n'est rien! Ce qui m'anéantit, ce qui me perce le cœur, c'est de ne pouvoir les sauver. Vergniaud, l'éloquence même; Péthion, l'honneur; Valazé, la loyauté; Ducos et Fonfrède, le dévouement.

Et de grosses larmes tombaient de ses yeux.

—Et c'est moi, dit-il, c'est moi qui, le 31 mai, ai frappé le coup terrible! Je voulais les écarter de mon chemin, je ne voulais pas les tuer.

Garat quitta son ami sans avoir rien obtenu de lui.

Camille et Lucile me restaient; mais j'étais bien loin d'être liée avec eux comme avec Danton et sa femme. J'avais pour Danton l'amitié confiante et respectueuse que l'on a pour l'homme de génie. Même dans ses faiblesses je le trouve immense.

Le 13 octobre il partit. Le volcan était éteint. Se rallumera-t-il jamais? J'en doute.

Le 16, la reine mourut sur l'échafaud.

Sa mort ne fit pas à Paris tout l'effet qu'on en pouvait attendre.

On savait que le général Jourdan livrait à Wattignies une bataille de laquelle dépendait le salut de la France.

Le petit homme à l'habit gris et à la culotte courte avait quitté Paris. Il était arrivé à l'armée; il avait mis son habit de général, s'était battu deux jours.

La première journée avait été perdue; mais avec son armée, que l'ennemi croyait en retraite, il avait attaqué l'ennemi et l'avait battu.

Puis il avait remis son habit gris, était revenu à Paris le 19, et avait annoncé que le général Jourdan venait de remporter une grande victoire.

De lui-même il n'avait pas un dit un mot.

Cette victoire donnait une force énorme à Robespierre, à qui, dans un moment de défaillance, Danton avait cédé la place, et qui, étant resté seul maître, s'était fait gouvernement.

Le lendemain de cette victoire, Fouquier-Tinville demanda les pièces pour faire le procès de tes malheureux amis. Toutes les mesures avaient été prises non-seulement pour les tuer, mais pour les déshonorer.

Leur procès vint immédiatement après celui d'un misérable nommé Perrin, voleur de deniers publics, condamné aux galères et à l'exposition, qu'il avait subies sur la guillotine. Entre lui et les nobles girondins on eut soin de ne trancher la tête à personne, il fallait que l'échafaud restât pilori.

On les avait d'abord enfermés à la prison des Carmes, encore toute sanglante des massacres de septembre; on les plaça dans un quartier distinct du reste de la prison. Un seul de ces cachots contenait dix-huit lits.

Vergniaud, déjà depuis plusieurs mois en prison, n'avait rien voulu demander à personne; ses vêtements tombaient en lambeaux et, depuis longtemps, son dernier assignat était passé dans la main d'un prisonnier plus pauvre que lui.

Son beau-frère, M. Alluaud, revint de Limoges, lui apportant un peu d'argent et des habits. Il obtint de voir Vergniaud, et entra dans sa prison avec son fils, enfant de dix ans.

L'enfant, en voyant son oncle traité comme un scélérat, le visage pâle et amaigri, les cheveux épars, la barbe inculte et les habits déchirés, se mit à pleurer et, au lieu d'aller embrasser son oncle qui lui tendait les bras, il se réfugia entre les genoux de son père.

Mais Vergniaud l'attira à lui, lui disant:

—Rassure-toi, et regarde-moi bien; quand tu seras grand, quand la France sera libre, quand on ne rencontrera plus dans les rues de Paris cette hideuse machine qu'on appelle la guillotine, tu diras:

—Quand j'étais enfant, j'ai vu Vergniaud, le fondateur de la République, dans le plus beau temps et dans le plus glorieux costume de sa vie; celui où, persécuté par des misérables, il se préparait à mourir pour les hommes libres.

Mais l'apôtre parmi eux, le martyr heureux du supplice, c'était Valazé, que son grade dans l'armée avait familiarisé avec la mort. Celui-là a la foi et prétend qu'à toutes les religions nouvelles il faut du sang. On sentait qu'il était heureux d'offrir le sien en sacrifice.

—Valazé, lui dit un jour Ducos, comme on te punirait si on ne te condamnait pas!

Le 22 octobre on leur communiqua leur acte d'accusation, le 26 leur procès commença.

À midi, ils furent introduits devant le tribunal révolutionnaire. Chacun d'eux avait un gendarme près de lui.

J'étais au bras de Camille, Lucile était au mien. Nous les vîmes tous s'asseoir l'un après l'autre au banc des accusés, ces nobles martyrs sur la figure desquels on eût cherché vainement un de ces signes qui font dire:

—Voilà un coupable!

Il n'y eut pas d'hypocrisie dans le procès au moins. Tout le monde vit bien que tout ce qui précéderait l'échafaud ne serait qu'une forme, et qu'il ne s'agissait que de tuer. Les accusateurs Hébert et Chaumette furent reçus comme témoins. Pas d'avocat pour les défendre.

On leur reprochait des choses étranges: les assassinats de septembre, dont ils avaient toujours poursuivi la punition; on leur reprochait d'avoir été les amis de Lafayette, de d'Orléans et de Dumouriez. Et cependant les juges avaient honte de condamner sur de pareilles accusations et sur de pareils témoignages.

Le procès dura sept jours, et le septième jour il était moins avancé que le premier.

Il fallut que les jacobins s'en mêlassent; une députation vint sommer l'assemblée de décréter que le troisième jour, ne le fût-il pas, le jury pouvait se déclarer suffisamment éclairé.

Camille m'a dit qu'on avait retrouvé la minute du décret tout entière écrite de la main de Robespierre, car Robespierre voulait leur mort à tout prix.

Le second jour du procès, et quand on vit clairement tout l'odieux de l'accusation, Garat, que j'avais vu chez Danton le soir de son départ, fit une démarche près de Robespierre pour sauver les girondins. Il avait préparé une espèce de plaidoyer pour la clémence; il le lui lut.

Il a raconté tout ce que Robespierre avait souffert pour l'écouter; son masque, si froid qu'on eût dit un parchemin tendu sur une tête de mort, était agité de frémissements musculaires; aux passages pressants, il se couvrait les yeux de sa main pour qu'on ne vît pas le poignard de la haine dans ses prunelles. Cependant il le laissa lire jusqu'au bout. Puis:

—C'est à merveille, dit-il, mais que voulez-vous que j'y fasse? je n'y puis rien, ni moi, ni personne. Vous dites qu'ils n'ont point d'avocat; ils n'en ont pas besoin, puisqu'ils le sont tous, avocats!

Le décret de la Convention fut apporté au tribunal révolutionnaire à huit heures du soir.

Grâce à ce décret, le jury se trouva éclairé tout à coup et déclara qu'il était inutile de continuer les débats. Les jurés ne firent qu'entrer et sortir dans la salle des délibérations. Le président, sur son âme et conscience, annonça que les vingt-deux girondins étaient condamnés à mort.

Je sentis frissonner le bras de Camille.

—Oh! malheureux que je suis, murmura-t-il tout bas, c'est mon livre qui les tue!

Il paraît que Camille avait écrit un livre contre les girondins.

Cette condamnation était si inattendue que les spectateurs n'y voulaient pas croire. Les condamnés poussèrent un cri de malédiction contre leurs juges. Les gendarmes étaient paralysés; chaque accusé eût pu tirer du fourreau le sabre du gendarme placé près de lui, et poignarder les juges sans que personne s'y opposât.

En ce moment Valazé sembla s'évanouir et glissa sur le parquet.

—Tu pâlis, Valazé? lui dit Brissot.

—Non, je meurs, répondit celui-ci.

Il venait de s'enfoncer la pointe d'un compas dans le cœur.

Il était onze heures du soir.

Après un moment donné à l'émotion du public, aux malédictions des condamnés, aux soins inutiles portés à Valazé, qui s'était tué roide, les condamnés se serrent l'un contre l'autre et crient:

—Nous mourons innocents! Vive la République!

Le mort et les vivants descendirent du tribunal et prirent l'escalier qui les conduisait à la Conciergerie. Ils avaient promis aux autres détenus de les informer de leur sort; ils trouvèrent un moyen bien simple: ils chantèrent le premier couplet de la Marseillaise, en changeant un seul mot au quatrième vers.

Allons enfants de la patrie!
Le jour de gloire est arrivé!
Contre nous de la tyrannie
Le couteau sanglant est levé!

Les autres prisonniers attendaient et écoutaient. Ce mot couteau substitué au mot étendard leur dit tout.

On entendit alors par tous les cachots des cris, des pleurs et des sanglots.

Eux ne pleuraient pas.

Un repas les attendait, envoyé par un ami.

Valazé, tout mort qu'il était, y assista. Le tribunal avait ordonné que le corps du suicidé serait réintégré dans la prison, conduit sur la même charrette au lieu du supplice, et inhumé avec eux.

Terrible tribunal, auquel on n'échappait point par la mort, et qui suppliciait la mort.

On dit que c'est le représentant Bailleul, proscrit comme eux, mais échappé à la proscription et caché dans Paris, qui leur a envoyé ce dernier repas qui leur a permis de faire ce que les chrétiens dévoués au cirque appelaient le repas libre.

Vergniaud avait été nommé président du repas; son visage resta calme et souriant.

—Ne vous en étonnez pas, dit-il, craignant d'humilier ses amis par sa sérénité. Je ne laisse derrière moi ni père, ni mère, ni épouse, ni enfants. J'étais seul dans la vie, je vais vous avoir tous pour frères dans la mort.

Comme personne n'a assisté à ce dernier repas, comme aucun des convives n'a survécu, on ne saurait dire sur quel sujet roula la conversation.

Cependant un geôlier entendit Ducos qui disait:

—Que ferons-nous demain à pareille heure?

—Notre journée sera faite, répondit Vergniaud, et nous dormirons.

Lorsque le jour descendant par une lucarne dans le cachot des girondins fit pâlir les bougies:

—Allons nous coucher, dit Ducos, la vie est si peu de chose qu'elle ne vaut pas l'heure de sommeil que nous perdons à la regretter.

—Veillons, dit Lassource, l'éternité est si redoutable que mille vies ne suffiraient pas à nous y préparer.

À dix heures, ceux qui dormaient furent réveillés par le bruit des verrous; ceux qui ne dormaient pas virent entrer les exécuteurs, qui venaient pour préparer leurs têtes au couteau.

Les uns après les autres ils vinrent alors, souriants et soumis, incliner leur tête sous les ciseaux et tendre leurs bras aux cordes.

On avait permis à un autre prisonnier, l'abbé Lambert, d'entrer près d'eux à ce moment suprême, pour préparer à la mort ceux qui demanderaient les secours de la religion.

Gensonné ramassa une boucle de ses cheveux noirs, et, la donnant à l'abbé:

—Dites à ma femme que c'est tout ce que je puis lui envoyer de mes restes, mais que je meurs en lui adressant toutes mes pensées.

Vergniaud tira sa montre, l'ouvrit et sur la boîte d'or grava un chiffre et la date du 30 avec la pointe d'une épingle; puis il chargea l'abbé Lambert de la remettre à une femme qu'il aimait, mademoiselle Candeille probablement.

Lorsque la toilette fut terminée, on fit descendre les condamnés vers la cour du palais.

Cinq charrettes les attendaient, entourées d'une foule immense. Le jour s'était levé, pâle et pluvieux, un de ces jours blafards qui ont toute la désespérance de l'hiver. On avait défendu de donner aucun cordial aux condamnés, espérant qu'ils resteraient au-dessous d'eux-mêmes.

Ils étaient quatre dans chaque charrette; dans la dernière seulement cinq et le cadavre de Valazé. Sa tête, cahotée par les secousses du pavé, ballotait sur les genoux de Vergniaud, destiné à mourir le dernier comme le plus coupable de tous, c'est-à-dire comme le plus éloquent, comme le plus brave.

Au moment où les cinq charrettes sortirent de la sombre arcade de la Conciergerie, ils entonnèrent tout d'une voix, et comme une marche funèbre, la première strophe de la Marseillaise:

Allons, enfants de la patrie!

Ce chant choisi par eux n'avait-il pas à la fois la double signification du patriotisme et du dévouement? Ne signifiait-il pas que partout où vous pousse la voix de la patrie, même à la mort, il fallait y aller en chantant.

Au pied de l'échafaud, la première charrette versa les quatre victimes. Ils s'embrassèrent en signe de communion dans la liberté, dans la vie, dans la mort.

Puis ils montèrent un à un, celui qui montait continuant de chanter comme les autres.

La pesante masse de fer étouffa seule sa voix.

Tous moururent en héros. Seulement le chœur allait diminuant au fur et à mesure que tombait la hache; les rangs s'éclaircissaient, la Marseillaise continuait toujours.

Enfin une seule voix resta pour glorifier l'hymne patriotique.

C'était celle de Vergniaud, qui, nous l'avons dit, devait mourir le dernier.

Ses paroles suprêmes furent:

Amour sacré de la patrie!

Puis tout fut dit. Le silence se fit sur la foule comme sur l'échafaud. Le peuple se retira consterné; il comprenait que quelque chose d'essentiel à la Révolution venait de mourir.

Pourquoi n'étions-nous pas ensemble sur la dernière charrette?

X

Hélas! je n'ai plus que des exécutions à te raconter. Celle des girondins eut son retentissement jusqu'à Arcis-sur-Aube, mais ne suffit pas cependant pour arracher Danton à sa torpeur.

Sa jeune femme, qui était enceinte, m'écrivait que son mari passait quelquefois deux ou trois heures de la nuit à la fenêtre de sa chambre à coucher qui donnait sur la campagne.

Là, les yeux fixés au ciel, écoutant chaque bruit, aspirant chaque brise, Danton, dont toute la religion n'était qu'un vaste panthéisme, semblait se préparer à rendre à la nature tous les éléments qu'il avait reçus d'elle.

Il reparut le 3 décembre, il reparut retrempé par la solitude et par le repos. Il parla avec une éloquence qu'il n'avait jamais eue; mais nul ne sut de quoi il avait parlé. À peine sut-on même qu'il avait reparu à la Convention. Le Moniteur avait reçu l'ordre de ne pas imprimer son discours.

Il trouva le vide tout autour de lui; ses amis les plus chauds s'étaient ralliés à Robespierre; un ou deux seulement lui étaient restés fidèles: Bourdon de l'Oise et Camille.

On se rappelle ce cri poussé par Camille au jugement des girondins:

—Malheureux! c'est moi qui les ai perdus!

Ce cri, le club des jacobins en demanda compte. Camille, qui écrivait très-bien, parlait très-mal. Il était bègue, et Robespierre avait bien compté qu'il pataugerait dans son bégayement, et ne pourrait se faire entendre.

Mais voilà que pour faire face à l'art que lui a refusé la nature, son cœur lui donna tout à coup la puissance des larmes.

—Oui, s'écria-t-il, oui, je le répète ici: je me suis trompé. Sept des vingt-deux étaient nos amis. Hélas! soixante amis vinrent à mon mariage, tous sont morts! Il ne m'en reste que deux, Robespierre et Danton!

Le discours de rentrée de Danton qui n'avait point été imprimé au Moniteur était de sa part une espèce d'abdication de toute prétention politique.

Il avait dit,—ce qui était parfaitement vrai,—que les deux années de lutte qu'il avait soutenues ne lui avaient laissé ni orgueil, ni vanité, ni velléité de concurrence. Cette fois, comme Camille, il s'était rallié à Robespierre, s'était fait son second; enfin son discours s'était terminé par un vœu:

—Puisse la république, hors de péril, faire un jour, comme Henri IV, grâce à ses ennemis!

Deux ou trois jours après, Robespierre avait demandé de sa voix larmoyante cinq cent mille francs pour les indigents.

Cambon, le vrai ministre des finances de l'époque, le dantoniste Cambon, qui avait tant de mal à lâcher son argent, répondit de sa voix rude:

—Cinq cent mille francs, ce n'est pas assez. J'offre dix millions.

Les dix millions avaient été mis aux voix et adoptés.

Enfin il était arrivé ceci que, le 26 décembre, le jour même où Robespierre réclamait l'accélération des jugements révolutionnaires, un dantoniste monta à la tribune, pâle et égaré, en criant:

—On va guillotiner un innocent, et en voilà la preuve!

Il y avait un tel besoin de retour vers la clémence, que la Convention vota un sursis à l'instant même, et plus de vingt membres se précipitèrent alors de la salle, les uns courant au palais de justice, les autres à la place de la Révolution, pour empêcher que cet innocent ne fût exécuté.

Cela donna du cœur aux dantonistes. Ils allèrent plus loin que Danton lui-même n'aurait voulu.

Bourdon de l'Oise, une espèce de sanglier à poils roux, rejeta toutes les précipitations sur l'agent public du comité de sûreté, Héron, qui était l'agent secret de Robespierre.

L'immaculé Robespierre était censé n'avoir aucune relation avec la police; jamais il n'avait vu Héron.

Mais du petit hôtel où se tenait le comité de salut public il y avait un corridor obscur communiquant avec les Tuileries.

C'était là que les hommes de Héron venaient remettre à Robespierre des papiers cachetés qui le tenaient au courant de tout ce qui se passait.

Souvent des petites jeunes filles portaient des paquets pareils aux demoiselles Duplay. Robespierre les trouvait en rentrant chez son menuisier.

Robespierre, qui une fois sa confiance donnée la maintenait jusqu'à l'imprudence, avait assuré l'impunité à cet agent, ce qui le rendait insolent au point d'insulter les députés.

Comme beaucoup avaient à se plaindre de lui, la proposition de Bourdon (de l'Oise) fut acceptée. L'assemblée vota. Héron fut arrêté.

Alors tous les robespierristes accourent; ils avaient reçu le mot de Robespierre, la mesure avait été prise en son absence, et, si elle était maintenue, Robespierre était sinon perdu, du moins cruellement entamé.

Ce fut d'abord Couthon qui vint demander que l'assemblée continuât sa confiance au comité de salut public. Puis Moïse Bayle, qui vint témoigner que, dans plusieurs affaires, Héron s'était montré adroit et hardi. Puis ce fut Robespierre lui-même qui joua l'attendrissement, qui parla des âmes sensibles et de son ambition d'obtenir la palme du martyre.

L'arrestation de Héron fut révoquée.

Si Héron eût été arrêté, c'était notre ami Danton qui régnait à la place de Robespierre; Brune, l'ami de la maison, homme déterminé s'il en fût, mettait la main sur les satellites de Héron, Westermann sabrait Henriot et soulevait avec son ami Santerre la grande rue du grand faubourg.

Il venait alors imposer l'homme populaire par excellence, Danton, à l'assemblée qui ne demandait pas mieux.

Robespierre sauvé, c'est Danton qui était mort.

Robespierre avait vu de trop près l'abîme pour ne pas le combler avec les cadavres des dantonistes. En le voyant tout pâle et tout tremblant du choc, Billaud lui prit la main et lui dit tout bas:

—Il faut tuer Danton, n'est-ce pas?

Robespierre bondit d'étonnement qu'on eût osé prononcer une semblable parole.

—Quoi! dit-il, en regardant Billaud les yeux dans les yeux, vous tueriez donc les premiers patriotes!

—Pourquoi pas? répondit Billaud.

—Mais vous? dit Robespierre.

—Oui, moi, répondit celui-ci.

Robespierre fit appeler Saint-Just et Couthon. Il leur dit qu'on se plaignait de l'immoralité, de la corruption de Danton.

Couthon et Saint-Just applaudirent.

On commença d'en parler au comité de salut public. Lindet, qui était dans les bureaux, fit avertir Danton.

Danton haussa les épaules.

—Eh bien, soit, dit-il; j'aime mieux être guillotiné que guillotineur.

Et comme nous lui disions au moins de fuir:

—Est-ce que vous croyez, répondit-il, que l'on emporte la patrie à la semelle de ses souliers?

—Au moins cachez-vous, lui dis-je.

—Est-ce que l'on cache Danton? dit-il.

Et, en effet, Danton était difficile à cacher.

Aussi, sans qu'il sût même encore qu'il allait être accusé, déjà créait-on pour lui un nouveau cimetière.

Et cependant Danton semblait avoir un pressentiment de ce qui devait arriver.

Danton nous racontait lui-même que, sortant du palais de justice avec Souberbielle, juré du tribunal révolutionnaire, et Camille, par une de ces soirées sombres et froides qui préparent aux impressions sinistres et qui laissent échapper les secrets de l'âme, il s'était arrêté sur le pont Neuf et regarda mélancoliquement couler l'eau. Souberbielle s'approcha de lui:

—Que fais-tu là? lui demanda-t-il.

—Regarde, dit Danton, est-ce que la rivière ne te fait pas l'effet de rouler du sang?

—C'est vrai, dit Souberbielle, le ciel est rouge, il y a bien d'autres pluies de sang derrière ces nuages.

Danton se retourna, et s'adossant au parapet:

—Sais-tu, lui dit-il, que du train dont on y va, il n'y aura plus bientôt de sûreté pour personne; les meilleurs patriotes sont confondus sans choix avec les traîtres, le sang versé par les généraux sur le champ de bataille ne les dispense pas de verser le reste sur l'échafaud; je suis las de vivre!

—Que veux-tu? dit Souberbielle, ces gens-là ont commencé par demander des juges inflexibles, et j'ai accepté la position de juré; mais ils ne veulent plus que des bourreaux complaisants. Que puis-je, moi? je ne suis qu'un patriote obscur. Ah! si j'étais Danton!

Danton lui posa la main sur l'épaule:

—Danton dort, tais-toi, lui dit-il; il se réveillera quand il sera temps. Tout cela commence à me faire horreur.

Je suis un homme de révolution; je ne suis pas un homme de carnage... Mais toi, poursuivit Danton en s'adressant à Camille Desmoulins, pourquoi gardes-tu le silence?

—J'en suis las du silence! répondit Camille. La main me pèse; j'ai quelquefois envie de faire de ma plume un stylet et d'en poignarder ces misérables. Mon encre est plus indélébile que leur sang: elle tache pour l'immortalité.

—Bravo, Camille! reprit Danton. Commence dès demain. C'est toi qui as lancé la révolution, c'est à toi de l'enrayer, et, sois tranquille, cette main t'aidera. Tu sais si elle est forte.

Trois jours après le Vieux cordelier parut.

Voici ce qu'il disait dans son numéro 6, le lendemain du jour où on avait arrêté le poëte Fabre d'Églantine, ami de Camille:

«Considérant que l'auteur du Philinte vient d'être mis au Luxembourg avant d'avoir vu le quatrième mois de son calendrier; voulant profiter du moment où j'ai encore encre et papier et les deux pieds sur les chenets pour mettre ordre à ma réputation, je vais publier ma foi politique, dans laquelle j'ai vécu et mourrai, soit d'un boulet, soit d'un stylet, soit de la mort des philosophes, comme dit le compère Mathieu.»

Ce numéro, déjà très-violent, annonçait un numéro plus violent encore.

Je vis que Camille se perdait, et, n'oubliant pas qu'il était un des deux amis à qui tu m'avais léguée et qui m'avaient accueillie à mon arrivée à Paris, je courus rue de l'Ancienne-Comédie, où j'avais autrefois été reçue par Lucile, au temps de la toute-puissance de Danton et de Camille, et où leurs amis terrifiés venaient prier Camille de s'arrêter pendant qu'il en était temps encore.

Il y avait là un officier très-patriote nommé Brune, et qui ne paraissait nullement timide. Il déjeunait avec Camille et lui conseillait la prudence. Mais Camille était lancé; il regardait comme une lâcheté de faire un pas en arrière.

On lui apporta ses épreuves; il les corrigea tranquillement, et, entre deux filets, il ajouta:

—Miracle! Cette nuit un homme est mort dans son lit!

Puis, comme Brune haussait les épaules:

Edamus et bibamus, dit-il en latin, pour n'être pas entendu de Lucile, et, croyant que je ne comprenais pas, il continua:

Cras enim moriemur.

J'allai à Lucile et je lui dis tout bas ce que je venais d'entendre. Elle faisait le chocolat.

—Laissez-le, laissez-le, dit-elle; qu'il remplisse sa mission, c'est lui qui sauvera la France; ceux qui pensent autrement n'auront pas de mon chocolat.

Le lieu où l'on devait enterrer Danton étant marqué d'avance, il n'y avait plus qu'à l'arrêter.

Camille fit déborder le vase en demandant dans son journal un comité de la clémence.

Le 28 mars, Danton nous annonça qui dînait avec Robespierre; des amis communs avaient tenté un dernier effort pour les réunir.

Je résolus de rester à Sèvres cette nuit-là, afin d'avoir des nouvelles de cette réunion, où le dîner n'était qu'un prétexte.

C'était chez Panis, à Charenton.

Danton revint vers une heure du matin.

Eh bien! nous écriâmes-nous en le voyant paraître.

—Rien, dit-il, cet homme est impassible, ce n'est pas un homme, c'est un spectre. On ne sait par où le prendre, il n'a rien d'humain, je crois que nous sommes plus brouillés que nous ne l'avons jamais été.

—Mais enfin, dit madame Danton, que s'est-il passé? Donne-nous des détails.

—Pourquoi faire? Est-ce que je sais moi-même ce qui s'est dit; est-ce que l'on peut tirer quelque chose de clair de cette parole terne et visqueuse de Robespierre? Des récriminations des deux côtés; il m'a reproché septembre, comme s'il ne savait pas que c'est Marat qui a fait septembre. Moi je lui ai reproché Lyon et Nantes. Bref, nous nous sommes quittés au plus mal.

Le lendemain, le bruit s'était déjà répandu de ce qui s'était passé.

Robespierre avait dit à Panis:

—Tu le vois, il n'y a pas moyen de ramener cet homme au gouvernement; dedans il corrompt, dehors il menace. Nous ne sommes pas assez forts pour mépriser Danton, nous sommes trop courageux pour le craindre; nous voulions la paix, il veut la guerre: il l'aura.

Les amis de Danton accoururent à Sèvres, le suppliant de conjurer l'orage qui se préparait, tous le poussaient à la résistance:

—La Montagne est à toi, lui disait le boucher Legendre.

—Les troupes sont à toi, disait l'Alsacien Westermann.

—Le sentiment public est à nous, disait Camille Desmoulins, qui à travers les numéros du Vieux cordelier, sentait palpiter le cœur de la France.

Mais Danton ne répondit que par un sourire d'indifférence et d'orgueil en disant:

—Ils n'oseront s'attaquer à moi, je suis plus fort qu'eux!

Le lendemain, 31 mars, à six heures du matin, lui et ses amis étaient arrêtés.

Ce fut le pauvre Camille que cette arrestation frappa le plus cruellement.

Les gendarmes entrèrent justement au moment où il décachetait une lettre qui commençait par ces mots:

«Ta mère est morte!»

Il apprit en même temps que Danton était arrêté.

—C'est bien, dit-il, où il ira, j'irai.

Il embrassa son fils, le petit Horace, qui dormait dans son berceau, et se livra aux gendarmes.

On le conduisit à la prison du Luxembourg. Il y arrivait en même temps que Danton; ils y entrèrent tous deux ensemble, et la première chose qu'ils virent fut Hérault de Séchelles, qui en attendant la mort, jouait au bouchon avec les enfants du concierge.

Il courut à Danton et à Camille et les embrassa.

Quand le bruit de leur arrestation se répandit dans Paris, Paris fut consterné.

Camille Desmoulins était comme un fou; il se frappait la tête contre la muraille, il pleurait, il appelait Lucile.

—À quoi bon ces larmes? demanda Danton; on nous envoie à l'échafaud; marchons-y gaiement.

Une voix faible arriva d'un cachot voisin.

C'était celle de Fabre d'Églantine.

—Qui es-tu, pauvre malheureux au désespoir? demanda la voix.

—Je suis Camille Desmoulins, répondit le prisonnier.

—La contre-révolution est donc faite? s'écria Fabre.

En entrant au Luxembourg et en baissant sa tête sous la voûte qu'on ne repassait que pour mourir, Danton murmura:

—C'est à pareil temps que j'ai fait instituer le tribunal révolutionnaire. J'en demande pardon à Dieu et aux hommes.

Le 2 avril, à onze heures du matin, on amena les accusés.

Madame Danton, malade de sa grossesse, n'avait pas eu le courage d'assister à la séance; on avait réuni deux ou trois hommes salis par leurs tripotages d'argent, et on les avait adjoints au procès pour que le public crût Danton, Camille Desmoulins et Hérault de Séchelles les complices de ces misérables.

À la vue de Danton entre ces deux larrons, Delaunay et Despagnac, le greffier du tribunal n'y put tenir, il jeta sa plume et alla embrasser Danton.

—Votre âge, votre nom et votre demeure? demanda-t-on à Danton.

—Je suis Danton, répondit-il; j'ai trente-cinq ans; ma demeure sera demain le néant, mon nom restera au Panthéon de l'histoire.

La même question fut faite à Camille Desmoulins.

—Je suis Camille Desmoulins, dit-il, j'ai trente-trois ans, l'âge du sans-culotte Jésus-Christ.

Depuis qu'il était en prison, Camille avait écrit à sa femme deux lettres qui lui étaient parvenues.

Elle errait, éperdue de douleur, autour du Luxembourg. Camille, collé aux barreaux, essayait de la voir, ne pensant qu'à elle et à la mort.

Elle s'adressa à Robespierre; elle lui écrivit, elle lui rappela que Camille avait été son ami, qu'il avait été témoin de son mariage.

Robespierre ne répondit pas.

Elle vint trouver madame Danton; elle voulait l'entraîner chez Robespierre, que toutes deux ensemble et à genoux lui demandassent la grâce de leurs maris.

Madame Danton s'y refusa obstinément.

—Quand même je serais sûre de sauver mon mari, dit-elle, je ne ferais pas une pareille démarche. Quand on s'appelle Danton, on peut mourir, mais on ne doit pas être avili.

—Vous êtes plus grande que moi, dit Lucile à madame Danton.

Et elle nous quitta désespérée.

Inutile de mentionner leur condamnation.

À quatre heures, les valets du bourreau vinrent lier les mains des condamnés et couper leurs cheveux.

Danton se laissa faire; puis, se regardant dans une glace.

—Ils ont réussi, dit-il, à me faire encore plus laid que d'habitude; heureusement que ce n'est point ainsi que je paraîtrai devant la postérité.

Camille Desmoulins n'avait jamais pu croire que Robespierre consentît à sa mort. Quand il vit paraître les exécuteurs, il entra dans un terrible accès de rage. Il n'attendit point qu'ils vinssent à lui, il se jeta sur eux, luttant en désespéré.

Il fallut le terrasser pour lui lier les mains et lui couper les cheveux.

Les mains liées, il pria Danton d'y glisser une boucle de cheveux de Lucile qu'il portait sur sa poitrine et qu'il voulait serrer en mourant.

Ils étaient quatorze dans la même charrette.

Tout le long de la route, Camille en appela au peuple.

—Peuple, criait-il, tu ne me reconnais donc pas! Je suis Camille Desmoulins! C'est moi qui ai fait le 14 juillet, c'est moi qui t'ai donné la cocarde que tu portes!

Et à tous ces cris la foule ne répondait que par des insultes, tandis que Danton, essayant de le calmer, lui disait:

—Meurs donc tranquille, et laisse cette vile canaille.

Quand on arriva rue Saint-Honoré, devant la maison du menuisier Duplay, habitée par Robespierre, on la trouva portes et volets fermés. La foule redoubla de cris.

Mais Danton se leva dans la charrette, et l'on se tut.

—Si bien caché que tu sois, cria-t-il, tu entendras ma voix. Je t'entraîne, Robespierre! Robespierre, tu me suis!

Et Robespierre l'entendit en effet, et l'on assure que, baissant la tête, il dit:

—Oui, tu as raison, Danton, innocents ou coupables, nous donnerons tous notre tête à la République. La Révolution reconnaîtra les siens de l'autre côté de l'échafaud.

Hérault de Séchelles descendit le premier, mais, avant de descendre, il se tourna pour embrasser Danton.

L'exécuteur ne lui permit pas.

—Imbécile! dit Danton, tu n'empêcheras pas nos têtes tout à l'heure de se baiser dans le panier.

Camille Desmoulins monta ensuite et, reprenant tout son calme sur l'échafaud, il regarda le couperet ruisselant du sang et dit:

—Voilà donc la fin du premier apôtre de la liberté.

Puis, au bourreau:

—Fais remettre à ma belle-mère les cheveux que tu trouveras dans ma main.

Danton monta le dernier. Jamais il n'avait été plus superbe et plus imposant à la tribune; il regarda en pitié le peuple à droite et à gauche, et, s'adressant au bourreau:

—Tu leur montreras ma tête, dit-il, elle en vaut bien la peine.

Lorsque le lendemain je voulus aller à Sèvres mêler mes larmes à celles de madame Danton, je trouvai portes et fenêtres fermées; toute la pauvre famille, décapitée dans la personne de son chef, avait quitté le pays sans dire où elle allait.

Je revins chez Lucile, elle avait été arrêtée ce matin même.

Huit jours après, elle montait à son tour sur l'échafaud.

Avec elle je perdis ma seule et ma dernière amie. Paris n'était plus qu'un désert.

Alors les idées les plus désespérées me passèrent par l'esprit.

Un instant j'eus l'intention de quitter la France, de partir pour l'Amérique, de te chercher, de t'appeler dans ce monde nouveau.

Hélas! une chose à laquelle je n'avais pas pensé me donna le dernier coup.

Quelques centaines de francs me restaient seulement: je n'avais pas de quoi payer ma traversée.

XI

À partir de ce moment, me sentant seule, complètement abandonnée, sans nouvelles de toi, sans certitude de ta vie, je tombai dans une torpeur dont je ne sortis momentanément que pour y retomber plus profondément encore.

Je t'ai dit que j'avais près de moi une fille de la campagne nommée Jacinthe. Le surlendemain de la mort de Danton, elle me demanda à aller passer le dimanche chez une tante à elle, qui demeure à Clamart.

Je lui donnai la permission qu'elle désirait.

Sachant que je n'avais qu'elle pour me servir, elle apprêta tout afin que je ne manquasse de rien pendant les vingt-quatre heures que devait durer son absence.

Puis elle partit.

Le lendemain, elle revint plus tôt que je ne l'attendais. Il s'était passé quelque chose d'extraordinaire à Clamart.

Vers neuf heures du matin, un homme jeune encore, à la barbe longue, aux yeux égarés, aux habits mutilés par une marche nocturne dans les ronces, entra au cabaret du Puits-sans-vin. Il demanda à manger et mangea assez avidement pour éveiller la curiosité des paysans qui buvaient à côté de lui et qui faisaient partie du comité révolutionnaire de Clamart.

Tout en mangeant il se mit à lire, tournant les pages du livre avec des mains si blanches et si soignées que les sans-culottes qui étaient là ne doutèrent pas un instant qu'il n'eussent affaire à un ennemi de la République.

Les paysans l'avaient arrêté et l'avaient conduit au district. Seulement, comme ses pieds étaient déchirés et qu'il ne pouvait faire un pas, on l'avait hissé sur un vieux cheval et on l'avait conduit à la prison de Bourg-la-Reine.

Je m'empressai de demander quel âge avait le prisonnier.

Jacinthe me répondit qu'il était tellement défait par la fatigue et les privations qu'il était impossible de deviner son âge; seulement elle avait entendu dire que c'était un de ceux qui, proscrits le 31 mai et le 2 juin avec les girondins, étaient parvenus à se sauver.

Alors il me vint à la fois une espérance et une douleur, c'est que ce proscrit c'était toi, mon bien-aimé Jacques. J'envoyai chercher une voiture, je fis monter Jacinthe avec moi, et nous partîmes à l'instant même pour Clamart, quoique je susse bien qu'il n'y était pas, mais je ne voulais perdre aucun des renseignements que je voulais recueillir.

Dès Clamart, je commençai à douter que ce fût toi; le signalement qu'on me donna du prisonnier était loin de se rapporter au tien; mais la souffrance fait de tels ravages en nous que je n'en continuai pas moins ma recherche.

Nous arrivâmes vers le soir à Bourg-la-Reine; le prisonnier était au cachot, et il devait être ramené le lendemain à Paris.

Nous couchâmes dans un petit hôtel, où j'attendis avec impatience le jour sans me coucher et sans dormir.

Là on m'avait confirmé la nouvelle que le prisonnier, caché depuis près d'un an, soit en France, soit à l'étranger, avait été pris lorsqu'il essayait de rentrer dans Paris.

Ils se trompaient. C'est au moment où il essayait d'en sortir, au contraire.

Au point du jour, j'ouvris la fenêtre. Il y avait un grand tumulte dans le village; tout le monde courait du côté de la prison.

J'y envoyai Jacinthe. Je sentais que les forces m'auraient manqué.

Jacinthe revint tout effarée.

Le prisonnier s'était empoisonné pendant la nuit; on l'avait trouvé mort dans son lit.

Tant que je le savais vivant, les forces, comme je l'ai dit, m'avaient manqué; mais lui mort, je n'eus plus un instant d'hésitation.

En arrivant à la prison, nous apprîmes son nom. C'était un nom que j'avais entendu prononcer bien souvent, et avec respect, par Danton et par Camille Desmoulins. Il s'appelait Condorcet.

Je voulus le voir.

Nous entrâmes dans la prison; il était couché sur son lit. On eût dit qu'il dormait.

C'était un homme de cinquante-cinq ans à peu près; presque chauve; une figure grave, douce et pleine de noblesse.

Je me penchai sur son lit, et je le regardai longtemps.

C'était donc cela, la mort!

Pour la seconde fois, je fus prise d'un sentiment de profonde envie. Ce repos ne valait-il pas mille fois mieux que la vie agitée et sans espoir que je menais! Pourquoi continuer cette vie! Pour apprendre un jour ou l'autre ta mort, comme madame de Condorcet allait apprendre celle de son mari. Sans doute c'était un poison bien doux et bien facile que celui qui lui avait donné une mort si calme. Il en fallait bien peu aussi; car on montrait la bague dans laquelle il était enfermé.

—Où trouverai-je de ce poison, et pourquoi ne t'avais-je point dit, mon ami, avant de te quitter, de me préparer une bague pareille, pour le cas où je serais séparée de toi?

Je m'informai si quelqu'un s'était offert pour veiller près du mort. Personne n'avait eu cette piété. Je demandai à rester près de lui et à prier.

Je savais que M. de Condorcet avait une femme jeune et belle. Je savais qu'elle avait un jeune enfant et qu'elle aimait d'une profonde tendresse cet homme qui eût pu être son père; je savais encore qu'elle avait, rue Saint-Honoré, nº 352, un petit magasin de lingerie. Au-dessus de la boutique, elle faisait des portraits, et de ce travail, ainsi que de la vente de son magasin, elle vivait, elle, sa sœur malade, sa vieille gouvernante et son jeune enfant.

La permission demandée par moi m'étant accordée et le cadavre ne devant être enterré que le lendemain, je pris une plume et j'écrivis à madame de Condorcet.

«Madame,

»Je suis comme vous une femme qui pleure l'homme dont elle est séparée peut-être pour toujours. Le hasard m'a conduite près du lit de mort d'un des plus grands hommes de notre époque. Je ne vous le nomme pas, madame; vous devinerez de qui je veux parler. Je vous envoie ma femme de chambre et la voiture qui m'a conduite ici; elle vous y amènera; ce n'est point à moi qu'est réservé l'honneur de rendre les derniers devoirs à celui pour qui je prie.»

Je donnai la lettre à Jacinthe, je lui dis de partir pour Paris et de la porter à son adresse.

Elle partit.

Vers le soir, les visiteurs, qui avaient entouré le lit toute la journée, devinrent plus rares.

Telle est l'influence des choses pieuses que, parmi tous ces hommes grossiers, pas un ne songea non-seulement à m'insulter, mais à rire de moi.

La nuit venue, le geôlier apporta deux chandelles, qu'il déposa sur la cheminée, et me demanda si je désirais quelque chose.

Je demandai un bouillon, qui me fut apporté, et je restai seule.

Qui donc peut dire, mon bien-aimé Jacques, que la mort est une chose effrayante? quand l'amour, qui est l'âme de la vie, se couche tristement à l'horizon, comme fait le soleil chaque soir; la vie alors n'est pas autre chose que la nuit, et la nuit pas autre chose que la sœur de la mort.

Aussi, pendant les cinq ou six heures que je veillai près de ce cadavre, je pris cette résolution bien arrêtée.

J'ai encore pour deux mois à peu près d'argent. Je ne veux pas mendier. Je ne sais pas travailler; je vivrai encore deux mois, espérant pendant ces deux mois que la Providence permettra que tu me donnes de tes nouvelles. Si dans deux mois je n'en ai pas, comme la faim est une mort trop douloureuse, j'irai, un jour d'exécution, sur la place Louis XV, je crierai: Vive le roi! et en trois jours tout sera fini, et je dormirai aussi calme et aussi impassible que ce corps près duquel je viens de passer la nuit.

Hélas! mon ami, plus je regardais ce corps, plus je m'enfonçais à sa vue dans la fatale croyance du néant. Ce cadavre, c'était celui d'un homme de génie, d'un homme de bien, d'un homme selon le cœur de Dieu. Si jamais une âme émanant de l'essence céleste a habité un corps, ce fut celui-là.

Combien de fois, lui demandai-je pendant une longue veille, seul à seul avec lui au milieu de la solitude, au milieu du silence, quand moi seule veillais dans la prison et peut-être dans le village; combien de fois lui demandai-je: Cadavre, qu'as-tu fait de ton âme?

Il me semble que si l'âme existait, quand elle serait adjurée ainsi, dans la solennité de la nuit, elle donnerait un signe quelconque de sa présence. Il n'y a que ce qui n'existe pas qui ne répond pas.

Si l'âme eût dû répondre, elle eût certes répondu à Shakespeare interrogeant la mort par la bouche d'Hamlet. Jamais plus sublime apostrophe, plus pressante prière ne lui avait été adressée.

Aussi que fait Shakespeare? Voyant que la mort est muette, il envoie Hamlet lui-même chercher dans la mort le secret de la mort.

Ce secret, si c'était tout simplement le néant, si l'homme avait vécu toute une vie d'angoisses et de douleurs, suspendu à cette espérance vague et fragile, pour voir cette espérance se rompre à son dernier soupir, pour retomber dans cette nuit sans écho, sans souvenir, sans lumière, d'où il est sorti le jour de sa naissance!

Alors que deviendraient nos beaux projets, mon Jacques bien-aimé, d'une vie éternelle passée l'un près de l'autre; après les illusions du temps perdu viendrait la perte des illusions de l'éternité!

Encore si l'on pouvait comprendre quel a été le dessein de Dieu en nous laissant dans le doute! Mais non, ses actes sont incompréhensibles comme lui!

Lorsqu'un roi envoie un messager de l'autre côté des mers, de peur que ce messager ne s'égare en route il lui dit le but de son message.

Louis XVI, lorsqu'il envoyait La Pérouse en Océanie, lui traçait la route qu'il avait à suivre dans ce monde inconnu.

La Pérouse y est mort. Mais au moins savait-il dans quel but il avait été envoyé, ce qu'il allait chercher, ce qu'il devait rapporter s'il eût survécu.

Nous, on nous envoie sur un océan bien autrement orageux que l'océan Indien, et l'on ne nous dit pas ce que nous allons y faire, et ce qu'il adviendra de nous lorsqu'une tempête nous aura engloutis.

Et lorsqu'on pense que les plus grands esprits, créés par ce Dieu muet et invisible depuis six mille ans, peut-être le double, qu'ils s'appellent Homère ou Moïse, Solon ou Zoroastre, Eschyle ou Confutzée, Dante ou Shakespeare, ont posé en face du cadavre d'un frère, d'un ami ou d'un étranger, les questions que je pose à ce cadavre qui devrait être d'autant plus disposé à me répondre qu'il a été de lui-même au-devant de la mort, et que pas un n'a vu frissonner une fibre du cadavre pour lui répondre oui ou pour lui répondre non.

Oh! mon ami, quand tu étais là, je croyais, parce qu'il est facile de croire quand on est pleine d'espérance, d'amour et de joies; mais loin de toi, dans mon isolement, dans ma solitude, dans ma douleur, je ne m'arrête pas même au doute; et je ne crois qu'à l'absence du bien et du mal, qu'au repos éternel, qu'à la dissolution de notre être dans le sein de cette nature ignorante qui produit, sans plus d'affection pour l'un que pour l'autre, l'arbre vénéneux et la plante bienfaisante, le chien qui caresse son maître, le serpent qui mord celui qui l'a réchauffé.

*
* *

À trois heures du matin, j'entendis une voiture rouler sur le pavé du village et s'arrêter à la porte de la prison.

On frappa, les portes s'ouvrirent, et, conduite par le geôlier et par Jacinthe, qui resta à la porte, entrait madame de Condorcet.

Son premier mouvement fut de se jeter à corps perdu sur le lit où était étendu le corps de son mari.

Je profitai de la douleur dans laquelle elle était plongée, pour sortir de la chambre, redescendre dans la rue et m'éloigner rapidement.

À six heures du matin, j'étais rentrée chez moi et je m'endormais tranquillement.

Ma résolution était prise.

XII

Mon premier soin en m'éveillant fut de compter le peu d'argent qui me restait.

Il me restait deux cent dix francs en argent, à peu près trente ou quarante mille francs en assignats. Mais la chose revenait au même, puisqu'un pain qui coûtait douze sous en argent coûtait quatre-vingts francs en assignats.

Je devais un mois à Jacinthe; je lui payai ce mois et deux autres d'avance, en tout soixante-quinze francs.

Il me resta cent trente-cinq francs.

Je ne dis rien à la pauvre fille de ma résolution et continuai de vivre comme d'habitude.

Hélas! personne ne vivait plus comme d'habitude; nous étions sinon dans la nuit éternelle, du moins dans le crépuscule qui y conduit. 93 était un volcan, mais sa flamme était une lumière. À cette époque, on vivait et l'on mourait; aujourd'hui l'on agonise.

Il y avait des cris dans les rues: on criait l'Ami du peuple,

L'ami du peuple est mort;

On criait le Père Duchesne,

Le père Duchesne est mort;

On criait le Vieux cordelier,

Le vieux cordelier est mort.

On disait: voilà Danton qui passe! Et l'on courait pour voir Danton.

Aujourd'hui l'on dit: Voilà Robespierre qui passe! et l'on ferme sa porte pour ne pas voir Robespierre.

Je l'ai vu pour la première fois et je l'ai reconnu tout de suite.

J'étais allée au cimetière Monceaux, je ne dirai pas prier, sur les tombes de Danton, de Desmoulins et de Lucile,—tu ne m'as pas appris à prier—mais les consulter.

J'espérais que les tombes des tribuns seraient plus éloquentes que le cadavre du philosophe.

La mort c'est non-seulement la nuit, c'est surtout le silence.

Les fosses de nos amis sont près du mur qui sépare le cimetière du parc réservé de Monceaux.

J'entendis parler de l'autre côté du mur. J'eus la curiosité de savoir qui osait d'une parole si élevée venir troubler les morts.

Le mur est bas, une pierre tombée du mur me permit de regarder par-dessus.

Je regardai. C'était lui, Robespierre.

Il paraît que tous les jours il a besoin d'une promenade de deux heures, et qu'il a choisi le parc réservé de Monceaux.

Sait-il que la mort est à deux pas de lui?

Sait-il qu'un mauvais petit mur le sépare seul de l'enclos aride du lit de chaux vive et dévorante où il a couché Danton, Camille Desmoulins, Hérault de Séchelles, Fabre d'Églantine? Est-ce un défi qu'il jette aux morts comme il l'a jeté aux vivants?

Il marchait vite, ses compagnons avaient peine à le suivre. Les yeux clignotant, les muscles de la face agités, épuisé, maigri, où va-t-il donc ainsi et quand s'arrêtera-t-il?

Il est temps cependant. À force de voir guillotiner des femmes et des enfants, la peur de la guillotine a passé.

Le journal de Prudhomme, le seul qui reste, et qui après avoir cessé vient de reparaître, racontait, il y a quelques jours, qu'un curieux, en revenant de voir fonctionner l'échafaud, demandait à son voisin:

—Que pourrais-je bien faire pour être guillotiné?

L'autre jour, un des condamnés lisait quand on l'appela. Il se laissa faire sa toilette tout en lisant, continua de lire jusqu'à l'échafaud, au pied de la guillotine, mit le signet, posa le livre sur le banc de la charrette, puis donna ses bras à lier.

Avant-hier, c'est Jacinthe qui m'a raconté cela, cinq prisonniers échappent aux gendarmes, non pas pour se sauver, mais pour aller une fois encore au Vaudeville.

L'un des cinq revient au tribunal qui l'a condamné:

—Pouvez-vous me dire où sont mes gendarmes? je les ai perdus.

Un homme est trouvé endormi dans une des tribunes de la Convention.

—Que faites-vous ici? lui demande-t-on.

—J'étais venu pour tuer Robespierre; mais, comme il parlait, je me suis endormi.

*
* *

J'ai eu la visite de madame de Condorcet, qui est venue me faire ses remerciements.

C'est une virginale figure, que Raphaël aurait prise pour type de la métaphysique. Elle a trente-trois ans. Elle a d'abord été chanoinesse. Ce n'est pas pour revenir près d'elle que Condorcet s'est exposé à être pris, c'était pour s'en éloigner, au contraire; il était caché rue Servandoni, et, une fois par semaine, tremblante et le cœur brisé, elle allait le voir.

Il s'effraya des dangers que courait sa femme. Il s'était fait donner par Cabanis un poison sûr. Comme moi, il avait fixé un terme à son supplice. Il devait terminer son livre du Progrès de l'esprit humain. Le 6 avril, il écrivit la dernière ligne dans la nuit, et, au point du jour, il partit.

Il n'alla pas loin, comme on voit. À Clamart, il fut reconnu; à Bourg-la-Reine, il s'empoisonna.

Il était réservé à cette pauvre femme triste jusqu'à la mort, comme dit l'Évangile, de me donner un moment de joie.

Elle sait qu'il reste encore quatre girondins cachés, deux à Bordeaux, deux dans la grotte de Saint-Émilion.

Elle ne sait pas leur nom; elle aura de leurs nouvelles et m'en donnera.

Oh! mon bien-aimé Jacques, qu'y aurait-il d'étonnant que tu fusses un de ces quatre réservés!

D'ici à un mois, d'ici à deux mois, tout peut changer. On hait bien Robespierre, je te jure.

Depuis la mort de Danton, tout est retombé sur lui. On n'oublie pas que c'est leur appel à la clémence qui a poussé nos amis dans la tombe.

Robespierre a tué les femmes, les femmes le tueront, non dans le sens matériel de Charlotte Corday, mais moralement.

La mort de Charlotte Corday, calme, intrépide, sublime, a fondé une religion, la religion de l'admiration.

Celle de la Dubarry, pauvre créature criant sur l'échafaud. «Un instant encore, monsieur le bourreau, un instant encore», a fondé la religion de la pitié.

Mais l'exécution de notre pauvre Lucile a fait plus que tout cela. Il n'y a pas eu une créature humaine, de quelque opinion qu'elle soit, qui n'ait eu le cœur arraché de cette mort.

Qu'avait-elle fait? Elle avait voulu sauver son amant; elle avait erré autour de la prison; elle avait prié, pleuré; elle avait écrit à Robespierre: Vous m'avez aimée, vous avez voulu m'épouser.

Là peut-être était le crime, surtout si mademoiselle Cornélie Duplay avait lu la lettre.

À Lucile, tout le monde a dit: Oh! ceci c'est trop!

*
* *

Et voici la preuve de ce que je te disais, mon bien-aimé Jacques. Comme je l'ai dit plus haut, madame de Condorcet tient un petit magasin de lingerie et a son atelier de peinture à quelques maisons de celle qu'habite Robespierre; un grand rassemblement et beaucoup de bruit l'ont attirée à sa fenêtre.

Ce bruit se faisait devant la maison du menuisier Duplay.

Voilà ce qui est arrivé: une jeune fille royaliste, fille d'un papetier de la Cité, s'est présentée trois fois pour voir Robespierre.

À la troisième fois son insistance a inspiré des soupçons à mademoiselle Cornélie, qui a appelé les ouvriers et a arrêté la jeune fille.

Elle avait deux petits couteaux dans un panier.

Interrogée sur la cause de son insistance, elle n'a répondu autre chose, sinon qu'elle avait voulu voir ce que c'était qu'un tyran.

Elle a été conduite à la Force, et fera partie d'une grande fournée que l'on prépare, sous le titre des assassins de Robespierre.

Le soir, aux jacobins, Legendre et Rousselin ont demandé, en pleurant de crainte, que l'on donnât une garde à Robespierre.

Ainsi, quand un homme est condamné, et celui-là l'est, amis et ennemis se réunissent pour le perdre.

La pauvre petite Renaud, son ennemie, l'appelle tyran en voulant le tuer.

Rousselin et Legendre, ses amis, l'ont proclamé tyran en demandant une garde pour lui.

J'ai passé toute la nuit à rêver, mon bien-aimé, et à me demander, puisque j'étais décidée à mourir, si mieux ne valait pas utiliser ma mort.

Ainsi il doit faire, à ce que l'on raconte, une grande solennité, une fête à l'Être suprême, dans laquelle il se symbolisera lui-même comme le rédempteur du monde.

Ce n'est pas assez pour cet homme d'être maître, il veut être Dieu.

Je me demandais si ce ne serait pas un grand exemple à donner que de le frapper au milieu de son triomphe.

Mais si c'est un grand exemple à donner, pourquoi Dieu ne le donne-t-il pas?

Du moment où un pareil homme existe, c'est que Dieu permet son existence. Du moment où Dieu permet son existence, c'est qu'il le sert dans ses vues.

Vit-il comme instrument de punition divine?

Non, car il ne frapperait que les mauvais; non, car il épargnerait les femmes et les enfants.

Vit-il par oubli ou par indulgence?

Est-ce à l'homme en ce cas de corriger les défaillances de Dieu?

Non, mon bien-aimé, je n'ai l'âme ni d'une Jahel, ni d'une Judith, ni d'une Charlotte Corday. J'aime mieux me présenter à l'être inconnu qui me recevra de l'autre côté de la vie les mains pures de sang.

J'aurai assez à rendre compte du mien.

*
* *

Sa fameuse fête a eu lieu. Jamais tant de fleurs n'ont jonché le chemin que, le jour de sa fête, Dieu lui-même parcourait autrefois. On dit que le règne du sang est fini, que celui de la clémence lui succède. Robespierre a officié comme pontife de l'Être suprême.

La guillotine a disparu de la place de la Révolution?

*
* *

Oui, mais comme disparaît le soleil pour reparaître le lendemain, comme le soleil elle s'est couchée à l'occident et s'est relevée à l'orient.

Les exécutions se feront désormais au faubourg Saint-Antoine, voilà ce que Paris aura gagné à la fête de l'Être suprême.

Les charrettes n'auront plus à traverser le Pont-Neuf, la rue du Roule et la rue Saint-Honoré.

Robespierre veut bien condamner, mais il ne veut pas que les condamnés crient en passant, comme Danton, devant la maison du menuisier Duplay:

—Je t'entraîne, Robespierre! Robespierre, tu me suis!

C'est pourtant une belle fête que celle qu'on lui prépare.

Cinquante-quatre personnes pour un jour, dont sept ou huit femmes jolies et deux ou trois toutes jeunes.

Si le procès pouvait tarder un peu, j'aurais l'espoir d'en être.

On raconte tous les jours des choses horribles et qui font monter la colère publique comme la lave d'un volcan.

Voilà ce qui s'est passé hier au Plessis:

Un condamné nommé Osselin, nom d'une triste célébrité, au moment où on l'appela pour le faire monter sur la charrette, à défaut d'autre arme, s'enfonça un clou dans le cœur.

On le prit et on le traîna. Lui poussait toujours le clou, mais ne parvenait pas à se tuer. Les geôliers en avaient pitié et le tiraient en arrière, disant:

—Il est mort.

Les aides du bourreau le tiraient en avant, en disant:

—Il vit!

Ils furent les plus forts. On mit la charrette au trot, et l'on put le guillotiner vivant encore.

Ne trouves-tu pas, mon bien-aimé, que de pareilles choses souillent la lumière de Dieu, et qu'on est honteux de vivre encore quand on les a vues!

J'ai envie de jeter les deux ou trois louis qui me restent dans la Seine afin d'en finir plus vite.

Habituons-nous à la mort en parlant un peu cimetière.

Te rappelles-tu, mon bien-aimé, cette magnifique scène d'Hamlet où, les fossoyeurs plaisantant entre eux, l'un demande à l'autre quel est le monument qui dure le plus longtemps, et qui, voyant son interlocuteur s'égarer de plus en plus, lui dit:

—Imbécile! c'est une fosse, puisque le jugement dernier doit seul en voir la fin.

Eh bien! mon ami, dans notre époque où rien n'est solide, la fosse a atteint la fragilité de toutes les choses humaines.

Cette grande pitié inspirée par la mort des femmes, et qui après la mort de Lucile s'est écriée: C'est trop!

Eh bien! elle s'est éteinte.

Comment n'en serait-il pas ainsi? Les charrettes, jusqu'à Danton et Lucile, étaient de vingt ou vingt-cinq condamnés; aujourd'hui elles sont de soixante.

C'est une maladie aiguë qui est devenue chronique.

La guillotine a l'habitude de prendre son repas de deux à six heures du soir; on vient la voir manger comme les animaux féroces du Jardin des Plantes. À une heure, les charrettes se mettent en route pour lui apporter sa viande.

Au lieu de quinze à vingt bouchées qu'elle faisait, elle en fait cinquante ou soixante, voilà tout: l'appétit lui est venu en mangeant.

Aujourd'hui c'est une sorte de routine, une mécanique arrangée.

Fouquier-Tinville tourne la roue et se grise en la tournant. Il y a deux jours, il a proposé de mettre la guillotine dans le théâtre même.

Mais tout cela fait des morts, et aux morts il faut des cimetières.

La pléthore cadavérique a commencé par la Madeleine. Il est vrai que le roi, la reine et les girondins sont là.

Les voisins ont dit: Assez! et l'on a fermé le cimetière pour ouvrir celui de Monceaux.

Danton, Desmoulins, Lucile, Fabre d'Églantine, Hérault de Séchelles, etc., etc., l'ont inauguré.

Puis, comme il n'a que vingt-neuf toises de long sur dix-neuf de large, il a été bientôt plein. La guillotine changea de place.

On lui donna le cimetière Sainte-Marguerite. Il était déjà comble à soixante cadavres par jour. Il ne tarda point à déborder.

Il y eût eu un remède, c'eût été de jeter un pied de chaux sur chaque mort; mais les suppliciés étaient pêle-mêle avec les autres morts. Il fallait tout brûler, morts des faubourgs et morts de la ville.

Par une piété qui se comprend, le faubourg ne voulut pas laisser brûler ses morts.

On transporta les suppliciés à l'abbaye Saint-Antoine, mais voilà qu'à sept ou huit pieds de profondeur on trouve l'eau, et que tous les puits du quartier risquent d'être empoisonnés.

Les hommes se taisent mais la terre parle, elle dit qu'on la surmène; elle se plaint qu'on lui donne plus de morts qu'elle n'en peut décomposer.

Je t'avoue, mon bien-aimé, que plus j'approche du terme que je me suis fixé à moi-même, plus je pense à mon pauvre corps. Que va dire mon âme, qui en a toujours eu un si grand soin, quand elle va planer au-dessus de lui et le voir, repoussé par l'argile, se fondre et bouillonner au soleil. J'ai envie d'écrire à la Commune, qui me paraît très-embarrassée, et de proposer de brûler les corps comme à Rome.

Seulement il ne faut pas que je perde de temps; nous sommes au 9 juin, et dans quelques jours.....

XIII

À la bonne heure, on a rétabli la guillotine sur la place de la Révolution. Cela m'a rendu toute ma tranquillité.

J'étais horriblement contrariée de ne pas mourir sur la place des gens comme il faut.

Que veux-tu, mon bien-aimé Jacques, le sang ne ment pas, et quoiqu'il ne me reste de mes terres, de mes châteaux, de mes maisons, de mes fermes, de mes cent mille francs de rentes enfin, que huit francs dans mon tiroir, je n'en suis pas moins mademoiselle de Chazelay!

Il y a du moins un point sur lequel je suis tranquillisée, c'est l'immortalité de l'âme. Du moment où Robespierre l'a reconnue au nom du peuple français, c'est qu'elle existe. Un peuple tout entier et aussi intelligent que le nôtre n'aurait pas unanimement reconnu une chose qui ne lui serait pas matériellement prouvée.

La fête des chemises rouges approche. On dit que ce sera pour le 17 de ce mois.

C'est probablement le dernier spectacle de ce genre que je verrai.

Les deux principaux personnages de ce terrible drame sont la mère et la fille.

Madame et mademoiselle de Saint-Amarante.

La mère est veuve, dit-elle, d'un garde du corps tué au 6 octobre.

La fille est mariée au fils de M. de Sartines.

Ces deux dames, royalistes d'opinion, recevaient beaucoup; elles habitaient la maison qui fait l'angle de la rue Vivienne.

Elles avaient dans leur salon, où l'on jouait, beaucoup de portraits du roi et de la reine.

Robespierre jeune était un des habitués de la maison.

Je t'ai dit l'espèce de réaction qui commence à s'organiser contre Robespierre aîné.

On arrêta les deux femmes et tous les habitués de leur maison.

On espérait que Robespierre jeune sauvegarderait ses deux amies. Alors Robespierre aîné revenait à la clémence. Mais il y revenait par des femmes royalistes et par des créatures tarées.

La calomnie avait un beau champ à exploiter.

Mais Robespierre n'avait pas la fibre fraternelle tellement tendre qu'il ne tombât dans le piége. Il ordonna encore qu'on leur adjoignît la fille Renaud, qui s'était présentée chez lui pour voir ce que c'était qu'un tyran, et cet homme qui, venu pour l'assassiner, s'était endormi dans les tribunes.

Puis, comme à plus juste raison il était le père de la patrie, il fut convenu que la fournée de ses assassins marcherait à l'échafaud en chemises rouges.

Ce sera une grande fête, d'autant mieux que le 17 juin coïncidera justement avec la fin de mes ressources.

*
* *

Mon bien-aimé, j'ai eu hier dix-sept ans; pendant dix ans, je n'ai été ni heureuse ni malheureuse, n'ayant ni le sentiment de la joie ni celui de la tristesse; pendant quatre ans, j'ai été aussi parfaitement heureuse qu'une femme peut l'être; j'ai aimé, j'ai été aimée.

Depuis deux ans ma vie se passe en alternatives d'espérances et d'angoisses; comme je n'ai jamais fait de mal à personne, je ne suppose pas que Dieu veuille m'éprouver et à plus forte raison me punir. Peut-être vaudrait-il mieux pour moi à cette heure, au lieu de l'éducation philosophique que j'ai reçue de toi, avoir reçu d'un prêtre l'éducation catholique qui dispose le chrétien à recevoir le bien comme le mal en bénissant Dieu; mais ma raison se refuse à un autre raisonnement que celui-ci:

Ou Dieu est bon ou Dieu est mauvais.

Si Dieu est bon, il ne peut envoyer le mal à qui n'a point fait de mal.

Si Dieu est mauvais, je le renie; ce n'est pas mon Dieu.

Rien ne pourra me faire croire qu'une chose injuste sorte d'une essence céleste.

J'aime mieux en revenir, mon bien-aimé, à cette grande et intelligente philosophie qui n'admet pas un Dieu personnel, s'occupant des individus quand il a à régler l'ordre universel de la nature.

«Il faut l'ordre de Dieu pour qu'un passereau tombe,» dit Hamlet.

Mais Dieu a dit une fois pour toutes: les passereaux tomberont;—et les passereaux tombent.

Quand, où, comment, Dieu ne s'en inquiète.

Il en est de nous, mon bien-aimé, comme des passereaux. Dieu a peuplé notre globe de toutes les races vivantes, depuis le monstrueux éléphant jusqu'à l'invisible infusoire; éléphant ou infusoire ne lui ayant pas plus coûté à créer l'un que l'autre, il n'aime pas plus l'un que l'autre. Il a pris ses mesures pour la conservation des races.

Pourquoi la race humaine croit-elle particulièrement avoir un Dieu pour elle? Est-ce parce qu'elle est la plus insoumise, la plus vindicative, la plus féroce, la plus orgueilleuse des races? Aussi vois le Dieu qu'elle s'est fait, le Dieu des armées, le Dieu des vengeances, le Dieu des tentations; n'a-t-elle pas introduit ce blasphème dans sa plus sainte prière: ne nos inducas in tentationem? Vois-tu, mon bien-aimé, Dieu s'ennuyant dans sa grandeur éternelle, dans sa majesté inouïe, et s'amusant à quoi?

À nous induire en tentation.

Et l'on nous ordonne de prier Dieu le soir et le matin, de lui demander de nous pardonner nos offenses.

Demandons-lui d'abord de nous pardonner nos prières quand elles sont une offense.

Et puis cet orgueil à nous autres pygmées, de croire que nous pouvons offenser Dieu!

En quoi? Comment?—En le méconnaissant?

Nous ne le méconnaissons pas, nous le cherchons.

S'il eût voulu être connu, il se fût révélé.

Comprends-tu Dieu se faisant énigme et se donnant à deviner à l'homme pendant l'éternité.

De sorte que chaque peuple s'est fait un Dieu à sa guise, qui n'est bon que pour lui seul et qui ne peut pas servir aux autres.

Les Hindous se sont fait un Dieu à quatre têtes et à quatre mains, tenant dans ses quatre mains la chaîne qui soutient les mondes, le livre de la loi, le poinçon à écrire et le feu du sacrifice.

Les Égyptiens se sont fait un Dieu mortel, et dont l'âme, à sa mort, passe dans le corps d'un bœuf.

Les Grecs se sont fait un Dieu parricide; tantôt cygne, tantôt taureau, jetant d'un coup de pied du ciel sur la terre le seul fils légitime qu'il ait eu.

Les Juifs se sont fait un Dieu jaloux et vindicatif, qui noie la terre pour rendre les hommes meilleurs, et qui s'aperçoit qu'ils sont plus mauvais après qu'auparavant.

Seuls les Mexicains se sont fait un Dieu visible, le soleil.

Nous, les privilégiés de la création, nous avons eu l'Homme-Dieu à la morale sainte; il nous a donné une religion faite d'amour et de dévouement.

Mais allez la chercher, perdue qu'elle est dans les dogmes de l'Église, avec le prêtre—roi de Rome—qui, au lieu, comme le divin fondateur, de rendre à César ce qui appartient à César, fait commerce de trônes, lui dont le royaume n'est pas de ce monde!

Seigneur! Seigneur! au moment où je vais paraître devant vous, je ferais peut-être mieux de prier, de m'humilier, de croire, de soumettre mon intelligence à la foi, c'est-à-dire de ne pas croire à ce que je vois et de croire à ce que je ne vois pas. Mais si vous m'avez donné cette intelligence, c'est pour que je m'en serve. Vous l'avez dit: La lumière n'est pas faite pour être mise sous le boisseau. Le soleil est fait pour éclairer la terre.

Non, Seigneur, non, âme du monde, non, créateur de l'infini, non, maître de l'éternité, non je ne croirai jamais que ta suprême jouissance soit d'être adoré par ce troupeau vulgaire qui le reçoit tout fait des mains de ses prêtres et qui t'enferme dans le dogme étroit de la croyance irraisonnée, quand l'univers tout entier n'est pas assez large pour te contenir!

*
* *

C'est aujourd'hui que se célèbre la messe rouge au grand autel de la révolution.

Hier, madame de Condorcet est venue pour me voir; elle avait quelque chose à m'apprendre.

J'étais allée dire adieu à mes tombes du cimetière Monceaux.

J'irai aujourd'hui vers deux heures chez madame de Condorcet; elle demeure rue Saint-Honoré, 352. Je serai à merveille pour voir passer le cortége.

Maintenant, mon ami, je ne sais pas moi-même ce qui va se passer, je ne sais pas si ce manuscrit te sera jamais remis, car j'ignore ce que tu es devenu, j'ignore si tu vis, j'ignore si tu es mort.

Madame de Condorcet est la seule personne que je connaisse au monde; si tu n'est qu'exilé et que tu rentres en France, elle est plus à même que personne de savoir ton retour: c'est donc entre ses mains que je dépose mon manuscrit.

Pourrai-je le continuer en prison? pourrai-je jusqu'au moment où je monterai sur la fatale charrette te dire: je t'aime? Non; t'écrire je t'aime; te le dire, je le pourrai toujours, et ce sera le dernier mot que je jeterai au vent sur l'échafaud, et la hache le coupera en deux dans ma gorge.

Au reste, je l'emporte avec moi; peut-être ce qu'elle avait à me dire a-t-il quelque importance, et peut-être chez elle aurai-je encore le temps d'ajouter quelque chose.

*
* *

J'avais bien fait de l'emporter, tu sauras du moins que je ne suis morte, mon bien-aimé, qu'après avoir perdu ma dernière espérance.

On a lu hier à la Convention cette lettre de l'agent de Robespierre à Bordeaux.

Bordeaux, 13 juin, au soir.

«Vive la République une et indivisible.

»Les deux girondins que l'on savait cachés à Bordeaux ont été dénoncés et arrêtés. Un d'eux s'est poignardé et est mort sur le coup.

»Les deux autres sont dans les grottes de Saint-Émilion, où on les chasse avec des chiens.

»Huit heures du soir.

»J'apprends à l'instant qu'on vient de les prendre. Malheureusement l'un des deux a été étranglé dans la lutte.

»Les deux survivants ont refusé de dire leurs noms; ils sont inconnus à Bordeaux.

»Demain soir la guillotine en aura fait justice.

»Vive la République!»

Il y a quatre jours que la lettre est écrite, par conséquent ils sont morts!

Si tu étais une de ces quatre victimes, comment ton âme n'est-elle pas venue me dire adieu!

Une fois mort, tu as su où j'étais, les morts savent tout.

Ou tu n'étais point parmi eux, ou il n'y a pas d'âme.

Oh! moi, si tu vis, j'irai te dire adieu partout où tu seras, à moins que...

*
* *

Voici le cortège des assassins de Robespierre.

C'est vraiment très-beau cinquante-quatre chemises rouges, pense donc! Dix charrettes, elles ont mis deux heures pour venir de la Conciergerie ici.

Et la maison du menuisier Duplay qui est fermée comme le jour de l'exécution de Danton et de Camille Desmoulins!

Je comprends les fenêtres fermées ce jour-là, c'étaient des amis.

Mais aujourd'hui, Robespierre, ce sont tes assassins, est-ce que tu n'en serais pas bien sûr, est-ce que tu n'y croirais pas?

En ce cas, tends une chaîne en travers de la rue, et que le cortége d'innocents n'aille pas plus loin que ta porte.

Ne peux-tu pas faire une fois grâce, toi qui tues tous les jours.

Voilà une belle occasion de jouer le dieu.

Allons, souverain pontife, étends la main, et prononce le fameux quos ego! de Neptune.

Ah! cette fois l'offrande est digne de la divinité.

On t'a glané cette gerbe humaine sur tous les degrés de l'échelle sociale. Voilà madame Sainte-Amarante et sa fille; voici quatre municipaux: Marino, Soulès, Froidiez et Daugé; voici mademoiselle de Grandmaison, une artiste des Italiens; voici Louise Giraud, qui a voulu voir ce que c'était qu'un tyran.

Elle l'a vu.

Et cette pauvre petite fille de seize ans, cette malheureuse Nicole, qui n'a rien fait que porter à manger à sa maîtresse.

Oh! que cela va être beau à voir; l'exécution durera au moins une heure.

Puis des canons, des soldats. On n'a rien vu de pareil depuis l'exécution de Louis XVI.

Adieu, mon ami, adieu, mon bien-aimé, adieu, ma vie, adieu, mon âme, adieu, tout ce que j'ai aimé, tout ce que j'aime, tout ce que j'aimerai jamais... Adieu!

Je vais voir tout cela et jeter ma malédiction à cet homme.

XIV

(suite du manuscrit d'éva sur feuilles volantes).

La Force, 17 juin 1794, au soir.

Je suis à la Force, dans la chambre longtemps occupée par Vergniaud.

Voilà ce qui est arrivé.

Voulant assister à l'exécution, je suis descendue de chez madame de Condorcet, et je me suis mise non pas à suivre, mais à précéder la charrette.

Un homme en grand uniforme de général, couvert de plumes et de panaches, faisant le moulinet avec un grand sabre, frayait le chemin à la charrette.

C'était le général de la commune, Henriot. On eut soin de me dire qu'il ne se faisait le maréchal des logis de la guillotine que dans les occasions solennelles.

Celui qui me donna ces explications était une espèce de bourgeois de quarante-cinq ans, large d'épaules, et fort connu, à ce qu'il paraît, du peuple de Paris, car sans qu'il eût besoin de se servir de sa force, la foule s'ouvrait devant lui en saluant.

—Monsieur, lui dis-je, j'ai le plus grand intérêt à voir ce qui va se passer; voulez-vous me permettre de marcher près de vous, afin que je profite de votre force et même de votre popularité.

—Faites mieux que cela, ma petite citoyenne, me dit le gros homme, prenez mon bras, mais ne m'appelez pas monsieur; c'est une anse qui, ajoutée au nom, sent un peu trop l'aristocrate pour un faubourien comme moi; prenez mon bras, et, si vous voulez bien voir, vous serez servie à souhait.

Je pris son bras. Ce que je voulais, c'était voir, mais surtout être vue.

Il n'avait pas promis plus qu'il ne pouvait tenir. Quoique très-épaisse, la foule continuait à s'ouvrir devant lui avec force coups de chapeau, et, au bout de dix minutes, nous nous trouvâmes placés au même endroit où j'étais avec Danton le jour de l'exécution de Charlotte Corday, c'est-à-dire sur le côté droit de la guillotine.

Derrière moi était la fameuse statue de la Liberté, sculptée par David pour la fête du 10 août.

Seulement, qu'étaient devenues les deux colombes réfugiées dans les plis de sa robe?

Les charrettes s'arrêtèrent dans l'ordre où elles étaient sorties de la cour de la Conciergerie, au milieu des cris des insulteurs.

On n'avait point rangé les condamnés par plus ou moins coupables, afin de commencer par ceux-ci et de finir par ceux-là; non, l'on savait bien que cette fois tous les coupables étaient innocents.

Tu ne pourras jamais te faire une idée, mon bien-aimé Jacques, de l'aspect que présentait cette effroyable boucherie.

Une heure, une heure durant, pendant une longue heure, l'horrible machine fonctionna, retombant cinquante-quatre fois, et chaque fois tranchant une vie avec toutes ses illusions, toutes ses espérances.

C'étaient les bourreaux qui étaient las; c'étaient les patients qui les pressaient.

Je sentais l'homme au bras duquel j'étais appuyée qui, chaque fois que le couteau tombait, serrait d'un mouvement convulsif et en frissonnant mon bras sur sa poitrine, et qui murmurait tout bas:

—Oh! c'est trop, c'est trop! Des hommes passe encore! Mais des femmes! oh! des femmes!

Enfin il ne resta plus que la pauvre petite fille, la petite ouvrière, qui n'avait fait que porter à manger à mademoiselle de Grandmaison. Le mouchard qui l'avait arrêtée racontait que, lorsqu'il arrivait au septième étage où elle logeait, sous le toit, sans autre meuble qu'une paillasse, les larmes lui étaient venues aux yeux et qu'il avait dit au comité qu'il était impossible de faire mourir cette enfant. Mais ses observations n'avaient point été écoutées, elle avait été jugée, condamnée, mise sur la charrette avec les autres. Elle avait vu, la pauvre créature, guillotiner ses cinquante-trois compagnons, elle était morte cinquante-trois fois en eux avant de mourir.

Enfin son tour était venu.

—Oh! murmurait mon protecteur, et celle-là aussi, et celle-là aussi! Est-ce que vous ne trouvez pas que c'est infâme? et devant tant d'hommes qui ne disent rien! Oh! voilà qu'ils la prennent, voilà qu'ils la font monter sur l'échafaud! n'ont-ils pas de honte! Tenez! tenez! elle s'arrange d'elle-même sur la planche...

On entendit alors une voix douce qui dit:

—Monsieur le bourreau, suis-je bien comme cela!

Puis la planche bascula, on entendit un coup sourd.

L'homme auquel je m'appuyais tomba comme foudroyé; moi, au milieu de ce lugubre silence, je criai:

—Ah! maudit soit Robespierre et le jour où il a donné ce spectacle à la terre et au ciel!... Maudit! maudit! maudit!

Il se fit un grand mouvement: je me sentis emportée, et, tandis qu'on m'emportait, j'entendis ces mots:

—Le citoyen Santerre qui s'est trouvé mal! C'est pourtant un homme, celui-là.

Quand j'eus assez repris mes sens pour me rendre compte de ce qui se passait, je me vis dans un fiacre avec deux agents de police qui me conduisaient en prison.

Seulement, ne connaissant pas du tout le quartier de Paris où j'étais, n'y étant jamais venue, je demandai où l'on me conduisait.

Un des agents me répondit:

—À la Force.

Au moment d'arriver, je lus à l'angle du carrefour, rue Pavée, puis une porte massive s'ouvrit. Je me trouvai dans une cour; on me fit descendre et entrer dans une geôle.

Là on me demanda mon nom.

—Éva, répondis-je.

—Votre nom de famille?

—Je n'ai pas de famille.

—Qu'a-t-elle fait? demanda le geôlier.

—Elle a poussé des cris séditieux.

Mon écrou fut promptement fait.

—C'est bien, dit le geôlier; maintenant vous pouvez vous retirer.

Les deux hommes sortirent.

Le concierge me fit monter au deuxième. Arrivé au corridor, il siffla un énorme chien.

—N'ayez pas peur, me dit-il, il n'a jamais fait de mal à personne.

Il me fit flairer par lui.

—Là! dit-il; maintenant, voici votre véritable gardien. Si jamais vous essayez de fuir, ce dont je doute que vous ayez envie, c'est lui qui sera chargé de vous en empêcher. Mais il ne vous fera aucun mal, tranquillisez-vous. N'est-ce pas, Pluton? L'autre jour un prisonnier a tenté de s'évader; Pluton l'a pris par le poignet et me l'a amené sans que sa main eût la moindre égratignure.

Arrivée à ma chambre,

—Est-ce que vous croyez que j'en ai pour bien longtemps? lui demandai-je.

—Pour trois ou quatre jours, peut-être.

—C'est bien long, murmurai-je.

Le geôlier me regarda avec étonnement.

—Seriez-vous pressée, par hasard?

—Énormément.

—En effet, dit-il philosophiquement, lorsqu'il faut en finir...

—Autant en finir tout de suite, répondis-je.

—Si vous êtes bien résolue, nous recauserons de cela.

—Comment ferez-vous?

—Je vous donnerai un tour de faveur, comme on dit au théâtre. C'est ici la prison des comédiens: nous avons eu ce qu'il y avait de mieux à l'Opéra; nous avons dans ce moment-ci une partie de la Comédie-Française. En attendant, comment vivrez-vous?

—Comme on vit ici; c'est la première fois que j'y viens, ajoutai-je en souriant, et je ne connais pas les habitudes de la maison.

—Je veux dire, avez-vous de l'argent pour que l'on vous fasse la cuisine seule, ou mangerez-vous à la gamelle?

—Je n'ai pas un denier, lui répondis-je, mais voici une bague; vous me nourrirez sur cette bague: elle répondra bien de deux ou trois jours de nourriture.

Le geôlier examina la bague en homme qui se connaissait en bijoux. En effet, depuis dix ans qu'il était à la Force, il lui en était passé quelques-uns entre les mains.

—Oh! dit-il, je vous nourrirais deux mois sur cette bague que je ne ferais pas encore une mauvaise affaire.

Puis, appelant sa femme:

—Madame Ferney, dit-il.

Madame Ferney arriva.

—Voici la citoyenne Éva que je vous recommande, dit-il. Écrouée sous inculpation de cris séditieux. Donnez-lui une bonne chambre et tout ce qu'elle vous demandera.

—Même du papier, de l'encre, et des plumes? demandai-je.

—Même du papier, de l'encre et des plumes. C'est ce que nous demandent toutes nos prisonnières en arrivant.

—Allons, dis-je, je vois que je n'aurai pas le temps de m'ennuyer ici.

—J'en ai peur, fit le geôlier; j'aimerais cependant bien à vous garder le plus longtemps possible.

—Même plus longtemps que ne durerait la bague? lui demandai-je en riant.

—Aussi longtemps que Dieu voudrait.

Cette douceur du geôlier, cette politesse de sa femme, ce mot Dieu vibrant sous la voûte d'une prison, tout cela ne laissait pas que de m'étonner un peu.

Il y était passé tant d'aristocrates dans ces prisons que la rudesse des geôliers avait fini par s'user à leur frottement.

Au reste, chose que je ne savais pas et que j'ai apprise, c'est que les Ferney avaient une réputation de bonté déjà faite parmi les prisonniers.

La bonne madame Ferney, tout en balayant ma chambre, tout en mettant des draps blancs à mon lit, tout en me promettant de l'encre, des plumes et du papier pour le même soir, me demanda ce que j'avais fait pour avoir été mise en prison.

—Mais, lui dis-je, vous le savez par mon écrou. J'ai proféré des paroles séditieuses contre le roi Robespierre.

—Chut! mon enfant, me dit-elle, taisez-vous. Nous avons ici une foule de gens qui font l'horrible métier d'espion. Ils viendront à vous, ils vous avoueront des crimes supposés pour tirer de vous des crimes véritables. Il y en a pour les femmes comme pour les hommes. Défiez-vous; nous sommes obliges de recevoir cette vermine-là, mais autant que nous pouvons nous prévenons les prisonniers comme d'honnêtes gens que nous sommes.

—Oh! moi, je n'ai rien à craindre.

—Ah! ma pauvre enfant, les innocents eux-mêmes doivent trembler.

—Mais moi je suis coupable, moi j'ai crié À bas Robespierre! à bas le monstre! Je l'ai maudit.

—Pourquoi avez-vous fait cela?

—Pour mourir.

—Pour mourir? répéta la bonne femme étonnée.

Et, prenant la lumière, elle revint me regarder en face, ce qu'elle n'avait pas encore fait:

—Mourir? vous! Quel âge avez-vous donc?

—Je viens d'avoir dix-sept ans.

—Vous êtes jolie.

Je haussai les épaules.

—Votre mise annonce que vous êtes riche.

—Je l'ai été.

—Et vous voulez mourir?

—Oui.

—Allons donc, patience! fit-elle en baissant la voix; ça ne peut pas durer longtemps, voyez-vous.

—Peu m'importe que cela dure longtemps ou que cela cesse bientôt.

—Je vois la chose, fit la mère Ferney en reposant sa lumière sur la table et en continuant son nettoyage. Pauvre jeunesse, ils lui ont guillotiné son amant, et elle veut mourir!

Je ne répondis rien, la geôlière continua sa besogne.

Puis, la besogne achevée, elle me demanda ce que je voulais pour souper.

Je lui demandai une tasse de lait.

Un instant après, elle remonta avec une tasse de lait, du papier, de l'encre et une plume.

—Vous ne savez pas qui l'on vient d'amener? dit-elle.

—Non.

—Santerre, mon enfant, le fameux Santerre, le roi du faubourg Saint-Antoine. Ah! celui-là, par exemple, on ne le guillotinera pas sans que l'on crie. Voulez-vous le voir?

—Je le connais.

—Bah!

—Non-seulement j'étais à son bras quand on m'a arrêtée, mais je suis probablement cause de son arrestation. Je voudrais qu'il me pardonnât, voilà tout. Puis-je lui parler?

—Je vais le dire à Ferney, il ne demandera pas mieux. Ah! ici du moins, les prisonniers peuvent se voir et se consoler, ils ne sont pas au secret.

Elle sortit. Je restai pensive en me faisant cette éternelle question éternellement sans réponse:

Qu'est-ce donc que la destinée?

Voilà un patriote bien connu plutôt par son exagération que par son indifférence. Il a pris part à tout ce qui s'est passé depuis la prise de la Bastille jusque aujourd'hui. Il a tenu son faubourg comme un lion à la chaîne; il a rendu d'énormes services à la révolution. Il a la curiosité comme moi de voir cette dernière exécution. Je le rencontre; la crainte d'être écrasée me fait m'appuyer à son bras. La vue du même spectacle nous produit un effet opposé. Il l'anéantit et m'exaspère. Du haut de son corps j'envoie une malédiction au bourreau, et nous voilà tous les deux dans la même prison, destinés probablement à la même charrette et au même échafaud. Si je ne l'avais pas rencontré, la même chose arrivait de moi, puisque c'était un parti pris. Mais la même chose arrivait-elle de lui?

En ce moment ma porte s'ouvrit, et j'entendis la grosse voix du brasseur qui disait:

—Où est-elle donc la jolie petite citoyenne qui veut que je lui pardonne? Je n'ai rien à lui pardonner.

—Si fait, lui dis-je, c'est moi probablement qui suis cause de votre arrestation.

—Qu'est-ce que vous dites là? c'est moi qui me suis évanoui comme une femme. C'est un crime que de s'évanouir. Mais qui va penser qu'un éléphant comme moi s'évanouira? Double, double brute que je suis! Cependant avouez que cette petite Nicole, qui de sa voix douce dit au bourreau: «Monsieur le bourreau, suis-je bien comme cela?» avouez que cela vous arrache l'âme. Vous n'avez pas pu avaler votre malédiction; vous la lui avez jetée à la face et vous avez bien fait; qu'elle déchire les entrailles de ceux qui n'ont point osé la lui cracher au visage. Oh! ces morts de femme, voyez-vous, ces morts de femme, c'est ce qui le tuera!

—Alors vous me pardonnez?

—Ah! je crois bien! Mais je vous loue! mais je vous admire! J'ai une fille de votre âge, pas si belle que vous; eh bien, je voudrais qu'elle eût fait ce que vous avez fait, dût-elle mourir comme vous mourrez, et dussé-je la conduire à l'échafaud et y monter avec elle!

—Vous me faites du bien, monsieur Santerre. Sachant que vous aviez été arrêté à cause de moi, je ne serais pas morte tranquille.

—Morte! vous ne l'êtes pas encore. Ah! quand on va savoir dans le faubourg que je suis arrêté, cela va faire une rude bacchanale. Je voudrais être là pour voir mes ouvriers.

—Oui, mais arrêtons d'avance une chose, monsieur Santerre, c'est que, quelque chose qu'il arrive, vous ne ferez rien pour me sauver, attendu que je veux mourir.

—Mourir, vous?

—Oui, et, si je vous en prie, vous m'y aiderez même, n'est-ce pas?

Santerre secoua la tête.

—Dites encore une fois que vous me pardonnez et rentrez chez vous; la citoyenne Ferney me fait signe qu'il est temps de nous séparer.

—Je vous pardonne de grand cœur, dit-il, quand notre connaissance devrait me conduire sur l'échafaud.—À demain!

—Comme vous dites cela: À demain!

Je me tournai vers madame Ferney:

—Pourrons-nous nous voir demain?

—Aux heures des promenades, oui.

—Alors je dirai comme vous, citoyen Santerre, à demain.

Il sortit. Je pris ma tasse de lait, et je me mis à t'écrire.

J'entends deux heures qui sonnent à l'Hôtel-de-ville. Tu n'as pas idée de la tranquillité que me donne la certitude de mourir demain ou après-demain.

À la Force, 18 juin 1794.

Mon ami, je crois que je viens d'avoir de la mort l'idée la plus complète que l'on puisse avoir. J'ai dormi six heures d'un sommeil profond, sans rêve, avec toute absence du sentiment de la vie.

Et cependant, quelque comparaison qu'on lui cherche, rien ne peut ressembler à la mort que la mort.

Si la mort n'était qu'un sommeil comme celui dont je sors, personne ne craindrait la mort plus qu'on ne craint le sommeil.

Lavoisier a dit que l'homme était un gaz solidifie, on ne peut pas réduire l'homme à une plus simple expression.

Le couperet vous tombe sur le cou et le gaz est fondu.

Mais le gaz qui a constitué l'homme, à quoi sert-il, que devient-il mêlé de nouveau au grand tout, c'est-à-dire retourné à sa source?

Ce qu'il était avant de naître?

Non, car avant de naître il n'avait pas été.

La mort est nécessaire, aussi nécessaire que la vie. Sans la mort, c'est-à-dire sans la succession des êtres, il n'y aurait pas de progrès, il n'y aurait pas de civilisation. C'est en montant les unes sur les autres que les générations élargissent leurs lointains.

Sans la mort le monde resterait stationnaire.

Mais que fait la mort des morts?

L'engrais des idées, le fumier des sciences.

Il n'est vraiment pas gai de penser que ce soit la seule chose à laquelle nos corps soient bons une fois devenus cadavres.

Fumier cette sublime Charlotte Corday! fumier cette bonne Lucile! fumier cette pauvre petite Nicole!

Oh! que le poëte anglais est bien autrement consolateur quand il met dans la bouche du prêtre bénissant Ophélie sur sa couche funèbre, les quatre vers suivants!

Ô toi qui de tes jours n'as pu porter le faix,
Dans cet humble tombeau, vierge, repose en paix,
Pour que le Seigneur fasse, en ses métamorphoses,
Avec ton âme un ange, avec ton corps des roses.

Hélas! la science moderne admet encore que le corps fasse des roses, mais elle n'admet plus que l'âme fasse un ange.

Cet ange une fois fait, où le loger?

Tant que l'ignorance astronomique a cru à l'existence d'un ciel, on le loge au ciel; mais la science moderne a fait tout ensemble disparaître l'empyrée des Grecs, le firmament des Hébreux, le ciel des chrétiens.

Quand la terre était le centre du monde; quand, selon Thalès, elle était portée sur les eaux comme un grand navire; quand, selon Pindare, elle était soutenue par des colonnes de diamant; quand, selon Moïse, c'était le soleil qui tournait autour d'elle; quand, selon Aristote, nous avions huit cieux au-dessus de nous, le ciel de la Lune, celui de Mercure, celui de Vénus, celui du Soleil, celui de Mars, celui de Jupiter, celui de Saturne, et enfin le firmament, voûte solide où étaient enchâssées les étoiles, on pouvait, quoique ce fût le ciel païen, placer là Dieu, les anges, les séraphins, les dominations, les saints, les saintes, comme on place un conquérant dans le royaume qu'il a conquis. Maintenant que la terre est après la lune la plus petite planète, que c'est la terre qui marche et le soleil qui est fixe, que les huit ciels ou les huit cieux, comme on voudra, ont disparu pour faire place à l'infini, dans quelle portion de l'infini placerons-nous vos anges, Seigneur?

Ô mon ami, pourquoi m'as-tu appris toutes ces choses, arbre de la vie, arbre de la science, arbre du doute?

*
* *

Ferney et sa femme m'ont dit que, à moins que les agents n'aient été me dénoncer directement au tribunal révolutionnaire, il était possible que l'on m'oubliât ici sans me faire mon procès.

Ce serait jouer de malheur, tu en conviendras.

Je suis tellement lasse de la vie, plus déserte, plus silencieuse, plus muette pour moi que la mort, que tous les moyens me seront bons pour en sortir.

Voilà ce que j'ai trouvé.

Puisqu'il paraît que l'on ne veut pas me faire mon procès, je m'en passerai.

Il y a ici deux récréations par jour;

À toutes deux il est permis aux prisonniers de prendre part:

La promenade dans le préau; voir partir les condamnés pour la place de la Révolution.

À la première fournée, nous descendrons, Santerre et moi, pour voir partir les condamnés. J'aurai les mains liées derrière le dos, les cheveux noués sur le haut de la tête.

Je me glisserai parmi les condamnés, et je monterai dans la charrette. Et alors, ma foi! j'aurai bien du malheur si la guillotine ne veut pas de moi.

Seulement il faut décider Santerre; je crois que ce sera là la difficulté.

*
* *

C'est vraiment un bien brave homme que ce digne brasseur. Lorsque je lui ai dit que c'était toi que j'aimais, quand je lui ai dit que l'on venait de chasser à courre les deux derniers girondins dans les grottes de Saint-Émilion; quand je lui ai dit que l'un de ces deux martyrs était probablement toi, et qu'il se fut rappelé qu'on le lui avait dit aussi; quand enfin je lui ai dit qu'à lui seul je pouvais me fier, qu'à lui seul je pouvais demander ce service, il y a consenti en pleurant; mais enfin il y a consenti.

Demain il doit y avoir exécution. On a annoncé trois charrettes, ce qui indique au moins dix-huit personnes.

Une de plus, une de moins, nul n'y fera attention, pas même la mort!

Je t'ai dit tout ce que j'avais à te dire, mon bien-aimé: je vais employer la nuit à tâcher de bien dormir.

Comme le chevalier de Canolles:

Je m'essaye.

*
* *

Quelle bonne nuit j'ai passée, mon bien-aimé! Puisse la première être aussi douce! J'ai rêvé de notre maison d'Argenton, j'ai rêvé du jardin, de la tonnelle, de l'arbre de vie, de la source; j'ai revu enfin tout notre passé en rêve.

Est-ce un avant-goût de votre éternité, Seigneur? Si vous me faites ainsi, grâces vous soient rendues!

L'heure de l'arrivée des charrettes va sonner, je ne veux pas faire attendre.

Adieu, mon bien-aimé, adieu. Cette fois, c'est bien la dernière. Je vais donc cette fois voir le spectacle du théâtre au lieu de le voir du parterre.

Jamais, mon bien-aimé, je n'ai eu le cœur si calme et si joyeux. Encore une fois, je te redis:

Si tu es mort, je vais te rejoindre; si tu es vivant, je vais t'attendre. Oh! mais... le néant! le néant!

Les charrettes entrent dans la cour, adieu.

Santerre vient me chercher.

J'y vais.

Je t'aime.                
Ton Éva        
Dans la vie et dans la mort.

XV

L'échafaud ne veut pas de moi. En vérité, je suis maudite!

J'espérais si bien, à l'heure où j'écris ces lignes, me reposer des lassitudes de ce monde dans les bras du Seigneur, ou tout au moins sur le sein de la terre!

Serais-je donc obligée de me tuer pour mourir?

Je t'écris à tout hasard. Ma conviction est que tu es mort, mon bien-aimé Jacques. J'ai encore cherché à savoir le nom des quatre girondins morts sur l'échafaud à Bordeaux ou déchirés par les chiens dans les grottes de Saint-Émilion.

Impossible de savoir leurs noms; les journaux constatent leur mort, voilà tout.

Enfin il se peut que tu vives, et ce n'est peut-être que pour cela que Dieu n'a pas voulu me laisser mourir.

Tout s'est passé comme je l'espérais, excepté le dénoûment.

Je m'étais vêtue de blanc; n'allais-je pas te rejoindre, mon cher fiancé!

Arrivée dans la cour, je trouvai des charrettes chargeant les condamnés et Santerre m'attendant.

Une fois encore il me supplia de renoncer à mon projet; j'insistai en souriant.

Je ne puis te dire quelle profonde sérénité s'était infiltrée en moi; on eût dit que l'azur du ciel coulait dans mes veines.

La journée était magnifique, c'était une de ces belles journées de juin à la fin desquelles, ma main dans ta main, nous écoutions sous la tonnelle de notre paradis perdu, chanter le rossignol dans ses massifs de syringas.

Sur mon ordre exprès, il me lia les mains. Un rosier montait contre la muraille tout chargé de fleurs. Je te demande un peu, mon bien-aimé, où vont fleurir les rosiers?

Il est vrai que les fleurs de celui-ci étaient rouges comme du sang.

—Cassez ce bouton, dis-je à Santerre, et donnez-le-moi.

Il cassa le bouton et me le passa entre les dents. Je penchai mon front vers lui, il y posa doucement les lèvres. Comprends-tu, mon bien-aimé, la dernière héritière des Chazelay recevant pour son dernier adieu sur la terre le baiser du brasseur du faubourg Saint-Antoine!

Je montai dans la dernière charrette. On ne me fit aucune difficulté. Il est si rare de voir les hommes courtiser la mort que nul ne se douta que je n'étais point condamnée.

Nous étions trente sur cinq charrettes; je faisais la trente et unième. Je cherchai inutilement, parmi mes malheureux compagnons, quelque figure sympathique, mais je n'en trouvai point. La guillotine devenait de plus en plus avide, et les aristocrates de plus en plus rares.

L'avant-dernière journée, celle de madame Sainte-Amarante, avait fourni avec bien de la peine vingt-cinq nobles sur cinquante-quatre guillotinés. La dernière fournée, qui était de trente-quatre, n'avait pour toute illustration qu'un fils naturel de M. de Sillery, et le pauvre représentant Osselin, condamné pour avoir caché une femme qu'il aimait. Encore celui-ci était-il un patriote et non un aristocrate.

Mes compagnons à moi étaient trente galériens, de ces voleurs serruriers devant lesquels aucune porte ne tient, qui avaient mérité le bagne seulement, et que, faute de mieux, on élevait à la hauteur de l'échafaud. Pauvre guillotine, elle avait mangé son pain blanc le premier.

Je crus un instant que les gendarmes allaient me faire descendre, tant le contraste était grand entre moi et mes compagnons; mais les charrettes se mirent en route; j'envoyai un dernier regard de remerciement à Santerre et nous partîmes.

La population qui nous suivait ou que nous refoulions, entassée sur notre route, paraissait aussi étonnée que les gendarmes de me voir au milieu de ces étranges compagnons; d'autant plus que, placée en septième dans la charrette qui n'avait que six places, tous les condamnés étaient assis, moi seule me tenais debout.

En général ma présence excitait des murmures, mais des murmures de pitié. Le peuple lui-même commençait à se lasser de voir transporter sur les places publiques ces abattoirs humains. J'entendais des voix dans la foule qui disaient:

—Voyez donc comme elle est belle!

Et d'autres:

—Je parie qu'elle n'a pas seize ans.

Un homme cria en se détournant:

—Je croyais que depuis la Sainte-Amarante, on en avait fini avec les femmes.

Et les murmures recommençaient, se mêlant aux insultes dont on accompagnait les autres condamnés.

Au coin de la rue de la Ferronnerie la foule devint plus épaisse et les marques de sympathie plus grandes.

C'est étrange comme l'approche de la mort donne une suprême acuité aux sens. J'entendais tout ce qu'on disait, je voyais tout ce qu'on faisait.

Une femme cria:

—C'est une sainte qu'on égorge avec des brigands pour les racheter.

—Vois donc, disait une jeune fille, elle tient une fleur à sa bouche.

—C'est une rose que lui aura donnée son amant en se séparant d'elle, répondait sa compagne, et elle veut mourir avec cette rose.

—Si ce n'est pas un meurtre de tuer des enfants de cet âge! qu'est-ce que ça peut avoir fait, je vous le demande?

Ce concert de miséricorde qui s'élevait en ma faveur me faisait un singulier effet; il me soulevait pour ainsi dire matériellement au-dessus de mes compagnons, et, me précédant au ciel, semblait m'en ouvrir les portes.

Un beau jeune homme de vingt ans fendit les flots du peuple, arriva au premier rang, et, posant la main sur l'arrière de la charrette:

—Promettez-moi de m'aimer, dit-il, et je risquerai ma vie pour vous sauver.

Je secouai doucement la tête et levai en souriant mes yeux au ciel.

—Allez dans votre gloire! dit-il.

Les gendarmes qui l'avaient vu me parler, voulurent l'arrêter, mais il se défendit, et, aidé par la foule, il disparut au milieu d'elle.

J'étais dans un état de bien-être que je n'avais jamais éprouvé qu'appuyé contre ton cœur. Il me semblait qu'au fur et à mesure que je m'avançais vers la place de la Révolution, je me rapprochais de toi. À force de regarder le ciel, il s'était formé par éblouissement une espèce d'auréole à travers laquelle je voyais Dieu dans sa redoutable et sublime majesté.

Il me semblait qu'outre les bruits et les mouvements de la terre je commençais de voir et d'entendre des choses que seule je voyais et entendais; j'entendais les sons d'une harmonie lointaine et céleste; je voyais des êtres lumineux et transparents tout à la fois glisser sur le firmament.

Au coin de la rue Saint-Martin et de la rue des Lombards, je fus tirée de mon extase par un encombrement de voitures. Un tombereau venant soit de la Roquette, soit de Saint-Lazare, soit de Bicêtre, conduisait de l'autre côté de la Seine une douzaine de prisonniers entassés entre ses planches.

Cette fois le comité de salut public avait eu la main heureuse: c'étaient bien des aristocrates.

Quatre gendarmes escortaient les prisonniers; notre charrette accrocha le tombereau; le choc attira mes yeux vers la terre.

Parmi les prisonniers était une jeune femme, de mon âge à peu près, brune, avec des yeux noirs, splendide de beauté.

Nos regards se fixèrent les uns sur les autres, nos âmes échangèrent je ne sais quelle effluve sympathique; elle me tendit les bras; les miens étaient liés derrière mon dos... Je roulai mon bouton de rose entre mes lèvres et je le lui lançai de toute la force de mon souffle. Il tomba sur ses genoux. Elle le prit et le porta à sa bouche.

Puis le tombereau et la charrette se décrochèrent; le tombereau continua sa route vers le pont Notre-Dame et la charrette son chemin vers la place de la Révolution.

Cet épisode du voyage avait forcé mon esprit à redescendre des hauteurs sublimes où la contemplation l'avait transporté sur les choses communes de la terre.

Je jetai les yeux sur mes malheureux compagnons.

J'avais autour de moi l'amour de la vie et la terreur de la mort sous tous ses aspects.

Ces misérables, en effet, sans vertus, sans conscience, sans remords, n'ayant pas même la foi politique qui soutenait les condamnés de cette époque, ces misérables n'avaient d'appui ni sur la terre ni au ciel.

Ils n'osaient relever la tête, ils n'osaient regarder autour d'eux; d'une voix sourde, de temps en temps, l'un ou l'autre demandait, pour savoir combien de minutes lui restaient à vivre:

—Où sommes-nous?

Je leur répondis d'abord, espérant les consoler:

—Sur la route du ciel, mes frères!

Mais l'un d'eux, brutalement:

—Nous ne demandons pas cela, nous demandons s'il y a encore loin.

—Nous entrons dans la rue Saint-Honoré, répondis-je.

Puis plus tard, et deux fois encore à la même question:

—Barrière des Sergents,—palais Égalité.

Et eux répondaient par des grincements de dents et par des blasphèmes où le nom de Dieu se trouvait machinalement mêlé.

La charrette arriva devant le magasin de lingerie de madame de Condorcet. J'essayai de la voir une dernière fois; mais tout était fermé chez elle, au rez-de-chaussée comme au premier.

—Adieu, sœur de mon deuil, lui dis-je en passant; je vais porter de tes nouvelles à l'homme de génie qui t'a aimée à la fois comme un père et comme un époux.

Un de mes compagnons m'entendit, celui qui était le plus rapproché de moi; il se laissa glisser sur ses genoux et tomba à mes pieds.

—Tu crois donc à une autre vie? demanda-t-il.

—Si je n'y crois pas, du moins, j'y espère.

—Et moi je ne crois ni n'espère, dit-il.

Et il se frappa convulsivement la tête contre le banc sur lequel un instant auparavant il était assis.

—Que fais-tu, malheureux? lui demandai-je.

Il rit convulsivement:

—Je me prouve par la douleur que je vis encore, et toi?

—La mort me prouvera tout à l'heure par le repos que j'ai cessé de vivre.

Un autre releva la tête et me regarda d'un air égaré et d'un œil sanglant:

—Tu sais donc ce que c'est que la mort? me demanda-t-il?

—Non, mais dans un instant je vais le savoir.

—Quel crime as-tu commis pour qu'on te fasse mourir avec nous?

—Aucun.

—Et tu meurs, cependant!

Puis, comme si ce blasphème pouvait atteindre le créateur de toutes choses:

—Il n'y a pas de Dieu! il n'y a pas de Dieu! il n'y a pas de Dieu! cria-t-il.

Pauvre misérable humanité qui croit un Dieu individuel, et qui, dans son orgueil, pense que ce Dieu n'a autre chose à faire que de la suivre de sa naissance à sa mort! et qui, à chaque instant, pour satisfaire un caprice ou pour lui épargner une souffrance, le prie... de déranger par un miracle l'ordre immuable de la nature.

—Mais, dit un des condamnés, à défaut de la justice divine il devrait y avoir une justice humaine. J'ai volé, j'ai brisé des fenêtres, enfoncé des portes, forcé des caisses, escaladé des murailles; j'ai mérité le bagne, mais non l'échafaud. Qu'on m'envoie à Rochefort, à Brest, à Toulon, on en a le droit; mais on n'a pas celui de me tuer!

—Tiens, lui dis-je, crie cela à Robespierre, nous passons devant la porte de son menuisier, il t'entendra peut-être.

Le forçat poussa un gémissement sourd, et, se dressant sur ses pieds:

—Tigre d'Arras! dit-il, que fais-tu donc de toutes les têtes que l'on coupe pour toi et de tout le sang qu'on verse en ton nom?

Un concert de malédictions se leva de toutes les voitures et se mêla aux cris de la foule, où le nom de Robespierre commençait à se dépopulariser.

—Je te remercie, roi de la terreur, tu me réunis à ce que j'aime.

Puis, cette explosion passée, les condamnés retombèrent dans leur torpeur, et le silence plana de nouveau sur les charrettes. Au reste, un tiers à peine de ces misérables avait eu la force de se relever et de crier.

Celui qui s'était frappé le front contre le banc et qui était resté à genoux, me dit:

—Sais-tu des prières?

—Non, lui répondis-je, mais je sais prier.

—Alors, prie pour nous.

—Que voulez-vous que je demande à Dieu?

—Ce que tu voudras; tu sais mieux que nous ce qu'il nous faut.

Je me rappelai ces vierges du cirque qui consolaient les mourants dont elles étaient entourées, avant que ces mourants eussent le bonheur d'être des martyrs.

Je levai les yeux au ciel.

—À genoux, vous autres, dit le forçat; elle va prier.

Les six forçats s'inclinèrent; ceux des autres charrettes, qui ne pouvaient nous entendre, roulaient comme des animaux qu'on conduit au marché.

—Mon Dieu! dis-je, si vous existez autrement que comme immensité impalpable, que comme toute-puissance invisible, que comme éternelle manifestation de l'œuvre sublime de la nature; si, comme les dogmes de notre Église le disent, vous vous êtes incarné dans une apparence humaine, si vous avez des yeux pour voir nos douleurs, si vous avez des oreilles pour entendre nos prières; si enfin vous vous êtes, dans un monde supérieur, réservé la récompense des vertus et le châtiment des crimes de ce monde-ci, daignez vous rappeler, en voyant ces hommes devant vous, que la justice humaine a empiété sur vos droits, que, déjà punis et au delà de leurs crimes sur la terre, ils ne peuvent encore être punis dans ce royaume inconnu que la science cherche vainement et que les livres saints appellent le ciel! Qu'ils reposent donc là pour l'éternité, dans le mérite de leur expiation et dans la gloire de votre miséricordieuse justice!

—Amen! murmurèrent deux ou trois voix.

—Mais si, au contraire, continuai-je, la porte sous laquelle nous allons passer tous est celle du néant, si nous tombons du même coup dans la nuit, dans l'insensibilité et dans la mort, si rien n'est après la vie comme rien n'était avant elle, alors, mes amis, remercions encore Dieu, car l'absence du sentiment amène l'absence de la douleur, et nous dormirons alors pendant l'éternité de ce sommeil sans rêve dont la fatigue d'une journée pénible nous a parfois donné un avant-goût en ce monde.

—Oh! non, s'écrièrent les forçats, que Dieu nous punisse plutôt par d'éternelles souffrances que par le néant éternel!

—Seigneur! Seigneur! m'écriai-je, ils ont clamé à vous du fond de l'abîme; écoutez-les, Seigneur!

FIN DU TOME PREMIER


CRÉATION

ET

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