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Création et rédemption, deuxième partie: La fille du marquis

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Barras, mes pièces de propriété à la main, le procès-verbal de la mort de mon père reçu de Mayence, commença les démarches nécessaires. Loin d'être antipathique au mouvement qui venait de s'opérer, j'avais tout perdu et j'avais failli perdre la vie sous le gouvernement des jacobins.

La faveur, comme c'est l'habitude, commençait à revenir aux victimes de la révolution, et ceux-là même qui avaient été les plus furieux entre les démagogues commençaient, comme Fréron, à se laisser entraîner aux excès les plus opposés.

Quant à moi, je sortais tous les jours avec Terezia et Tallien. En vertu de la loi du divorce, elle avait pu se remarier, son premier mari vivant encore, et, chose étrange qui caractérise parfaitement l'Espagnole, elle avait voulu se remarier devant un prêtre, et un prêtre non assermenté.

Barras n'avait fait qu'augmenter d'attentions pour moi. Il était facile de voir qu'il obéissait à une irrésistible passion. De mon côté, soit dans l'espérance des services que j'attendais de lui, soit que je cédasse peu à peu et malgré moi, à ce charme qui l'entourait, soit enfin, mon ami, que l'absence opérât son effet habituel sur une âme vulgaire, moi j'avais pris une telle coutume de le voir que, s'il venait une fois de moins que d'habitude, j'étais inquiète le soir et l'attendais avec impatience.

Deux mois s'écoulèrent. Un jour Barras vint me chercher dans un joli coupé attelé de deux chevaux. Il avait quelque chose à me faire voir, disait-il.

Au point d'amitié où j'en étais vis-à-vis de lui, je ne voyais aucune difficulté à sortir en tête à tête.

Il me conduisit dans une petite maison de la rue de la Victoire, située entre cour et jardin. Un valet de chambre attendait sur le perron.

Il me fit visiter la maison, du rez-de-chaussée au second étage. Il était impossible de voir un plus charmant bijou, tout était d'une élégance parfaite auquel le luxe avait part sans qu'il fût possible de le reconnaître, tant il était déguisé sous le bon goût qui marche si rarement avec lui. Il y avait dans le salon deux charmants tableaux de Greuze. Dans une chambre à coucher, un Christ apparaissant à la Madeleine, de Prud'hon. La chambre à coucher avait l'air d'un boudoir taillé pour un colibri dans un bouton de rose.

Il ouvrit un secrétaire placé entre les deux fenêtres et me montra l'acte qui levait le séquestre de mes biens placé sur les titres de propriété, puis enfin, comme je voulais remonter en voiture pour partir avec lui.

—Restez, madame, dit-il, cette maison est à vous: elle est à moitié payée par les quatre années de revenus que votre père ni vous n'avez point touchés. Vous êtes riche d'un million et demi, et toutes vos dettes montent à quarante mille francs qui vous restent à payer sur cette maison; seulement je fais une réserve: Tallien, sa femme et moi venons aujourd'hui pendre la crémaillère avec vous. La voiture et les domestiques sont à vous, il va sans dire que, si nous sommes mécontents du cuisinier, après le dîner nous le changerons.

Et, avec la légèreté et l'élégance que savaient mettre en toutes choses ces hommes-là, Barras prit ma main, la baisa et sortit.

Sa voiture l'attendait à la porte.

La mienne restait attelée dans la cour.

Une jeune et jolie femme de chambre vint demander mes ordres, et m'ouvrit deux ou trois armoires pleines de robes les plus élégantes, qui avaient été commandées par Terezia et dont la mesure avait été prise sur elle.

Je restai confondue.

Mon premier mouvement fut de rouvrir l'armoire où étaient mes papiers d'affaires. Je trouvai le contrat de la maison passé en mon nom par Jean Munier, mon procurateur général. Elle avait été payée, dans ces jours de dépréciation mobilière, soixante-dix mille francs. Ce n'était pas la moitié de ce qu'elle valait.

Elle avait été payée sur les fonds arriérés restés entre les mains des fermiers, qui n'avaient su à qui rendre leurs comptes depuis quatre ans.

À la suite du contrat d'acquisition étaient les mémoires acquittés du tapissier qui avait fourni l'ameublement complet, lesquels montaient à quarante mille francs; puis venaient les notes isolées des peintres, des marchands d'objets de fantaisie, de ces mille riens ravissants qui parent les cheminées et les consoles; tout cela était parfaitement payé par moi, comme me l'avait dit Barras, avec l'argent de mes revenus, et la seule chose qu'il se fût permis de m'offrir était une montre enfermée dans un bracelet, marquant l'heure à laquelle j'étais entrée dans la maison.

Ce retour à ma fierté native satisfait, je n'eus plus d'hésitation à accepter une chose que j'avais payée de l'argent de ma famille et de l'héritage de mon père; je trouvai de plus une réserve de mille louis enfermés dans un petit coffret sur lequel étaient écrits ces mots:

«Reste des revenus de mademoiselle Éva de Chazelay pendant les années 1791, 1792, 1793 et 1794.»

Quant aux robes, les factures acquittées se trouvaient à part. Elles me furent remises par la femme de chambre, qui me renouvela la question:

—Madame a-t-elle des ordres à donner?

—Oui, lui dis-je, habillez-moi et dites au cocher de ne pas dételer.

Elle m'habilla, car j'avais pensé que, ayant quitté Terezia sans rien lui dire, la politesse la moins exigeante voulait que j'allasse lui renouveler l'invitation que lui avait sans doute faite Barras, de venir avec son mari pendre, comme il disait, la crémaillère chez moi.

Lorsque je fus habillée, je remontai en voiture et donnai l'ordre au cocher de retourner allée des Veuves à la Chaumière, à la porte même où il m'avait prise.

Un concierge, qui n'avait pas la prétention d'être un suisse, mais qui n'avait qu'à changer d'habit pour le devenir les jours de cérémonie, ouvrit les deux battants de la porte et les chevaux s'élancèrent.

Dix minutes après j'étais dans les bras de Terezia.

—Eh bien! ma chère, me dit-elle, es-tu contente?

—Émerveillée, lui dis-je, mais surtout de la manière délicate dont tout cela a été fait.

—Oh! cela, dit Terezia, je puis t'en répondre. Dans toutes choses j'ai été consultée, et dans toutes choses j'ai donné mon avis.

—Mais tu connais la maison? lui demandai-je.

—Ingrate! dit-elle, n'as-tu pas reconnu dans les moindres détails la main d'une femme et d'une amie, d'une amie un peu égoïste, car tu as vu que ton coupé ne contient que deux places. Je ne veux pas, quand nous irons au bois ensemble, qu'une troisième personne soit entre nous et nous empêche de nous faire nos plus intimes confidences.

—Eh bien, veux-tu que nous commencions? ma voiture est en bas, tu es habillée et moi aussi, allons faire un tour au bois.

Nous montâmes en voiture toutes deux et nous partîmes.

Je dois avouer que cette première promenade, dans une charmante voiture à moi, avec la plus jolie femme de Paris, se fit sous l'empire d'un charme inexprimable. N'étais-je pas cette même enfant idiote jusqu'à l'âge de sept ans, à la création de laquelle vous travaillâtes heure par heure, jour par jour, pendant sept autres années; qui vous fut arrachée un jour pour aller demeurer avec une tante quinteuse, dans une rue sombre de la vieille ville de Bourges; qui, mandée par son père à l'étranger, n'arriva à Mayence que pour y lire son procès-verbal d'exécution; qui ne sachant pas qu'au moment de la mort il avait autorisé son mariage avec vous, alla s'enfermer avec sa tante, et jusqu'à la mort de sa tante, dans une triste maison de Vienne; qui partit aussitôt, l'espoir dans le cœur, pour venir vous retrouver et se mettre sous votre protection en France? Vous étiez parti, vous étiez à l'étranger, vous étiez mort peut-être.

Tuée à moitié par ces nouvelles, j'ai continué de vivre en me rapprochant chaque jour de la misère et de la tombe. Nulle âme vivante n'a mis le pied plus avant dans le sépulcre que moi. J'en fus tirée par un miracle, et voilà que ce même miracle m'a rendu la liberté, la fortune, la vie et tout ce qui en fait l'éclat.

N'y avait-il pas de quoi tourner la tête d'une pauvre enfant idiote, comme je l'ai dit déjà pendant sept années?

Dieu avait été bien bon pour moi.

Pardonne-moi, Jacques, je me trompe, bien cruel.

XXIX

Je ne sais pas, ô mon bien-aimé Jacques, lorsque tu liras ces lignes, si tu comprendras ce qui se passait dans mon âme au moment où je les écrivais. Un trouble étrange était dans mon esprit, pareil à celui qu'éprouverait un homme, qui, étant resté dans une chambre où l'on aurait manipulé des liqueurs fortes, se serait grisé à leurs vapeurs sans en avoir approché une goutte de ses lèvres.

J'avais quelque chose de vague dans l'esprit et dans les yeux qui me faisait faire des compliments auxquels je ne comprenais rien.

Le jour où nous avions fêté mon entrée à ma petite maison de la rue de la Victoire, on m'avait fait improviser sur le piano des choses qui m'avaient paru folles à moi-même, mais qui avaient ravi à l'admiration ceux qui m'écoutaient.

Il n'y a pas de poison plus subtil et qui s'infiltre plus profondément dans les veines que la louange. Nul ne savait distiller ce poison goutte à goutte comme Barras. La musique avait sur moi cette influence fatale qu'elle m'enlevait le reste de ma raison.

Quand je tombais dans cet état cataleptique qui était presque toujours la suite de mes improvisations, j'étais littéralement à la merci de ceux avec qui je me trouvais. Les occupations de la journée au reste ne me prédisposaient que trop à cet état dangereux.

Tous les jours se passaient en fêtes. Paris tout entier semblait avoir échappé à l'échafaud et vouloir faire de la vie à venir une jouissance éternelle. Le matin, les amis se visitaient, se félicitant de se retrouver vivants. À deux heures, on allait promener au bois; on y apercevait des gens dont on n'avait pas osé demander de nouvelles, on faisait arrêter les voitures l'une près de l'autre, on passait de l'une dans l'autre, on se serrait les mains, on s'embrassait, on se promettait de se revoir beaucoup, on s'invitait à des bals, à des soirées, pour oublier ce qu'on avait souffert.

Tous les soirs il y avait grande réunion ou chez madame Récamier, ou chez madame de Staël, ou chez madame Krüdner, puis des bals où jamais femme du monde n'avait mis les pieds et qui étaient encombrés de femmes du monde.

On éprouvait non-seulement la joie de vivre, mais le besoin absolu d'être heureux en vivant. Des femmes, sur la vie desquelles les plus mauvais esprits n'avaient jamais eu à s'égayer, sortaient en tête-à-tête avec des hommes qu'on leur donnait pour amants sans que personne s'en formalisât. Bien des liaisons se formèrent à cette époque, desquelles personne ne s'inquiéta, et qui, un an plus tôt ou un an plus tard, eussent scandalisé tout le monde. Puis l'on s'occupait de littérature, chose inconnue pendant cinq ans.

D'un amour humain puisé dans le sein de Dieu il y avait des héros nouveaux qui ne ressemblaient à aucun autre, qui s'appelaient René, Chactas, Atala; il y avait des poëmes nouveaux qui, au lieu de s'appeler les Abencérages, les Numa Pompilius, s'appelaient le Génie du christianisme et les Martyrs.

L'or, ce métal peureux qui fuit ou qui se cache à l'approche des révolutions, semblait rentrer dans Paris par des chemins nouveaux et inconnus. À la vue de cet or, les marchands semblaient éblouis et pris de la fièvre de vendre; tout en vous cédant les choses aux prix ordinaires, ils semblaient les donner pour rien. Alors les femmes se couvraient de bijoux, de dentelles, défroques inventées pour les époques de luxe. Il se passait quelque chose de pareil à ce que Juvénal raconte du temps de Messaline et de Néron.

On demandait tout haut à de jeunes filles et à des femmes mariées des nouvelles de leurs amants. C'était un mélange singulier de naïveté et d'impudeur.

Où prirent leur appui les créatures assez heureuses pour avoir échappé à l'influence de ces jours d'immoralité. Celles-là avaient sans doute des croyances ou des superstitions qui leur donnèrent la force de résister.

Toute ma force à moi était en vous. Vous n'étiez plus là. J'ignorais si je vous reverrais jamais. Je vous aimais toujours, mais d'un amour solitaire et sans espérance, qui m'irritait plutôt qu'il ne me défendait. Je me rappelle m'être éveillée bien souvent au milieu de la nuit, au bruit de ma voix qui vous appelait à mon secours. Vous n'étiez pas là, et je me rendormais brisée d'une lutte dont je ne me rendais pas compte.

Souvent je racontais cet état étrange de mon corps et de mon âme à Terezia; elle souriait, m'embrassait, mais jamais elle ne leva le voile qui m'empêchait de lire en moi-même, jamais elle ne me donna un conseil que je puisse lui reprocher.

Tous les hommes élégants de l'époque semblaient s'être donné rendez-vous partout où j'allais; partout où je me trouvais, c'était le même bourdonnement d'admiration à mon arrivée. Les femmes dont la réputation n'avait jamais subi la moindre tache se donnaient à cette époque des plaisirs d'actrices ou de danseuses. Terezia jouait admirablement la comédie. Madame Récamier dansait cette fameuse danse du châle qui a été transportée sur le théâtre et qui y a fait fureur. Moi, l'on me faisait chanter ou improviser sur le piano, mais mes inspirations musicales seulement pouvaient donner une idée de ce qui se passait en moi. Aucun chant, aucune parole, aucune poésie ne pouvaient rendre l'état tumultueux de mon cœur. À tout moment j'entendais dire autour de moi: Quel malheur qu'une personne si bien organisée pour le théâtre soit une femme du monde riche d'un million. Ah! pourquoi vous a-t-on rendu votre fortune, vous eussiez été obligée d'avoir recours à votre talent, et alors, au lieu de n'avoir appartenu qu'à vous-même, vous nous eussiez appartenu à tous.

Moi-même je commençais à regretter de ne pas m'être jetée dans cette vie ardente et fougueuse de l'art. Au moins mon âme aurait eu quelque chose à dévorer, j'aurais combattu, j'aurais lutté, j'aurais souffert. Comprenez-vous cela, mon ami? Moi qui avais tant souffert, j'avais des besoins de souffrir encore.

Par malheur Terezia vint en aide, sans le savoir, à cette aspiration d'amour et de souffrance. C'était la mode à cette époque de jouer la comédie et même la tragédie. Barras et Tallien étaient liés avec Talma, elle les pria de lui présenter le grand artiste, à qui, disait-elle, elle voulait demander des conseils pour jouer la tragédie.

L'invitation fut faite; Talma ne se fit pas prier.

Il vint chez Terezia d'abord. Il était alors dans la toute-puissance de son talent, de sa jeunesse et de sa beauté. C'était un homme distingué sous tous les rapports; je n'avais jamais vu de près un comédien, ce fut pour moi un objet d'une attention toute particulière.

Mon étonnement fut grand de trouver en lui toute la courtoisie, toute la politesse, toutes les aptitudes de l'homme du monde.

En voyant deux jeunes femmes comme Terezia et moi, il crut avoir affaire à deux petites filles capricieuses qui voulaient, en jouant la comédie, se donner un ridicule de plus.

Madame Tallien était à sa toilette lorsque Barras l'introduisit au salon, où je me trouvais seule. Il laissa Talma avec moi et monta pour hâter la toilette de Terezia, ce qui n'était pas une petite affaire.

J'étais très émue, non pas de l'idée de me trouver en tête-à-tête avec un comédien, mais à celle d'avoir à répondre à un homme de génie. Il s'avança vers moi, me salua gracieusement, et me demanda si c'était moi qui voulais prendre de lui des leçons.

À un homme comme vous, monsieur Talma, lui répondis-je, on ne demande pas des leçons, mais des conseils.

Il s'inclina.

—M'avez-vous vu jouer? me demanda-t-il.

—Non, monsieur, lui répondis-je; je vais même vous faire un aveu étrange pour une personne de mon âge, avide d'instruction et de plaisirs; je n'ai jamais été au spectacle.

—Comment! mademoiselle, dit Talma, vous n'avez jamais été au spectacle? mais si nous ne sortions pas d'une révolution, je vous demanderais si vous sortez d'un couvent.

Je me mis à rire.

—Monsieur, lui dis-je, je n'ai jamais osé, ignorante comme je suis en question d'art, désirer vous voir. C'est Terezia qui est la coupable. Mon éducation diffère complètement de celle des autres femmes. Je n'ai jamais été au couvent, et je n'ai jamais été au spectacle. Vous dire que les chefs-d'œuvre de nos grands maîtres me soient étrangers, oh! non, je les sais par cœur, quoiqu'ils ne me satisfassent point.

—Pardon, me-dit Talma, mais vous me paraissez bien jeune encore, mademoiselle.

—J'ai dix-sept ans.

—Et vous avez déjà des idées faites?

—Je ne sais pas, monsieur, ce que vous appelez des idées faites; je juge avec mes sensations. Je crois que les grandes émotions viennent, au théâtre, des grandes passions. L'amour, à ce qu'il m'a semblé, était une des passions les plus tragiques. Eh bien, je trouve que la façon dont nos poëtes dramatiques expriment l'amour contient plus de rhétorique amoureuse que de vérité du cœur.

—Excusez-moi, mademoiselle, reprit Talma, mais vous parlez d'art comme si vous professiez l'art vrai.

—Il y a donc un art vrai et un art faux? lui demandai-je.

—J'ose à peine l'avouer, moi qui suis tour à tour appelé à représenter Corneille, Racine et Voltaire; mais parlez-vous une autre langue que la nôtre, mademoiselle?

—Je parle l'anglais et l'allemand.

—Mais comment parlez-vous anglais et allemand? comme une pensionnaire.

Je rougis du doute du grand artiste sur ma philologie.

—Je parle anglais et allemand comme une Anglaise et comme une Allemande, répondis-je.

—Et vous connaissez les auteurs qui ont écrit dans ces deux langues?

—Je connais Shakespeare, Schiller et Gœthe.

—Et vous trouvez que Shakespeare ne parle pas bien la langue de l'amour?

—Oh! au contraire, monsieur, je trouve tant de vérité dans cette langue chez lui, que cela me rend probablement injuste envers les auteurs qui l'ont parlée après lui.

Talma me regarda avec étonnement.

—Eh bien? lui demandai-je.

—Eh bien, dit-il, je suis tout étonné de trouver cette justesse de raisonnement dans une jeune fille de votre âge; si ce n'était point trop indiscret, je vous demanderais si vous avez beaucoup aimé?

—Je vous répondrai, moi, j'ai beaucoup souffert.

—Savez-vous par cœur quelque chose de Shakespeare?

—Je sais tous les morceaux remarquables d'Hamlet, d'Othello, de Roméo et Juliette.

—Pouvez-vous me dire en anglais quelque chose de Roméo?

—Et vous, entendez-vous l'anglais?

—J'ai joué la tragédie dans cette langue avant de la jouer en français.

—Eh bien, je vais vous dire alors le monologue de Juliette au moment où le moine lui remet le narcotique qui doit la faire passer pour morte.

—J'écoute, dit Talma.

Je commençai un peu émue d'abord, mais bientôt la puissance de la poésie reprit le dessus, et ce fut avec une certaine poésie que je dis ces vers:

Adieu! le Seigneur sait quand nous nous reverrons.
La terreur sur mon front agite son vertige
Et mon sang suspendu dans mes veines se fige.

Elle se retourne du côté où sont sorties la nourrice
et la signora Capulet.

Si je les rappelais pour calmer mon effroi?
Nourrice! Signora!... Pauvre folle, tais-toi!

Qu'ont à faire en ces lieux ta mère ou ta nourrice?
Il faut que sans témoins la chose s'accomplisse;
À moi breuvage sombre!

Hésitant.

Et si tu faiblissais
Demain je serais donc au comte, non! je sais
Un moyen d'échapper au terrible anathème.
Poignard, dernier recours, espérance suprême,
Repose à mes côtés.

Hésitant de nouveau.

Si c'était un poison
Que le moine en mes mains eût mis par trahison,
Tremblant qu'on découvrît mon premier mariage!
Mais non, chacun le tient pour un saint personnage;
Et d'ailleurs c'est l'ami de mon cher Roméo.
Qu'ai-je à craindre?

Un instant épouvantée.

Mais si, déposée au tombeau,
J'allais sous mon linceul dans la sombre demeure,
Seule au milieu des morts m'éveiller avant l'heure
Où doit mon Roméo venir me délivrer!
Cet air, que nul vivant ne saurait respirer,
Assiégeant à la fois ma bouche et ma narine,
De miasmes mortels gonflerait ma poitrine,
Me suffoquant avant que vainqueur du trépas
Mon bien-aimé ne pût m'emporter dans ses bras
Ou même si je vis, pour mon œil quel spectacle!
Ce caveau n'est-il pas l'antique réceptacle
Où dorment tes débris des aïeux trépassés
Depuis plus de mille ans, l'un sur l'autre entassés?
Où Thybald, le dernier étendu sur sa couche,
M'attend livide et froid la menace à la bouche.
Puis quand sonne minuit, mon Dieu! ne dit-on pas
Qu'éveillés par l'airain, les hôtes du trépas,
Pour s'enlacer hideux dans leurs rondes funèbres,
Se lèvent en heurtant leurs os dans les ténèbres
Et poussent dans la nuit de ces cris émouvants
Qui font fuir la raison du cerveau des vivants.
Oh! si je m'éveillais sous les arcades sombres,
Justement à cette heure où revivent les ombres;
Si se traînant vers moi dans le sépulcre obscur,
Ces spectres me souillaient de leur contact impur,
Et m'entraînant aux jeux que la lumière abhorre,
Me laissaient insensée au lever de l'aurore!
Je sens en y songeant ma raison s'échapper.
Oh! fuis! fuis! Roméo, je vois, pour te frapper,
Thybald qui lentement dans l'ombre se soulève.
À sa main décharnée étincelle son glaive.
Il veut, montrant du doigt son flanc ensanglanté,
Sur sa tombe te faire asseoir à son côté.
Arrête, meurtrier! au nom du ciel, arrête!

Portant le flacon à ses lèvres.

Roméo, c'est à toi que boit ta Juliette!

Talma ne m'avait point interrompue tant que j'avais parlé. Il ne m'applaudit pas lorsque je me tus; mais, me tendant la main, il me dit:

—C'est tout simplement merveilleux, mademoiselle.

Terezia et Barras entrèrent comme Talma achevait de me faire ses compliments.

—Ah! citoyen Barras, dit-il, citoyenne Tallien, je regrette vivement que vous ne soyez pas entrés plus tôt.

—Est-ce que la leçon est déjà donnée? demanda en riant Terezia.

—Oui, est donnée, répondit Talma, mais à moi. Vous auriez entendu mademoiselle dire des vers comme j'ai eu rarement l'occasion d'en applaudir.

—Comment! ma pauvre Éva, dit Terezia en riant, est-ce que par hasard tu serais tragédienne sans t'en douter?

—Mademoiselle est tragédienne, comédienne, poëte, tout ce que l'on peut être avec un cœur élevé et une âme aimante. Mais je doute qu'elle trouve jamais en français les intonations prodigieusement naturelles qu'elle a trouvées en anglais.

—Tu parles donc anglais? demanda Terezia.

—Admirablement, dit Talma. Citoyen Barras, vous m'avez prié de vous venir voir pour donner des conseils à ces dames; je n'ai rien à apprendre à mademoiselle, pas de conseils à lui donner; je lui dirai: Dites comme vous sentez, et vous direz toujours juste. Quant à madame Tallien, je la prierai d'entendre d'abord son amie, puis ensuite, si elle veut toujours étudier, je me mettrai à sa disposition.

—Et où et quand entendrons-nous mademoiselle? demanda Terezia.

—Chez moi, quand monsieur Talma voudra.

—Demain soir, dit Talma, je ne joue pas. Vous savez la grande scène de Roméo et Juliette au balcon, n'est-ce pas?

—Oui.

—Eh bien, je la repasserai; je ne me sens pas assez fort pour la jouer avec vous sans une étude nouvelle; n'ayez que quelques amis, vous savez bien qu'on dit que je ne suis pas bon dans les amoureux.

—Alors, dit Barras, nous dînons tous ensemble demain chez mademoiselle?

—Oh! non, dit Talma, quand je joue le soir, je mange à trois heures de l'après-midi et je soupe.

—Eh bien, alors, dit Barras, nous souperons chez mademoiselle.

Et il donna mon adresse à Talma.

J'ai retardé autant que j'ai pu, mon bien-aimé Jacques, l'aveu terrible que j'ai à vous faire, mais il faut enfin que je l'aborde; à demain!

Quand il y avait par hasard de ces sortes de fêtes chez moi, c'était Barras qui en faisait tous les préparatifs. Nul ne s'entendait comme Barras à préparer ces fêtes immenses où l'on recevait cinq cents personnes dans ses palais et dans ses jardins, ou de ces petites fêtes bien plus difficiles, à mon avis, où l'on recevait seulement quinze ou vingt amis et où il fallait s'arranger de manière à renvoyer tout le monde content.

En enlevant une cloison, mon salon et ma chambre à coucher donnaient l'un dans l'autre; la fenêtre, placée dans un angle de la chambre, figurait à merveille la fenêtre au balcon; on avait fait entrer, par cette fenêtre qui simulait l'entrée de ma chambre, des lierres, des chèvrefeuilles et des jasmins.

Des réflecteurs invisibles, placés qu'ils étaient sur le ciel de mon lit, invisible lui-même derrière un massif d'orangers, éclairaient cette fenêtre aussi vivement qu'auraient pu le faire les rayons de la lune.

Un échafaudage dressé dans le jardin me permettait de me tenir debout à cette fenêtre et de m'appuyer à la barre toute garnie de plantes grimpantes comme j'aurais pu le faire à un balcon.

À sept heures, on m'apporta un ravissant costume de Juliette dont Isabey avait fait le dessin. C'était une attention de Terezia; elle savait mieux que moi quelles étaient la coupe et les couleurs qui m'avantageaient.

Le rendez-vous était donné pour huit heures.

Je ne connaissais personne à Paris, c'était donc Tallien et Barras qui avaient fait les invitations. Je me rappelle seulement qu'il y avait là Ducis, qui, vingt-trois ans auparavant, avait fait une traduction de Roméo et Juliette, si toutefois cette faible esquisse de magnifiques tableaux pouvait s'appeler une imitation.

À huit heures précises, on annonça le citoyen Talma.

En entrant au salon il jeta le manteau dont il était enveloppé et apparut dans son costume de Roméo, emprunté au petit livre vénitien dessiné par le cousin de Titien.

Quoique un peu petit et déjà un peu gros pour le personnage, ce costume lui allait très-bien.

Barras et Tallien avaient eu soin qu'il trouvât là sa société habituelle: Chénier, le citoyen Arnault, Legouvé, Lemercier, madame de Staël, Benjamin Constant, Trénis, le beau danseur, toutes personnes enfin que je ne connaissais pas et qui se connaissaient entre elles.

J'avais chargé madame Tallien de faire les honneurs du salon. J'avais pour m'habiller l'habilleuse de mademoiselle Mars et de mademoiselle Raucourt. Toutes deux m'attendaient dans un boudoir donnant sur ma chambre à coucher.

La porte de communication entre le salon et la chambre à coucher, c'est-à-dire entre la salle de spectacle et le théâtre, était fermée par une simple draperie de velours rouge qui se tirait de chaque côté comme des rideaux de lit ou de fenêtre.

Lorsque je fus habillée, je descendis par le jardin et montai sur mon échafaudage.

Il faisait beau comme en été, je fus éblouie, en jetant les yeux dans l'intérieur de ma chambre, de la voir complètement changée en un parterre de fleurs.

Pardon de m'appuyer sur tous ces détails; mais, sur le point d'avouer une grande faute, il faut bien que je cherche dans la nature tout entière des excuses à ma faiblesse.

Une espèce de tente accolée à la maison figurait ma chambre, peinte à la manière du commencement du seizième siècle.

On avait substitué à la fenêtre, une fenêtre en ogive qui s'adaptait à merveille sur l'autre.

À mon arrivée au balcon, elle était fermée, mais destinée à s'ouvrir de mon côté, c'est-à-dire du côté opposé où elle s'ouvrait.

À travers les carreaux peints, je vis entrer Talma. Il s'arrêta un instant, ne sachant où poser le pied, tant le parquet était couvert de fleurs, puis il vint prendre sa place au pied de mon balcon.

Une main invisible frappa trois coups.

Les rideaux de la porte s'ouvrirent.

Tous les spectateurs du salon poussèrent un cri d'étonnement, personne ne s'attendait au charmant tableau de Miéris que faisait ma fenêtre, éclairée en dedans et toute sillonnée de branches de clématite, de jasmin et de chèvrefeuille.

Ce cri devint un applaudissement général qui ne cessa que lorsqu'on vit ma fenêtre s'éclairer et moi apparaître derrière le vitrail colorié.

D'ailleurs Talma allait parler, et tout le monde se taisait pour écouter Talma.

De même que le grand artiste avait mis une suprême coquetterie dans son costume, il avait appelé à son aide toute la magie de sa voix veloutée.

Il commença donc en anglais:

Quelle clarté soudaine à travers la fenêtre
S'allume? Est-ce l'Amour ou toi qui va paraître,
Belle Juliette, ange blond et vermeil
Qui fait pâlir Phébé? Lève-toi, doux soleil,
Bien autrement brillant que cette reine pâle
Qui porte sur son front la couronne d'opale.
Fuis sur ton char nacré, Phébé, c'est l'astre d'or.
Ma vierge, mon amour, mon ange, mon trésor,
Ta lèvre qui s'agite est-elle donc muette,
Que mon oreille écoute en vain, ô Juliette?
Que tes yeux sans ta voix me parlent à leur tour,
Et je leur répondrai par un seul mot: Amour
Tes yeux, qu'ai-je dit là, non, ce sont deux étoiles
Que la nuit veut en vain éteindre dans ses voiles,
Et qui, lançant leurs feux à l'horizon lointain,
Font chanter les oiseaux qui rêvent le matin.
Voyez comme sa joue avec grâce tombée,
Cherche un flexible appui sur sa main recourbée.
Que ne suis-je le gant qui couvre cette main,
Et de sa joue en fleur caresse le carmin.

J'ouvris la fenêtre au milieu des applaudissements donnés à Talma et qui redoublèrent à ma vue.

J'avais à répondre un seul mot:

Hélas!

ROMÉO.


Elle a parlé! Tais-toi, brise inquiète,
Laisse venir à moi la voix de Juliette,
Messager lumineux, aux paroles de miel,
Qui de la part de Dieu descend vers moi du ciel
Et passe plus brillant à travers le nuage
Que ne le fait l'éclair, ce glaive de l'orage!


JULIETTE.


Oh! Roméo, pourquoi te nommer Roméo?
Oh! renonce à ce nom, si terrible et si beau!
Renonce à ta famille ou bien dis-moi je t'aime!...
Et c'est moi qui, dès lors, encourant l'anathème,
Reniant aussitôt le nom qui te déplaît,
C'est moi qui cesserai d'être une Capulet.


ROMÉO, à lui-même.


Dois-je à présent parler? ou dois-je encore me taire?


JULIETTE.


C'est ton nom qui te fait un crime involontaire,
Et cependant, grand Dieu! que m'importe ton nom;
T'appelant Montaigu, m'aimerais-tu moins?—Non!
Aucun des éléments qui composent notre être
N'est dans le nom qu'un père à son fils doit transmettre.
Ton nom n'est ni ta main, ni tes yeux, ni ton cœur,
Ni cette douce voix qui te fait mon vainqueur,
Car enfin, Roméo, si nous nommions la rose,
Aux baisers du matin sous le buisson éclose,
D'un autre nom offrant un autre sens pour nous,
Le parfum de la rose en serait-il moins doux?
L'escarboucle qui luit dans la nuit la plus sombre
Par son nom ou ses feux éclaire-t-elle l'ombre?
Si Roméo voulait n'être plus Roméo
En serait-il moins brave, en serait-il moins beau?
Le fourreau changerait seulement, non la lame,
Et dans le même corps survivrait la même âme.


ROMÉO., se faisant voir de Juliette.


Au lieu de m'appeler de ce nom détesté,
Appelle-moi l'Amour ou la Fidélité.
Et me venant de toi, je tiendrai le baptême
Pour être aussi sacré que venant de Dieu même.


JULIETTE.


Qui donc es-tu qui viens épiant mes ennuis
Si promptement répondre à mes plaintes?...


ROMÉO.


Je suis
Un homme dont le nom est maudit, chère sainte,
Puisque ce nom chez toi n'éveille que la crainte,
Et qui renoncerait à ce nom criminel,
Fût-il prêt d'en signer son bonheur éternel.


JULIETTE.


À peine ai-je une fois parmi des bruits frivoles,
Entendu cette voix prononcer vingt paroles
Que déjà de mon cœur son accent est connu,
N'es-tu pas Roméo, le fils de Montaigu?


ROMÉO.


Non, non, je ne suis pas Roméo, je te jure.


JULIETTE.


Ta présence en ces lieux, jeune homme, est une injure.
Que veux-tu? qui t'amène en ce jardin? pourquoi
Y venir à cette heure et dans la nuit, dis-moi?
Comment as-tu franchi la muraille, elle est haute.
S'il t'arrive un malheur, ce sera par ta faute,
Car si quelqu'un des miens te rencontrait ici,
De lui tu n'obtiendrais ni pitié, ni merci.


ROMÉO.


L'amour de son flambeau m'a prêté la lumière;
Tu sais que pour son aile il n'est point de barrière;
Son aile m'a porté de ce côté des murs
Et son flambeau guidé par les chemins obscurs.
Quant à craindre des tiens la présence importune,
Je risque en ce moment une pire infortune.
Et bien plus que leur glaive à l'éclair furieux,
Je crains le doux éclair qui jaillit de tes yeux.


JULIETTE.


Oh! pour le monde entier, si près de ma demeure,
Non, je ne voudrais pas qu'on te vît à cette heure.


ROMÉO.


Oh! ne crains rien, te dis-je, à l'œil qui me poursuit
J'échappe enveloppé du manteau de la nuit!
Et d'ailleurs une mort regrettée et prochaine
Vaut mieux que de longs jours exposés à ta haine.


JULIETTE.


Mais quelle intention sitôt avant le jour
T'a conduit en ces lieux?


ROMÉO.


Juliette, l'amour!
Qui règne sur nos cœurs comme le vent sur l'onde
Et qui pour te revoir à l'autre bout du monde
M'entraînerait bravant les flots et les éclairs
Au sein de la tempête et par delà les mers.


JULIETTE.


Si le masque des nuits ne couvrait mon visage
Tu verrais, crois-le bien, de la pudeur sauvage
La rougeur virginale à cet aveu trop prompt
S'élancer de mon cœur et monter à mon front.
Mais pourtant, Roméo, si tu m'aimes, écoute.
Dis la main sur ton cœur: oui, je t'aime! Le doute
Est permis à qui veut aimer sincèrement
Et tout donner, cœur, âme et corps à son amant.
On dit que Jupiter, patron de l'imposture,
Sourit aux faux amants dont la foi se parjure:
Mais que nous fait à nous Jupiter, dieu païen.
Le Dieu qui nous écoute et se fait le gardien
Des serments échangés entre deux nobles âmes,
N'est point un Dieu jaloux du déshonneur des femmes.
C'est un Dieu bon, aimant, miséricordieux,
Que s'il a mis l'amour en mon âme et tes yeux,
L'a mis pour qu'en tes yeux mon âme le respire
Et qu'en mon âme alors tes yeux le puissent lire.
Et si je dis cela si vite, souviens-toi
Que c'est qu'en ce jardin, t'ignorant près de moi,
J'ai laissé de mon cœur comme une onde de l'urne,
Échapper le secret de ma fièvre nocturne.
Ce qui vient à l'instant par toi d'être entendu
Était dit à la nuit seule, beau Montaigu.
Ne va donc pas à tort me croire trop pressée
Par l'éblouissement d'une amour insensée.


ROMÉO.


Oh! je te jure ici par la reine des cieux
Qui fuit à l'horizon, croissant silencieux...


JULIETTE, l'interrompant.


Oh! non, ne jure pas par la lune infidèle
Qui chaque nuit présente une face nouvelle.
Car ton amour serait peut-être aussi changeant
Qu'est changeante la reine à la face d'argent.


ROMÉO.


Quelle divinité veux-tu donc que je prenne
À témoin de l'amour qui brûle dans ma veine?


JULIETTE.


Aucune! il vaut bien mieux ne pas jurer, crois-moi.
Dis seulement: Je t'aime! et confiante en toi,
Pour t'entendre redire une autre fois: Je t'aime!
Ami, je te dirai: Jure-moi par toi-même,
Et je n'ai plus besoin et de prêtre et d'anneau,
Car d'aujourd'hui mon cœur s'appelle Roméo.


ROMÉO.


Ange d'amour, merci!


JULIETTE.


Maintenant, ma chère âme,
Que mon cœur a jeté sa trop subite flamme,
Ne va pas comparer cette flamme à l'éclair
S'éteignant aussitôt qu'il a brillé dans l'air.
Non, le bourgeon d'amour que ce soir favorise,
S'il est tout un printemps caressé par la brise,
Peut par nous doucement, jusqu'à l'été conduit,
Après sa belle fleur nous donner son beau fruit!
Et maintenant, ami, que ta nuit soit plus douce
Que celle que l'oiseau dort dans son lit de mousse!


ROMÉO.


Eh quoi! partir déjà?


JULIETTE.


Qu'en dis-tu, mon amour?


ROMÉO.


Je dis pour te quitter qu'il est bien loin du jour;
J'aurais voulu de toi quelque faveur plus grande.


JULIETTE.


Voyons, explique-toi, qu'exiges-tu, demande?
Ne crains pas d'épuiser mon amour s'il t'est cher;
Mon amour est profond et grand comme la mer.


LA NOURRICE, appelant de l'intérieur.


Juliette!


JULIETTE.


On m'appelle!


ROMÉO.


Ô chère âme!


JULIETTE, à sa nourrice.

Demeure.
Nourrice, me voici.

À Roméo.

Je reviens tout à l'heure;
Je reviens pour te dire encore un mot.

Elle sort.

ROMÉO, seul.


Ô nuit!
Par quelque illusion ne m'as-tu pas séduit,
Et mon bonheur venant à l'heure du mensonge,
Ne va-t-il pas demain s'envoler comme un songe?


JULIETTE, revenant.


Ce mot, cher Roméo, c'est je t'aime, aime-moi;
Et maintenant que j'ai ton amour et ta foi,
Que cet amour ne veut qu'une issue honorable,
Demain je t'enverrai, mon cher inséparable,
Quelqu'un; tu fixeras le jour, l'heure, le lieu
Où le prêtre unira nos deux mains devant Dieu.
Et dès lors, te donnant ma fortune et ma vie,
Je te suivrai partout confiante et ravie.
Enverrai-je demain?


ROMÉO.


Sera le bienvenu
Qui viendra de ta part; fût-ce un mendiant nu,
À mes yeux il aura plus opulente mine
Qu'un sénateur couvert de brocart et d'hermine.


JULIETTE.


Merci, mon Roméo. Vers quelle heure, dis-moi,
Du matin ou du soir puis-je envoyer chez toi?


ROMÉO.


Neuf heures du matin; l'heure est-elle propice?


JULIETTE.


Oui.


ROMÉO.


Que ta volonté, ma reine, s'accomplisse!


JULIETTE.


Adieu donc!


ROMÉO.


Te quitter c'est mourir.


JULIETTE.


Je voudrais
Que tu fusses pareil à l'oiseau des forêts
Qui, ne sachant briser le fil qui le dirige,
Autour de sa maîtresse incessamment voltige,
Et ne pouvant jamais sortir du cercle étroit,
Retombe à chaque instant sur sa tête ou son doigt.


ROMÉO.


Le sort d'un tel oiseau serait digne d'envie,
Oh! près de toi chanter le bonheur et la vie,
Et par ta douce main se sentir caresser!


JULIETTE.


Non, je t'étoufferais en voulant t'embrasser.
Bonne nuit, bonne nuit, et si je te rappelle,
Sois plus vaillant que moi contre l'heure cruelle.
Ne te retourne pas pour me parler d'amour,
Ou je te redirais bonne nuit jusqu'au jour.

Elle rentre en lui envoyant des baisers.

ROMÉO.


Que sur toi le sommeil plus doucement se pose
Que ne le fait le soir l'abeille sur la rose!

Les rideaux se refermèrent sur ces deux derniers vers, mais à peine furent-ils fermés, que les cris Juliette et Roméo! retentirent au milieu des applaudissements. Nous étions rappelés comme dans les grands succès d'acteurs où l'on éprouve le besoin de revoir ceux qui viennent de profondément vous impressionner.

Je me laissai aller à l'enivrement; je n'étais plus Éva, je n'étais plus mademoiselle de Chazelay, j'étais Juliette; les vers de Shakespeare avaient versé en moi tout le vertige de l'amour et du triomphe.

Pas un homme qui ne voulût me baiser la main, pas une femme qui ne voulût m'embrasser.

Au milieu de ces démonstrations, la porte s'ouvrit à deux battants, et le maître-d'hôtel cria:

—Madame est servie!

Je pris le bras de Talma, c'était le moins que je dusse au grand artiste à qui je devais le seul moment de bonheur parfait que j'eusse éprouvé depuis que je t'avais perdu, et nous passâmes dans la salle à manger.

Je fis asseoir Barras à ma droite et Talma à ma gauche. Barras, qui connaissait toutes les sympathies et toutes les antipathies, avait désigné les autres places de façon à ce que chacun fût content.

Aussi, ne vis-je jamais réunion plus spirituelle, fusion plus complète de sentiments, feu d'artifice plus brillant d'esprit français. Puis, il faut le dire, à cette heure de la nuit où chacun a oublié les soucis du jour, le cœur est plus dilaté, l'imagination plus vive, le propos plus joyeux qu'à toute heure de la journée.

Je dois assurer que je n'étais guère à toute cette macédoine de mots, de doux sentiments et de gracieux propos. J'étais retombée en moi-même, où, comme un oiseau chanteur, le souvenir me disait la séduisante symphonie de la vanité satisfaite; ce fut alors seulement que je m'aperçus que l'assiduité de Barras près de moi avait été remarquée.

Barras le vit aussi, et il craignit que je fusse blessée de ce commencement d'indiscrétion émanant d'elle-même, et sur un compliment plus positif du luxe avec lequel la table était servie:

—Messieurs, dit-il, il faut au moins que vous connaissiez votre hôtesse et que je vous raconte la vie extraordinaire de la personne qui vous a donné ce soir de si vives jouissances d'art, et qui veut bien, pour compléter notre soirée, nous donner un si bon souper.

J'ignorais moi-même qu'il sût tous ces détails de ma vie, qu'il tenait de madame Cabarrus, à qui j'avais tout raconté en prison.

Barras, éloquent à la tribune, était un charmant causeur de salon. Nul ne racontait avec plus de grâce et de délicatesse que lui. Légèrement blessée de l'intimité qu'on m'avait laissée entrevoir sur nos relations, je fus agréablement rafraîchie par cette douce pluie de justification louangeuse qui tombait de la bouche de Barras.

Vingt fois je cachai ma tête dans mes mains, sentant la rougeur ou les larmes qui l'envahissaient. On ignorait la part que j'avais prise au 9 thermidor. Barras fut terrible en racontant le désespoir qui m'avait poussée à monter sur la charrette sans que mon tour fût venu.

Il fut ravissant lorsqu'il raconta notre première entrevue aux Carmes entre Teresia, Joséphine et moi. Il fut dramatique quand il me suivit dans l'accomplissement de la mission que Teresia m'avait donnée de venir remettre son poignard aux mains de Tallien.

Et madame Tallien, de son côté, comme si elle eût juré de ne laisser dans mon esprit aucune lueur de raison, appuyait Barras, ajoutait aux détails donnés par lui de ces riens pleins de séduction qui portent les sympathies à leur comble.

Que l'on songe à cette réunion de poëtes, d'artistes, de romanciers, d'historiens, devant lesquels ma vie dans ses accidents les plus intimes était ainsi mise au jour, et l'on se fera une idée de ce que j'éprouvais pendant ce récit, que Barras termina par l'énumération des biens de famille qu'il m'avait fait rendre et qui, explication de mon luxe, furent plutôt exagérés que diminués par lui.

Puis vint l'éloge des talents qu'on ne connaissait pas, de cette étrange aptitude à l'improvisation d'une musique qui semblait se former sous mes doigts, de notes ignorées et qu'on entendait pour la première fois.

J'étais toute tremblante; il prit ma main, la baisa en me disant:

—Oh! si vous vous évanouissez à chaque fois que vous entendrez faire votre éloge, ma jeune et belle amie, vous vous évanouirez souvent, car nul ne pourra vous voir et vous connaître sans vous adorer.

Toutes les forces que j'avais réunies pour me lever, sortir de table, échapper à ces louanges amollissantes, se fondirent dans un soupir et dans une larme; je retombai sur la chaise et laissai ma main dans la sienne.

Oh! ne laissez jamais votre main dans la main d'un homme qui vous aime, ne l'aimassiez-vous pas. Il y a dans cette puissance masculine une vigueur magnétique qui énerve votre résistance.

Au bout de dix minutes que ma main était dans celle de Barras, je n'y voyais plus.

Le souper était fini; il me conduisit au salon, et, sans que je m'en doutasse, il me fit asseoir devant le piano, qu'il découvrit.

On sait, du moment que j'étais mise en contact avec cet instrument, dans quel état d'exaltation magnétique j'entrais. La première vibration des touches, si vague qu'elle fût, fit courir dans toutes mes veines un frisson fiévreux. La scène où Roméo descend du balcon après avoir passé sa première nuit d'amour avec Juliette se présenta à mon esprit, et c'est sur ce texte, qui s'enchaînait à la première scène du balcon, que j'entrepris de broder une symphonie d'émotions inconnues, puisque je n'avais jamais eu de nuit pareille à cette nuit des deux amants.

Je ne sais pas moi-même ce que je jouais; il me serait impossible de remettre à sa place une des notes de cette improvisation. Or, comme dans la foudre antique, où Vulcain avait tordu en un seul faisceau le tonnerre, les éclairs et la pluie, j'avais tordu moi, le plaisir, le bonheur et les larmes.

On m'a reparlé tant de fois de cette improvisation qu'il fallait bien qu'elle eût quelque chose d'extraordinaire.

Comme toujours, elle me laissa mourante.

Mais madame Tallien et Barras, qui avaient déjà vu deux ou trois fois le même effet se reproduire sur moi, loin d'être inquiets, affirmèrent qu'il fallait me laisser à moi-même, que les soins de ma femme de chambre me suffiraient, et que le lendemain je m'éveillerais plus fraîche et plus belle.

Alors j'entendis le bruit que firent les dames en prenant leurs châles et leurs chapeaux. Quelques lèvres féminines se posèrent sur mon front. Les adieux s'échangèrent; Barras à son tour me dit adieu en me serrant la main; je crois que je la lui serrai à mon tour.

J'entendis les voitures qui quittaient l'hôtel, puis la voix de ma femme de chambre qui me demandait si je voulais me mettre au lit.

Je m'appuyai à son bras, haletante, la tête renversée, et je gagnai ma chambre.

Les fleurs en avaient disparu, mais le parfum en était resté. C'était un mélange d'odeurs énervantes; la rose, le jasmin, le chèvrefeuille y avaient mêlé leurs arômes. Ma femme de chambre me dévêtit de mon costume de Juliette et me mit au lit.

Mon lit lui-même était imprégné d'odeurs enivrantes. Je continuai mes rêves quoiqu'à moitié éveillée, mes yeux se fixèrent sur la fenêtre par où Juliette attendait Roméo.

Tout à coup la fenêtre s'ouvrit, je reconnus Barras.

J'étendis la main vers la sonnette, je voulus pousser un cri, mais ma main fut arrêtée par une autre main, mon cri fut étouffé sous la pression de deux lèvres brûlantes.

Je retombai inerte et éperdue sur mon lit.

Et moi qui disais chaque matin: «Ô mon Dieu! faites que je le revoie un jour!» je m'écriais le lendemain, au milieu des larmes et des sanglots:

«Ô mon Dieu! faites que je ne le revoie jamais!»

fin du manuscrit d'éva

X

LE RETOUR D'ÉVA

Nous avons vu dans quelle condition cette rentrée avait eu lieu, le soir, par un temps humide et froid. La vieille Marthe avait reconnu d'abord Éva à la voix, puis enfin, la porte ouverte, les deux femmes s'étaient jetées dans les bras l'une de l'autre.

Si c'eût été le jour, s'il eût fait beau temps, ce premier baiser donné à d'anciennes sympathies, Éva se fût élancée dans le jardin et eût voulu revoir en réalité tous les objets qu'elle ne voyait plus depuis trois ans qu'en souvenir.

L'arbre de la science du bien et du mal, le ruisseau qui filtrait à travers ses racines, la grotte des fées, la tonnelle, etc.

Mais, par cette nuit noire, par cette pluie fine et glacée, une pareille visite était impossible.

Elle monta droit à sa petite chambre, blanche et pure comme si elle l'eût quittée la veille et comme si elle y eût été attendue d'heure en heure. Là, il lui fallut répondre aux questions qui se pressaient sur les lèvres de Marthe. La vieille femme avait sa passion aussi; elle aimait Jacques Mérey d'un autre amour qu'Éva, mais aussi profond et presque aussi passionné.

Cependant elle s'aperçut qu'Éva, mourante de fatigue et d'insomnie, avait besoin d'être seule.

Elle voulut la déshabiller et la mettre au lit comme autrefois.

Éva, qui ne demandait pas mieux que de reprendre ses anciennes habitudes, se laissa faire, mais exigea seulement qu'en sortant de sa chambre Marthe laissât une bougie allumée; les yeux d'Éva avaient besoin de passer en revue tous les objets familiers à son enfance dont la chambre était semée et devant lesquels, en présence de Marthe, son cœur n'eût point osé se répandre comme dans la solitude et le silence.

Aussi à peine Marthe fut-elle sortie que ses yeux se rouvrirent et qu'elle revit avec ravissement son buis bénit apporté par Baptiste et son christ d'ivoire autour duquel son buis faisait une espèce de crèche.

Éva pensait dans quelle pureté d'âme elle avait été arrachée à cette chambre bénie, et à tout ce qu'elle avait vu, à tout ce qu'elle avait éprouvé, à tout ce qu'elle avait souffert depuis qu'elle en était sortie.

Pas un souvenir qu'elle eût à combattre ou à repousser dans toute cette chambre; c'était le côté blanc et radieux de sa vie. Le seuil de cette chambre dépassé, la porte de la rue fermée sur elle, là avait commencé la vie de douleur, de tristesse et de remords.

Marthe sortie, elle se leva, prit sa bougie, visita tous ces objets qui à peine avaient un nom et qui étaient son univers à elle, les baisa, les salua comme à un retour, se mit à genoux devant son christ, quoiqu'elle ne sût pas prier les prières ordinaires, mais seulement verser devant l'homme du dévouement, devant le Dieu de la douleur, le trop-plein de son âme.

Elle voulut ouvrir la fenêtre et essayer de regarder dans le jardin, mais le vent s'y engouffra, éteignit la bougie, et la pluie qui tombait toujours épaisse et l'absence complète de lune l'empêchèrent de rien distinguer, comme si ce passé dans lequel elle essayait de rentrer était désormais fermé pour elle.

Elle repoussa et referma la fenêtre, gagna son lit à tâtons, y rentra toute mouillée et toute grelottante et jeta par-dessus sa tête son drap pareil à un linceul.

Là, dans cette tombe anticipée, les objets commencèrent à se fondre les uns dans les autres et à s'éteindre lentement dans son esprit. Elle ressentit cette sensation glaciale qu'elle avait éprouvée, quand roulée par les flots de la Seine elle avait cru qu'elle allait mourir, et, dans une condition pareille d'insensibilité croissante, il lui sembla glisser sur cette pente rapide de la vie à la mort.

Puis il vint un moment où elle n'éprouva plus rien que cette sensation douloureuse au cœur qui disparut peu à peu, et qui en disparaissant ne lui laissa même pas le sentiment de son existence.

Elle crut être morte: elle dormait.

Le lendemain, n'ayant pas eu le temps de fermer les volets de sa fenêtre, elle fut réveillée par un doux rayon de soleil qui venait se jouer sur son visage. Ce soleil, soleil de mars encore pâle et maladif, lui arrivait à travers les branches sans feuillage des arbres encore mal éveillés et à peine revenus à la vie. Il y avait entre ces arbres et elle une ressemblance: c'était, malgré les souvenirs du passé, une espèce d'hésitation à renaître.

Mais enfin ce soleil, tout pâle qu'il fût, était déjà un rayon d'espérance, une certitude d'exister encore. Éva ouvrit sa fenêtre: la pluie avait cessé, il faisait un de ces temps troubles du printemps où l'air est si chargé de vapeurs qu'il a peine à entrer dans les poumons, et que la poitrine, tout en respirant, reste oppressée par une atmosphère trop lourde.

Tout était la même chose dans le jardin, seulement tout semblait devenu inculte et avoir poussé au hasard comme la tristesse dans le cœur; l'herbe était haute et détrempée, le ruisseau grossi par la pluie était sorti de son lit, l'arbre de la science n'avait plus ni fruits ni feuilles, et courbait au vent sa tête échevelée; la tonnelle, réduite aux rameaux tortueux de la vigne, semblait un berceau dévasté, aux treillages duquel se suspendaient des sarments languissants et morts, ou près de mourir.

Aucun oiseau ne chantait, son beau rossignol et ses douze fauvettes n'étaient point encore revenus, et peut-être ne reviendraient pas ou, reviendraient comme elle tristes et silencieux.

De ses beaux jours écoulés dans cette petite maison bien-aimée, Éva ne se souvenait que des jours joyeux du printemps, des jours brûlants de l'été et des jours poétiques de l'automne; elle avait oublié ces jours mélancoliques d'hiver, où son jardin ne lui donnait ni soleil ni ombre, et où elle ne l'animait plus elle-même par ses cris joyeux et sa jeunesse vagabonde.

Elle fut obligée de refermer sa fenêtre et de rentrer dans son lit; bientôt elle entendit des pas: c'étaient ceux de la vieille Marthe, qui, dans son empressement de la revoir, venait s'informer si elle était éveillée. Elle lui cria d'entrer.

La vieille femme entra, alla l'embrasser dans son lit, et se prépara comme autrefois à lui faire son feu.

Hélas! entre cet autrefois et aujourd'hui, rien n'avait passé pour elle, si ce n'est des jours tellement semblables les uns aux autres, qu'elle confondait les jours d'été, les jours d'hiver, ou plutôt qu'il n'y avait pour elle qu'une espèce de crépuscule étendu depuis l'époque où Jacques et Éva l'avaient quittée, jusqu'à ce jour où elle revoyait Éva avec la promesse de revoir Jacques.

Le feu allumé, elle se retourna, regarda dans son lit; Éva répondit à ce regard par un triste sourire.

—Ma chère demoiselle, dit-elle en secouant la tête, vous n'êtes plus la même que lorsque vous étiez ici; vous êtes malheureuse; mais qui peut donc vous rendre malheureuse, puisque notre bon cher maître vit toujours, que vous l'aimez toujours et que probablement lui vous aime toujours aussi?

—Ma pauvre Marthe, dit Éva, les jours sont bien changés.

—Oui, dit la vieille Marthe, nous avons su ici que vous aviez perdu votre père et que votre tante était morte; que, à la suite de ces deux malheurs, toute votre fortune avait été confisquée, car vous étiez, qui est-ce qui aurait dit ça? pauvre enfant si longtemps sans parole et sans pensée, une des plus riches héritières de notre pays. Mais on a dit aussi que par la protection d'un des nouveaux grands seigneurs qui ont poussé à la place des anciens, tous vos biens et toute votre fortune vous avaient été rendus.

—Oh! ne me parle pas de cela, ne m'en parle jamais, chère Marthe. Je reviens ici plus pauvre, plus malheureuse, plus dénuée de tout que je ne l'ai jamais été.

—Et Scipion? demanda Marthe. Je n'ose pas vous demander de ses nouvelles. La pauvre bête, elle a tout quitté pour vous suivre. Ah! si notre pauvre maître avait pu, quoique ce fût un homme, il aurait bien fait comme elle, allez; car c'était lui et elle, cette pauvre bête, qui vous aimaient le mieux, moi après.

—Scipion est mort, Marthe, et, j'ai honte de le dire, au milieu de tout le deuil qui a pesé sur moi, celui de mon pauvre Scipion a été un des plus lourds à porter.

—Mais enfin, dit Marthe aux yeux de laquelle la situation ne se débrouillait pas, notre maître, notre cher maître vous aime toujours, lui?

Éva éclata en sanglots.

—Oh! ne me parle jamais de son amour, s'écria-t-elle. Me verrais-tu pleurer s'il m'aimait encore? Y a-t-il autre chose dans le monde que son amour qui vaille la tristesse ou la joie, le sourire ou les larmes? Oh! s'il m'aimait toujours, si je croyais qu'un jour son cœur pût revenir à moi, est-ce que je ne serais pas sur la porte de la rue à l'attendre, puisqu'il doit revenir?

Marthe baissa la tête; on voyait que tout ce qu'il y avait d'intelligence dans la pauvre vieille se courbait sous cette incompréhensible parole:

—Il vit encore, et il ne l'aime plus!

Elle qui avait vu à travers le cœur de son maître comme à travers un cristal, elle ne comprenait pas comment ce cœur que l'amour seul faisait battre pouvait continuer de vivre sans amour; mais depuis longtemps elle était pauvre et, comme toutes les créatures soumises aux volontés des autres, résignée. C'était un nouveau malheur sans raison, comme tant d'autres qu'elle avait vus frapper la pauvre humanité. Elle courba la tête et dit en elle-même:

—Puisque cela est, c'est qu'il fallait que cela fût.

Et comme dans toutes les circonstances de la vie où le malheur l'avait frappée elle-même, elle courba encore une fois la tête et encore une fois se résigna.

Elle regarda Éva qui avait son mouchoir sur ses yeux et qui soulevait le drap des palpitations de son sein, puis pour ne pas peser de sa propre douleur sur cette douleur bien autrement grande, elle sortit sur la pointe du pied pour ne pas être entendue.

Mais aucun de ces sentiments, si délicats qu'ils fussent, n'avait échappé à Éva. Dans la douleur, tous les sens arrivent à la perfection de l'acuité, et la bonne Marthe eût dit ses pensées tout haut qu'elles n'eussent pas été plus claires pour Éva que cachées comme elle les avait gardées dans le fond de son cœur.

Éva resta immobile, et peu à peu le côté poignant de sa douleur se calma; ce côté avait été éveillé par les questions de Marthe, mais les larmes sont comme le sang: une fois taries, il faut qu'on leur fasse une nouvelle ouverture pour qu'elles sortent. Éva entendit sonner neuf heures à l'horloge de l'église. À cette heure, autrefois, Marthe ne manquait jamais, le dernier coup sonnant, d'entrer dans sa chambre quand elle n'était pas encore descendue, et de lui dire:

—Ma chère demoiselle, votre déjeuner vous attend.

Le dernier coup sonnait encore qu'Éva entendit le pas de Marthe, que la porte de sa chambre s'ouvrit, et que la voix de la bonne femme lui dit, d'un ton plus triste peut-être, mais sans changer la formule ordinaire:

—Ma chère demoiselle, votre déjeuner vous attend.

—C'est bien, Marthe. J'y vais, répondit Éva.

Marthe referma la porte, Éva s'habilla rapidement et descendit.

Rien n'était changé à la salle à manger: la table et les chaises étaient à la même place, la petite table ronde à laquelle, pendant sept ans, s'était assise Éva en face de Jacques!

Cette fois il n'y avait qu'un couvert, mais cette fois encore c'était le déjeuner ordinaire: du beurre, du miel en rayon, des œufs et du lait.

Marthe ne s'était point informée si pendant sa longue absence Éva avait changé d'habitudes, elle avait servi son déjeuner d'autrefois; pour elle, Éva, toujours jeune, toujours belle, était restée la même Éva.

Chacune des choses qu'elle voyait produisait une sensation nouvelle sur la jeune fille: la vieille femme entrant à la même heure, lui annonçant avec les mêmes paroles que le déjeuner était servi; Éva descendant par le même escalier, entrant dans la même salle à manger, mais se trouvant seule à cette table sur laquelle le même déjeuner était servi! c'était un mélange de sentiments doux et cruels à la fois. Quoique ces sentiments lui ôtassent cet appétit juvénile avec lequel elle faisait fête à ce repas frugal, elle ne voulut pas attrister Marthe, se mit à table comme elle avait coutume de le faire et s'efforça de manger.

Marthe la regardait avec bonheur. Chez les esprits vulgaires, l'appétit ou même l'apparence de l'appétit est dans les douleurs physiques comme dans les douleurs morales un symptôme de convalescence.

Lorsqu'Éva eut mangé un œuf, écorné son rayon de miel, goûté son beurre battu du matin même et bu la moitié de sa tasse de lait, Marthe, qui ne s'apercevait pas que c'était pour elle qu'elle avait fait cet effort, se disait joyeusement tout bas:

—Allons, allons, tout n'est pas perdu encore.

Quelque envie qu'eût Éva de visiter le jardin, il était encore inabordable; mais le soleil, qui allait s'éclaircissant et s'échauffait de plus en plus, promettait de le sécher avant la fin de la journée.

Éva, d'ailleurs, avait dans la maison bien d'autres points à revoir et qui lui étaient aussi chers que ceux du jardin; elle avait à revoir, mais elle n'y songeait pas sans une plus vive émotion encore, le laboratoire de Jacques Mérey...

Ce laboratoire, qui était sa demeure ordinaire, et dont elle avait cherché la lueur de la lampe à travers la haute et étroite fenêtre! c'était à cette lampe que regardaient ceux qui venaient le soir ou la nuit pour réclamer les soins du docteur.

Tant que cette lampe brûlait, nul n'hésitait à frapper; il est vrai qu'éteinte on frappait encore, mais avec hésitation, quoique le docteur mît la même rapidité à répondre.

C'est dans ce laboratoire qu'était le piano où Éva avait pris ses premières leçons de musique et où la première fois, à la suite d'un effroyable orage et de la révolution produite chez elle par le tonnerre tombé à trente pas d'elle, elle avait joué d'une façon continue et même remarquable un air que Jacques essayait depuis trois mois inutilement de lui faire répéter.

C'est à ce laboratoire que montait régulièrement Baptiste, dont elle reconnaissait la présence au son particulier que rendait sa jambe de bois en frappant sur les marches de l'escalier! et, comme si rien de ses anciens souvenirs ne devait lui faire défaut, au moment où montée elle-même à ce laboratoire, dont elle n'avait ouvert la porte qu'avec une anxiété superstitieuse, tant il lui semblait qu'elle allait y retrouver Jacques poursuivant quelqu'une de ses expériences mystérieuses, Éva regardait tristement les touches muettes et poudreuses du piano qui n'avait pas été touché depuis trois ans, elle entendit frapper à la porte et, un instant après, le bruit sur l'escalier de la jambe de bois de Baptiste qui allait se rapprochant.

Enfin la porte s'ouvrit, et Baptiste parut sur le seuil, toujours le même, toujours joyeux, toujours reconnaissant.

—Ah! chère demoiselle, dit-il en joignant les mains et en la regardant avec son admiration habituelle, il y a cinq minutes que j'ai appris que vous étiez revenue cette nuit, et j'accours vous demander de vos nouvelles et de celles de notre cher maître, le citoyen Jacques. Car s'il était revenu après ce qui s'est passé, ce n'eût point été une preuve que vous dussiez revenir. Mais du moment où c'est vous qui revenez, rien ne peut empêcher, s'il est vivant encore, qu'il revienne à son tour. Seulement vous avez les yeux bien rouges et vous avez bien pleuré. Est-ce qu'il serait mort?

—Non, mon ami, Dieu merci! répondit Éva.

—Ah! c'est qu'on nous avait dit tant de choses dans cette maudite ville! dit Baptiste. On nous avait dit qu'il avait été tué dans une émeute; puis égorgé dans les grottes, je ne sais plus lesquelles; puis enfin qu'il s'était réfugié en Amérique. Depuis plus de dix-huit mois nous n'avions entendu parler de lui. Mais vous voilà revenues et avec vous l'espoir de le revoir. Reviendra-t-il? Dites-nous ça, voyons, que je fasse la joie de tout le pauvre monde qui l'aime toujours. Ah! ce que les seigneurs appellent la canaille, ça a du cœur, ça se souvient; c'est pas comme les aristocrates, qui ne se souviennent que pour faire de la peine. Je ne dis pas ça pour votre père, mademoiselle, quoique ça puisse s'appliquer à lui.

—Mon pauvre Baptiste! dit Éva en lui tendant la main et tout en laissant dans la sienne un louis qui valait, à cette époque, en assignats sept à huit mille francs.

Baptiste regarda le louis, regarda Éva, baisa le louis et, d'une voix triste, il dit:

—Vous êtes donc toujours bonne, mademoiselle Éva?

Éva porta son mouchoir à ses yeux.

—Et malheureuse, ajouta-t-il, c'est trop juste!

—Mon bon Baptiste, dit Éva, le docteur va revenir dans trois ou quatre jours; j'espère que vous reprendrez l'habitude de revenir le voir tous les matins?

—Oh oui! mademoiselle, et Antoine aussi; comment n'est-il pas encore ici? je l'ai rencontré dans la rue, il m'a dit qu'il venait.

En effet la porte du laboratoire s'ouvrit et Antoine parut.

Il frappa du pied selon son habitude et s'écria:

—Justice de Dieu! centre de vérité! Vous êtes toujours belle et jeune, mademoiselle Éva, tant mieux.

—Bonjour, mon cher Antoine, et vous comment vous portez-vous?

—Moi je suis toujours le prophète, dit Antoine, envoyé pour porter la parole du Seigneur.

—Et cette parole du Seigneur que vous m'apportez, quelle est-elle? dit en soupirant Éva.

—Les honnêtes gens aurons leur tour, répondit Antoine, les malheureux redeviendront heureux et les affligés seront consolés.

—Dieu vous entende! dit Éva.

Elle lui mit dans la main un louis, comme elle avait fait à Baptiste.

Les deux vieillards étendirent la main vers elle comme pour l'envelopper de leur double bénédiction.

Puis, appuyés à l'épaule l'un de l'autre, ils descendirent et Éva put entendre la jambe de bois de Baptiste s'éloigner graduellement, comme elle l'avait entendue graduellement se rapprocher.

Alors elle tomba assise devant le piano, ses doigts coururent sur les touches, une douce symphonie courut sous ses doigts; on eût dit que cette prédiction de l'insensé avait réveillé dans son cœur cette espérance si prête à s'éteindre, et que c'était cette espérance fugitive comme la raison de celui qui l'avait donnée qui jetait des touches de lumière sur la sombre mélodie qui venait faire tressaillir l'écho muet depuis trois ans de ce laboratoire abandonné.

À la suite de ces excitations musicales, Éva tombait invariablement ou dans une extase douloureuse ou dans un accès de nerveuse gaieté. Cette fois, les sons s'éteignirent peu à peu sous ses doigts, sa tête s'inclina mélancoliquement sur sa poitrine et aucun des accidents ordinaires ne se manifesta.

Lorsqu'elle sortit de cette espèce de sommeil, le soleil semblait avoir repris toute la force des beaux jours, et les gouttes d'eau de la nuit qui n'étaient pas encore séchées étincelaient à l'extrémité des herbes et des feuilles, pareilles à des diamants.

XI

LE RETOUR DE JACQUES

Il n'y a pas de moments plus doux dans la vie morale comme dans la vie physique que celui où, après un désespoir complet, on recommence à espérer un peu, et que celui où, après l'orage et la foudre, le ciel commence à s'éclaircir et à reprendre une teinte d'azur.

Eh bien, Éva en était là, la prédiction du fou avait produit l'effet moral; le retour du soleil produisit l'effet physique. Elle descendit l'escalier, ouvrit la porte du jardin et hasarda son pied sur les terrains raffermis.

Comme nous avons dit, quelques gouttes de pluie restaient encore à la cime des herbes, mais on sentait cette douce odeur qui émane de tous les objets mouillés lorsque la nature et le soleil commencent à triompher du tonnerre et de la pluie.

Elle s'arrêta un instant sur le seuil; de là son regard embrassait toute la petite enceinte. Dans l'atmosphère éclaircie on voyait ce virginal je ne sais quoi qui annonce le retour du printemps. Mars, le mois précurseur, malgré ses bourrasques de pluie et de grêle, est parfois un des mois charmants de l'année.

La pluie et la grêle d'octobre annoncent l'hiver; la pluie et la grêle en mars annoncent le retour des douces brises et des jours dorés.

Éva se hasarda sur ces gazons qui deux heures auparavant étaient détrempés, et que deux heures de soleil avaient suffi pour raffermir.

Parmi ces gazons on apercevait, la tête penchée, quelques peureuses pâquerettes, quelques craintifs boutons d'or. Les bords du ruisseau, ravivés, se tapissaient d'une mousse printanière dans laquelle frémissaient les premiers atomes de la vie végétale.

Le bassin que formait l'eau était encore trouble, mais peu à peu l'eau se filtrait et commençait à transparaître; enfin l'arbre de la science du bien et du mal, le beau pommier qui faisait le point culminant du jardin, avant même ses premiers bourgeons, laissait distinguer ses premières fleurs.

Si l'on eût appuyé son oreille contre la terre, à coup sûr, dans le sein de cette mère commune, on eût entendu sourdre la vie et se préparer les fleurs du printemps et les fruits de l'été.

Éva prit son beau pommier entre ses bras et baisa ses branches rougissantes. Le pommier dont elle avait vu rougir les fruits, le ruisseau où elle s'était regardée pour la première fois en allant y boire comme Scipio, étaient ses deux plus vieux amis. Puis elle regarda dans la grotte des Fées ce bassin d'eau limpide où elle allait chercher la fraîcheur du bain pendant les jours brûlants de l'été, et où elle avait donné ces premiers signes de pudeur qui annonçaient non seulement qu'elle devenait intelligente, mais encore qu'elle devenait femme.

Elle descendit de là jusqu'à la tonnelle de vigne; là, aucune apparence de vie ne s'éveillait encore: la vigne, qui contient ce sang végétal qui a tant de ressemblance avec notre sang, est la dernière qui s'éveille parmi les arbrisseaux; des buissons de syringa où venait chanter le rossignol étaient encore dénudés de toutes leurs feuilles.

Mais à défaut du rossignol, virtuose du printemps, ils avaient déjà donné asile au rouge-gorge, rustique chanteur chargé de consoler la chaumière, par sa présence et son babil, de l'absence du soleil et du silence des autres oiseaux chanteurs.

Souvent Éva s'était amusée, pendant les jours anniversaires de ceux qui passaient sur sa tête, à regarder cet hôte familier et amical pour qui tout semble sujet de curiosité et qui, de son œil vif et spirituel comme celui de la fauvette et du rossignol, vient examiner l'homme, dans lequel il ne peut s'habituer à voir un ennemi.

Était-ce un nouvel habitant du jardin, ou le gentil oiseau l'avait-il déjà connue aux jours de son bonheur? il s'approcha si près d'elle qu'elle eut grande envie de croire qu'il la reconnaissait et qu'il voulait aussi fêter son retour.

Éva avait retrouvé son paradis, mais son paradis que sa faute avait fait triste et désert, et celui qu'elle y attendait en frissonnant encore plus de crainte que d'amour, ce n'était point Adam, le complice de sa faute, c'était l'ange à l'épée flamboyante qui venait de la part de Dieu pour lui pardonner ou la punir.

Ces rayons si doux du soleil, était-ce le sourire d'un Dieu intelligent ou la douce et tranquille chaleur d'un astre insensible accomplissant son œuvre?

Elle interrogeait tout sur ce grand mystère du pardon: le globe lumineux qui s'avançait en pâlissants vers l'occident; le nuage qui s'empourprait en passant de ses derniers feux; la fleur qui poussait avant la feuille; tout, jusqu'au petit oiseau qui s'approchait d'elle dans ce moment de repos et de silence et qui s'éloignait d'elle à son moindre mouvement et à son plus léger soupir.

Nulle part n'était l'affirmation du bien et du mal, partout le doute.

Le que sais-je de Montaigne était jeté comme un voile sur toute la nature et s'étendait plus épais à chaque instant entre elle et l'avenir.

Une voix l'appela.

C'était celle de Marthe; la nuit était venue, quatre heures sonnaient, et Marthe, ponctuelle comme l'horloge elle-même, venait l'avertir que le dîner était servi.

C'était là que l'attendait une solitude plus grande. Souvent il arrivait que, plongé dans ses travaux, poursuivant un problème qu'il se croyait près de résoudre et qui lui échappait sans cesse, comme tout ce que l'homme croit tenir, Jacques faisait prier Éva de déjeuner seule et ne descendait point; mais, en ce cas, Jacques était toujours là, et Éva savait qu'un simple plancher la séparait de lui.

Mais à dîner Jacques était toujours présent, c'était sa véritable heure de jouissance, l'heure à laquelle il retrouvait Éva, séparée matériellement de lui par l'absence et intellectuellement par sa pensée qui s'arrêtait sur un travail nouveau et exigeant qui appelait toute son attention.

Alors il la revoyait des yeux, il la retrouvait du cœur, et son visage, comme celui d'un enfant, un instant troublé par l'étude, reprenait toute la sérénité du bonheur.

Il n'était plus là; ce n'était plus un travail absolu, mais sa volonté, qui le retenait loin d'elle. Reviendrait-il? Quand reviendrait-il? Avec quel sentiment reviendrait-il?

C'était l'éternelle question qu'Éva cherchait à rouler hors de son cœur comme le rocher de Sisyphe, et qui comme le rocher de Sisyphe retombait éternellement sur son cœur.

Comme elle avait reconnu le déjeuner, Éva reconnaissait le dîner. Il était exactement le même que si Jacques eût dû le partager, le couvert manquant à sa place indiquait seul qu'il était absent.

Marthe ne s'en aperçut qu'en desservant.

—Oh! mon Dieu! dit-elle, comme vous avez peu mangé, ma chère demoiselle!

—Ce n'est pas que j'ai peu mangé, répondit Éva, c'est que j'ai mangé seule.

—Que ferai-je de tout ce qui reste? demanda Marthe.

—Vous appellerez demain une pauvre femme et vous le lui donnerez pour elle et pour ses enfants.

—Faudra-t-il continuer à vous servir le même dîner?

—Oui! dit Éva, les pauvres mangeront sa part, et, soyez tranquille, chère Marthe, il ne se plaindra pas de ce surcroît de dépense, qui, comme vous le voyez, ne sera point perdu.

—Vous avez raison, mademoiselle, il était si bon autrefois!

—Il est meilleur encore aujourd'hui, Marthe.

—Oh! cela n'est pas possible! s'écria la bonne femme.

—J'espère cependant que cela est, dit Éva en levant les yeux au ciel.

Après le dîner, elle monta au laboratoire et plaça une bougie de manière à ce qu'elle fût vue du dehors.

—Mais on va croire, dit Marthe, que M. le docteur est arrivé!

—Vous direz à ceux qui viendront, Marthe, qu'il n'est pas encore arrivé, mais qu'il va venir, et les pauvres sauront qu'ils vont avoir un protecteur contre tous les maux dont ils sont menacés et même contre le bien qu'ils n'apprécient pas, contre la mort.

—Pourquoi dites-vous des choses pareilles depuis que vous êtes revenue, mademoiselle? demanda Marthe, je ne vous les avais jamais entendue dire avant votre départ.

—Marthe, je ne suis point partie, on m'a arrachée à lui. Marthe, j'ai été trois ans sans voir celui qui était tout pour moi, mon dieu, mon maître, mon roi, mon idole, le seul homme que j'ai aimé, que j'aimerai jamais!

Elle allait s'écrier: «et qui ne m'aime plus»; mais la pudeur étouffa ce cri.

Elle plaça sa bougie où Jacques plaçait sa lampe, puis elle continua de rêver dans ce laboratoire à peine éclairé.

Et cependant l'étoile des pauvres avait déjà été vue par eux; avant qu'Éva descendît, elle entendit sonner ou frapper deux ou trois fois à la porte de la rue.

C'étaient les pauvres qui accouraient à ce phare sauveur et qui s'en allaient déjà à moitié consolés en apprenant qu'il n'était point encore arrivé, mais qu'il allait bientôt venir.

Éva descendit, laissant brûler sa bougie et guidée seulement par les rayons de la lune, splendide ce soir-là, tout au contraire de ce qu'elle était la veille. Mais elle trouva Marthe, qui l'attendait dans sa chambre.

Marthe ne reconnaissait plus la joyeuse et régulière enfant dans la jeune fille triste et fantasque qui lui était revenue.

Deux ou trois fois elle avait failli laisser échapper son secret devant Marthe. Ce secret était à coup sûr celui de sa tristesse, et Marthe eût voulu le savoir, car elle était certaine qu'elle la consolerait.

Ce n'était point Éva qui n'aimait plus Jacques, son amour pour lui était passé au contraire à l'état de religion, mais ce n'était pas Jacques non plus qui pouvait ne plus aimer Éva. Comment ne pas aimer cette adorable enfant devenue plus ravissante que jamais?

Marthe s'en remit au temps de lui apprendre ce secret. Ce temps ne pouvait être long puisque Jacques devait arriver d'un moment à l'autre. Seulement Éva lui parut plus calme que la veille, et la bonne vieille attribua au retour de Jacques qui approchait ce changement dans le caractère de sa jeune amie.

Éva l'interrogea sur ses anciennes connaissances, et surtout sur les jeunes filles sans fortune et les vieilles femmes pauvres.

C'était donc toujours la charité comme autrefois qui était le mobile de ses actions. Elle s'informa du nombre d'enfants que l'on pourrait réunir dans une double école gratuite de jeunes filles et de jeunes garçons. Elle s'enquit du nombre de vieillards des deux sexes qui avaient recours à la charité publique.

Personne mieux que Marthe ne pouvait lui dire cela.

Éva la pria de rappeler tous ses souvenirs pendant la nuit, et de l'aider le lendemain à faire une liste des malheureux qui avaient besoin d'être secourus.

On le voit, Éva n'avait pas besoin du retour de Jacques pour commencer à entreprendre sa pieuse mission.

Marthe la quitta à une heure du matin; son sommeil fut calme, et le lendemain, sur la même table où était servi son déjeuner, elle trouva du papier, une plume et de l'encre pour dresser ses listes.

La journée fut employée à ce travail, ce qui la fit rapidement passer.

Le soir, il fut reconnu qu'il y avait soixante vieillards, hommes et femmes, à mettre dans un hospice, à peu près cinquante à cinquante-cinq enfants à faire élever dans deux pensions, et trente à quarante braves gens à secourir chez eux.

Ce fut seulement après ce travail fait qu'Éva visita de nouveau son beau jardin. Il lui sembla que depuis la veille les herbes avaient séché, que les fleurs de son pommier s'étaient ouvertes, que les rives de son ruisseau avaient reverdi et que son rouge-gorge était devenu plus joyeux et plus familier.

Elle avait, comme la veille, reçu à l'heure habituelle la visite de Baptiste et d'Antoine, qui lui avaient annoncé qu'il y aurait fête dans la ville parmi les pauvres gens pour le retour de Jacques Mérey.

Éva se demanda à elle-même, mais sans pouvoir résoudre la question, pourquoi c'était toujours les pauvres gens qui aimaient les bonnes gens et comment il se faisait que les gens qu'on appelait comme il faut n'avaient aucun enthousiasme pour les véritables philanthropes.

Le soir, plus de cinquante personnes attendaient l'arrivée de Jacques. Cette fois encore l'attente fut trompée et la fête remise au lendemain.

Éva ne jugea point qu'il fût utile d'attendre l'arrivée de Jacques pour commencer son office de dame de charité. Jacques ne lui avait-il pas laissé une bourse de vingt-cinq louis, et avec la moitié de cette somme ne pouvait-elle pas déjà calmer bien des besoins?

Elle s'enveloppa d'une grande pelisse, et, suivie de Marthe, elle alla dans une douzaine de maisons où sa présence devenait bien nécessaire.

L'hiver de 96 à 97 avait été très froid, par conséquent la misère avait été plus grande.

Cette première visite d'Éva laissa sa trace de bien-être dans la pauvre population. Le boulanger reçut ordre de porter soixante pains à domicile et le marchand de vin soixante bouteilles. Elle prit note des enfants qui n'étaient pas suffisamment vêtus pour la faiblesse de leur âge et commanda quinze ou vingt habillements des draps les plus chauds qu'elle put trouver.

La journée passa ainsi avec une rapidité dont Éva n'avait aucune idée; elle commença de s'apercevoir que l'état de bienfaitrice était pour le cœur une des plus grandes distractions qu'il pût se procurer. Elle se vit avec la direction de deux ou trois maisons d'asile et de charité, et trouva que ce qu'elle s'était imposé comme une expiation serait un suprême bonheur. Au milieu de tout cela, elle interrogeait, elle questionnait, elle apprenait ces rudes secrets de la misère qui font bondir de joie les cœurs qui peuvent et veulent les soulager.

Comme il ne s'agissait point de lui inspirer une pitié rebelle, on n'essayait pas de la tromper. On lui racontait les choses comme elles étaient, et les choses telles qu'elles étaient lui paraissaient presque toujours dignes de son intérêt, presque de ses larmes.

Elle était arrivée depuis la surveille au soir, et il n'y avait déjà plus dans tout Argenton une maison qui ignorât que la pupille du docteur était revenue et que le docteur à son tour allait revenir.

Ceux qui l'avaient vue disaient qu'elle était plus jolie que jamais, mais en même temps plus triste. En effet, aux yeux de ceux qui ignoraient dans quelles conditions elle était revenue, elle avait perdu son père et vu sa fortune séquestrée; c'était ce séquestre surtout qui jetait dans une foule de conjectures ceux qui lui voyaient faire de nombreuses aumônes, et tout payer, même ses aumônes, avec de l'or.

Comme on avait toujours ignoré à Argenton la véritable fortune du docteur, et qu'on l'avait toujours vu vivre avec l'économie d'un homme qui aurait une centaine de louis de rentes, on commençait à faire sur lui les contes les plus bizarres.

On disait, ce qui était vrai, qu'il avait été en Amérique et qu'il y avait fait fortune. Il n'y avait pas fait fortune, il y avait seulement augmenté la sienne.

On disait qu'il avait trouvé un trésor dans les grottes de Saint-Émilion, où il avait été obligé de se réfugier lors de la proscription des girondins.

On disait qu'il était devenu l'ami d'un riche Yankee qui lui avait laissé sa fortune. Mais enfin l'avis de tous était qu'il revenait riche et qu'il revenait à Argenton pour partager cette fortune avec les pauvres.

Quant à mademoiselle de Chazelay, comme on avait vu Jean Munier à une certaine époque venir prendre des renseignements sur ses biens meubles et immeubles, et qu'on n'avait pas présumé que ce fût pour les rendre à leur légitime propriétaire, on la regardait comme complètement ruinée et ne vivant que des bienfaits de Jacques Mérey.

Mais du reste ce pouvait être de Jacques Mérey qu'elle prenait tous les renseignements nécessaires, et comme on la connaissait bonne on ne doutait point de ses intentions.

Baptiste et Antoine, qui avaient été consultés par elle et qui l'avaient aidée à compléter ses listes, concouraient encore à répandre par leurs indiscrétions le bruit des futurs projets philanthropiques du docteur et de sa pupille.

Enfin l'heure de l'arrivée de la diligence arriva.

Comme la veille, la surveille et le jour précédent, une partie de la population pauvre d'Argenton attendait au relais.

Cette fois l'attente ne fut pas trompée.

Lorsqu'on vit descendre le docteur de la voiture, les cris de Vive Jacques Mérey! retentirent de tous côtés. Antoine d'une part, Baptiste de l'autre, portant chacun une torche à la main et suivis de toute une population portant des flambeaux, entourèrent le docteur et, toujours aux mêmes cris, le ramenèrent à travers les rues d'Argenton jusqu'à sa petite maison.

Depuis longtemps Éva et Marthe entendaient ces cris, mais Éva seule devinait ce qu'ils voulaient dire. Cependant lorsqu'ils approchèrent de la maison, Marthe appela la jeune fille pour qu'elle vint voir de la porte ce qui se passait.

Mais Éva avait tout deviné; tremblante comme le jour où elle l'avait revu, n'osant se présenter à lui, n'osant s'éloigner de peur des conjectures, elle attendait derrière la porte que cette porte s'ouvrit et que son juge se présentât à elle.

La vieille Marthe avait enfin compris que c'était son maître qu'on acclamait; elle avait ouvert la porte, et, toute joyeuse au seuil de cette porte, levant les bras au ciel, elle s'écriait:

—Oh! c'est notre maître! notre cher maître le docteur! Mais où êtes-vous donc, mademoiselle? mais venez donc, mademoiselle! Que va-t-il dire en ne vous voyant pas là?

Mais, pour Éva, cette voix si pleine de tendresse et de joyeuse sympathie était la voix de l'archange jetant le cri terrible:

«Terre, rends tes morts!»

Oh! oui, à ce moment elle eût voulu être confondue parmi ces milliers de morts qui apparaîtront à la face du Seigneur plus blancs que les suaires dont ils seront enveloppés.

Elle entendit Jacques faire d'une voie émue ses remerciements à tout ce brave peuple. Chaque son de cette voix adorée remuait une fibre de son âme. Puis la porte se referma. Jacques entra. Au fur et à mesure qu'il avançait, elle montait une à une et à reculons les marches de l'escalier.

—N'avez-vous donc pas vu Éva? demanda-t-il enfin d'une voix qu'il voulait rendre calme et comme s'il eût fait la question la plus indifférente du monde.

—Si fait, mon cher maître, dit Marthe, elle était là tout à l'heure, c'est elle qui la première a deviné que toutes ces voix annonçaient votre retour, elle a failli s'évanouir et je l'ai vue s'appuyer au mur pour ne pas tomber. Sans doute, elle se sera trouvée mal quelque part, dans votre laboratoire, qu'elle n'a presque pas quitté depuis son retour.

Jacques arracha la bougie des mains de Marthe et monta rapidement à son laboratoire.

Mais, appuyée extérieurement à la porte, il trouva Éva à genoux dans la posture de la Madeleine de Canova; il s'arrêta, mit malgré lui la main sur son cœur pour la regarder.

—Seigneur! seigneur! dit-elle, je voudrais avoir tous les baumes de l'Arabie pour en parfumer vos pieds; mais je n'ai que mes larmes. Acceptez mes larmes.

Et elle saisit à bras le corps les genoux de Mérey, qu'elle baisa dans un transport où il était impossible de dire s'il y avait plus d'humilité que d'amour ou d'amour plus que d'humilité.

Jacques Mérey inclina la tête et la regarda avec une profonde pitié; mais courbé qu'elle tenait son front vers la terre, elle ne put pas voir cette expression de son visage; puis, au bout d'un instant de silence, lui tendant la main:

—Relevez-vous, dit-il, et allez en paix.

Puis, l'embrassant au front, mais plutôt avec les lèvres d'un père qu'avec celles même de l'ami, il rentra dans son laboratoire et referma la porte, la laissant sur l'escalier.

Quoiqu'il y eût une grande douceur dans l'accent de sa voix, quoique ses mouvements fussent plutôt tendres qu'irrités, le cœur d'Éva se gonfla, et ce fut avec des ruisseaux de larmes qu'à son tour elle rentra chez elle.

Elle ne dormit point les deux ou trois premières heures de la nuit, et, tout le temps de cette insomnie, elle entendit marcher Jacques Mérey sur sa tête du pas mesuré d'un homme rêveur.

XII

LE CABAN DE JOSEPH LE BRACONNIER

Le lendemain la vieille Marthe invita Éva au nom de Jacques à monter à son laboratoire.

Au moment de le revoir, son serrement de cœur la reprit, et elle sentit de nouveau les larmes lui sauter aux yeux; mais elle dompta ce premier mouvement, essuya ses yeux, les frotta avec son mouchoir et monta souriante auprès de Jacques.

En la voyant paraître, Jacques alla au-devant d'elle, l'embrassa au front de ce même baiser calme et froid qui l'avait glacée la veille, et lui montra un fauteuil.

Éva jeta les yeux sur le lit de Jacques; elle vit qu'il n'était pas défait.

Jacques ne s'était pas couché.

Elle s'agenouilla devant son lit, murmura une courte prière, et revint s'asseoir près de lui à la place qu'il lui avait indiquée.

—Éva, dit Jacques, nous voici de retour à Argenton; vous voici de nouveau dans cette petite maison qui, dites-vous, vous est plus chère que tous les pays du monde. J'y suis revenu sur votre promesse. La tiendrez-vous?

—Je la tiendrai.

—Tout entière?

—Tout entière.

—Vous m'avez autorisé à vendre la maison de la rue de Provence, 21.

—Oui.

—Je l'ai vendue.

—Vous avez bien fait, mon ami.

—Vous m'avez autorisé à vendre tout ce qu'il y avait dedans.

—Oui.

—J'ai tout vendu.

Jacques garda un moment de silence.

—Vous ne me demandez pas combien j'ai vendu le tout.

—Peu m'importe! dit Éva. Cet argent n'avait-il pas sa destination?

—Oui, il était destiné à fonder un hôpital. Mais vous redeviez quarante mille francs sur cette maison.

—C'est vrai.

—Ces quarante mille francs payés, il reste quatre-vingt-dix mille francs net. Ce n'est point assez pour bâtir et fonder un hôpital de quarante lits.

—Prenez sur une autre portion de mes propriétés.

—J'ai pensé à une chose; le château de Chazelay est debout, il ne vous rappelle que de sombres souvenirs; un soir de bal, votre mère y a été brûlée vive.

Éva étendit la main comme pour prier Jacques de ne pas réveiller ce souvenir.

—Vous ne l'avez habité, m'avez-vous dit, du moins, que pour pleurer notre séparation.

—Oh! je vous le jure!

—Tous nos projets accomplis, il vous restera à peine de quoi vivre. Ce château n'est point celui d'une recluse, c'est celui non-seulement d'une femme, mais d'une famille du monde. Qu'y feriez-vous seule?

Éva frissonna.

—Je ne veux habiter rien seule, dit-elle; je veux rester avec vous, près de vous.

—Éva!

—Je vous ai dit que je ne vous parlerais pas d'amour, je vous le répète. Faites du château de Chazelay ce que vous voudrez.

—Nous y reprendrons le portrait de votre mère, et, quelle que soit la chambre que vous habitiez, ce portrait sera dans votre chambre.

Éva saisit la main de Jacques et la baisa avant que celui-ci eût eu le temps de l'en empêcher.

—C'est de la reconnaissance, dit-elle, ce n'est pas de l'amour. N'est-il pas convenu que ce n'est point assez que je me repente, qu'il faut que je me rachète.

—Il faudra cependant nous quitter un jour, Éva?

Éva le regarda avec terreur, mais son regard ne contenait aucun reproche.

—Je ne vous quitterai, Jacques, que si vous me chassez. Quand vous serez las de moi; vous me direz: Va-t'en; et je m'en irai. Seulement, cherchez-moi ou faites-moi chercher, cela ne vous donnera pas grand'peine, mon cadavre ne sera pas loin. Mais pourquoi me chasseriez-vous?

—Si jamais je me marie, dit Jacques.

—N'ai-je pas tout prévu, même ce cas-là? dit Éva d'une voix étouffée. N'est-il pas convenu que si votre femme veut me garder, je serai sa dame de compagnie, sa lectrice, sa femme de chambre. Laissez cela à sa décision, je la prierai tant qu'elle me prendra.

—Revenons au château de votre père. Vous ne voyez donc pas d'inconvénient à ce que nous en fassions une maison de refuge? Il est tout bâti, et, en vendant les meubles, nous aurons certainement assez pour fonder une rente. On m'a dit qu'il y avait des tableaux d'un grand prix, un Raphaël, un Léonard de Vinci, trois ou quatre Claude Lorrain; le goût du luxe reprend, le goût des beaux-arts revient, nous ferons facilement trois ou quatre cent mille francs rien qu'avec la collection des tableaux.

—J'ai entendu dire à mon père qu'il y avait un Hobbema dont on lui avait offert quarante mille francs, deux ou trois Miéris charmants, et un Ruysdaël qui n'a pas son pareil dans les musées de Hollande.

—C'est bien, voilà qui est réglé pour le château. Si nous n'avons pas assez de la vente des tableaux, nous prendrons sur la vente des terres. Vous rappelez-vous que vous m'avez dit que vous ne reculeriez devait aucun danger; que vous soigneriez les femmes, les petits enfants, et que, dans un cas de fièvre contagieuse, vous feriez de la charité même au risque de votre vie.

—Je l'ai dit et j'ai même ajouté que j'espérais en remplissant ce pieux devoir contracter quelque fièvre contagieuse; qu'alors vous me soigneriez à mon tour, que je mourrais dans vos bras, et qu'une fois bien sûr que je ne pourrais en revenir, vous m'embrasserez et me pardonnerez.

—Encore? dit Jacques.

—Vous me demandez si je me souviens, il faut bien que je vous prouve que oui.

—C'est bien! dit Jacques. Il faut que je monte à cheval; ne m'attendez que pour dîner. Si je ne revenais pas aujourd'hui, ne soyez pas inquiète, c'est que je serais retenu.

—Merci, Jacques! dit doucement Éva.

Elle se leva, se retira en regardant Jacques, et rentra dans sa chambre.

Un instant après, elle entendit le galop d'un cheval. Elle se précipita vers la fenêtre et vit Jacques Mérey qui tournait le coin de la petite ruelle par laquelle on allait au château de Chazelay.

Éva se trompait, ce n'était que secondairement que Jacques allait au château.

Il allait d'abord à la cabane de Joseph le bûcheron. Il eut quelque peine à pénétrer à cheval jusqu'à cette cabane, tant le bois avait grandi, tant les taillis avaient poussé.

Il l'aperçut enfin. Joseph était assis à la porte et rajustait les batteries de son vieux fusil.

Jacques le reconnut, mais il était si loin de penser au docteur qu'il fallut qu'il se nommât pour que sa mémoire revint au cerveau du braconnier.

—Ah! c'est vous, monsieur le docteur? s'écria le brave homme. Vous me retrouvez seul, ma pauvre vieille est morte.

—Mais vous vous portez bien, vous, Joseph, et vous me paraissez ne pas avoir renoncé à votre ancien état?

—Que voulez-vous? Tant que M. le marquis de Chazelay a vécu, j'ai espéré être le garde général de toutes ses propriétés, mais le pauvre diable, il a été fusillé, et il n'a pas tenu à lui que je ne fusse fusillé avec lui, il voulait m'emmener faire la guerre; mais faire la guerre contre mon pays, jamais! Je ne suis qu'un pauvre paysan, mais j'ai de la France plein le cœur.

—Ainsi vous dites donc, mon ami, demanda Jacques, que l'objet de votre ambition était d'être garde général des biens de M. de Chazelay?

—Oui, monsieur le docteur. Maintenant qu'on ne pend plus les braconniers, si les propriétaires sont intelligents, ils feront les braconniers gardes. Il n'y a pas à nous en conter à nous autres sur la passée des lièvres et des lapins, nous savons où les trappes se pratiquent et où les collets se tendent, et celui qui aurait confiance en moi aurait un gaillard qui ne se laisserait pas mettre dedans.

—À qui appartient ce petit bois dans lequel vous habitez?

—Je croyais vous avoir dit autrefois qu'il appartenait à M. le marquis.

—Alors, demanda Jacques, il fait partie de sa succession?

—Certainement.

—Mais peut-être ne voudriez-vous pas quitter ce bois et votre cabane, même pour une plus belle?

—Oh! dit le braconnier en secouant la tête d'un air mélancolique, depuis que la petite Hélène l'a quittée, depuis que Scipion n'y est plus, depuis que la mère y est morte, je la donnerais pour une épingle.

—Alors tout peut s'arranger, dit Jacques. C'est moi qui suis chargé par mademoiselle de Chazelay de vendre les biens de son père, et je ferai une condition à celui qui les achètera de vous nommer son garde. Comme appointements, quelle serait votre ambition?

—Ah! M. le docteur sait bien, n'est-ce pas, qu'on ne peut pas faire un état sans être payé?

—Oui, je le sais, mon ami, c'est pourquoi je vous demande combien vous désirez?

—M. le docteur, un bon garde ça n'a pas de prix. Mais nous allons coter au plus bas. Un bon garde, voyez-vous, ça vaut quatre-vingts francs par mois; il doit tuer deux lapins tous les jours et un lièvre le dimanche.

—Je me charge de vous obtenir ça et de vous faire bâtir à l'endroit que vous préférerez une jolie petite maison en pierres à la place de cette cabane.

—Je vous l'ai dit, monsieur le docteur, peu m'importe l'endroit. Tous les endroits me sont indifférents, celui-ci seulement est plus triste pour moi que tous les autres, et si j'avais su où aller, je l'aurais déjà quitté. J'étais bien décidé à décamper d'ici et même du canton à la première chicane qu'on m'aurait faite, mais on me craint dans le pays, je ne sais pas pourquoi, je ne suis pourtant pas méchant. Il est vrai que j'ai dit dans un temps que je tuerais comme un chien celui qui essayerait de me faire sortir de cette cabane, mais dans un autre temps, quand la petite se roulait là avec mon pauvre Scipion et que la vieille mère nous faisait la soupe pour tous les trois.

—Combien ce petit bois peut-il avoir environ? demanda Jacques.

—Trois ou quatre arpents, avec des sources magnifiques dont on pourrait faire une jolie petite rivière, allez!

—Mais il n'y aurait pas de route pour venir ici?

—Il y a la route du château, monsieur le docteur, qui passe à un demi-quart de lieue d'ici. Il y aurait un chemin à caillouter, voilà tout: ce serait l'affaire de quelques centaines de francs.

—Mais, dit Jacques, je croyais vous retrouver riche?

—Moi riche, et comment cela?

—Il me semble bien que le marquis de Chazelay aurait pu vous donner une dizaine de mille francs pour lui avoir fait retrouver sa fille.

—Oh! il n'aurait pas fallu beaucoup le presser; mais vous me croirez si vous voulez, monsieur Jacques Mérey, quand j'ai vu revenir la pauvre enfant au château, si malheureuse et si désolée, au lieu de chercher à rencontrer M. le marquis, quand je le voyais d'un côté je m'en ensauvais de l'autre. Puis, je vous dis, j'ai refusé de partir avec lui, j'ai dit que j'étais pour le nouvel ordre de choses, ça a tout rompu entre nous et je crois bien avec ça qu'il a su que je m'étais chargé d'une lettre de sa fille pour vous: de ce moment-là tout a été fini.

—Oui, dit Jacques, je sais que vous lui avez rendu service à la pauvre petite, et, tenez, voilà une année de vos appointements, comme garde général, payée d'avance.

Et il lui donna un petit sac de peau dans lequel il avait, avant de partir d'Argenton, compté mille francs.

—S'il vient ici des gens avec des grands papiers, des cartons et des pinceaux; que ces gens-là vous disent qu'ils sont architectes, vous les laisserez faire.

—Tout ce qu'ils voudront, monsieur le docteur.

—Puis, pas un mot, ajouta Jacques, sur ce qui vient de se passer entre nous, car il n'y aurait rien de fait.

—Mais, si je ne dis pas un mot, c'est arrêté comme cela, n'est-ce pas?

—Oui, mon ami.

—Monsieur Jacques, quand on passe un marché et qu'on ne signe pas, on se touche dans la main; entre honnêtes gens ça vaut mieux qu'une signature. Donnez-moi la main, monsieur le docteur.

—La voilà et de grand cœur, dit Jacques en la lui serrant cordialement. Maintenant la route la plus courte pour aller au château?

Joseph marcha devant, et, par un sentier que n'avait jamais vu Jacques, il le conduisit jusqu'à la lisière du bois.

—Tenez, dit-il, vous voyez bien ces girouettes?

—Oui.

—Eh bien! ce sont celles du château de Chazelay. Pauvre marquis, y tenait-il à ses girouettes! Quelle bêtise! maintenant qu'il est à six pieds sous terre! il ne les entend même plus crier, ses girouettes.

Et Joseph haussa les épaules avec un geste de profonde philosophie.

XIII

LE CHÂTEAU DE CHAZELAY.

Le docteur suivit au petit pas de son cheval le sentier que lui avait indiqué Joseph. Il était en effet à peine à un quart de lieue du château, et à moitié chemin il rencontra la route ferrée qui y conduisait, et qui ne passait pas en effet à plus de trois ou quatre cents pas du petit bois.

Celui qui était gardien du château était ce même Jean Munier autrefois commissaire de police, et devenu intendant du domaine de Chazelay.

Au moment où ses biens avaient été rendus à Éva, elle avait demandé au brave homme s'il préférait une place tranquille avec six ou sept mille francs d'appointements à un poste à Paris qu'il pouvait perdre d'un moment à l'autre. Aussi n'était-il pas sans inquiétude sur cette place d'intendant, ayant entendu dire que le château et toutes ses dépendances allaient être vendus.

Il vit donc approcher avec une certaine crainte Jacques Mérey, qu'il prenait pour un acquéreur.

En effet, les premières questions de Jacques, qui demanda à voir le château dans tous ses détails, n'étaient point faites pour le rassurer, et de ce moment tâcha-t-il de se faire du nouvel arrivant un protecteur.

Il questionna à son tour:

—Je ne crois pas, lui dit Jacques, que ce château soit vendu, mais il aura sans doute une autre destination; si mademoiselle de Chazelay vous a promis de se charger comme vous dites de votre avenir, je lui rappellerai sa promesse. Dites-moi votre nom et vous n'aurez pas à vous repentir de m'avoir rencontré sur votre chemin.

—Monsieur, je me nomme Jean Munier. C'était le nom du commissaire de police qui avait recueilli Éva au pied de l'échafaud.

Il le regarda fixement.

—Jean Munier, dit-il; en effet, mademoiselle de Chazelay vous a de grandes obligations; si vous ne lui avez pas sauvé précisément la vie, vous la lui avez conservée dans des circonstances terribles.

—Vous savez cela, monsieur?

—Oui... et peut-être lui avez-vous entendu prononcer mon nom.

Jean Munier regarda l'inconnu avec une nouvelle curiosité.

—Je m'appelle Jacques Mérey, répondit le docteur en fixant son regard profond sur l'intendant.

Jean Munier bondit, joignit les mains; puis, avec une expression de joie à la sincérité de laquelle il n'y avait point à se tromper:

—Ah! monsieur, s'écria-t-il, elle vous a donc retrouvé?

—Oui, répondit froidement Jacques.

—Ah! qu'elle doit être heureuse, la chère demoiselle! s'écria l'ancien commissaire de police. Si elle vous a nommé? Ah! je le crois bien! à tout moment elle vous appelait avec des cris de douleur, avec des larmes. Savez-vous où je l'ai trouvée, monsieur, continua le brave homme en saisissant le bras du docteur, je l'ai trouvée au pied de l'échafaud, où elle voulait mourir parce qu'elle vous croyait mort. Et c'est un miracle qu'elle n'y ait pas passé comme les autres. Vingt têtes ont tombé sous ses yeux! heureusement que le père Sanson savait son compte et n'a voulu entendre à rien, elle s'obstinait à mourir. Elle n'est pas morte, Dieu merci, elle vit, elle est riche, vous allez l'épouser, n'est-ce pas?

Jacques devint pâle comme un mort.

—Montrez-moi le château, dit-il.

Jean Munier prit les clefs, et, le chapeau à la main, conduisit Jacques Mérey à l'escalier d'honneur.

Jacques n'avait jamais vu le château de Chazelay qu'à l'extérieur. Du vivant du marquis, il avait toujours refusé d'y entrer, quoique trois ou quatre fois on l'eût envoyé chercher, soit pour une indisposition des maîtres de la maison, soit pour des maladies des gens de M. le marquis.

C'était un château, nous croyons l'avoir déjà dit, du seizième siècle, avec des restes de tours, de remparts et de ponts-levis. Il avait la formidable assise des châteaux de ce temps de guerre, et l'on eût pu à la rigueur y soutenir un dernier siége.

Comme dans tous les châteaux de cette époque, on débutait par une salle des gardes, grande à elle seule à tenir toute une maison moderne; puis de la salle des gardes on passait dans des salons, dans des chambres, dans des cabinets, dans des boudoirs s'étendant sur trois façades et éclairés par quatre-vingts fenêtres. De là une vue magnifique dominait tous les environs. Une seule de ces chambres, qui paraissait avoir été autrefois une chambre à coucher, était complètement démeublée et ne conservait pour tout ornement qu'un grand portrait de femme ressemblant à Éva.

C'était la chambre où sa mère avait été brûlée le soir du bal. Ce portrait, c'était celui dont elle parlait dans le manuscrit et devant lequel, aux jours de sa tristesse, elle s'agenouillait et faisait ses prières. Puis, après cette chambre, continuait la suite des appartements meublés et, comme nous l'avons dit, somptueusement meublés.

C'est là, c'est dans ces chambres, dans ces cabinets, dans ces boudoirs, que Jacques retrouva les tableaux dont on lui avait parlé, le Raphaël qui représentait une sainte Geneviève filant au fuseau, entre un mouton et le chien du troupeau; c'est là qu'il retrouva les Claude Lorrain, les Hobbema, les Ruysdaël, les Miéris, un Léonard de Vinci merveilleux; enfin tout un trésor de peintures italiennes et flamandes.

Il nota tous ces tableaux sur un carnet, donna la liste à Jean Munier et lui ordonna de les faire mettre dans des caisses. Puis, à toutes les cheminées, des miniatures de Petitot, Latour, d'Isabey et de madame Lebrun, trois ou quatre Greuze, ravissantes toiles de boudoir, de ces bijoux de vieux Saxe dont sont chargées les cheminées des vieux châteaux des bords du Rhin. Il y avait une fortune rien que dans ces inutilités qui sont la première nécessité du luxe. Tout cela fut noté par Jacques avec ordre de les déposer dans des commodes et des secrétaires de Boule et de bois de rose dont regorgeaient les grands appartements du château.

Des girandoles, des glaces de Venise, des lustres avec des milliers de cristaux taillés à facettes, des chandeliers capricieux comme des rêves de la Pompadour ou de la Dubarry; des dessus de porte de Boucher, des Watteau, des Vanloo, des Joseph Vernet, des collections d'émaux de Limoges, des trésors enfin auxquels Éva n'avait pu faire attention, soit qu'elle en ignorât la valeur, soit qu'elle fût trop triste pour s'occuper de pareilles bagatelles.

Au second étage, tout un assortiment de meubles Louis XVI, qui à cette époque ne valaient que leur prix d'achat, mais qui aujourd'hui eussent ruiné un collectionneur.

Il eût fallu non pas un jour, mais un mois pour visiter toutes les chambres et tous les salons et pour en estimer les richesses; il y avait des tapisseries de Beauvais et d'Arras merveilleuses, des chambres entières tendues en étoffe de Chine, dont tous les meubles, dont tous les ornements, dont toutes les porcelaines étaient de Chine; il avait fallu trois générations de maîtres riches et de maîtresses coquettes pour réunir ce que contenait ce gigantesque écrin de granit.

Comme tous les émigrés, le marquis de Chazelay croyait faire une absence de quatre ou cinq mois; il avait donc laissé dans leurs étuis, dans leurs boîtes, les objets les plus précieux; le séquestre avait tout conservé intact. Il y avait de quoi meubler quatre maisons et deux châteaux comme on commençait à les faire à cette époque-là avec ce que Jacques Mérey allait recueillir dans le seul château de Chazelay.

Les terrains environnant le domaine étaient consacrés à des jardins fruitiers, à des jardins de promenade comme on commençait à les faire en France, d'après la mode anglaise; et enfin à un de ces grands parcs dont les allées sans fin semblaient conduire au bout de l'univers.

Rien qu'à abattre les bois inutiles il y en avait pour plus de cent mille francs.

Au bas du plateau sur lequel le château était situé s'étendait une petite rivière, qui, après avoir formé deux ou trois étangs pleins de poissons, allait se jeter dans la Creuse.

Rien de plus pittoresque que ces moulins qui ressemblaient à ces fabriques que l'architecte de la reine Marie-Antoinette avait élevées au petit Trianon et qui avaient donné naissance à la plupart des propos calomnieux peut-être qui avaient poursuivi la pauvre reine pendant sa vie et qui la poursuivaient encore après sa mort.

Chacune de ces bâtisses contenait un petit retrait pour un poëte, pour un peintre, pour un compositeur. Par chacune des fenêtres ménagées avec beaucoup d'art, on apercevait un point de vue différent, toujours bien choisi, tantôt terrible, tantôt gracieux.

L'intendant que Jacques avait trouvé au château, où du reste il montait tous les jours pour s'assurer que tout était en bon ordre, habitait un de ces petits retraits avec sa femme encore jeune et deux petits enfants.

Jacques lui dit ce qu'il avait fait pour Joseph le bûcheron. Jean Munier connaissait l'homme, mais ne connaissait pas la part qu'il avait eue dans la vie d'Éva et de Jacques.

Sans lui en dire plus qu'il n'en savait sur ce point, sans lui laisser pressentir ce qu'il voulait faire du bois où était située la cabane du bûcheron, Jacques lui recommanda d'être bon pour lui et de le laisser chasser tant qu'il le voudrait.

À chaque pas de son retour, Jacques rencontrait un souvenir. Là il avait guéri un enfant qui était tombé d'un arbre en dénichant un nid; plus loin, c'était une mère qui avait attrapé le croup en soignant sa petite fille; ici, c'était un vieillard paralytique sur lequel il avait essayé pour la première fois la cure par les poisons, c'est-à-dire par la strychnine et la brucine. Un paysan dont le fusil avait crevé à l'affût s'était mutilé la main, et grâce aux soins méticuleux que le docteur avait pris de lui, il le vit travaillant de cette main qu'un autre eût coupée, et qu'il lui avait conservée, lui, pour l'aider à nourrir sa famille.

Tous ces gens le reconnaissaient, l'arrêtaient, lui parlaient de lui, sans qu'aucun le quittât sans lui parler aussi d'Éva, et sans renouveler pour lui cette douleur toujours croissante de prononcer son nom.

Du reste, ce nom n'était-il pas plus présent que jamais à sa pensée? Ne suivait-il pas cette même route par laquelle il était revenu le jour où il rapportait Éva dans un coin de son manteau? Il y avait bientôt dix ans de cela, et chaque détail de la route lui était encore aussi présent aujourd'hui que s'il eût fait cette route hier, accompagné de Scipion, courant devant lui, revenant à sa rencontre et sautant après le manteau replié dans lequel était roulée sa jeune maîtresse.

Tout entier à ses pensées, il laissait aller son cheval au pas ordinaire en reconnaissant que le refus de Dieu à l'homme de soupçonner l'avenir était un suprême bienfait lorsque, dans le but non-seulement de faire une bonne action, mais de pousser d'un pas la science en avant, il emportait ce corps inerte et mal formé, n'espérant pas même le voir arriver à un développement aussi parfait que celui qu'il avait obtenu à force de soins. Il était loin de deviner l'influence que cet enfant sans parole, sans regard, sans intelligence, presque sans souffle, prendrait sur sa destinée.

L'homme avait-il sa page écrite d'avance dans le livre de l'univers, ou l'homme allait-il se heurtant au hasard à tous les accidents de son chemin dont chacun en le poussant à droite ou à gauche changeait quelque chose à son avenir inconnu à Dieu comme à lui?

Qu'eût-il fait de cet être informe qui ralentissait sa marche en l'embarrassant? S'il eût su que de lui naîtrait cette source de douleurs à laquelle il s'abreuvait et à laquelle pendant six ans il avait cru boire toutes les délices de la vie, sans doute il l'eût abandonné à quelque tournant de route ou tout au moins reporté sur la paille fétide où il l'avait pris. Eh bien, non, tant le cœur a de sombres mystères! la curiosité lui eût rendu peut-être cette petite créature plus chère et plus intéressante lorsqu'il l'eût sue l'instrument dont le malheur se servirait pour sonder son inépuisable bonté. Non! il l'eût gardée vivante et, pour les instants de bonheur que lui avait donnés cette rencontre inattendue, il aurait risqué ces longues tortures, qu'il était obligé de s'avouer à lui-même n'être pas sans une amère douceur.

C'est plongé dans ces pensées qu'il rentra à Argenton. Il vit de loin la petite maison avec son belvédère où l'attendait Éva, et ce fut avec un sentiment douloureux, mais qu'il n'eût pas voulu ne point éprouver, qu'il se dit qu'il allait retrouver là cette belle fleur issue de la plante rachitique qu'il y avait apportée.

À vingt-cinq pas de la maison il rencontra Baptiste, qui vint à lui la figure joyeuse. Il était allé pour voir le docteur, ne l'avait point trouvé, mais avait trouvé Éva.

Il appuya familièrement la main sur le cou du cheval de Jacques, et l'accompagna tout en le remerciant pour la centième fois de lui avoir sauvé la vie.

—Tu es donc heureux, mon pauvre Baptiste? demanda Jacques.

—Ma foi! oui, monsieur le docteur, répondit celui-ci, et je crois vraiment qu'il y a une Providence pour les pauvres.

—Pourquoi pour les pauvres, Baptiste?

—Ah! parce que les riches, il faut trop de choses pour contenter leurs désirs, monsieur Jacques; tandis que les pauvres, il ne leur faut que trois ou quatre jours de pain d'avance pour qu'ils soient contents. La moindre chose qui leur tombe du ciel les satisfait. Il y a trois jours, je n'avais pas un sou, pas un chiffon de pain à la maison; j'apprends que mademoiselle Éva est arrivée, je suis heureuse de la nouvelle et cela me donne à déjeuner; je viens la voir, elle me donne un louis, en voilà pour dix ou douze jours et dans dix ou douze Jours j'atteindrai un des quartiers de la pension que vous m'avez fait avoir.

Mérey poussa un soupir. Éva commençait donc à exercer d'elle-même et sans y être poussée cette charité dont il comptait lui faire un devoir.

Il donna son cheval à reconduire à Baptiste, tira la clef de sa poche, ouvrit la porte et rentra.

C'était l'heure du dîner. Jacques Mérey se rendit directement à la salle à manger.

En passant devant la chambre d'Éva, il la vit ouverte et l'ombre de la jeune fille dans sa chambre.

La table était mise, mais il y avait un seul couvert sur la table.

Il appela Marthe et d'un ton plus brusque que de coutume:

—Où est donc Éva? lui demanda-t-il.

—Dans sa chambre, répondit Marthe, où sans doute elle attend que vous la fassiez demander.

—Qui a dit de ne mettre qu'un couvert sur cette table?

—Elle.

—Pourquoi cela?

—Parce qu'elle a dit qu'elle ne savait si vous lui permettriez de dîner avec vous.

Des larmes vinrent aux yeux du docteur.

—Éva! cria-t-il d'un mouvement irréfléchi.

—Me voilà, mon doux maître, dît Éva en poussant la porte.

—Mettez le couvert de mademoiselle, dit le docteur à Marthe en se détournant pour cacher l'altération de son visage.

XIV

M. FONTAINE, ARCHITECTE

Orgueil! fouet de vipère et bouquet de fleurs avec lequel le sort à son caprice plutôt qu'à l'ordre d'un maître souverain flagelle ou caresse l'homme. Mobile de toutes les grandes actions, source de tous les grands crimes, qui perdit Satan, qui glorifia Alexandre. Tour à tour obstacle, moyen, que l'on trouvera sur toutes les routes, à tous les instants, sous toutes les formes pour aider l'homme dans ses espérances et le contrarier dans ses projets.

Mais de tous les orgueils, à coup sûr le plus puissant est celui qui se cache au fond du cœur comme dans un tabernacle sous le nom sacré d'amour.

Être aimé d'une jolie femme est une supériorité sur les autres hommes; être oublié ou dédaigné par elle est une chute qui vous renverse au-dessous d'eux, et la haine qu'inspire la trahison de celle ou celui qu'on aimait est d'autant plus grande, d'autant plus durable, d'autant plus persévérante, que tout rapprochement entre les deux cœurs blessés est un souvenir forcé de la faute, disons mieux, de l'ingratitude que l'un des deux a commise.

Plus les deux corps se rapprochent, plus les deux âmes tendent à se confondre, plus les deux lèvres se cherchent, plus une voix intérieure vous crie:

—L'autre! l'autre! l'autre!

Et alors cet amour qui était prêt à rentrer dans votre être, à s'emparer de nouveau de votre personne, se change en un sentiment de haine, et, au lieu du dictame que vous teniez déjà pour appuyer sur votre plaie, vous met le poignard flamboyant et empoisonné des Malais à la main.

Ô Othello! sombre miroir que le plus grand poëte qui ait jamais existé a présenté aux regards de l'homme, sois notre éternelle admiration!

Rien ne désarme la jalousie. Une caresse? Un autre a reçu la pareille. Une larme? Elle a pleuré pour un autre. Je t'aime! Elle l'a dit à un autre comme elle le dit à toi.

Elle est triste? elle se souvient. Elle est gaie? elle oublie. Deux fautes aussi grandes l'une que l'autre aux yeux du cœur ulcéré qui sous ses regards brûlants fait éclore l'un après l'autre tous les sentiments du cœur qui l'a trompé.

À cette touchante humilité d'Éva, «Voudra-t-il que je mange à la même table que lui?» Jacques avait été près d'éclater, de lui ouvrir les bras et de l'emporter dans une nuit assez sombre pour ne pas même la voir. Mais tout en ne la voyant pas, il l'eût sentie contre lui appuyée à sa poitrine, et c'eût été encore trop, car elle avait été, ne fût-ce qu'une fois, appuyée ainsi à la poitrine d'un autre.

Non, il faut le temps, il faut que la blessure se referme, il faut que là où elle a été les chairs s'endurcissent par le travail de la guérison, et que cet endroit qui a été le plus douloureux de tout notre corps tant que les chairs saignantes ont été au contact de l'air, devienne le plus insensible sous le calus de la cicatrice.

Il faut le temps.

Le temps qu'ils passèrent à table l'un près de l'autre ne fut qu'une longue douleur, plus aiguë peut-être, mais plus supportable s'ils eussent été loin l'un de l'autre.

Jacques Mérey se leva le premier; sans doute c'était celui qui souffrait le plus. Il sourit en disant bonsoir à Éva et sortit.

Il y avait tant de tristesse dans ce sourire, tant de larmes dans cet adieu, qu'à peine la porte fut-elle refermée qu'Éva éclata en sanglots.

—Qu'a donc notre maître? s'écria Marthe en entrant toute effarée; il monte chez lui en pleurant et je vous trouve pleurant ici?

Éva saisit les mains de la bonne vieille femme.

—Pleurait-il? demanda-t-elle. Es-tu sûre qu'il pleurait?

—Je l'ai vu comme je vous vois, dit Marthe étonnée.

—Oh! moi, je ne pleure pas, dit Éva.

Et elle essuya ses yeux qui en effet brillaient comme deux étoiles allumées par un éclair dans la nuit sombre.

Éva monta chez elle, heureuse du premier moment de bonheur qu'elle eût eu depuis qu'elle avait retrouvé Jacques. L'homme qu'elle adorait, pour lequel elle eût donné sa vie, souffrait autant qu'elle, puisqu'il pleurait comme elle.

Le lendemain, un homme inconnu, qui avait l'air d'un artiste et qui était arrivé la veille par la diligence, se fit annoncer par Marthe à Jacques, sous le nom de M. Fontaine, architecte.

Jacques s'enferma avec lui, se fit servir à déjeuner avec lui dans son laboratoire et passa toute la journée à travailler avec lui.

Éva déjeuna et dîna seule, ou plutôt ne mangea ni à déjeuner ni à dîner. Le moment de joie de la veille était effacé. Ses projets de séparation tenaient donc plus que jamais, puisque l'homme qui devait y contribuer était arrivé.

Le lendemain, tous deux sortirent, mais cette fois en voiture.

Ils allaient visiter le bois du braconnier Joseph et le château de Chazelay. Ils allèrent en voiture jusqu'à l'angle qui se rapprochait le plus du bois; de là la voiture les attendit, et tous deux se rendirent à pied à la cabane de Joseph.

Ils y entrèrent et trouvèrent le braconnier tout joyeux encore de sa conversation avec l'intendant de mademoiselle de Chazelay, qui lui avait affirmé que, quelque chose qui arrivât, sa place ne pouvait que devenir meilleure.

Jacques indiqua à M. Fontaine le point précis où il avait trouvé Éva et qui devait devenir le point central d'une jolie maison, moitié cottage, moitié château, avec tous ses accidents de rentrants et de sortants que les Anglais et les Américains donnent à leurs habitations.

—M. Fontaine, homme classique de l'école grecque, ne comprenait que la maison à terrasse avec un fronton comme celui de Jupiter Stator. Il élevait donc difficultés sur difficultés, lorsque Jacques prit un crayon et dans un quart d'heure bâtit sa pensée sur le papier; puis, à côté de ce charmant dessin qui révélait un habile paysagiste, il fit le plan géométral intérieur de cette maison.

—Mais, monsieur Mérey, lui dit l'homme pratique, il fallait donc me dire que, vous aussi, vous étiez architecte.

—Oui, monsieur, architecte amateur, répondit en riant Jacques, mais simple faiseur de croquis, assez habile dans cet art que j'ai beaucoup exercé, ayant beaucoup couru le monde. Il y a longtemps que j'ai rêvé cette petite bâtisse comme étant la mieux appropriée aux besoins d'un ménage ayant quatre chevaux, deux voitures et six domestiques.

—Et que comptez-vous mettre à cette fantaisie, demanda l'architecte?

—Ce que vous voudrez, monsieur, répondit Jacques.

L'architecte prit un crayon, aligna des chiffres.

—Cela vous coûtera, dit-il au bout de dix minutes, de cent vingt à cent trente mille francs.

—Soit! répondit Jacques, maintenant il faut dessiner le parc.

—Eh bien! monsieur, continuez de faire ce que vous avez commencé, dit l'architecte.

—Volontiers, dit Jacques.

Il tira de sa poche un plan du petit bois, au milieu duquel il plaça sa bâtisse, en la proportionnant à la grandeur du plan; puis tout autour de la maison, les massifs d'arbres qu'il fallait ménager, ceux qu'il fallait abattre; il se servit des accidents de terrain pour l'envelopper aux trois quarts de l'eau des sources qui traversaient le bois. Il ménagea les jours qui donnaient sur chaque point de vue pittoresque, tira parti du château, de la jolie petite ville d'Argenton, et de la vallée de la Creuse qui allait se perdre dans un horizon azuré.

—Il y a beaucoup de travaux de terrassements, monsieur, dit l'architecte.

—Mettons soixante-dix mille francs pour ces travaux, dit Jacques.

—Oh! ce sera plus que suffisant, répondit M. Fontaine.

—Eh bien! signons un devis de 200,000 francs, dit Jacques, que je n'aie plus à m'occuper de rien et qu'au mois de juin tout cela soit fait.

—C'est possible, dit M. Fontaine, mais alors comme il faudra payer la rapidité, nous dépasserons peut-être de quelque dix mille francs le devis.

—Mettons dix mille francs pour les imprévus, dit Jacques.

—Ma foi! monsieur, dit l'architecte, vous réglez largement les choses, et il y a plaisir à traiter avec vous.

Jacques prit une feuille de papier, et écrivit dessus:

«Je prie M. Ainguerlo de payer à M. Fontaine, architecte, soit en un seul payement, soit en plusieurs, et à sa volonté, la somme de deux cent dix mille francs à mon compte sur l'argent qu'il a à moi.

»jacques mérey.»

—Maintenant, dit Jacques; vous entendez bien, monsieur, je vais vous donner le détail des ornements intérieurs. Je ne veux m'occuper de tout cela que pour visiter les travaux une fois ou deux par mois. Vous aurez un homme à vous dont nous réglerons le traitement à part et qui surveillera les travailleurs.

Puis il écrivit sur une autre feuille de papier:

«Je m'engage à livrer à M. Jacques Mérey la petite maison du bois de Joseph, ainsi que le parc dessiné à l'anglaise selon le devis qui en a été fait par moi, dans le délai de quatre mois, moyennant la somme de deux cent dix mille francs, que je reconnais avoir reçue comptant.»

Il passa le papier à M. Fontaine; celui-ci le signa. Jacques Mérey le plia et le remit dans son portefeuille.

—À présent, dit-il; nous n'avons plus rien à faire ici, n'est-ce pas?

—Non, répondit l'architecte.

—Eh bien; alors, allons au château.

Tous deux rejoignirent la voiture qui les attendait à l'angle du chemin, et, cinq minutes après, ils étaient au château de Chazelay.

Ce fut à la vue de ce château surtout que la haine classique de M. Fontaine pour les bâtisses du moyen âge éclata dans toute sa force.

Il s'éleva contre les tours, contre les herses, contre les ponts-levis, contre les portes à plein cintre, contre les fenêtres ogivales, contre les murs de dix pieds d'épaisseur. Il démontra qu'avec ce qui était entré de matériaux inutiles dans ce château, il y avait de quoi en bâtir trois autres, et il déplora de la façon la plus éloquente du monde, en sortant des années, 1793, 94, 95 et 96, ces années de barbarie où il fallait que les seigneurs élevassent de semblables forteresses, contre leurs sujets et leurs voisins.

M. Fontaine, de même qu'il ne comprenait que la bâtisse grecque, ne comprenait que l'ameublement antique; il ne comprenait pas qu'on s'assît sur une chaise si elle n'avait pas la forme curule, sur un fauteuil s'il n'était pas taillé sur le modèle de celui de César ou de Pompée. Aussi tous ces charmants meubles Louis XV et Louis XVI le faisaient-ils entrer dans des transports de fureur contre le mauvais goût de l'époque.

—De ces meubles, ne vous en occupez pas, lui dit Jacques, j'en ai l'emploi, ils meubleront ma maison du bois Joseph et ma maison de Paris, car vous aurez, monsieur l'architecte, une maison aussi à me bâtir à Paris.

Cette promesse raccommoda un peu M. Fontaine avec le pitoyable spectacle qu'il avait sous les yeux.

—Et de ceci, demanda-t-il, que comptez-vous faire?

—Qu'appelez-vous ceci d'abord?

—Mais de ce vieux bahut de château.

—De ce vieux bahut de château, monsieur Fontaine, nous ferons un hôpital.

—Ah! fit l'architecte; au fait, ce n'est guère bon qu'à cela.

—Croyez-vous que les malades seront bien ici?

—Ce n'est pas l'air qui leur manquera, fit l'architecte.

—L'air, dit Jacques, est un de mes moyens curatifs.

—Vous êtes donc, médecin, monsieur?

—Médecin amateur, oui.

—Vous me donnerez, j'espère, vos dispositions intérieures pour la construction de cet hôpital, dit l'architecte; j'ai bâti plus de châteaux que d'hospices.

—C'est-à-dire, reprit en souriant Jacques, que vous avez bâti plus de choses inutiles que de choses nécessaires.

—Citoyen et philanthrope? demanda M. Fontaine.

—En amateur, oui, monsieur. Quant aux jardins, je ne crois pas qu'il y ait quelque chose à y changer, continua Jacques, ils ont de grandes allées de tilleuls où il fait de l'ombre par le soleil le plus ardent, et des endroits découverts où l'on peut se réchauffer au moindre rayon de soleil de décembre ou de janvier.

—Mais cette grande salle d'armes, dans laquelle on ferait entrer le Louvre avec tous ses portraits de famille et toutes ses cuirasses, qu'en comptez-vous faire?

—Un promenoir d'hiver, bien chauffé, pour mes malades. Trouvez-vous qu'ils seront mal ici?

—Mais il faudra mettre un poêle à chaque coin, fit observer l'architecte.

—Les poêles sont malsains, mais cette immense cheminée, demanda Jacques, croyez-vous qu'elle soit là comme simple ornement?

—Faudrait brûler des chênes tout entiers dans votre cheminée.

—On en brûlera, dit Jacques, le château de Chazelay a dix mille arpents de forêts, et par conséquent quelque chose comme dix milliers de chênes à brûler. Mais j'aime les choses, vous le savez, qui vont rondement, il me faut soixante-dix à quatre-vingts cellules pour mes malades. Trouvez-moi ça au rez-de-chaussée et trouvez-m'en autant pour mes pauvres au premier.

L'architecte se mit à l'œuvre, toisa, arpenta, mesura, et au bout de deux heures pendant lesquelles Jacques Mérey resta pensif et rêveur, les yeux tournés vers Argenton, il fit son devis.

—En nous servant de tous nos moyens, dit-il, et en faisant nos cloisons en simple bois blanc ou en plâtre, nous arriverons avec soixante ou soixante-dix mille francs.

—Je vous passe soixante-dix mille francs, cher monsieur Fontaine, dit Jacques.

Il écrivit:

«Je prie M. Ainguerlo de payer à M. Fontaine, soit en un payement, soit en plusieurs, à sa volonté, la somme de soixante-dix mille francs, à la condition que le château de Chazelay sera transformé en hospice à la fin de juin de la présente année.»

Et il signa.

De son côté, M. Fontaine remit à Jacques son engagement d'être prêt à l'époque fixe.

M. Fontaine tenait à partir le soir même pour Paris. Jacques Mérey le reconduisit droit à la diligence.

—Et votre maison de Paris, demanda M. Fontaine, nous n'en disons rien?

—Je vous en écrirai, dit Jacques. Je n'en ai besoin que pour cet hiver.

Et sur ces mots, M. Fontaine prit congé de Jacques, monta en voiture et partit.

XV

ECCE ANCILLA DOMINI

Le mois de mars et la moitié du mois d'avril s'écoulèrent sans rien changer à la position des deux jeunes gens vis-à-vis l'un de l'autre.

De la part de Jacques Mérey surtout, il y avait une fixité remarquable dans ses rapports avec Éva. Il était bienveillant en tout, dans ses paroles, dans le son de sa voix, dans ses regards; mais jamais ni tendre ni amoureux. Il avait adopté un diapason duquel il ne se départait jamais.

De la part d'Éva, c'était la gamme de l'humilité, de la soumission et de la tendresse qui servait de base à toutes ses paroles. Elle ne s'occupait plus ni de musique ni de dessin; aussitôt que Jacques sortait, et il sortait souvent sous le prétexte de ses visites aux pauvres, elle se mettait à son rouet et filait.

Marthe lui avait appris à filer.

Dévouée comme elle avait promis de l'être aux misères humaines, elle avait substitué les travaux utiles de la ménagère aux talents de la femme du monde, d'un monde où sa place était effacée.

Un jour Jacques Mérey rentra plus tôt que de coutume, et la vit comme Marguerite assise à son rouet. Il s'approcha d'elle, la regarda un instant avec une attention pleine de bienveillance, puis, avec un léger mouvement de tête:

—Bien, Éva! dit-il.

Et il se retira dans son laboratoire sans ajouter un mot.

Les deux mains d'Éva tombèrent à ses côtés, sa tête se renversa sur le dossier de son fauteuil, ses yeux se fermèrent et les larmes coulèrent de ses paupières.

Les premiers beaux jours du printemps, sans revenir encore, apparaissaient déjà à l'horizon. À certaines parties du jour, des teintes roses et azurées tamisaient les brouillards fugitifs de l'hiver. On sentait dans les derniers souffles d'avril passer les douces brises de mai et déjà, sur les arbres plus hâtifs que les autres, les bourgeons cotonneux éclataient et laissaient passer les pointes vertes de leurs premières feuilles.

Sous cette haleine tiède et amicale, le jardin de la petite maison reprenait tout son charme et toute sa juvénile virilité. Les fleurs poussaient, non plus éparses à travers les flaques d'eau ou les îles de neige, mais par massifs. L'arbre du bien et du mal, non-seulement était couvert de toutes ses fleurs étoilées, mais encore son feuillage venait au secours de ses fleurs contre les gelées du printemps.

Le ruisseau avait repris son murmure et sa transparence, et quelques jours encore la tonnelle allait étendre ses feuilles sur le treillage encore transparent.

Les premiers chanteurs du printemps, les rouges-gorges, les mésanges, les pinsons, cherchaient les endroits où bâtir leurs nids; de temps en temps on entendait deux ou trois notes mélodieuses échappées au gosier de la fauvette. Le rossignol essayait d'égrener ses notes comme des perles, mais tout à coup il s'arrêtait, un reste de froid étreignait son chant mélodieux et le forçait de s'arrêter.

Les hirondelles avaient reparu.

Pas un des symptômes de ce retour à la vie et à l'amour n'échappait à Éva; c'était bien plus un oiseau qu'une femme, un être sensitif qu'un être raisonneur. Le vent, le soleil, la pluie avaient leur reflet en elle; elle éprouvait une partie des modifications de la nature. Parfois elle surprenait de son côté Jacques Mérey l'œil fixé sur toutes ces transformations végétales et animales qui accompagnent le réveil de la nature. Sans doute y trouvait-il le même charme qu'elle, mais, comme s'il eût condamné sa bouche à ne plus sourire aux douces émotions, dès qu'il s'apercevait qu'il était épié, il poussait un soupir et rentrait chez lui.

Cependant de temps en temps il reprenait avec Éva les conversations longues et suivies. C'était alors qu'il lui racontait comment il avait fait du château de Chazelay un hospice modèle où les vieillards, les femmes et les enfants pauvres auraient bon air, bonne nourriture et beau soleil. Alors Éva demandait à voir et à suivre ces travaux philanthropiques; mais Jacques lui répondait toujours:

—Je vous y conduirai lorsqu'il sera temps, et vous aurez tout le loisir de vous livrer à cette sainte occupation.

Vers la fin du mois de mai, Éva vit revenir le même homme au carton qui était déjà venu une fois. C'était M. Fontaine, qui venait s'assurer par ses propres yeux que ses travaux s'exécutaient avec ponctualité et intelligence.

On mit les chevaux à la voiture et Jacques Mérey et lui repartirent comme ils avaient déjà fait.

La petite maison du bois Joseph était complètement achevée, et Jacques venait pour recevoir les bouquets qu'offrent les maçons aux propriétaires lorsqu'ils n'ont plus rien à faire à l'œuvre entreprise par eux.

Jacques n'avait cessé d'y donner ses soins, quoi qu'il eût dit à M. Fontaine, aussi n'y avait-il pas un détail dans la sculpture et l'architecture qui fît défaut.

Malgré son horreur pour les toits aigus, l'architecte avait compris que dans notre belle France, où il neige un tiers de l'année, où il pleut l'autre, les toits en terrasse ne sont bons qu'à faire des réservoirs au sommet des maisons.

Comme toutes les boiseries avaient été taillées et sculptées en même temps que la maison était bâtie, il n'y eut qu'à mettre des gonds aux ouvertures et à y appliquer les portes et fenêtres. Jacques Mérey choisit les couleurs des papiers. M. Fontaine se chargea de les envoyer de Paris avec des ouvriers habitués à coller les tentures, non point par rouleaux, mais par larges bandes et par larges placards.

Puis il s'en alla enchanté de la façon dont la besogne avait marché, promettant de revenir sous quinze jours pour voir la maison dans son ensemble d'achèvement.

Jacques Mérey lui avait fait en même temps le plan de la maison de Paris et l'avait chargé d'acheter un terrain du côté du faubourg Saint-Honoré ou de la rue de l'Arcade.

Quatre ou cinq jours après, ouvriers et tentures arrivaient, si bien qu'en dix jours, papier, rideaux et portières furent posés.

Jacques avait choisi des papiers foncés pour faire valoir les tableaux, et, lorsque M. Fontaine revint, il fut forcé d'avouer qu'il n'y avait au monde qu'un seul peintre, nommé Raphaël, mais que l'école flamande, que l'école vénitienne, l'école napolitaine, l'école florentine, l'école espagnole, l'école hollandaise et même l'école française ont bien aussi leur mérite.

Jacques Mérey n'avait pas utilisé pour sa maison du bois Joseph les deux tiers des tableaux que lui fournissait le château de Chazelay. Il lui en restait le double de ce qu'il avait employé et de ce qu'il emploierait dans sa maison de Paris, tous les tableaux de sainteté étant réservés pour la petite église de l'hôpital. Il y avait surtout une chambre dans la petite maison du bois Joseph qu'il avait traitée avec un soin tout particulier: c'était celle où il avait placé en face du lit le portrait de madame la marquise de Chazelay, la mère d'Éva, celle-là qui avait si malheureusement péri par le feu.

Tout ce qu'il y avait de plus jolis meubles en bois de rose et en ébène incrusté d'ivoire, tout ce qu'il y avait de plus finement travaillé en meubles de Boule étaient réunis dans cette chambre. Les vases de la cheminée et la pendule étaient du saxe le plus ingénieusement travaillé, les cadres des glaces étaient en saxe et la cheminée elle-même en porcelaine de Dresde.

Tout cela ressortait admirablement, le portrait de la marquise de Chazelay compris, sur une tenture de velours grenat.

Il va sans dire que les tapis des chambres étaient assortis à leurs tentures.

Cette chambre, qui se trouvait au centre même du bâtiment, juste au-dessus de l'endroit où Jacques, conduit par Scipion, avait trouvé la petite Hélène, avait sa vue sur le charmant paysage que nous avons décrit et qui lui donnait le château de Chazelay pour son horizon de gauche et la vallée de la Creuse pour son horizon de droite.

En face de ses deux fenêtres du milieu était une large ouverture à travers le bois qui permettait d'apercevoir Argenton et, avec une lunette d'approche, de distinguer la maison du docteur avec son laboratoire.

La chambre du docteur, au contraire, attenant à celle que nous venons de décrire, d'un côté par un cabinet de toilette et de l'autre par un corridor, était d'une sévérité tout antique. C'était celle de Cicéron, exécutée à Cumes sur le modèle des plus belles fabriques retrouvées à Pompéi. Elle donnait d'un côté dans une bibliothèque et de l'autre dans un salon moderne meublé tout entier dans le goût Louis XV, avec tous les objets de cette époque que lui avait fournis le château de Chazelay. Les peintures du cabinet, imitées de celles de Pompéi, étaient exécutées par des élèves de David.

Il y avait une salle à manger d'hiver, dans une serre toute plantée de fleurs exotiques, et une salle à manger d'été donnant sur un charmant parterre de nos fleurs d'Occident les plus vives et les plus parfumées.

Jacques avait fait enfermer le bois tout entier, de sorte que l'on passait sans s'en apercevoir du jardin dans la forêt.

L'hôpital était non moins avancé que la maison de campagne. Toutes les séparations étaient faites, tout était peint à la détrempe en gris perle avec des encadrements cerise. Dans chaque cellule, il y avait pour tout ornement un crucifix, que les fenêtres en s'ouvrant inondaient de lumière. Des jalousies qui se serraient et se desserraient à volonté, donnaient le degré de jour que le médecin jugeait nécessaire au malade.

Il y avait place déjà pour quarante ou cinquante lits, une vingtaine de cellules vides s'offraient dans le cas où ces quarante ou cinquante lits seraient insuffisants.

Le brave Jean Munier surveillait tout cela avec un soin à la fois égoïste et reconnaissante.

Les cellules vides renfermaient pour le moment la partie de l'ameublement et des tableaux qui n'avait pas encore été employée.

Nous avons dit que les tableaux de sainteté avaient été réservés pour l'église. C'est que, quoique toutes les églises eussent été fermées à Paris, il n'en était point ainsi en province. Certaines localités plus religieuses que les autres, et l'on connaît la sincérité des Berrichons à leur culte, avaient non-seulement conservé leurs églises, mais leurs prêtres.

Ainsi le prêtre du château de Chazelay, brave homme, fils d'un paysan à qui M. de Chazelay avait fait donner une éducation religieuse dans un séminaire de Bourges, ne s'était point inquiété de la proscription des prêtres ni du serment qu'on, avait exigé d'eux. Personne n'était venu lui demander le serment constitutionnel et il n'avait été l'offrir à personne; il était resté avec les serviteurs du, château, conservant son habit moitié ecclésiastique, moitié paysan, et personne n'avait fait attention à lui. Il n'était pas assez important en bien ou en mal pour qu'on songeât à le dénoncer, son peu d'importance le sauva.

Lorsqu'on lui dit que les biens du château de Chazelay étaient rendus après la mort du marquis à sa fille, il vint la féliciter et lui faire une visite, en demandant de rester attaché à la maison au même titre et aux mêmes conditions où il était auparavant.

Éva s'était parfaitement rappelé le digne homme, elle l'avait vu dans le court séjour qu'elle avait fait au château, il s'était approché d'elle et lui avait offert les secours de la religion, mais elle l'avait remercié, elle ignorait en quoi les secours de la religion pouvaient l'aider à supporter un malheur qu'elle regardait comme irréparable, puisqu'elle se croyait à tout jamais séparée de l'homme qu'elle aimait.

—D'abord, lui avait-elle dit lors de la visite qu'il lui avait faite à Argenton, le château était destiné à devenir un hospice, et dans un hospice plus encore que dans un château on avait besoin d'un bon prêtre, parlant à la fois la langue simple et naïve de la religion, puisqu'il s'adressait à des paysans, c'est-à-dire à des hommes simples et naïfs.

Plusieurs fois Jacques Mérey, dans ses voyages au château, avait causé avec lui et l'avait toujours trouvé indulgent et paternel; c'étaient les deux grandes qualités qu'à son avis devait avoir un prêtre. Il lui avait donc, comme à Joseph le braconnier, comme à Jean Munier, l'intendant, promis que rien ne serait changé sinon en mieux à sa position. Il était chargé de visiter tous les villages environnants et de faire une liste des gens vraiment pauvres qui devaient recevoir des secours à domicile et de ceux qui, n'ayant pas de domicile, ne pouvaient en recevoir qu'à l'hospice.

Ce jour-là Jacques Mérey s'enferma avec lui et causa longuement.

C'était sans doute d'Éva et de ses projets futurs dont s'entretinrent ces deux hommes, car, aussitôt la conversation terminée, le prêtre sella un petit cheval qui lui servait dans ses courses pieuses, et prit le chemin d'Argenton.

Deux heures après, Jacques Mérey partit à son tour, et à une lieue d'Argenton il rencontra M. Didier, c'était le nom du brave homme, qui revenait au château.

—Eh bien, lui demanda-t-il, qu'a-t-elle répondu?

—Elle a répondu: «Que sa volonté et celle de Dieu soient faites,» puis elle a joint les mains et prié. C'est une sainte personne que mademoiselle Éva.

—Merci, mon père, dit Jacques, et il continua son chemin.

Mais il était facile de voir que s'il avait imposé quelque nouvelle pénitence à Éva, il supportait lui-même et douloureusement une portion de cette pénitence, car, au fur et à mesure qu'il se rapprochait d'Argenton, son front se rembrunissait; et, quand il mit la main sur le marteau de la porte de la petite maison, comme s'il eût voulu annoncer sa présence et ne point paraître tout à coup à l'aide de sa clef, on eût pu voir que sa main tremblait.

Il frappa cependant et Marthe vint ouvrir.

—Il ne s'est rien passé d'extraordinaire en mon absence? demanda Jacques.

—Non, monsieur, répondit la vieille Marthe; le curé du château, M. Didier, est venu; il a causé pendant dix minutes avec mademoiselle Éva; celle-ci a pleuré, je crois, et s'est retirée dans sa chambre.

Jacques Mérey fit un signe de la tête, hésita un instant s'il entrerait dans la chambre d'Éva ou s'il monterait dans son laboratoire sans y entrer; mais arrivé au premier, il s'avança doucement jusqu'à la porte, écouta et frappa:

—Entrez, dit la voix d'Éva, qui, sachant que Jacques Mérey ne frappait pas d'habitude à la porte de la rue, ne l'avait pas reconnu et croyait avoir affaire à un étranger.

Mais à peine eût-il ouvert la porte qu'elle jeta un cri, tomba à genoux et dit en ouvrant les mains et les bras:

Ecce ancilla Domini.

XVI

LA CORBEILLE DE MARIAGE

Jacques la releva.

—J'hésitais à vous voir, dit-il.

—Pourquoi cela? demanda Éva en levant ses grands yeux clairs sur le docteur.

—Je craignais, répondit celui-ci, que votre entretien avec M. Didier n'eût fait sur vous une plus vive impression.

—Oh! dit Éva, vous m'aviez déshabituée des choses cruelles, Jacques! L'impression, croyez-vous qu'elle soit moins violente parce que je n'éclate pas en sanglots, parce que je ne me roule pas à vos pieds; vous vous trompez, mon ami. Si vous m'avez trouvée à genoux, c'est que je ne voulais pas vous attendre assise et que je n'étais point assez forte pour vous attendre debout. D'ailleurs, n'étais-je pas prévenue, n'est-ce pas moi-même qui vous ai dit: Si jamais vous vous mariez, ne m'éloignez point pour cela de vous; le prêtre est venu m'annoncer votre mariage; mais il m'a annoncé en même temps que vous me gardiez comme une sœur et comme une amie. Je n'en espérais pas tant. Vous m'avez parlé d'expiation, jusqu'à présent, Jacques, je n'ai rien expié, je n'ai fait que suivre au penchant de votre volonté la route que j'eusse suivie seule. Vous avez employé une partie de ma fortune à des œuvres de charité, c'est ce que j'eusse fait moi-même. Aucune grande douleur qui puisse compenser celle que je vous ai faite n'a véritablement atteint mon cœur. Je commence d'aujourd'hui à marcher au milieu des ronces et des épines, sur des cailloux aigus. Mais que vous ai-je dit? que vous ne vous apercevriez pas de ma souffrance, car j'aurais trop peur de vous lasser si je me laissais aller à ma douleur par mes plaintes et par mes sanglots. Je vous sais gré d'avoir choisi un homme de paix et de pardon pour m'annoncer cette nouvelle; mais, au premier mot qu'il m'a dit, j'ai tout deviné, tout compris, et vous ai remercié du fond du cœur d'avoir eu pour moi ce dernier ménagement inutile. J'eusse mieux aimé tout apprendre de votre bouche. Vous avez craint mes larmes, vous avez redouté mes gémissements, j'allais dire mes reproches. J'oubliais que je n'avais pas de reproches à vous faire. Non! j'eusse eu sur moi-même cette puissance de vous écouter avec le même sourire que j'ai sur les lèvres en vous écoutant à cette heure. J'ai promis, mon ami, je tiendrai jusqu'au bout.

—Merci, Éva, dit Jacques.

Et lui prenant la main il la baisa.

Mais à peine ses lèvres eurent-elles touché la main de la jeune fille, que celle-ci jeta un cri, devint pâle comme une morte et tomba sans connaissance sur une chaise.

Elle avait assez de force pour une douleur, pas assez pour une caresse.

Jacques profita de ce qu'elle avait les yeux fermés pour la regarder avec une incommensurable expression d'amour; peu s'en fallut, car ses bras s'ouvrirent, qu'il ne la prit entre ses bras et ne la serrât contre son cœur.

Mais lui aussi avait une puissante volonté et avait juré d'aller jusqu'au bout.

Il tira un flacon de sa poche, et le lui fit respirer.

Si douloureuse qu'eût été la blessure, elle portait son baume avec elle. Éva rouvrit les yeux, ne prononça pas une parole, mais un double ruisseau de larmes coula sur ses joues et elle murmura:

—Oh! que je suis heureuse. Qu'est-il donc arrivé?

—Je vous laisse seule, Éva, dit Jacques, rappelez-vous!

Et il sortit.

Éva et Jacques ne se revirent qu'au dîner, et il ne fut plus question entre eux de la cause qui avait amené M. Didier à Argenton. Seulement de jour en jour le cercle de bistre qui s'était formé autour des yeux d'Éva allait s'élargissant. Sa pâleur devenait plus mate, et deux ou trois fois Jacques Mérey, se levant sur la pointe du pied, allait écouter à sa porte et l'entendait pleurer.

Lui-même alors, voulant ramener la conversation sur cet objet, parut embarrassé devant Éva, balbutia quelques paroles qu'il n'acheva point, comme s'il eût craint de lui faire une trop grande peine et de lui demander quelque chose au delà de ses forces; aussi ce fut elle-même qui vint au secours de ses désirs.

Un soir qu'il paraissait plus troublé encore que d'habitude, elle s'agenouilla devant lui et, lui prenant les mains:

—Mon ami, dit-elle, vous avez quelque chose à me dire et vous n'osez point. Voyons, parlez, dites-moi tout, fût-ce mon arrêt de mort. Vous le savez, tout ce qui viendra de votre bouche me sera cher.

—Éva, dit Jacques, il va falloir nous séparer pour quelques jours.

Elle tressaillit et sourit tristement.

—Jacques, dit-elle, notre vraie séparation date du jour où vous ne m'avez plus aimée.

—Et cependant, continua Jacques, si vous le vouliez, nous ne nous séparerions pas, même pour ces quelques jours.

—Comment cela? dit-elle vivement.

—Je vais à Paris pour faire des achats, la personne est orpheline, n'a point de parente qui puisse me guider dans l'achat des choses agréables à une femme.

—Eh bien, Jacques, demanda Éva, le cœur gonflé de sanglots, mais commandant encore à son émotion, ne suis-je pas là, moi?

—Le fait est, Éva, reprit Jacques, que, si vous vouliez m'accompagner dans ce voyage, vous me rendriez un grand service.

—Me voilà, partons, plus vous me ferez souffrir, Jacques, plutôt je serai pardonnée de Dieu et de vous.

—Si cependant, reprit vivement Jacques, ce sacrifice est au-dessus de vos forces!

—Il n'y a qu'une chose qui soit au-dessus de mes forces, c'est de ne plus vous aimer.

—Éva!

—Pardon, c'est de toutes les promesses que je vous ai faites celle qui est la plus difficile à tenir; il faut être indulgent pour moi à cet égard, mon ami. Quand partons-nous?

—Demain soir, si vous voulez.

—Ma volonté est la vôtre; demain soir je serai prête.

Jacques envoya retenir les trois places du coupé de la diligence, et le lendemain soir, après avoir été jeter dans la journée un regard sur le château de Chazelay et sur la maison du bois Joseph, qui était prête à recevoir ses maîtres, il partit avec Éva pour Paris.

À cette époque on mettait encore deux jours pour venir d'Argenton à Paris. Jacques arriva à sept heures du soir.

C'était du 15 au 20 juin, c'est-à-dire dans les plus beaux jours de l'année; il faisait clair comme en plein midi. Jacques appela un fiacre, y fit monter Éva, monta derrière elle et dit au cocher:

—Hôtel de Nantes.

Éva tressaillit, elle regarda Jacques d'un œil qui voulait dire:

«Mais vous ne m'épargnerez donc aucune douleur.»

Jacques ne parut pas faire attention à ce regard, mais lui prenant la main, il la serra cordialement en lui disant:

—Éva, vous êtes une bonne créature; on peut se fier à votre parole comme à celle d'un homme.

Quelque effort que fît Éva sur elle-même, au fur et à mesure qu'elle approchait de l'hôtel, cette espèce de tressaillement qu'elle avait eu en entendant donner cette adresse se changea en un tremblement dont elle n'était plus maîtresse.

Jacques demanda les deux chambres qu'il avait déjà occupées; elles étaient libres.

Au pied de l'escalier, les jambes d'Éva lui refusèrent leur secours. Comme avait déjà fait une fois, Jacques la prit dans ses bras et la porta jusqu'à l'entresol.

—Oh! ici, dit-elle en entrant dans la chambre, ici j'ai été bien heureuse: j'ai cru mourir.

Et elle alla s'asseoir sur le lit, les mains étendues sur ses genoux, la tête basse, les yeux pleins de larmes.

—Pardonnez-moi, dit-elle à Jacques; mais pourquoi m'avez-vous conduite ici?

—Parce que c'est l'hôtel où je descends toujours, répondit Jacques, et que j'y ai mes habitudes.

—Pas pour autre chose, demanda Éva, pas pour me faire souffrir?

—Pourquoi me dites vous cela, Éva? ces chambres sont des chambres; quelles traces ont-elles gardées de ce qui s'est passé?

—Vous avez raison, Jacques, mais vous ne pouvez pas empêcher que je me souvienne. Il y avait un grand feu dans cette cheminée, le tapis était inondé d'eau, il y avait çà et là des habits déchirés, vous ne m'aimiez plus, mais du moins vous ne me haïssiez pas encore.

—Je ne vous ai jamais haïe, Éva; je vous ai plainte. Les reproches que je vous ai faits, je me les adressais à moi-même. J'ai trop soigné l'admirable perfection de votre corps; je n'ai point assez développé les forces de votre âme. C'est ma faute, c'est ma faute, c'est ma très-grande faute. Mais ne pensons plus à tout cela. Que voulez-vous faire ce soir, Éva? voulez-vous sortir, voulez-vous rester dans cette chambre à regarder les passants?

—Je veux rester dans cette chambre, dit Éva, à regarder dans mon âme. Ne craignez pas que je m'y ennuie; elle est peuplée de souvenirs pour des siècles. Mais assez là-dessus, Jacques, je vous fatigue et je me brise le cœur. Vous avez les mesures prises pour les objets que vous voulez commander?

—Non, mais je tâcherai de trouver une personne qui soit à peu près de la même taille qu'elle.

—Si j'avais le bonheur de ressembler en quelque chose à cette bienheureuse personne, je vous dirais, Jacques: Prenez-moi, vous être utile serait ma plus grande joie.

Jacques regarda Éva, comme si seulement alors il pensait à cette possibilité.

—Ah! par ma foi! dit-il, c'est étrange, vous êtes juste de la même taille, et je suis certain qu'une mesure prise sur vous lui irait admirablement à elle.

—Disposez de moi, Jacques; ne suis-je pas une chose à vous appartenante et dont vous pouvez user à votre loisir?

—Eh bien, demain je donnerai ici rendez-vous aux tailleuses, aux couturières et aux marchands de châles et d'étoffes.

Le lendemain Jacques sortit dès le matin, en recommandant à Éva de se tenir prête pour neuf heures. À huit heures et demie il rentra, fit servir à déjeuner, fut aussi gai et aimable que possible avec Éva, chez laquelle les marchands de modes, les tailleuses, les couturières commencèrent à faire irruption vers dix heures du matin.

Alors, le cœur serré, mais le sourire sur les lèvres, Éva choisit les étoffes pour les robes, les formes pour les chapeaux, les cachemires pour les couleurs, puis vinrent les détails de peignoirs, de jupons, de tout ce monde de femmes enfin, comme l'appelle Juvénal.

Puis vint le tour des bijoux, des bagues, des colliers, des montres, des peignes; puis on passa aux gants, qu'on acheta par douzaines; au linge que Jacques recommanda à Éva de choisir le plus beau possible, et Éva, avec une petite robe de toile de printemps, sans un seul bijou aux doigts ni au cou, un de ces bonnets chiffonnés comme en portent les femmes le matin, choisit pour dix mille francs de bijoux, pour vingt mille francs de châles, pour douze ou quinze mille francs de linge, sans indiquer un seul instant de tristesse ou de jalousie en voyant passer à une autre tous ces trésors de toilette.

L'après-dînée fut employée aux mêmes détails d'une toilette féminine extrêmement élégante: des bas de soie, des jupons, des dentelles, etc. Il lui fallut assortir tout cela à la blancheur du teint, à la couleur des yeux, à la nuance des cheveux. Sous ce rapport, Jacques donna tous les renseignements avec une exactitude qui serra de plus en plus le cœur d'Éva, car elle prouvait quel souvenir fidèle il avait de la personne pour qui tous ces achats étaient faits, et Éva, la chose était visible, avait hâte de quitter Paris; mais il était impossible que toutes ces toilettes fussent livrées avant trois ou quatre jours.

Éva se tint constamment enfermée dans sa chambre de l'hôtel de Nantes.

Le troisième jour, tout était prêt. Jacques commanda des caisses.

—Où donc emportez-vous tout cela? demanda Éva.

—Mais en province, répondit Jacques.

—Ne vous..... mariez-vous point ici? demanda avec hésitation la jeune fille.

—Non, je me marie à Argenton.

—Habiterez-vous..... Argenton? articula Éva.

—De temps en temps, répondit Jacques..... Mais nous avons une maison de campagne pour l'été et une maison de ville à Paris pour l'hiver.

—Il me sera permis de rester à Argenton, n'est-ce pas? demanda Éva, dans la petite chambre de notre petite maison.

Et en disant «notre petite maison», les larmes jaillirent malgré elle de ses yeux.

—Vous resterez où vous voudrez, bonne Éva, lui dit Jacques.

—Oh! bien obscure, bien cachée, bien inconnue, mais près de vous.

—Soyez tranquille, dit Jacques.

Ils repartirent le lendemain pour Argenton, avec toute une corbeille de mariage dont se fût contentée une princesse.

XVII

LE PARADIS RETROUVÉ

À leur retour à Argenton, autant Jacques était heureux d'avoir été si bien secondé dans ses achats par Éva, autant celle-ci paraissait triste d'être si fort ressemblante à la femme qu'allait prendre Jacques que l'on pût mesurer les habits de l'une à la taille de l'autre.

Tant que le jour de ce mariage avait été éloigné, Éva l'avait regardé d'un œil assez philosophique; mais au fur et à mesure que ce jour approchait, à l'idée qu'une autre femme allait s'installer dans la maison et matériellement s'emparer de l'homme qu'elle aimait plus que sa vie et pour lequel deux fois elle avait voulu mourir, une souffrance impossible à surmonter s'emparait d'elle. Cette douce quiétude qui était le fond de son caractère avait peu à peu fait place à une sensibilité nerveuse qui ne lui permettait pas de se tenir un seul instant tranquille.

Au moment où on s'y attendait le moins, et où elle s'y attendait le moins elle-même, elle bondissait de sa place, allait d'un bout à l'autre du salon, appuyait sa tête contre un marbre ou contre un carreau de vitre, se tordait les bras, jetait un cri, s'élançait dans le jardin et, au pied du pommier ou sous la tonnelle, restait des heures entières comme abîmée dans sa douleur.

Avec l'été le rossignol avait retrouvé sa plus douce voix. Le soir, elle se levait de la chambre où Jacques étudiait un plan de maison, sortait comme une insensée, allait s'asseoir sous la tonnelle, et, tout à coup, au milieu de ses plus douces mélodies, comme fatiguée de cet hymne au bonheur, elle se levait, le forçait de s'envoler et rentrait en pleurant.

Mis en demeure de lui dire quel jour arrivait sa fiancée, Jacques lui avait indiqué le 1er juillet, ce qui lui donnait encore huit ou dix jours de répit.

Tous les jours en se levant elle prenait une plume et tirait une barre noire sur le jour où elle venait d'entrer. Trois ou quatre jours restaient encore à s'écouler avant le moment fatal, lorsque l'abbé Didier se présenta à la petite maison du docteur avec une jeune fille qui demandait à entrer à l'hospice comme sœur de charité.

Elle était belle, elle avait seize ans, elle était orpheline; jamais elle n'avait senti son cœur battre sous aucune passion, et, heureuse de la vie qu'elle avait menée jusque-là, elle désirait continuer de vivre dans le même calme et la même sérénité.

Pendant que l'abbé Didier et cette jeune fille étaient dans le laboratoire de Jacques, Éva ouvrit la porte et fit signe à l'abbé Didier qu'elle avait quelque chose à lui dire.

L'abbé Didier consulta Jacques des yeux; celui-ci lui donna congé par un signe et l'abbé suivit Éva dans sa chambre.

Un instant après il rentrait et amenait avec lui la jeune sœur qui avait été agréée par Jacques Mérey.

Dans quelques villes, ces douces et inoffensives congrégations avaient été abolies comme les autres ordres religieux; mais, dans cette pieuse partie de la France qu'on appelle le Berri, elles avaient continué de subsister, et les malheureux n'avaient point été privés de ces soins physiques que donnent de blanches et douces mains et de ces consolations spirituelles que donnent de jeunes et douces voix.

Sur quatre sœurs qui devaient se partager le soin des pauvres et des malades de l'hospice de Chazelay, trois avaient déjà été arrêtées, et c'était la troisième qui sortait de chez le docteur avec la promesse formelle d'être reçue.

Tout le reste de la journée, Éva parut plus calme. Au lieu de fuir la présence de Jacques, elle semblait la chercher; à son tour, on voyait qu'elle avait quelque chose à lui dire, quelque grâce à lui demander, mais qu'elle n'osait point.

De son côté, Jacques semblait résolu à ne point l'interroger; il ne fuirait pas une explication mais il n'irait pas au devant.

La journée et la soirée se passèrent ainsi. À dix heures, Éva, pâle, la poitrine haletante, se leva et marcha droit à Jacques dans l'intention de lui parler; mais elle n'en eut point la force, et se détournant elle se contenta de lui tendre la main, de lui dire bonsoir, et de sortir vivement; mais le sanglot qu'elle emportait avec elle refusa d'aller plus loin sans éclater.

Jacques entendit ce sanglot.

Depuis deux jours il voyait ce qu'elle souffrait, et souffrait autant qu'elle; mais il voulait que ce fût sa confiance en lui qui lui desserrât les lèvres, et non pas une prière ou un ordre de sa bouche.

Il resta donc l'œil fixe et l'oreille tendue vers la porte. Il comprit qu'elle s'était arrêtée en entendant le bruit de ses pleurs, qui, au lieu de s'éloigner par l'escalier qui conduisait à sa chambre, continuait de venir du palier.

—Éva, demanda-t-il, pourquoi pleurez-vous ce soir plus amèrement qu'hier ou avant-hier?

Éva rouvrit la porta, rentra toute chancelante et vint s'abattre à ses pieds.

—Je pleure plus amèrement ce soir que les autres jours, dit-elle, parce que je sens qu'il me sera impossible de tenir jusqu'au bout la promesse que je vous ai faite. Je voulais, quelque chose qui arrivât, rester près de vous, mon bon Jacques, mais je serais pour vous une source d'ennuis. Quelle femme, fût-ce une sainte, pourrait me souffrir près de vous, voyant mes yeux chercher vos yeux, mes mains chercher vos mains? Je vous connais toujours bon pour votre pauvre amie, vous ne la repousserez pas, et quelle femme vous aimant ne sera pas jalouse de moi et ne vous rendra pas malheureux par sa jalousie?

—Vous n'avez rien à craindre sous ce rapport, répliqua Jacques, je lui ai tout dit; seulement je n'ai accusé que moi. Jamais, vous pouvez êtes certaine, une observation ne vous sera faite de sa part.

—Vous répondez d'elle, Jacques, et je crois à votre promesse, mais c'est moi alors qui ne pourrais supporter le spectacle que j'aurais sans cesse sous les yeux. Je me trompais, je mentais à vous et à moi-même quand je vous disais que je pourrais vivre près d'elle, sous le même toit qu'elle, être sa dame de compagnie, son amie, au besoin son esclave. S'il y avait une femme capable d'un pareil abandon d'elle-même, croyez-le, Jacques, ce serait moi; mais ce que je ne puis pas nul ne le pourra, non! Il faut sans m'éloigner de vous, Jacques, il faut que je vous quitte. Ô ma pauvre petite maison! Ô mon pauvre nid si doux à mon corps meurtri! Ô chers objets que mes yeux ont été habitués à voir et ne verront plus, c'est demain qu'il faudra vous dire adieu, puisqu'elle arrive après-demain.

Et elle baisait le parquet, et en étendant les bras, elle prenait les pieds du bureau qu'elle serrait contre son front et en faisant deux pas elle allait jusqu'au piano sur les touches duquel elle appuyait ses lèvres.

Jacques étendit le bras, saisit sa main et l'attira vers lui; elle retomba à genoux, appuyée au bras de son fauteuil.

—Mais du moment où vous me dites ça, reprit-il, c'est que vous avez arrêté dans votre esprit un projet quelconque. Quel est ce projet?

—Écoutez, dit Éva; cette jeune fille qui est venue aujourd'hui avec l'abbé Didier m'a ouvert les yeux sur ce que j'avais à faire. Je voudrais, comme elle, revêtir le saint costume des servantes; je voudrais, comme elle, me vouer au service de l'hôpital fondé sur l'emplacement du château où je suis née. Exigez de moi ce que je peux donner, ou demandez-moi ma vie, souffrez que je me rachète, puisque je n'ai pas le courage d'expier.

—C'est là-dessus que vous avez aujourd'hui consulté l'abbé Didier, n'est-ce pas?

—Oui.

—Et que vous a dit ce saint homme?

—Il m'a dit que c'était une inspiration du ciel, qu'il me soutiendrait, qu'il m'encouragerait dans la voie du salut. Puis ce qu'il m'a dit surtout, et ce qui m'a décidée à vous demander grâce pour le reste d'une pénitence que je n'ai pas la force de faire, c'est qu'une fois par semaine au moins vous viendriez visiter les pauvres et qu'alors je vous verrais.

—Mais vous savez, Éva, que les dignes sœurs ne peuvent posséder, et vous êtes riche encore de plus d'un million.

—Comment faire, Jacques, pour me débarrasser de toute cette fortune? N'avez-vous pas ma procuration générale? donnez ou vendez tout, faites ce que vous voudrez. Ce que vous ferez sera bien fait, pourvu que dans la solitude je puisse me vouer aux pauvres, à Dieu et à vous.

—Réfléchissez bien, Éva; si vous alliez vous repentir après avoir endossé le saint costume des filles de Dieu, il serait trop tard.

—Je ne me repentirai pas, soyez tranquille. Cette fois, je suis sûre de moi, je veux.

—Écoutez, réfléchissez jusqu'à demain cinq heures. Demain à cinq heures nous monterons en voiture, je vous conduirai au château de Chazelay; là vous prendrez une dernière fois conseil de l'abbé Didier et je ferai ensuite à votre égard ce que vous désirerez que je fasse.

—Merci, Jacques, merci, dit-elle en saisissant la main de Mérey et en y appliquant de fiévreux baisers.

Puis elle se retira dans sa chambre, passa une partie de la nuit en prières et ne s'endormit qu'au jour.

Lorsqu'en se réveillant Éva demanda Jacques Mérey, on lui dit qu'il était parti dès le matin, mais en la faisant prévenir qu'il reviendrait la chercher à cinq heures du soir.

À cinq heures en effet la voiture s'arrêtait à la porte de la petite maison.

La journée s'était passée pour Éva à prendre congé de tous ses chers souvenirs. Elle emportait des feuilles de tous les arbres, des fleurs de toutes les plantes; elle avait baisé l'un après l'autre tous les meubles de sa chambre et du laboratoire de Mérey. Son intention avait été d'abord de demander d'emporter sa chambre tout entière avec elle. Mais l'abbé Didier avait répondu que c'était impossible, attendu que cela établirait une distinction entre elle et les autres sœurs. Elle n'avait donc pas insisté et n'avait de toute sa chambre pris que le Christ d'ivoire que lui avait donné Jacques.

Le moment du départ fut cruel; elle ne pouvait s'arracher des bras de la bonne Marthe, qui, de son côté, pleurait toutes les larmes de son corps. Enfin, son mouchoir sur les yeux, elle s'élança dans la voiture, dont les deux chevaux prirent aussitôt le galop.

Elle n'était point revenue au château depuis l'heure où elle l'avait quitté avec sa tante pour aller habiter Bourges; il ne lui rappelait donc que de tristes souvenirs, et elle ne regretta aucun des ornements seigneuriaux que l'hospice avait enlevés à la châtellenie.

À la porte, deux personnes paraissaient l'attendre; l'une était Jean Munier, à qui elle tendit doucement la main; l'autre était Joseph le braconnier, à qui elle tendit les deux mains, et à qui elle dit humblement:

—Embrassez-moi, mon père, car vous avez été un père pour moi.

—Et lui? demanda Joseph en montrant Jacques Mérey.

—Lui! dit-elle en lui baisant la main, il a été plus qu'un père, il a été un dieu!

Jacques était déjà à terre. Il tendit la main à Éva qui sauta près de lui.

—Voulez-vous visiter l'établissement dont vous êtes la fondatrice, ma chère Éva? demanda Mérey.

—Volontiers, répondit-elle en s'appuyant à son bras, car tant de sentiments divers s'agitaient en elle que sa tête tournait et que ses jambes ne pouvaient plus la porter.

Il y avait déjà dans l'hôpital quinze ou vingt malades, et dans l'hospice qui faisait le premier étage une dizaine de mères, de veuves avec leurs enfants. Tous ces malades et tous ces malheureux avaient été prévenus que celle qui allait les visiter était l'ancienne propriétaire du château, dont elle avait fait un refuge par miséricorde et par renonciation aux biens de ce monde.

Tous alors l'entourèrent, ceux des malades qui n'étaient pas alités comme les autres; tous la suivirent en l'accablant de bénédictions. Ils traversèrent successivement toutes les salles occupées des deux étages. Éva interrogeait les veuves sur leurs malheurs et les malades sur leurs souffrances.

Elle rencontra la jeune sœur qui était venue la veille avec l'abbé Didier, elle la reconnut et l'embrassa. Puis elle s'éloigna d'elle en jetant un long regard sur son costume si pittoresque et en même temps si triste.

Éva demanda quel était le bâtiment qui était illuminé intérieurement.

On lui répondit que c'était l'église.

—Allons-y, dit-elle.

À l'instant même les enfants se répandirent dans le jardin, cueillirent des fleurs; les mères brisèrent des branches pour représenter les rameaux; les enfants semèrent leurs fleurs depuis la porte de l'église jusqu'au pied de l'autel; les hommes et les femmes formèrent un berceau de feuillage sous lequel passèrent Éva et Jacques.

L'abbé Didier, en costume d'officiant, se tenait devant l'autel; il avait à ses pieds un coussin.

Éva ne douta point qu'il ne l'attendît pour lui faire un discours sur les devoirs de l'état qu'elle allait embrasser par humilité; elle écarta le coussin et se mit à genoux sur la pierre nue.

Alors, au grand étonnement d'Éva, Jacques s'agenouilla à ses côtés.

—Mon père, dit-il, je vous amène non-seulement une sainte, mais une martyre. Je l'aime et je désire qu'en face de toute cette population qui lui doit le repos et la tranquillité, vous nous unissiez tous deux par le saint sacrement du mariage.

Éva poussa un cri qui ressemblait plus à un cri de douleur qu'à un cri de joie; puis, se redressant tout à coup et prenant sa tête entre ses deux mains:

—Est-ce que je deviens folle? dit-elle. Vous tous ici présents, est-ce que cet homme ne vient pas de dire qu'il m'aimait?

—Oui, Éva, je vous aime, répéta Jacques, non pas comme vous méritez d'être aimée, mais autant qu'un homme puisse aimer une femme.

—Ô mon Dieu! mon Dieu! s'écria Éva.

Et elle pâlit et s'affaissa sans connaissance sur le pavé de l'église.

Lorsqu'elle revint à elle, elle se trouva dans la sacristie. Jacques Mérey était à ses genoux et la serrait contre son cœur.

Et l'air retentissait des cris de:

—Vive le docteur Mérey! vive mademoiselle de Chazelay!

CONCLUSION

Les évanouissements causés par la joie ne sont, quoi qu'on en dise, ni longs ni dangereux.

Au bout de dix minutes, Éva était rentrée dans l'entière possession d'elle-même, à part le doute qu'elle ne fût pas sous l'empire d'un rêve.

À la porte de l'église, la voiture l'attendait. Mais Éva était si faible que Jacques fut obligé de l'y porter dans ses bras. Le cocher savait où il devait aller; il ne demanda aucun ordre, et, au milieu des cris Vive Jacques Mérey! vive mademoiselle de Chazelay, la voiture s'éloigna et tout rentra dans l'obscurité et le silence.

Éva regarda autour d'elle et près d'elle, ne vit rien que Jacques; elle poussa un cri de joie, se jeta dans ses bras et fondit en larmes.

Depuis cette insufflation à la suite de l'asphyxie, insufflation qui avait fini par un baiser, aucune caresse d'amant n'avait été échangée entre Jacques et Éva.

Ils restèrent donc enlacés dans les bras l'un de l'autre, Éva demandant au ciel, si c'était un rêve, que ce rêve ne finît pas.

Tout à coup la portière s'ouvrit, une vive lumière força Éva d'ouvrir les yeux et elle se trouva au milieu de domestiques tenant des flambeaux.

Jacques l'aida à descendre de voiture; elle ignorait complètement où elle était.

À peine avait-elle calculé que le roulement durait depuis cinq minutes que la voiture s'était arrêtée devant cette maison inconnue qu'elle n'avait jamais vue aux environs du château de Chazelay.

Elle monta sur un perron orné de fleurs, entra dans un vestibule orné de candélabres et de vases de Chine dont la forme lui était connue sans qu'elle pût dire cependant où elle les avait vus, autrement que dans la profondeur d'un rêve.

Puis elle passa dans le salon, tout orné de l'ameublement Louis XV qu'elle se rappelait aussi avoir vue; du salon par deux portes on entrait dans deux chambres à coucher.

L'une était la chambre grenat dont, nous l'avons dit, le seul ornement était un grand portrait de femme avec un prie-Dieu au-dessous.

En voyant ce portrait, Éva s'écria:

—Ma mère!

Et elle se jeta à genoux sur le prie-Dieu.

Jacques l'y laissa prier un instant, puis, l'enveloppant de son bras, il la souleva à la hauteur de ses lèvres:

—Mère, dit-il, je te prends ta fille, mais je m'engage à la rendre heureuse.

—Mais où sommes-nous donc? demanda Éva en regardant tout autour d'elle et en voyant à travers les vitres des fenêtres étinceler les lumières d'Argenton.

—Tu es dans la maison du bois Joseph ou dans ta villa Scipion, comme tu aimeras mieux. Ta chambre à coucher, et tu devines au portrait de ta mère que c'est ta chambre à coucher à toi, est juste à l'endroit ou s'élevait la cabane du braconnier Joseph, qui est garde général de tes bois.

—Ah! dit Éva en se jetant au cou de Jacques, tu n'oublies rien, et de tous les souvenirs tu fais une chose sacrée.

On sait que par un corridor les deux chambres à coucher donnaient l'une dans l'autre. Mérey conduisit Éva de sa chambre à coucher dans la sienne.

Éva n'avait encore rien vu qui ressemblât à cela, c'était du Pompéi tout pur. Les peintures dont les murailles étaient couvertes l'occupèrent un instant, puis elle passa dans deux boudoirs qui semblaient des frères jumeaux tant ils étaient pareils l'un à l'autre, excepté par les tableaux dont l'un appartenait à l'école lombarde et l'autre à l'école florentine.

Puis venait une galerie garnie de tableaux appartenant à toutes les écoles.

La visite se termina par les deux salles à manger. Une table à deux couverts était servie dans la salle à manger d'été, et, comme on était aux plus beaux jours, les fenêtres en étaient ouvertes, et de l'endroit où l'on devait s'asseoir on voyait tout à la fois les fleurs, les feuilles des arbres et les étoiles du ciel.

Jacques fit signe à Éva de prendre sa place, lui baisa la main et s'assit devant elle.

Elle soupa sans faire attention qu'elle mangeait. Les émotions de la journée l'avaient affaiblie. Rien ne donne appétit comme les larmes. Tant qu'ils sont malheureux, les malheureux ne veulent pas en convenir; mais, une fois qu'ils ne le sont plus, c'est une vérité reconnue même par eux.

Ce fut là où Jacques Mérey mit Éva au courant de leurs affaires. L'hôpital était bâti et fondé; la villa Scipion ou la maison du bois Joseph était complètement achevée; au mois d'octobre, un hôtel les attendrait à Paris, et de la fortune d'Éva et de celle de Mérey, aussi considérable l'une que l'autre, il restait encore cent mille livres de rentes.

Éva avait voulu fermer l'oreille à tous ces calculs, mais Jacques avait jugé nécessaire de l'informer de toutes choses.

Lorsque le souper fut fini, Jacques reconduisit Éva à sa chambre.

—Ici, dit-il, vous êtes complètement chez vous; les portes ne ferment que de votre côté. Quand vous les laisserez ouvertes, c'est que permission me sera accordée d'y entrer.

Éva le regarda tendrement.

—Jacques, dit-elle, une dernière prière. Retournons ce soir à Argenton.

—Pourquoi cela, chère amie? demanda Jacques.

—Parce qu'il me semble que ce serait une ingratitude de passer la plus heureuse nuit de ma vie hors de la maison où tu m'as créée et où je me suis rachetée.

Jacques prit Éva dans ses bras.

—C'est toi qui n'oublies rien, lui dit-il. Partons pour Argenton, partons à l'instant même.

Et une heure après la porte de la petite maison se refermait sur les deux êtres les plus heureux de la création.

FIN


ŒUVRES COMPLÈTES D'ALEXANDRE DUMAS

publiées dans la collection michel lévy

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Acté.1
Amaury.1
Ange Pitou.2
Ascanio.2
Une Aventure d'amour.1
Aventures de John Davys.2
Les Baleiniers.2
Le Bâtard de Mauléon.3
Black.1
Les Blancs et les Bleus.3
La Bouillie de la comtesse Berthe.1
La Boule de neige.1
Bric-à-Brac.1
Un Cadet de famille.3
Le Capitaine Pamphile.1
Le Capitaine Paul.1
Le Capitaine Rhino.1
Le Capitaine Richard.1
Catherine Blum.1
Causeries.2
Cécile.1
Charles le Téméraire.2
Le Chasseur de Sauvagine.1
Le Château d'Eppstein.2
Le Chevalier d'Harmental.2
Le Chevalier de Maison-Rouge.2
Le Collier de la reine.3
La Colombe.—Maître Adam le Calabrais.1
Les Compagnons de Jéhu.3
Le Comte de Monte-Cristo.6
La Comtesse de Charny.6
La Comtesse de Salisbury.2
Les Confessions de la marquise.2
Conscience l'Innocent.2
Création et Rédemption.—Le Docteur mystérieux.2
Création et Rédemption.—La Fille du Marquis.2
La Dame de Monsoreau.3
La Dame de Volupté.2
Les Deux Diane.3
Les Deux Reines.2
Dieu dispose.2
Le Drame de 93.3
Les Drames de la mer.1
Les Drames galants.—La Marquise d'Escoman.2
Emma Lyonna.5
La Femme au collier de velours.1
Fernande.1
Une fille du régent.1
Filles, Lorettes et Courtisanes.1
Le Fils du forçat.1
Les Frères corses.1
Gabriel Lambert.1
Les Garibaldiens.1
Gaule et France.1
Georges.1
Un Gil Blas en Californie.1
Les Grands Hommes en robe de chambre: César.2
—Henri IV, Louis XIII, Richelieu2
La Guerre des femmes.2
Hist. de mes bêtes.1
Histoire d'un casse-noisette.1
L'Homme aux contes.1
Les Hommes de fer.1
L'Horoscope.1
L'Ile de Feu.2
Impressions de voyage: 
En Suisse.3
—Une Année à Florence.1
—L'Arabie Heureuse.3
—Les Bords du Rhin.2
—Le Capit. Arena.1
—Le Caucase.3
—Le Corricolo.2
—Le Midi de la France.2
—De Paris à Cadix.2
—Quinze jours au Sinaï.1
—En Russie.4
—Le Speronare.2
—Le Véloce.2
—La Villa Palmieri.1
Ingénue.2
Isaac Laquedem.2
Isabel de Bavière.2
Italiens et Flamands.2
Ivanhoe de Walter Scott (traduction).2
Jacques Ortis.1
Jacquot sans Oreilles.1
Jane.1
Jehanne la Pucelle.1
Louis XIV et son Siècle.4
Louis XV et sa Cour.2
Louis XVI et la Révolution.2
Les Louves de Machecoul.3
Madame de Chamblay.2
La Maison de glace.2
Le Maître d'armes.1
Les Mariages du père Olifus.1
Les Médicis.1
Mes Mémoires.10
Mémoires de Garibaldi.2
Mém. d'une aveugle.2
Mémoires d'un médecin: Balsamo.3
Le Meneur de loups.1
Les Mille et un Fantômes.1
Les Mohicans de Paris.4
Les Morts vont vite.2
Napoléon.1
Une Nuit à Florence.1
Olympe de Clèves.3
Le Page du duc de Savoie2
Parisiens et Provinciaux.2
Le Pasteur d'Ashbourn.2
Pauline et Pascal Bruno.1
Un Pays inconnu.2
Le Père Gigogne.1
Le Père la Ruine.1
Le Prince des Voleurs.2
Princesse de Monaco.2
La Princesse Flora.1
Propos d'Art et de Cuisine.1
Les Quarante-Cinq.3
La Régence.1
La Reine Margot.2
Robin Hood le Proscrit.2
La Route de Varennes.1
Le Saltéador.1
Salvator (suite des Mohicans de Paris).5
La San-Felice.4
Souvenirs d'Antony.1
Souvenirs dramatiques.2
Souvenirs d'une Favorite.4
Les Stuarts.1
Sultanetta.1
Sylvandire.1
Terreur prussienne.2
Le Testament de M. Chauvelin.1
Théâtre complet.25
Trois Maîtres.1
Les Trois Mousquetaires.2
Le Trou de l'enfer.1
La Tulipe noire.1
Le Vicomte de Bragelonne.6
La Vie au Désert.2
Une Vie d'artiste.1
Vingt Ans après.3

Émile Colin.—Imprimerie de Lagny.


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