Curiosités Historiques et Littéraires
Et comme la dame lui assure que les gens de goût s'appliquent à parler comme elle:
Or, comme elle est fort enlhumée, elle louzit (rougit), dit-elle, de toussé si glosièlement (grossièrement). «Z'ai si mal à la dolze (gorge) te ze ne sais t'y faile (qu'y faire).
Sur quoi une servante se récrie:
Alors la précieuse:
Et Dieu sait si l'on rit de l'avoir poussée à la prononciation ordinaire.
Ce type, évidemment chargé, nous donne une idée intéressante des originaux dont il était la copie, et nous apprend en outre que les Incoyables du Directoire n'eurent pas dans leur façon de parler le mérite de l'invention.
278.—Pourquoi la pivoine fut-elle jadis appelée rose de la Pentecôte?
—Parce que le jour de la Pentecôte, lors de l'office solennel de cette grande fête chrétienne, on avait autrefois coutume de faire tomber de la voûte des églises les larges pétales rouges de la pivoine, pour rappeler les langues de feu qui, selon le texte de l'Évangile, s'arrêtèrent sur les apôtres pour leur communiquer le Saint-Esprit.
Chez les anciens, d'ailleurs, la pivoine était réputée comme possédant des propriétés merveilleuses. Les poètes ont supposé qu'elle devait son nom (en latin peonia, du grec paiôniæs, propre à guérir) à Péon, médecin fameux, qui employa cette plante pour guérir Mars blessé par Diomède, et Pluton blessé par Hercule. Galien fait le plus grand éloge de cette plante, au point de vue purement médicinal; et l'imagination, égarée par le christianisme, attribuait à l'emploi de la pivoine des effets miraculeux. Avec elle, disait-on, il était possible de conjurer les tempêtes, de dissiper les enchantements, de chasser l'esprit malin!... Elle était surtout souveraine pour toutes les maladies nerveuses, pour les convulsions, la paralysie, l'épilepsie. A vrai dire, cette plante devait être cueillie dans des conditions particulières, à de certaines heures de la nuit, en évitant d'être aperçu par le pivert, etc. Déchue de toutes ces qualités extraordinaires, la pivoine, absolument inusitée en médecine, n'est aujourd'hui qu'une des plus belles Heurs de nos jardins.
279.—Vers 1826, il fut grand bruit du testament d'un avocat de Colmar, qui léguait à l'hôpital des fous la somme de soixante-quatorze mille francs. «J'ai gagné, disait le testateur, cette somme avec ceux qui passent leur vie à plaider: ce n'est donc qu'une restitution.»
Le 5 mars 1805, mourait à Londres un riche gentilhomme, lord Borkey, qui, par son testament, laissait vingt-cinq livres sterling de rente à quatre de ses chiens. Lord Borkey avait un attachement excessif pour la race canine, et quand on lui représentait qu'une partie des sommes qu'il dépensait pour eux serait mieux employée au soulagement de ses semblables, il répondait: «Des hommes ont attenté à mes jours; des chiens fidèles me les ont conservés.» En effet, dans un voyage qu'il fit en Italie, lord Borkey, attaqué par des brigands, avait dû son salut à un chien qui était avec lui. Les quatre chiens auxquels il léguait une pension alimentaire descendaient de celui qui lui avait sauvé la vie.
Sentant sa fin approcher, il fit placer sur des fauteuils, aux deux côtés de son lit, ses quatre chiens, reçut leurs caresses, les leur rendit de sa main défaillante, et mourut littéralement entre leurs pattes. Il avait du reste ordonné, en outre, que les bustes de ces quatre chiens, nés de son sauveur, fussent sculptés aux quatre coins de son tombeau.
Un seigneur de la maison du Châlelet, mort en 1280, ordonna par testament de creuser son tombeau dans un des piliers de l'église de Neufchâteau et que son corps y fût placé debout, afin que «les roturiers ne lui marchassent point sur le ventre».
280.—Bambochade, dit un auteur du siècle dernier, est le nom qu'on donne à certains tableaux représentant des scènes grotesques ou triviales (notamment les compositions des peintres flamands). On les a appelés ainsi de leur premier auteur, Pierre de Laer, que la petitesse de sa taille fit nommer Bamboccio, qui signifie petit, par les Italiens, chez lesquels il voyagea. Louis XIV n'aimait pas les bambochades (où l'on comprenait alors des œuvres comme celles des Téniers). La première fois qu'on lui présenta des ouvrages de ce genre: «Qu'on m'ôte ces magots,» dit-il.
281.—Les Anglais ont un saint légendaire, dont l'influence météorologique est analogue à celle que la vieille croyance attribue chez nous à saint Médard: saint Swithin, dont la fête tombe le 18 juillet, et qui dans les anciens almanachs avait pour emblème une averse. Or voici, d'après la légende, comment saint Swithin, évêque de Winchester au neuvième siècle, devint le saint de la pluie. (Voy. no 181.)
Ce très pieux, très charitable prélat, modèle de véritable humilité, avait toujours protesté contre le faste des honneurs funèbres rendus aux évêques, qu'on avait coutume d'inhumer dans les basiliques et à qui l'on élevait de magnifiques tombeaux. Aussi, afin que sa dépouille terrestre échappât à cette espèce de glorification, selon lui contraire à l'esprit chrétien, avait-il recommandé qu'on l'enterrât à l'extérieur de son église, dans un lieu «où les gouttes de pluie pussent arroser sa tombe». Sa volonté fut respectée. Cent ans après sa mort, toutefois, on eut l'idée de transporter, le jour de sa fête, ses restes dans l'église mise sous l'invocation de sa mémoire, et où l'on avait préparé pour les recevoir une superbe sépulture. Mais lorsqu'on voulut procéder à l'exhumation, la pluie se mit à tomber si forte, si épaisse, que l'on dut remettre l'opération au lendemain. Ce second jour, dès qu'on voulut reprendre le travail, même pluie torrentielle,... et il en fut de même pendant une période de quarante jours, au bout de laquelle, comprenant que le saint manifestait ainsi sa volonté bien formelle, l'on renonça à tout projet de translation, et dès lors le temps fut au beau fixe. De là, paraît-il, pour saint Swithin, comme pour saint Médard, l'influence des quarante jours de pluie ou de sécheresse, selon le temps qu'il fait le jour de sa fête.
282.—Tite-Live raconte, dans le XXIe livre de son Histoire romaine, qu'Annibal, franchissant les Alpes avec son armée, fut arrêté sur un sommet neigeux par un rocher qui barrait le passage. «Obligés de tailler ce roc, dit l'historien, les Carthaginois abattent çà et là des arbres énormes, qu'ils dépouillent de leurs branches, et dont ils font un immense bûcher. Un vent violent excite la flamme, et du vinaigre que l'on verse sur la roche embrasée achève de la rendre friable. Lorsqu'elle est entièrement calcinée, le fer l'entr'ouvre, les pentes sont adoucies par de légères courbes, en sorte que les chevaux et même les éléphants peuvent descendre par là...» Les commentaires n'ont pas manqué à la singulière assertion que renferme ce passage de Tite-Live; et jusqu'à présent, croyons-nous, nul n'a pu expliquer convenablement l'opération qui consisterait à attaquer les rochers en combinant l'effet du feu et du vinaigre. Toujours est-il qu'un plaisant a pu dire, en s'appuyant sur ce texte fameux: Annibal mit un jour les Alpes en vinaigrette.
283.—Jean de Launoy, écrivain ecclésiastique du dix-septième siècle, s'était fait une tâche spéciale de détruire certaines légendes qui, ne reposant sur aucun texte sérieux, lui semblaient nuire à la dignité des croyances chrétiennes, comme, par exemple, le prétendu apostolat de saint Denis l'Aréopagite en France, le voyage de Lazare et de Madeleine en Provence, la vision de Simon Stock au sujet du scapulaire, etc. Aussi l'avait-on surnommé le dénicheur de saints, et les personnages les plus pieux rendaient-ils justice à la pureté de son zèle. Le curé de Saint-Roch, qui le tenait en grande estime, disait en souriant: «Je lui fais toujours de profondes révérences, de peur qu'il ne m'ôte mon saint Roch.» Le président de Lamoignon le pria un jour de ne pas faire de mal à saint Yon, patron d'un de ses villages: «Comment lui ferais-je du mal! repartit spirituellement le docteur; je n'ai pas l'honneur de le connaître.»
«En somme, disait-il, mon intention n'est point de chasser du paradis les saints que Dieu y a mis, mais bien ceux que l'ignorance superstitieuse des peuples a fait s'y glisser.»
284.—Né pour marmiter, armé pour mentir: cette double anagramme fut faite au dix-septième siècle sur le nom de Pierre de Montmaur, que ses contemporains avaient surnommé le prince des parasites. Né dans le bas Limousin en 1576, ayant étudié chez les jésuites, qui fondaient sur lui de grandes espérances, il les quitta pour aller courir le monde. Avocat sans cause, il demanda à la poésie de le dédommager des mécomptes du barreau, et composa force acrostiches, anagrammes et petites pièces, qui se répétaient dans le monde. En 1617, il fut précepteur du fils aîné du duc de Choiseul, marquis de Praslin, et devint, en 1623, professeur royal de langue grecque. L'occupation d'un tel poste suppose chez lui une certaine valeur. «C'était, dit Vigneul-Marville, un fort bel esprit qui avait de grands talents: les langues grecque et latine lui étaient comme naturelles.»
Fig. 24.—Caricature faite au dix-septième siècle sur Pierre de Montmaur.
Choyé par les grands qu'il égayait, et qui aimaient à l'avoir à leur table, où il apportait un infatigable appétit, le prince des parasites eût assurément coulé des jours paisibles, si l'ardeur de médire, lui faisant oublier toute mesure, ne l'avait porté à déchirer à belles dents les hommes les plus distingués de son temps. Aussi parmi ceux-ci fut-ce à qui écrirait contre lui la satire la plus vive, la plus mordante: la guerre devint acharnée. Balzac, le célèbre épistolier, ouvrit le feu en publiant le Barbon, auquel se rapporte la première des deux gravures que nous reproduisons: «Ce barbon est si amateur d'antiquités qu'il ne porta jamais d'habit neuf. Il a sur sa robe de la graisse du dernier siècle et des crottes du règne de François Ier. La belle chose si on trépanait cette grosse tête: on y verrait un tumulte, une sédition qui n'est pas imaginable, de langues, de dialectes, d'art, de sciences. Voilà l'image de l'esprit et de la doctrine du barbon,» etc.
Fig. 25.—Caricature faite au dix-septième siècle sur Pierre de Montmaur.
Peu de temps après, Ménage écrivait la Métamorphose de Montmaur en perroquet. On ne s'en tint pas là. Notre homme fut transformé en cheval, et même en marmite, comme le prouve la seconde gravure. A vrai dire, Montmaur ne sembla pas souffrir outre mesure de ces attaques, qui d'ailleurs n'ôtaient rien à ses dispositions de beau et jovial mangeur; il occupa sa chaire pendant plus de vingt-cinq ans, et mourut âgé de soixante-quatorze ans, en 1646.
285.—On a souvent mis au compte d'une coquille (ou faute typographique) la transformation d'une expression assez triviale en une image des plus gracieuses dans une strophe de la pièce de vers qui est, à bon droit, considérée comme le chef-d'œuvre de Malherbe. On a dit et répété que, dans la fameuse Consolation à Duperrier sur la mort de sa fille (qui s'appelait Rosette), dont les principales strophes sont dans toutes les mémoires, le poète avait d'abord écrit:
mais qu'un compositeur avait mis:
version, par conséquent, due au hasard, et que le poète aurait conservée. Pure fantaisie que cette assertion, qui se trouve absolument démentie par ce fait que la Consolation à Duperrier, avant d'être telle que nous la connaissons aujourd'hui, avait été imprimée sous une forme singulièrement différente. Nous en donnerons comme exemple les trois strophes les plus connues.
Dans l'édition primitive on lisait:
Ces strophes, dans une édition publiée sept ans plus tard, étaient devenues celles-ci:
A quoi Malherbe ajouta la strophe qui commence ainsi:
qui ne se trouve pas dans la première édition. Il avait fallu sept ans au poète pour amener sa composition au point de perfection où nous la voyons aujourd'hui.
On sait d'ailleurs que Malherbe ne brillait pas par la faculté d'improvisation; on raconte même à ce propos qu'ayant entrepris une pièce de vers sur la mort de la femme d'un magistrat, quand il l'eut achevée le veuf à qui la consolation était destinée avait déjà contracté une nouvelle union.
286.—Le P. Bridaine, célèbre par la puissante originalité de sa prédication, étant un jour à la tête d'une procession, prononça un magnifique sermon sur la brièveté de la vie, et finit par dire à la multitude qui le suivait: «Je vais vous ramener chacun chez vous.» Et il les conduisit tous ensemble dans un cimetière.
287.—Camus, évêque de Belley, dont l'éloquence avait souvent des formes très fantaisistes, disait un jour dans un de ses sermons qu'après la mort les papes étaient des papillons, les rois des roitelets, et les sires des cirons.
288.—En 1753, il y eut à Marseille une grève de spectateurs.
Le duc de Villars, commandant en Provence, ayant fait venir la demoiselle Dumenil, actrice de Paris, pour jouer dans la troupe de Marseille, ordonna, au profit de cette artiste et comme indemnité de ses frais de voyage, une augmentation sur le prix des places de spectacles. Les habitants de Marseille s'entendirent pour ne plus aller à la comédie tant que cette augmentation subsisterait.
Sur quoi lettre du gouverneur, M. de Saint-Florentin, au corps de ville:
«Je suis informé, Messieurs, que, dans l'espérance d'une diminution du prix des places de la comédie et pour la rendre pour ainsi dire nécessaire, il s'est fait des cabales pour n'y plus aller. Il y a des paris ouverts à qui n'ira pas. Les bontés que j'ai pour cette ville m'engagent à vous prévenir sur les dangers auxquels elle s'expose. Il n'y a aucune diminution à espérer; le roi ne veut pas en entendre parler. Si, par entêtement ou par fausse vanité, on s'obstine à abandonner le spectacle, et que, par ce moyen ou par d'autres manœuvres, le directeur ne pouvait plus se soutenir, je proposerais au roi de donner des défenses pour qu'il ne puisse plus à l'avenir s'établir aucune troupe dans la ville. Vous ne sauriez trop communiquer ma lettre, ni faire trop d'attention à ce que je vous marque, parce que l'effet suivra certainement les menaces.»
Les membres du corps de ville répondirent: «Monseigneur, nous avons répandu dans le public, selon vos ordres, la lettre que vous nous avez fait l'honneur de nous écrire. Les tenants du spectacle et ceux qui le fréquentaient le plus assidûment persistent à continuer de le négliger. Peut-être que les instructions de Mgr l'évêque et de nos pasteurs y contribuent autant qu'une fausse vanité. Au surplus, nous tenons de nos auteurs que, dans les beaux jours de notre république, et lorsque nous donnions des lois au lieu d'en recevoir, on regardait, comme les gens de bien regardent encore aujourd'hui, les comédiens et la comédie pour être également capables de donner atteinte à la pureté de nos mœurs, au maintien des lois et aux progrès du commerce.»
Les éditions des Mémoires de Favart où se trouve rapportée cette anecdote mettent en note: «Le rigorisme de MM. de Marseille fut bientôt désarmé par l'attrait du plaisir et le charme des talents.»
289.—Quand le maréchal de la Ferté, après sa brillante campagne de 1631, fit son entrée à Metz, les juifs, qui y étaient alors tolérés, vinrent comme les autres le complimenter. Quand on les lui annonça, le maréchal dit: «Je ne veux pas voir ces marauds-là: ce sont ceux qui ont fait mourir mon divin maître. Qu'on ne les laisse pas entrer.»
Les juifs répondirent qu'ils en étaient bien fâchés, d'autant plus qu'ils apportaient un présent de mille pistoles qu'ils auraient été charmés que Mgr le commandeur voulût bien accepter.
«Bah! dit alors le maréchal, à qui on rapporta cette réponse, faites-les entrer tout de même; ces pauvres diables ne connaissaient pas Jésus-Christ quand ils l'ont crucifié.»
290.—L'histoire ou la légende explique ainsi comment le chardon a été choisi pour emblème national par les Écossais:
C'était à l'époque des premières incursions des Normands sur les côtes de la Grande-Bretagne. Des pirates danois, s'étant avancés vers le nord, avaient résolu de surprendre le château de Slaine, qui était la clef de l'Écosse.
Profitant d'une nuit obscure, ils avaient abordé près de la forteresse, qu'ils savaient à peu près abandonnée. Mais au moment où, pleins de confiance, ils s'élançaient en groupes pressés dans les fossés du château, des chardons qui y avaient poussé par centaines firent tout à coup l'office de chevaux de frise. Aux cris lamentables poussés par ces malheureux qui ne pouvaient se dépêtrer de cette forêt d'épines, la petite garnison se réveilla et en fit un horrible carnage. Les Écossais reconnaissants prirent la fleur du chardon pour emblème national.
291.—Extrait des Mémoires du maréchal Scépeaux de Vieilleville, vaillant capitaine français qui se distingua sous François Ier et Henri II, et fut un des négociateurs du traité du Cateau-Cambrésis.
«1552.—S'en retournant d'apaiser une sédition qui s'était émise entre les Suisses de l'arrière-garde et les nouvelles bandes françaises, M. de Vieilleville trouva dix soldats français qui avaient éventré quinze ou seize corps des Bourguignons et dévidaient leurs boyaux comme des tripières à la rivière. Surmonté de colère, il se rue dessus et les charge du bâton qu'il tenait, comme portent communément tous seigneurs qui ont commandement d'armée, et les fit battre et fouler aux chevaux de ceux de sa suite; et comme il s'en allait sans rien leur faire de plus, un de ces hommes se prit à dire: «Par la mort Dieu, Monsieur, vous nous aimez autant pauvres que riches. On nous a assuré que ces Bourguignons ont avalé leur or et leurs écus. Êtes-vous fâché que nous les cherchions dans leur ventre?»
«A ces paroles, M. de Vieilleville s'irrita tellement qu'il protesta devant Dieu qui les ferait tous pendre présentement. Il les fit donc arrêter et envoya querir le prévôt des bandes, leur disant: «Tigresque canaille, quel opprobre faites-vous à nature? quelle abominable cruauté avez-vous aujourd'hui exercée au christianisme? et de quel déshonneur avez-vous avili les armes et foulé aux pieds la bonne renommée de notre nation, qui est estimée la plus courtoise de toutes celles de l'univers? Je jure à Dieu que vous en mourrez!»
«Le prévôt demeurait trop à venir, ce qui fut cause que, passant par là quatre ou cinq coquins, qui même avaient horreur d'une telle abomination, ils s'offrirent de les pendre, si on leur donnait leur dépouille; ce qui fut incontinent accordé.
«Ainsi finirent misérablement leurs jours ces barbares et détestables tripiers.»
292.—L'abbé Blanchet, qui a laissé un certain nombre d'écrits empreints d'une grande délicatesse de pensée et de style, parle ainsi, dans un de ses apologues orientaux, de l'Académie d'Amadam, dite l'Académie silencieuse (voy. no 37):
«Le docteur Zeb, auteur d'un petit livre intitulé le Bâillon, ayant appris qu'il vaquait une place en cette Académie, sollicita l'honneur de l'occuper. La place étant déjà donnée, le président, pour répondre au solliciteur, lui présenta, avec un air affligé, une coupe pleine d'eau à ce point qu'une goutte de plus aurait fait déborder le vase.
«Zeb, voyant une feuille de rose à ses pieds, la ramasse, la pose délicatement sur l'eau et fait si bien qu'il n'en tombe pas une seule goutte.
«On le reçut par geste à l'unanimité: il n'avait plus qu'à prononcer, selon l'usage, une phrase de remerciement; mais, en vrai silencieux, il traça le nombre 100 (c'était celui de ses confrères), puis, mettant un zéro devant, il écrivit: «Ils n'en vaudront ni moins ni plus (0100).» Le président répondit au modeste docteur avec autant de politesse que de présence d'esprit. Il mit le chiffre 1 devant les trois zéros et il écrivit: «Ils en vaudront dix fois davantage (1000).»
293.—Assurément, si les anciens avaient connu l'usage qu'ils auraient pu faire des plumes d'oie pour écrire, ils auraient consacré cet oiseau à Minerve, déesse des beaux-arts et de l'éloquence. On sait que pour les notes cursives ils se servaient d'un stylet creusant des traits sur des tablettes enduites de cire, et pour l'écriture ordinaire de roseaux. C'étaient l'Égypte et la Carie qui fournissaient aux Romains ces roseaux (calami), beaucoup plus propres d'ailleurs à tracer les caractères arabes que les caractères romains, et qui sont encore nommés calam par les Orientaux.
Ce fut Isidore qui, au septième siècle, parla le premier des plumes comme d'un instrument propre à écrire aussi bien que le roseau: Instrumenta scribæ, calamus et pennæ.
294.—«Jeux de mains, jeux de vilains,» dit une locution populaire, qui date de l'époque où les nobles seuls, quand ils voulaient mesurer leurs forces ou vider une querelle, avaient le droit de se défier à la lance ou à l'épée. Les autres personnes, les vilains, qui n'étaient jamais admis à entrer en lice et à paraître dans les tournois, ne pouvaient que lutter corps à corps, sans armes dans les mains.
295.—«Je l'attends au Sanctus,» c'est-à-dire à la partie la plus difficile de sa tâche, disait-on assez communément autrefois. Cette expression, où il est fait allusion à un passage chanté de la messe, vient de ce que jadis, en Italie et en France, on ne jugeait du talent d'un chantre que par la façon dont il chantait le Sanctus. Une place de chantre était-elle vacante, on n'acceptait le postulant qu'après qu'il avait chanté le Sanctus à la satisfaction générale. On dit que le pape Boniface VIII se montrait notamment très difficile sur ce point.
296.—Notre mot amiral vient de l'arabe emir al ma, qui signifie chef de l'eau. C'est le nom que porte, chez les Orientaux, le commandant d'une flotte ou d'une escadre. On ne saurait dire en quelle circonstance cette qualification est passée de l'arabe dans notre langue.
297.—Marco Polo, dans le récit de son voyage en Asie (qui fait partie de la collection des Voyages dans tous les mondes, librairie Delagrave), raconte l'histoire des Vieux de la montagne, seigneurs de la forteresse d'Allamont en Syrie, qui s'étaient rendus redoutables aux souverains d'Orient par le fanatisme qu'ils savaient inspirer à un certain nombre de jeunes gens. Séduits par la promesse des félicités de la vie future, ceux-ci devenaient autant de sicaires aveuglément soumis aux volontés du chef, et prêts à braver tous les périls, pour accomplir les sanglantes missions dont ils étaient chargés.
Quand tel ou tel d'entre eux était désigné pour aller commettre un meurtre qu'avait résolu le chef, on lui faisait prendre un breuvage, qui n'était autre que cet extrait du chanvre connu sous le nom de haschisch. Cette liqueur le jetait dans une sorte de délire, où il avait toute espèce de visions et de sensations délicieuses, et qu'il croyait être un avant-goût des joies célestes à lui promises, pour son absolue soumission aux ordres du chef.
Du nom de la drogue enivrante se forma le mot haschischin, buveur de haschisch, devenu assassin dans les langues occidentales et synonyme de meurtrier.
298.—Dans le jeu de pile ou face, les chances sont loin d'être égales. L'effigie d'une pièce de monnaie présentant d'ordinaire plus de relief que le revers, la pièce lancée en l'air a une tendance à retomber la face contre terre, et l'on obtiendrait infailliblement pile si la pièce, bien calibrée, tombait d'une grande hauteur sur un sol mou qui ne la ferait pas rebondir.
299.—Si notre siècle est fort entaché de scepticisme, l'exemple lui vient de loin.
Pyrrhon le Sceptique, apercevant un jour Anaxarque, son maître, qui était tombé dans un fossé, passa outre sans lui tendre la main: «Mon maître, disait-il en lui-même, est aussi bien là qu'ailleurs.» L'histoire ajoute qu'Anaxarque fut le premier à s'applaudir d'avoir un tel disciple.
300.—On lit dans une des feuilles de l'Ami des lois, journal publié sous la Révolution, cette anecdote, donnée comme authentique:
«Milord Tylney avait fait le voyage de Montbard, maison de campagne de Buffon, uniquement pour voir l'auteur de l'Histoire naturelle. Dans son empressement, il ouvre la porte de l'appartement, quoiqu'on l'ait prévenu que M. de Buffon dormait. Au bruit, le naturaliste s'éveille. Milord fait ses excuses. Alors, quelque fâché qu'il fût d'être dérangé, Buffon prend une figure souriante et s'avance vers l'étranger: «Entrez, Monsieur, lui dit-il; je sens qu'il serait dur de refuser à un philosophe la vue d'un grand homme.»
301.—Le célèbre La Condamine était atteint d'une surdité assez forte. Le jour de sa réception à l'Académie, à un souper qu'il donna pour fêter cet événement, il fit l'impromptu suivant:
302.—Le même La Condamine, arrivé à un âge assez avancé, résolut d'épouser une de ses nièces. Il fallait pour ce mariage des dispenses de Rome. Le savant les demanda par lettre particulière au pape Benoît XIV, de qui il était connu. Sa Sainteté répondit: «Je vous accorde la dispense que vous demandez, d'autant plus volontiers que la surdité dont vous êtes incommodé doit contribuer à la paix du ménage.»
303.—On attribue généralement les premières anagrammes connues au poète grec Lycophron, qui vivait au troisième siècle avant Jésus-Christ, à la cour du roi d'Égypte Ptolémée Philadelphe (ainsi surnommé par antiphrase ironique, car il n'était rien moins que l'ami de son frère). Lycophron, en bon courtisan, trouva qu'avec les lettres de Ptolemaios on pouvait former apo melitos (de miel); et dans le nom de la reine Arsinoé il trouva ion eras, c'est-à-dire violette de Junon. On a remarqué d'autre part que, chez les Juifs, une des parties principales de la Cabale ou art des choses secrètes consiste en un véritable travail d'anagramme, car il s'agit de trouver des sens mystérieux par la transposition des lettres. On croit que l'anagramme fut un mode de correspondance fréquemment employé entre les savants du moyen âge.
On sait que François Rabelais fit l'anagramme de son nom en signant les premiers livres du Pantagruel Alcofribas Nasier. Suivant Bayle, ce fut le poète et humaniste limousin J. Daurat (mort en 1588) qui mit les anagrammes tellement en vogue «que chacun voulait s'en mêler et qu'il passa personnellement pour une sorte de devin, par suite des curieuses trouvailles qu'il fit dans les noms de divers grands personnages.»
D'après Tallemant des Réaux, le roi Henri IV aperçut un jour un nommé Jean de Vienne, qui s'évertuait sans succès à faire sa propre anagramme: «Rien de plus facile cependant, dit le Béarnais: Jean de Vienne, devienne Jean.»
304.—Gustave-Adolphe, qui avait de grandes et coûteuses guerres à soutenir, apercevant dans une église de son royaume les statues des douze apôtres en argent, leur dit: «Comment, Messieurs! est-ce donc à demeurer tranquilles ici que vous fûtes destinés? Vous êtes établis pour parcourir l'univers, et vous remplirez votre mission, je vous assure.» Il les fit alors enlever et transporter à la monnaie, avec ordre d'en frapper des pièces avec cette inscription: A l'honneur de Jésus-Christ.
305.—Le mot carat, qui n'est plus d'usage aujourd'hui que dans le commerce des diamants et des pierres précieuses, et qui indique une unité de poids équivalant à 205 milligrammes et demi, était aussi employé autrefois pour l'or. Ce mot vient du nom de la fève produite par un arbre du pays d'Afrique où se faisait jadis le plus grand trafic de l'or. «Cet arbre, de la famille des Légumineuses,—dit le voyageur J. Bruce,—est appelé kuara, mot qui signifie soleil, parce qu'il porte des fleurs et des fruits de couleur rouge de feu. Comme les semences sèches de cet arbre sont toujours à peu près également pesantes, les indigènes s'en sont servis de temps immémorial pour peser l'or, et l'on aurait appliqué ensuite leur poids aux diamants.»
306.—La ville de Gand, célèbre par son organisation démocratique, étant du domaine de Charles-Quint, s'était mise en rébellion ouverte contre ce souverain à propos d'une mesure financière vexatoire. L'irritable empereur marcha contre ses sujets flamands, qui à son approche firent leur soumission, ce qui ne l'empêcha pas de les traiter avec la dernière rigueur. Un de ses plus cruels conseillers, le duc d'Albe, qui ne rêvait jamais que ruines et supplices, voulut même un jour détruire complètement cette vaste et riche cité, comme exemple propre à frapper de terreur les populations qui seraient tentées de manifester des sentiments d'insoumission. Tout en causant avec lui, l'empereur le fit monter au haut d'une tour et de là, embrassant du regard toute l'étendue de la ville: «Combien, lui demanda-t-il, pensez-vous qu'il faille de peaux d'Espagne pour faire un gant de cette grandeur?» Le duc, qui s'aperçut que son avis avait déplu au maître, garda très humblement le silence. Charles-Quint d'ailleurs tenait à grand orgueil la possession de cette opulente cité, à tel point que certain jour il disait (toujours jouant sur les mots) qu'il saurait faire tenir Paris dans son Gand (ou gant). Ce propos, resté célèbre, fut tourné en dérision lorsque Louis XIV, emportant peu à peu les diverses places de Flandre, se rendit maître de Gand. Une estampe du temps intitulée l'Espagnol sans Gand, et dont nous donnons le fac-similé, nous montre en effet l'Espagnol muni d'une lanterne, et des besicles sur le nez, cherchant le Gand qu'il a perdu; le Flamand lui montre le Français tenant un gant au bout de son épée. Au-dessus, dans un cartouche, se lisent ces vers satiriques:
Fig. 26.—L'Espagnol sans Gand, fac-similé d'une estampe satirique du dix-septième siècle.
Ce ne fut pas, du reste, la dernière fois que la politique amena le même jeu de mots. On sait que lorsque, quittant la France au retour de Napoléon, Louis XVIII se réfugia à Gand, les partisans de l'empire, pour ridiculiser les royalistes, leur prêtaient des couplets dont le refrain était:
307.—L'hypocras était, au moyen âge, un breuvage fort renommé. Son nom ne dérive pas, dit E. Fournier, comme Ménage semble le croire, de celui d'Hippocrate, inventeur prétendu de cette boisson agréable et salutaire; il doit plutôt venir des mots grecs upo et kérannumi, qui signifie mélanger. L'hypocras était en effet un mélange de vin et d'ingrédients doux et recherchés; on en jugera par la recette que le fameux Taillevent, maître queux (cuisinier) de Charles VII, nous en a laissée: «Pour une pinte (de vin) prenez trois treseaux (gros) de cinnamome fine et pure, un treseau ou deux de mesche (sans doute du macis ou brou de noix muscades), demi-treseau de girofle et dix onces de sucre fin, le tout mis en poudre. Et faut tout mettre en un couloir, et plus est passé (clarifié) mieux est, mais gardez qu'il ne soit éventé.» Pour parvenir à cette clarification parfaite, on employait un filtre spécial, qui même avait reçu le nom de chausse d'hypocras. Plus tard, pour accélérer la préparation, on employa des essences, à l'aide desquelles, selon le Dictionnaire de Trévoux, on faisait soudainement de l'hypocras. Le vin rouge ou blanc n'était pas toujours la base de cette liqueur: on la faisait aussi avec de la bière, du cidre et même de l'eau. Mais c'était là l'hypocras du peuple, et, suivant le docteur Pegge, la cannelle, le poivre et le miel clarifié en étaient les seuls ingrédients. Chez les grands on s'en tint toujours à l'hypocras au vin, rehaussé d'un goût de framboise et d'ambre. Du temps de Louis XVI, il était encore en faveur. On le servait dans tous les grands repas. La ville de Paris devait même, chaque année en donner un certain nombre de bouteilles pour la table royale.
En somme donc, l'hypocras n'était autre chose que du vin fortement aromatisé et sucré. On a vu plus haut (no 274) que les aromates jouaient chez nos bons aïeux un rôle bien plus important qu'aujourd'hui, à tel point que pour eux une des conséquences les plus intéressantes de la découverte du nouveau monde sembla consister en cela que la possession de ces contrées ferait affluer plus abondamment et plus économiquement en Europe les épices et aromates.
308.—Du vivant de Charles II d'Angleterre, qui donna une assez pauvre idée de la royauté restaurée en sa frivole personne, on fit courir cette épitaphe:
«Ci-gît notre souverain roi, en la parole duquel personne ne se fia, qui n'a jamais dit une chose sotte, et qui n'en a jamais fait une sage.»
Charles, lisant cette critique, dit sans la moindre émotion: «C'est que mes paroles sont miennes, tandis que mes actes sont à mes ministres.»
309.—La mode des perruques ne date, dans l'Europe occidentale, que du milieu du quinzième siècle. L'exemple de porter cette fausse chevelure fut donné par le duc de Bourgogne et de Flandre, Philippe dit le Bon. Une longue maladie lui ayant fait perdre tous ses cheveux, les médecins, redoutant pour lui la nudité absolue de la tête, lui conseillèrent d'avoir recours aux faux cheveux. A peine ce conseil fut-il suivi que cinq cents gentilshommes flamands, par politesse de courtisans, imitèrent le prince. Depuis lors, la commodité que retiraient de cet usage les gens plus ou moins chauves, et l'air de magnificence que la perruque donnait souvent aux visages les moins imposants, contribuèrent à répandre une mode primitivement due à une ordonnance de médecin.
Louis XIII avait à peine trente ans lorsqu'il perdit une partie de ses cheveux, qu'il avait fort beaux. Il eut recours aux artificiels. Ces cheveux n'étaient pas encore tout à fait des perruques, mais de simples coins appliqués aux deux côtés de la tête et confondus avec les cheveux naturels. Dans la suite, on plaça un troisième coin sur le derrière de la tête, ce qui forma un tour, et ce tour produisit enfin la perruque entière; mais en principe ces trois coins, composés de cheveux longs et plats, étaient attachés au bord d'une espèce de petit bonnet noir ou calotte. C'est ainsi que nous voyons généralement représentés Corneille et les principaux personnages de son temps. Du temps de Louis XIV, les perruques étaient si abondamment garnies de cheveux qu'elles pesaient jusqu'à deux livres. Les cheveux blonds étaient les plus estimés: on les payait 30, 60 et jusqu'à 80 francs l'once, c'est-à-dire de 800 à 1,200 francs la livre. Une très belle perruque valait jusqu'à mille écus (3,000 francs). On s'explique donc que les gens de fortune médiocre, ou de caractère économe, tenus au port de la perruque, n'en eussent pas toujours des plus neuves. A quelles plaisanteries, par exemple, ne donna pas lieu la perruque légendaire de Chapelain,
Au plus beau moment de cette mode fort ruineuse, Colbert s'aperçut qu'il sortait de France des sommes considérables pour l'achat des cheveux à l'étranger. Il fut question d'abolir l'usage des perruques en frappant d'un droit énorme l'entrée de la matière première. On proposa l'adoption de bonnets, tels que ceux que portaient d'autres nations. Il en fut même essayé devant le roi plusieurs modèles. Mais la très importante corporation des perruquiers présenta au conseil royal un mémoire, démontrant que l'art de fabriquer les perruques n'étant encore exercé convenablement qu'en France, le produit des envois de perruques faits à l'étranger dépassait de beaucoup la dépense d'achat des cheveux, et faisait entrer dans l'État des sommes considérables. En conséquence, le projet des bonnets fut abandonné.
310.—Piron, qu'on louait surtout pour sa comédie de la Métromanie, avait un faible pour sa pièce les Fils ingrats; et il ne cessait d'en parler, la mettant bien au-dessus de celle que l'on tenait pour son chef-d'œuvre. Un jour, il fut contrarié par un homme qui, comme de coutume, prônait la Métromanie. «Ah! ne m'en parlez pas! s'écria le poète avec un mouvement de mauvaise humeur, c'est un monstre qui a dévoré tous mes autres enfants.»
Il en est souvent ainsi des auteurs dont un ouvrage a fait grand bruit, et que l'on s'obstine à parquer en quelque sorte dans cette unique production. Heureux ceux qui savent prendre leur parti de cette flatteuse partialité: il est tant de producteurs qui, après la plus active et féconde carrière, n'attachent leur nom à aucune œuvre!
311.—Le premier article de la Gazette publiée par Renaudot est ainsi conçu:
«De Constantinople, le 2 avril 1631.—Le roi de Perse, avec quinze mille chevaux et cinquante mille hommes de pied, assiège Dille, à deux journées de la ville de Babylone, où le Grand Seigneur (sultan de Turquie) a fait faire commandement à tous les janissaires de se rendre sous peine de la vie, et continue, nonobstant ce divertissement-là, à faire toujours une âpre guerre aux preneurs de tabac, qu'il fait suffoquer à la fumée.»
312.—D'où vient la qualification de roué, qui, au commencement du dix-huitième siècle, servit à désigner un certain nombre de personnages qui affectaient de se mettre par leurs principes et par leur conduite au-dessus de tous les prétendus préjugés sociaux?
—«Le cardinal Dubois—dit Saint-Simon—était un petit homme maigre, effilé, à perruque blonde, à mine de fouine, à physionomie maligne. C'était, dans toute la force du terme, un homme à rouer, et c'est à lui que le nom de roué fut appliqué pour la première fois par le Régent.»
«Le terme de roué, dit un dictionnaire de la cour et de la ville, fait, en principe, pour n'inspirer que l'aversion, devint avec le temps l'appellation et l'éloge des hommes à la mode, dont il flattait l'amour-propre. Ce n'est pas tout, nos agréables
ont joint à cette défavorable dénomination l'épithète d'aimable et de charmant. On a donc vu de charmants roués, des roueries délicieuses; et cette alliance absurde et révoltante d'idées contraires, qui fait ouvrir de grands yeux aux gens qui ne sont pas de leur siècle, a été du bon ton, du bel air, de la bonne compagnie... Les grands seigneurs se sont approprié le nom de roués, pour se distinguer de leurs laquais, qui ne sont que des pendards...»
Le terme de roué, resté dans la langue, est devenu synonyme de retors, et la rouerie est une forme de l'astuce.
313.—François Ier, qui voulait élever le savant Châtel aux plus hautes dignités de l'Église, fut curieux de savoir de lui s'il était gentilhomme: «Sire, lui répondit Châtel, ils étaient trois frères dans l'arche de Noé: je ne sais pas bien duquel des trois je suis sorti.»
314.—L'institution du jury nous vient de l'Angleterre. Les jurés anglais étant choisis dans toutes les conditions, excepté parmi les bouchers, Newton protestait contre cette exception en demandant pourquoi l'on admettait les chasseurs aux fonctions de juré.
315.—Quand Voltaire, après une longue absence de Paris, y revint pour assister à la représentation de sa tragédie d'Irène, qui causa un enthousiasme immense, un de ses amis vint un jour lui montrer qu'il avait cru devoir refaire quelques vers de sa tragédie. Pendant que cet obligeant correcteur était encore chez le poète, entra l'architecte Perronet, auteur du magnifique pont de Neuilly. Après les compliments d'usage: «Ah! mon cher architecte, lui dit Voltaire, vous êtes bien heureux de ne pas connaître monsieur; car, bien sûr, il aurait refait une arche de votre pont.»
316.—Pourquoi le nom de Madrid fut-il donné au château que François Ier fit construire, vers 1530, au bois de Boulogne?
—Le roi gentilhomme, ayant fait commencer l'édification de ce château, était si impatient de l'habiter, qu'il n'en attendit pas l'achèvement pour y fixer sa résidence. On remarqua de plus que, lorsqu'il habitait cette maison, il entendait n'y recevoir que le moins possible de visiteurs vulgaires. Il venait particulièrement là pour se livrer à l'étude, ou pour s'entretenir avec un petit nombre d'artistes ou de savants qui étaient seuls admis dans cette retraite. Les courtisans, blessés de l'éloignement où les tenait alors le roi, et faisant allusion au temps de sa captivité, pendant laquelle on ne pouvait parvenir à le voir qu'avec de très grandes difficultés, donnèrent par épigramme au château de Boulogne le nom de la ville dans laquelle ce prince avait été prisonnier, et l'appelèrent le château de Madrid, nom qui lui est resté.
317.—Le P. Gaspard Schott, auteur très érudit, mais fort bizarre, du dix-septième siècle, dit dans un de ses livres que l'enfant apporte en naissant le visage tourné vers la terre, comme un coupable, par le fait du péché originel dont il est chargé. Son premier cri au grand jour est O A, tandis que celui de la mère qui le voit est O E. Ces sons significatifs peuvent facilement s'expliquer ainsi: O A voudrait dire: O Adam, pourquoi avez-vous péché? et O E se traduirait par O Eve, pourquoi avez-vous induit en péché Adam notre premier père?
318.—Les étymologistes sont assez peu d'accord sur l'origine de notre mot canaille. Selon les uns, qui interrogent l'histoire ancienne, à Rome les oisifs de basse condition, les gueux, avaient pour lieu de réunion ordinaire un coin du Forum où se trouvait un canal, fossé ou égout. Ils étaient là, jasant, riant, lançant des propos orduriers aux passants. On nommait cette tourbe, par suite du lieu où elle se réunissait, canaliailæ, d'où nous aurions fait canaille. Selon d'autres, ce serait au mot canis (chien) qu'il faudrait rapporter l'étymologie en question. Canaille aurait alors la signification de bande de chiens. On trouve d'ailleurs, dans le vieux français, avec le même sens, le mot chiennaille, et le mot italien canaglia ne semble pas avoir une autre origine. Auquel des deux avis donner la préférence?
319.—Un jour, Mazarin, d'ailleurs fort mauvais joueur, jouant au piquet, se prit de dispute avec son adversaire. Une discussion assez vive venait de s'engager. L'assemblée, qui faisait cercle, restait silencieuse et comme indifférente au débat dont elle devait être juge, lorsque Benserade entra. Mazarin, s'adressant à lui pour décider le cas en litige: «Monseigneur, lui dit Benserade, vous avez tort.—Eh! comment peux-tu me condamner sans savoir le fait? s'écria Mazarin, qui ne le lui avait point encore expliqué.—Ah! vertubleu! Monseigneur, répondit Benserade, le silence de ces messieurs m'instruit parfaitement: ils crieraient en faveur de Votre Éminence aussi haut qu'elle, si Votre Éminence avait raison.»
320.—Le goût dominant du chevalier de Boufflers était d'être toujours ambulant. Quelqu'un, l'ayant rencontré un jour sur les grands chemins, lui dit: «Monsieur le chevalier, je suis charmé de vous rencontrer chez vous.»
A sa mort on lui fit cette épitaphe:
321.—Dans un magnifique et très curieux volume publié par M. Henry d'Allemagne sous le titre d'Histoire du luminaire depuis l'époque romaine jusqu'au dix-neuvième siècle, nous voyons combien lent a été le progrès dans l'art de l'éclairage, qui aujourd'hui semble toucher à son apogée. Cet ouvrage, qui indique chez son auteur un très actif et très subtil esprit de recherche, nous apprend que, malgré le besoin général qu'eurent toujours les hommes, pour leurs travaux et pour leurs plaisirs, de dissiper les ténèbres, l'on arriva presque jusqu'au siècle où nous sommes sans apporter le moindre perfectionnement sensible à la lampe primitive, ou au flambeau de graisse ou de cire. A vrai dire, depuis les soixante ou quatre-vingts dernières années, les choses ont considérablement changé, d'abord par les lampes à double courant d'air, puis par les appareils Carcel et modérateurs, puis par l'invention du gaz, qui marque tout à coup une ère absolument nouvelle, et enfin par l'usage pratique des effluves électriques. Avant le livre de M. H. d'Allemagne, l'histoire du luminaire, éparse par fragments à l'état de simples notices plus ou moins spéciales, était à faire; elle est faite maintenant de la plus savante et méthodique façon.
«C'est seulement, dit l'auteur de cet excellent travail, au seizième siècle qu'on a commencé de s'apercevoir qu'aucun progrès n'avait été réalisé dans les lampes et qu'elles étaient réellement défectueuses.
«Jusqu'à cette époque, en effet, on s'était contenté de se servir d'un petit récipient de forme ronde, carrée ou polygonale, dont tout le mécanisme consistait en deux trous par l'un desquels on versait l'huile, tandis que la mèche brûlait à l'extrémité de l'autre ouverture... Il est inutile de faire observer que les lampes de ce genre avaient pour don, non pas d'éclairer, mais d'infecter les appartements où elles étaient placées. Le premier qui conçut le projet de remédier à ces inconvénients fut un médecin du nom de Cardan, né en 1501, mort en 1575, célèbre par un grand nombre d'inventions mécaniques, parmi lesquelles il faut citer la lampe à suspension qui porta son nom.
«La lampe de Cardan, lisons-nous dans le Dictionnaire de Trévoux de 1725, se fournit elle-même son huile. C'est une petite colonne de cuivre ou de verre, bien bouchée partout, à la réserve d'un petit trou au milieu d'un petit goulot, où se met la mèche, car l'huile ne peut sortir qu'à mesure qu'elle se consume. Depuis vingt ou trente ans, ces espèces de lampes sont devenues d'un grand usage chez les gens d'étude et chez les religieux.» Mais ce que ce recueil ne nous dit pas, c'est que la lampe de Cardan était montée sur un pivot et qu'on pouvait, en la penchant plus ou moins, augmenter la quantité d'huile qui parvenait jusqu'à la mèche. Il est facile de constater cette disposition en considérant la gravure de Larmessin que nous reproduisons, et qui représente un ferblantier qui, chargé des produits de sa fabrication, tient à la main droite et porte sur sa tête une lampe de Cardan.
Fig. 27.—Le ferblantier marchand de lampes, fac-similé d'une gravure du dix-septième siècle, publiée par H. d'Allemagne dans son Histoire du luminaire.
Pendant tout le dix-huitième siècle, on fit encore grand cas de cet appareil rudimentaire, qui pourtant, quand on n'en usait pas avec soin, avait le grave inconvénient de répandre son huile ailleurs que sur la mèche donnant la lumière.
Quoi qu'il en soit le médecin Cardan s'est mieux recommandé par l'invention de la lampe qui a porté son nom, que par le grand nombre de volumes qu'il a publiés sur des sciences aussi fantaisistes et ridicules que l'astrologie judiciaire. Sa découverte fit événement, et causa une immense sensation, comme si elle devait enfin réaliser un progrès permanent dans l'art du luminaire; mais cette satisfaction fut relativement d'assez courte durée, l'appareil n'offrant pas tous les avantages pratiques qu'on en avait espérés.
322.—Paucis notus, paucioribus ignotus, hic jacet Democritus junior cui vitam dedit et mortem melancholia. (Peu connu et bien moins inconnu, ici repose le nouveau Démocrite, à qui la mélancolie donna la vie et la mort.)
Pour qui et par qui fut composée cette singulière épitaphe?
—Robert Burton, écrivain anglais, né en 1576, mort en 1639, est surtout connu comme auteur d'un livre, jadis très répandu, intitulé Anatomie de la mélancolie. Ayant embrassé la carrière ecclésiastique, il fut nommé vicaire de la paroisse Saint-Thomas à Oxford. Très versé dans la science scolastique du temps, il se laissa égarer par les illusions de l'astrologie judiciaire. Son caractère était sombre et farouche. Dans les accès de cette humeur sauvage, il n'avait d'autre moyen de se distraire que de se livrer, avec les marins et les portefaix, aux emportements grossiers de la joie la plus bruyante. Ce fut pour corriger cette inégalité de caractère, qui le faisait passer rapidement d'un excès à l'autre, qu'il composa son Anatomie de la mélancolie, ouvrage bizarre, mais très original et remarquable par la profondeur de beaucoup de vues qu'il renferme. On a découvert dans les œuvres de Sterne des passages entiers copiés littéralement dans le livre de R. Burton, qui fit la fortune de son éditeur. L'auteur ne fut pas guéri par les remèdes qu'il indiquait. On mit sur son tombeau l'épitaphe que nous avons citée, qu'il avait composée lui-même.
323.—A la bataille de Waterloo, la voiture de Napoléon tomba aux mains des Anglais, et,—dit un journal de 1817,—comme à Londres on fait argent de tout, cette voiture y fut vendue mille guinées (25,000 francs). Or l'acquéreur de cet équipage n'était autre qu'un spéculateur, qui fit une affaire excellente en cette circonstance. Il gagna, paraît-il, près de cent mille guinées, car la moitié au moins des habitants de Londres passa, moyennant un schelling (1 fr. 15 centimes), dans cette voiture, entrant par une portière, sortant par l'autre. Ceux qui voulaient s'y asseoir environ une minute payaient une couronne (5 schellings).
324.—Les Grecs faisaient leurs délices du chant des cigales. La cigale était l'emblème de la musique. On la représentait posée sur un instrument à cordes, la cithare. On parle d'un monument qui avait été élevé en Laconie à la beauté du chant des cigales, avec une inscription destinée à en célébrer le mérite. La cigale était, spécialement chez les Athéniens, un signe de noblesse: ceux qui se vantaient de l'antiquité de leur race, qui se prétendaient autochtones, portaient une cigale d'or dans les cheveux. Les Locriens frappaient sur leurs monnaies la figure d'une cigale. Les Grecs enfermaient les cigales dans des pots ou dans de petites cages, pour se donner le plaisir de les entendre.
325.—D'autres Athéniens prétendaient descendre des fourmis d'une forêt de l'Attique, et les familles qui se piquaient d'être les plus anciennes portaient comme bijoux des fourmis d'or pour marque de leur origine.
326.—L'idée de faire de la musique sur de la prose n'est pas aussi nouvelle qu'on veut bien nous le dire.
Un compositeur dont les œuvres eurent quelque succès à la fin du dix-huitième siècle et dans les trente premières années du dix-neuvième, Lemière de Corvey, né à Rennes en 1770, mort en 1832, avait appris les premiers éléments de musique à la maîtrise de la cathédrale de sa ville natale.
Engagé volontaire dans un bataillon républicain de Vendée, il se fit remarquer—dit Fétis dans sa Biographie des musiciens—par l'exaltation de ses opinions, fut nommé sous-lieutenant et se rendit à Paris après le 10 août 1792. Il prit alors quelques leçons d'harmonie chez Berton, et fixa bientôt l'attention sur lui par la bizarrerie d'une de ses premières compositions.
Il avait mis en musique un article du Journal du soir, sur la sommation faite à Custine de rendre Mayenne, et sur la fière réponse de ce général.
Ce morceau, publié en 1793, eut un grand succès de vogue... Pendant plusieurs mois il était de mode de l'exécuter dans toutes les réunions, où il était généralement applaudi à outrance.
327.—Où diable le calembour va-t-il se nicher?
Coytier, médecin de Louis XI, reçut de ce prince, au dire de Comines, jusqu'à trente mille livres par mois. Mais, dégoûté par la suite de cet Esculape, le roi donna ordre à son prévôt Tristan de s'en défaire sourdement. Le médecin, averti par ce prévôt, qui était son ami, songea à éluder le malheur qui le menaçait: connaissant la faiblesse que le roi avait pour la vie, il dit au prévôt que ce qui l'affligeait le plus c'était qu'il avait remarqué dans ses recherches d'une science particulière que le roi ne devait lui survivre que de quatre jours, et que c'était un secret qu'il voulait bien lui confier comme à un ami fidèle. Le prévôt avertit le roi, qui fut si épouvanté qu'il ordonna qu'on laissât vivre Coytier, à la condition qu'il ne se présenterait plus devant lui.
Ce médecin obéit de bon cœur. Se retirant avec des biens considérables, il fit bâtir dans la rue Saint-André-des-Arts une maison sur la porte de laquelle il fit sculpter un abricotier, pour montrer—dit le chroniqueur—que Coytier était à l'abri, ou en sûreté dans ce lieu éloigné de la cour.
328.—Quand on nomme la scabieuse, plante très élégante tant à l'état rustique que parmi les habitants des jardins, on ne se doute guère de la signification de ce nom, qui, de physionomie toute spéciale, semble affecter aussi une sorte de distinction. Or, scabieuse vient du latin scabies, gale, et de scabiosa, galeuse. Pourquoi cette désignation? Non point parce que la plante donne ou porte la gale avec elle, mais parce que l'ancienne pharmacopée, s'autorisant de ce qu'on appelait l'indication des signatures, et trouvant chez cette plante des parties écailleuses, membraneuses, et partant analogues aux formations qui caractérisent les maladies de la peau, en avait conclu que le Créateur l'avait ainsi marquée comme devant être employée pour le traitement des maladies épidermiques. L'espèce la plus renommée était la grande scabieuse, dite succise ou coupée par le bas, qui passait pour avoir des vertus vraiment souveraines. La racine de cette scabieuse étant d'ordinaire tronquée et comme rongée à son extrémité inférieure: on prétendait que c'était une morsure faite par le diable, pour faire périr une plante si précieuse dans le traitement des plus affreuses maladies. De là le nom populaire de morsure ou mors du diable donné à la scabieuse succise, qui depuis a été reconnue comme à peu près inerte, et par conséquent rayée du nombre des médicaments efficaces.
329.—«Sous le règne de Henri III et au temps de nos guerres de religion,—dit Sully dans ses Mémoires,—les habitants de Villefranche formèrent le complot de s'emparer de Montpazier, petite ville voisine. Ils choisirent pour cette expédition la même nuit que ceux de Montpazier avaient prise pareillement, sans en rien savoir, pour surprendre Villefranche. Le hasard fit encore qu'ayant suivi un chemin différent, les deux troupes ne se rencontrèrent point. Tout fut exécuté de part et d'autre avec d'autant plus de facilité que les deux places étaient demeurées sans défense. On pilla, on se gorgea de butin. Les deux partis triomphaient. Mais quand le jour parut, l'erreur fut découverte: et la composition fut que chacun retournerait chez soi, et qu'on se rendrait mutuellement tous les effets pillés.»
330.—Le cardinal le Bossu, archevêque de Malines, haranguant un jour Louis XV: «Sire, lui dit-il, tandis que vos peuples font des vœux pour la continuation de vos victoires, j'offre des sacrifices à Dieu pour les faire cesser. Chaque jour le sang de Jésus-Christ coule sur nos autels; tout autre sang nous alarme. C'est ainsi qu'un ministre de l'Église doit parler à un Roi Très Chrétien.»
331.—Georges Dosa, aventurier sicilien, avait été couronné roi de Hongrie par les paysans de ce pays, qui s'étaient soulevés contre la noblesse et le clergé. Jean, vaïvode de Transylvanie, défit les rebelles l'année suivante et fit leur roi prisonnier. Pour punir celui-ci de son usurpation et des violences commises par ses partisans, on le fit asseoir nu sur un trône de fer rougi au feu, ayant sur la tête une couronne, et à la main un sceptre du même métal ardent.
On lui ouvrit ensuite les veines, et l'on fit avaler un verre de son sang à son frère, qui s'était associé à sa révolte. On le lia sur un siège, et l'on lâcha sur lui trois paysans qu'on avait fait jeûner depuis plusieurs jours, et qui eurent ordre de le déchirer avec les dents.
Après cela, il fut écartelé; son corps, mis en lambeaux et cuit, fut distribué comme aliment à quelques autres de ses complices, affamés par un jeûne prolongé. Les autres prisonniers furent empalés ou écorchés vifs, excepté quelques-uns, qu'on laissa simplement mourir de faim.
332.—Nous voyons très souvent annoncé que telle ou telle nomination a été faite par l'autorité supérieure sur une liste de présentation dressée par une faculté, une corporation. On trouve des exemples de cet usage aux temps antiques, mais généralement alors la présentation, grâce à la forme qu'on lui donnait, ne favorisait aucun des candidats censés choisis à mérite égal,—ce qui ne manque pas d'avoir lieu dans la forme actuelle, où forcément les noms sont rangés dans un ordre quelconque, et où la première place laisse supposer déjà une recommandation plus spéciale.
Dans beaucoup de cas, les anciens, pour ne pas formuler leur préférence, avaient coutume d'écrire les noms des dieux, de leurs amis et même de leurs serviteurs sur un cercle; de sorte que, ne leur attribuant aucun rang, on n'aurait pu dire quel était le premier dans leur respect, leur affection ou leur estime. Un honneur égal revenait par conséquent à tous.
Chez les Grecs, les noms des sept sages étaient ordinairement placés en cercle. Et nous voyons dans un vieil auteur que les Romains avaient coutume d'écrire sur un ou plusieurs cercles les noms de leurs esclaves, afin qu'on ne sût point ceux qu'ils préféraient, et auxquels ils comptaient donner un jour la liberté.
D'autre part, on rapporte qu'un pape ayant demandé aux cordeliers de désigner trois des leurs dans le dessein d'en élever un au cardinalat, les pères, qui savaient sans doute leur antiquité, écrivirent en cercle les noms des trois plus méritants de leur ordre, afin que rien ne recommandât l'un plus que l'autre au choix du pontife.
Ne pourrait-on pas, en certains cas, revenir à cette ingénieuse formule?
333.—C'était un ancien usage en Égypte que les femmes ne portassent point de souliers, pour leur faire comprendre qu'une femme doit rester à la maison.
334.—Dans cette même Égypte, le maître d'une maison où mourait un chat se rasait le sourcil gauche, en signe de deuil.
335.—A Marseille, du temps de Valère-Maxime, on gardait publiquement du poison, qu'on donnait à ceux qui, ayant exposé les raisons qu'ils avaient de s'ôter la vie, en obtenaient la permission.
Le Sénat examinait très attentivement leurs raisons, avec une disposition qui n'était ni favorable à l'envie indiscrète de s'ôter la vie, ni contraire au désir légitime de mourir. On recueillait les voix, et, d'après leur nombre pour ou contre, le président du sénat écrivait sur la requête: «Le sénat vous ordonne de vivre,» ou: «Le sénat vous permet de mourir.»
336.—Savez-vous pourquoi,—disait, il y a un siècle, un recueil intitulé Journal de littérature,—savez-vous pourquoi le soufflet sur la joue est le plus grave des outrages?—C'est qu'il n'y avait autrefois que les vilains qui combattissent à visage découvert, et qu'il n'y avait qu'eux qui pussent recevoir des coups sur la face. On tint donc entre gentilshommes qu'un soufflet donné sur la joue était une insulte qui devait être lavée dans le sang, parce que celui qui le recevait était traité comme un vilain.
337.—On a remarqué que le mot sac, dont l'origine première n'est pas bien déterminée, est peut-être celui de tous les mots dont la forme est la plus identique dans les langues anciennes et modernes. Les Syriens et les Chaldéens disaient saka, les Hébreux sak, les Grecs sakkos, les Latins saccus, les Égyptiens, Samaritains et Phéniciens sak; les Arabes disent saccaron, les Arméniens sac, les Italiens sacco, les Allemands sack, les Anglais sacke, les Danois sacck, les Polonais zako, les Flamands zak, etc.
Partant de cette remarque, un certain Emmanuel, juif et poète bouffon, qui vivait à Rome il y a quelques siècles, explique dans un de ses sonnets comment le mot sac est resté ainsi dans toutes les langues. «Ceux qui travaillaient à la tour de Babel, dit-il, avaient, comme un manœuvre, chacun un sac. Quand le Seigneur confondit leurs langues, la peur les ayant pris, chacun voulut s'enfuir et demanda son sac. On n'entendit répéter partout que le mot sac, et c'est ce qui fit passer ce mot dans toutes les langues que l'on parlait alors.»
338.—On appela au seizième siècle noces salées les fiançailles que François Ier, dans un but politique, fit célébrer en 1540 entre sa nièce Jeanne d'Albret, reine de Navarre, alors âgée seulement de douze ans, et un prince de Clèves. Les fêtes splendides qui furent données à cette occasion, dans le but de narguer l'empereur d'Allemagne, avaient épuisé le trésor royal. Pour le remplir de nouveau, l'on établit dans les provinces du Midi un lourd impôt sur le sel: ce qui fit que l'on appela noces salées ces promesses de mariage, qui d'ailleurs n'eurent pas de suite, car, huit ans plus tard, la politique royale ayant pris un autre cours, la jeune princesse épousa Antoine de Bourbon, duc de Vendôme, auquel elle apporta en dot la principauté de Béarn et le titre de roi de Navarre. De ce mariage naquit Henri IV.
339.—Une des principales cérémonies du mariage, chez les Latins, consistait à faire passer sous un joug les nouveaux époux. De là ce mot conjugium (joug commun) pour désigner le mariage. Ce mot n'a pas formé de substantif dans notre langue, mais il nous a donné l'adjectif conjugal, se rapportant aux choses du mariage; nous lui devons aussi conjuguer, qui, par conséquent, signifie soumettre au même joug les formes diverses des verbes.
On peut croire que l'antique usage de mettre dans le mariage chrétien le poêle sur la tête du mari et de la femme dérive de l'imposition du joug chez les Romains.
340.—Un poète, qui décrit un combat, dit qu'après l'engagement
Un autre, pour faire honneur à un grand et bienfaisant personnage, dit:
Millevoye, dans sa Chute des feuilles:
Etc., etc.
Or le verbe joncher vient du latin juncus, qui signifie jonc, sorte de plante des sols humides. Pour établir le rapport entre ce sens primitif et l'acception actuelle, il faut savoir que jadis, en des temps où l'usage des tapis de pied était encore sinon ignoré, du moins trop coûteux même pour la plupart des gens riches, on avait coutume, dans les châteaux, de couvrir le sol des salles d'une épaisseur de joncs coupés,—ou d'autres herbages. C'était ce qu'on appelait la jonchée. Joncher, c'est-à-dire couvrir le sol de joncs, s'est dit d'abord de manière absolue. En prenant à la fois l'action et la substance employée (comme saupoudrer, poudrer de sel; argenter, garnir d'argent), le verbe n'avait besoin d'aucun complément; mais la désignation de cet acte particulier s'étant ensuite appliquée à des faits analogues, on joncha de fleurs un chemin, le champ de bataille se trouva jonché de cadavres, etc. Il fallut alors exprimer la chose dénaturée en étendant le sens primitif et restreint du verbe; et il en fut comme pour saupoudrer de sucre un gâteau, ferrer d'argent un coffret, etc.
341.—Un fameux voleur qui vivait au seizième siècle, et ressemblait beaucoup au cardinal Simonetta, profita de cette ressemblance pour faire un grand nombre de dupes. Prenant la pourpre et s'entourant de domestiques, qui étaient des voleurs comme lui, il se présenta, en train magnifique, dans plusieurs villes, en prenant la qualité de légat et en se faisant, comme tel, délivrer des sommes considérables, destinées, disait-il, au trésor pontifical. La friponnerie ayant été découverte, il fut arrêté; on lui fit son procès et, après lui avoir fait confesser des crimes horribles, il fut condamné à être pendu. L'exécution se fit avec une sorte de pompe solennelle. On l'étrangla avec une corde d'or filé, et on lui fit porter, en le conduisant au supplice, une bourse vide pendue au cou, avec un écriteau ainsi conçu: «Je ne suis pas le cardinal Simonetta, mais bien le voleur sine moneta (sans monnaie).»
342.—Le fanatique Felton, qui tua le duc de Buckingham, favori de Charles II, était si vindicatif qu'ayant un jour appelé en duel un gentilhomme qui l'avait offensé, et croyant que la qualité de son ennemi lui ferait peut-être refuser le cartel, il lui envoya en même temps un de ses doigts qu'il avait coupé lui-même: «Je veux, dit-il, qu'il sache de quoi est capable, pour venger une injure, l'homme qui peut se mettre lui-même en morceaux.»
343.—La première idée de la location des livres est signalée ainsi par Jaquette Guillaume, dans son histoire des Dames illustres, publiée en 1665:
«Ne voyons-nous pas que les livres de Mlle de Scudéry sont de plus grande estime et se débitent à de plus grands prix que ceux des plus renommés historiens? Son libraire a taxé à une demi-pistole (5 francs de notre monnaie actuelle) POUR LIRE SEULEMENT une histoire de cette illustre savante.»
M. Édouard Fournier, qui n'a pas connu cette particularité de l'histoire littéraire du dix-septième siècle, a parlé, lui aussi, dans son Vieux-Neuf, de la location des livres par les libraires. Il n'en fait remonter l'origine qu'au dix-huitième siècle, à l'époque où les romans de l'abbé Prévost et de Jean-Jacques Rousseau passionnaient tous les esprits.
344.—Sous le règne du roi Georges II d'Angleterre, une estampe satirique fut publiée, que l'on attribua à Kay, et qui devint aussitôt populaire sous le titre de les Cinq Tous (the five all). Cette gravure représentait cinq personnages du temps:
1o Un prêtre, le docteur Himter, célèbre prédicateur écossais, disant: Je prie pour tous;
2o Un avocat, sir Thomas Erskine, notable membre du parlement, disant: Je parle pour tous;
3o Un laboureur, gentilhomme fermier innomé, disant: Je les nourris tous;
4o Un soldat, le roi Georges, disant: Je combats pour tous;
5o Enfin le diable, disant: Je les emporte tous.
En réalité, l'estampe publiée en Angleterre dans les premières années de notre siècle n'était qu'une imitation de celle dont nous donnons ici le fac-similé, d'après un exemplaire unique, et qui date de l'époque où Racine fit jouer sa comédie des Plaideurs, c'est-à-dire en plein règne de Louis XIV. Elle est intitulée les Vérités du siècle d'à présent, et pourrait aussi bien s'appeler les Quatre Tous.
Les figures principales y sont accompagnées au second plan des sujets accessoires complétant l'idée symbolique de l'artiste.
C'est d'abord, derrière le prêtre, en costume d'officiant dont la légende est: Je prie pour vous tous, un solitaire en oraison, emblème du détachement des richesses mondaines. Derrière le soldat, disant: Je vous garde tous, un incendie tord ses flammes; mais c'est évidemment pour repousser la troupe des envahisseurs, qu'on aperçoit dans le lointain et qui ont causé ce désastre, que l'homme d'armes va combattre. Le rustique, disant: Je vous nourris tous, va porter à la ville les produits de la terre, pendant qu'un de ses camarades est occupé au labour; enfin voici l'avocat chargé de ses sacs, de ses cornets à encre, de ses rôles; la mine pleine, la main ouverte dans un geste de harangue, il cache à demi du pan de sa robe un loup en train de dévorer un agneau, et c'est avec juste raison qu'il dit: Je vous mange tous. Conclusion que doivent méditer ceux que n'effraye pas le sort de l'agneau, et qui forme la moralité de cette composition.
Fig. 28.—Les vérités du siècle d'à présent, fac-similé d'une estampe d'Aubry, graveur strasbourgeois du dix-septième siècle.
345.—Chez nous, se faire montrer au doigt, c'est, en se rendant ridicule ou méprisable par sa conduite, se faire remarquer ou moquer publiquement.
Chez les anciens, au contraire, être montré au doigt était ordinairement une sorte d'hommage dont l'estime publique pouvait seule honorer celui qui en était l'objet. Pulchrum est digito monstrari, dit Perse.
Démosthène, montré au doigt par une marchande d'herbes qui disait à sa voisine: «Tiens! le voilà,» ne put se défendre d'un mouvement de vanité. C'était aussi le faible d'Horace, qui dit à l'un de ses protecteurs que c'est grâce à lui qu'il est montré au doigt par les passants:
346.—Boire à la santé de quelqu'un est une expression usitée généralement aujourd'hui chez tous les peuples civilisés. Elle correspond au tibi propino des Romains. Ce verbe, formé du grec, signifie boire avant quelqu'un, comme pour lui donner l'exemple et l'inviter à faire de même. Chez les Grecs, à la fin du repas, on apportait sur la table une grande coupe pleine de vin; un des convives la prenait à la main et, après y avoir bu, la présentait à son voisin, qui faisait comme lui. La coupe passait ainsi à la ronde. Cette cérémonie, instituée par l'amitié, dont elle resserrait les nœuds, s'appelait philotesia, c'est-à-dire propinatio post cœnam, in signum amicitiæ: la coupe était nommée philotesius crater.
«Les Allemands—écrivait Érasme au seizième siècle—font encore la même chose, et chez eux cette espèce de cérémonie a des conséquences toutes particulières. Quelques mauvais traitements qu'ait reçus un homme, il est tenu de tout oublier quand il a pris des mains de son ennemi la coupe de réconciliation; cet acte lui enlève jusqu'au droit de le poursuivre en justice, et les juges ne recevraient pas sa plainte.»
Il n'en est plus ainsi en pays germanique.
L'usage de faire circuler la coupe à la fin du repas se perdit peu à peu, par crainte de la lèpre, maladie contagieuse fort commune à certaine époque, et fut remplacé par celui de choquer les verres les uns contre les autres, qu'on appela chez nous trinquer (de l'allemand trinken, boire). C'est tout ce qui nous reste de la propination des anciens.
347.—Au mois de mai 1750, Louis XV étant atteint d'une grande faiblesse, on répandit dans le peuple le bruit qu'on enlevait des enfants pour les égorger, et faire de leur sang des bains ordonnés pour la guérison du royal malade. Ce bruit occasionna une émeute. Peu après, le roi devant passer par Paris pour aller à Compiègne, on craignit un mouvement populaire, et l'on fit entendre à Sa Majesté qu'elle ne devait pas honorer de sa présence des sujets rebelles. En conséquence, on traça de Versailles à Saint-Denis une route pour le passage du roi, et on l'appela le chemin de la Révolte (nom qui a survécu).
348.—«Que de bruit, mon Dieu, que de bruit pour une omelette!» comme disait le poète mécréant du dix-septième siècle. De quelle omelette et de quel poète mécréant est-il ici question?
—Ce poète s'appelait Desbarreaux. On lui attribue le fameux sonnet qui commence ainsi:
et qui se termine par ceux-ci:
Ce sonnet qui, au temps où l'on admettait après Boileau que
fut souvent cité comme le modèle du genre, et figure à ce titre dans tous les anciens traités et recueils de littérature, est inspiré par une pensée essentiellement pieuse; mais l'auteur—qui d'ailleurs, assure-t-on, en aurait répudié la paternité—n'était rien moins qu'un indévot avéré, dont la conduite ordinaire était pour son époque un sujet de scandale. A vrai dire, cet esprit fort, comme beaucoup de ses pareils, donnait des marques de la plus grande faiblesse dès qu'il était sous l'empire de la moindre indisposition, ou qu'il croyait voir quelque menace de la destinée. Riche et disciple zélé d'Épicure, il avait, dit Tallemant des Réaux, environ trente-cinq ans quand il fit, avec quelques autres gourmands comme lui, le projet de faire une tournée en France, pour aller savourer dans chaque localité les productions qui en font la renommée. Au cours de ce voyage, les joyeux compagnons durent plus d'une mésaventure à l'impiété dont ils faisaient montre en tous lieux, et qui, au moins chez Desbarreaux, n'était guère qu'un assez mince dehors, sous lequel se cachait une sorte de trembleur superstitieux.
Aussi, une fois qu'il voulait entreprendre un ecclésiastique sur des questions de foi ou d'incrédulité: «Remettons, je vous prie, cette controverse à votre première maladie,» lui dit le prêtre, qui connaissait le personnage.
Or un jour de vendredi saint, Desbarreaux et ses amis s'en étaient allés pour rompre le jeûne, contre lequel ils tenaient à protester, dans un cabaret de Saint-Cloud, où, à leur grand déplaisir, ils ne trouvèrent que des œufs. Force leur fut de se contenter d'une omelette, mais ils exigèrent qu'on y mît du lard.
A peine sont-ils attablés pour manger ce mets anticanonique, qu'un orage terrible éclate, qui semble vouloir abîmer la maison. Alors Desbarreaux: «Mon Dieu, fit-il, que de bruit pour une omelette!» et, prenant le plat, il le jeta par la fenêtre. C'est à ce mot, depuis passé en proverbe, que Boileau fait allusion quand il dit, dans sa satire sur les Femmes, qu'il en a connu plus d'une qui
349.—Autrefois, lorsque les bûcherons devaient compter avec leurs maîtres, ou les marchands avec les acheteurs, on plantait, pour mesurer le bois à brûler qui ne se mettait pas en fagots, quatre pieux hauts chacun d'autant de pieds et formant un carré de huit pieds de côté; et comme les dimensions de cette mesure se prenaient avec une corde, on appela naturellement corde la quantité de bois qu'elle pouvait contenir, puis, par suite, bois de corde le bois de chauffage qui se débitait à ladite mesure.
350.—Dans un article de journal nous trouvons ce passage: «Le pauvre X... est un fluctuant de premier ordre. Pris d'incertitude sur le sort de la coterie à laquelle ses intérêts lui commanderaient de s'attacher, il hésite, il louvoie. Il veut bien se rallier, mais pour le bon motif, à la condition que sa situation ne courra aucun risque. On croirait toujours l'entendre s'écrier:
Il est fait allusion à une scène célèbre du Nicomède de Corneille (acte II, scène III).
Nicomède, fils de Prusias, roi de Bithynie, est indigné que son père accepte tranquillement d'être le protégé et, partant, l'humble sujet de Rome. En présence d'un ambassadeur des Romains qui, connaissant les sentiments du jeune prince, demande que le sceptre de Bithynie passe aux mains de son frère cadet, Nicomède rappelle son père à la dignité royale.
On fait assez fréquemment allusion à ce passage.
351.—Nos pères, forts mangeurs, étaient, nous l'avons déjà noté, grands amateurs d'épices facilitant la digestion de leurs trop abondants repas. Parmi les épices les plus recherchées, figurait la noix muscade, dont on râpait une certaine quantité sur la plupart des mets.
L'usage ou plutôt la mode de la muscade fut pendant quelque temps interrompue en France au dix-septième siècle, et voici à quelle occasion. Les ragoûts servis à Louis XIV encore jeune la veille du jour où il fut pris de la petite vérole, étaient, selon l'ordinaire de ce temps, fortement assaisonnés de muscade. L'odeur de la muscade, qui l'obsédait pendant les premiers jours de la maladie, lui inspira le plus profond dégoût pour cette épice, qui—dès lors—se trouva déconsidérée et laissée aux tables vulgaires. Les gens comme il faut ne purent plus sentir la muscade, et même en entendre parler sans en éprouver des nausées. Huit ou dix ans plus tard, l'estomac du roi s'étant réconcilié avec la muscade, elle devint plus à la mode que jamais. Ce fut alors que Boileau, décrivant un repas ridicule, constata l'engouement pour cette épice dans ce vers devenu célèbre, et auquel il est souvent fait allusion:
352.—On a gardé mémoire des premiers essais de culture de la pensée que fit le roi René d'Anjou, lorsque, vaincu par Alphonse V et réfugié en Provence, il cherchait dans de paisibles distractions à se consoler des revers qu'il avait éprouvés dans la défense de ses royaumes. Il avait, dit-on, obtenu quelques jolis résultats, qui furent perdus après lui; et ce ne fut qu'au commencement de notre siècle qu'une riche dame anglaise, lady Mary Bennett, fille du comte de Tanquerville, reprit la culture de cette fleur, qu'elle amena bientôt à un développement particulier, et dont elle obtint des variétés très amples et très belles, qui ont été le point de départ des collections aujourd'hui connues.
353.—Charles IV, duc de Lorraine, prince guerrier plein d'esprit, mais turbulent, capricieux, se brouilla souvent avec la France, qui, deux fois, le dépouilla de ses États et le réduisit à subsister de son armée, qu'il louait en bloc à des princes étrangers. En 1662, après maintes vicissitudes, il signa le traité dit de Montmartre, par lequel il faisait Louis XIV héritier de ses États, à condition que les princes de sa famille seraient déclarés princes du sang de France, et qu'on lui permettrait de lever un million sur le duché qu'il abandonnait pour l'avenir. «Qui aurait dit alors, remarque le président Hénault, que le don qu'il faisait, avec des clauses évidemment illusoires, se réaliserait sous Louis XV avec le consentement de l'Europe entière?» Ce traité poussa le duc à de nouvelles bizarreries; il y eut reprise d'hostilités contre la France, qui en 1670 le déposséda pour la seconde fois. Turenne le défit à Ladenburg en 1674. Le duc battit les Français à son tour, et fit même prisonnier le maréchal de Créqui... Enfin il mourut en 1675, âgé de soixante-quatorze ans, ayant, quelques jours auparavant, rédigé en vers un testament facétieux, dont voici les principaux passages:
On ne saurait assurément faire moindre cas des sentiments et des obligations ordinaires de la vie.
Un spirituel rimeur du temps, M. Pavillon, un illustre d'alors, répondit au testament de Charles IV par cette épitaphe:
354.—On a beaucoup discuté pour fixer la provenance étymologique de notre particule affirmative oui. D'après une opinion assez accréditée, il faudrait y voir tout simplement le participe passé du verbe ouïr, avec la signification de: «la chose ouïe, entendue, convenue.» D'après Ménage, grand étymologiste du dix-septième siècle, ce mot se serait formé du latin hoc est (cela est), qui, par abréviation ou contraction, serait devenu oc dans la partie méridionale de la France, et oïl dans les provinces du Centre et du Nord. De là d'ailleurs, c'est-à-dire de la manière de prononcer la particule affirmative, s'établit la délimitation philologique entre la langue d'oc et la langue d'oïl.
355.—Les bouts-rimés doivent, dit-on, leur origine à Duclos, poète fort médiocre, qui vivait au milieu du dix-huitième siècle. Il y donna lieu par les plaintes qu'il fit au sujet de trois cents sonnets qui, disait-il, lui avaient été dérobés, qu'il regrettait fort, quoiqu'il n'en eût encore composé que les rimes, ayant pour habitude de les commencer toujours par là.
Ces lamentations parurent si singulières à ceux qui les entendirent, qu'ils résolurent de s'exercer d'abord à choisir des rimes bizarres, qu'ils s'amusaient à remplir ensuite de diverses manières, et sur divers sujets. Le bruit de ce genre de travail s'étant répandu de proche en proche, il devint à la mode dans le monde des beaux esprits; et depuis bien des gens en ont fait usage.
356.—Le dieu Terme, protecteur des limites, fut de bonne heure vénéré des Romains. Numa Pompilius introduisit son culte à Rome; et ce peuple, tout entier livré aux travaux de l'agriculture, adorait le dieu sous la garde duquel étaient placées les bornes des champs. La légende racontait que lorsqu'il s'agit d'inaugurer la statue de Jupiter sur le Capitole, et que, dans cette vue, on fit subir un brusque déplacement à tous les dieux qui avaient une portion de terrain sur le mont Tarpéien, Terme seul résista opiniâtrément, et que nul effort humain ne put réussir à déplacer sa statue. Les augures déclarèrent alors que c'était là l'indice que jamais les limites de l'empire romain ne reculeraient; et le culte rendu au dieu Terme ne devint que plus ardent. Toujours est-il que, aux temps les plus anciens, une loi romaine dévouait aux dieux infernaux le propriétaire qui se rendait coupable d'un déplacement de terme. A l'origine, le dieu Terme fut symbolisé par une simple pierre,—qu'on assimila même à celle que Saturne avait avalée, croyant avaler son fils Jupiter.—Dans les siècles élégants de Rome, Terme fut un sylvain à tête et taille humaines, mais dont les extrémités inférieures n'étaient jamais qu'un bloc équarri,—l'absence des pieds symbolisant son absolue stabilité. L'inauguration d'un terme donnait presque toujours lieu à une fête champêtre; c'est une scène de ce genre que nous voyons représentée sur une ancienne lampe romaine, dont nous donnons le fac-similé d'après un recueil d'antiquités publié en 1778 par Bartoli. On y voit, en même temps que la houlette ou bâton du berger, des instruments de musique pastorale, les cymbales, la flûte double, la flûte de Pan, ainsi que le broc pour les libations.
Fig. 29.—Inauguration d'un dieu Terme, d'après une lampe antique.
357.—Il périt plus de quatre cent mille hommes aux croisades,—dit Saint-Foix,—mais nous en rapportâmes des modes, entre autres celle de se vêtir de longs habits. Dans les douzième, treizième, quatorzième et quinzième siècles, on portait une soutane qui descendait jusqu'aux pieds. Il n'y a d'ailleurs pas plus de deux cents ans que la soutane a été réservée aux seuls ecclésiastiques. Avant cette époque, tous les gens dits de robe, les professeurs et les médecins, étaient en soutane, même chez eux. Les nobles imaginèrent qu'en faisant faire une longue queue à la soutane, ils auraient le prétexte d'avoir un homme pour la porter, et que l'avilissement de cet homme donnerait un relief et un air de distinction au maître.
358.—Théodose dit le Jeune était si indifférent aux intérêts de l'empire, qu'il avait pris l'habitude de signer sans les lire les actes qu'on lui présentait. La vertueuse Pulchérie, sa sœur,—que l'Église a d'ailleurs placée au nombre des saintes,—qui gouvernait en quelque sorte en son nom, voulant lui montrer à quel danger il s'exposait en agissant ainsi, lui présenta un jour un acte, qu'il signa sans en connaître le sujet, et qui n'était autre chose qu'un renoncement à l'empire pour devenir esclave. Quand Pulchérie lui fit voir la teneur de ce document, il en eut une telle confusion qu'il ne retomba jamais dans la même faute.
359.—En l'honneur de quel personnage célèbre français fut prononcée la première oraison funèbre pendant la cérémonie religieuse faite en l'honneur du défunt?
—Autant qu'on croit, ce fut en l'honneur du connétable Bertrand du Guesclin que, pour la première fois, un orateur ecclésiastique fit du haut de la chaire l'éloge du mort. Lors d'un service solennel célébré en 1389 à Saint-Denis par ordre du roi Charles VI, Henri Cassinel, évêque d'Auxerre, fit un discours très pathétique sur la vie du fameux connétable, inhumé d'ailleurs dans la nécropole royale.
360.—Le mot anecdote, qui nous vient du grec, a perdu chez nous—tout au moins de nos jours—le sens qui en faisait le caractère primitif.
L'anecdote est pour nous aujourd'hui un menu fait, plus ou moins intéressant, se rapportant à un personnage ou à une circonstance historique quelconque. On pourrait, par suite de l'acception moderne, définir l'anecdote la monnaie de l'histoire.
A l'origine, c'est-à-dire chez les anciens Grecs, tel n'était pas le sens du mot, formé de an privatif, ek, en dehors, et didômi, donner, publier. Le mot anecdote, qui équivalait à notre mot inédit, désignait alors des circonstances historiques que les auteurs avaient gardées secrètes et que l'on révélait.
Ainsi Muratori, prenant le mot dans le sens ancien, a intitulé Anecdotes grecques les ouvrages des Pères grecs qu'il a tirés des anciens manuscrits et imprimés pour la première fois. Fréquemment, d'ailleurs, le mot anecdote fut employé sous une forme adjective. On disait jadis, par exemple: «C'est là une historiette anecdote.» Nous dirions aujourd'hui anecdotique.
«Les anecdotes de Procope sont les seules qui nous restent de l'antiquité,—dit Vigneul-Marville dans ses Mélanges publiés en 1725;—on prend un plaisir extrême à lire la vie secrète des princes... Les Anecdotes de Florence, par le sieur de Varillas, ne nous apprennent rien que tout le monde ne sache... Je m'attendais, selon la force du mot anecdote, à d'anciens mémoires nouvellement déterrés. Mais rien de tout cela.»
Celui qui a revu le Dictionnaire de Furetière a fort bien remarqué, sur le mot anecdotes, que le mot grec anekdota ne signifie pas, comme quelques-uns l'ont cru, une histoire des actions particulières d'un prince ou d'un peuple, mais une histoire jusque-là non connue et qu'on met en lumière. C'est dans ce sens que Cicéron promettait un jour à son ami Atticus de publier des anecdotes, qu'il avait composées à l'exemple de Théopompe, qui écrivit l'histoire de son temps fort satiriquement, surtout contre Philippe de Macédoine et ses capitaines.
Au siècle dernier, de nombreux recueils anecdotiques furent publiés, dont le titre avait encore le sens de révélation: Anecdotes de la cour, Anecdotes des républiques, etc.
Mais nous avons changé cela, comme bien d'autres choses.
361.—«Il n'est aucun pays, dit un auteur du siècle dernier, où la manie des titres soit plus grande qu'en Allemagne; c'est en quelque sorte une maladie du climat, comme le spleen en Angleterre. Sa Grâce, Sa Gracieuseté, sont des qualifications banales qui, chez les Germains, s'appliquent indistinctement à un prince, à un conseiller, à son secrétaire, et pour ainsi dire au premier faquin dont on requiert l'appui ou la recommandation.»
La chancellerie allemande a poussé même les choses à ce point qu'elle n'expédie pas un décret de mort sans que le mot gracieux ne s'y trouve placé. L'huissier qui notifie un arrêt à un condamné lui dit: «Écoutez la gracieuse sentence que le très gracieux conseil vient de prononcer à votre égard.»
362.—La rue Saint-Sauveur s'appelait autrefois rue du Bout-du-Monde, et ce nom lui venait d'une enseigne où l'on avait peint un bouc, un duc (oiseau) et un globe terrestre précédés du mot AV. Cela faisait AV BOUC DUC MONDE, ce que l'on lisait: Au bout du monde.
363.—On voyait jadis au carrefour appelé la pointe Saint-Eustache une grande pierre posée sur un égout en forme de petit pont, et qu'on appelait le pont Alais, du nom de Jean Alais. Cet homme, pour se rembourser d'une somme qu'il avait prêtée au roi, fut l'inventeur et le fermier d'un impôt d'un denier sur chaque panier de poisson qu'on apportait aux Halles: il en eut tant de regret qu'il voulut, en expirant, être enterré sous cette pierre, dans cet égout des ruisseaux des halles.
364.—Sous la première et jusque vers la fin de la seconde race, on ne portait qu'un nom, et ce nom n'était point attaché à la filiation et parenté; celui du fils était presque toujours différent de celui du père. Tous les noms étaient communs, comme le sont aujourd'hui les noms de baptême Jacques, François, Pierre, Paul, Philippe, etc. Le père, à la naissance d'un fils, lui donnait le nom qui lui venait dans l'idée, Filmer, Thierry, Gogon, Gontran, Eudes, Pépin, etc., et on le baptisait sous ce nom. Il pouvait arriver que vingt hommes dans une province portassent le même nom sans être parents.
Ce ne fut que vers la seconde race que, les fiefs, qui n'étaient auparavant qu'à vie, étant devenus héréditaires, on prit le nom du fief que l'on possédait, et ce nom devint aussi héréditaire dans la famille.
Chez les Grecs et les Romains, et chez bien d'autres peuples, les filles conservaient leur nom en se mariant; ce n'est que depuis l'entier établissement du christianisme qu'elles prennent celui de leur mari.
365.—Charles-Quint et François Ier, alors son prisonnier, s'étant trouvés ensemble au passage d'une porte, l'empereur, qui voulait par des politesses préparer le roi à lui céder ses prétentions sur Naples, sur le Milanais, sur Gênes, sur la Flandre et l'Artois, offrit le pas à son hôte, qui le refusa. Arrêtés par ce débat, ils s'adressèrent au grand maître de Malte, Villiers de l'Ile-Adam, qui se trouvait là, pour qu'il décidât ce point d'étiquette.
«Je prie Dieu, répondit Villiers, qu'entre Vos Majestés il ne s'élève à l'avenir d'autres différends que pour le passage d'une porte.» Puis, parlant à François Ier: «Je crois, Sire, que vous ne devez pas refuser les honneurs que le premier prince de la chrétienté veut accorder chez lui au plus grand roi de l'Europe.»
Il n'était guère possible, dit l'auteur qui rapporte cette anecdote, de faire passer le roi de France par une plus belle porte.
366.—Chacun sait que le mot mausolée, ayant l'acception de tombeau magnifique, vient de la superbe sépulture que la reine de Carie Arthémise fit élever à son époux Mausole, et qui passait chez les anciens pour une des sept merveilles du monde. Mais voici, paraît-il, dans quelles circonstances ce mot fut introduit dans notre langue.
«Malherbe, dit Ant. de Latour, dans la notice biographique qu'il a placée en tête d'une édition des œuvres de ce poète, Malherbe avait un fils, jeune homme plein de mérite, qui était conseiller au parlement d'Aix. Le jeune Malherbe fut tué dans un duel. Tallemant des Réaux affirme même qu'il périt assassiné dans une querelle. Malherbe voulut se battre contre le meurtrier, nommé de Piles; et comme Balzac lui représentait que de Piles n'avait pas vingt-cinq ans, et qu'il en avait, lui, soixante-douze: «C'est bien pour cela, répondit-il; je ne hasarde qu'un sou contre une pistole.» La famille de Piles lui offrit de l'argent pour l'apaiser. Il refusa d'abord avec opiniâtreté; mais ses amis lui représentèrent qu'il devait accepter les dix mille écus qu'on lui proposait. «Soit, dit-il, puisqu'on m'y contraint, je prendrai cet argent; mais je n'en garderai rien pour moi: j'emploierai le tout à faire bâtir un mausolée à mon fils.»
En employant le mot mausolée au lieu de tombeau, remarque le biographe, c'était un vocable nouveau qu'il donnait à la poésie, et partant à la langue française.
367.—On lit dans les Récréations mathématiques et physiques d'Ozanam un trait qui prouve que, bien avant qu'on eût isolé le phosphore, on connaissait les effets de ce corps dans l'état de nature, et qu'à l'occasion l'on sut en faire usage.
Kenette, deuxième roi d'Écosse, qui régnait à la fin du neuvième siècle, voulant soumettre les Pictes, montagnards farouches, ennemis de toute domination, qui avaient tué son père le roi Alpin, proposa à sa noblesse et à son peuple de les combattre. La cruauté des Pictes et leurs succès dans une guerre récente épouvantaient les Écossais, qui refusèrent de marcher contre eux. Pour les y résoudre, Kenette recourut à la ruse.
Il fit inviter à des fêtes qui devaient durer plusieurs jours, les principaux citoyens et les chefs des armées. Il les reçut avec la plus grande civilité, les combla de prévenances, leur prodigua les festins et les plaisirs de toutes sortes.
Un soir que la fête avait été plus brillante, que les liqueurs les plus agréables et les plus enivrantes avaient coulé en abondance, le roi, feignant la fatigue, invita ses convives à se livrer avec lui aux douceurs du sommeil... Déjà le silence régnait dans le palais: les nobles, qui avaient abusé des boissons, dormaient profondément, quand des hurlements épouvantables retentirent autour d'eux.
Troublés, étourdis à la fois par les fumées du vin et par un lourd sommeil, ils aperçoivent le long des salles où ils sont couchés des spectres affreux, tout en feu, armés de bâtons enflammés, portant de grandes cornes de bœufs dont ils se servaient pour pousser des beuglements terribles et pour faire entendre ces paroles: «La justice de Dieu attend les Pictes, meurtriers du roi Alpin; leur châtiment approche... Dieu bénira ceux qui se seront faits les instruments de la vengeance, dont nous sommes les messagers.»
Le stratagème du roi Kenette produisit tout l'effet qu'il en attendait. Le lendemain, dans un conseil, les seigneurs rendant compte de leur vision nocturne, et le roi assurant qu'il avait entendu et vu les mêmes apparitions, il fut convenu d'une voix unanime qu'on devait obéir à Dieu et marcher contre les Pictes, qui peu après furent attaqués, vaincus trois fois de suite et taillés en pièces. Il va de soi que l'assurance due à la promesse d'intervention divine aida beaucoup à la victoire des Écossais.
Ce fut ainsi que le roi Kenette sut mettre à profit des effets de phosphorescences naturelles, qui lui avaient été indiqués sans doute par un observateur de son entourage. Tout avait consisté à choisir des hommes de grande taille, qu'on avait recouverts de peaux de grands poissons dont les écailles reluisent extraordinairement, et de leur mettre à la main des branches d'un certain bois mort qui jette aussi des lueurs phosphorescentes.
368.—L'écrivain Stendhal (Henri Beyle de son vrai nom) a publié en un gros volume la biographie de Rossini, son contemporain.
«Or—dit Hippolyte Lucas dans ses Portraits et Souvenirs littéraires, qui viennent d'être publiés par son fils—c'était une chose curieuse que d'entendre Rossini parler de ses biographes, qui tous ont prétendu avoir vécu dans son intimité, bien qu'il n'ait connu aucun d'entre eux. Voici ce qui lui est arrivé avec Stendhal. Sa biographie avait déjà été publiée depuis longtemps par le spirituel écrivain, sans que Rossini l'eût jamais rencontré. Un jour, il entra chez le directeur du Théâtre-Italien, où se trouvait Mme Pasta, en conversation avec un gros monsieur d'une apparence assez lourde. Celui-ci se leva, à l'arrivée de Rossini, salua et sortit sans mot dire: «Est-ce que vous êtes fâché? dit Mme Pasta à Rossini.—Moi, fâché! avec qui?—Mais avec ce monsieur qui vient de sortir!—Je ne le connais pas, je ne l'ai jamais vu.—Voilà qui est singulier, dit Mme Pasta, c'est M. Stendhal.—Ah! reprit Rossini, celui qui a écrit mon histoire! je ne suis pas fâché de l'avoir vu une fois dans ma vie.»
«Cette anecdote m'a été racontée par Rossini; et je lui ai entendu dire également qu'il n'avait ni vu ni connu l'auteur allemand d'une de ses biographies en trois volumes, traduite en Belgique, et qui n'était d'ailleurs qu'un long et méchant roman.»
369.—On a relevé les divers moyens employés par certains compositeurs célèbres pour s'entraîner à la création de leurs œuvres:
Gluck, pour s'échauffer l'imagination et se transporter immédiatement en Aulide ou à Sparte, avait coutume de se placer au milieu d'un beau paysage; et là, un piano devant lui, une bouteille de champagne sous la main, il écrivit ses deux Iphigénie, son Orphée, etc.
Sarti, au contraire, voulait une chambre sombre, à peine éclairée par une petite lampe suspendue au plafond; et, durant les heures silencieuses de la nuit, il attendait venir l'inspiration musicale.
Cimarosa se plaisait au milieu du tumulte et du bruit; il aimait à avoir beaucoup de monde autour de lui pour composer. Souvent il lui arriva d'écrire dans l'espace d'une nuit les motifs de huit à dix airs charmants, qu'il achevait ensuite au milieu d'une bruyante compagnie.
Cherubini avait également l'habitude de composer en société. Si l'inspiration paraissait rebelle, il empruntait un jeu de cartes à ceux qui jouaient auprès de lui, et le couvrait ensuite de caricatures et de croquis plus grotesques et plus bizarres les uns que les autres; car son crayon était toujours aussi facile que sa plume, quoique bien différemment éloquent.
Sacchini ne pouvait écrire une phrase musicale si sa femme, qu'il aimait beaucoup, n'était auprès de lui, et si un chat dont il raffolait ne gambadait dans sa chambre.
Paësiello composait dans son lit. C'est blotti entre ses draps qu'il écrivit le Barbier de Séville, la Meunière, et d'autres partitions charmantes.
Zingarelli dictait sa musique à ses élèves après avoir lu un passage des Pères de l'Église ou de quelque classique latin.
Haydn, solitaire et sombre, après avoir mis à son doigt la bague que lui avait envoyée Frédéric II et qu'il disait lui être nécessaire pour évoquer l'inspiration, se plaçait devant son piano, et après quelques instants prenait, comme il disait, son essor dans les chœurs des anges.
370.—Ce n'est pas d'aujourd'hui que les lapins, par leur surabondante propagation, ont été une cause d'inquiétude pour certaines régions.
«En Espagne, lisons-nous chez un compilateur du dix-huitième siècle, les lapins causèrent jadis de grands dommages. Quelques médailles antiques représentent l'Espagne personnifiée par une femme triste ayant un lapin à ses pieds. On assure que ces animaux, en creusant le sol pour y établir leurs terriers sous les murs et les maisons de l'ancienne Tarragone, causèrent le renversement de cette ville, qui, en s'écroulant, ensevelit sous ses ruines un grand nombre de ses habitants.»
371.—Le titre de littérateur, dit une gazette de l'an XII, a été longtemps interdit à tout homme qui prétendait aux postes de distinction. Bussy-Rabutin, frère de Mme de Sévigné, se défendait vivement d'être écrivain, comme un autre se fût défendu d'une bassesse. Il disait qu'il n'écrivait qu'en homme de qualité. Le cardinal de Bernis fut longtemps embarrassé de sa réputation littéraire. A l'avènement de Louis XVI, les tantes du roi lui proposèrent de le rappeler au ministère. «Je n'en veux point, répondit-il, il a fait des vers.»
Le duc de Nivernois ne fit publier ses poésies qu'après la Révolution. On a entendu le duc de Choiseul parler de Saint-Lambert, auteur des Saisons, mais homme très distingué et vaillant militaire, avec une sorte de mépris, parce qu'il cultivait les lettres. Turgot, qui avait un goût marqué pour la poésie, et parfois y réussissait très bien, en fit un secret qu'il ne confia qu'à quelques intimes.
372.—A Manille et à Java, où le café croît spontanément dans les champs, la dissémination de sa graine s'opère très souvent par l'intermédiaire d'une espèce de belette appelée à Manille Viverra musanya et à Java Lawach.
Cet animal est très friand des baies du caféier, qui, on le sait sans doute, ont un peu la forme et le goût de nos cerises; c'est le noyau qui constitue pour nous le grain de café.
Le lawach va donc par la plantation et se gorge de baies. Entrée dans son estomac, la chair ou pulpe se digère; mais les petites fèves qui forment le noyau ressortent sans avoir subi aucune altération. Tout au contraire, le séjour dans le corps de l'animal leur communique, dit-on, un arome, un goût particuliers, qui font que des gens les recherchent très soigneusement pour les vendre aux gourmets du pays. Comme cette récolte ne saurait être abondante, elle se consomme en général dans le pays. Aussi les amateurs de Manille et de Java disent-ils que nous ne connaissons pas le meilleur café, puisque nous n'avons pas goûté à celui qui se raffine dans les entrailles du lawach.
373.—L'abbé Aubert, fabuliste et conteur ingénieux du dix-huitième siècle, explique ainsi la substitution du vous au tu dans le langage moderne.
«Pendant une longue suite de siècles, l'on employa exclusivement tu et toi pour désigner la personne à qui l'on parlait. Les Hébreux, les Grecs, les Latins, ne connaissaient que cette formule, dont on se servait aussi bien pour s'adresser à la Divinité et aux princes qu'aux personnes les plus intimes. Mais lorsque l'esprit d'égalité fut anéanti en Europe par la puissance oppressive des Césars et qu'on ne chercha plus à s'élever que par de fausses marques de grandeur, la simplicité du tu choqua l'orgueil des maîtres du monde. Pendant que, pour se désigner avec une idée d'amplitude personnelle, ils dirent nous en parlant d'eux-mêmes, ils voulurent être appelés vous, du mot qui servait à désigner plusieurs personnes, afin de faire entendre qu'ils valaient, à eux seuls, plus que ceux qui rampaient à leurs pieds. On dut donc s'accoutumer à nommer ce qui n'était qu'un du nom de plusieurs. Dès lors tu et vous devinrent les symboles de la puissance et de l'infériorité. Toutefois tu et toi conservent encore un empire d'autant plus flatteur et glorieux qu'il a pour sujets et pour partisans les amis, les amants, les époux, les frères, les mères, les pères, et même aujourd'hui, dans la plupart des familles, les enfants.»
374.—Quand Philippe le Bon, duc de Bourgogne, fonda l'ordre de la Toison d'or, à l'occasion de son mariage avec l'infante de Portugal, il décida que le collier de l'ordre, qui porterait le bélier d'or, serait composé de doubles fusils (briquets du temps), séparés par une gerbe de flammes. Les héraldistes affirment que ce choix lui fut dicté parce que le fusil, comme on peut le voir par la gravure que nous reproduisons, avait la forme d'un B, première lettre de Bourgogne ou Burgundia.
Fig. 30.—Frontispice du Blason des armoiries de tous les chevaliers de la Toison d'or, publié en 1632 par D. Clufflet, à Anvers.
375.—Le P. Honoré, célèbre capucin, traitait en chaire, sous une forme burlesque, les vérités les plus terribles de la religion, et cependant, en faisant rire, il touchait parfois très profondément les cœurs. Un jour, par exemple, il avait mis à côté de lui plusieurs têtes de mort. En prenant une dans ses mains: «Parle, lui disait-il, ne serais-tu pas la tête d'un magistrat?» Comme elle n'avait garde de répondre: «Qui ne dit rien consent,» reprenait-il. Et, lui mettant un bonnet de juge, il lui faisait une sévère mercuriale sur les abus qu'elle avait pu commettre dans les actes de son ministère. Il la jetait ensuite avec horreur, et en reprenait successivement plusieurs autres, parcourant ainsi toutes les conditions, et adressant à chaque tête un discours analogue à l'état qu'il lui avait attribué, et en vertu duquel il l'avait affublée de différentes coiffures, et toujours en répétant, pour expliquer ces diverses attributions: «Qui ne dit rien consent.»
376.—Un hareng de médiocre grandeur produit 10,000 œufs. On a vu des poissons pesant une demi-livre contenir 100,000 œufs. Une carpe de quatorze pouces de longueur en avait 262,224, suivant Petit, et une autre, longue de seize pouces, 342,144; une perche contenait 281,000 œufs, une autre 380,640 (Perca lucioperca, Linn.). Une femelle d'esturgeon pondit 119 livres pesant d'œufs; et comme sept de ces œufs pesaient un grain, le tout pouvait être évalué à 7 millions 653,200 œufs. Leeuwenhoeck a trouvé jusqu'à 9,344,000 œufs dans une seule morue. Si l'on calcule combien de millions de morues en pondent autant chaque année, si l'on ajoute une multiplication analogue pour chaque femelle de toutes les espèces de poissons qui peuplent les mers, on sera effrayé de l'inépuisable fécondité de la nature. Quelle richesse! quelle profusion incroyable! Et si tout pouvait naître, qui pourrait suffire à la nourriture de ces légions innombrables? Mais les poissons dévorent eux-mêmes ces œufs pour la plupart; les hommes, les oiseaux, les animaux aquatiques, les sécheresses qui les laissent sur le sable aride des rivages, les dispersions causées par les courants, les tempêtes, etc., détruisent des quantités incalculables de ces œufs, dont le nombre aurait bientôt encombré l'univers.
Si tous les œufs du hareng devenaient poissons, il ne faudrait pas plus de huit ans à l'espèce pour combler tout le bassin de l'Océan, car chaque individu en porte des milliers qu'il dépose à l'époque du frai. Si nous admettons que le nombre en est de 2,000, qui produisent autant de harengs, moitié mâles, moitié femelles, dans la seconde année il y aura 200,000 œufs, dans la troisième 200,000,000, dans la quatrième 200,000,000,000, etc., et dans la huitième ce même nombre ne pourra être exprimé que par un 2 suivi de trente-quatre chiffres. Or, comme la terre contient à peine autant de centimètres cubes, il s'ensuit que, si tout le globe était couvert d'eau, il ne suffirait pas encore pour tous les harengs qui existeraient.
377.—Dans le premier voyage aérien que Blanchard fit en Hollande, le paysan sur le champ duquel il descendit, bien moins touché de ce merveilleux spectacle que du dommage fait à quelques touffes d'herbes, déchira le ballon et fut sur le point d'assommer l'aéronaute, qui ne se tira de ses mains qu'en souscrivant un billet de dix ducats. Cité en justice pour réparation du dommage, ce paysan dit aux juges: «La loi de notre pays porte, en termes formels, que tout ce qui tombe des airs ou du ciel sur un champ appartient au propriétaire de ce champ. Or M. Blanchard et son ballon sont tombés des airs dans mon champ: M. Blanchard et son ballon m'appartenaient donc. J'ai permis à M. Blanchard de se racheter moyennant dix ducats, il est clair qu'il me les doit; et s'il me les doit, c'est que je ne lui dois rien.»
Ce syllogisme en bonne forme parut péremptoire. M. Blanchard eut le bon esprit d'en rire le premier; et l'affaire n'alla pas plus loin.
378.—Au cours de son premier voyage de découverte, Christophe Colomb, en un moment de péril, avait fait vœu de faire, s'il revoyait l'Espagne, un pèlerinage au célèbre monastère de Guadeloupe, en Estramadure. Lorsqu'il accomplit ce vœu, avant de partir pour son second voyage, les moines, qui le reçurent avec de grands honneurs, obtinrent de lui la promesse qu'il donnerait le nom de leur monastère à la première terre un peu importante qu'il découvrirait. Et quand, le lundi 4 novembre 1493, il trouva une île que les naturels appelaient Turuqueira, Colomb, fidèle à sa promesse, la nomma Sainte-Marie de Guadeloupe. On a dit simplement depuis la Guadeloupe.
379.—On ne saurait citer un succès dramatique égal à celui qu'obtint, en 1765, la tragédie de Du Belloy, intitulée le Siège de Calais. Bien qu'absolument dépourvue de qualités littéraires, et offrant presque à chaque scène l'exemple du style incorrect, dur, ampoulé, cette pièce excita un indescriptible enthousiasme, qui s'explique par cela qu'ayant choisi une des situations les plus propres à exalter les sentiments patriotiques, l'auteur donnait aux écrivains dramatiques l'exemple de puiser les sujets de leurs ouvrages dans les beaux traits de l'histoire nationale. Pour la première fois, à la fin de la représentation, l'auteur dut paraître sur la scène; le roi lui fit remettre une médaille d'or d'une valeur de vingt-cinq louis, les magistrats de Calais lui envoyèrent, dans une boîte d'or, des lettres de citoyen de leur ville, et son portrait fut placé dans une salle de l'Hôtel, parmi ceux des bienfaiteurs de la cité.
Or, un soir que, en présence de Louis XV, la pièce était applaudie à outrance par un public transporté d'admiration, le roi, remarquant que le jeune duc de Noailles ne manifestait aucun enthousiasme:
«Je vous croyais meilleur Français, lui dit-il.
—Ah! Sire, répliqua le duc, qui faisait hautement profession de purisme littéraire, je voudrais bien que les vers de la pièce fussent aussi français que moi!»
380.—A Venise, jadis, lors des exécutions capitales, il était de tradition que le bourreau, avant de frapper le condamné, s'avançât au bord de l'échafaud, et, s'adressant aux juges, qui étaient tenus d'assister au supplice, leur criât par trois fois: «Souvenez-vous du pauvre boulanger!»
Voici en quels termes un historien de l'illustre république explique l'origine de cette coutume.
Un jour, des sbires aperçoivent un homme assassiné dont le sang fume encore. A côté de lui se trouve la gaine d'un couteau. Ils rencontrent à peu de distance un boulanger s'éloignant du lieu de l'assassinat. Ils l'arrêtent, le fouillent. Il est muni d'un couteau ensanglanté, et auquel la gaine trouvée près du cadavre s'adapte parfaitement. Le malheureux déclare qu'il a ramassé ce couteau à quelques pas de là. Les plus violents soupçons s'élèvent contre lui. Il est mis à la question. Vaincu par les tourments et pour y échapper, il s'avoue coupable. On le condamne à périr sur le bûcher. Quelque temps après, le véritable auteur du crime attribué à cet homme est arrêté pour un nouveau forfait, dont il est convaincu. Sur l'échafaud, il déclare que le boulanger qui a été exécuté sur de fausses conjectures, auxquelles une gaine trouvée auprès du corps d'un homme assassiné avait donné lieu, était innocent. C'est lui, dit-il, qui a commis le meurtre, avec un couteau dont il avait laissé tomber la gaine près du cadavre, puis il avait jeté le couteau à quelque distance de là. Depuis, à chaque exécution, le bourreau devait, par trois fois, rappeler aux juges l'erreur judiciaire dont le boulanger innocent avait été victime.
381.—Le peintre Raphaël avait assez de mérite pour admettre la critique, mais il voulait qu'elle fût juste et convenablement exprimée. Deux cardinaux ayant un jour remarqué de façon peu déférente qu'il avait fait dans un de ses tableaux les visages de saint Pierre et de saint Paul trop rouges:
«Messieurs, leur dit-il, ne vous étonnez point. J'ai peint les saints apôtres ainsi qu'ils doivent être au ciel. Cette rougeur leur vient sans doute de la honte qu'ils éprouvent de voir l'Église aussi mal représentée ici-bas.»
382.—Aux premiers temps du théâtre de France, les comédiens achetaient d'ordinaire aux auteurs leurs ouvrages moyennant une somme une fois donnée, laquelle variait de trois écus à cent cinquante ou deux cents pistoles. Quinault fut, paraît-il, le premier auteur dramatique dont les comédiens achetèrent une pièce (en 1633) non plus à prix fixe, mais moyennant un droit proportionnel à la recette qu'elle ferait faire. Ils lui proposèrent de toucher, pour sa pièce en cinq actes, le neuvième de la recette. Il accepta cette condition. Par la suite, les autres auteurs l'adoptèrent, et enfin un règlement du roi la sanctionna,—mais seulement en 1697.
L'auteur avait, pour cinq actes, le neuvième de la recette, tous frais prélevés; pour trois, le douzième seulement. Ce nouveau mode de rétribuer les auteurs ne fut pas du goût de tous les acteurs ou directeurs de spectacle. Mlle Beaupré, une des premières femmes qui aient joué sur le théâtre de l'hôtel de Bourgogne, où l'on représentait les pièces de Corneille, disait un jour:
«M. Corneille nous a fait un grand tort. Nous avions ci-devant des pièces que l'on nous faisait en une nuit; on y était accoutumé; on y venait tout de même, et nous gagnions beaucoup. Présentement, nous gagnons peu de chose, parce que les pièces de M. Corneille nous coûtent trop cher.»
383.—Dans la satire où il prend si vigoureusement à partie l'Équivoque maudit ou maudite,
Boileau qui, d'ailleurs, attaque l'équivoque de pensées plus encore que l'équivoque de mots: