Curiosités Historiques et Littéraires
Fig. 14.—Mythologie chinoise. Pou-taï, dieu du contentement.
Ce mot n'est plus guère employé dans son sens propre que par les soldats en belle humeur qui veulent jouer un bon tour à l'un de leurs camarades, ou qui entendent lui infliger un châtiment officieux pour quelque faute vénielle. Cette plaisanterie ou punition consiste à déposer le patient sur une forte couverture maintenue horizontale, et tendue par quatre vigoureux poignets, qui la laissent s'abaisser et la retendent violemment pour lancer en l'air leur victime.
Or d'où vient la forme primitive du mot? Quelques-uns la font venir du burnous des Arabes. Selon Littré, elle dériverait d'un ancien mot berne, qui signifiait une étoffe de laine grossière (italien et espagnol bernia) et qui ne serait plus en usage. Cette origine est évidemment exacte, mais c'est à tort que le lexicographe dit que le mot n'existe plus dans la langue; car, dans presque toute la région méridionale, une berne ou barne est une pièce d'étoffe, soit de laine, soit de fil, servant surtout à faire sécher, en les étalant dessus, des graines, des fruits, des haricots, etc.
Rabelais, qui avait beaucoup retenu du langage méridional, dit d'un de ses personnages «qu'il portait bernes à la moresque», et l'un de ses commentateurs met en note à ce mot: «Berne, sorte de mantelet à cape, albornos en espagnol (qui pourrait bien être le même que burnous des Arabes, qui ont longtemps dominé sur la péninsule). C'est encore dans le Midi un grand chaudron, puis aussi un van, d'où a été formé le mot berner, analogue à vanner.»
199.—D'où vient le nom de romans donné aux ouvrages ayant pour sujet des actions imaginaires?
—De la langue romaine, que César et ses soldats introduisirent dans la Gaule et qui s'y confondit avec l'idiome du pays, se forma un jargon qui prit le nom de langue romance, ou tout simplement romane. Ce fut celle de nos premiers récits nationaux; et comme ces récits ne roulaient que sur des aventures extraordinaires de guerre, d'amour, de féerie, ils imprimèrent leur dénomination de romans à tous les ouvrages du même genre.
200.—On observait autrefois à l'enterrement des nobles une singulière coutume. On faisait coucher dans le char funèbre, au-dessus du mort, un homme armé de pied en cap, pour représenter le défunt. On trouve dans les comptes de la maison de Polignac qu'on donna cinq sols à Blaise, pour avoir fait le chevalier mort aux funérailles de Jean, fils d'Armand, vicomte de Polignac.
201.—En 1744, un traité de paix intervint entre le gouvernement de Virginie et les chefs indiens dits des Six-Nations. Quand on fut convenu des principaux articles, les commissaires virginiens informèrent les Indiens qu'il y avait, à Williamsbourg, un collège, avec un fonds pour l'éducation de la jeunesse, et que si les chefs des Six-Nations voulaient y envoyer une demi-douzaine de leurs enfants, le gouvernement pourvoirait à ce qu'ils fussent bien soignés et instruits dans toutes les sciences des blancs.
Une des politesses des sauvages consistait à ne pas répondre à une proposition sur les affaires publiques le même jour qu'elle avait été faite. «Ce serait, disaient-ils, traiter légèrement et manquer d'égards aux auteurs de la proposition.» Ils remirent donc leur réponse au lendemain. Alors l'orateur commença par exprimer toute la reconnaissance qu'ils avaient de l'offre généreuse des Virginiens: «Car nous savons, dit-il, que vous faites beaucoup de cas de tout ce qu'on enseigne dans ces collèges; et l'entretien de nos jeunes gens serait pour vous un objet de grande dépense. Nous sommes donc convaincus que dans votre proposition vous avez l'intention de nous faire du bien, et nous vous en remercions de bon cœur; mais, vous qui êtes sages, vous devez savoir que toutes les nations n'ont pas les mêmes idées sur les mêmes choses; et vous ne devez pas trouver mauvais que notre manière de penser sur cette espèce d'éducation ne s'accorde pas avec la vôtre. Nous avons à cet égard quelque expérience. Plusieurs de nos jeunes gens ont été autrefois élevés dans vos collèges et ont été instruits dans vos sciences; mais quand ils sont revenus parmi nous, ils étaient mauvais coureurs, ils ignoraient la manière de vivre dans les bois, ils étaient incapables de supporter le froid et la faim, ils ne savaient ni bâtir une cabane, ni prendre un daim, ni tuer un ennemi, et ils parlaient fort mal notre langue, de sorte que, ne pouvant nous servir ni comme guerriers, ni comme chasseurs, ni comme conseillers, ils n'étaient absolument bons à rien. Nous n'en sommes pas moins sensibles à votre offre gracieuse, quoique nous ne l'acceptions pas; et, pour vous prouver combien nous en sommes reconnaissants, si les Virginiens veulent nous envoyer une douzaine de leurs enfants, nous ne négligerons rien pour les bien élever, pour leur apprendre tout ce que nous savons, et pour en faire des hommes.
202.—Dès que le livre des Confessions de saint Augustin, traduites en français par Arnauld d'Andilly, furent publiées, MM. de l'Académie française, charmés de la beauté de cette traduction, offrirent une place alors vacante parmi eux à cet excellent homme, qui les remercia de l'honneur qu'ils voulaient bien lui faire, mais n'accepta pas. D'autres disent que le premier refus vint de l'avocat général Lamoignon, qui, malgré les vives sollicitations de l'illustre compagnie, ne consentit pas à s'asseoir au fauteuil académique.—Toujours est-il que, pour ne plus être exposés à voir dédaigner ainsi leurs suffrages, MM. les immortels décidèrent que l'Académie se ferait solliciter, et ne solliciterait personne pour entrer dans ses rangs. De là date pour les candidats l'obligation de la demande et des visites à chaque membre.
203.—Jacques Ier, roi d'Angleterre, étant à Salisbury, un bourgeois de cette ville grimpa par dehors jusqu'à la pointe du clocher de la cathédrale, y planta le pavillon royal, fit trois gambades en l'honneur du monarque, descendit comme il était monté, et composa une adresse de félicitation, où il rendait compte de son exploit et demandait une récompense.
Lorsqu'il l'eut présentée, le roi le remercia de l'honneur qu'il lui avait fait, et, comme récompense, lui offrit de lui délivrer une patente par laquelle lui et ses héritiers auraient le privilège exclusif de grimper sur tous les clochers de la Grande-Bretagne et d'y faire des gambades.
204.—D'où venait le nom de rue d'Enfer, changé dans ces dernières années en rue Denfert-Rochereau?
—Saint Louis, dit Saint-Foix dans ses Essais sur Paris, fut si édifié, au récit qu'on lui faisait de la vie austère et silencieuse des disciples de saint Bruno, qu'il en fit venir six et leur donna une maison avec des jardins et des vignes au village de Gentilly. Ces religieux voyaient de leurs fenêtres le palais de Vauvert, bâti par le roi Robert, abandonné par ses successeurs, et dont on pouvait faire un monastère commode et agréable par la proximité de Paris. Le hasard voulut que des esprits, ou revenants, s'avisèrent de s'emparer de ce vieux château. On y entendait des hurlements affreux. On y voyait des spectres traînant des chaînes, et entre autres un monstre vert, avec une grande barbe blanche, moitié homme et moitié serpent, armé d'une grosse massue, et qui semblait toujours prêt à s'élancer la nuit sur les passants. Que faire d'un pareil château? Les chartreux le demandèrent à saint Louis; il le leur donna, avec toutes ses appartenances et dépendances. Les revenants n'y revinrent plus; le nom d'Enfer resta seulement à la rue, en mémoire de tout le tapage que les diables y avaient fait.
Quelques étymologistes prétendent que la rue Saint-Jacques s'appelait anciennement via superior, et celle-ci, parce qu'elle est plus basse, via inferior ou infera, d'où lui vint dans la suite le nom d'Enfer, par corruption et contraction de mot. D'autres disent que, les gueux, les filous et les gens sans aveu se retirant ordinairement dans les rues écartées, on donnait le nom d'Enfer à ces rues, à cause des cris, des jurements, des querelles et du bruit qu'on y entendait sans cesse.
205.—Claude Bernard, le savant contemporain dont le nom a été donné à une rue du Ve arrondissement de Paris, eut au dix-septième siècle un homonyme célèbre par ses vertus chrétiennes.
Ce Claude Bernard, surnommé le pauvre prêtre, se dépouilla d'un héritage de quatre cent mille livres, qu'il consacra à des œuvres charitables. Le cardinal de Richelieu, l'ayant un jour fait venir, lui dit qu'il venait de lui attribuer une riche abbaye du diocèse de Soissons: «Monseigneur, répondit le pauvre prêtre, j'avais assez pour vivre selon mon état, et j'ai tout sacrifié de bon cœur pour suivre mon goût et travailler au salut des âmes. Si j'acceptais les revenus de cette abbaye, je ne ferais qu'ôter le pain à la bouche des pauvres du diocèse de Soissons, pour le donner à ceux du diocèse de Paris. Mieux vaut laisser à chaque contrée le soin de nourrir ses malheureux.
—Demandez-moi donc quelque chose, reprit le ministre, afin que je vous prouve le cas que je fais de vous.»
Alors Claude Bernard, après avoir réfléchi un instant: «Monseigneur, dit-il, j'ose proposer un souhait à Votre Éminence. Lorsque je vais conduire les criminels pour les préparer à bien mourir, les planches de la charrette sur laquelle on nous mène sont si courtes que nous risquons souvent de tomber l'un et l'autre sur le pavé. Ordonnez, je vous prie, qu'on y fasse quelques réparations.»
Le pauvre prêtre mourut au retour d'une de ces exécutions, en 1641.
206.—Devant plusieurs Arlésiens, le maréchal de Villars se vantait à Louis XIV d'avoir facilement appris le provençal: «Bélèou, dit une voix.—Que signifie ce mot? reprit Villars, se tournant vers celui qui l'avait prononcé.—Il signifie peut-être, Monsieur le maréchal.—Bélèou, bélèou, j'ai bien pu l'oublier; mais je sais tous les autres.—Bessaï, reprit notre courtisan arlésien.—Bessaï! que signifie encore celui-ci?—Il signifie encore peut-être, Monsieur le maréchal.» Le roi s'étant mis à rire, le maréchal rit lui-même, comme cela lui arrivait, du reste, quelquefois, quand il rencontrait quelqu'un qui relevait avec esprit cette jactance qu'il portait dans les petites choses comme dans les grandes.
207.—La désignation de petits crevés donnée à certains jeunes gens de mise ridicule fut adoptée, il y a quelque vingt-cinq ans, comme argot professionnel par des chemisiers et des blanchisseuses pour désigner plusieurs de leurs clients du monde élégant, qui se faisaient remarquer par le luxe habituel de leurs chemises garnies de petits crevés ou garniture bouillonnée.
Ce fut à un gentleman dont le nom était d'une prononciation difficile, et dont la recherche luxueuse en ce genre était connue, que le sobriquet fut d'abord appliqué. Ses fournisseurs l'appelèrent longtemps le monsieur aux petits crevés, puis petit crevé tout court. Le mot passa naturellement à d'autres. Cette expression était du reste renouvelée de celle de gros crevés, par laquelle, sous Louis XIII, on désignait les seigneurs dont les pourpoints avaient ce genre d'ornement. On pouvait voir, à Rome, au temps de Pie IX, un petit prince allemand qui avait la manie de ce costume et qui figura ainsi dans une procession. Les Suisses de la garde du pape portaient aussi un uniforme à gros crevés. On disait aussi une grosse crevée en parlant d'une femme.
Cette appellation, au surplus, a une origine commune avec la presque totalité des termes de ce genre qui ont été en vogue dans le langage des précieux à diverses époques; tous avaient trait à une particularité de la toilette des personnages.
208.—Dans les assemblées délibérantes modernes, les votes qui n'ont pas lieu au scrutin écrit sont dits par assis et levé, et le plus souvent sont simplement effectués par mains levées, avec contre-épreuve pour la non-acceptation du texte mis aux voix.
Dans l'ancienne Rome, les sénateurs opinaient, non en levant la main ou en se levant eux-mêmes, mais, comme on disait alors, par les pieds. Quand le consul qui présidait le sénat mettait en délibération une question quelconque, il invitait les membres de l'assemblée à se séparer selon le parti qu'ils prenaient, en prononçant la formule traditionnelle:
Que ceux qui sont favorables à la question passent de ce côté-ci; que ceux qui pensent différemment passent de celui-là.
Ce mode de votation s'appelait: in aliena sententiam pedibus ire (aller aux suffrages par les pieds), et en conséquence les opinants étaient dits senatores pedarii.
209.—Quand on déplaisait au cardinal de Richelieu, il ne manquait jamais de dire en vous parlant:
«Je suis votre serviteur très humble.»
Le maréchal de Brèze, beau-frère du premier ministre, vint un jour prendre de Pontes pour le conduire à Rueil, faire visite à Son Éminence, avec laquelle il s'était brouillé, parce qu'il avait refusé de quitter la maison du roi pour être plus spécialement au service du cardinal.
Lorsque le maréchal eut présenté Pontes, Richelieu le salua du serviteur très humble.
A l'instant, cet officier sortit de l'appartement, monta à cheval et revint en toute hâte à Paris.
Quelques jours après, M. de Brèze, l'ayant rencontré, lui demanda la raison de ce brusque départ.
«Le serviteur très humble du cardinal, répondit-il, m'a fait tant de peur que, si je n'avais trouvé la porte ouverte, j'aurais assurément sauté par la fenêtre.»
210.—Le mot obligeance, si souvent et si heureusement employé aujourd'hui pour qualifier l'acte de la personne obligeante, est relativement d'introduction toute récente dans notre langage. Marmontel, dans ses Mémoires, qu'il écrivait vers la fin du dix-huitième siècle, dit en parlant du ministre Calonne:
«Il se vit tout à coup entouré de louange et de vaine gloire, persuadé que le premier art d'un homme en place était l'art de plaire, livrant à la faveur le soin de sa fortune, et ne songeant qu'à se rendre agréable à ceux qui se font craindre pour se faire acheter. On ne parlait que des grâces de son accueil et des charmes de son langage. Ce fut pour peindre son caractère qu'on emprunta des arts l'expression de formes élégantes, et l'obligeance, ce mot nouveau, parut être inventé pour lui.»
Ce mot était, en effet, d'introduction nouvelle dans le langage usuel au temps où Marmontel rédigeait ses Mémoires. On ne le trouvait encore dans aucun dictionnaire; il figure pour la première fois au Dictionnaire de l'Académie dans l'édition de l'an VII (1799).
211.—Un jour que Henri IV était à un balcon avec le maréchal de Joyeuse, et que le peuple semblait les regarder avec une grande curiosité: «Mon cousin, dit le roi, ces gens-ci me paraissent fort aises de voir ensemble à ce balcon un roi apostat et un moine décloîtré.»
En parlant ainsi, le facétieux et au fond très sceptique Béarnais faisait allusion à l'abjuration qui lui avait valu la couronne de France, et aux singuliers changements de condition qui avaient accidenté la vie du maréchal de Joyeuse.
Ce Joyeuse (Henri Joyeuse du Bouchage), né en 1567, est celui dont Voltaire a dit dans sa Henriade que:
Dès sa première jeunesse, quand il était écolier au collège de Toulouse, ses sentiments de piété étaient si vifs qu'un jour, à son exemple, douze de ses condisciples, la plupart fils de grandes maisons, allèrent demander aux cordeliers de la ville l'habit de leur ordre. Ce projet ayant été contrarié, il acheva ses études au collège de Navarre; il porta les armes avec une grande distinction; puis se maria, mais sans jamais cesser de sentir en lui une grande propension à la vie religieuse. A la mort de sa femme,—qui sembla résulter du chagrin qu'elle éprouva à la suite d'un entretien où son mari lui avait révélé certaine vision l'avertissant de se consacrer à Dieu seul,—il fit profession chez les capucins, sous le nom de frère Ange. L'année d'après, les Parisiens ayant résolu de députer à Henri III pour le prier de revenir habiter Paris, frère Ange se chargea de la commission. Il partit processionnellement à la tête des députés, qui chantaient des litanies, et, pour représenter Notre-Seigneur allant au Calvaire, il se mit sur la tête une couronne d'épines, chargea une grosse croix de bois sur ses épaules. Tous les autres députés étaient en habits de pénitents. Le roi fut touché de compassion à la vue de frère Ange, nu jusqu'à la ceinture, et que deux capucins frappaient à grands coups de discipline; mais cette bizarre députation n'obtint rien de lui. Frère Ange rentra dans son couvent et y resta jusqu'en 1592. A cette époque, son frère, le grand prieur de Toulouse, s'étant noyé dans le Tarn, les ligueurs du Languedoc l'obligèrent de sortir de son cloître pour se mettre à leur tête. Le guerrier capucin combattit vaillamment pour le parti de la Ligue jusqu'en 1596, où il fit son accommodement avec Henri IV, qui l'honora du bâton de maréchal de France; mais le roi, quelque temps après, lui ayant adressé, peut-être en façon de simple plaisanterie, les paroles citées plus haut, le maréchal décida tout aussitôt de reprendre son ancien habit et sa vie monastique. Le cloître ne fut plus pour lui qu'un tombeau. Devenu provincial des capucins de Paris et définiteur général de l'ordre, il mourut au retour d'un voyage à Rome, à Rivoli, en 1608.
Fig. 15.—Le duc de Joyeuse, maréchal de France, définiteur général de l'ordre des Capucins, fac-similé du portrait placé en tête de sa Vie, publiée par de Caillères, en 1652.
La gravure que nous donnons est le fac-similé du portrait placé en tête de la Vie de ce personnage publiée en 1652 par de Caillères, sous le titre de: le Courtisan prédestiné, ou le duc de Joyeuse, capucin.
212.—Au temps où les livres étaient soumis à une censure préalablement à l'impression, un censeur refusa son approbation à l'une des fables de Le Monnier. A propos d'un cheval qui succombait sous une charge accablante, le poète faisait voir combien était mal entendu le calcul des princes, qui écrasaient leurs peuples sous le poids d'impôts excessifs; il ajoutait:
Le censeur raya ce vers. Le poète voulait le maintenir, mais il fut obligé de céder à l'obstination de l'Aristarque.
Après avoir fait quelques pas dans la rue, Le Monnier rentra en proposant ce nouveau vers:
«Très bien!» fit le censeur, qui donna son approbation sans s'apercevoir que le trait satirique n'en était que plus saillant.
213.—Une légende britannique explique ainsi pourquoi il est de tradition que l'héritier de la couronne d'Angleterre porte le nom de prince de Galles (comme chez nous, jadis, celui de Dauphin):
«Les habitants du pays de Galles refusaient de reconnaître pour roi Édouard Ier d'Angleterre, parce qu'ils voulaient un souverain né dans leur pays; le roi, usant de ruse, leur envoya sa femme Éléonore de Castille, qui était sur le point de donner le jour à un enfant; celui-ci fut Édouard II. Les Gallois en effet se soumirent, mais en imposant toutefois la condition que le fils aîné du roi d'Angleterre porterait le titre de prince de Galles.»
214.—D'où vient le nom de calomel, ou calomelus, donné jadis au protochlorure de mercure, qui est encore d'usage général en pharmacie?
—Chacun peut savoir que le calomel, nommé aussi mercure doux, est une substance absolument blanche, employée surtout comme vermifuge et comme purgatif léger.
Pourtant plusieurs lexicographes, notamment Boiste et M. Landais, jugeant d'après l'indication étymologique de ce nom, formé des deux mots grecs kalos, beau, et melas, noir, ont avancé que le calomel est une substance noirâtre.
Or le nom de calomelas (par abréviation calomel) fut donné au protochlorure de mercure par Turquet de Mayenne, savant médecin chimiste du dix-septième siècle, en l'honneur d'un jeune serviteur nègre, qui l'aidait très intelligemment dans ses travaux, et pour lequel il avait beaucoup d'affection. Fiez-vous donc à la lettre des étymologies!
215.—Le mot agriculture n'a été inséré par l'Académie dans son Dictionnaire qu'à la fin du dix-huitième siècle, époque où d'ailleurs on ne le trouvait dans aucun autre lexique, ce qui prouve qu'il est resté longtemps étranger aux écrivains. On a remarqué que ce mot ne se voit que très rarement dans les ouvrages du siècle de Louis XIV, et qu'on ne le trouve pas dans le Télémaque, où pourtant les laboureurs sont si souvent mis en cause et si fortement loués.
216.—D'où vient le nom de Francs-Bourgeois que porte une rue de Paris?
—En 1350, Jean Roussel et Alix, sa femme, firent bâtir dans cette rue, qu'on appelait alors la rue des Vieilles-Poulies, vingt-quatre chambres pour y retirer des pauvres. Leurs héritiers, en 1415, donnèrent ces chambres au grand prieur de France, avec soixante-dix livres parisis de rente, à condition d'y loger deux pauvres dans chacune, moyennant treize deniers en y entrant et un denier par semaine. On appela ces chambres la maison des francs bourgeois, parce que ceux qu'on y recevait étaient francs de toutes taxes et impositions, attendu leur pauvreté: voilà l'origine du nom de cette rue.
D'où vient le nom de Mont-Parnasse donné à l'un des quartiers de Paris?
—Ce nom de Mont-Parnasse est dû à une butte située dans le voisinage, détruite en 1761, et que les anciens écoliers de l'Université avaient plaisamment décorée du nom de mont Parnasse, parce qu'ils y venaient lire leurs compositions et discuter sur la poésie.
217.—Le Dauphin, père de Louis XVI, avait, dit-on, fait graver en lettres d'or et placer dans son appartement la fable suivante, dont on ne nomme pas l'auteur:
218.—Peltier, l'un des principaux rédacteurs de la célèbre feuille royaliste intitulée les Actes des apôtres, démontra un jour dans son journal comme quoi la Révolution avait eu pour cause première le plaisir des petites vengeances.
«Le roi, dit-il, en assemblant les états généraux, a eu le plaisir d'humilier la morgue des parlements. Les parlements ont eu le plaisir d'humilier la cour. La noblesse a eu le plaisir de mortifier les ministres. Les banquiers ont eu le plaisir de détruire la noblesse et le clergé. Les curés ont eu le plaisir de devenir évêques. Les avocats ont eu le plaisir de devenir administrateurs. Les bourgeois ont eu le plaisir de triompher des banquiers. La canaille a eu le plaisir de faire trembler les bourgeois. Ainsi, ajoutait le journaliste, chacun a eu d'abord son plaisir. Tous ont aujourd'hui leur peine. Et voilà ce que c'est; et voilà à quoi tient une révolution.»
219.—C'est par une singulière assimilation de la cause avec l'effet que le mot chaland, tout en servant à désigner une sorte de grand bateau, employé sur les fleuves et sur les canaux, a pris une acception qui en fait pour ainsi dire le synonyme de client. C'est à Paris que s'est opéré ce doublement de signification. De temps immémorial, les bateaux qui voituraient à Paris toutes sortes de provisions alimentaires et qu'on appelait chalands, amenaient de gros pains plats auxquels les Parisiens, qui allaient les acheter aux rives du fleuve, donnèrent le nom des bateaux qui les avaient amenés. De la marchandise, le nom s'étendit aux marchands, qui, lorsque les acheteurs abondaient, se disaient achalandés. Dans le langage d'aujourd'hui, les acheteurs quelconques sont des chalands, et leur nombre achalande un magasin, sans préjudice du nom de chaland donné encore aux grands bateaux.
220.—A une certaine époque, sous la Révolution, pendant la période d'abrogation des anciens cultes, il fut décrété que le drap recouvrant les cercueils au moment des funérailles serait aux couleurs nationales, et l'observation de cette mesure dut, paraît-il, être de longue durée, car voici ce qu'on peut lire dans une Dissertation sur les sépultures publiée par le citoyen Cupé, en l'an VIII:
«Comment a-t-on pu donner à la mort le drap tricolore? Que le défenseur de la patrie, que le marin à son bord, couvrent le corps de leur camarade mort du drapeau tricolore, c'est le sien; mais que ce voile aux trois couleurs soit étendu sur une vieille femme, sur le mort des boutiques et des carrefours, c'est la chose la plus déplacée.»
Vers la même époque, l'Institut national mit au concours cette question: «Quelles sont les cérémonies à faire pour les funérailles, et le règlement à adopter pour le lieu de la sépulture?» L'un des titulaires du prix proposé, et décerné le 15 vendémiaire de l'an IX, fut un ancien membre de la Législative, F. Mulot, qui, dans son discours, dit à propos de la tenture des cercueils:
«Un drap funèbre sera jeté sur le cercueil. Ne ridiculisons point les couleurs nationales. Qu'un drap violet ou noir semé de quelques larmes, ou si l'on veut brodé de cyprès, serve de voile aux corps dans les cérémonies funèbres. Le blanc pourrait toutefois, comme jadis, annoncer que le mort appartenait encore à l'âge de l'innocence, ou qu'il ne comptait point parmi les pères ou mères de famille.»
221.—Pendant longtemps, en parlant d'une personne ayant des embarras pécuniaires, les Italiens dirent, en manière de locution proverbiale, qu'il lui faudrait la salade de Sixte-Quint. Le Journal de Paris, dans un de ses numéros de 1784, expliquait ainsi l'origine de cette expression:
«Sixte-Quint, qui, on le sait, avait gardé les pourceaux dans son enfance, devenu cordelier, avait vécu dans l'intimité d'un avocat fort pauvre, mais plein de probité, dont il avait gardé le meilleur souvenir. Cet honnête légiste était depuis tombé dans une profonde misère, qui l'avait rendu très malade. Le hasard voulut qu'il allât consulter le médecin du pape, à qui l'idée ne lui était pas venue de se recommander, car, outre qu'il lui eût répugné d'implorer une sorte d'aumône, il pouvait se croire complètement oublié du pontife. Le médecin, sans dessein aucun, parla de son malade devant le saint-père, qui parut l'écouter avec indifférence et détourna presque aussitôt la conversation. Mais le lendemain: «A propos, dit le pape au médecin, je me mêle parfois d'administrer des remèdes. Vous me parliez hier du pauvre Turinez. Je me rappelle avec plaisir que j'ai beaucoup connu ce digne avocat; et je lui ai envoyé de quoi se composer une salade qui, à ce que je crois, hâtera sa guérison.
—Une salade, très saint-père! la recette est nouvelle. Nous n'ordonnons guère des remèdes de ce genre.
—C'est que je ne suis pas un médecin ordinaire; et je traite par des procédés particuliers. Dites à Turinez que je ne veux plus qu'à l'avenir il ait d'autre médecin que moi. C'est un client que je vous enlève.»
Le médecin, impatient d'être instruit du remède et de son efficacité, court chez le malade, qu'il trouve en bonne voie de guérison.
«Montrez-moi donc, dit-il, la salade que vous a envoyée le saint-père, afin que je connaisse la qualité de ces herbes miraculeuses.
—Miraculeuses, c'est le mot, réplique l'avocat; car je suis sûr que toute votre botanique ne saurait produire d'aussi heureux effets.»
En parlant il apporte une corbeille qui ne semble pleine que des herbes les plus communes.
«Quoi! c'est cela qui vous a guéri? dit le médecin fort étonné.
—Fouillez un peu plus avant, et vous trouverez la vraie panacée.»
Le médecin soulève les herbes et voit qu'elles recouvraient une grosse épaisseur de pièces d'or. «Ah! je comprends, ce remède-là n'est pas, en effet, de ceux que nous pouvons administrer.»
Et quand il revit le saint-père, il lui déclara qu'il pouvait à bon droit être considéré comme un très habile médecin.
«Vous trouvez? fit Sixte-Quint en souriant; mais je ne traite pas ainsi tous les malades.»
La bonne et originale action du pape fut bientôt connue et donna lieu à une locution proverbiale, qui eut cours pendant plusieurs siècles.
222.—Pour expliquer l'origine de la cornette que portent les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, on a imaginé plusieurs anecdotes qui sont évidemment aussi fantaisistes les unes que les autres. On dit, par exemple, que deux jeunes sœurs quêteuses, qui portaient alors une simple coiffe noire, pénétrèrent un jour jusque dans la salle où Louis XIV prenait son repas, en présence d'une nombreuse assistance. Objet de l'attention générale, l'une des sœurs, du reste fort jolie, paraissait éprouver un profond embarras. Le roi, s'en apercevant, se serait alors levé, et, pliant sa serviette en deux, l'aurait posée en manière d'ailes protectrices sur la tête de la religieuse. Les auteurs de cette historiette oublient que les sœurs grises portaient depuis bien longtemps cette cornette, qui avait été de mode pendant les règnes précédents. Lorsque Vincent de Paul, alors desservant d'une paroisse de la Bresse, fonda, vers 1617, les sœurs grises en les destinant à secourir et assister les malades dans les campagnes, il les coiffa de la cornette, propre à les garantir du soleil dans leurs courses.
223.—L'origine de la locution proverbiale mettre tous ses œufs dans le même panier peut se trouver dans la fable suivante de Boursault,—à moins que le fabuliste n'ait fait que rimer un adage populaire:
224.—D'où vient le nom de jeannette donné à une petite croix portée suspendue au cou par un ruban, qui fut un ornement féminin longtemps à la mode?
—Dans une petite pièce intitulée Jérôme Pointu, jouée aux Variétés amusantes en 1781, une actrice très jolie et très accorte, Mlle Bisson, qui jouait le rôle de Jeannette, servante du vieux procureur Jérôme, se présenta sur la scène avec une petite croix d'or suspendue au cou par un petit ruban noir. Cette nouveauté plut aux amateurs, bien moins assurément—dit un contemporain—pour la croix même qu'à cause de celle qui la portait très gracieusement. On l'appela tout d'abord croix à la Jeannette, et bientôt jeannette tout court, et ce bijou ne tarda pas à faire fureur dans toutes les classes de la société. Dans cette pièce, le rôle de Jérôme Pointu, vieux procureur très avare, très vétilleux, que berne Léandre, son jeune clerc, était tenu par l'acteur Volange, qui s'est acquis une immense célébrité par la création du rôle de Jeannot, sorte de Jocrisse dont le langage, en phrases incidentes, prêtant aux plus niaises ambiguïtés, a été caractérisé dans une chanson, qui pendant longtemps fut d'une grande ressource pour les pitres des baraques de saltimbanques chargés de mettre la foule en bonne humeur.
On en a surtout retenu ce couplet:
«Le triomphe du patriarche de Ferney en 1778, dit M. Hipp. Gautier dans son grand ouvrage sur 1789, semblait avoir fixé à de sublimes hauteurs l'admiration populaire. Elle se retrouve le lendemain devant le bouffon Volange, qui, à son tour, est reconnu divin, délectable, ravissant... A ses parades foraines on s'est grisé d'oubli pour les souffrances publiques, qu'une heure auparavant l'on arrosait de larmes. Son personnage de Jeannot, autrement arrosé d'une fenêtre, rôle d'un battu payant l'amende, a paru la plus délicieuse incarnation de ce même peuple souffre-douleur que l'on plaignait.» L'historien cite à l'appui de son dire ces passages de deux auteurs du temps: Mémoires du comédien Fleury: «L'homme qu'on put appeler à cette époque l'homme de la nation était un farceur nommé Volange; mais la France ne le connut d'abord que sous le nom de Jeannot. Il y avait un instant choisi de l'ouvrage, où ce héros arrosé... et flairant sa manche... disait: C'en est!... avec une telle sûreté!... On alla jusqu'à élever des statues à Jeannot, en buste, en pied, en plâtre, en terre, en porcelaine; la reine en donna; la faveur en fit une sorte de décoration.»
Fig. 16.—Volange dans le rôle de Jeannot, fac-similé d'une estampe du temps.
Annales de Linguet (janvier 1780): «Que diront les étrangers quand ils apprendront qu'on joue maintenant à Paris, depuis un an, une pièce dont le fond est une aspersion; que les meilleures plaisanteries du savoureux drame roulent sur cette question: En est-ce?... qu'elle a déjà eu plus de trois cents représentations, et qu'on s'y porte avec fureur; que l'auteur lui-même est le héros des soupers où il régale de son rôle les assistants; qu'enfin les deux mots qui en font tout le charme sont devenus proverbe; et qu'à table, dans les meilleures maisons, les dîners se passent dans un cliquetis perpétuel de ces deux délicieuses phrases: En est-ce? Oui! c'en est! Concevra-t-on un pareil délire?»
225.—Le chevalier de Rohan, un des plus brillants et plus braves seigneurs de la cour de Louis XIV, mais grand joueur et de vie fort dissipée, se trouva poussé, par le dérangement de ses affaires et des mécontentements contre Louvois, à entrer dans un complot, ce qui le fit condamner à la peine capitale. Il espérait qu'on l'exécuterait secrètement à la Bastille; mais, Bourdaloue, qui l'assistait à la mort, lui ayant dit qu'il devait se résoudre à mourir sur la place publique: «Tant mieux, répondit-il, nous en aurons plus d'humiliation!» Le bourreau lui ayant demandé s'il voulait qu'on lui liât les mains avec un ruban de soie: «Jésus-Christ, dit le chevalier, ayant été lié avec des cordes, puis-je demander d'autres liens?»
Au dernier moment cependant le brave chevalier témoignait d'une grande faiblesse, en dépit des exhortations de Bourdaloue, qui perdait son éloquence à tâcher de lui inspirer la résolution. Ce que voyant, un capitaine aux gardes qui avait jadis servi sous le chevalier s'élança sur l'échafaud, en proférant de terribles jurons: «Comment, s'écria-t-il, comment, chevalier, vous avez peur? Souvenez-vous du temps où nous combattions ensemble! Imaginez-vous que les boulets vous frisent encore les cheveux. Est-ce qu'alors cela vous inspira jamais la moindre crainte? La crainte avait-elle d'ailleurs jamais approché d'un homme comme vous?»
En entendant parler ainsi son ancien compagnon d'armes, le chevalier retrouva toute son énergie, et souffrit la mort avec le plus ferme courage.
226.—La partie dure et solide des poissons, qui leur tient lieu d'ossements et soutient leur chair, a reçu le nom d'arête. L'analogie de prononciation et l'espèce d'obstacle que cet organe oppose aux mangeurs de poissons nous feraient volontiers croire que le mot arête dérive du verbe arrêter, dont vient arrêt, et dont il serait une autre forme de substantif. Il n'en est rien. Outre la différence orthographique (arête s'écrivant avec une seule r tandis que arrêter en prend deux), le mot arête dérive du latin arista, qui signifie absolument la barbe de l'épi, par extension l'épi (voire même le temps de la moisson), et par analogie poil hérissé, et enfin arête de poisson.
Les botanistes nomment arête tout prolongement raide, filiforme, qui surmonte certains organes floraux, notamment les glumes et glumelles de graminées, et toute partie de végétal pourvue d'arêtes est dite aristée, qualificatif qui nous ramène à la forme primitive du mot.
227.—Boileau, dans son Lutrin, avait caractérisé la vie du chanoine en disant qu'il passait
Vers le même temps, la Fontaine, faisant sa propre épitaphe, disait de lui qu'ayant fait deux parts de son temps, il avait coutume de les passer
Quelques critiques prétendirent que la tournure de Boileau était incorrecte; et on la blâmait d'autant mieux que, la forme régulière étant tout indiquée, Boileau aurait pu et dû dire:
On prit vivement parti pour et contre. Boileau ne vit rien de mieux que d'en référer au jugement de l'Académie, laquelle, d'un avis unanime, déclara que
valait mieux que le jour à ne rien faire, parce que, en ôtant la négation, rien faire devenait une sorte «d'occupation qui correspondait mieux à la nuit passée à bien dormir». Boileau laissa donc son vers tel qu'il était.
228.—Le romarin, dit Pline, est ainsi nommé de ros marinus (rosée de mer), parce que, en général, les rochers sur lesquels il croît spontanément sont peu éloignés de la mer. Les anciens l'avaient nommé aussi herbe aux couronnes, parce qu'il entrait dans la composition des bouquets, qu'on l'entrelaçait dans les couronnes avec le myrte et le laurier. Il est cité fréquemment dans les vieilles chansons, dans les fabliaux et les tensons des troubadours, toujours en rappelant des idées gracieuses. Il n'est guère d'enfant qui n'ait chanté la ronde populaire:
Dans quelques-unes de nos provinces on en mettait une branche dans la main des morts, et on le plaçait sur les tombeaux, à cause de son odeur aromatique, évoquant la pensée d'un agréable souvenir. De nos jours il n'est guère employé que comme principal élément de la fameuse eau dite de la reine de Hongrie, préparée par cette reine elle-même, qui, d'ailleurs, affirmait en avoir reçu la recette d'un ange. Chez les Anglais des derniers siècles, cette plante était, paraît-il, et sans qu'on en connaisse la raison, considérée comme un symbole d'ignominie. On peut en citer cet exemple d'après un chroniqueur du dix-septième siècle:
L'histoire ou la légende affirme que Charles Ier fut exécuté par un personnage masqué, à propos duquel il fut fait toute sorte de suppositions. On sut enfin que ce bourreau n'était autre qu'un gentilhomme nommé Richard Brandon, qui, ayant eu jadis à se plaindre gravement du monarque, voulut se donner le cruel plaisir de lui porter le coup mortel. Quand ce gentilhomme mourut, la populace s'attroupa devant sa maison. Les uns voulaient jeter son corps dans la Tamise, les autres le traîner dans les rues de Londres. Les clameurs devinrent si violentes que les juges de paix, les sherifs de la cité de Londres et les marguilliers de la paroisse furent obligés d'interposer leur autorité. Ce ne fut qu'après avoir été largement abreuvée de bière et de vin que la multitude consentit à l'inhumation du cadavre, mais à la condition qu'on attacherait une corde autour du cercueil, et qu'on le couvrirait de bouquets de romarin, en signe d'infamie.
229.—En 1776, mourut à Londres un ancien commerçant possesseur d'une fortune de soixante mille livres sterling (1,500,000 fr.); il avait institué pour légataire universel un de ses cousins, qui n'était point négociant, avec cette singulière condition que chaque jour il devrait se rendre à la Bourse, et y resterait depuis deux heures jusqu'à trois. Ni le temps ni ses affaires particulières ne devaient l'empêcher de s'acquitter de ce devoir; il n'en était dispensé qu'en cas de maladie, dûment constatée par un médecin, dont le certificat devait être envoyé au secrétariat de la Bourse. S'il manquait à l'observation de cette clause, il perdrait toute la fortune de son parent, qui reviendrait à de certaines fondations désignées, et partant autorisées à réclamer la possession de l'héritage.
Le testateur avait voulu rendre ainsi une espèce d'hommage à la Bourse, où il avait amassé toute sa fortune; mais il avait créé par là un esclave qui ne se faisait pas faute de manifester son mécontentement. Ce n'était jamais que le dimanche qu'il pouvait s'éloigner de Londres, la Bourse étant fermée ce jour-là. Il devait, les autres jours, arranger sa vie de façon à ne point manquer l'heure de la Bourse. Habitant à une lieue environ de la Bourse, il y arrivait à l'heure dite en voiture, y passait une heure sans parler à personne, et remontait dans sa voiture. Il va de soi que les fondations intéressées à le prendre en faute le faisaient observer de très près.
230.—Au dix-septième siècle, il fut très sérieusement question parmi les lettrés de retrancher la lettre Y de l'alphabet français. La querelle prit fin parce que Louis XIV se déclara pour le maintien de cette lettre, notamment dans le mot roy, qu'il voulut que l'on continuât d'écrire avec un Y. D'Hozier, le célèbre généalogiste, dédiant son ouvrage au souverain, avait mis: Au Roi, au lieu de: Au Roy. Louis XIV lui en témoigna son mécontentement, et l'on ne parla plus de détrôner l'Y.
En 1776, cette même lettre causa en Allemagne une agitation plus grave. Un maître d'école vint troubler la tranquillité d'un village de l'évêché de Spire où, de temps immémorial, il était, paraît-il, d'usage de placer l'Y dans l'alphabet immédiatement après l'I. Le nouveau mentor de l'enfance crut faire merveille en mettant l'Y à la place qu'on lui donne partout ailleurs; mais les têtes du village, moins faciles à corriger qu'un alphabet, s'enflammèrent contre l'innovation; la fermentation passa des enfants aux pères, la querelle s'échauffa et menaça de tourner au tragique. Il fallut l'envoi d'un corps de dragons pour soutenir l'Y et le maître d'école dans leur nouveau poste. Ils s'y maintinrent, mais pendant quelque temps beaucoup de pères refusèrent d'envoyer leurs enfants dans l'école où l'Y n'était plus à sa place coutumière.
231.—Nous trouvons la note suivante dans un journal daté du 10 nivôse an VII:
«Le ministre de l'intérieur vient d'écrire au ministre des finances pour l'inviter à suspendre la vente de la cathédrale de Reims, dont le portail est un chef-d'œuvre d'architecture gothique. Le produit de la vente serait peu considérable, et la conservation du monument est précieuse, sous les rapports de l'antiquité et de l'art. Nous espérons en conséquence que des adjudicataires barbares ne porteront pas la hache sur ce beau monument, que la faux du vandalisme avait respecté, et n'ajouteront pas cette perte à toutes celles dont gémissent les amis des arts.»
232.—Quid pro quo, ces trois mots latins dont on a fait un seul mot français en en retranchant une lettre, ont été mis en usage par les anciens médecins, qui les plaçaient dans leurs formules lorsqu'ils indiquaient la substitution possible d'une drogue équivalente ou meilleure, cela en prévision du cas où les apothicaires, dont les officines n'étaient pas toujours des mieux fournies, n'auraient pas possédé telles ou telles substances, et auraient pris sur eux de les remplacer par d'autres moins bonnes ou moins chères. De là d'ailleurs le proverbe: «Il faut se garder du quid pro quo de l'apothicaire.» Avec le temps et en cessant d'appartenir exclusivement au langage des médecins, il s'est changé en qui pro quo pour les gens à qui une lettre de moins importe peu, et insensiblement pour tout le monde.
Un jour, au temps où l'on annonçait encore à l'entrée dans un salon, Émile Marco de Saint-Hilaire donne son nom à un domestique, qui annonce: Monsieur le marquis de Saint-Hilaire. Voyant que l'on riait et riant lui-même: «Mon Dieu, fit-il, le mal n'est pas grand, c'est un simple quis pro co.»
233.—Le maréchal de Richelieu avait pour le musc une telle passion, qu'il faisait doubler ses culottes de peaux d'Espagne, qui en sont fortement imprégnées. Il était allé un jour faire une visite à la duchesse de Talud, à Versailles. Au moment où il sortait, vint le cardinal de Rohan, à qui, par hasard, on présenta le fauteuil où s'était assis le maréchal. De là, le cardinal alla chez la reine Marie Leczinska, qui n'aimait pas les odeurs. A peine le prélat fut-il auprès d'elle: «Ah! Monsieur le cardinal, s'écria la reine, est-il possible d'être musqué à ce point? Je ne reconnais pas là un prince de l'Église. Quand vous seriez un second Richelieu, vous n'auriez pas plus l'odeur du musc...»
Le cardinal, stupéfait, jura qu'il ne se musquait jamais. En s'approchant davantage de la reine, il la persuada encore plus qu'il était musqué, et la scandalisa comme musqué et comme menteur impudent. Le prélat, pétrifié, crut que ce n'était qu'un prétexte pour lui annoncer sa disgrâce. Il se retira. Mais, quelques autres personnes lui ayant fait la même observation, il se mit l'esprit à la torture, et alla se souvenir qu'il avait dû s'asseoir dans le même fauteuil que le maréchal, qui laissait partout son odeur favorite. Étant retourné chez la duchesse, il eut la certitude que sa supposition était fondée, et courut aussitôt chez la reine pour la dissuader, et déclamer contre le maréchal musqué, que d'ailleurs Marie Leczinska détestait profondément.
234.—Les Chinois ont connu bien longtemps avant les Européens la méthode de préservation de certaines maladies épidémiques et contagieuses, par l'inoculation du virus de ces maladies.
A l'époque où l'on préconisa l'inoculation de la variole, pratique qui se généralisait quand la vaccine fut découverte, l'Académie des sciences de France mentionna dans le compte rendu d'une de ses séances que les Chinois inoculaient la variole non par introduction du virus dans une incision, mais en aspirant par le nez, comme on prend du tabac, la matière des boutons de variole desséchée et réduite en poudre.
235.—Quel était, chez les Romains, l'accessoire du costume qui faisait reconnaître les enfants de condition libre et les enfants d'affranchis?
—«Tarquin l'Ancien—dit Pline—donna à son jeune fils une bulle d'or pour le récompenser d'avoir, lorsqu'il portait encore la prétexte (robe des adolescents), tué de sa main un ennemi.» Par imitation de cet acte, l'usage s'établit alors de faire porter des bulles d'or aux enfants des citoyens qui avaient servi dans la cavalerie (classe la plus noble de Rome). A l'origine la prétexte et la bulle d'or étaient les ornements des triomphateurs, qui portaient cette bulle suspendue sur leur poitrine comme un charme souverain contre l'envie. De là, dit Macrobe, l'usage de donner la prétexte et la bulle d'or aux enfants de naissance noble, comme un présage, un espoir qu'ils auraient un jour le courage du fils de Tarquin, qui les avait reçues dès ses jeunes années.
Fig. 17.—Fac-similé d'une bulle d'or trouvée dans un ancien tombeau de la voie Prénestienne.
Divers auteurs donnent d'autres raisons à ce sujet. Selon ceux-ci, la bulle d'or fut attribuée aux enfants en souvenir de l'un d'entre eux qui, par instinct secret, en un moment de calamité publique, indiqua le sens d'un oracle libérateur. Selon ceux-là, cette bulle en forme de cœur que les enfants de condition libre portaient sur la poitrine, était un symbole disant à ces enfants qu'ils ne seraient hommes que s'ils avaient un cœur vaillant et généreux (nous dirions un cœur d'or).
La bulle se composait de deux plaques concaves rassemblées par un large lien de même métal, et formait une sorte de globe qui renfermait d'ordinaire une amulette sacrée.
Toujours est-il que le port de la bulle d'or était général chez les enfants de condition libre, qui ne cessaient de la porter que lorsque, à dix-sept ans, ils revêtaient la robe virile; alors ils la suspendaient à l'autel des dieux lares, protecteurs de leurs maisons.
Fig. 18.—Matrone romaine et son enfant portant au cou la bulle d'or, d'après un verre antique.
Les fouilles opérées, notamment dans les tombeaux, ont fait découvrir un certain nombre de ces ornements symboliques. Nous donnons (fig. 17) l'image d'une de ces bulles d'or trouvée dans un tombeau de la voie Prénestienne et publiée en 1732 par Fr. dei Ficoroni, dans une étude spéciale.
On remarquera qu'à cette bulle d'or se trouve attachée par une chaînette la statue d'une déesse portant divers attributs, qui en font une sorte d'amulette votive, plaçant l'enfant sous les auspices de plusieurs déités. Elle a sur la tête le boisseau et le croissant, qui font allusion à Sérapis et à Isis. Elle tient dans la main gauche une corne entourée d'un serpent, symbole d'abondance et de santé (par Esculape); de la main droite elle porte un gouvernail de navire, emblème de la Fortune, à laquelle on rapportait le don de la richesse et des prospérités.
La figure 18, empruntée au même opuscule, représente une matrone romaine et son enfant, portant au cou la bulle d'or, d'après une peinture sur émail antique. Le port de la bulle resta longtemps le privilège des seuls enfants de naissance libre; mais, au cours de la seconde guerre punique, plusieurs prodiges menaçants s'étant produits, pour la conjuration desquels l'on fit de grandes cérémonies, d'après l'avis des livres sibyllins, que les duumvirs consultèrent, les fils d'affranchis ayant été joints aux enfants libres pour chanter les hymnes propitiatoires, ils eurent dès lors le droit de porter la prétexte et une bulle de cuir.
236.—Les Tlascalans, peuplade de l'ancien Mexique, qui étaient réputés les plus vaillants et les plus habiles guerriers du pays, s'étaient portés au-devant de Fernand Cortès qui marchait vers Mexico. Les Espagnols, fort peu nombreux, durent en maintes occasions compter avec ces ennemis, qui les arrêtèrent assez longuement.
Malgré la force avec laquelle les Tlascalans combattaient les Espagnols,—remarque un historien de la conquête du Mexique,—ils se conduisaient envers eux avec une sorte de générosité. Sachant que ces étrangers manquaient de vivres, et imaginant sans doute que les Européens n'avaient quitté leur pays que parce qu'ils n'y trouvaient pas assez de subsistances (ce qui, d'après eux, devait être le seul motif plausible d'invasion et de guerre), il envoyaient à leur camp de grandes quantités de volailles et de maïs, en leur faisant dire qu'ils eussent à se bien nourrir, parce qu'ils dédaignaient d'attaquer des ennemis affaiblis par la faim. En outre, comme la coutume était établie chez eux d'immoler les prisonniers de guerre aux dieux du pays et de manger leurs corps, ils ajoutaient qu'ils croiraient manquer à leurs divinités en leur offrant des victimes affamées, et qu'ils craignaient que, devenus trop maigres, ils ne fussent plus bons à être servis dans les festins qui suivaient les sacrifices.
237.—On dit communément être au bout de son rouleau. Cette expression a son origine dans un détail tout matériel de l'ancienne façon de confectionner les actes, les titres. Ces documents étaient écrits sur des feuilles de papier ou de parchemin, que l'on roulait ou déroulait selon le cas. De là l'expression «être au bout de son roulet ou rolet», qui depuis s'est prononcé rouleau. Le rôle, comme on appelle encore les feuilles recevant des expéditions judiciaires ou administratives, est un papier que jadis on roulait.
238.—On dit parfois à ceux qui objectent des si: «Ah! si le ciel tombait, il y aurait bien des alouettes prises.» Ce proverbe nous vient des Latins, qui disaient: Multæ caperentur alaudæ si caderet cœlum. Aristote rapporte l'origine de cette locution proverbiale au préjugé des anciens qui croyaient que le ciel était soutenu par Atlas, et que sans cet étai il tomberait sur la terre.
239.—Chacun sait que le soufre dans son état ordinaire est une substance très friable, très cassante; il est cependant possible de rendre le soufre aussi élastique que le caoutchouc.
Les propriétés du soufre à l'état liquide varient avec la température: à 120°, il est très fluide, transparent, d'un jaune clair; si on continue à le chauffer, il se colore à partir d'environ 140°, en devenant brun et de plus en plus visqueux. Vers 200°, sa viscosité est telle qu'on peut retourner le vase qui le contient sans en renverser. Au-dessus de cette température il devient un peu fluide, tout en gardant sa coloration. Enfin il entre en ébullition à 440° et distille.
Refroidi lentement, le soufre repasse par les mêmes états de fluidité; si au contraire on coule dans l'eau froide du soufre à 250°, on obtient le soufre mou. Le soufre ainsi trempé est élastique comme du caoutchouc. Chauffé à 100°, il dégage assez de chaleur pour porter de 100° à 110° la température d'un thermomètre. Le soufre mou devient peu à peu dur et cassant, en repassant à l'état de soufre ordinaire. On le rend mou d'une manière plus durable en y mettant un peu de chlore ou d'iode.
240.—Marie-Louise d'Orléans, première femme de Charles II, roi d'Espagne, se promenant un jour à cheval, fut désarçonnée par l'emportement de sa monture; son pied se trouvant pris dans l'étrier, elle était traînée par le cheval affolé. Le roi, voyant en même temps le danger que court la reine et l'immobilité des personnes de son entourage, commande, supplie qu'on aille au secours de son épouse. Un gentilhomme se jette à la bride de son cheval; un second, au risque de sa propre vie, dégage le pied de Sa Majesté; mais tous les deux, ce sauvetage opéré, disparaissent en toute hâte, au galop de leurs chevaux.
La reine, revenue de sa frayeur, voulut voir ceux qui l'avaient délivrée. Mais l'un des grands qui étaient près d'elle l'informa que ses libérateurs avaient pris la fuite pour sortir, sans doute, du royaume, afin d'éviter le châtiment auquel les condamnait une loi qui défendait de toucher la cheville du pied d'une reine d'Espagne. Née et élevée en France, la jeune princesse ne connaissait point la prérogative de ses chevilles; elle sollicita du roi le pardon des deux gentilshommes, obtint facilement leur grâce et leur fit à chacun un présent proportionné au service rendu.
241.—Ce n'est pas d'hier que date l'idée de l'influence que les détonations d'artillerie exercent sur la formation des nuages et la chute de la pluie. On trouve, en effet, dans les Mémoires de Benvenuto Cellini, écrits vers le milieu du seizième siècle, un passage très significatif à ce sujet.
Cellini, s'évadant des prisons papales, s'était cassé la jambe en tombant hors des murs. Il eut l'idée de se traîner à quatre pattes vers la demeure d'une duchesse, nièce du pape, qui lui avait des obligations, pour un service rendu en de singulières circonstances.
«J'étais sûr, dit-il, de trouver chez elle asile et protection; car elle m'en avait donné des témoignages antérieurs par l'entremise de son chapelain, qui apprit au pape que, lorsqu'elle fit son entrée à Rome, je lui avais sauvé une perte de plus de mille écus par suite d'une grosse pluie que je fis cesser quatre fois par le bruit de plusieurs pièces d'artillerie que je fis tirer contre les nuages (la pluie aurait sans doute causé de grandes avaries dans les costumes de la princesse et de sa suite). Cela fit dire à cette princesse que j'étais un de ceux qu'elle n'oublierait jamais, et qu'elle m'obligerait si l'occasion s'en présentait.»
Évidemment il faut entendre ici, non pas que le bruit des canons suspendit la chute de la pluie, mais que l'ébranlement produit sur les nuages provoqua la chute plus abondante des masses d'eau, et dégagea d'autant plus l'atmosphère des nuages menaçants.
242.—Notre mot tête (qui vient du latin testa, crâne) avait pour correspondant grec képhalè, qui est devenu notre mot chef, et a pour correspondant latin caput, qui, sans former un substantif équivalent en français, entre dans la formation de plusieurs mots, par exemple capitaine ou tête d'une compagnie, d'une armée; capitale, ville tête d'un État, etc. C'est aussi de caput, tête, que dérive le mot cap, comportant l'idée d'une tête de terre s'avançant dans la mer; et cette idée est si bien celle qui en principe inspira cette formation, que l'on peut voir dans le plus ancien des traités de géographie imprimé, c'est-à-dire dans la Cosmographie de Munster, la confusion faite entre les termes chef et cap. Dans un chapitre de ce vieux livre traitant de l'Afrique, il est, en effet, question du chef Vert et du chef de Bonne-Espérance.
243.—Petit bonhomme vit encore.—Origine antique.—En Grèce, à trois époques différentes de l'année, aux fêtes de Vulcain, à celles de Prométhée et aux Panathénées, les jeunes Athéniens faisaient la course du flambeau. Le matin du jour fixé, ils s'assemblaient dans le jardin d'Académus. On prenait comme point de départ la tour qui s'élevait près de l'autel de Prométhée. Comme piste, ils se servaient de la longue voie qui, traversant le Céramique, aboutissait à l'une des portes de la ville. Chaque coureur tirait au sort l'ordre dans lequel il devait lutter; car la lutte ne consistait point à courir ensemble à qui arriverait le premier. Les concurrents briguaient à ces courses le titre de porte-flambeau, et par conséquent l'honneur de porter les luminaires dans les cérémonies religieuses. Les numéros tirés, les places prises, le magistrat qui présidait à la célébration des jeux allumait un flambeau au feu sacré de l'autel de Prométhée, et le remettait entre les mains du coureur désigné pour partir le premier. Celui-ci s'élançait rapide sur la piste, pour parcourir dans le moins de temps possible, et sans laisser éteindre son flambeau, la distance de la tour à la ville et de la ville à la tour. La flamme s'éteignait-elle pendant le trajet, le juge déclarait le coureur hors concours, rallumait le flambeau et le donnait au deuxième lutteur. Le magistrat proclamait vainqueur celui qui parcourait l'espace désigné dans le moins de temps et sans laisser éteindre sa torche. Si aucun des lutteurs ne réussissait, le titre honorifique de porte-flambeau restait au vainqueur de la solennité précédente. Cet art de courir vite sans éteindre son flambeau était très difficile, car les torches étaient loin d'être aussi difficiles à éteindre que celles d'aujourd'hui. Les flambeaux des jouteurs étaient un assemblage de bois minces et légers, affectant la forme de nos cierges modernes. De la résine ou de la poix soudait ensemble ces divers morceaux et donnait au flambeau une grande consistance et augmentait son pouvoir éclairant. Aux Panathénées, la course s'exécutait à cheval. Cette course au flambeau, sorte de solennité religieuse de la Grèce antique, se présente comme l'origine du jeu du Petit bonhomme vit encore. En Angleterre, au moment où le feu s'éteint, celui qui a le papier ou la baguette entre les mains doit dire: «Robin est mort, que je sois bridé, que je sois sellé,» etc. On lui bande alors les yeux, il se courbe vers la terre, et chacun des joueurs pose sur ses épaules un objet qu'il doit nommer. Quand il a deviné, le jeu recommence.
Origine légendaire.—Autrefois, à la naissance des enfants, on allumait plusieurs lampes, auxquelles on imposait des noms, et l'on donnait au nouveau-né le nom de celle des lampes qui s'éteignait la dernière, dans la croyance que c'était un gage de longue existence pour l'enfant.
244.—Quelle est l'origine des courses dites plates? d'où leur vient ce nom?
—Les premières courses régulières datent du règne de Jacques Ier; les prix consistaient en sonnettes d'or et d'argent, et le vainqueur était nommé gagneur de cloche. La reine Anne institua en 1711, à York, des courses qui prirent le nom de plates d'York, non parce qu'elles avaient lieu sur un terrain plat, sans obstacles, mais parce que le prix de la course consistait en une pièce d'orfèvrerie, piece of plate. Plat, en anglais, s'exprime par plain, et non pas par plate, qui signifie plaque de métal, vaisselle plate, comme on dit en espagnol plata, argent. La langue anglaise ayant envahi nos champs de courses, nous avons d'autant mieux adopté l'expression de courses plates que, par une singulière rencontre, le mot plates, qui a une signification différente en anglais, désigne exactement en français le genre de course qui se donne sur un terrain uni, par opposition au steeple-chase, ou course au clocher, hérissée d'obstacles. Par plates, les Anglais entendent donc le prix couru par les chevaux dans la course spéciale appelée les plates, comme d'autres courses sont appelées les Oaks, le Derby, à cause des prix de ce nom. Les Anglais sont d'ailleurs le premier peuple qui ait remis en honneur les courses de chevaux. Les premières courses régulières eurent lieu en France au mois de novembre 1776, dans la plaine des Sablons, transformée en hippodrome.
245.—A toutes les époques, des esprits ingénieux se trouvèrent pour supposer des aventures surnaturelles qui, le plus souvent, ont comme principale visée de satiriser les mœurs ou les institutions. Parmi les œuvres de ce genre devenues célèbres on peut citer, chez les anciens, l'Histoire véritable, où Lucien accumule ironiquement toutes les impossibilités; et, chez les modernes, le Voyage de l'île d'Utopie, de Thomas Morus; les États et Empires de la Lune et du Soleil, de Cyrano de Bergerac, et les Voyages de Gulliver, de Swift.
Or, vers le milieu du dix-huitième siècle, un auteur danois, Holberg, qui, par un ensemble de comédies très spirituelles, a mérité d'être considéré comme le créateur du théâtre national en Danemark, publia sous le voile de l'anonyme un livre intitulé: Voyage de Nicolas Klim dans le monde souterrain. D'abord écrit en latin, ce livre fut traduit dans presque toutes les langues européennes; et, bien qu'ayant fait alors assez grand bruit, il est aujourd'hui fort oublié, mais à tort, car dans beaucoup de parties il révèle en même temps une féconde imagination et une grande verve critique.
«Le voyage de Nicolas Klim, dit J.-J. Ampère dans une notice consacrée à Holberg, c'est la plaisanterie de Swift poussée à l'extrême. C'est une audace de fiction philosophique, que seule peut-être pouvait avoir une de ces imaginations du Nord dont le désordre flegmatique ne s'étonne de rien.»
«Le héros de ce voyage imaginaire est un jeune bachelier norvégien qui, poussé par la curiosité autant que par le besoin de faire fructueusement parler de lui, se fait descendre au moyen d'une corde dans une sorte d'abîme ouvert au milieu des rochers. La corde casse, et ce pauvre Klim, entraîné par une chute qui, d'abord vertigineuse, se ralentit peu à peu, arrive dans un monde souterrain où l'attendent toutes sortes de découvertes merveilleuses. Il ne voit d'abord autour de lui que des arbres; et, pour explorer la région de plus haut, l'idée lui vient de grimper sur un de ces arbres; mais alors il se trouve avoir commis une grande sottise. Klim était arrivé dans un pays dont les habitants ont la forme d'arbres, et celui sur lequel il a voulu monter n'est autre que la femme du bailli de l'endroit. De là l'indignation générale contre le téméraire étranger, qui est aussitôt arrêté par une foule d'arbres, pour avoir manqué de respect à une très honorable matrone. Il va de soi que le séjour de Klim chez les Botuans ou Potuans (car ainsi s'appellent ces hommes-arbres) donne lieu à toute une série de faits et d'observations, mettant en parallèle l'extrême sagesse de ce peuple avec la folie des peuples de notre monde.
Fig. 19.—Fac-similé d'une estampe des Voyages de Nicolas Klim, par Holberg, traduction française de Mauvillon, 1753.
Fig. 20.—Fac-similé d'une estampe des Voyages de Nicolas Klim par Holberg, traduction française de Mauvillon, 1753.
Après maintes vicissitudes, Klim, qui remplit dans le pays le rôle de coureur, obtient du roi, pour ses bons services, la mission d'aller explorer une planète voisine, qui, par suite de la lenteur des déplacements naturels aux Potuans, leur est encore à peu près inconnue. Il part donc pour le monde de Nazar, dont les peuples sont encore plus lents que ceux de Potu. Et là, les observations qu'il est à même de faire sont autant d'allusions satiriques aux savants, aux ergoteurs, aux discoureurs de notre monde. C'est par la forme de leurs yeux que se divisent en tribus les habitants de Nazar, dont cette conformité physique différencie les jugements. Aux Lagires, par exemple, qui ont les yeux longs, tout paraît long; aux Naquires ou yeux carrés, tout paraît carré, et ainsi des autres. Dans ce pays, Klim fait si bien des siennes qu'il est condamné à l'exil, et, par suite de cette peine, emporté par un oiseau dans les régions du firmament. Un autre méfait lui vaut d'être envoyé comme rameur sur une galère qui part pour un voyage d'exploration. Il visite alors un pays des singes, puis un pays habité par toutes sortes d'animaux symbolisant les divers types humains de la terre; un jour il arrive dans le pays de Musique, dont les naturels, qui n'ont qu'une jambe, ont pour langage les sons que rendent des cordes naturelles tendues entre leur cou et leur abdomen, sur lesquelles ils jouent avec un archet. Par la suite, le voyageur arrive dans une autre contrée dont les habitants sont en guerre avec ceux de la région voisine. Ses prouesses guerrières, la sagesse de sa tactique, lui valent d'être proclamé général; puis l'ambition le prend, le pousse, et il arrive à la dignité d'empereur; mais comme, tout naturellement, il abuse du pouvoir, il est chassé honteusement de son empire, et il se retrouve, après quelques incidents bizarres, au point d'où il est parti, reconnu par d'anciens amis, à qui il fait le récit de ses aventures,—qu'un lettré recueille et rend public.
Toute cette histoire, en somme, est, sous la forme allégorique, d'une grande portée philosophique. Une partie bien remarquable est celle où l'auteur est censé reproduire la relation qu'un habitant de ces mondes étranges, venu un jour en Europe, a écrite des incidents et des remarques de son voyage.
Nous joignons à ces quelques notes sur un livre trop peu connu de nos jours, deux des estampes dont il est accompagné dans une traduction française publiée en 1753 par M. de Mauvillon.
246.—Le rouge est la couleur la plus estimée chez la plupart des peuples, dit un auteur du siècle dernier. Les Celtes lui donnaient la préférence sur toutes les autres couleurs. Chez les Tartares, l'émir le moins riche, le moins puissant, a toujours une robe rouge. La couleur rouge était celle des généraux, des patriciens, des empereurs romains. On sait d'ailleurs que le terme de pourpre rappelait alors l'idée d'un emblème de pouvoir absolu ou de tyrannie. Le mot tyran dérivait d'ailleurs de cette pourpre même, qui venait de Tyr. Le rouge était dans l'antiquité regardé comme la couleur favorite des dieux. Aussi dans les jours de fête leurs statues étaient-elles parées en rouge. On leur appliquait une couche de minium (comme font nos divinités modernes, remarque un écrivain). L'empereur Aurélien permit aux dames romaines, qui virent là une précieuse faveur, de porter des souliers rouges, en refusant aux hommes ce privilège, qu'il réserva exclusivement pour lui et pour ses successeurs à l'empire. Les Lacédémoniens
étaient vêtus de rouge pour le combat. C'était afin qu'ils ne frissonnassent pas en voyant le sang ruisseler sur leurs habits. (C'est aussi la raison qu'on donne du pantalon rouge de nos soldats.)
La noblesse française porta, par suprême distinction, à une certaine époque, des talons rouges.
Le rouge est devenu la couleur des princes de l'Église. En mainte occasion il fut malicieusement fait allusion à cette couleur.
Lors de l'assemblée du clergé français en 1628, l'archevêque de Paris, François de Harlay, ayant agi avec beaucoup de zèle dans le sens des libertés de l'Église gallicane, à l'encontre de l'autorité absolue du saint-siège, il parut à Rome une médaille représentant ce prélat à genoux aux pieds du saint-père. Pasquin, qui se tenait debout, disait à l'oreille du pontife: Pœnitebit, sed non erubescet. (Il se repentira, mais ne rougira pas.) Cette espèce de prédiction s'accomplit, car l'archevêque de Paris mourut en 1695 sans avoir obtenu la pourpre romaine, qu'il avait ardemment briguée.
Quand, par des raisons de haute politique, le saint-siège eut la faiblesse de conférer le cardinalat au ministre du Régent, Dubois, on dit: «Rien ne le fit rougir que la pourpre romaine.» Et quand ce singulier cardinal mourut, on lui fit cette épitaphe:
247.—Nous avons des femmes bachelières, agrégées et doctoresses en sciences et en lettres, titres en vertu desquels elles sont admises à enseigner. Nous avons des femmes doctoresses professant la médecine. Mais la carrière du droit ne leur est pas ouverte. On cite cependant plusieurs femmes qui se sont distinguées jadis dans la science et la pratique des lois.
Jean André, célèbre professeur de droit à Bologne au seizième siècle, avait une fille appelée Novella,—une des plus belles femmes de son temps,—qui était devenue si savante en jurisprudence, que lorsque son père était occupé, elle faisait les leçons à sa place. Elle avait toutefois la précaution de tirer un rideau devant elle, pour que sa beauté ne causât pas de distraction aux élèves.
248.—Porpora, le célèbre compositeur italien, surnommé le patriarche de l'harmonie, né en 1685, mort en 1767, avait une singulière méthode d'entendre l'enseignement du chant, ainsi que le prouve l'exemple suivant:
Certain jour, un jeune homme vient solliciter ses leçons.
«Veux-tu, dit Porpora, devenir un chanteur remarquable?
—Sans doute.
—Eh bien, je te prends pour élève, à la condition expresse que tu suivras mes prescriptions sans jamais te rebuter ni faire entendre une réclamation.»
Sur l'acquiescement de l'élève, Porpora prend une feuille de papier à musique et y trace quelques exercices, notamment des trilles et des gruppetti.
Une première année se passe dans l'étude de cette feuille de papier. La seconde année, aucun changement, aucune innovation n'est apportée à ce travail quotidien. Toujours mêmes trilles et mêmes gruppetti. L'élève se demandait sérieusement s'il n'avait point affaire à un mauvais plaisant, à un fou, ou au moins à un mauvais maniaque. Cependant il ne risqua aucune observation. La troisième année, la quatrième, se passent sur l'inamovible feuille réglée. Enfin, le jeune chanteur glisse timidement une humble et craintive protestation. Un regard exaspéré du professeur lui fit rentrer la réclamation dans la gorge. «Je te pardonne, dit le Porpora, à condition que tu m'obéiras toujours passivement, comme tu avais promis de le faire.—J'obéis,» dit l'élève. Deux ans s'écoulent encore. A la sixième année seulement, on ajoute à ces exercices quasi séculaires quelques règles sur l'articulation et la prononciation; puis les leçons de déclamation s'adjoignent aux leçons de chant. Enfin, aux derniers jours de cette année, Porpora embrasse avec effusion son élève et prononce ces paroles: «Va, mon enfant, tu n'as plus rien à apprendre; tu es maintenant le premier chanteur de l'Italie et du monde.» L'élève était Caffarelli, qui fut, en effet, le plus admiré des chanteurs de son temps.
249.—La corporation des cordiers avait autrefois pour patron l'apôtre saint Paul. Voici la raison qu'en donne un historien.
Saint Paul s'étant mis en route pour Damas avant sa conversion, dans le dessein de combattre les chrétiens, fut arrêté par un violent orage. Une voix céleste lui ordonna de retourner sur ses pas, ce qu'il fit aussitôt. Ainsi les cordiers, qui travaillent à reculons, ont pris pour patron saint Paul au moment de sa conversion. Peut-être pourrait-on mieux justifier le choix des cordiers en disant que saint Paul était cordier lui-même, du moins un jésuite allemand semble le croire en disant de cet apôtre: Pellionem egit, funes texuit.
250.—En notre temps où tant d'efforts sont dirigés sur la recherche des moyens d'extermination de plus en plus effroyables, on aime à rapporter les faits suivants, tout à l'honneur de princes qui passent généralement pour avoir fait très peu de cas des multitudes humaines.
Un fameux chimiste de Lucques, nommé Martin Poli, avait découvert une composition explosive dix fois plus destructive que la poudre à canon (qui sait si ce n'était pas déjà une dynamite ou panclastite quelconque?). Il vint en France en 1702 et offrit son secret à Louis XIV. Ce roi, qui aimait les découvertes chimiques, eut la curiosité de voir les effets de cette substance; il en fit faire l'expérience sous ses yeux. Poli ne manqua pas de faire remarquer au prince les avantages qu'on en pouvait tirer dans une guerre. «Votre procédé est très ingénieux, lui dit le roi; l'expérience en est terrible et surprenante; mais les moyens de destruction employés à la guerre ne sont déjà que trop violents. Je vous défends de publier cela dans mon royaume; contribuez plutôt à en faire perdre la mémoire. C'est un service à rendre à l'humanité.»
Poli promit à Louis XIV de ne divulguer son secret ni en France ni ailleurs, et le monarque reconnaissant lui accorda une récompense considérable.
Sous Louis XV, un Dauphinois, nommé Dupré, avait inventé une espèce de feu grégeois si rapide, si dévorant, qu'une fois allumé quelque part, on ne pouvait ni l'éviter ni l'éteindre. On en avait fait des expériences publiques, dont avaient frémi les militaires, les marins les plus intrépides. Quand il fut bien démontré qu'un seul homme, avec un tel art, pouvait détruire une flotte ou brûler une ville, sans qu'aucun pouvoir humain fût capable d'y apporter le moindre secours, Louis XV défendit à Dupré, sous peine de la vie, de communiquer son secret à personne, et le récompensa très largement pour qu'il se tût. En ce moment cependant la France était dans tous les embarras d'une guerre très ardente avec l'Angleterre, dont les vaisseaux venaient nous braver jusque dans nos ports; mais l'idée d'humanité l'emporta sur les considérations politiques; et le procédé de Dupré fut perdu comme celui de Poli.
251.—Le port de la barbe par les ecclésiastiques a été l'objet de très longues discussions. On peut citer divers conciles où la barbe des prêtres a été tour à tour préconisée, tolérée, anathématisée, ordonnée. Toujours est-il qu'aux seizième et dix-septième siècles l'accord n'était pas généralement fait sur cette question, et qu'une partie du clergé, notamment parmi les prélats, tenait encore pour le port de la barbe. Henri II, sachant que le clergé de Troyes devait élire son évêque, et désirant que l'élu fût Antonio Carraccioli, qui portait sa barbe, écrivit au clergé du diocèse, que cette barbe aurait pu offusquer:
«Je vous prie de ne pas vous arrêter à cela, mais de l'en tenir exempt, d'autant que nous avons délibéré de l'envoyer prochainement en quelque endroit hors du royaume pour affaires qui nous importent, et où ne voudrions pas qu'il allât sans sa barbe.»
Carraccioli fut élu... avec sa barbe. Il devait plus tard embrasser le calvinisme.
Hucbald, religieux bénédictin, composa un poème à la louange de la calvitie et le dédia au roi Charles le Chauve. Tous les vers de ce poème commençaient par la lettre C, la première du mot calvus.
252.—En 1660, le Beaujolais et le Mâconnais n'avaient d'autres débouchés que la consommation locale et celle des pays environnants. La culture de la vigne était négligée; le vin ne se vendait pas. Claude Brosse, qui avait une cave bien garnie, conçut le hardi projet d'aller jusque dans la capitale chercher un débouché à sa récolte. Il mit deux pièces de son meilleur vin sur une charrette, attela à cette charrette les bœufs les plus robustes de son écurie, et se mit en route pour Paris; le trente-troisième jour de son voyage il y arrivait.
La semaine suivante, la messe du roi, qu'on célébrait au château de Versailles, fut troublée par un curieux incident. Lorsque l'officiant arriva à un moment de la cérémonie durant lequel tous les assistants devaient être à genoux, le roi, promenant son regard sur la foule, remarqua une tête d'homme qui dépassait toutes les autres. Il supposa qu'un des assistants était resté debout. Il ordonna à l'un de ses officiers d'aller faire agenouiller cet irrespectueux personnage. L'officier revint, quelques instants après, annoncer au roi que l'homme qui avait attiré son attention était réellement agenouillé, mais que sa haute taille avait pu causer l'erreur de Sa Majesté. Louis XIV ordonna que cet homme lui fût amené à l'issue de la messe.
Une heure après, on introduisit auprès du roi Claude Brosse, vêtu comme les paysans du Mâconnais, coiffé d'un large feutre et la poitrine couverte d'un grand tablier de peau blanchie, qui descendait jusqu'aux genoux, ne laissant voir que les jambes chaussées de longues guêtres de toile grise.
«Quel motif vous amène à Paris?» lui dit le roi.
Claude Brosse fit un beau salut et répondit, sans se troubler, qu'il arrivait de la Bourgogne avec un char traîné par des bœufs, amenant avec lui deux tonneaux de vin. Ce vin était excellent, et il espérait le vendre à quelque grand seigneur.
Le roi voulut le goûter sur-le-champ. Il le trouva bien supérieur à celui de Suresnes et de Beaugency, qu'on buvait à la cour. Tous les courtisans demandèrent alors à Claude Brosse des vins de Mâcon, et l'intelligent vigneron passa le reste de sa vie à transporter et à vendre à Paris les produits de ses vignobles.
Le commerce des vins de Mâcon était fondé.
253.—En finissant une lettre à d'Alembert, Voltaire dit: Adieu, Monsieur, il y a en France peu de Socrates, et trop d'Anitus et de Mélitus, et surtout trop de sots; mais je veux faire comme Dieu, qui pardonnait à Sodome en faveur de cinq justes.
Le spirituel écrivain fait ici allusion à la mort du plus célèbre des sages antiques. Les doctrines nouvelles de Socrate, ses vertus, son éloquence, lui avaient fait un grand nombre de disciples dans les familles les plus illustres d'Athènes. Mais l'amertume de ses critiques contre la constitution d'Athènes, ses traits satiriques contre la démocratie, ses liaisons avec les chefs du parti aristocratique, ses railleries, avaient amassé autour de lui bien des haines et des préventions. Ses ennemis commencèrent par susciter contre lui le poète Aristophane, qui le couvrit de ridicule dans ses Nuées. L'an 400 avant Jésus-Christ, une accusation fut déposée contre lui par Mélitus, poète obscur, et soutenue par Anitus, citoyen qui jouissait d'une grande considération et était zélé partisan de la démocratie. Quels que soient les motifs qui ont mis la coupe aux lèvres de l'illustre philosophe, ces noms d'Anitus et Mélitus n'en sont pas moins restés flétris dans l'histoire, et servent aujourd'hui à désigner ces accusateurs que de vils sentiments de jalousie et de vengeance soulevèrent dans tous les temps contre la vertu et le génie.
254.—La place que le chancelier Maupeou, dernier ministre de Louis XV, tient dans l'histoire de notre pays a été, selon les temps et selon les partis, fort diversement appréciée; mais, en faisant abstraction de tout esprit politique, cet homme d'État représente surtout, dans la plus formelle acception du terme, l'image de l'autorité arbitraire, ridiculisée, bafouée et succombant enfin sous les coups de l'opinion publique.
On sait que l'acte le plus remarquable de son ministère fut la dissolution violente du parlement, qui, bien qu'ayant peut-être mérité plus d'un reproche, eut pour lui toutes les sympathies populaires, du moment où il fut l'objet de la rigueur et des persécutions.
Les conseillers, dépouillés de leurs charges, exilés, se changèrent en autant de martyrs; et quand le chancelier s'avisa de faire rendre la justice par un semblant de parlement, formé d'hommes choisis par lui un peu partout, le mécontentement, l'indignation, ne connurent plus de bornes, et se manifestèrent par toutes les voies coutumières en pareil cas et en pareil pays: libelles, pamphlets, chansons, caricatures, etc.
Le parlement nouveau, baptisé par ironie du nom du chancelier, fut particulièrement, dans son ensemble et dans la personnalité de la plupart de ses membres, le point de mire de la verve satirique. Ce fut une guerre de tous les instants, une attaque incessante, un feu perpétuel d'épigrammes, d'imputations outrageantes, de cruels persiflages: lutte dont l'honneur de la dernière passe devait revenir à Beaumarchais, avec ses fameux Mémoires sur le rapporteur Goezman.
Pendant la première avait brillé un certain anonyme, que depuis l'on sut être Pidanzat de Mairobert, ancien censeur royal et alors secrétaire du duc de Chartres (plus tard Philippe-Égalité, père du futur roi Louis-Philippe), prince qui avait refusé de siéger dans le parlement Maupeou, et avait été pour ce fait exilé dans ses terres.
Les satires de Pidanzat paraissaient sous la forme de Correspondance entre Sorhouet (un des nouveaux conseillers) et M. de Maupeou, chancelier de France, qui plus tard ont été réunies sous le titre de Meaupeouana. Une de ces satires, intitulée les Œufs rouges, ou Sorhouet mourant à M. de Maupeou, chancelier de France, était accompagnée de trois gravures allégoriques fort curieuses, parmi lesquelles celle dont nous donnons un fac-similé.
Fig. 21.—Fac-similé d'une estampe satirique, publiée en 1772, contre le chancelier Maupeou.
Cette estampe représente la Métamorphose d'Hécube en chienne enragée, poursuivie à coups de pierres par les Thraces; et voici comment l'auteur en explique le sens. Le chancelier en simarre, dont la tête est déjà changée en celle d'une chienne, une patte fermée, avec laquelle il croit encore pouvoir donner des coups de poing; de l'autre, il porte à la gueule la Lettre à Jacques Vergé (écrit maladroitement apologétique des actes du chancelier); on lit sur l'adresse ce mot terrible: Correspondance. La Vérité lui présente un miroir, pour lui faire voir que sa nouvelle forme ne lui a rien enlevé des agréments de son ancienne figure. A ses pieds on voit un ballot ouvert, duquel sortent avec impétuosité les protestations des princes et les diverses parties de la Correspondance, qui se changent en pierres. Quelques Français ramassent ces brochures et les jettent à ce vilain dogue. Le fond représente une partie du temple, sur le frontispice duquel est Thémis entourée de nuages, qui ne doivent pas tarder à se dissiper. Sur les marches on voit une foule de spectateurs qui lèvent les mains au ciel, pour rendre grâce de la punition exercée contre Maupeou, et du prochain retour de la justice.
On sait que dès son avènement (1774) Louis XVI rappela l'ancien parlement. Le chancelier fut exilé dans ses terres de Normandie, qu'il ne devait plus quitter, et où il mourut en 1792.
255.—En feuilletant l'ancienne Gazette de France, nous y trouvons, sous la rubrique de Varsovie, 13 mai 1667, la nouvelle que voici:
«Louisa-Marie, fille de Charles de Gonzague, duc de Mantoue, reine de Pologne, décéda ici le 10 de ce mois. Cette princesse, ayant mal passé la nuit du 8 au 9, ne laissa pas de se lever; mais l'après-dînée, sur les trois heures, elle commença de cracher du sang, avec de fréquentes envies de vomir, ce qui obligea de lui en tirer trois palettes. Ce remède fut continué sur les 8 heures du soir, mais sans aucun soulagement, ayant passé cette nuit plus mal que l'autre, de sorte que ces médecins étaient résolus de lui en tirer encore sur les quatre heures du matin, s'ils n'en eussent été empêchés par la crainte qu'elle mourût pendant la saignée, tant ils la trouvaient faible. En effet, trois quarts d'heure après, elle mourut sans aucune difficulté (!!!), mais avec une douleur d'autant plus grande de toute la cour qu'on l'avait crue depuis quelques jours en pleine convalescence.»
Sans aucune difficulté, dit le grave journal. Le mot est digne de mémoire.
256.—On a déjà vu (no 114) que l'ancienne police de Venise a laissé de terribles souvenirs. Autre exemple:
Un prince de Craon, se trouvant à Venise au dix-septième siècle, y fut volé d'une somme considérable, et en conçut assez d'humeur pour se croire en droit d'invectiver contre la police vénitienne, qui ne s'occupait, disait-il, qu'à espionner les étrangers, au lieu de veiller à leur sûreté.
Quelques jours après, il quitte la ville pour retourner en France. A moitié du trajet de Venise à la côte, sa gondole s'arrête tout à coup. Il en demande la raison. Ses gondoliers lui répondent qu'il ne leur est plus possible d'avancer, parce qu'un bateau à flamme rouge, qui vient à eux, leur fait signe de mettre en panne.
Le prince se rappelle alors le propos qu'il a tenu et aussi toutes les sombres anecdotes qu'on lui a contées sur la police de Venise. Il se voit au milieu des lagunes entre le ciel et l'eau, sans secours, sans moyens d'échapper, et attend avec anxiété les gens qui sont évidemment à sa poursuite.
Ils arrivent, abordent sa gondole, et le prient de passer dans la leur. Il obéit en faisant de tristes réflexions.
«Monsieur, lui dit gravement un des personnages qui sont dans ce bateau, vous êtes le prince de Craon?—Oui, Monsieur.—N'avez-vous pas été volé vendredi?—Oui, Monsieur.—De quelle somme?—Cinq cents ducats.—Où étaient ces cinq cents ducats?—Dans une bourse verte.—Avez-vous soupçonné quelqu'un de ce vol?—Un domestique de place.—Le reconnaîtriez-vous?—Parfaitement.» Alors l'interlocuteur du prince, écartant avec le pied un méchant manteau, découvre un homme mort tenant à la main une bourse verte, et ajoute: «Justice est faite, Monsieur, voilà votre argent; reprenez-le, partez, et souvenez-vous qu'on ne remet pas le pied dans un pays où l'on a méconnu la sagesse et la vigilance du gouvernement.»
257.—Il fut un temps où, dans le monde des écoles parisiennes, les noms de galoches, galochés ou galochiers constituaient une injure. On appelait ainsi les écoliers externes des divers collèges qui, n'ayant pas le moyen de payer leur pension dans un de ces établissements, allaient tous les jours de chez leurs parents, ou de quelque pauvre logis, à l'école, et portaient des galoches pour se défendre du froid en hiver, et de la boue qui, à cette époque où les rues étaient fort mal pavées, abondait à Paris:
Selon Baïf, le mot de galoche vient de gallica, gallicæ, espèce de chaussure dont les Gaulois usaient en temps de pluie.
258.—On peut citer d'assez nombreux cas de la transformation inconsciente et souvent barbare que l'usage fait subir à certains noms de lieux, qui non seulement deviennent ainsi méconnaissables, mais encore perdent parfois toute signification rationnelle. Ex.: la rue des Jeux-Neufs, devenant la rue des Jeûneurs; Saint-André-des-Arcs (parce qu'on y fabriquait jadis ces armes), devenant Saint-André-des-Arts; Sainte-Marie-l'Égyptienne, dont le nom se change en Gibecienne, puis en Jussienne, etc.
Autre exemple assez curieux.
Chacun sait que l'expression pays de cocagne tire son origine de la substance tinctoriale nommée le plus ordinairement pastel, mais aussi guède et cocagne. Les régions de la France méridionale où se cultivait en grand la plante dont le pastel (Isatis tinctoria) était extrait, furent nommées pays de cocagne, par suite des bénéfices considérables que les populations retiraient facilement de cette culture, et de l'abondance au milieu de laquelle elles vivaient.
A Paris, le pastel recevait plus communément le nom de guède, et l'on en faisait un grand commerce à Saint-Denis; si bien que la place où on le vendait, à de certains jours de la semaine, avait reçu le nom de marché aux Guèdes.
«Cette place,—dit J.-B. de Roquefort dans une de ses savantes annotations de l'Histoire de la vie privée des Français de Legrand d'Aussy, dont il fit une nouvelle édition en 1816,—cette place est à l'entrée de la ville par la route de Paris; mais l'écrivain du tableau indicatif des rues, ne comprenant pas ce mot de Guèdes, l'a, par une ignorance assez commune dans nos villes et même à Paris, changé en celui de marché aux Guêtres. Passant un jour à Saint-Denis, je fus frappé de cette faute grossière, et j'en écrivis aussitôt au maire, qui, sans daigner me répondre, fit substituer à la dénomination ridicule qui existait celle, plus ridicule encore, de Gueldres, et maintenant (1815) on lit place aux Gueldres.»
259.—Jacques Cœur, le célèbre argentier de Charles VII, qui dut une fin misérable aux jalousies que firent naître les richesses dont il faisait pourtant un si noble usage, Jacques Cœur affectionnait beaucoup les adages populaires et les rébus, qui, d'ailleurs, étaient fort de mode à l'époque où il vivait. La magnifique maison qu'il avait fait construire, aujourd'hui l'hôtel de ville de Bourges, témoigne de ce goût par le grand nombre d'emblèmes parlants et de devises qu'on y peut voir.
Parmi les énigmes qui décorent cet édifice, les unes présentent leur signification sous la forme de figures. Beaucoup sont accompagnées de phylactères ou banderoles avec légendes. Outre les cœurs faisant allusion au nom du maître, et placés un peu partout, le blason a pour figures trois cœurs d'or avec une fasce d'argent chargée de trois coquilles de sable.—A l'entour, comme supports, des fleurs et des fruits (symboles d'abondance); pour cimier, le mât d'une galère (le commerce); à gauche de l'écu, un fou à la bouche fermée d'un cadenas, tenant une banderole où on lit: En bouche close n'entre mousche; à droite, un autre fou ou sot de théâtre porte cette légende: Oyr dire (écouter)—faire—taire. Sur une porte conduisant à la salle des festins est un rébus où deux cœurs accolés sont placés entre les mots A et joie, ce qui doit se lire: A cœur joie. Enfin sur le tout domine la grande et fière devise: A vaillants cœurs (cœurs figurés) rien impossible, etc.
260.—Dans un recueil du siècle dernier, nous trouvons cette énigme:
Ce petit morceau, très gentiment, très ingénieusement tourné, est signé «Blandurel, de Beauvais». Le mot de l'énigme, qui échappe naturellement aux lecteurs d'aujourd'hui, mais que nos pères devaient facilement trouver, est mouchettes, un mot dont la génération qui suivra la nôtre ne connaîtra plus même le sens.
Le progrès des lumières, en prenant l'expression dans son acception positive, a fait disparaître peu à peu l'usage de cet instrument, que les gens d'un certain âge ont encore vu employer dans leur enfance, et qui, absolument délaissé maintenant, jouait un rôle très important chez nos pères.
Les mouchettes étaient indispensables dans toutes les maisons—et Dieu sait si ces maisons étaient nombreuses, il y a un demi-siècle—où l'on s'éclairait à l'aide de chandelles, dont la mèche devait être fréquemment mouchée par le haut, sous peine de ne donner qu'une triste et fumeuse clarté. D'ailleurs l'invention des mouchettes ne remontait pas à une époque bien éloignée.
On rapporte, par exemple, ce mot de Charles-Quint à un bravache qui disait n'avoir jamais eu peur: «Vous n'avez donc jamais mouché la chandelle avec les doigts, car en ce cas vous auriez eu peur de vous brûler.»
Pendant longtemps, les fonctions de moucheurs de chandelles dans les théâtres furent au nombre des offices très utiles. On disait proverbialement alors d'une personne qui éteignait la chandelle en la mouchant, ou qui commettait au figuré quelque maladresse analogue: «Il ne sera jamais moucheur à l'Opéra.»
Pour saisir toutes les allusions de l'énigme, il faut savoir que, au temps même où l'usage des mouchettes était le plus généralement répandu, on ne les voyait pas chez les gens très riches, qui s'éclairaient aux bougies de cire, dont la mèche très fine se consumait d'elle-même, comme celle de nos bougies de stéarine; et dans les basses classes de la ville et de la campagne, la chandelle se mouchait le plus souvent avec les doigts. Histoire ancienne que tout cela!
261.—«Il y a des bizarreries qu'il faut souffrir bon gré mal gré tant qu'elles durent,—écrivait Vigneul-Marville, vers la fin du dix-septième siècle.—Il semblait, ces années dernières, que tout le monde fût menacé d'apoplexie. Chacun portait sur soi sa bouteille d'eau de la reine de Hongrie. On en prenait à toute heure, pour prévenir un mal dont on ne sentait pas les moindres approches. Mais après tout la mode en est passée, il a fallu céder au tabac. On ne songe plus qu'à se purger le cerveau, et le tabac n'y est guère propre... Qui ne rirait de cette tyrannie sur tous les nez de France, que l'on assujettit à se charger constamment d'une poussière dangereuse par sa quantité et inutile par sa qualité... Mais il n'est pas encore temps d'en rire, ce mal n'est pas guéri. (Voir le no 61.)
«Dans le dernier siècle, où l'on avait le goût délicat, on ne croyait pas pouvoir vivre sans dragées. Il n'était fils de bonne mère qui n'eût son dragier ou drageoir; et il est rapporté dans l'histoire du duc de Guise que, quand il fut tué à Blois, il avait son dragier à la main. Alors les anis de Verdun devinrent si fort à la mode, on les croyait si salutaires, qu'on en servait sur toutes les tables à la fin du repas. Les écorces de citrons, d'oranges, et les autres confitures ont eu leur temps, selon de certaines maladies qu'on supposait régner alors, et que l'on faisait naître effectivement à force de manger des sucreries, douceurs fatales à la santé.
«Au commencement du siècle présent (dix-septième), nos marchands, faisant grand trafic d'ambre et de corail, eurent l'adresse, pour débiter leur marchandise, de faire courir le bruit que le corail, vu sa couleur rouge, arrêtait le sang, et que l'ambre attirait les mauvaises humeurs comme il attire la paille. Aussitôt chacun s'en fournit. On ne vit plus que colliers et bracelets d'ambre et de corail, et, comme la mode a ses dévotions, il s'en fit aussi des chapelets, chaque dévote demandant la santé au Ciel les armes à la main...
«Les Espagnols ont encore la dévote coutume de rouler le chapelet entre leurs doigts à table, à la promenade, au jeu, etc. Ils disent que c'est une contenance, et que, sans certains secours, on ne saurait souvent quelle posture tenir. C'est sans doute par la même raison de contenance que toutes les personnes de quelque importance, en Espagne et à Venise, portent des lunettes sur le nez. Autre folie, qui a sa source dans l'orgueil de vouloir affecter des airs de profonde sagesse, et de considérer toutes choses de fort près, comme les vieillards et les personnes qui ont usé leurs yeux à force de lectures ou études appliquantes. La dernière reine que la France a donnée à l'Espagne, se voyant entourée de tous ces gens à lunettes, qui l'épluchaient depuis la tête jusqu'aux pieds, dit plaisamment à un gentilhomme français: «Je pense que ces messieurs me prennent pour une vieille chronique, dont ils veulent déchiffrer jusqu'aux points et aux virgules.»
«Et d'ailleurs que s'est-il passé chez nous dernièrement?... A la cour, un savant qui avait la vue basse se servait d'un monocule (on dit aujourd'hui monocle). En moins de rien, cet instrument ayant paru singulier, non seulement toute la cour, mais toute la ville et même la campagne furent remplis de monocules. Il ne se trouvait presque point, je ne dis pas d'évêque ni d'abbé, mais de petit curé de village qui voulût dire son bréviaire ni chanter au lutrin sans ce secours. Cela faisait croire aux paroissiens que M. le curé non seulement savait le latin, mais qu'il y entendait finesse, puisqu'il le lisait avec une machine. On disait de nos abbés: «Grand Dieu! qu'ils sont savants! Les pauvres gens ont perdu les yeux à force d'étudier.»
«Cette maladie a duré plusieurs années; mais, grâce à notre inconstance, tant d'aveugles volontaires ont recouvré la vue sans remède et sans miracle.»
262.-Un édifice des boulevards parisiens porte le nom de pavillon de Hanovre, qui lui fut donné dans les circonstances suivantes:
Le duc de Richelieu fit commencer cette construction en 1757, au retour de la campagne qui s'était terminée par la convention de Clester-Seven, laissant tout le pays de Brunswick et de Hanovre à la disposition de l'armée que le duc commandait. Celui-ci, regardant sa tâche comme finie, bien qu'il eût dû appuyer les opérations qui se continuaient, ne s'occupa plus que de piller et rançonner le pays conquis: il en retira, dit l'historien Duclos, «par toutes sortes d'exactions, des sommes énormes. Ses soldats, excités par l'exemple et enhardis par l'impunité, pillaient sans relâche, et ne nommaient d'ailleurs leur général que le Père la Maraude.» Aussi, en voyant le luxe de la construction élevée par ordre du duc, l'opinion publique l'appela le pavillon de Hanovre, par allusion aux dépouilles que l'indélicat guerrier avait rapportées, et qui étaient regardées moins comme le fruit de ses victoires que de ses rapines et de ses injustices.
263.—Séquelle est un nom collectif, qui d'ordinaire s'applique avec une intention ironique à une suite de personnes attachées à quelqu'un ou à un parti. Cette expression, dérivée du latin sequi (suivre), vient du nom que dans quelques provinces on donnait à une espèce de dîme, que le curé d'une paroisse percevait hors des terres de sa dîmerie, en vertu du droit, qui lui était traditionnellement reconnu, de suivre en quelque sorte, pour lui réclamer l'impôt naturel, le paroissien qui allait travailler sur un territoire étranger.
264.—Domine, in manus tuas commendo spiritum meum. Ces paroles, que Jésus-Christ prononça en expirant sur la croix, d'après l'évangéliste saint Luc, furent les dernières de Christophe Colomb, quand il mourut le 20 mai 1506, dans la tristesse et l'abandon. Le portrait que nous reproduisons est le fac-similé de celui que Théodore de Bry, célèbre graveur du seizième siècle, publia dans sa grande collection des Voyages, d'après un tableau que, dit-il, avaient fait peindre les rois d'Espagne (Ferdinand et Isabelle) avant le départ de Colomb, pour que, s'il lui arrivait malheur, les traits de l'aventureux navigateur ne fussent pas perdus.
Fig. 22.—Christophe Colomb, fac-similé d'un portrait publié par Th. de Bry, au seizième siècle.
265.—Bicoque était, Bicoque est peut-être encore une petite ville de Lombardie, que François Ier, au cours de sa campagne du Milanais, trouva sur son chemin. Cette petite ville, quoique mal organisée, mal fortifiée et nantie d'une pauvre garnison, ayant voulu s'opposer au passage du roi de France, fut prise par lui sans la moindre difficulté: ce qui fit donner le nom de bicoque aux villes faibles et aux maisons mal en ordre.
266.—La génération qui a précédé la nôtre devait trouver toute naturelle l'expression blouser ou se blouser. C'est qu'alors les billards portaient encore à chaque coin et au milieu de leurs deux plus longues bandes, des trous appelés blouses, où les joueurs s'évertuaient à pousser la bille de leurs partenaires, en tâchant de ne pas y laisser choir leur propre bille, parce que la chute dans la blouse faisait perdre des points au joueur dont la bille était blousée. Les blouses ayant été supprimées, depuis que le jeu du billard consiste exclusivement en l'art des carambolages, le sens du verbe blouser a perdu son explication usuelle.
Reste à savoir pourquoi les trous du billard avaient reçu le nom du vêtement populaire que chacun connaît.
267.—Alfred, surnommé le Grand, roi et conquérant de l'Angleterre, divisait les vingt-quatre heures du jour en trois parties égales: l'une pour les exercices de piété, l'autre pour le sommeil, la lecture et la récréation, la troisième pour les affaires de son royaume. Mais comme, de son temps, il n'y avait pas d'horloges, il faisait brûler des cierges qui duraient quatre heures. Les chapelains venaient l'avertir lorsque le cierge était consumé; et il divisait ainsi par des cierges de quatre heures les douze heures du jour et de la nuit.
268.—Noys, fameux jurisconsulte sous le règne de Charles Ier, qui le fit son avocat général, était l'homme le plus doux du monde. Il avait un fils unique, qui joignait à beaucoup de vices celui d'être un vrai dissipateur. Cet esprit d'imprévoyance chez un fils qu'il chérissait et qu'il n'avait pas le courage de réprimander, causait à Noys les plus cuisants chagrins. Se voyant sur le point de mourir, il fit ses dispositions testamentaires, dont un des articles portait: «Pour le reste de mon bien, je le laisse à mon fils, que j'institue mon principal héritier et l'exécuteur de ma dernière volonté. Je le lui laisse afin qu'il le dissipe à sa fantaisie. Tel est mon dessein en le lui donnant, et je n'attends point autre chose de lui.»
Quand le fils eut connaissance de cette clause, un généreux dépit et quelques réflexions sur les bontés d'un père dont il se sentait si peu digne, firent tout à coup, d'un franc étourdi, un sage administrateur de sa fortune.
Ce changement de conduite donna lieu à l'épitaphe suivante, qui fut gravée sur la tombe de Noys:
269.—Le poète Chapelle, grand buveur, était naturellement gai; mais quand il avait bu plus que de raison, il devenait, au contraire de beaucoup d'autres, sérieux à l'extrême.
Il se trouvait un soir à souper en tête-à-tête avec un maréchal de France, qui était de complexion à peu près semblable. Le vin leur ayant rappelé par degrés diverses idées morales, il en vinrent à disserter sur les malheurs attachés à l'âme humaine, et peu à peu ils en vinrent à envier le sort des martyrs.
«Quelques moments de souffrance leur valent le ciel, dit Chapelle. Oui, allons donc en Turquie prêcher la foi. Nous serons conduits devant un pacha, je lui répondrai comme il convient, vous répondrez comme moi. On m'empalera, vous serez empalé; et nous voilà devenus de saints martyrs.
—Comment! reprend le maréchal, c'est bien à vous, malotru compagnon, à me donner l'exemple du courage! C'est moi qui parlerai le premier au pacha, c'est moi qui serai le premier empalé; oui, moi maréchal de France, moi duc et pair.
—Eh! répliqua Chapelle, quand il s'agit de montrer sa foi, je me moque bien du maréchal de France et du duc et pair.»
Le maréchal lui lance son assiette à la tête. Chapelle se jette sur le maréchal. Ils renversent table, buffet, sièges. On accourt au bruit, on les sépare avec peine, et ce n'est qu'avec de grandes difficultés qu'on parvient à les résoudre d'aller se coucher chacun de leur côté, en attendant l'heure du martyre.
270.—On sait que Gustave Vasa, pour arriver à la couronne de Suède, provoqua l'insurrection des paysans de la Dalécarlie contre Christian II, qui l'avait emprisonné et qu'il détrôna. Depuis plus d'un an, ce prince, échappé de sa prison et fugitif, parcourait les montagnes en excitant les montagnards à la révolte. Quoique prévenus par sa bonne mine, par la noblesse de ses traits, par sa haute taille, les Dalécarliens hésitaient à le suivre, lorsqu'un jour, où il avait harangué avec beaucoup d'énergie une foule de gens, les anciens de la contrée remarquèrent que le vent du nord s'était élevé pendant qu'il parlait. Ce coup de vent leur parut un signe certain de la protection du Ciel, et ils y virent un ordre de s'armer. Aussitôt fut décidée l'insurrection qui ne tarda pas à triompher. C'est donc en réalité au vent du nord que Gustave Vasa dut de devenir roi de Suède.
271.—C'était au moment où l'on commençait à s'engouer si fort de la musique italienne que les œuvres des meilleurs, des plus célèbres compositeurs français, devenaient peu à peu l'objet du plus profond mépris. Méhul, le musicien, et Hoffmann, l'écrivain, imaginèrent une mystification qui réussit au delà de leurs espérances.
Hoffmann ayant imaginé un livret à peu près dépourvu de sens commun, intitulé l'Irato, Méhul en fit la musique. Et la pièce fut mise en répétition, comme une sorte de pastiche composé, disait-on, de morceaux empruntés aux plus nouveaux et brillants chefs-d'œuvre d'Italie. L'ouvrage fut répété en cachette; et, malgré le nombre des acteurs et des musiciens qui prirent part aux répétitions, le secret de l'anonyme fut gardé jusqu'au jour de la première représentation.
L'ouverture fut suivie d'applaudissements; mais ce fut bien autre chose après chacun des morceaux exécutés par Elleviou, Martin et l'élite des chanteurs que possédait alors l'Opéra-Comique. On trépignait de joie; et comme la nombreuse chambrée était composée en partie de fanatiques de la musique italienne, on peut juger si les élans de leur satisfaction furent bruyants et tumultueux. L'un avait entendu ce duo à Naples, et il était de Fioravanti; un autre, ce morceau d'ensemble à la Scala, dans une œuvre de Cimarosa, et ainsi de suite.
Enfin, la pièce achevée, quel ne fut pas l'ébahissement de ce public, quand Elleviou vint annoncer que la musique de l'Irato était de Méhul, qui, l'on doit le noter, s'était, autant que possible, attaché à faire en ce cas de la musique française.
272.—L'usage des exécutions en effigie était jadis à peu près général. Il nous venait des Grecs, chez lesquels on faisait communément le procès aux absents. S'ils étaient condamnés,—comme nous disons aujourd'hui, par contumace,—on suppliciait leur image, ou bien on écrivait leurs noms, avec la sentence, sur des colonnes dressées dans la place publique.
On cite à ce propos le fait dérisoire du roi de Castille Pierre, dit le Cruel, qui, voulant se faire passer pour juste, et montrer qu'il était passible des mêmes peines que ses sujets, livra un jour son effigie à la justice, pour qu'on lui coupât la tête en expiation d'un meurtre qu'il avait commis dans un moment de colère. Il ordonna même que cette terrible exécution eût lieu devant son palais, afin qu'il pût y assister,—spectacle qui, naturellement, dut lui procurer une distraction assez originale.
Henry Estienne, le célèbre imprimeur, poursuivi pour son Apologie d'Hérodote, qui contenait de violentes attaques contre l'Église romaine, prit la fuite et dut errer assez longtemps sans trouver un asile sûr. Il fut condamné à être brûlé en effigie. Depuis, ayant connu la date du jour où cette sentence avait été exécutée, et se rappelant qu'au même moment il vagabondait en plein hiver, il disait en plaisantant:
«Je n'ai jamais eu si froid que le jour où je fus brûlé.»
273.—Il arrivait quelquefois à Rome que sur le théâtre un acteur parlait pendant qu'un autre faisait les gestes accompagnant ses paroles. Ce singulier mode d'exécution dramatique venait de ce que chez les Romains les spectateurs, en criant bis (coutume passée chez nous), faisaient répéter les morceaux qui leur avaient plu. Il arriva qu'un jour on fit tant de fois répéter l'acteur Livius Andronicus, qu'épuisé, enroué, il fit parler un esclave à sa place, tandis qu'il faisait les gestes expressifs. Il s'acquitta même si bien de cette partie du rôle que ce fut, dit-on, ce qui donna lieu à la création de l'art de la pantomime, qui bientôt fit fureur, et fut poussé par certains acteurs à une véritable perfection.
274.—D'où viennent les mots épices, épiceries?
—Nos pères, dit Legrand d'Aussy dans son Histoire de la vie privée des Français, avaient une véritable passion pour les assaisonnements forts. Ce goût, au reste, n'était point encore un penchant déréglé de la nature, mais un principe d'hygiène, un système réfléchi. Accoutumés à des nourritures très substantielles, qu'ils consommaient d'ailleurs avec l'appétit que donne l'habitude des grands exercices physiques, ils croyaient que leur estomac avait besoin d'être aidé dans ses fonctions par des stimulants, qui lui donnassent du ton: d'après ces idées, non seulement ils firent entrer beaucoup d'aromates dans leur nourriture, mais ils imaginèrent même d'employer le sucre pour les confire ou les envelopper, et de les manger ainsi, soit au dessert comme digestif, soit dans la journée comme corroborants. Après les viandes, les Triomphes de la noble Dame, on sert chez les riches, pour faire la digestion, de l'anis, du fenouil et de la coriandre confits au sucre. Il y eut des dragées faites avec de la coriandre et du genièvre, qu'on appelait dragées de Saint-Roch, parce qu'on les croyait propres à préserver du mauvais air et de la peste. Quant au peuple, à qui ses facultés ne permettaient pas ces superfluités très coûteuses, vu le prix très élevé du sucre et des épices fines apportées d'Orient, il mangeait les épices indigènes sans aucune préparation.
Ce sont ces aromates confits que l'on nomma proprement épices, et dont le nom se trouve si souvent répété dans nos anciennes histoires. Ce sont eux qui formaient presque exclusivement les desserts, car les fruits, réputés froids, se mangeaient au commencement du repas. On servait les épices avec différentes sortes de vins artificiels, seules liqueurs alors connues. De là cette commune façon de parler: après le vin et les épices, pour dire après la table.
Les sucreries ont été longtemps comprises sous le nom d'épices, ou mieux espices, expression dont au premier coup d'œil il est assez difficile d'apercevoir l'origine. Dans la basse latinité on se servait du mot species pour désigner les différentes espèces de fruits que produit la terre. Dans Grégoire de Tours, notre plus ancien historien, par exemple, il signifie du blé, du vin, de l'huile. Cependant, quand on parla d'aromates, on distingua ceux-ci par l'épithète aromatiques, qu'on ajouta au mot species. Par la suite, l'expression latine ayant passé dans la langue française, ces dernières productions devinrent espices aromatiques, puis, par abréviation, on ne dit plus qu'espices, et enfin épices et épiceries.
Quoique les épices orientales fussent connues en Occident bien avant les croisades, elles ne commencèrent cependant à y devenir un peu communes qu'après que ces expéditions eurent fait naître et affermi le commerce des Occidentaux avec le Levant. Malgré ce débouché nouveau, les frais que les épiceries exigeaient pour être transportées de l'Inde dans la Méditerranée étaient tels qu'elles furent toujours énormément chères. Mais cette cherté même, la sorte d'estime qu'on attache d'ordinaire à ce qui est rare, et qui vient de loin, leur odeur agréable, la saveur, les vertus hygiéniques qu'elles ajoutaient aux boissons et aux aliments, leur donnèrent un prix infini. Chez nos poètes du moyen âge on voit souvent les mots de cannelle, de muscade, de girofle et de gingembre. Veulent-ils donner l'idée d'un parfum exquis, ils le comparent aux épices. Veulent-ils peindre un jardin merveilleux, un séjour des fées, ils y plantent les arbres qui produisent ces aromates précieux.
Nous pouvons noter ici que l'idée de trouver et conquérir le pays des épices entra largement en compte dans les espérances de Christophe Colomb, quand il projeta ses découvertes. D'après l'estime qu'on faisait des épices, l'on ne saurait être surpris qu'elles aient été regardées comme constituant un présent très honorable. Aussi était-ce un de ceux que les corps municipaux croyaient pouvoir offrir aux personnes de la plus haute distinction dans les cérémonies d'éclat, aux gouverneurs des provinces, aux rois mêmes, quand ils faisaient leur entrée dans les villes. Ce don était encore fort usité à la fin du dix-septième siècle.
A la nouvelle année, aux mariages, aux fêtes des parents, on donnait des épices, et les boîtes de dragées ou de confitures sèches que l'on distribue encore à propos des baptêmes et, en de certaines régions, à propos des fiançailles, sont un vestige de l'ancienne coutume.
Quand on avait gagné un procès, on allait par reconnaissance offrir des épices à ses juges. Ceux-ci, quoique les ordonnances royales eussent réglé que la justice serait absolument gratuite, se crurent permis de les accepter, parce que, en effet, un présent aussi modique n'était pas fait pour alarmer la probité. Bientôt cependant l'avarice et la cupidité changèrent en abus vénal ce tribut de gratitude. Saint Louis décréta que les juges ne pourraient recevoir dans la semaine plus de dix sous en espices. Philippe le Bel leur défendit d'en accepter plus qu'ils ne pourraient en consommer journellement dans leur ménage. Mais le pli était pris, la coutume était établie. Au lieu de ces paquets de bonbons, dont la multiplicité embarrassait et dont on ne pouvait se défaire qu'avec perte, les magistrats trouvèrent plus commode d'accepter de l'argent. Pendant quelque temps il leur fallut une permission particulière pour être autorisés à cette nouveauté. Aussi voyons-nous alors les plaideurs qui avaient gagné leur procès présenter requête au parlement pour demander à gratifier leurs juges d'un présent.
Lorsqu'ils furent accoutumés à cette forme de rétribution, les juges oublièrent qu'en principe elles avaient été libres; ils en vinrent à penser qu'elles leur étaient dues, et en 1402 un arrêt intervint qui les déclara telles. Les plaideurs, de leur côté, au lieu d'attendre l'issue du procès pour payer les espices, ne craignirent pas de les présenter d'avance à des juges, qui les acceptèrent sans aucun scrupule. Et les juges ne tardèrent pas à transformer en tradition normale cette nouvelle coutume; de là cette formule si célèbre, qu'on lit en marge des rôles sur les anciens registres du parlement: non deliberetur donec solvantur species (il ne sera pas délibéré avant que les épices aient été payées). Jusqu'à la Révolution, d'ailleurs, les honoraires des juges ont conservé le nom d'épices.
275.—Vers le milieu du dix-septième siècle, en 1746, le joug que l'Espagne faisait d'ordinaire peser sur les Napolitains était devenu absolument insupportable, sous la vice-royauté d'un duc d'Arcos, qui ne semblait préoccupé que d'édicter les mesures les plus vexatoires et de frapper des impôts les plus lourds les choses les plus indispensables. Une taxe ayant été mise par lui sur les fruits et les légumes, principale nourriture des pauvres gens en été, un grand mécontentement agitait le populaire, qui n'attendait qu'une occasion pour se révolter. Le signal lui fut donné par un pauvre pêcheur, un jeune homme nommé Thomas Aniello, ou par abréviation Masaniello, qui, sommé de payer la taxe pour des fruits qu'il emportait du marché dans une corbeille, repoussa violemment l'employé du fisc et appela à son aide le peuple, qui, après avoir saccagé et incendié les bureaux de perception, porta en triomphe Masaniello et, le plaçant sur un trône improvisé, le déclara chef suprême ou roi de la ville de Naples.
Tout s'émeut, tout s'arme. Masaniello le pêcheur se voit bientôt obéi par une multitude, à laquelle la milice espagnole n'ose résister. Le vice-roi lui-même, cédant à la force des événements, négocie avec le monarque improvisé et reconnaît son autorité. Masaniello, après les premiers instants de joyeux et généreux triomphe, n'use bientôt plus de son pouvoir que pour donner les ordres les plus cruels. On incendie, on tue, on exerce partout le pillage et la vengeance. Ses partisans eux-mêmes sont d'autant mieux effrayés que sa tyrannie s'exerce contre plusieurs d'entre eux, ce qui s'explique enfin quand ils le voient tout à coup parcourir les rues en brandissant une épée, dont il frappe en aveugle sur tous ceux qu'il rencontre, puis, après ces signes évidents de démence furieuse, se réfugier dans sa demeure, où, saisi d'une profonde mélancolie, il se cache à tous les yeux. Le duc d'Arcos n'a pas de peine alors à exciter l'indignation publique contre le malheureux, qui, repris d'un accès de fureur, est tué à coups de fusil par un groupe d'hommes; et la multitude traîne son cadavre dans les rues. La royauté de Masaniello avait duré dix jours. Peu après cependant, ce même peuple qui l'a mis à mort et qui a insulté sa dépouille, fait à Masaniello de magnifiques funérailles.
Fig. 23.—Fac-similé d'une gravure publiée à Paris en 1647.
Cet épisode étrange de l'histoire de Naples, qui causa une grande émotion chez les contemporains, est devenu populaire chez nous depuis qu'il a servi de sujet à deux compositions lyriques, qui l'une et l'autre eurent un grand succès dans leur nouveauté et sont restées célèbres: Masaniello, opéra de Caraffa, et la Muette de Portici d'Auber. Nous reproduisons en fac-similé une gravure qui se vendait dans les rues de Paris à la fin de l'année 1647. Cet événement attirait d'autant mieux l'attention que, la France étant alors en guerre avec l'Espagne, ce n'était pas sans un certain sentiment de satisfaction que l'on voyait dans notre pays une des principales possessions espagnoles livrée à des agitations, qui continuèrent longtemps après la mort de Masaniello, et qui furent même sur le point d'enlever à la couronne d'Espagne cette partie de son domaine.
276.—Exemples des moyens de transport chez nos pères. En 1561, Gilles le Maître, premier président du parlement de Paris, stipulait dans le bail qu'il passait avec les fermiers de sa terre près de Paris, «qu'aux quatre bonnes fêtes de l'année et au temps des vendanges, ils lui amèneraient une charrette couverte et de la paille fraîche dedans, pour asseoir sa femme et sa fille, et qu'ils lui amèneraient aussi un âne ou une ânesse pour monture de leur fille de chambre. Il allait devant sur sa mule, accompagné de son clerc à pied.»
On lit dans le Journal de Paris du 15 mai 1782: «Le public est averti qu'à dater du 20 de ce mois, la voiture de Vincennes, qui ne partait qu'une fois par jour de Paris et de Vincennes, partira deux fois par jour de chacun de ces endroits, savoir: de Paris à dix heures du matin et à cinq heures du soir. La voiture se prendra à Vincennes au lieu accoutumé; à Paris chez le sieur Gibé, limonadier, à la porte Saint-Antoine, où l'on pourra retenir des places.»
277.—Chacun sait qu'aux années qui suivirent la terrilbe période révolutionnaire, époque où le style avait affecté en même temps soit la rudesse triviale, soit la plus pompeuse solennité, l'esprit d'extrême réaction avait mis à la mode une sorte de jargon efféminé dont le principal caractère consistait notamment dans la suppression des r. C'est ce qu'on appela la langue des Incroyables, ou plutôt des Incoyables, puisqu'une consonne trop dure ne pouvait alors figurer dans un mot quelconque. On sait cela, mais on a généralement oublié qu'au siècle précédent la préciosité, qui fit tant parler d'elle et à laquelle Molière porta les premiers coups, ne dut pas se borner à l'enflure et à la prétention dans la construction des phrases. Quelque chose de ce style affecté avait dû passer dans le langage proprement dit, c'est-à-dire dans l'articulation même des phrases, que précieux et précieuses alambiquaient à qui mieux mieux. Assurément Cathos, Madelon et le marquis de Mascarille, qui tortillaient si mièvrement la période, devaient avoir une prononciation particulière correspondant à la forme de leur phraséologie. Un contemporain de Molière, le comédien Poisson, qui a laissé quelques comédies assez insignifiantes comme conception première et comme mérite littéraire, mais très curieuses comme reflets des mœurs de l'époque, avait placé dans une de ses pièces intitulée l'Après-soupé des auberges, une certaine vicomtesse provinciale qui, voulant affecter en l'exagérant, bien entendu, le parler précieux, nous offre un témoignage du caractère que pouvait avoir ce langage, qui, dans la pièce imprimée, est orthographié comme il doit être prononcé. Les modifications de ce parler—le parler gueas, c'est-à-dire gras—portent sur l'r qui se change en l, sur le j qui se change en z, sur le c dur et le q qui deviennent t, sur le ch qui devient s ou c doux, etc. En entrant, la vicomtesse dit à une autre femme: