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Curiosités Historiques et Littéraires

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Voici les arts qu'il te convient d'apprendre:
C'est commander à toutes nations,
Leur donner paix et les conditions;
Te montrer doux, modérant ta puissance
Envers celui qui rend obéissance;
Combattre aussi l'orgueil des ennemis,
Jusques à tant qu'abattu l'ayes soumis.

Ces vers furent regardés par les courtisans et par les membres de la petite académie, plus sensibles à leurs intérêts qu'à ceux du roi et de l'État, comme une critique indiscrète de la conduite du maître. Ils cherchèrent donc à aigrir le roi contre l'auteur, qui bravement formula sa justification en ces termes:

AU ROI HENRI III
J'ai pris ces vers d'un grand poète,
Et je n'en suis qu'un petit interprète.
Par un esprit ce propos fut tenu
Au sang d'Hector, dont vous êtes venu;
Sans chercher donc la vertu endormie
Aux vains discours de quelque académie,
Lisez ces vers, et vous pourrez savoir
Quels sont du roi la charge et le devoir.

Henri III, paraît-il, prit très bien la chose; et les réunions publiques furent peu à peu négligées.

98.—La province d'Artois porta jadis le nom de fief de l'épervier, parce que le présent d'hommage que les seigneurs de ce pays devaient faire au roi de France consistait en un épervier (oiseau de chasse).—La mal coiffée était le nom que portait, que d'ailleurs porte encore de nos jours une tour du château de Moulins qui sert de prison à cette ville. Enfin le mai des orfèvres de Paris consistait en un tableau dont, par suite d'un vœu, la corporation des orfèvres devait faire chaque année, le 1er jour de mai, offrande à la Vierge Marie. Ces tableaux étaient ordinairement demandés aux artistes les plus renommés. On peut citer notamment le mai des orfèvres de 1649, tableau d'Eustache Lesueur, qui représente saint Paul prêchant à Éphèse et qui de l'église Notre-Dame a passé au musée du Louvre.

99.—On a très longuement discuté pour arriver à déterminer la raison qui a fait choisir la violette comme symbole des opinions napoléoniennes ou bonapartistes, et, croyons-nous, l'on ne s'est arrêté à aucune opinion bien précise.

Or, dans le fait-divers suivant, publié le 25 mars 1815 par le Nain jaune, feuille ouvertement napoléonienne, la vraie raison nous semble bien nettement indiquée.

«Le général Marchand, se préparant, près de Grenoble, à barrer le chemin à l'empereur, dit à ses canonniers: «A vos pièces, mes amis, et chargez.—Général, lui répondirent-ils, nous n'avons pas de munitions.—Que me dites-vous là?—Certainement, car pour tirer sur le père la Violette, il ne faut charger qu'avec des fleurs.»

«On sait, ajoute le rédacteur, que le nom de la Violette est celui que depuis longtemps les soldats fidèles donnent à l'empereur, dont ils attendaient le retour à l'époque du printemps

100.—Charles le Mauvais, roi de Navarre, le même qui périt de façon si tragique (brûlé dans un drap imprégné d'eau-de-vie, où il s'était enveloppé, comme remède fortifiant), était très versé dans la pratique de la science hermétique et surtout dans les connaissances des poisons. Il chargea, en 1384, le ménestrel Woudreton d'empoisonner Charles VI, roi de France, le duc de Valois, son frère, et ses oncles les ducs de Berry, de Bourgogne et de Bourbon. Voici les instructions qu'il lui donna à cet égard:

«Il est une chose qui se appelle arsenic sublimat. Se un homme en mangeoit aussi gros que un poiz, jamais ne vivroit. Tu en trouveras à Pampelune, à Bordeaux, à Bayonne et par toutes les bonnes villes où tu passeras, à hotels des apothicaires. Prends de cela et fais en de la poudre, et quand tu seras dans la maison du roi, du comte de Valois, des ducs de Berry, Bourgoigne ou Bourbon, tray-toi près de la cuisine, du dressoir, de la bouteillerie ou de quelques autres lieux où tu verras mieux ton point; et de cette poudre mets en es potages, viandes ou vins, au cas que tu pourras faire à ta sureté: autrement ne le fais point.» Woudreton fut pris, on trouva sur lui l'instruction écrite par le roi de Navarre, il fut jugé et écartelé en place de Grève en 1381. (Cité par M. J. Girardin, dans ses Leçons de chimie élémentaire.)

101.—«Chacun sait—dit le comte de Tressan, dans l'avant-propos de ses extraits des Romans de chevalerie—que Marseille fut fondée par une colonie phocéenne. Or, feu mon père, homme très savant, a vérifié que les vignerons des environs de Marseille chantent encore en travaillant quelques fragments des odes de Pindare sur les vendanges. Il les reconnut après avoir mis par écrit les mots de tout ce qu'il entendit chanter à vingt vignerons différents: aucun d'eux ne saisissait le sens de ce qu'il chantait; et ces fragments, dont les mots corrompus ne pouvaient être reconnus qu'avec peine, s'étaient cependant conservés depuis les temps antiques, par une tradition orale, de génération en génération.»

102.—A quelle époque la fleur de lis apparaît-elle dans les armes des rois de France, et quelle est, à ce qu'on croit, l'origine de cet emblème?

—En réponse à cette question nous reproduisons le frontispice d'un recueil de sceaux du moyen âge, publié en 1779, dont les diverses figures sont accompagnées des notes suivantes:

La fig. 1 représente un soldat franc armé de son bouclier, fig. 2, sur lequel sont figurés trois crapauds ou grenouilles, qu'on croit avoir été les premières armoiries des Francs,—si tant est qu'ils eussent des armoiries,—parce qu'ils habitaient les marais: Sicamber inter paludes, dit Sidonius. Cependant du Tillet prétend qu'avant Clovis c'étaient trois diadèmes ou couronnes de gueules sur champ d'argent. D'autres prétendent que les Sicambres portaient pour symbole une tête de bœuf. On croit que les Francs ont eu aussi pour armes des abeilles; dans l'écusson, fig. 3, elles sont représentées à l'ordinaire; une autre à part est reproduite d'après le tombeau de Childéric.

Fig. 7.—Fac-similé du frontispice d'un recueil de sceaux du moyen âge

Fig. 7.—Fac-similé du frontispice d'un recueil de sceaux du moyen âge, publié par A. Boudet, en 1779.

Ensuite vinrent les fleurs de lis sans nombre, fig. 4, qui ne furent réduites à 3 que sous le règne de Charles VI, en 1384. Parmi toutes les opinions qui ont été émises sur l'origine des fleurs de lis, la plus probable semble être celle qui se rapporte à l'angon, ou dard de médiocre longueur ayant un fer à deux pointes recourbées. Les rois le portaient, et il leur servait de sceptre. Cet angon a la plus grande ressemblance avec la fleur de lis, et il n'est point extraordinaire qu'ils aient adopté pour emblème la figure de cette arme, qui leur était spéciale.

On lit dans les Grandes Chroniques de France que, la fleur de lis ayant trois feuilles, la feuille du milieu signifie la foi chrétienne, les deux autres le clergé et la chevalerie, qui doivent être toujours prêts à défendre la foi chrétienne.

103.—Nous avons dans la langue française—dit Voltaire—un certain nombre de mots composés dont le simple n'existe plus ou qui, dérivé des langues antérieures, n'a jamais passé dans la nôtre.

Ce sont comme des enfants qui ont perdu leurs pères. Nous avons les composés architecte, architrave, soubassement, et nous n'avons ni tecte, ni trave, ni bassement. Nous disons ineffable, intrépide, inépuisable, et nous ne disons pas effable, trépide, épuisable; nous avons impotent, et non potent. Il y a des impudents, des insolents, et point de pudents ni de solents. Nous avons des nonchalants (paresseux), et n'avons point d'autres chalands que ceux qui achètent.

104.—Le savant italien connu sous le nom de Pogge trouva, pendant la durée du concile de Constance (1404-1418), dans différentes villes de la Suisse, plusieurs manuscrits d'auteurs latins, entre autres les Institutions de Quintilien, rhéteur romain, qui vivait au premier siècle de notre ère. Ce ne fut pas au fond du monastère de Saint-Gall, comme l'affirment diverses biographies, mais dans la boutique d'un charcutier, que Pogge découvrit le manuscrit de Quintilien. Colomès, érudit français du dix-septième siècle, l'affirme, sur la foi des savants les plus autorisés.

Le même Colomès raconte également que les Lettres du célèbre chancelier de l'Hospital (1504-1573) furent retrouvées dans les magasins d'un passementier.

Ce fragment d'une lettre de Gillot, un des auteurs de la Satire Ménippée, au savant Scaliger (9 janvier 1602), avait déjà parlé de cette précieuse découverte:

«Le public ne se ressentira point de la perte des sermons ou epistres de feu M. le chancelier de l'Hospital, que son frère a recouvrés miraculeusement chez un passementier, escrits de la main du défunt, qui servoient à ce passementier à envelopper les passements qu'il vendoit.»

105.—L'orme, dit M. Meray, dans son très curieux livre la Vie au temps des cours d'amour, jouait un grand rôle dans la vie publique de nos aïeux, planté qu'il était d'ordinaire devant la porte du château ou de l'église. L'orme était l'arbre favori; son branchage évasé et sa feuille solide, qui ne tombe qu'aux gelées de novembre, formaient une voûte ombreuse, sous laquelle nos pères aimaient à s'assembler. Sous l'orme du château, le seigneur ou son sénéchal, son prévôt ou son bailli, rendaient la justice en temps d'été, tenaient les plaids sous l'ormel. Symbole du droit de juridiction féodale, l'arbre traditionnel passait à l'héritier mâle. Sous l'orme de l'église se faisaient les discussions d'intérêt communal, les publications de mariage et les avertissements du prône. Là encore le moine de passage aimait à sermonner les fidèles, à leur montrer les reliques, à leur débiter pour quelques mailles (petite pièce de monnaie) les bienheureuses indulgences romaines.

Quand l'orme du manoir seigneurial appartenait à un châtelain tyrannique, c'était, malgré le voisinage du saint lieu, sous celui de la paroisse qu'on devisait et dansait à la tombée du jour...

Ainsi s'explique pourquoi l'ormel, ormeau ou orme revient si souvent dans nos anciens dictons, et pourquoi les divertissements étaient groupés sous l'ormel. Les rendez-vous de plaisir et d'affaires, les conciliabules d'amoureux, les prônes et les plaids qui se tenaient sous le feuillage de cet arbre nous donnent la clef du vieux proverbe: Attendez-moi sous l'orme. Quand les dames de la langue d'oc, alliées aux princes de la langue d'oïl, transportèrent du midi au nord de la France la poétique juridiction des cours d'amour, ce dut être sous l'orme que s'en firent les premiers essais.

106.—Origine du terme: lit de justice.—«Dans l'ancienne monarchie, les assemblées de la nation avaient lieu en pleine campagne, et le roi y siégeait sur un trône d'or; mais quand le parlement tint ses séances dans l'intérieur du palais, on substitua à ce trône un siège couvert d'un dais avec un dossier pendant et cinq coussins, l'un servant de siège, deux de dossiers, et les deux autres d'appuis pour les bras. Un siège ainsi fait ressemblant à un lit beaucoup plus qu'à un trône, on l'appela: «lit de justice». (Variétés historiques de M. Ch. Rozan.)

107.—Le duc de Montausier, gouverneur du Dauphin fils de Louis XIV, était connu pour l'absolue sincérité de son langage. Un jour le roi lui dit qu'il venait d'abandonner à la justice un assassin auquel il avait fait grâce après son premier crime, et qui depuis avait tué vingt personnes. «Pardon, Sire, repartit Montausier, il n'en a tué qu'une: c'est Votre Majesté qui a tué les vingt autres.»

108.—Les amis de Fontenelle l'ont quelquefois accusé d'être égoïste et de n'aimer pas à obliger: ce reproche venait de ce qu'il obligeait avec une telle modestie et une telle délicatesse qu'on ne s'apercevait pas de son obligeance. Une personne lui parlait certain jour d'une affaire importante, pour laquelle elle avait réclamé ses bons offices:

«Je vous demande pardon, lui dit Fontenelle, de l'avoir mis en oubli.

—Vous ne l'avez point du tout oubliée, lui dit l'obligé; grâce à vous, mon affaire a réussi au gré de mes désirs, et je viens vous en remercier.

—Eh bien! lui répliqua tout naïvement Fontenelle, je n'avais pas oublié de vous obliger, mais j'avais oublié que je l'eusse fait.»

109.—La franc-maçonnerie, dont les constitutions sont aujourd'hui de notoriété générale, crut longtemps elle-même qu'il importait à sa force d'entourer d'un profond mystère ses dogmes et ses rites. Aussi grand émoi au sein de cette association lorsque, vers 1750, un petit livre parut à Paris qui, sous ce titre, le Secret des francs-maçons révélé, ne laissait rien ignorer au public des choses que les associés avaient jusqu'alors cachées avec tant de soin.

La publication de cet écrit répandit l'alarme dans toutes les loges. Le Grand Orient de France, dont un prince du sang était grand maître, s'assembla en toute hâte pour délibérer à ce sujet. On délibéra solennellement, et l'on trouva que le moyen de parer le coup terrible porté à l'institution était de semer rapidement dans le public une vingtaine de petits ouvrages portant un titre analogue, ayant à peu près la même étendue et imprimés dans le même format, mais différant tous les uns des autres, quant aux assertions du texte, pour faire disparaître la vérité, en la noyant dans un océan de fictions et de mensonges. Cette pressante besogne fut répartie entre les frères lettrés que l'on jugea les plus capables de la bien faire. On composa, on imprima, on publia tous ces livrets en quelques jours. La chose réussit à souhait. Le véritable catéchisme des francs-maçons se perdit dans la multitude des faux, qui se contredisaient tous à qui mieux mieux, et il ne fut plus possible de le reconnaître.

110.—Une particularité de l'horloge de Bâle, lisons-nous dans la Géographie artistique de M. Ménard, c'est qu'elle était toujours en avance d'une heure. Une tradition chère aux Bâlois veut qu'une attaque dirigée contre la ville ait échoué parce qu'une partie des assiégeants, s'étant fiés à l'heure indiquée par l'horloge de la ville, furent repoussés, faute d'avoir agi de concert avec le reste de l'armée. C'est pour rappeler cet événement que l'horloge de Bâle avançait d'une heure; les autorités, pour rétablir la vérité, résolurent de retarder l'horloge d'une demi-minute tous les jours; mais la population s'en aperçut et manifesta son mécontentement d'une manière si énergique que les magistrats durent céder. Il a fallu l'esprit positif de notre siècle pour que l'horloge de Bâle fût réglée d'après le soleil.

111.—Dulaure, dans l'article qu'il consacre au collège de Navarre, fondé par Jeanne de Navarre et Philippe le Bel, dit que ce collège a trente pensions de boursiers dont le roi de France est le premier titulaire. Or il était de tradition dans ce collège que le revenu de la bourse du roi fût affecté à l'achat des verges nécessaires pour maintenir la discipline parmi les écoliers.

On peut inférer de cette assertion le rôle important que les verges jouaient alors dans l'enseignement.

112.—La période dite des vacances, dont profitent beaucoup de grandes personnes en même temps que les écoliers, a son origine dans une antique tradition agricole.

Chez les Grecs, chez les Romains et même chez les Gaulois, depuis que les vignes y ont été connues, le temps des vendanges a été celui des fêtes, des joyeux repas, des chansons. La récolte des blés était abandonnée aux seuls laboureurs; mais les propriétaires prenaient eux-mêmes le soin de celle des vins; de là est venu que les vacances des tribunaux, cours de justice et collèges ont été placées en automne, au lieu de l'être, comme cela semblerait plus normal, à l'époque des plus grandes chaleurs, qui est celle où le repos s'expliquerait le mieux.

113.—Savez-vous pourquoi Louis XIV, voulant faire choix d'une résidence hors de Paris, donna la préférence à Versailles, situé au milieu d'une plaine, sur Saint-Germain, dont la position est si pittoresque? Ce fut, affirme-t-on, parce que de Saint-Germain on découvrait le clocher de Saint-Denis, où se trouvent les sépultures des rois de France. «Ce fastueux monarque, dit un contemporain, aima mieux le point sans horizon que celui d'où l'on apercevait le clocher fatal.»

114.—Jadis, à Venise, l'on jouissait d'une liberté en quelque sorte absolue; la seule et majeure condition pour n'être nullement inquiété consistait à ne parler ni en bien ni en mal du gouvernement, car à le louer on risquait presque autant qu'à le dénigrer. Un sculpteur génois s'entretenait un jour avec deux Français qui critiquaient ouvertement les actes du sénat et des conseils. Le Génois, autant par crainte que par conviction, défendit autant que possible les Vénitiens.

Le lendemain il reçut l'ordre de se présenter devant le conseil. Il arriva tout tremblant. On lui demanda s'il reconnaîtrait les deux personnes avec lesquelles il a eu une conversation sur le gouvernement de la république. A cette question sa peur redouble. Il répond qu'il croit n'avoir rien dit qui ne fût en tous points l'apologie des gouvernants.

On lui ordonne de passer dans une chambre voisine, où il voit deux Français pendus morts au plancher. Il croit sa dernière heure venue. Enfin on le ramène devant les conseillers, et celui qui le présidait lui dit: «Une autre fois, gardez le silence: notre république n'a pas besoin d'un apologiste comme vous.»

115.—L'empereur Adrien disait que, pour maintenir le peuple romain dans la soumission, il fallait qu'il ne manquât jamais de pain ni de spectacles. Rien, ajoutait-il, n'est plus aimable que ce peuple, pourvu qu'il soit nourri et amusé.

Le panem et circenses des Romains est resté fameux; mais on a remarqué que le Parisien enchérissait sur cette situation. Dans le temps où l'on mourait littéralement de faim à Paris, en l'an III et l'an IV de la première république (1795 et 1796), le public affluait à tous les spectacles, ce qui donna lieu à ce quatrain:

Il ne fallait au fier Romain
Que des spectacles et du pain;
Mais au Français, plus que Romain,
Le spectacle suffit sans pain.

116.—Un journaliste, parlant d'une secte politique qui tend à se diviser en militants et en expectants, dit qu'il lui semble voir là le voile de Pythagore. Tous les lecteurs n'ont pas dû saisir l'allusion.

«Le lieu où Pythagore professait sa doctrine, dit un historien de la philosophie, était partagé en deux espaces par un voile qui dérobait la présence du maître à son auditoire. Ceux qui restaient en deçà du voile l'entendaient seulement, les autres le voyaient et l'entendaient. Sa philosophie était énigmatique et symbolique pour les uns, claire, expresse et dépouillée d'énigmes et d'obscurité pour les autres. On passait de l'étude des mathématiques à celle de la nature, et de l'étude de la nature à celle de la théologie, qui ne se professait que dans l'intérieur de l'école et au delà du voile. Il y eut quelques femmes à qui ce sanctuaire fut ouvert.»

On a regardé, avec raison, les pythagoriciens comme une espèce de moines païens, d'une observance très austère; les novices étaient ceux qui n'avaient pas encore franchi le voile, et les profès ceux qui étaient admis au delà du voile.

117.—Il est de tradition de prêter aux Normands l'esprit processif et l'instinct finassier. D'où plusieurs proverbes usuels: Répondre en Normand, pour ne dire ni oui ni non. C'est un fin Normand, homme dont il faut se défier. Un Normand a son dit et son dédit; etc.

Boileau dans son Lutrin dit de la Chicane que:

Elle y voit par le coche et d'Évreux et du Mans
Accourir à grands flots ses fidèles Normands.

En quoi il me semble faire confusion ou plutôt assimilation entre les originaires de deux provinces qui ont donné lieu à cette célèbre locution proverbiale comparative: «Un Manceau vaut un Normand et demi.»

Or, il se peut, en effet, que les naturels du Maine enchérissent sur les enfants de la Normandie comme enclins à la procédure et comme doués d'un esprit plus retors; mais dans ce cas le proverbe s'était établi sur un fait absolument indépendant des différences de caractère local. Normand et manceau (ou mieux mansais) étaient les noms de deux espèces de monnaies frappées par les évêques ou seigneurs du Maine et de Normandie. Et comme la monnaie du Mans était de moitié plus forte que la normande, le proverbe en résulta, dont l'application fut faite aux gens des deux pays.

118.—On disait jadis dans le Beauvaisis en façon de proverbe:

Enfant de Beauvais,
Fais tes mouillettes avant de manger tes ŒUVETS,

dont on expliquait ainsi l'origine. Deux frères de Beauvais mangeaient des œufs à la coque. L'un des deux oublie de préparer son pain avant de casser l'œuf. Il donne l'œuf à tenir à son frère, pendant qu'il taillera ses mouillettes. Le frère, par gourmandise ou par plaisanterie, avale le contenu de l'œuf. L'autre, furieux, lui plonge son couteau dans le ventre et le tue.

De là le proverbe.

119.—L'estampe que nous reproduisons, d'après un original datant du milieu du dix-septième siècle, a trait à la dépossession des Espagnols des places qu'ils occupaient de longue date. On est en 1658, Turenne va clore une de ses plus brillantes campagnes par la fameuse bataille des Dunes, que doit suivre, après quelques mois d'habiles manœuvres diplomatiques de Mazarin, la paix dite des Pyrénées, où se traita le mariage du jeune Louis XIV avec l'infante d'Espagne. «Le chapelet de l'Espagnol se défile,» dit une des inscriptions mises sur cette estampe; et de l'autre côté l'on voit énumérées les villes qui sont «réduites sous l'obéissance du roi»: Cassel, Saint-Guillaume, Montmédy, Charleroi, Ypres, Saint-Ghislain, etc.

120.—La présence de la particule de devant un nom de famille est-elle une preuve formelle de noblesse?

Nous empruntons la réponse à cette intéressante question au Traité de la science des armoiries de W. Maigne, qui fait autorité en ces matières.

Fig. 8.—Le chapelet de l'Espagnol

Fig. 8.—Le chapelet de l'Espagnol, fac-similé d'une estampe satirique du dix-septième siècle.

Dès le onzième siècle, quand le régime féodal se trouva définitivement constitué, il parut commode de désigner chaque seigneur par le nom de sa terre, et on dit: un tel, seigneur DE tel ou tel bien. Par exemple Dominus de Urgens, le seigneur d'Urgens; Aiglantina, domina de Puliaco, Aiglentine, dame de Pouillac. Un peu plus tard, on fit ellipse du mot dominus et l'on dit simplement Ademarus de Pictavia, Aymar de Poitiers, Jordanus de Insula, Jourdain de l'Isle, ou bien on le conserva, mais en le plaçant devant le nom propre, ce qui produisit des formes semblables à celle-ci: Dominus Wido de Fonventis, le seigneur Gui de Fonvens, que l'on traduisit ensuite par M. Gui de Fonvens.

La préposition latine de ne servait donc primitivement qu'à exprimer une idée de relation entre les mots qu'elle séparait, indiquant une possession de terre, de château, de ville; et comme les terres féodales avaient été d'abord exclusivement possédées par les familles nobles, on en vint peu à peu à considérer le de comme une marque de noblesse de race, et c'est pour ce motif que, le 3 mars 1699, Louis XIV en interdit l'usage aux nouveaux anoblis.

En somme, la particule de n'est pas une preuve de noblesse, elle fait simplement présumer la propriété; car, pendant les deux derniers siècles, les bourgeois se disaient sieurs de leurs prés ou de leurs vignes, tout aussi bien que les gentilshommes de leurs terres seigneuriales; témoin, comme dit Molière,

... un paysan qu'on appelait Gros-Pierre,
Qui, n'ayant pour tout bien qu'un seul quartier de terre,
Y fit tout à l'entour faire un fossé bourbeux
Et de monsieur de l'Isle en prit le nom pompeux.

Dès le règne de Louis XIII, la particule de était devenue une sorte de qualification honorifique, que l'on attribuait à toutes les personnes honnêtes, même à M. de Molière, à M. de Corneille, à M. de Voiture, tandis que les Molé, les Pasquier, les Séguier, ne se trouvaient pas moins bons gentilshommes ou anoblis, bien qu'elle ne précédât pas leur nom. Les véritables gentilshommes, disait de la Roque au dix-septième siècle, ne cherchent pas ces vains ornements, souvent même ils s'en offensent. On cite par exemple Jacques Thézard, seigneur des Essarts, baron de Tournebu, qui se tint autrefois fort offensé qu'on eût ajouté la particule de à l'ancien et illustre nom dont il était le dernier des légitimes, et qu'on l'eût appelé Jacques de Thézard.

121.—En mai 1710, le garde-chèvres d'un village situé près de Nîmes s'avisa de conduire son troupeau, composé d'au moins deux cents bêtes, dans toutes les vignes. Sous la dent meurtrière des chèvres, la vendange se trouva faite quatre mois à l'avance et priva cette année-là tout le pays de sa récolte en vin.

On saisit le pâtre, on lui demanda ce qui l'avait poussé à une telle action. Il répondit qu'il n'avait agi que pour faire parler de lui après sa mort.

Considéré comme fou, il fut envoyé aux Petites Maisons, où il mourut sans qu'on ait conservé son nom.

Cet autre Érostrate n'avait donc pas atteint son but.

122.—L'étymologie de notre mot ardoise a donné lieu à maintes suppositions plus ou moins heureuses. Plusieurs lexicographes s'accordent à le faire venir de deux mots celtiques: ard, pierre, et oes, qui couvre. Mais Ducange, dans son célèbre glossaire, dit: Ardescam vocamus ab ARDENDO quod e tectis ad solis radios veluti flamma jaculatur. (Nous appelons cette pierre ardoise, ou qui est ardente, parce que, frappée des rayons du soleil, elle semble jeter des flammes.)

123.—Chacun sait à quelles boissons plus ou moins corrosives et antihygiéniques on donne aujourd'hui le nom d'apéritifs. L'ancienne médecine avait des apéritifs d'un tout autre genre. Le citron, la rave et certains fruits étaient réputés apéritifs. Cette singulière dénomination appliquée à des aliments qui étaient censés ouvrir l'appétit (du latin aperire) donna lieu à une plaisanterie de Rabelais que Beroalde de Verville raconte dans son Moyen de parvenir: «Le cardinal du Bellay était malade d'une humeur hypocondriaque. Plusieurs grands médecins, ayant conféré à ce sujet, déclarèrent qu'il fallait faire prendre à Monseigneur une décoction apéritive. Rabelais, qui, en sa qualité de médecin en titre du cardinal, avait assisté à la conférence, laissa ces messieurs caqueter, et fit en toute hâte mettre au milieu de la cour du château un trépied sur un grand feu, et par-dessus un chaudron plein d'eau, où il mit le plus de clefs qu'il put trouver, et remuait ces clefs de toutes ses forces avec un bâton.

«Les docteurs étant descendus, voyant cet appareil, demandèrent à Rabelais pourquoi il se donnait tant de mouvement:

«J'accomplis votre ordonnance, Messieurs, leur dit-il, d'autant plus que rien n'est si apéritif (ouvrant) que les clefs; et si vous croyez que cela ne suffise pas, j'enverrai querir à l'arsenal quelques pièces de canon. Ce sera pour la dernière ouverture.»

124.—Napoléon racontait qu'à la suite d'une de ses grandes affaires d'Italie, il traversa le champ de bataille, dont on n'avait pu encore enlever les morts: «C'était par un beau clair de lune et dans la solitude profonde de la nuit, disait l'empereur. Tout à coup un chien, sortant de dessous les vêtements d'un cadavre, s'élança sur nous et retourna presque aussitôt à son gîte, en poussant des cris douloureux; il léchait tour à tour le visage de son maître et se lançait de nouveau sur nous; c'était tout à la fois demander du secours et rechercher la vengeance. Soit disposition du moment, continua l'empereur, soit le lieu, l'heure, le temps, l'acte en lui-même, ou je ne sais quoi, toujours est-il vrai que jamais rien, sur aucun de mes champs de bataille, ne me causa une impression pareille. Je m'arrêtai involontairement à contempler ce spectacle. Cet homme, me disais-je, a peut-être des amis; il en a peut-être dans le camp, dans sa compagnie, et il gît ici abandonné de tous, excepté de son chien! Quelle leçon la nature nous donnait par l'intermédiaire d'un animal?...» (Mémorial de Sainte-Hélène.)

125.—Qui croirait qu'une invention aussi simple que celle des étriers n'a pas été connue des Romains, et qu'ils ont monté six cents ans à cheval sans imaginer cette facilité? Caïus Gracchus, qui manifesta un génie amoureux du bien public, avait fait placer sur les chemins des pierres de distance en distance, qui prêtaient aux voyageurs un aide pour remonter à cheval. Personne ne soupçonnait qu'on pût faire autrement. Un génie inventeur est donc rare, même dans les petits objets; et nous devons garder nos hommages pour cette faculté inventive, si extraordinaire parmi la foule d'hommes imitateurs.

Le premier qui tailla une tête de bois, semblable peut-être par la grossièreté à celle dont se servent les perruquiers, fit un coup de génie plus étonnant peut-être que les chefs-d'œuvre de nos modernes sculpteurs. Rien n'est si rare que l'invention véritable; et l'invention seule constitue le génie.

Aucun historien n'a jamais dit le nom de celui qui inventa la roue. Il fit une machine compliquée, qui nous paraît aujourd'hui très simple; mais il fallait trouver l'axe. Toutes les machines dont nous nous servons ne sont que des assemblages de roues...

126.—Notre mot rien offre cela de particulier qu'il vient du latin res, qui signifie chose ou quelque chose. D'ailleurs, chez les anciens auteurs français, rien a le sens du latin res. Des riens, qu'on faisait alors du genre féminin, signifient des choses. Jean de Neuvy dit, par exemple:

Sur toutes riens gardez les points.

127.—Voici, selon les Mémoires de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, l'origine de notre mot rogue.

L'usage de l'écarlate affecté aux plus éminents personnages, tant dans la guerre que dans les lettres, le privilège de porter la couleur rouge réservé aux chevaliers et aux docteurs, introduisit probablement dans notre langue le mot rouge pour hautain, arrogant. Dans un vieux roman en vers on lit: «Les plus rouges (pour les plus fiers) y sont pris.» Brantôme s'est servi du mot rouge dans le même sens en parlant de l'affaire des Suisses à Novare contre M. de la Trémouille, affaire, dit-il, dont ils revinrent si rouges et insolents qu'ils méprisaient toutes nations.

Par une légère transposition de la lettre u après la lettre g, on a dû faire de ce terme général rouge le mot particulier et caractéristique rogue, pour homme vain et arrogant.

128.—On a appelé lipogrammes (de leipô, manquer, et gramma, lettre) des morceaux de prose ou de vers dont telle lettre de l'alphabet est absente. L'exemple de cette fantaisie aurait été donné, volontairement ou sans qu'il y pensât, par Pindare, qui a fait une ode sans S. Nestor de Laranda, qui vivait au temps de l'empereur Sévère, fit une Iliade lipogrammatique, dont le premier chant était sans A, le second sans B, le troisième sans C, etc. Les écrivains latins du moyen âge ont plusieurs fois lipogrammatisé. En espagnol, Lope de Vega a publié cinq nouvelles lipogrammatisées, l'une sans D, l'autre sans E, etc. En italien, Gregorio Leti présenta à l'Académie des humoristes un discours intitulé D. R. bandita, qui, par conséquent, était sans R. En français, les exemples de compositions analogues ne sont pas rares.

On peut citer des épîtres sans A, sans O, sans U, et une série de vingt-quatre quatrains de chacun desquels une des lettres de l'alphabet est absolument bannie.

Tant de gens en tout temps furent pris de la fantaisie de ne rien faire en travaillant beaucoup!

129.—Si l'on vous faisait lire le vers suivant, qui, paraît-il, a coûté de longues et rudes peines à son auteur,

Qui flamboyant guidait Zéphyre sur les eaux,

et qu'on vous demandât ce que vous y trouvez de particulier ou de remarquable, assurément vous seriez embarrassé pour répondre.

Or apprenez que le mérite de ce vers consiste en cela que l'auteur y a renfermé toutes les lettres de l'alphabet français, moins le J et le V, qui, à l'époque où ce tour de force fut accompli, étaient confondus avec l'I et l'U, et moins aussi le K, qui généralement, en français, ne figure que dans des mots de provenance étrangère.

130.—En Angleterre, jadis, pour inspirer à la nation le goût de l'étude, on accordait la grâce de la vie au criminel qui savait lire et écrire. «Aussi, dit Saint-Foix dans ses Essais historiques, n'était-il pas rare d'entendre les mères dire à leurs enfants: «Peut-être vous trouverez-vous un jour dans le cas d'être pendus (car alors on pouvait l'être pour le moindre larcin); c'est pourquoi il est bon que vous appreniez à lire et à écrire.»

131.—Favart raconte l'histoire d'un cul-de-jatte mendiant, alors connu de tout Paris (1763).

Cet homme donnait de l'eau bénite le matin à Notre-Dame, ensuite il parcourait la ville et les environs à l'aide de deux petits chevalets, qu'il employait avec beaucoup de force et d'habileté. Le coquin avait une face d'une largeur superbe, il était gros à proportion, et, à en juger par son tronçon, il aurait eu près de six pieds s'il n'eût pas été mutilé. A son embonpoint, sa rougeur, sa vigueur, on pouvait juger qu'il était abondamment nourri. Rien ne lui manquait pour être heureux que d'être honnête homme.

Un jour, sur la route de Saint-Denis, il demande l'aumône à une femme qui passait. Elle lui jette une pièce de douze sous. Il la prie de la lui ramasser, ce qu'il ne peut faire lui-même. Tandis que la brave dame se baisse, il s'approche, lui décharge sur la tête un coup de maillet, et, voyant qu'elle n'est pas morte, lui coupe le cou et la vole.

Cette action est aperçue. On saisit l'assassin, on le mène en prison: interrogé, il avoue que depuis vingt ans il fait ce métier et que ses victimes sont nombreuses. Il plaisante d'ailleurs sur sa situation, et dit qu'il ne peut jamais être rompu qu'à moitié, car il défie bien le bourreau de lui casser les jambes.

132.—Un auteur du dix-septième siècle affirme que, chez nos ancêtres, la moustache avait une grande influence sur la valeur personnelle. «J'ai bonne opinion, dit-il, d'un gentilhomme curieux d'avoir une belle moustache. Le temps qu'il passe à l'ajuster, à la regarder, n'est point du temps perdu. Plus il en a soin, plus il l'admire, plus son esprit doit s'être nourri et entretenu d'idées mâles et courageuses.»

Il paraît, en effet, que l'amour et l'orgueil de la moustache était ce qui mourait le dernier dans les braves de ce temps-là. Le Mercure français rapporte que, l'exécuteur coupant les cheveux de Boutteville, condamné pour duel à la décapitation en 1627, Boutteville porta la main à sa moustache, qui était belle et grande. Alors l'évêque de Nantes, qui l'assistait à son dernier moment, lui dit: «Mon fils, il ne faut plus penser aux vanités de ce monde. Allons, laissez là votre moustache.»

133.—Nous nous écrions souvent: «A la bonne heure!» sans nous douter, assurément, qu'en nous exprimant ainsi nous rappelons l'époque où les anciens divisaient la journée en heures réputées bonnes ou mauvaises. La croyance en l'influence fatidique des heures bonnes ou mauvaises était telle que maintes gens n'osaient alors rien entreprendre à moins d'être à une heure bonne. De là l'expression: A la bonne heure! équivalant à: «Voilà qui arrive à l'heure favorable.»

134.—Notre mot régate—qui, d'après son étymologie latine et italienne, signifierait plaisir ou divertissement royal—nous vient de Venise, où il servait à désigner des courses de bateaux qui n'avaient lieu d'ordinaire qu'en l'honneur de quelque prince ou seigneur étranger. «Lorsque la République, dit Saint-Didier dans son Histoire de Venise au dix-septième siècle, veut offrir à quelque hôte de marque un spectacle public, elle lui donne le divertissement d'une régate, c'est-à-dire de courses de différentes sortes de barques,—réjouissance que les Vénitiens aiment par-dessus toutes, car l'exercice de voguer est tellement du génie de ce peuple que tout le monde s'y étudie, et les jeunes nobles les premiers.»

135.—Lorsque Pigalle eut achevé sa statue de Mercure, il l'exposa dans son atelier à l'examen des amateurs. Un jour qu'un grand nombre de personnes étaient venues pour la voir, un étranger, après l'avoir considérée avec la plus grande attention: «Jamais, s'écria-t-il, les antiques n'ont rien fait de plus beau.»

Pigalle, qui, sans se faire connaître, écoutait les jugements divers portés sur son œuvre, s'approche de l'étranger et lui dit: «Avez-vous bien, Monsieur, étudié les chefs-d'œuvre des anciens?

—Eh! Monsieur, lui réplique vivement l'étranger, avez-vous vous-même bien étudié cette figure-là?»

L'artiste, ne trouvant rien à répondre, tourna les talons en souriant. Et il avouait que rien ne lui avait jamais été plus agréable que cette rebuffade.

136.—Bien des gens ont lu des romans ou vu représenter des drames ayant pour héros Latude, le célèbre prisonnier de la Bastille; ils ont pu se demander quelle part doit être faite à l'histoire et à la légende dans ce qu'on rapporte sur la vie de ce personnage.

Il est évident qu'on a beaucoup brodé sur la donnée première de cette singulière existence, et qu'on a largement poétisé le caractère de ce malheureux, expiant pendant une longue suite d'années une folle idée de jeunesse, qui de nos jours sans doute paraîtrait innocente, mais qui fut alors considérée comme essentiellement criminelle et traitée en conséquence.

Sans fortune, sans état, sans ressources, le jeune Izard Danry (car tel était son nom véritable, celui de Latude étant celui d'un seigneur dont il se disait le fils) conçut l'étrange projet d'intéresser à son sort Mme de Pompadour, en feignant d'avoir découvert le secret d'un attentat qui devait être dirigé contre elle. Il enferma donc deux ou trois petites fioles pleines d'une substance quelconque dans une boîte de carton, qu'il acheva de remplir avec de la poudre d'alun et d'amidon, mit comme adresse: A Madame la marquise de Pompadour en cour, puis écrivit: Je vous prie, Madame, d'ouvrir le paquet en particulier, et la boîte fut par lui confiée à la poste. Il écrivit d'autre part à la marquise pour avoir une audience, où il devait lui faire savoir que, se promenant aux Tuileries, il avait entendu deux individus comploter l'envoi de cette espèce de machine infernale; démarche qui allait forcément, pensait-il, lui valoir la reconnaissance et, partant, la protection de la puissante dame.

Mais on remarqua, tout naturellement, que la suscription de la boîte et celle de la lettre étaient de la même main. On chercha, on arrêta l'auteur, dont la terrible police du temps fit un personnage dangereux. Et pour lui commença cette longue captivité, que plusieurs évasions divisent en périodes plus romanesques les unes que les autres. Emprisonné la première fois en 1749, il ne fut définitivement laissé libre qu'en 1784.

Fig. 9.—Fac-similé du couvercle de la boîte envoyée par Latude à Mme de Pompadour

Fig. 9.—Fac-similé du couvercle de la boîte envoyée par Latude à Mme de Pompadour, d'après l'original conservé dans les archives de la Bastille, à la Bibliothèque de l'Arsenal.

Quoi qu'il en soit, un dossier très complet de l'arrestation et du séjour de Danry-Latude à la Bastille subsiste encore aujourd'hui dans le fonds des archives de la vieille prison d'État, conservées à la Bibliothèque de l'Arsenal. On y trouve comme pièces particulièrement intéressantes la fameuse boîte, portant encore ses diverses suscriptions, le procès-verbal d'arrestation, les interrogatoires, plusieurs lettres écrites par Latude de sa prison, dont une longue tracée avec son sang sur un fragment de chemise, etc.

Nous donnons le fac-similé photographique du couvercle, où se voient, outre la recommandation adressée à la destinataire, la signature de Danry et celle du lieutenant de police Berryer, qui a reçu les déclarations de l'inculpé.

137.—Clermont-Tonnerre, évêque de Noyon, au dix-septième siècle,—qui, comme membre de l'Académie française, fut le fondateur du prix de poésie décerné depuis par l'illustre compagnie,—était doué d'un orgueil rare. Il lui arrivait, dit-on, de traiter du haut de la chaire ses auditeurs de canaille chrétienne, ce qui donna lieu à l'épitaphe suivante:

Ci-gît, qui repose humblement,
Ce dont tout le monde s'étonne,
Dans un si petit monument,
L'illustre Tonnerre en personne.
On dit qu'entrant au paradis
Il fut reçu vaille que vaille;
Mais il en sortit par mépris,
N'y trouvant que de la canaille.

C'est, d'ailleurs, en faisant allusion à l'épithète de canaille donnée au peuple par l'évêque de Noyon que Mme de Sévigné, parlant du cardinal le Camus, disait: «Je crois que ce prélat suivra en paradis sa canaille chrétienne.»

138.—Autrefois les couteaux de table étaient généralement pointus; ils furent, paraît-il, arrondis en vertu d'un édit.

«On rapporte, dit M. H. Havard dans son Dictionnaire de l'ameublement, que le chancelier Séguier avait l'habitude de se curer les dents avec son couteau; le cardinal de Richelieu, dînant un jour à la même table que le chancelier, fut indigné de cette grossièreté; il commanda à son maître d'hôtel de faire arrondir ses couteaux. L'exemple du cardinal fut suivi; les grands seigneurs d'abord, puis les bourgeois l'imitèrent, si bien qu'en 1669 un édit fut rendu qui défendait à toutes personnes de posséder chez soi des couteaux pointus.»

139.—Le philosophe Helvétius jouissait d'une immense fortune, qui n'avait pas peu contribué à faire de lui l'homme à la mode, en lui permettant d'avoir toujours maison et table ouvertes et d'être le plus magnifique des amphitryons. Cette fortune disparut presque entière dans les ruines de la Révolution, si bien que dans les dernières années de sa vie la veuve d'Helvétius se trouvait réduite à la plus modeste des situations. Elle vivait retirée dans une maisonnette, à Auteuil, où Bonaparte fut curieux de la visiter. Comme il s'étonnait de voir que ce changement de condition semblait n'avoir porté aucune atteinte à sa gaieté naturelle: «Ah! dit-elle en se promenant avec lui dans son jardin, c'est que vous ne savez pas combien il peut rester de bonheur dans trois arpents de terre.»

140.—Nous avons cherché depuis quand le surnom de calicot est donné aux employés des magasins de nouveautés. L'origine de cette désignation, qui peut d'ailleurs sembler toute naturelle, puisqu'elle est empruntée à l'un des principaux articles vendus par le personnel de ces maisons, remonte à une sorte d'à-propos comique que Scribe et Dupin firent représenter au théâtre des Variétés en juillet 1817, sous le titre de Combats des montagnes ou la Folie-Beaujon, pour faire, comme nous disons aujourd'hui, une réclame à un établissement de divertissement public, que l'on venait de fonder sur l'emplacement de la Folie-Beaujon.

Un personnage de la pièce était le jeune chef d'une grande maison de nouveautés ayant pour enseigne le mont Ida. La fée de la Folie-Beaujon, qui l'aperçoit, le prend pour un militaire.

«Vous vous trompez, lui dit-on, monsieur n'est pas militaire, et ne l'a jamais été. C'est M. Calicot.

—C'est, réplique la Folie, que cette cravate noire, ces bottes, et surtout ces moustaches... Pardon, Monsieur, je vous prenais pour un brave.

Il n'y a pas de quoi, Madame,» réplique Calicot; et il chante:

Oui, de tous ceux que je gouverne
C'est l'uniforme, et l'on pourrait enfin
Se croire dans une caserne
En entrant dans mon magasin;
Mais ces fiers enfants de Bellone,
Dont les moustaches vous font peur,
Ont un comptoir pour champ d'honneur,
Et pour arme une demi-aune.»

Étant donné l'état des esprits à l'époque où cette pièce fut jouée, ce couplet et les quelques répliques qui précèdent causèrent une profonde émotion parmi les employés des magasins de nouveautés, qui, se déclarant outrageusement atteints dans leur dignité civique, allèrent en foule siffler la pièce, en menaçant le directeur, les auteurs et les acteurs de leur faire un mauvais parti. Ces incidents ne firent que rendre plus vif le succès de l'ouvrage, en excitant la curiosité publique, bien que, dans un prologue, les auteurs eussent décliné toute sorte d'intention blessante envers les honorables réclamants. Et ce fut ainsi que le surnom de calicot devint et resta populaire.

141.—On croit généralement que l'origine des monts-de-piété remonte à la fin du moyen âge, et qu'ils ont pris naissance en Italie. L'Église ayant condamné le prêt à intérêt, l'usure des Juifs et des Lombards avait produit des maux immenses dans toute l'Europe. Un religieux de l'ordre des frères mineurs, le P. Barnabé, de Terni, prêchant à Pérouse, traça un tableau si attristant des misères et des souffrances dont il avait été témoin, qu'émus de compassion, les plus riches d'entre ses auditeurs se réunirent pour former un fonds commun destiné à faire aux pauvres de la ville des prêts gratuits. La banque de prêt qu'ils fondèrent ne dut exiger des emprunteurs que le remboursement de ses frais de service. On imita cet exemple dans la plupart des États d'Italie. L'ouverture du mont-de-piété de Paris ne date que de 1778.

Ces établissements furent créés sous le nom de monte di pietà. Comme c'était là une véritable œuvre de piété, les intentions du bon religieux fondateur expliquent suffisamment di pietà, de piété. Quant à monte, il faut savoir que ce mot se dit en italien pour amas, accumulation, masse, aussi bien que pour montagne, et que, par conséquent, il répond ici à l'idée de collecte, de cotisation.

On a voulu aussi, dit M. Ch. Rozan, prendre monte dans le sens propre, en disant qu'il venait de ce que les dons et les aumônes offerts par les fidèles étaient déposés dans les églises, lesquelles étaient bâties pour la plupart sur des lieux élevés.

142.—Après la prise de Jérusalem par les premiers croisés, ceux-ci s'occupèrent d'élire un roi. Godefroy de Bouillon réunit tous les suffrages; mais il n'accepta que le titre modeste de baron du Saint-Sépulcre, et refusa aussi toutes les marques de la royauté, ne voulant pas porter une couronne d'or, disait-il, là où Jésus-Christ avait porté une couronne d'épines. A la suite de la victoire remportée à Ascalon par les croisés sur le soudan d'Égypte, Baudouin, prince d'Édesse, et Bohémond, prince d'Antioche, vinrent à Jérusalem, où ils travaillèrent avec Godefroy à jeter les bases d'un nouveau code pour le nouveau royaume. C'est ce code, demeuré célèbre, qu'on a connu plus tard sous le nom d'Assises de Jérusalem. Mais le règne de Godefroy fut court: il mourut l'année suivante, au mois de juillet 1100, laissant le trône déjà mal assuré à son frère Baudouin, prince d'Édesse.

143.—Térentius Varron, qui mérita d'être appelé le plus docte des Romains, a trouvé dans l'histoire, ou plutôt dans la légende, la raison pour laquelle les femmes d'Athènes furent privées du droit de vote, que, paraît-il, elles avaient lors de la fondation de cette cité fameuse.

Cécrops, le fondateur de la ville, consulta l'oracle d'Apollon pour savoir à quelle divinité elle serait consacrée et dont elle devrait porter le nom.

L'oracle répondit que, puisque dans ses murs un olivier avait subitement poussé, et que, non loin de là, une source avait jailli de terre, on devait faire un choix entre Neptune et Minerve. L'assemblée ayant été réunie, les hommes votèrent pour Neptune, les femmes pour Minerve; et comme les femmes avaient obtenu une voix de plus, le nom d'Athènes prévalut et fut donné à la ville. Mais Neptune irrité souleva aussitôt les flots, qui non seulement envahirent la ville, mais encore inondèrent tout le territoire. Par expiation, les femmes furent punies d'une double peine: il leur fut dès lors interdit de voter et de donner même leur nom à leurs nouveau-nés.

144.—Quelle est l'origine du nom de sandwichs donné à des tranches de pain entre lesquelles est entreposée une tranche de jambon? Certaines gens croient qu'il y a là un souvenir de quelque fait d'alimentation relatif aux îles de ce nom. Erreur. Notons d'abord que ces îles furent nommées ainsi par le grand navigateur Cook, en l'honneur du comte de Sandwich, ministre de la marine sous le règne de George III.

Or ce ministre, quand il était retenu tardivement au parlement pour en suivre les débats, avait coutume de manger gravement, à son banc ministériel, quelques-unes des tartines réconfortantes qui, vu la singularité du fait, ont reçu et gardé le nom de cet homme d'État.

145.—La coutume aujourd'hui à peu près générale de se serrer la main, et qui semble résulter d'une impulsion toute naturelle, n'est pas aussi ancienne qu'on pourrait le supposer.

Se donner la main était, au moyen âge, un mode de salut confraternel exclusivement réservé aux membres de la chevalerie. C'était en même temps la foi jurée entre chevaliers et comme une sorte de promesse de mutuel soutien. Les chevaliers se touchaient aussi la main devant l'autel, après avoir touché la poignée de leurs épées, et les combats singuliers étaient très souvent précédés d'un serrement de main, témoignage de la loyauté qui devait présider à la lutte.

Lorsqu'ils se rencontraient, les gens de toute autre condition se saluaient en découvrant leur front; les chevaliers avaient seuls le droit de se donner la main. Depuis, la poignée de main est devenue banale, et le shake-hand, d'origine anglaise, en a rendu l'usage général.

146.—Les Romains nommaient lustre non seulement les sacrifices d'expiation et les cérémonies de purification qui se faisaient tous les cinq ans, mais encore l'espace de temps qui s'écoulait d'un de ces sacrifices à un autre, c'est-à-dire cinq années. Tous les cinq ans, en effet, on procédait au recensement de la population, qui avait pour but principal d'établir le cens que devait acquitter chaque citoyen. Cette opération achevée, on prescrivait un jour où tous les citoyens devaient se présenter au champ de Mars, chacun dans sa classe et dans sa centurie. L'un des censeurs faisait des vœux pour le salut de la République, et, après avoir conduit une truie, une brebis et un taureau autour de l'assemblée, il en faisait un sacrifice qu'on appelait solitaurilia ou suovetaurilia, et qui purifiait le peuple. De là vient que chez les Latins lustrare signifie la même chose que circumire, aller autour. On appela ce jour lustrum, du verbe latin luere, payer, parce que c'était alors que les fermiers de l'État payaient aux censeurs leurs redevances. Au cours des fêtes de ce jour, il était fait de fréquentes aspersions d'eau dite lustrale, dans laquelle on trempait des branches de laurier ou des tiges de verveine. Chez nous le mot lustre n'est plus guère employé que comme figure poétique pour dire un laps de cinq années. Boileau, voulant dire le chiffre de son âge, dit qu'il a

Onze lustres complets surchargés de deux ans,

c'est-à-dire 11 × 5 + 2 = 57 ans.

147.—On a généralement fait honneur à Galilée d'avoir reconnu et publié en 1620 (dans son opuscule intitulé Sidereus nuncius) que la voie lactée n'était autre chose qu'un amas d'étoiles: ce qu'il avait découvert à l'aide de lunettes d'approche nouvellement inventées. Mais en réalité ce fut l'ancien philosophe Démocrite qui trouva par le raisonnement ce que l'astronome moderne vit avec son instrument. Plutarque dit, en effet, dans son livre de l'Opinion des philosophes, que, selon Démocrite, «le cercle lacté est une lueur causée par la condensation de la lumière d'une infinité de petites étoiles très rapprochées les unes des autres». Bien que la vérité ait été ainsi proclamée dans l'antiquité, deux mille ans ne s'écoulèrent pas moins durant lesquels toutes sortes de fables furent imaginées pour expliquer cette apparente anomalie du monde stellaire.

148.—A l'époque où Voltaire écrivit sa tragédie de Mahomet, il était encore de coutume de dire l'Alcoran en parlant du livre qui contient la doctrine musulmane, bien que les lettrés n'ignorassent pas que la syllabe al n'est autre chose que l'article arabe, qui correspond à notre article le, de sorte qu'en disant l'Alcoran on faisait précéder le mot Coran, qui signifie lecture, d'un double article. Aujourd'hui l'usage veut que l'on dise rationnellement le Coran, mais certains rigoristes, qui crieraient à l'illogisme si l'on employait l'ancienne forme, ne laissent pas de faire tous les jours la réduplication de l'article devant plusieurs mots, d'usage très fréquent, qui nous viennent de l'arabe, par exemple alambic (littéralement, vase dont les bords sont rapprochés), alcôve (le pavillon ou le cabinet), alchimie (le suc), algèbre (la réunion des parties séparées), alcali (la plante à soude), alcool (le collyre ou surmé, poudre très subtile dont se servent les femmes arabes et à laquelle on compara l'esprit-de-vin, ou encore parce que, en principe, comme dit un vieil auteur, «l'eau-de-vie vault aux yeux qui larmoyent, et font grand douleur pour raison des larmes»), etc. Pour être absolument logiques, les rigoristes devraient donc dire le lambic, la côve, le cali, le cool, etc. Mais l'usage a des droits dont il ne faut pas toujours chercher la raison d'être.

149.—Dans les dernières années du règne de Louis XV (1772) parut un livre anonyme intitulé: le Gazetier cuirassé des anecdotes scandaleuses de la cour de France, en tête duquel se trouvait le frontispice dont nous donnons le fac-similé.

L'ouvrage avait pour épigraphe:

Nous autres satiriques,
Propres à relever les sottises du temps,
Nous sommes un peu nés pour être mécontents.

Il portait pour indication de lieu, comme on dit en bibliographie: Imprimé à cent lieues de la Bastille, à l'enseigne de la Liberté, et en regard du frontispice gravé se trouvait cette note explicative:

«Un homme, armé de toutes pièces et assis tranquillement sous la protection de l'artillerie qui l'environne, dissipe la foudre et brise les nuages qui sont sur sa tête à coups de canon. Une tête coiffée en Méduse, un baril et une tête à perruque sont les emblèmes parlants des trois puissances qui ont fait de belles choses en France. Les feuilles qui voltigent à travers la foudre au-dessus de l'homme armé sont des lettres de cachet, dont il est garanti par la seule fumée de son artillerie: les mortiers auxquels il met le feu sont destinés à porter la vérité sur tous les gens vicieux, qu'elle écrase pour en faire des exemples.»

Bien que des révélations sur la cour de France à cette époque pussent, sans mentir à la vérité, offrir un fort triste tableau, l'on put reconnaître que l'auteur avait de parti pris imaginé tout un ensemble d'assertions qui faisaient de son écrit, non pas l'impression de la probité indignée, mais le plus infâme libelle. Cette publication d'ailleurs fit grand bruit tant en France qu'à l'étranger, où il s'en vendit de nombreux exemplaires.

Lord Chesterfield, l'un des hommes les plus spirituels et les plus distingués de l'Angleterre, ayant fait annoncer qu'il récompenserait convenablement la personne qui lui apprendrait le nom de l'auteur de ce livre, eut bientôt la visite d'un Français nommé Thévenot de Morande, qui avoua la paternité de cet ignoble pamphlet.

Ce Thévenot de Morande était le fils d'un procureur d'Arnay-le-Duc en Bourgogne. Tout jeune il avait quitté la maison paternelle pour aller mener à Paris une vie dissolue. Sa famille, employant un moyen usuel en ce temps-là, obtint une lettre de cachet pour le faire enfermer à la Bastille. Il n'en sortit que pour se réfugier en Angleterre, où il vécut de publications scandaleuses.

Fig. 10.—Fac-similé du frontispice du Gazetier cuirassé

Fig. 10.—Fac-similé du frontispice du Gazetier cuirassé, publié à Londres en 1772, par Thévenot de Morande.

Lord Chesterfield, fidèle à la promesse qu'il avait faite publiquement, remit à l'auteur du Gazetier cuirassé cinquante guinées (1,250 fr.). Et comme celui-ci s'étonnait de recevoir une aussi grosse somme: «Remarquez bien, Monsieur, lui dit le gentilhomme anglais, qu'en vous donnant cette somme je n'entends pas payer votre ouvrage, mais vous aider à n'avoir plus besoin d'en composer de semblables.» La générosité de lord Chesterfield n'atteignit pas son but.

Rentré en France aux premiers jours de la Révolution, Thévenot de Morande se trouva bientôt mêlé à toutes les plus basses et louches intrigues; et, incarcéré en 1792, il fut une des victimes des massacres de Septembre.

150.—La procession dite de la Gargouille avait lieu autrefois à Rouen le jour de l'Ascension. On y promenait l'image d'une horrible bête, espèce de dragon monstrueux qui, disait-on, désolait les environs de la ville au septième siècle, et fut tué par l'archevêque de Rouen, saint Romain. En vertu de cet événement, l'église cathédrale de Rouen conserva jusqu'au dix-huitième siècle le privilège, qu'un roi lui avait accordé, de délivrer tous les ans un criminel le jour de la procession commémorative. Comme, dans plusieurs localités de France, il est question d'animaux terribles ainsi vaincus par de pieux personnages, un historien remarque, avec beaucoup de raison, qu'il faut probablement voir là le symbole de quelque fléau dont le peuple attribua la cessation aux prières et aux vertus d'un saint serviteur de Dieu.

151.—Un auteur, racontant comme quoi certain personnage, pour avoir montré quelque indécision, a manqué la belle situation qu'il aurait pu occuper: «C'est toujours, dit-il, l'histoire proverbiale de Gobant, que se contaient nos aïeux et qui n'a rien perdu de son à-propos.» Qu'est-ce que Gobant?

—L'empereur Charlemagne—dit une légende rapportée par Jacquet de Vitry et traduite par M. Lecoy de la Marche—avait un fils nommé Gobant. Un jour qu'il voulait éprouver l'obéissance de ses enfants, il fit venir Gobant; et, comme il tenait à la main un quartier de pomme, il lui dit devant tout le monde:

«Ouvre la bouche et reçois ce que je vais t'envoyer.» Mais le jeune homme répondit qu'il ne supporterait jamais un tel affront, même pour l'amour de son père.

Alors l'empereur fit appeler son fils Louis, qui, invité comme Gobant à ouvrir la bouche, fit ce que son père désirait. Il reçut donc le morceau de pomme, et son père ajouta: «Je t'investis par là du royaume de France.»

Lothaire, le troisième fils, vint à son tour et fit comme le précédent. «Par ce quartier de pomme, lui dit l'empereur, je t'investis du duché de Lorraine.»

Ce que voyant, Gobant se repentit et offrit d'ouvrir la bouche à son tour.

«Il est trop tard, répondit le père, tu n'auras ni pomme, ni terre.»

Et chacun se moqua de Gobant par cette phrase, qui devint et qui resta proverbiale: Trop tard a bâillé Gobant.

152.—Le numérotage des maisons de Paris est relativement récent, car il ne date réellement, tel qu'il est aujourd'hui adopté, que du premier empire. Avant la Révolution, dit M. Fred. Lock dans une notice historique sur Paris, les propriétaires nobles s'étaient constamment opposés à cette mesure, dont la nécessité était pourtant reconnue depuis longtemps. En 1791 et 1792, les maisons furent numérotées pour la première fois, mais on n'arriva pas de prime abord au système le plus simple et le plus rationnel. La série des numéros, au lieu de changer avec chaque rue, embrassait tout un district. En 1806 on recommença l'opération en suivant le système encore en usage. Chaque rue a une série particulière de numéros, les pairs sont à droite, les impairs à gauche, en partant du commencement de la rue. Les rues, dans ce système, sont divisées en deux catégories: rues perpendiculaires ou parallèles à la Seine. Dans les premières, la série des numéros commence au point le plus rapproché du fleuve; dans les secondes, elle en suit le cours. Autrefois, les numéros des rues perpendiculaires étaient noirs, et ceux des rues parallèles étaient rouges. Cette combinaison, assez utile pourtant, a été abandonnée depuis longtemps déjà. Les numéros sont maintenant uniformément blancs sur un fond bleu.

153.—«A la mort de Thibault le Grand, comte de Champagne, en 1152, l'aîné de ses fils, Henri, dit le Large, le Libéral, fut, comme son père, protecteur du commerce, qui lui fournissait d'ailleurs son principal revenu, et comme lui protecteur du clergé et des églises. Mais, quoique Henri se crût assuré de l'amour et du dévouement de ses sujets, une terrible conspiration se forma contre sa vie. Un jour, à Provins, dans une sombre allée du palais des princes, une femme, Anne Meusnier, entend à demi les paroles sinistres qu'échangent trois gentilshommes attendant avec impatience le lever du prince pour le frapper des poignards dont ils sont armés.

«Ils partent, mais Anne les appelle; et lorsque l'un d'eux s'est approché à sa voix, elle s'élance sur lui armée d'un couteau et le terrasse avant même qu'il ait pu se reconnaître; puis elle attaque les deux autres, et, couverte de blessures, elle lutte sans relâche, étonnée elle-même de son courage; enfin on l'entend, on accourt, les assassins sont arrêtés, et l'héroïne sauvée.

«Le comte Henri, pour récompenser la belle action d'Anne Meusnier, l'anoblit, elle et son mari Gérard de Langres, par lettres patentes de 1175, et les exempta, ainsi que leurs descendants, de toute taille, subside, imposition, droit de guerre, chevauchée et autre servitude; et enfin les gratifia du privilège de ne pouvoir être contraints de plaider, quelque cause que ce fût, sinon devant la personne du prince.» (Bourquelot, Histoire de Provins.)

Ce fut ce qu'on appela le droit des Meuniers.

154.—On a souvent cité comme idée première—idée théorique, bien entendu—du phonographe le chapitre du Pantagruel où Rabelais imagine de faire arriver les héros de son roman satirique dans une région maritime où, précédemment, une grande bataille navale a eu lieu par un jour de froid très rigoureux. Le froid était si grand ce jour-là que le bruit des détonations d'armes à feu et les cris des combattants s'étaient gelés en l'air. Le déjel survenant au moment où Pantagruel passe par là avec ses compagnons, tous les bruits de combat frappent leurs oreilles, sans qu'ils puissent s'expliquer la cause de ce tumulte. Or, nous venons de découvrir dans un recueil de Pièces en prose, publié en 1660 par le célèbre libraire Ch. de Sercy, une sorte de récit intitulé les Nouvelles admirables, qui n'est autre chose qu'une suite de nouvelles superposées, toutes plus fantaisistes les unes que les autres, et parmi lesquelles celle-ci, qui, sous la forme de l'extravagante impossibilité, nous semble prévoir plus exactement la future invention qui est une des merveilles de notre siècle:

«Le capitaine Vostersloch est de retour de son voyage aux terres australes. Il rapporte, entre autres choses, qu'ayant passé par un détroit au-dessous de celui de Magellan et de Lemaire, il a pris terre dans un pays où les hommes sont de couleur bleuâtre, les femmes de vert de mer. Mais ce qui nous étonne davantage, c'est de voir que, au défaut des arts libéraux et des sciences, qui nous donnent le moyen de communiquer par écrit avec ceux qui sont absents, elle leur a fourni de certaines éponges qui retiennent le son et la voix articulée comme les nôtres font des liqueurs. De sorte que quand ils veulent demander quelque chose ou conférer de loin, ils parlent seulement de près à quelqu'une de ces éponges, puis les envoient à leurs amis, qui, les ayant reçues, en les pressant tout doucement, en font sortir les paroles qui étaient dedans, et savent par cet admirable moyen tout ce que leurs amis désirent; et quelquefois, pour se réjouir, ils envoient querir dans l'île chromatique des concerts de musique, de voix et d'instruments dans les plus fines de leurs éponges, qui leur rendent, étant pressées, les accords les plus délicats en toute leur perfection.»

155.—Le nom ironique de Guerre du bonnet fut donné, sur la fin du règne de Louis XIV et sous la Régence, à une longue et ridicule lutte entre les ducs et pairs et les parlements. Les ducs et pairs voulaient que, lorsqu'ils siégeaient au parlement, le premier président ôtât son bonnet pour leur demander leur avis, et en même temps ils prétendaient, d'après une coutume tombée en désuétude, avoir le droit d'opiner avant les présidents à mortier. Les deux partis soutinrent leurs prétentions avec beaucoup de vivacité; le duc de Saint-Simon se distingua surtout par son ardeur à soutenir les droits de la pairie: il regardait les ducs et pairs sinon comme les héritiers directs des conquérants francs, du moins comme les successeurs des pairs de Charlemagne et de Hugues Capet. Le parlement résolut d'opposer des armes de même nature, et un pamphlet, attribué au président de Novion, alla scruter les origines de ces prétendues maisons ducales: il indiquait que les Villeroi descendaient d'un marchand de poissons, les la Rochefoucauld d'un boucher, et les Saint-Simon d'un hobereau, le sire de Rouvrai, et non des comtes de Vermandois. Ce pamphlet, où l'erreur se mêlait quelquefois à la vérité, irrita les ducs à tel point qu'ils résolurent de se transporter au palais et d'y imposer leurs prétentions, fût-ce même parles armes. Le régent intervint et les empêcha d'accomplir leur projet, en faisant droit à la requête des ducs par un arrêt du conseil; mais le parlement, à son tour, se déchaîna avec tant de fureur, que le régent revint sur sa décision, révoqua l'arrêt, et renvoya la décision du procès à la majorité du roi.

156.—Par qui fut composé le Miserere, et par qui fut-il ravi à Rome qui voulait le posséder seule?

—Allegri (Grégoire), né à Rome en 1580, était de la famille du grand Corrège; il s'adonna avec ardeur aux études musicales et acquit, jeune encore, un beau talent dans la composition. En 1629, sa réputation le fit admettre comme chanteur et compositeur à la chapelle pontificale. C'est là qu'il eut l'occasion d'écrire ce fameux Miserere qui se chante tous les ans au temps de la semaine sainte dans la chapelle Sixtine. On sait que les papes étaient si grands admirateurs de ce chant que, pour en conserver la propriété exclusive et empêcher qu'il ne fût reproduit ailleurs que dans la capitale de l'univers catholique, ils s'opposaient à ce qu'on livrât à la publicité des copies de cette partition. Et Rome serait encore la propriétaire privilégiée de ce chef-d'œuvre, si Mozart, encore enfant, ne l'eût transcrit de mémoire, après l'avoir entendu deux fois.

Depuis il a été imprimé souvent, notamment à Londres par Burney, par Choron dans sa collection, et dans la Musica sacra de Leipzig. Allegri mourut en 1652.

157.—Le comte de Tessin, gouverneur du prince royal de Suède sous le règne de Charles XI, sénateur, grand chancelier de la cour, avait été pendant toute sa vie, qui fut longue, comblé de tant d'honneurs qu'il semblait qu'il dût être au comble de la félicité. Pourtant il ordonna qu'on mît sur son tombeau ces simples mots: Tandem felix (heureux enfin!), qui peuvent, en ce cas, passer pour le plus éloquent commentaire donnant raison au fameux vanitas vanitatum de l'Ecclésiaste.

158.—Dans l'origine, la rue Vivienne s'appelait rue Vivien, ainsi que le prouve une citation de l'histoire d'une maison, publiée dans la France littéraire par le savant M. Paulin Paris. Après des considérations sur les conséquences de choix que fit Richelieu pour l'emplacement de son palais, appelé depuis Palais-Royal, on trouve en effet le passage suivant: «Tandis que Louis Barbier traitait de ce précieux terrain avec le cardinal, d'autres entrepreneurs portaient leur prévoyante sollicitude au delà des limites du nouveau palais, et, traçant d'autres alignements parallèles, arrêtaient le plan de la rue Vivien au-dessus du troisième pavillon du Jardin-Cardinal. Le président Tubeuf fut, sinon le premier, du moins l'un des premiers habitants de cette rue Vivien.»—Mais le mot rue est féminin, et il paraît que l'oreille populaire souffre difficilement qu'un mot masculin vienne après un mot féminin (preuve: l'expression de toile cretonne mise pour toile creton, du nom du premier fabricant); on a donné la terminaison enne à Vivien, et nos édiles ont consacré plus tard, et à leur insu, la dénomination fautive de rue Vivienne.—Maintenant, quel est le personnage qui portait le nom de Vivien? C'était le seigneur du fief appelé la Grange-Batelière, fief dont les terres s'étendaient en grande partie entre nos boulevards actuels et l'emplacement du Palais-Royal. En 1631, il céda la plus grande étendue de ces terres à la ville, qui tendait plus que jamais à s'agrandir. Il en retira, dit M. Édouard Fournier dans Paris démoli, non seulement de fortes sommes, mais encore beaucoup d'honneur, et une des rues que l'on bâtit depuis prit, en souvenir de lui, le nom de rue Vivien.

159.—Les directeurs de théâtre, qui de nos jours recourent à toutes sortes de moyens scéniques pour surexciter la curiosité, ou plutôt la badauderie du public, même en faveur de pièces ayant une valeur littéraire, peuvent arguer de précédents assez respectables. Lorsque la tragédie d'Andromède, de P. Corneille, fut jouée en 1650, le rôle du cheval Pégase fut tenu par un cheval vivant, ce qui n'avait jamais été vu en France. Ce cheval, bien dressé, jouait admirablement son personnage et faisait en l'air tous les mouvements qu'il aurait faits sur la terre. Un jeûne rigoureux auquel on le réduisait lui donnait un grand appétit, et lorsqu'il paraissait sur la scène, dans la coulisse on agitait un van plein d'avoine. L'animal, pressé par la faim, hennissait, trépignait des pieds et répondait parfaitement aux indications de jeu qu'avait désirées le poète. On fit grand bruit de cet artifice théâtral, et le cheval fut pour beaucoup dans le succès de la pièce.

160.—Jacquemin, dans son Histoire du costume, explique ainsi l'origine de notre mot chrysocale:

«Les empereurs romains d'Orient avaient sur leur manteau, depuis le quatrième siècle, une pièce caractéristique, que l'on appelait le clavus. Ce fut à l'origine une pièce quadrangulaire ou applique en drap d'or, presque toujours brodée, reproduisant les traits d'un personnage quelconque, l'image d'un damier, celle d'un oiseau, etc. Sous la république romaine, le clavus nous est représenté comme un nœud de ruban pourpre, servant de marque distinctive à l'habit des sénateurs et des chevaliers. Plus tard, ce nœud de ruban se transforma en une bande de pourpre, large pour les sénateurs, étroite pour les chevaliers. Plus tard encore, Octave modifia cet ornement, qui fut en or. Chrysoclabus désignait un vêtement enrichi d'un clavus d'or, mais d'un or peut-être douteux, si l'on s'en rapporte au sens du mot français, son dérivatif, chrysocale

161.—Le manchon de fourrure qui, aujourd'hui, est exclusivement à l'usage des dames, fut pendant longtemps porté par les hommes. Les estampes de la fin du dix-septième et du commencement du dix-huitième siècle font surabondamment foi de cette coutume. La figure que nous reproduisons d'après le célèbre graveur Mariette, qui la publia vers 1690, représente Un homme de qualité en habit d'hiver, nanti d'un manchon de grande dimension suspendu à sa ceinture. A cette époque, les officiers eux-mêmes, tant à pied qu'à cheval, portaient le manchon.

Dès le seizième siècle les manchons étaient déjà connus pour les dames. Ils étaient venus d'Italie, avec une quantité de modes et de parures. Du temps de François Ier, on les nommait contenances; ensuite on les appela des bonnes grâces, et enfin manchons, du mot italien mancia; ce n'est que sous ce dernier nom que les hommes ont commencé à en porter.

Il va de soi que l'usage du manchon étant admis et passé dans les mœurs de la cour qui semblait immuable, la mode, qui vit surtout de changements, ne réussissant pas à le détrôner, dut tout au moins, comme on l'a vu de nos jours, le faire varier de volume; il y eut à un certain moment une sorte de lutte entre les gros et les petits manchons.

Les annales du parlement de Normandie nous ont même à ce propos conservé le souvenir de certaine affaire assez étrange.

Un riche fourreur de Caen, trouvant que la mode des petits manchons était préjudiciable à son commerce, imagina, pour la décrier, d'en donner un au bourreau, avec un louis d'or, à condition qu'il s'en parerait le jour d'une exécution.

Fig. 11.—Homme de qualité en habit d'hiver

Fig. 11.—Homme de qualité en habit d'hiver (1691). (Fac-similé d'une gravure de Mariette.)

Ayant eu, peu de temps après, un malfaiteur à rouer, le bourreau parut sur l'échafaud avec son petit manchon. Les petits-maîtres ne l'eurent pas plus tôt appris qu'ils quittèrent les petits manchons.

Le lieutenant criminel, qui avait aussi un petit manchon, qu'il n'eût pas voulu perdre, fit venir le bourreau, qui avoua le fait du fourreur. Le fourreur appelé prétendit qu'il était libre de donner ses manchons à qui bon lui semblait. Le magistrat le fit conduire en prison. Le marchand se pourvut contre l'auteur de sa détention devant le parlement de Rouen, qui cita le lieutenant criminel à comparaître, lui adressa une mercuriale très sévère et le condamna à une forte indemnité envers le fourreur.

Mais les petits manchons ne restèrent pas moins déconsidérés pour avoir été portés par le bourreau.

162.—Le bonbon vulgairement connu sous le nom de sucre d'orge—ainsi nommé parce qu'autrefois on y introduisait, sans raison plausible, une décoction d'orge—est un des aspects que peut prendre le sirop de sucre quand il est soumis à des conditions de cuisson particulières. Il se produit là un des phénomènes que la chimie constate, mais dont elle ne peut rendre raison et qui sont connus sous le nom de dimorphisme. Si l'on concentre du sirop jusqu'à 37° et qu'on le maintienne dans une étuve chauffée à +30 pendant une quinzaine de jours après avoir tendu des fils au travers du vase qui le contient, il se dépose sur ces fils des cristaux très réguliers et volumineux, qui forment ce qu'on appelle du sucre candi. Mais si, au lieu d'agir de la sorte, on cuit rapidement le sirop jusqu'à ce qu'en en projetant un peu dans l'eau froide il se prenne en une masse consistante qui n'adhère plus aux dents, et si alors on coule la masse sur un marbre huilé, pour la rouler ensuite en petits cylindres, quand elle est convenablement refroidie, on fait ce qu'on appelle communément du sucre d'orge.

163.—Charles Ier ayant mis sur ses sujets plusieurs taxes très lourdes, beaucoup de familles de distinction quittèrent l'Angleterre pour se rendre en Amérique. Ces émigrations, qui devenaient de plus en plus nombreuses, alarmèrent le gouvernement. Pour y remédier, le roi fit, en 1637, un édit par lequel il était défendu aux capitaines de navires en partance pour l'Amérique de recevoir à leurs bords aucun passager qui ne serait pas muni d'une permission du bureau des Colonies. Lors de la publication de cet édit, Cromwell, encore inconnu, était à Plymouth avec un de ses cousins, où il venait de s'embarquer sur un bâtiment prêt à mettre à la voile pour Boston. Le capitaine, craignant d'être puni, les obligea à redescendre à terre. Ce fut ainsi, comme on l'a depuis remarqué, que se trouva retenu en Angleterre, par la volonté royale, l'homme qui devait être si terriblement funeste au roi. A la suite de cet incident, Cromwell, cherchant un aliment à son activité, se déclara ouvertement l'adversaire du desséchement des marais du pays de Frey, qu'avait entrepris le comte de Bedford.

Bien que cette œuvre fût réellement utile, les habitants du pays y étaient si violemment opposés qu'on dut nommer des commissaires royaux pour prêter main-forte aux travailleurs. Cromwell, ayant pris parti pour les opposants, fit éclater dans cette occasion, dit un historien, tant de zèle et d'opiniâtreté de caractère, que l'on conçut de lui une haute opinion. Aussi les hauts personnages qu'il attaquait lui donnèrent-ils par dérision le surnom de Lord des marais, qui ne fut pas son moindre titre à l'élection de Cambridge qui, par hasard et par intrigue, le fit membre du Long Parlement. Son rôle historique était commencé. Cromwell avait alors quarante-trois ans.

164.—Le nom de Platon, célèbre disciple de Socrate, et chef de l'école dite académique, n'est qu'un sobriquet donné au philosophe pendant sa jeunesse.

Descendant de Codrus par son père et de Solon par sa mère, il avait reçu en naissant le nom de son aïeul paternel Aristoclès; mais quand, selon l'usage, il se livra aux exercices physiques qui faisaient obligatoirement partie de l'éducation des jeunes gens, son maître de palestre lui donna le surnom de Platon, ou le large, à cause de la largeur de ses épaules et de sa poitrine. Et ce surnom devait devenir celui du plus éloquent des philosophes grecs.

165.—Voici comment un linguiste du siècle dernier explique l'origine de notre mot zizanie: «Ce mot, venu du grec, signifie ce que nous appelons en français ivraie. En réalité, ces deux termes sont synonymes, quoiqu'ils ne puissent que très improprement être employés l'un pour l'autre. L'ivraie est le nom propre d'une sorte de chiendent, qui d'ailleurs est ainsi nommé parce que le pain fait avec la farine où ses graines sont mêlées avec celles du froment, cause des vertiges et une espèce d'ivresse à ceux qui le mangent. Zizanie est surtout employé au figuré pour désigner le trouble, la division, l'effet moral du dissentiment. C'est un terme que les prédicateurs et moralistes chrétiens ont tiré de l'Écriture, en lui gardant sa forme ancienne: Segregare triticum a zizania (séparer le froment de la zizanie). Un méchant homme sème l'ivraie dans le champ de son voisin; un faux ami répand la zizanie dans une famille. Il faut arracher l'ivraie, il faut étouffer ou prévenir la zizanie. L'ivraie produit l'ivresse, la zizanie la discorde.

166.—Pythagore disait à ses disciples: «Nourrissez-vous de la feuille sainte; votre pensée s'élèvera, et votre âme se gardera pure et placide.» Qu'est-ce que la feuille sainte?

—La feuille sainte n'est autre que la mauve, qui chez nous ne figure plus que chez l'herboriste, comme un principe émollient, mais que les anciens tenaient en grande estime comme aliment végétal. Pythagore en recommandait notamment l'usage à ses disciples, comme nourriture propre à favoriser l'exercice de la pensée. Galien la mettait au rang des aliments adoucissants, et les Romains, experts en cuisine délicate, savaient en préparer d'excellents mets, admis sur les tables les mieux servies. Horace dit que chez lui il se contente de la simple olive, de la chicorée et de la mauve légère.

... Me pascunt olivæ,
Me cichorea, levesque malvæ.
(Od., I, XXXI.)

Martial, qui vivait d'ordinaire assez pauvrement, mais qui, lorsqu'il dînait en ville, mangeait en parasite émérite, se mettait le lendemain au régime de la mauve.

«Nous sommes aujourd'hui un peu surpris, dit Poiret, dans son excellente Histoire philosophique, littéraire et économique des plantes d'Europe, de cette prédilection des anciens pour une plante que nous avons placée au rang le plus bas, même parmi les remèdes domestiques, peut-être parce qu'elle a trop peu de valeur pour le charlatan, auquel les drogues exotiques sont bien plus profitables. Il est à croire, du reste, que, sa culture ayant été peu à peu négligée, on a fini par ne plus connaître que la mauve sauvage, moins savoureuse que lorsqu'elle recevait les soins du cultivateur. Peut-être serait-il à désirer qu'elle fût rétablie dans son premier grade; elle doit être, par l'abondance de son mucilage, bien plus nutritive que nos épinards et que plusieurs autres plantes potagères. J'ajoute, pour en avoir fait l'expérience, que, convenablement accommodée, elle est d'une saveur très agréable. Très digestive, elle serait d'ailleurs d'un excellent secours pour adoucir l'alimentation des personnes sédentaires, qui n'ont que trop souvent lieu de subir les inconvénients de ce genre de vie.»

167.—«Sous le ministère du chancelier de l'Hôpital, les petits pâtés se criaient et se vendaient dans les rues de Paris; et il s'en faisait une si grande consommation, que le très austère chancelier, étant données les rigueurs et les tristesses du temps, les regarda comme un luxe qu'il importait de réprimer. La vente des petits pâtés ne fut pas défendue, mais une ordonnance royale défendit de les crier, comme on avait fait jusqu'alors.» (Mercure de France, 1761.)

168.—Piis, auteur dramatique et chansonnier, né en 1755, a fait un long poème sur l'Harmonie imitative, que personne ne lit plus aujourd'hui, mais qui offre quelques passages vraiment curieux, notamment en ce qui concerne le rôle spécial de chaque lettre de l'alphabet:

Par exemple:

Le B balbutié par le bambin débile
Semble bondir bientôt sur sa bouche inhabile;
Son babil par le b ne peut être contraint,
Et d'un bobo, s'il boude, on est sûr qu'il se plaint.
Mais du bègue irrité la langue embarrassée
Parle b qui la brave est constamment blessée...
Le C, rival de l'S avec une cédille,
Sans elle au lieu du Q dans tous nos mots fourmille.
De tous les objets creux il commence le nom:
Une cave, une cuve, une chambre, un canon,
Une corbeille, un cœur, un coffre, une carrière,
Une caverne, enfin, le trouvent nécessaire.
Partout en demi-cercle il court demi-courbé,
Et le K dans l'oubli par son choc est tombé.
Fille d'un son fatal qui souffle la menace,
L'F en fureur frémit, frappe, froisse, fracasse;
Elle exprime la foudre et la fuite du vent.
Le fer lui doit sa force; elle fouille, elle fend,
Elle enfante le feu, la flamme, la fumée
Et, féconde en frimas, au froid elle est formée.
D'une étoffe qu'on froisse elle fournit l'effet,
Et le frémissement de la fronde et du fouet.
L'R en roulant approche et, tournant à souhait,
Reproduit le bruit sourd du rapide rouet;
Elle rend, d'un seul trait, le cours d'une rivière,
La course d'un torrent, le fracas du tonnerre...
Le barbet irrité contre un pauvre en désordre
L'avertit par un R avant que de le mordre;
L'R a cent fois rongé, rouillé, rompu, raclé,
Et le bruit du tambour par elle est rappelé.
Le T tient au toucher, tape, terrasse et tue.
On le trouve à la tête, aux talons, en statue,
C'est lui qui fait au loin retentir le tocsin.
Peut-on le méconnaître au tic tac du moulin?
De nos toits par sa forme il dicta la structure,
Et, tirant tous les tons du sein de la nature,
Exactement taillé sur le type du tau,
Le T dans tous les temps imita le marteau, etc.

169.—Boileau, dans sa satire sur un festin ridicule, parle de

Certain hâbleur, à la gueule affamée,
Qui vint à ce festin, conduit par la fumée,
Et qui s'est dit profès dans l'ordre des Coteaux.

Or voici quelle serait l'origine de cet ordre des Coteaux.

Un jour que Saint-Évremond dînait chez M. de Lavardin, évêque du Mans, cet évêque se prit à le railler sur sa délicatesse, et sur celle du comte d'Olonne et du marquis de Bois-Dauphin. «Ces messieurs, dit le prélat, outrent à force de vouloir raffiner sur tout. Ils ne sauraient manger que du veau de rivière; il faut que leurs perdrix viennent d'Auvergne, que leurs lapins soient de la Roche-Guyon ou de Vésines. Ils ne sont pas moins difficiles pour le fruit; et pour le vin, ils n'en sauraient boire que des trois coteaux d'Aï, de Haut-Villiers et d'Avenay.» M. de Saint-Évremond ne manqua de faire part à ses amis de cette conversation; et ils répétèrent si souvent ce qu'il avait dit des coteaux, et en plaisantèrent en tant d'occasions, qu'on les appela les chevaliers de l'ordre des Trois-Coteaux.

170.—On a souvent dit des anciens serfs qu'ils étaient corvéables et taillables à merci. La première des deux expressions s'explique tout naturellement, puisqu'elle fait entendre que ces malheureux étaient passibles de toutes les corvées; et toutefois d'où vient lui-même le mot corvée? Selon les uns, il serait formé du mot latin corpus (corps) et d'un ancien mot celtique ou gaulois vie, signifiant travail, soit travail corporel; d'autres le font dériver du latin barbare corvada, formé à son tour de curvatus, participe passé de curvare (courber), parce que le corvéable travaillait à la terre ayant le corps courbé.—Quant à l'expression de taillables, elle dérive naturellement de taille, qui était alors synonyme d'impôt ou contribution à payer; mais il est bon de savoir que le mot primitif taille avait été donné aux contributions perçues, par suite du mode employé pour cette perception. La taille était ce petit morceau de bois fendu en deux parties, qui est encore d'usage pour certaines fournitures ménagères, notamment le pain et la viande, que certains clients ne payent pas à chaque livraison, et dont on garde ainsi un compte en partie double, c'est-à-dire en rapprochant les deux parties du morceau de bois au moment de la livraison, pour faire sur les deux du même coup des tailles ou coches, qui représentent le poids ou le prix des marchandises livrées. De même jadis les receveurs des impôts gardaient par devers eux la souche ou talon; et le contribuable rapportait à chaque payement l'autre partie, où s'inscrivaient par coches ou tailles les sommes versées.

171.—On a beaucoup disserté sur le singulier penchant qu'ont les pies et autres oiseaux de la famille des Corvidés à s'emparer des objets brillants, qu'ils portent dans des cachettes. Chacun peut savoir qu'en mainte circonstance cet instinct a donné lieu à des accusations de vol dirigées contre des personnes innocentes, et l'on cite notamment la pauvre fille de Palaiseau qui, n'ayant pu se justifier d'un vol commis en réalité par une pie, fut bel et bien pendue en place de Grève, et fut reconnue innocente lorsque, quelque temps après, les objets dont elle s'était, disait-on, emparée, furent retrouvés dans la cachette de l'oiseau. Une cérémonie religieuse expiatoire, dite messe de la Pie, eut lieu depuis, tous les ans, en l'église Saint-Jean de la Grève. Les jeunes filles du voisinage s'assemblaient le jour anniversaire de l'exécution, et, vêtues de robes blanches, portant des branches de cyprès, chantaient un requiem à l'intention de la suppliciée.

En réalité, le prétendu instinct du vol attribué par l'homme à la pie et à plusieurs oiseaux de la même famille n'est qu'une conséquence d'un grand sentiment de prévoyance inné chez ces animaux.

Tous ces oiseaux ont pour habitude de cacher les restes de leur nourriture, et de faire pour l'hiver des amas de provisions souvent considérables en noix, amandes et autres fruits secs. Ajoutons que la pie, en particulier, attirée par les objets brillants, s'efforce, quand elle les trouve ou quand on les met à sa portée, de les attaquer, de les briser. On la verra d'abord, emportant cet objet, se retirer à l'écart et s'évertuer à l'entamer. Après avoir reconnu que ses efforts sont infructueux, comme elle a coutume de cacher ou de mettre en réserve tout ce dont elle ne peut tirer immédiatement parti, elle emporte et va cacher l'objet saisi, en se disant sans doute qu'elle en aura raison plus tard, ainsi que de ses autres provisions. Il n'y a pas d'autre malice dans sa façon d'agir.

172.—A quelle époque remonte la première idée des armes se chargeant par la culasse et du revolver?

—Dans un livre intitulé: Pyrotechnie, publié par Hanzelet, Lorrain, en 1630, nous voyons que le chargement des armes à feu par la culasse, que beaucoup de gens croient d'invention moderne, remonte à des temps relativement reculés.

«Les arquebuses à croc, lisons-nous dans ce livre, se peuvent accommoder de façon à être chargées par le derrière, comme le montre la figure ci-contre (voy. la figure du haut). Il faut pour ce faire que la culasse marquée A corresponde à l'endroit du canon, bien joignant, et faire passer une clavette de fer en travers du canon et de la culasse et faire la charge, comme on voit en B. C sera le canon; la figure fait assez concevoir l'invention sans la décrire davantage. C'est, ajoute le pyrotechnicien, une invention fort utile, d'autant qu'il arrive quelquefois que l'on est serré en des lieux où l'on n'a pas commodité de se tourner pour les recharger.»

Dans le même ouvrage, nous trouvons aussi le revolver actuel décrit et figuré sous le nom d'arquebuse pouvant tirer plusieurs coups sans être retirée de la canonnière (meurtrière, ouverture par où passe le canon de l'arme).

Dans la figure de cet engin, placée par l'auteur à côté de celle d'une arbalète à boulets, nous voyons le canon de ladite arquebuse se prolongeant à l'arrière par une tige de fer devant servir d'axe à la pièce marquée A, qui est destinée à recevoir six charges, qui se présenteront successivement, pour produire autant de coups de feu, devant l'ouverture inférieure du canon. Le crochet adapté au canon doit, quand la pièce tournante est en place, l'arrêter par les crans qui sont pratiqués sur celle-ci. Cette disposition est absolument celle du revolver actuel.

Fig. 12.—Première idée des armes à feu se chargeant par la culasse et du revolver

Fig. 12.—Première idée des armes à feu se chargeant par la culasse et du revolver. (Fac-similé d'une figure publiée en 1630.)

173.—Quand Henri de la Tour-d'Auvergne, plus connu sous le nom de vicomte de Turenne, abandonna la religion protestante qu'il professait pour rentrer dans le giron de l'Église catholique, cette conversion, étant donnée la qualité du converti, fit grand bruit dans les deux partis religieux de l'époque. Du côté de la cour notamment, les compliments furent nombreux; on applaudit beaucoup, surtout, ces vers de l'abbé de Bourseis:

Turenne, que l'Europe a vu comblé de gloire
En cent combats divers, où régna sa valeur,
Cède au trône romain l'honneur de la victoire,
Et renonce aux autels que s'élève l'erreur.
Il fit plus dans la paix qu'il ne fit dans la guerre;
Et l'éclat de sa foi va s'épandre en tous lieux:
En vainquant il soumet des provinces en terre,
Mais en se laissant vaincre il conquête les cieux.

Mais, tandis que les catholiques se félicitaient de cette brillante acquisition, les protestants déclamaient en prose et en vers contre le nouveau converti. Ils ne manquèrent pas d'attribuer ce changement à l'ambition du maréchal. Il parut en 1669 un factum intitulé: les Motifs de la conversion de Turenne, où, en lui rendant justice sur ses talents militaires, on l'accuse de n'avoir songé à sa prétendue conversion que pour punir les protestants qui n'avaient pas favorisé le projet formé par lui de fonder une république de protestants, dont il aurait été le chef, et afin d'épouser Mme de Longueville, pour devenir roi de Pologne.

Ces belles allégations sont suivies d'une pièce intitulée: Prosa in die conversionis sancti Turennii ad Vesperas et Laudes (prose pour Vêpres et Laudes du jour de la conversion de saint Turenne), où se trouvent répétées en latin de bréviaire les mêmes accusations.

Quantum flebit calvinista
Tantum ridet jansenista,
Cum mutavit hypocrita...
Non poterat sese regem
Creare, nec etiam ducem,
Aut calvinorum principem...
Nec poterat a Polonis
Regnum accipere donis,
Nisi esset a Romanis, etc.

(Autant pleurera le calviniste, autant rira le janséniste quand l'hypocrite fera sa conversion. Il ne pouvait se faire ni roi ni prince des calvinistes. Il ne pouvait recevoir le royaume de Pologne, si ce n'est des mains romaines, etc.)

Puis cette épigramme:

Pourquoi s'étonner tant de ce qu'a fait Turenne,
Qui vient de renier le Seigneur au saint lieu?
Pour moi je ne vois rien ici qui me surprenne;
Car tous les courtisans de leur roi font leur Dieu.

Et enfin, comme présage de mécompte pour le parti qu'avait embrassé le grand capitaine, il est dit que dans son nom Henri de la Tour, avec la seule adjonction d'une s, l'on peut trouver l'anagramme: Oh! tu le renieras!

Ce n'est pas d'aujourd'hui, on le voit, que la conduite des personnages haut placés a donné lieu à d'étranges appréciations.

174.—Quand le comte Almaviva, du Barbier de Séville, dit qu'au palais l'on n'a que «vingt-quatre heures pour maudire ses juges», il fait allusion à une ancienne tradition qui, sans doute, était encore en vigueur à la fin du dix-huitième siècle, et en vertu de laquelle tout plaideur qui avait perdu son procès pouvait dire pendant vingt-quatre heures tout le mal qu'il voulait des juges qui le lui avaient fait perdre, sans qu'on fût en droit de le poursuivre pour aucun des propos qu'il avait tenus.

175.—«Gratter du peigne à la porte», était autrefois une expression usuelle. Pour la comprendre, il faut d'abord savoir qu'au temps jadis, notamment au dix-septième siècle, il n'était pas reçu que l'on heurtât à la porte des personnages de marque. «C'est ne pas savoir le monde que de heurter, dit un traité de politesse du temps; il faut gratter

La Bruyère fait allusion à cet usage lorsqu'il dit d'un des importants dont il trace le portrait: «Il arrive à grand bruit, il écarte le monde, se fait faire place, il gratte, il heurte presque.»

On lit dans une comédie de Poisson:

... Apprenez donc, Monsieur de Pézenas,
Qu'on gratte à cette porte et qu'on n'y heurte pas.

Mais, étant donnée cette coutume, qui après tout n'est pas plus singulière que tant d'autres, pourquoi gratter du peigne? Que vient faire là l'instrument de coiffure? Molière va nous en donner la raison dans le remerciement au roi qu'il place en tête de son Impromptu de Versailles, pièce qu'il écrivit pour se justifier d'avoir daubé—d'ailleurs avec l'assentiment tacite du souverain—sur les marquis prétentieux et ridicules. Vous savez, dit-il à la Muse qui veut aller au roi,

Vous savez ce qu'il faut pour paraître marquis;
N'oubliez rien de l'air ni des habits:
Arborez un chapeau chargé de trente plumes
Sur une perruque de prix;
Que le rabat soit des plus grands volumes,
Et le pourpoint des plus petits...
Avec vos brillantes hardes
Et votre ajustement,
Faites tout le trajet de la salle des gardes,
Et, vous peignant galamment,
Portez de tous côtés vos regards brusquement,
Et ceux que vous pouvez connaître,
Ne manquez pas, d'un haut ton,
De les saluer par leur nom,
De quelque rang qu'ils puissent être.
Cette familiarité
Donne à quiconque en use un air de qualité.
Grattez du peigne à la porte
De la chambre du roi...

Il allait de soi que le personnage venu en peignant galamment sa fausse chevelure se servît pour gratter, puisque l'usage était de gratter, du peigne qu'il tenait à la main, au lieu de gratter avec ses ongles... Ainsi s'explique ce détail de la locution.

176.—Robert Bruce, roi d'Écosse, avait fait vœu d'accomplir un pèlerinage en Terre sainte, mais la mort (1329) l'empêcha de faire son pieux voyage.

Sentant sa fin approcher, le roi rassembla ses principaux seigneurs et se fit promettre par Douglas qu'aussitôt après sa mort il lui retirerait le cœur, le ferait embaumer et le mettrait dans une boîte d'argent préparée à cet effet, puis irait le déposer au pied du tombeau du Sauveur. Après sa mort, Douglas partit emportant le cœur de son roi. Il ne put arriver jusqu'en Palestine, car, ayant débarqué à Séville pour secourir Alphonse XI, roi de Castille, qui était en guerre avec Osmin le Maure, roi de Grenade, il mourut tué par les infidèles.

En mémoire de la sainte mission qu'avait reçue leur ancêtre, mais que la mort ne lui avait pas permis d'accomplir, les Douglas mirent dans leurs armoiries un cœur sanglant surmonté d'une couronne.

177.—Il existait autrefois dans nos parlements, et notamment dans ceux de Paris et de Toulouse, une cérémonie appelée la baillée des roses. Le droit de roses se rendait par les pairs en avril, mai et juin, lorsqu'on appelait leurs rôles. Pour cela on choisissait un jour où il y avait audience en la grand'chambre, et le pair qui la présentait faisait joncher de roses, de fleurs et d'herbes odoriférantes toutes les chambres du parlement. Avant l'audience, il donnait un déjeuner splendide aux greffiers et huissiers de la cour; il venait ensuite dans chaque chambre, pour offrir des bouquets et des couronnes de roses à chacun des officiers du parlement. On lui donnait alors audience, puis on disait la messe, où jouaient des hautbois, qui s'étaient fait entendre déjà pendant le repas. Excepté les rois et les reines, aucun de ceux qui avaient des pairies dans le ressort du parlement n'étaient exempts de cette singulière redevance.

Les rois de Navarre s'y assujettirent, et le futur Henri IV, fils d'Antoine de Bourbon et de Jeanne d'Albret, justifia un jour au procureur général que ni lui ni ses prédécesseurs n'avaient jamais manqué de remplir cette obligation.

L'hommage des roses occasionna, en 1545, une dispute de préséance entre le duc de Montpensier et le duc de Nevers, qui fut terminée par un arrêt du parlement ordonnant que le duc de Montpensier les baillerait le premier, à cause de ses deux qualités de prince et de pair.

Le parlement avait un faiseur de roses en titre, appelé le Rosier de la cour; et les pairs achetaient de lui celles dont ils faisaient leurs présents.

On offrait au parlement de Paris des couronnes de roses, et à celui de Toulouse des boutons de roses et des chapeaux de roses.

On cite chez les rosiers des exemples d'extrême longévité. A Hildesheim, ville de Prusse, par exemple, on en voit un dont les branches, s'étendant sur les murs de la cathédrale, sortent d'un tronc qui a trente centimètres de diamètre. On le croit âgé d'environ dix siècles.

178.—Le vieil historien latin Varron dit que, lorsque Tarquin faisait creuser les fondations d'une forteresse sur une des collines de Rome qui s'était appelée jusqu'alors mont Saturnien et mont Tarpéien, on trouva, en remuant la terre, une tête d'homme toute fraîche et sanglante. Frappé de ce prodige, le roi fit cesser les travaux pour consulter les devins, qui dirent que la volonté des dieux était sans doute que le lieu où l'on avait découvert cette tête (caput) fût la capitale d'un grand empire. Toujours est-il que le nom de mont Capitolin fut donné à la colline, et celui de Capitole à l'édifice qui la couronnait et qui fut, en réalité, considéré depuis comme étant le point central de l'État romain.

179.—Chacun sait que les actes des rois de France étaient autrefois terminés par cette formule, qui caractérisait le pouvoir absolu du souverain: Car tel est notre plaisir. «Qui croirait, dit l'auteur anonyme d'un Mémoire sur les états généraux de 1789, que cette formule, très humiliante pour un peuple fier, émane de ces mots: Tale nostrum placitum, qui annonçaient jadis que l'assemblée nationale qui se tenait chaque année au champ de Mars avait approuvé telle ou telle loi, de sorte que ces mots: Tel est notre plaisir, qui annonçaient la volonté absolue du roi, sont la corruption de mots qui, en un autre idiome, étaient des témoignages de la puissance législative populaire. La forme était la même, mais l'attribution avait changé.

180.—Un violoniste prétend que ses confrères pèchent contre le sens étymologique du mot en appelant colophane la résine dont ils enduisent les crins de leur archet; selon lui, il faudrait dire collaphone, formé de deux mots grecs, colla (colle, enduit) et phoné (voix, son), c'est-à-dire enduit qui sert à la reproduction du son. On peut faire observer à cet helléniste un peu trop subtil qu'il complique inutilement la question: car le mot qu'il croit composé après coup nous est venu tout formé de l'antiquité, et l'on devrait réellement dire colophone, car colophonia était le nom grec de ladite résine, qui s'appelait ainsi parce qu'on la tirait de Colophon, ville d'Asie où on la préparait.

181.—Saint Médard, évêque de Noyon, était seigneur du bourg de Salency, où il institua, dit-on, le couronnement annuel d'une rosière, et où il était resté l'objet d'un culte tout particulier comme patron du pays. Une année donc que les habitants de Salency avaient à se plaindre d'une grande sécheresse, qui avait duré tout le mois de mai et semblait devoir continuer pendant le mois de juin, comme la fête du saint patron approchait, ils eurent l'idée de l'invoquer pour obtenir par son intercession la pluie désirée. Et il arriva que la pluie, qui commença à tomber le jour mis sous le vocable de saint Médard, ne discontinua presque pas pendant les quarante jours qui suivirent,—bien entendu, au grand déplaisir des rustiques, qui n'avaient pas sollicité une telle abondance d'humidité. Quoi qu'il en fût, de là vint le dire proverbial: «Quand il pleut le jour de saint Médard, il pleut quarante jours plus tard.» Beaucoup de gens admettent encore de nos jours cette influence du saint de la pluie (comme ils nomment l'ancien évêque de Noyon). On pourrait leur faire observer que cet ancien adage, ainsi que plusieurs autres analogues, a dû forcément perdre sa valeur depuis la réforme grégorienne du calendrier, qui, en supprimant onze jours du temps courant, a complètement dérangé l'ordre des échéances et détruit les coïncidences naturelles de l'époque antérieure.

182.—Un manuscrit du treizième siècle, traduit par M. Lecoy de la Marche, explique ainsi la raison pour laquelle Charles d'Anjou, frère de saint Louis, voulut être roi de Sicile:

Raymond, comte de Provence, avait trois filles: l'aînée, mariée à Charles, comte d'Anjou, frère du roi saint Louis, les deux autres à ce dernier monarque et au roi d'Angleterre.

Or, un jour, les trois sœurs devant dîner ensemble, lorsque, suivant l'usage, on fut pour se laver les mains, les deux plus jeunes s'y rendirent de compagnie, mais n'appelèrent point avec elles leur aînée. «Il ne sied point, se dirent-elles l'une à l'autre, qu'une simple comtesse se lave avec des reines.»

Le propos lui ayant été rapporté, celle-ci en conçut un violent dépit. Le soir, se trouvant seule avec son mari, elle se mit à pleurer. Il lui demanda la cause de ce chagrin, elle lui raconta tout. Alors Charles lui dit tendrement: «Ne te désole pas, ma douce amie, à partir de ce soir je n'aurai pas un moment de repos que je n'aie fait de toi une reine comme tes deux cadettes.» Et il en fit, en effet, une reine de Sicile.

183.—La défense de Mazagran, qui eut lieu en 1840, est un des plus beaux faits d'armes de nos guerres d'Afrique. Mais pourquoi un breuvage composé de café, d'eau et de sucre est-il appelé un mazagran?

Cela tient à une circonstance de ce siège mémorable. Les cent vingt-trois Français qui, sous le commandement du capitaine Lelièvre, défendirent Mazagran contre douze mille Arabes, étaient abondamment pourvus d'eau, par un excellent puits qui se trouvait dans le retrait du fort; mais l'eau-de-vie vint à manquer, et nos braves prenaient du café noir un peu sucré et fortement étendu d'eau. Or, une fois délivrés, nos soldats aimaient à prendre le café «comme à Mazagran», et cette expression, bientôt réduite à «Mazagran» tout court, se répandit parmi les militaires, et les civils l'adoptèrent.

Dans les cafés parisiens, on désigne surtout par le nom de mazagran le café servi dans un verre, pour le distinguer de celui qui est versé dans une tasse, qui serait trop petite pour qu'on y pût ajouter de l'eau.

184.—A propos d'une échauffourée, où un certain nombre de simples curieux ou badauds ont été bousculés, maltraités, et même emprisonnés: «Vous croyez, dit un journaliste, que l'exemple de ceux-là va profiter aux autres? Point du tout. Coûte que coûte, l'on veut voir, et, sans avoir vu, l'on attrape des horions. Et, en fin de compte, car c'est le plus clair de l'affaire,

... cela fait toujours passer une heure ou deux.»

Il y a là une allusion à la fameuse réplique du juge Dandin, des Plaideurs.

N'avez-vous jamais vu donner la question?

demande-t-il à la jeune fille qui va devenir sa bru.

Venez, je vous en veux faire passer l'envie.
—Eh! Monsieur! peut-on voir souffrir des malheureux!

se récrie la sensible Isabelle.

—Bah! cela fait toujours passer une heure ou deux!

réplique le vieux magistrat.

Tout à fait charmant, tout à fait divertissant, en effet, le spectacle que le beau-père veut bien offrir à la belle-fille.

Si l'on pouvait en douter, qu'on en juge par l'estampe que nous reproduisons, d'après une sorte de manuel judiciaire publié en 1541. Cet ouvrage, intitulé Praxis criminalis (Traité de la justice criminelle), est un exposé technique de toutes les procédures et pratiques observées dans la répression des crimes. L'auteur, J. Millæus, grand maître des eaux et forêts et questeur au tribunal de la table de marbre, prend pour exemple une cause criminelle supposée ou véritable, et, tout en donnant comme texte primitif le procès-verbal exact de ce qui fut fait judiciairement depuis la première annonce du crime jusqu'à l'heure du suprême châtiment des coupables, il accompagne ce texte, relativement concis, d'un très ample et sans doute très savant commentaire technique à l'usage des praticiens.

Sur ce thème, un artiste de grand talent, qui malheureusement n'est pas nommé, composa douze ou quatorze tableaux d'assez grande dimension, dont trois sont consacrés aux divers genres de questions. D'abord la question à l'eau, dite question française ordinaire: l'opération consiste à faire avaler de force un certain nombre de pots d'eau au patient, dont le corps est tendu à l'aide de cordes. Entre l'absorption de chaque pot, le juge instructeur pose de nouvelles interrogations au malheureux, jusqu'au moment où le médecin assistant le déclare hors d'état d'entendre et de répondre. Vient ensuite la question extraordinaire dite aux brodequins (tortura cothurnorum). Assis et lié sur un banc, le patient a les jambes entourées de planchettes, le bourreau frappe dessus à grands coups de maillet. Et ainsi à plusieurs reprises, jusqu'à ce que le torturé ait perdu connaissance.

Fig. 13.—La question toulousaine

Fig. 13.—La question toulousaine, fac-similé d'une estampe du Praxis Criminalis de J. Millæus, 1541.

Enfin la question dite toulousaine, que reproduit notre gravure et qui n'a pas besoin de commentaire. Si l'on était tenté de croire que les terribles procédés judiciaires consignés dans ces images, datées du milieu du seizième siècle, ne restèrent plus longtemps en usage, on commettrait une grave erreur. La preuve nous en est fournie par l'exemplaire même auquel la gravure est empruntée. Ce volume fait partie d'une ancienne collection formée vers la fin du règne de Louis XV, par un célèbre bibliophile, qui avait coutume de mettre des notes manuscrites sur les feuillets de ses livres. Et voici comment il s'exprime à propos de celui-ci: «Cette procédure criminelle n'est bonne qu'à nous faire connaître comme elle s'observait du temps de François Ier. Les formes ont un peu changé depuis, mais au fond la marche est toujours la même

185.—Le refrain d'une vieille chanson, très en vogue chez nos pères, affirmait que, d'après Hippocrate, pour se tenir en bonne santé,

Il faut chaque mois
S'enivrer au moins une fois.

(Les plaisants même, au lieu d'une fois, disaient trente.)

Le père de la médecine a-t-il réellement affirmé qu'un excès mensuel de boisson pouvait être profitable à la santé? C'est ce que nous n'avons pu vérifier; mais ce qu'il y a de certain, c'est que jadis ce précepte était traditionnellement et très sérieusement admis, comme celui qui conseillait les saignées périodiques et saisonnières, lequel, par parenthèse, n'est tombé en désuétude complète qu'à une époque assez rapprochée de nous.

Toujours est-il qu'Arnauld de Villeneuve, célèbre médecin et alchimiste du treizième siècle, qui découvrit les trois acides sulfurique, nitrique et muriatique, et à qui l'on attribue aussi les premières pratiques régulières de distillation, examina très gravement cette question et la discuta dans les termes suivants:

«Quelques-uns prétendent qu'il est salutaire de s'enivrer une ou deux fois le mois avec du vin: soit parce qu'il en résulte un long et profond sommeil, qui, en laissant reposer les fonctions animales, fortifie les fonctions naturelles, soit parce que les sécrétions, les sueurs qui sont abondantes, purgent le corps des humeurs superflues qu'il contenait. Pour moi, je ne voudrais permettre cet excès qu'aux personnes dont le régime est ordinairement mauvais, et, dans ce cas, leur conseillerais-je encore de ne pas pousser l'ivresse trop loin, de peur de nuire au cerveau, et d'affaiblir les fonctions animales plus que le repos ne pourrait les fortifier. L'ivresse qu'on se procure doit donc être légère, suffisante seulement pour provoquer le sommeil et pour dissiper tout à fait les inquiétudes qu'on pourrait avoir sur sa tempérance. La pousser plus loin serait manquer aux bonnes mœurs et aller contre la nature.»

En somme donc, un des hommes dont les idées jouirent du plus grand crédit pendant tout le moyen âge admettait l'ivresse au nombre des mesures hygiéniques. Dieu sait l'écho que trouva son opinion!

186.—Origine du bonnet rouge qui, sous la Révolution, fut une coiffure symbolique:

Avant 1789, plusieurs des officiers qui avaient fait la guerre d'Amérique, en avaient rapporté l'habitude de cacheter leurs lettres avec un sceau représentant le bonnet de la Liberté entouré des treize étoiles des États-Unis. Le bonnet phrygien ne tarda à devenir à la mode; on le mit partout, sur les gravures et les médailles, sur les enseignes des boutiques. On en coiffait le buste de Voltaire, qu'on faisait paraître sur le Théâtre-Français, quand on jouait la Mort de César. Au club des Jacobins, le président, les secrétaires, les orateurs, adoptèrent le bonnet rouge, et lorsque Dumouriez, avec l'assentiment du roi, vint y prononcer quelques mots, le lendemain de sa nomination au ministère des affaires étrangères, il ne crut pas pouvoir se dispenser de prendre la coiffure officielle du lieu pour monter à la tribune.

187.—On a beaucoup disserté sur l'origine du terme de chauvinisme, devenu très usuel pour désigner une sorte de fanatisme militaire. En réalité, on a retrouvé dans les annales des grandes guerres de la République et de l'Empire certain brave nommé Chauvin qui, s'étant trouvé à toutes les affaires les plus chaudes, les plus périlleuses, en était sorti fort blessé, fort mutilé, en restant aussi naïvement enthousiaste que le premier jour de son héroïque profession. Mais le nom de Chauvin, et partant l'expression de chauvinisme ressortant du caractère de l'homme, n'est vraiment devenu populaire qu'après la représentation d'une pièce intitulée la Cocarde tricolore, espèce de revue militaire, que les frères Coignard firent jouer en 1831, à propos de la conquête d'Alger. Un des héros de cette pièce est le conscrit Chauvin, que les auteurs nommèrent peut-être ainsi sans allusion aucune au Chauvin des grandes guerres, fort peu connu d'ailleurs.

Ce Chauvin est tout à fait le type aujourd'hui consacré du chauvinisme, et c'est dans la même revue qu'on voit paraître—pour la première fois, croyons-nous—le Dumanet qui est resté aussi une des personnifications du simple soldat, alliant la plus parfaite candeur intellectuelle au sentiment le plus absolu de la discipline et du devoir.

Notons qu'un des plus grands éléments de succès de cet à-propos guerrier fut une certaine Chanson du chameau, que le conscrit Chauvin chantait, ou plutôt geignait, en se frottant douloureusement l'abdomen:

J'ai mangé du chameau;
J'ai l'ventr' comme un tonneau!
J'verrai plus mon hameau!
Ça m'brûl' dans chaqu' boyau!
Dir' qu'un peu d'aloyau
Peut conduire au tombeau!
On m'disait qu'c'était bon.
Et, comme c'était nouveau,
J'en mange un bon morceau,
Mais c'était d'la poison, etc.

188.—Sur les théâtres grecs, la personne chargée de diriger les chœurs de musique,—le chef d'orchestre,—au lieu d'indiquer, comme aujourd'hui, la mesure aux exécutants par des mouvements de bras, avait au pied des sandales à semelles de bois, avec lesquelles il frappait en cadence sur le plancher du théâtre. Les Romains se servaient aussi d'une espèce de sandale faite de deux semelles, entre lesquelles était une sorte de castagnette qui rendait un son sec.

189.—D'où vient le nom de cotrets ou cotterets donné à une espèce de fagot?

—Un compilateur du siècle dernier explique ainsi l'origine de ce nom. En 1564, on était parvenu à rendre la rivière d'Ourcq navigable, par un canal conduisant ses eaux jusqu'à Paris. Elle portait des bateaux construits exprès, beaucoup plus longs que larges. Depuis deux ans l'on attendait avec impatience de grands avantages d'une communication facile et peu dispendieuse avec un pays fertile en productions essentielles. Les premiers bateaux qui arrivèrent à Paris par le nouveau canal furent reçus avec un applaudissement général. A leur départ du port de la Ferté-Milon, il y avait eu des réjouissances publiques. Ces bateaux étaient chargés d'un bois léger, fendu proprement et lié comme des fascines, dans un goût que l'on ne connaissait pas encore à Paris. Comme on nommait Col de Retz ou cote de Retz, dans le langage vulgaire, la forêt de Villers-Cotterets, on donna le nom de cotterets ou cottrets à ces fascines qui en venaient. De là l'expression aujourd'hui généralement admise.

190.—Lorsque, en 1826, le chimiste Ballard,—qui d'ailleurs n'était encore que préparateur à la faculté de Montpellier,—en expérimentant sur l'eau de mer, isola une substance jusqu'alors inconnue qui lui parut, et qui était en effet un corps simple, il le présenta au monde savant sous le nom de muride, qui en disait l'origine. (On appelait alors muriate de soude le sel commun extrait des eaux de la mer; ce nom de muriate dérivait du mot latin muria, qui signifie saumure.) Mais Gay-Lussac et Thénard, qui contrôlèrent la découverte du jeune préparateur, proposèrent de donner au corps simple trouvé par lui le nom de brome (du grec bromos, mauvaise odeur), rappelant une de ses principales propriétés physiques, car le brome est sous la forme d'un liquide d'un rouge foncé, qui répand à l'air d'épaisses vapeurs absolument irrespirables. Ce nom fut adopté.

Bien que constituant un véritable événement scientifique, la découverte du brome sembla pendant assez longtemps ne devoir être consignée dans l'histoire de la chimie que comme un fait dépourvu de conséquences utiles; mais chacun sait le rôle important que ce corps joue aujourd'hui par ses composés, les bromures, dans les opérations photographiques et en outre comme agent pharmaceutique.

191.—Aureng-Zeb, avant d'être empereur des Mogols, mais aspirant à l'être, au préjudice de ses frères, rassembla un jour tous les fakirs ou moines mendiants du pays, pour leur faire, disait-il, une grosse aumône, et pour avoir la consolation de manger avec eux—selon la formule hospitalière—le sel et le riz.

Le lieu de l'assemblée était une vaste campagne. Aureng-Zeb fit servir à cette multitude prodigieuse de pauvres pénitents un repas conforme à leur état. Quand on eut mangé, le prince fit apporter une grande quantité d'habits neufs, et dit aux fakirs étonnés qu'il souffrait de les voir ainsi couverts de haillons. L'artificieux Mogol n'ignorait pas que la plupart de ces gueux portent avec eux bon nombre de pièces d'or, qui sont la récolte de leurs intrigues et de leur mendicité. En effet, plusieurs voulurent se défendre de quitter ces haillons, en prétextant l'esprit de pauvreté qui fait l'essentiel de leur profession. On ne les écouta pas. Le prince exigea que tous revêtissent les habits neufs. Cela fait, on entassa les haillons qu'ils avaient quittés au milieu d'un champ; l'on y mit le feu, et l'on trouva, paraît-il, dans les cendres une somme si considérable que ce fut—disent quelques écrivains—un des principaux secours qu'eut Aureng-Zeb pour faire la guerre à ses frères.

192.—D'où vient le nom de tandem, donné aux vélocipèdes à plusieurs places?

—Voici ce que nous lisons dans le Traité de la conduite en guides et de l'entretien des voitures, publié en 1889 par M. le commandant Jouffret:

«L'attelage avec deux chevaux placés en file est dit attelage en tandem;—on devrait plutôt dire attelage à la Tandem, car le nom vient de celui de lord Tandem, célèbre écuyer du temps de Louis XIII, qui attela le premier ainsi, et qui, dit-on, menait tellement vite qu'il faisait faire à son cheval de devant, dressé à la selle, mais attelé pour la première fois, tous les mouvements que l'on peut obtenir au manège, changement de pieds, d'allure, etc.»

C'est donc par analogie avec ce mode d'attelage qu'on a donné aux vélocipèdes portant deux ou plusieurs personnes, placées l'une à la suite de l'autre, ce nom de tandem, qui déroute d'autant mieux les curieux d'étymologies qu'ils croient voir là l'adverbe latin qui signifie enfin, dont on cherche vainement le rapport avec un appareil locomoteur.

193.—Vers l'an 1714, deux Anglaises, visitant Versailles, donnèrent la mode des coiffures basses aux Françaises, qui, à cette époque, les portaient tellement hautes que leur tête semblait au milieu de leur corps. Le roi exprima hautement son approbation en faveur de la coiffure anglaise; il la trouva plus élégante et de meilleur goût: alors les dames de la cour s'empressèrent de l'adopter.

Néanmoins, à peine les hautes coiffures étaient-elles bannies de France, qu'elles furent adoptées en Angleterre, et portées au plus haut degré d'extravagance. Les coiffeurs se mettaient l'esprit à la torture pour imaginer les moyens de bâtir des décorations sur la tête des dames, et l'on avait inventé divers expédients pour enfoncer les épingles. Une pantoufle ou une quenouille servait souvent à produire l'élévation voulue.

194.—Les publicains, que plusieurs passages de l'Évangile nous montrent comme étant l'objet de la haine et du mépris général, n'étaient autres que les fermiers des impôts publics, qui, ayant acheté aux enchères la perception des taxes à leurs risques et périls, ne se faisaient pas faute d'exercer les plus dures exactions sur les citoyens. Le tarif légal de chaque impôt demeurant caché, les publicains pouvaient en élever le chiffre, sans qu'on eût aucun moyen de contrôle. Les publicains dont il est parlé dans l'Évangile ne sont pas, à vrai dire, les fermiers de l'impôt, eux-mêmes gens riches et de marque n'ayant aucun contact avec les contribuables, mais les agents subalternes chargés de la perception, et, partant, inspirant une forte aversion aux citoyens.

195.—Le nom de farce, donné au moyen âge à une pièce de théâtre, vient du latin farcire, qui signifie remplir, et fait au participe passé fartus, et, en bas latin, farsus, dont farsa est le féminin; farsus est tout ce qui est rempli, bourré, farci; farsa désigne aussi ce qui sert à bourrer, à farcir. Cette étymologie explique tous les sens primitifs du mot farce. De même qu'on appelait farce en cuisine un hachis introduit dans une pièce de viande, un mélange de viande hachée, de même on appela farce au théâtre une petite pièce, une courte et vive satire formée d'éléments variés; plus tard ce sens premier s'effaça, et le mot farce n'éveilla plus d'autre idée que celle de comédie réjouissante. La farce hérita de l'esprit narquois et de l'humeur libre du fabliau; ce que celui-ci racontait, la farce le mettait en dialogue et en scène; mais la farce eut ensuite un fond original et qui lui fut propre; elle peignait de préférence les détails vulgaires et plaisants de la vie privée.

196.—Le verbe féliciter, qui est aujourd'hui d'usage si général, n'était pas encore français au milieu du dix-septième siècle.

Balzac, qui trouvait ce mot très curieusement expressif, entreprit de le faire consacrer, à l'encontre de la cour, où il était tenu pour barbare.

«Si le mot féliciter n'est pas encore reconnu français, écrivait-il, il le sera l'année prochaine, car M. de Vaugelas, à qui je l'ai recommandé, m'a promis de lui être favorable.»

Vaugelas, qui faisait alors autorité à propos de langage, s'intéressa en effet à ce mot, qui fut, comme nous disons aujourd'hui, officiellement naturalisé, et qui depuis n'a cessé de faire bonne figure dans notre idiome.

197.—«Voyez quel poussah!» dit-on d'une personne alourdie par un excessif embonpoint, et qui semble n'avoir qu'imparfaitement l'usage des mouvements. On fait ainsi allusion à des figurines de provenance chinoise, qui représentent des êtres joufflus, ventrus, ramassés sur eux-mêmes. Or l'on ignore assez généralement que le type traditionnel du bonhomme étrange que nous appelons poussah n'est autre que la représentation mythique d'une divinité que les enfants du Céleste Empire appellent Pou-taï, et dont le nom nous est arrivé corrompu par les anciens voyageurs.

Obèse, débraillé, monté ou appuyé sur l'outre, qui, d'après les traditions chinoises, renferme les biens terrestres matériels, sa figure, aux yeux demi-clos, rayonne sous un rictus d'éternelle béatitude. Cette masse, rendue informe par la bonne chère et l'insouciance, figure le dieu du contentement. A la vérité, il faut se pénétrer des manières de voir chinoises pour l'admettre sous cette dénomination. Pour les Chinois, en effet, un homme de marque, un fonctionnaire, annonce d'autant plus de mérite que sa robuste corpulence remplit mieux le large fauteuil où il doit siéger; quelques auteurs ont considéré, mais à tort, Pou-taï comme le dieu de la porcelaine.

Ajoutons, à titre de curiosité ethnographique, que si les Chinois estiment particulièrement les hommes gras, par contre le type de la beauté féminine réside pour eux dans un corps fluet et élancé.

198.Berner est un mot dont le sens est clair pour tout le monde. Il s'emploie surtout dans le sens de tromper grossièrement. Les valets de Molière et de Regnard ne trompent pas les Gérontes, ils les bernent: il y a là une nuance qui donne au mot sa vraie acception figurée.

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