Curiosités Historiques et Littéraires
En lisant ce passage, on peut se demander quel est le Wendrock cité ici par le poète et dont le nom semble ne pas avoir passé autrement à la postérité.
Or ce Wendrock n'est autre que le célèbre Nicole, qui avait cru devoir traduire en latin les Lettres provinciales de Pascal, et qui avait pris ce pseudonyme pour publier sa traduction.
384.—On lit dans la Gazette de Renaudot à la date du 24 octobre 1631:
«Le vendredi 17 fut donné arrest en la Chambre de justice établie à l'arsenal, de condamnation aux galères à perpétuité avec confiscation de biens à l'encontre des nommés Senelle et Duval, pour avoir fait des jugements téméraires et sinistres de la santé du roi. La vie de ce monarque est trop chère au Ciel pour la soumettre aux caprices des hommes.»
D'où nous devons conclure qu'au beau temps de Louis le Juste—ainsi nommé parce qu'il était né sous le signe de la Balance—quelques paroles inconsidérées pouvaient avoir une certaine gravité.
385.—Astuce signifie ruse, finesse; il vient du mot latin astutia, qui lui-même dérive d'un mot grec, astu, lequel signifie ville, et même la ville par excellence, c'est-à-dire Athènes. La formation latine astutia semblerait donc indiquer que la ruse, la finesse à laquelle le mot s'applique, est plus particulièrement pratiquée à la ville qu'à la campagne.
386.—Toutes nos anciennes poésies provençales et même françaises étaient faites pour être chantées, sans en excepter nos plus longs romans en vers: d'où nous est venue cette façon de parler, en s'adressant à une personne qui raconte des choses incroyables ou sans raison: «Que nous venez-vous chanter là?»
387.—«Cet employé s'est fait mettre à pied,» dit-on communément de l'homme à qui ses chefs ont imposé un chômage, qui prend le caractère de punition par cela que la privation de traitement en est la conséquence. Cette manière de parler s'applique très souvent à des employés dont le service ne s'accomplit ni à cheval ni sur un véhicule quelconque.
Pour en trouver l'origine dans son sens positif, il faut évidemment se rappeler la tradition romaine qui conférait au censeur le droit d'interdire au chevalier qui avait démérité l'usage du cheval que lui avait donné la République.
Cette mise à pied constituait une sorte de dégradation et de note infamante, puisqu'elle excluait celui qui en était frappé de l'ordre des chevaliers.
Cette chevalerie tirait son origine des trois cents jeunes gens dont Romulus forma sa garde, et qu'il nomma Célères (du nom de l'un d'entre eux, qui était un marcheur d'une rapidité remarquable). L'ordre des chevaliers tenait à Rome le milieu entre le sénat et le peuple, et formait comme un lien unissant les plébéiens avec les patriciens. Pour y être admis, il suffisait d'être né libre, d'avoir environ dix-huit ans et quatre cent mille sesterces de revenu (c'est-à-dire environ cinquante mille francs de notre monnaie). Le cheval que montaient les chevaliers leur était donné par la République. Ils portaient au doigt un anneau d'or, différent de celui du peuple, qui était de fer. Leur tunique était brodée d'ornements en forme de clous, ce qui la faisait nommer angusticlave. Ils avaient des places d'honneur aux assemblées et spectacles publics.
La dignité de chevalier approchait de celle de sénateur; c'était d'ailleurs parmi les chevaliers qu'étaient choisis les nouveaux membres du sénat. Chaque année, vers le milieu du mois de juillet, tous les chevaliers, ayant une couronne d'olivier sur la tête, revêtus de leur robe de cérémonie, montés sur leurs chevaux et portant les ornements militaires qu'ils avaient reçus des généraux pour prix de leur valeur, formaient un défilé, allant du temple de l'Honneur, qui était hors des murs, au Capitole. Là se tenait assis le censeur, qui les passait en revue: si quelque chevalier menait notoirement une vie dissolue, s'il était prouvé qu'il avait diminué son revenu, au point qu'il ne lui en restât pas assez pour tenir dignement son rang de chevalier, ou s'il avait eu peu de soin de son cheval, le censeur lui ordonnait de le rendre. Il était alors noté de paresse et exclu de l'ordre. Si, au contraire, le censeur était content, il lui ordonnait de passer outre avec son cheval. Le censeur, la revue achevée, lisait la liste des chevaliers; celui qui était nommé le premier portait pendant l'année le titre de Prince de la jeunesse. La guerre était la principale fonction des chevaliers, mais ils avaient aussi le droit de juger un certain nombre de causes conjointement avec le sénat. En général, ils étaient en haute réputation d'intégrité, et c'était parmi eux que l'on prenait les hommes chargés du maniement des deniers publics.
388.—On appelait autrefois reines blanches les veuves des rois de France, qui avaient coutume de porter en blanc le deuil du roi défunt. Anne de Bretagne fut la première veuve qui porta en noir le deuil de son premier mari Charles VIII, dont la mort lui causa une douleur sincère et profonde. A la mort de cette princesse, son second mari, Louis XII, porta aussi son deuil en noir, et depuis il en a toujours été de même. Les coutumes relatives aux deuils offrent d'ailleurs un grand nombre de particularités curieuses. Ainsi, à la cour de France, quand un roi mourait, son successeur ne portait de vêtements noirs que pendant la cérémonie funèbre, et, comme pour proclamer le principe que le roi ne meurt pas, il revêtait aussitôt après des habits de couleur pourpre-violet.
Au siècle qui a précédé le nôtre, il y avait encore en plusieurs pays d'Europe certaines traditions de deuil fort bizarres; nous en citerons pour exemple les trois figures que nous reproduisons d'après des estampes du temps. La figure du milieu représente une marchande catholique de la ville de Nuremberg, portant le deuil de son mari. Elle a un couvre-chef évasé en batiste bien blanche et bien empesée, une jupe noire et un manteau de même couleur qui lui descend jusqu'aux genoux. Un grand voile blanc pend derrière sa coiffure. Un morceau de la même toile, long de quatre pieds et large de deux, tendu sur un cadre de fil métallique, est attaché par le milieu aux habits; maintenu au-dessous des lèvres, il couvre tout le devant du corps.
La figure de gauche représente une dame de Strasbourg, en grand deuil d'un mari, d'un père, d'un frère ou d'un oncle; elle devait porter cette coiffure pendant toute la durée du grand deuil. La figure de droite est celle de toutes les femmes assistant à l'enterrement.
Fig. 31.—Divers costumes de deuil au dix-huitième siècle, d'après des estampes du temps.
389.—On pourra, dit Saint-Foix, juger de l'état des serfs en France par cette charte:
«Qu'il soit notoire à tous ceux qui ces présentes verront, que nous Guillaume, évêque indigne de Paris, consentons qu'Odeline, fille de Radulphe Gaudin, du village de Cérès, femme serve de notre église, épouse Bertrand, fils du défunt Hugon, du village de Verrières, homme serf de Saint-Germain des Prés, à condition que les enfants qui naîtront dudit mariage seront partagés entre nous et ladite abbaye; et que si ladite Odeline vient à mourir sans enfants, tous ses biens mobiliers et immobiliers nous reviendront; de même que tous les mobiliers dudit Bertrand retourneront à ladite abbaye, s'il meurt sans enfants. Donné l'an douze cent quarante-deux.»
Comme, parmi les enfants, il y en a de mieux constitués, de mieux faits, ou qui ont plus d'esprit les uns que les autres, les seigneurs les tiraient au sort. S'il n'y avait qu'un enfant, il était à la mère, et par conséquent à son seigneur; s'il y en avait trois, elle en avait deux; et s'il y en avait cinq, elle en avait trois, etc. «Ces serfs, ces hommes de corps, ces gens de poeste (de corpore et potestate, c'est ainsi qu'on les appelait), composaient les deux tiers et demi du royaume; ils ne pouvaient disposer d'eux, se marier hors de la terre de leur seigneur, ni en sortir sans sa permission; il était le maître de les donner, de les vendre, de les échanger et de les revendiquer partout, même s'ils s'étaient avisés de se faire d'Église. L'abbé de Saint-Denis, en 858, fut pris par les Normands: on donna pour sa rançon six cent quatre-vingt-cinq livres d'or, trois mille deux cent cinquante livres d'argent, des chevaux, des bœufs, «et plusieurs serfs de son abbaye, avec leurs femmes et leurs enfants». Un pauvre gentilhomme se présenta un jour avec deux filles qu'il avait devant Henri, surnommé le Large, comte de Champagne, et le pria de vouloir bien lui donner de quoi les marier. Artaud, intendant de ce prince, devenu riche, arrogant et dur comme tout intendant, repoussa ce gentilhomme, en lui disant que son maître avait tant donné qu'il n'avait plus rien à donner: «Tu as menti, vilain, dit le comte; je ne t'ai pas encore donné; tu es à moi. Prenez-le, ajouta-t-il en s'adressant au gentilhomme, je vous le donne, et je vous le garantirai.» Le gentilhomme empoigna son Artaud, l'emmena et ne le lâcha point qu'il ne lui eût payé cinq cents livres pour le mariage de ses deux filles.»
390.—Il fut un temps à Rome où il y avait des experts gourmets en titre, chargés de distinguer si certains poissons avaient été pris à l'embouchure du Tibre ou plus avant, si les foies d'oies provenaient de bêtes engraissées avec des figues fraîches ou des figues sèches. Ces experts étaient regardés par les amis de la bonne chère comme des hommes essentiels dans l'État.
On sait, d'autre part, que, les engraisseurs de grives ayant reconnu que les figues données pour aliment à ces bestiaux produisaient un bien meilleur effet quand elles avaient été mâchées par des hommes, il y avait des gens faisant profession d'être mâcheurs de figues pour les grives.
391.—Les abécédaires furent, au seizième siècle, des sectaires qui prétendaient que, pour être sauvés, il fallait ignorer jusqu'à son A B C, c'est-à-dire ne connaître pas même les premières lettres de l'alphabet. Storcs, disciple de Luther, chef de cette secte, enseignait que chaque fidèle pouvait connaître le sens de l'Écriture aussi bien que les docteurs, vu que c'était Dieu seul qui en donnait l'intelligence à ceux qu'il jugeait dignes de cette science.
392.—Quand les fables de Lamotte parurent, beaucoup de personnes, prévenues sans raison aucune, affectèrent de les trouver détestables. Dans un souper au Temple, chez le prince de Vendôme, le célèbre abbé de Chaulieu, l'évêque de Luçon, fils de Bussy-Rabutin, un ancien ami de Chapelle, plein d'esprit et de goût, l'abbé Courtin et plusieurs autres bons juges des ouvrages s'égayaient aux dépens du nouveau fabuliste. Le prince de Vendôme et le chevalier de Bouillon enchérissaient sur eux tous, pour accabler le pauvre auteur. Voltaire, qui était de ce souper, gardait le silence, lorsque, l'un de ces messieurs lui demandant son avis: «Vous avez bien raison, dit-il; quelle différence du style de Lamotte à celui de la Fontaine! Et, à ce propos, avez-vous vu la dernière édition des fables de cet auteur?—Non.—Alors vous ne connaissez pas la charmante fable qu'on a retrouvée dans les papiers d'une ancienne amie du poète?—Non.—Eh bien! écoutez, je l'ai apprise par cœur, tant elle m'a semblé heureusement tournée.»
Sur quoi, l'auteur de la Henriade se met à leur réciter la fable en question. Et tous de s'écrier: «Admirable!... Étonnant! Quelle naïveté! Quelle grâce! C'est la nature dans toute sa pureté!—Cependant, Messieurs, cette fable est de Lamotte,» leur dit Voltaire.
Alors ils la lui firent répéter; et, d'une commune voix, ils la trouvèrent... du dernier détestable.
393.—Chez les Locriens, le citoyen qui proposait d'abolir ou de modifier une des lois établies devait se présenter devant l'assemblée du peuple, portant au cou un nœud coulant, que l'on serrait jusqu'à ce que mort s'ensuivît si sa proposition n'était pas approuvée. Aussi Démosthènes dit-il que pendant deux siècles il ne fut fait qu'un seul changement aux lois de ce peuple, et voici dans quelles circonstances. Le principe du talion étant admis dans la législation locrienne, une loi disait que celui qui crevait un œil à quelqu'un devait perdre l'un des siens. Or, un Locrien ayant menacé un borgne de lui crever un œil, cet infirme, s'étant présenté devant le peuple avec la corde au cou, représenta que son ennemi, en s'exposant à la peine du talion, imposée par la loi, éprouverait un malheur infiniment moindre que le sien. Le peuple, reconnaissant la justesse de cette observation, décida unanimement qu'en pareil cas on arracherait les deux yeux à l'agresseur.
394.—Avant que les Romains eussent des cadrans solaires, ce qui ne fut qu'au temps de la première guerre punique, ils étaient assez ignorants sur la division du jour. Ils ne connaissaient que le soir et le matin; et ils crurent leur science fort augmentée quand on y joignit le midi.
Un crieur public se tenait en sentinelle dans le lieu où s'assemblait le sénat, et dès qu'il apercevait que les rayons du soleil tombaient directement entre la tribune aux harangues et le lieu qu'on appelait la station des Grecs, il criait à haute voix: «Romains, il est midi!»
Et c'était tout ce que les citoyens savaient des heures du jour.
395.—On dit quelquefois d'une personne accommodante qu'elle est comme le quatrain de Saint-Honoré, qu'on peut tourner et retourner sans qu'il s'en trouve plus mal. Qu'est-ce donc que ce quatrain de Saint-Honoré?
Rien de plus qu'une sorte de plaisanterie du poète Santeuil, qui, bien qu'ayant conquis la célébrité par des hymnes sacrées, était l'être le plus fantaisiste de la création. Or, Santeuil, ayant fait un jour ce quatrain:
démontra que l'ordre de ces quatre vers pouvait être interverti une vingtaine de fois sans en changer le sens:
396.—Le terme d'enregistrer, dit l'historien Velly, était inconnu avant saint Louis. Jusque-là les actes avaient été inscrits sur des peaux ou parchemins, cousus les uns au bout des autres, que l'on enroulait à la manière des anciens; aussi, au lieu de dire les registres, on disait les rouleaux du parlement ou de tout autre corps ou institution. Jean de Montluc, greffier en chef de la cour, recueillit en différents cahiers reliés ensemble les principaux textes d'arrêts ou d'ordonnances qui avaient été rendus avant lui et de son temps. Et ce sont ces compilations qui ont donné commencement aux expressions registre et enregistré, du latin registum, quasi iterum gestum, c'est-à-dire porté, rendu de nouveau, parce que recueillir ces textes c'était en quelque sorte leur donner une nouvelle existence. Cet établissement de registres est la véritable origine de l'enregistrement des ordonnances, lettres patentes, etc., formalité d'abord appliquée seulement aux actes publics, puis, plus tard, étendue aux actes privés ayant besoin d'une sanction légale.
397.—Pendant la féodalité, on appelait droit d'ost le service militaire que chaque suzerain avait le droit d'exiger de ses vassaux, avec le nombre d'hommes d'armes stipulé dans les chartes de concessions. Les mineurs, les femmes, les ecclésiastiques, pouvaient se faire remplacer par leurs sénéchaux. Le service imposé était de quarante ou soixante jours. Ne pas répondre à l'appel du seigneur était un cas de forfaiture, qui entraînait la confiscation du fief. Le droit d'ost tomba en désuétude dès que le roi se fut constitué une armée permanente, qui n'obéissait qu'à lui seul.
398.—Quand Jean-Jacques Rousseau apprit la mort de Louis XV: «J'en suis vraiment désolé, dit-il.
—Vous aimiez donc beaucoup le roi?
—Non, répliqua le philosophe ombrageux; mais quand il vivait, nous partagions, lui et moi, la haine des Français. Maintenant je vais l'avoir pour moi seul.»
399.—Dans les éditions actuelles de la Henriade on lit au premier livre le passage suivant:
Dans l'édition primitive il y avait:
Pourquoi cette variante? Pourquoi cette substitution de Mornay à Sully?
On dînait chez le duc de Sully, descendant du grand ministre de Henri IV et alors ministre lui-même. Une discussion s'éleva. Le chevalier de Rohan, fort décrié pour son usure et sa poltronnerie, trouve mauvais que Voltaire ose le contredire. «Quel est donc, demande-t-il, ce jeune homme qui parle si haut?—Monsieur le chevalier, répond le poète, c'est un homme qui ne traîne pas un grand nom, mais qui sait honorer celui qu'il porte.» Le chevalier se lève et disparaît. Les convives applaudissent Voltaire, et le duc de Sully s'écrie: «Tant mieux si vous nous en avez délivrés!»
Quelques jours plus tard, comme Voltaire dînait de nouveau chez le même duc de Sully, il est attiré sous un prétexte quelconque à la porte de l'hôtel, où des laquais, que commandait le chevalier de Rohan en personne, le bâtonnent jusqu'à ce que le maître leur fasse signe de le laisser,—d'ailleurs à demi mort.
Voltaire crut tout naturellement que le duc de Sully lui ferait rendre justice; mais le ministre ferma si bien l'oreille à ses plaintes que le poète, pour avoir trop manifesté sa colère, fut enfermé à la Bastille. Irrité de cette trahison, il tira de ce déni de justice la seule vengeance qui fût à sa portée. Quand on réimprima la Henriade, il raya le nom du ministre de Henri IV, pour punir le ministre de Louis XV. Et voilà comment Mornay prit dans le poème la place de Sully.
400.—On disait autrefois, pour caractériser le genre de vie du campagnard: Il doit pleuvoir sur un fermier presque autant que sur un buisson. On voulait indiquer par là que le fermier, laissant à sa femme les soins de l'intérieur, devait s'occuper sans cesse du travail des terres, et, par conséquent, rester constamment exposé à toutes les intempéries.
401.—Le nom de Louverture, sous lequel est connu le nègre Toussaint (François-Dominique), libérateur de Saint-Domingue, n'est qu'un sobriquet, et voici comment il lui fut donné. Après l'insurrection de Saint-Domingue, Toussaint était chef d'une bande de partisans qui faisait une guerre très désastreuse aux Français. Quand la République eut décrété l'abolition de l'esclavage, Toussaint fut reconnu par le gouverneur Laveaux comme général de division et combattit énergiquement les Espagnols. Les succès qu'il obtenait firent dire au commissaire de la République: «Cet homme fait ouverture partout.» La voix publique le surnomma aussitôt l'Ouverture.
402.—«Il faut toujours en venir à l'expende Annibalem du satirique,» dit un philosophe, qui, par là, fait allusion à un passage de la satire X de Juvénal: Expende Annibalem: quot libras in duce summo invenies, etc. «Pèse la cendre d'Annibal, et dis-moi combien de livres pèsent les restes de ce chef célèbre. Le voilà donc, celui que ne pouvait contenir l'Afrique; il ajoute l'Espagne à son empire et franchit les Pyrénées. En vain la nature lui oppose les Alpes et leurs neiges éternelles, il entr'ouvre les rochers, il brise les montagnes par le vinaigre (assertion qui a donné lieu à bien des commentaires; voir no 282). Déjà l'Italie est en son pouvoir... O gloire! il est vaincu; il fuit en exil, et cet illustre client attend à la porte d'un roi de Bithynie le réveil de son hôte orgueilleux. Il ne périra, ce fléau des Romains, ni par le glaive ni par les flèches. Un anneau empoisonné vengera le sang qu'il fit couler à Cannes.»
Victor Hugo semble s'être inspiré de ce passage quand il a dit:
403.—«Eh! mon Dieu! qui donc ici-bas ne fait un peu cuire ses pois?» dit un plaisant, à propos d'un homme qui sait accommoder les lois et la morale à ses facilités. C'est une allusion à une anecdote assez connue, que cite un vieux conteur en ces termes: «Un confesseur avait ordonné à son pénitent de faire, pour l'expiation de ses péchés, un pèlerinage au Calvaire avec des pois dans ses souliers. Celui-ci, trouvant la tâche pénible, et voulant toutefois obéir à son directeur spirituel, fit cuire les pois.» Peu rares sont les gens qui agissent de même: d'où le dicton proverbial.
404.—D'où vient le nom de rue de la Jussienne donné à une rue de Paris?
—Dans la rue Montmartre, au coin de la rue que l'on nomme aujourd'hui rue de la Jussienne, il y avait autrefois une chapelle consacrée à sainte Marie l'Égyptienne. Cette chapelle, qui appartint au premier établissement que les Augustins aient fait à Paris et servait encore, en 1779, spécialement «au corps et communauté de marchands drapiers», a naturellement donné son nom à la rue adjacente, qu'on appela rue de Sainte-Marie-l'Égyptienne, et, par abréviation, rue de l'Égyptienne. Mais à une époque où il n'y a point de règles fixes pour l'écriture qui conservent la prononciation, la corruption fait dans les mots des ravages plus ou moins considérables, selon qu'il se composent de syllabes se prêtant plus ou moins aux transformations. La rue de l'Égyptienne en est un exemple frappant. Elle devint successivement rue de la Gipecienne, de Égyzzienne, de l'Ajussiane, pour arriver enfin à l'appellation moderne rue de la Jussienne.
405.—Dans le récit d'un Voyage en Égypte, publié en 1735, l'abbé Mascrier parle d'un hôpital établi par les califes avec une magnificence et des soins incroyables, dans lequel, entre autres choses imaginées pour le soulagement des malades, étaient plusieurs salles particulières, où ceux qui ne dormaient pas pouvaient se rendre. Ils y trouvaient des musiciens qui les récréaient par le son des instruments, et des hommes gagés pour les égayer par des contes. Et, paraît-il, la médecine obtenait de ces remèdes de très heureux résultats.
406.—D'après les analyses chimiques les plus exactes, il est aujourd'hui démontré que le fer subsiste, dans le sang et dans l'organisme de l'homme et des animaux, dans une proportion qui peut aller jusqu'à plus de six grammes pour mille. On croit même assez généralement que c'est au fer qu'est due la couleur rouge du sang. C'est la rate qui en contient le plus. Ce métal paraît aussi nécessaire à la constitution des végétaux, et ceux-ci, suivant leur espèce, l'accumulent de préférence dans tel ou tel organe. On peut donc dire que le fer se rencontre normalement dans toutes les substances qui servent d'aliments à l'homme et aux animaux domestiques. Le célèbre chimiste Boussingault, après tout un ensemble d'analyses, a dressé un tableau auquel nous empruntons quelques exemples.
| SUBSTANCES A L'ÉTAT FRAIS |
FER A L'ÉTAT MÉTALLIQUE |
|---|---|
| Sang de bœuf | 0gr, 0375 |
| — de porc | 0 0631 |
| Chair de bœuf | 0 0048 |
| — de porc | 0 0029 |
| Lait de vache | 0 0018 |
| — de chèvre | 0 0004 |
| Pain de froment | 0 0048 |
| Avoine | 0 0131 |
| Pommes de terre | 0 0016 |
| Eau de Seine | 0 00004 |
| Chou vert | 0 0022 |
| etc. |
Ces constatations bien et dûment faites, les physiologistes ont dû interroger les minéralogistes, pour savoir s'il est également avéré que tous les sols contiennent en proportions quelconques les gisements de fer qui doivent fournir à la végétation cet élément métallique. Or, comme la réponse des minéralogistes ne pouvait être que négative pour le plus grand nombre des régions, les physiologistes furent longtemps en droit de se demander si quelque opération naturelle et spontanée, mais non encore expliquée, n'arrivait pas à former de toutes pièces ce corps réputé simple, devenant alors corps composé. Mais enfin sont venus les météorologistes et cosmographes, constatant, par des observations aussi précises que curieuses, des chutes en quelque sorte perpétuelles sur notre globe de poussière cosmique, dont le fer est un des éléments principaux. Il est évident que la présence de ces poussières atmosphériques—auxquelles, dans un livre spécial, M. G. Tissandier a consacré un chapitre fort intéressant—est assez difficile à percevoir sur notre sol en temps et lieux ordinaires; mais l'on a pu facilement la constater sur les neiges, et M. Nordenskiold notamment, lors de ses explorations vers le pôle boréal, a maintes fois recueilli de ces poussières, dont l'aimant lui révélait la nature ferrugineuse. Nous pouvons ajouter d'ailleurs que les frôlements des roues ferrées, des fers de chevaux, des outils des cultivateurs, répandent sur les routes et dans les champs de nombreuses particules de fer, que disséminent les vents et dont la végétation bénéficie. Plus on médite sur le grand mouvement de transformation universelle, et plus se font nombreux les sujets d'étonnement.
407.—Un vieux savant, pauvre, simple, frugal, ayant dit, au cours d'un repas, qu'il se résignerait sans peine au sort du bonhomme Simulus, la maîtresse de maison lui demande quel est ce Simulus. Alors le vieux savant, citant de mémoire, résume ainsi un petit poème de Virgile intitulé Moretum:
«Simulus est un rustique, qui vit dans un petit champ. A la voix du coq, le vieux Simulus quitte son grabat, au moment où blanchit l'aurore; il ravive les tisons de son foyer, prend du grain, qu'il moud et dont il tamise lui-même la farine. Tout en chantant, de cette farine il forme des tourteaux de pain, qu'il porte ensuite dans un four qui a été chauffé par une vieille et noire Africaine, sa seule servante.
«Tandis que le feu agit, Simulus ne laisse point s'écouler l'heure oisive. Les dons seuls de Cérès (le blé) ne flatteraient pas suffisamment son palais; il veut y joindre quelque autre mets plus relevé. Au foyer de sa cabane ne sont point suspendus le dos du porc et ses membres imprégnés de sel. On y voit simplement le fromage arrondi.
«A côté de la maisonnette est un jardin où croissent des légumes de toutes sortes. Simulus va donc dans son jardin; se baissant sur la terre, il en tire quatre aulx, il prend de la rue, du céleri, de la coriandre; puis il rentre, appelle sa vieille servante, à qui il dit d'apporter le mortier, dans lequel il met les herbes qu'il a cueillies; il ajoute un peu de sel et la croûte d'un fromage; puis quand, à l'aide du pilon, il a bien broyé et mêlé tout cela, il verse goutte à goutte par-dessus la liqueur de Pallas (l'huile d'olive), et, tournant la masse avec le pilon, il la transforme en une pâte molle, dont il fait ensuite un seul globe, qui est le moretum, c'est-à-dire le mets appétissant, fortifiant, qui donnera de la saveur au pain et soutiendra la vigueur du vieux Simulus.
Fig. 32.—La préparation du moretum, fac-similé d'une gravure d'une édition de Virgile de 1503.
«Voilà, Madame, ce que c'est que le bonhomme Simulus. Si le cœur vous en dit, vous pouvez expérimenter la recette du moretum, qui, à vrai dire, n'est autre chose que l'ailloli provençal actuel, avec adjonction de quelques herbes aromatiques. J'en ai essayé, c'est excellent, je vous jure...
—Je vous crois sur parole,» dit la dame, qui ne parut pas toutefois bien désireuse d'aller aux preuves matérielles.
Nous joignons à cette citation du vieux poète romain le fac-similé d'une naïve gravure sur bois empruntée à une édition de ses œuvres faite dans les premières années du seizième siècle, et qui représente la préparation du moretum.
408.—Sous le nom de révolte des Cascaveaux on désigne des troubles qui eurent lieu en Provence dans la première moitié du dix-septième siècle, à propos de nouvelles taxes que le gouvernement royal avait mises sur les vins, et de modifications dans les juridictions financières de la province, nommées alors élections. Partout où il était question des nouvelles mesures fiscales, des réunions avaient lieu pour organiser la résistance et le refus de payement. Or, comme les conjurés avaient pris pour signe de ralliement un grelot ou une sorte de sonnette, qui s'appelle dans l'idiome du pays un cascavet, ils furent appelés Cascaveaux.
409.—M. Thierri, célèbre docteur du dix-huitième siècle, fut un jour mandé pour soulager un homme travaillé d'une pituite violente;—cet homme ne serait autre que Diderot.—Il se transporte chez le malade, lui tâte le pouls, l'interroge.
Le patient ne peut répondre que par sa toux; il est saisi d'un paroxysme épouvantable.
Ses efforts lui font arracher une matière verdâtre épaisse... Le médecin la considère attentivement pendant quelques instants. Puis, voyant que le malade est en état de lui répondre: «N'avez-vous pas, Monsieur, un état de fièvre continuelle?—Oui, docteur.—Avec des redoublements?—Oui, docteur.—Tant mieux! et un violent mal de tête?—Hélas! oui, docteur!—A merveille! et quand vous toussez, un spasme universel?—Plaît-il?—C'est-à-dire un mouvement convulsif dans tous les membres?—Oui, docteur.—Ah! que je suis content!—Vous êtes content, docteur?—Oui, c'est la pituite vitrée, maladie perdue depuis des siècles, que j'ai le bonheur de retrouver. Rien n'égale ma satisfaction!—Ah! docteur, votre air joyeux me console! vous trouvez donc que ma maladie est...—Mortelle! réplique brusquement l'Esculape.—Mortelle! Ah! Ciel! que dois-je faire?—Votre testament,» lui dit M. Thierri pour toute consolation; et il le quitte en répétant en lui-même, le long du chemin: «La pituite vitrée! Que je vais surprendre agréablement mes confrères, en leur annonçant cette heureuse découverte!» (Journal de Favart, 1765.)
410.—«En 1245, le curé de Saint-Germain-l'Auxerrois, étant monté en chaire le jour de Pâques, dit que le pape (Innocent IV) voulait que dans toutes les églises de la chrétienté on dénonçât comme excommunié l'empereur Frédéric II. «Je ne sais pas, ajouta-t-il, quelle est la cause de cette excommunication, je sais seulement que le pape et l'empereur se font une rude guerre; j'ignore lequel des deux a raison; mais, autant que j'en ai le pouvoir, j'excommunie celui qui a tort, et j'absous l'autre.»
«Frédéric II, à qui ce trait fut rapporté, envoya des présents au curé, qui en fit bénéficier ses pauvres.» (Fleury, Histoire ecclésiastique.)
411.—Édouard Ier, roi d'Angleterre, mort en 1330, ayant fait appeler son fils aîné, qui devait lui succéder, lui fit jurer sur le saint Évangile, en présence des barons, qu'aussitôt qu'il aurait rendu le dernier soupir, il ferait mettre son corps mort dans une chaudière et le ferait bouillir, jusqu'à ce que la chair se séparât des os, et après ferait mettre la chair en terre, et, dit Froissart, garderait les os; puis, toutes les fois que les Écossais se rebelleraient contre lui, il semondrait ses gens pour aller contre eux et porterait avec lui les os de son père. Car il tenait pour certain que tant que son successeur aurait ses os avec lui, les Écossais seraient toujours battus. Le chroniqueur ajoute qu'Édouard II n'accomplit mie ce qu'il avait promis, mais qu'il fit rapporter et ensevelir à Londres le corps de son père, dont lui méchut, pour n'avoir pas observé la parole donnée au mourant.
412.—Colbert fut enterré dans l'église Saint-Eustache de Paris. On lui éleva un tombeau, sur la pierre duquel le ministre célèbre était représenté à genoux, revêtu du manteau et des ordres du roi.
Un jour, l'on trouva au cou de la statue un carton portant ce vers latin:
(C'est chose fort risible de voir en prière celui qu'aucune prière n'a jamais pu fléchir.)
413.—Le jeu dit de croix ou pile consiste à jeter en l'air une pièce de monnaie, et l'on gagne quand, avant la chute, on a nommé celui des deux côtés qui se présente par-dessus. Plus communément aujourd'hui l'on dit jouer à pile ou face, ou encore jouer à tête ou pile. Les deux termes face et tête s'expliquent également par cela que le côté auquel ils correspondent est celui où se trouve soit la figure d'un souverain, soit l'image symbolique d'une nation. Autrefois à la place de cette figure était une croix, ce qui motivait l'expression consacrée. Mais nous pouvons nous demander ce que signifiait l'expression pile, qui est encore usitée pour désigner les revers de la pièce, mais que rien ne rappelle. Or ce terme date d'une époque où ce côté des pièces de monnaie représentait ordinairement un navire, qui dans le vieux langage français se nommait pile, et qui d'ailleurs a tout naturellement formé notre mot pilote, signifiant conducteur de navire.
414.—Ce fut en faveur d'un riche orfèvre, nommé Raoul, que furent accordées ou plutôt vendues, sous le règne de Philippe III, les premières lettres d'anoblissement. Il va de soi que le monarque, donnant à ses successeurs l'exemple de battre monnaie avec ce genre de faveur, dut trouver un prétexte pour expliquer qu'il reçût de l'argent en retour du titre concédé. La noblesse conférant alors à celui qui la possédait la dispense de tout impôt, la somme qu'on exigea de l'anobli fut, dit-on, perçue pour «indemniser la couronne des subsides dont la lignée du nouveau noble allait être affranchie et comme aumône au peuple, qui se trouverait chargé d'autant par cette exemption».
415.—André Rudiger, médecin à Leipzig, s'avisa, étant au collège, de faire l'anagramme de son nom en latin; il trouva de la manière la plus exacte, dans Andreas Rudigerus, ces mots: arare rus Dei dignus, qui veulent dire: digne de labourer le champ de Dieu. Il conclut de là que sa vocation était pour l'état ecclésiastique, et se mit à étudier la théologie. Peu de temps après cette belle découverte, il devint précepteur des enfants du célèbre Thomasius. Ce savant lui dit un jour qu'il ferait mieux son chemin en se tournant du côté de la médecine. Rudiger avoua que naturellement il avait plus de goût et d'inclination pour cette science; mais qu'ayant regardé l'anagramme de son nom comme une vocation divine, il n'avait pas osé passer outre. «Que vous êtes simple! lui dit Thomasius; c'est justement l'anagramme de votre nom qui vous appelle à la médecine. Rus Dei, n'est-ce pas le cimetière? Et nul ne le laboure mieux que les médecins.» Rudiger ne put résister à cet argument, et se fit médecin.
416.—«Je me repens d'avoir consacré tant de peine et de temps à la science.» Ainsi disait, au moment de mourir, Roger Bacon, célèbre moine anglais du treizième siècle, qui fut un des plus puissants génies du moyen âge. Ses travaux, ses découvertes, ses vues sur toutes les branches du savoir humain, ont fait de lui un précurseur du grand mouvement scientifique moderne. Et s'il regretta en mourant de s'être passionné pour la science, c'est qu'en avance sur son époque, il dut à ses idées, à ses théories, d'être presque sans cesse non seulement méconnu, mais persécuté par ses contemporains, qui s'obstinaient à voir en lui ce qu'on appelait alors un magicien, c'est-à-dire un affidé des puissances infernales, en révolte contre l'esprit de Dieu.
On attribue à tort à Roger Bacon l'invention de la poudre, dont le premier usage en Occident remonte en effet au siècle où il vivait, mais qui a bien pu nous être apportée de l'extrême Orient, où elle était connue depuis très longtemps déjà.
417.—La majorité de nos preneurs d'absinthe ignorent assurément que le nom de la plante à laquelle ils doivent leur boisson favorite joua jadis un rôle très important, dans les allusions politiques d'une époque assez triste de notre histoire.
C'était au temps où le duc Albert de Luynes, qui avait été d'abord l'un des pages du jeune Louis XIII, et qui avait capté la faveur du prince en lui dressant des pies-grièches pour chasser aux oisillons dans les jardins royaux, était devenu ministre tout-puissant, et fort détesté. Un plaisant remarqua qu'une plante, qui n'était guère alors employée que comme remède, d'ailleurs reconnu très efficace, l'absinthe, portait le nom vulgaire d'aluine (nom qui sans doute, dit le Dictionnaire de Trévoux, dérivait d'aloès, à cause de son amertume). Étant donnée l'analogie de ce nom avec celui du favori, objet de l'exécration générale,—analogie que l'on augmentait encore en écrivant aluyne,—il devint bientôt de mode d'épiloguer à l'aide de ce rapprochement, tant dans le langage usuel que dans les écrits satiriques répandus à profusion. Nous en trouvons notamment la preuve dans un recueil, qui fut fait en 1620, des principales pièces dirigées contre le très impopulaire ministre.
Et d'abord le livre porte pour épigraphe deux versets du prophète Jérémie: «Parce qu'ils ont abandonné ma loi, dit l'Éternel des armées, et n'ont point marché selon elle, voici, je vais donner à ce peuple de l'aluyne (absinthe) à manger, et je leur donnerai à boire de l'eau de fiel.»
Ailleurs, c'est un sixain en forme d'avertissement, qui dut être semé un peu partout:
On nommait alors catholicon un purgatif composé de rhubarbe et de séné, que l'on considérait comme une sorte de panacée. Au temps de la Ligue, les auteurs de la fameuse Satire Ménippée avaient donné le titre de catholicon d'Espagne à l'un de leurs pamphlets dirigé contre l'intervention de Philippe II, roi d'Espagne.
Vient ensuite une espèce de chanson en une trentaine de couplets, intitulée les Admirables Propriétés de L'ABSINTHE, nommée par les Espagnols ALOZNA, par les Italiens ASSENTIO, par les Allemands WERMUT, par les Polonais PYOLIIN, par les Bohêmes PELIMENK, par les Arabes AFFINTHIUM, et par les Français L'HERBE DE L'ALUYNE: le tout recueilli par un secrétaire de LA FAVEUR, disciple de TABARIN.
418.—Dans une discussion sur la prononciation dite classique, un journal de 1796 constate qu'alors à la Comédie française les acteurs faisaient très souvent entendre l's du pluriel, non seulement quand cette lettre se lie avec une voyelle qui la suit, mais encore devant les consonnes, et qu'ils faisaient régulièrement sonner l'r des infinitifs en er. Par exemple ces vers:
étaient prononcés comme s'ils eussent été écrits:
A la vérité, dans ce dernier cas, les acteurs ne faisaient qu'appliquer à des mots placés dans le corps du vers la règle forcément adoptée pour certaines rimes dites normandes, ainsi nommées parce qu'elles reposent sur un mode de prononciation fréquent en Normandie, qui consiste à donner à la terminaison des infinitifs en er le son de air. Les exemples de ces rimes sont assez fréquents chez les meilleurs auteurs du dix-septième siècle.
Ainsi, dans Bajazet, de Racine, nous trouvons, acte II, scène Ire:
et dans la scène III du même acte:
Du dix-septième siècle à nous, maint poète a fait usage des rimes normandes, qui, croyons-nous, ne seraient plus tolérées aujourd'hui.
419.—Lorsque Damiens, qui avait frappé Louis XV d'un coup de canif, fut interrogé, il cita plusieurs conseillers au parlement. «Je les nomme, dit-il, parce que j'en ai servi, et presque tous sont furieux contre M. l'archevêque.» Ces mots, dit un chroniqueur, ou plutôt la malignité naturelle aidée de la haine que tant de gens, et notamment les ecclésiastiques, portaient aux membres du parlement, firent croire ou dire que ce corps (le parlement) avait tramé la perte de Louis XV et aiguisé le fer dont Damiens le frappa le 5 janvier 1757. On crut d'ailleurs en voir la preuve dans l'anagramme qui fut faite sur le nom du régicide François-Robert Damiens, où l'on trouva: Trame de robins français.
On sait qu'immédiatement arrêté et chargé de fers,—comme on peut le voir dans le fac-similé d'une gravure du temps que nous publions,—Damiens subit toutes les tortures de la question sans laisser échapper aucun aveu pouvant faire penser qu'il avait des complices. Il fut condamné à avoir la main droite brûlée, à être tenaillé et enfin écartelé par quatre chevaux. Son supplice dura plus d'une heure et demie, et il fallut désarticuler ses membres à coups de couteau pour achever la terrible opération de l'écartèlement. Les Mémoires du temps constatent que ce lugubre spectacle avait attiré un nombre considérable de curieux, et surtout de curieuses.
«Pendant le long supplice de Damiens, lisons-nous dans un auteur contemporain, aucune des femmes qui y étaient présentes (et il y en avait un grand nombre, et des plus jolies de Paris) ne s'est retirée des fenêtres, tandis que la plupart des hommes n'ont pu soutenir ce spectacle, sont rentrés dans les chambres, et que beaucoup se sont évanouis; c'est une remarque qui a été faite généralement. Il passe aussi pour constant que la jeune Mme Préandeau, la nièce de Bouret, qui avait loué des croisées, avait dit, en voyant la peine que l'on avait à écarteler ce misérable: «Ah! Jésus, les pauvres chevaux, que je les plains!» Je n'ai point entendu ce propos, mais tout Paris le donne à cette petite Mme Préandeau, qui est une des plus belles mais des plus sottes créatures que Dieu fit.»
Fig. 33.—Le régicide Damiens dans son cachot. (Fac-similé d'une gravure du temps.)
420.—Le mariage de Louis XIII avec l'infante Anne d'Autriche souffrit de grandes difficultés; l'on fit en France beaucoup d'écrits pour et contre cette auguste alliance. Entre plusieurs raisons que l'on apporta pour prouver que ce mariage était convenable, on faisait voir qu'il y avait une merveilleuse et très héroïque correspondance entre les deux sujets. Le nom de Loys de Bourbon contient treize lettres; ce prince avait treize ans lorsque le mariage fut résolu; il était le treizième roi de France du nom de Loys. L'infante Anne d'Autriche avait aussi treize lettres en son nom; son âge était aussi de treize ans, et treize infantes du même nom se trouvaient dans la maison d'Espagne; Anne et Loys étaient de la même taille, leur condition était égale, ils étaient nés la même année et le même mois.
Rien n'était plus commun en ce temps-là que ces puériles combinaisons de lettres et de nombres. Voici la recherche curieuse qui fut faite sur le nombre de quatorze, par rapport à Henri IV: il naquit quatorze siècles, quatorze décades et quatorze ans après la nativité de Jésus-Christ. Il vint au monde le quatorze de décembre, et mourut le quatorze de mai. Il a vécu quatorze fois quatorze ans, quatorze semaines, quatorze jours, et il y a quatorze lettres en son nom, Henri de Bourbon.
421.—Le sculpteur Pajou devant faire la statue de Buffon, le savant naturaliste tenait beaucoup à ce que l'on inscrivît une épigraphe sur le piédestal. Un de ses amis, après avoir cherché longtemps, proposa celle-ci: Naturam amplectitur omnem (il embrasse toute la nature). On l'y grava aussitôt, et la statue fut exposée au public. Un plaisant écrivit un jour au-dessous ce vieux proverbe: Qui trop embrasse mal étreint. Buffon, à qui la chose fut rapportée, fit sans retard effacer les deux épigraphes.
422.—Robert Bruce, le héros écossais qui devait affranchir son pays de la domination anglaise et faire souche de rois nationaux, n'arriva pas à ce but sans de grands efforts.
Ayant provoqué le soulèvement de ses compatriotes contre les troupes d'Édouard Ier d'Angleterre, il avait été vaincu à maintes reprises. Même après avoir été reconnu et couronné roi, l'heure vint où, fugitif, il se demanda s'il ne devait pas renoncer à faire valoir ses droits. Retiré, pendant l'hiver de 1306, dans une île sur la côte d'Irlande, il y vivait tristement.
Or, un jour qu'étendu sur un misérable grabat il réfléchissait aux vicissitudes de sa destinée, ses regards s'arrêtèrent sur une araignée qui, suspendue à un long fil, s'agitait pour tâcher d'atteindre par ce mouvement une poutre où elle voulait fixer sa toile. Six fois il la vit renouveler sans résultat cette tentative. Cette lutte opiniâtre contre la difficulté rappela au roi sans trône que six fois, lui aussi, avait livré bataille aux Anglais, et qu'autant de fois il avait été vaincu. L'idée lui vint alors de prendre pour oracle en quelque sorte l'exemple de l'insecte, c'est-à-dire de tenter à nouveau le sort des armes si l'araignée réussissait à fixer son fil, ou de renoncer à ses prétentions et de partir pour la Palestine si sa tentative n'était pas couronnée de succès. Les yeux fixés sur l'araignée, Robert Bruce suivait avec anxiété ses mouvements. Il la vit enfin, par suite d'un effort plus énergique, atteindre la poutre et y attacher son fil. Encouragé par le succès de cette persévérance, Bruce résolut de reprendre la campagne. Il le fit. Dès ce moment, la victoire lui fut fidèle, et peu après l'Écosse redevenait indépendante.
Walter Scott, qui a placé cette anecdote dans un de ses romans, la donne comme très authentique, en affirmant d'ailleurs qu'il existe encore une foule d'Écossais portant le nom de Bruce qui pour rien au monde ne voudraient tuer une araignée, en souvenir de l'exemple de persévérance que cet insecte donna au héros qui sauva l'Écosse.
423.—L'imagination de Henri III se récréait dans des idées lugubres: au deuil de la princesse de Condé, qu'il avait passionnément aimée, il fit peindre de petites têtes de mort sur les aiguillettes de ses habits et sur les rubans de ses souliers; à la mort de Catherine de Médicis, il ordonna de détendre tous les appartements du château de Blois, où il était alors, et il les fit peindre en noir semé de larmes. Il avait conçu un projet bien singulier: c'était de percer dans le bois de Boulogne six allées, qui auraient abouti au même centre; il aurait fait élever dans ce centre un magnifique mausolée, pour y déposer son cœur et ceux des rois ses successeurs. Chaque chevalier de l'ordre du Saint-Esprit se serait fait bâtir un tombeau de marbre, avec sa statue; et ces tombeaux, le long des allées, auraient été séparés les uns des autres par un petit espace planté d'ifs taillés de différentes manières. «Dans cent ans, disait-il, ce sera une promenade bien amusante; il y aura au moins quatre cents tombeaux dans ce bois.»
Qu'en pensent les cavaliers et amazones de nos jours?
424.—Les Romains employaient le serpent comme représentation symbolique du génie qui veillait sur tel ou tel emplacement, le genius loci. En conséquence, on peignait sur les murs des figures de serpents, de la même façon qu'on peint une croix dans l'Italie moderne pour prévenir le public de ne pas souiller l'endroit. Cela répondait à l'inscription qui se voit sur nos murs: «Défense de déposer aucune ordure.»
425.—On croit assez communément que les histoires de maisons hantées, de revenants, qui avaient si largement cours chez nos pères et qui résultaient de la triste condition des âmes dites en peine, ou en état de péché, ont leur principe dans les idées religieuses du moyen âge.
Mais en cela, comme en beaucoup d'autres cas, le moyen âge n'a fait que transformer des idées antiques. L'âme en peine qui, sous l'empire des nouvelles croyances, est censée revenir sur terre pour demander aux vivants les prières qui doivent racheter ses fautes, était chez les anciens l'âme d'une personne dont le corps avait été privé des honneurs funèbres. C'est ce que nous apprend l'aventure suivante, très sérieusement rapportée par Pline le Jeune, dans une de ses lettres.
«Il y avait à Athènes une maison fort grande, fort logeable, mais décriée et déserte. Chaque nuit, au milieu du profond silence, s'élevait tout à coup un bruit de chaînes, qui semblait venir de loin et s'approcher. On voyait, disait-on, un spectre, fait comme un vieillard, très maigre, aux cheveux hérissés, portant aux pieds et aux mains des fers, qu'il secouait avec un bruit horrible. De là, des nuits affreuses pour ceux qui habitaient la maison...
«Le philosophe Athénodore était venu à Athènes, et, ayant appris tout ce qu'on racontait de la maison abandonnée, il la loua et résolut d'y loger dès le jour même. Le soir venu, il ordonne qu'on lui dresse un lit dans une des salles de la maison, qu'on lui apporte ses tablettes, de la lumière, et qu'on le laisse seul. Craignant que son imagination ne lui créât des fantômes, il applique son esprit, ses yeux et sa main à l'écriture.
«Au commencement de la nuit, un profond silence règne dans la maison, comme partout ailleurs; mais bientôt il entend des fers s'entre-choquer; il ne lève pas les yeux et, continuant à écrire, s'efforce de ne pas croire ses oreilles.
«Mais le bruit augmente, approche à ce point qu'il semble être dans la chambre même. Il regarde, il aperçoit le spectre tel qu'on le lui avait décrit. Ce spectre est debout et l'appelle du doigt. Athénodore lui fait signe d'attendre et se remet au travail. Mais le spectre secoue plus fortement ses chaînes et fait encore signe du doigt. Alors le philosophe se lève, prend la lumière et va vers le spectre.
«Celui-ci, qui marche comme accablé sous le poids de ses chaînes, emmène le philosophe dans la cour de la maison et tout à coup disparaît.
«Athénodore ramasse des herbes, des feuilles, pour marquer la place où le spectre a paru s'engloutir. Le lendemain, il va trouver les magistrats et les prie d'ordonner que l'on fouille à cet endroit. On le fait, et on y trouve des os enlacés dans des chaînes; le temps avait rongé les chairs. Après qu'on eut soigneusement rassemblé ces restes, on les ensevelit publiquement, et depuis que l'on eut rendu au mort les derniers devoirs, il ne troubla plus le repos de cette maison.»
426.—Les mots brocanter et brocanteur prirent, dit-on, naissance au dix-septième siècle. Ménage, qui les avait vu introduire dans la langue de son temps, était au désespoir de mourir sans en avoir pu connaître l'origine.
Burchard, bénédictin qui fut nommé évêque de Vienne en 1012, par l'empereur Conrad, était un prélat d'une grande érudition. On a de lui le Grand Volume des décrets en vingt-deux livres. Les auteurs le nommèrent Burcardus ou Brocardus. Or, comme son ouvrage est rempli de sentences et d'une critique souvent assez maligne, on donne le nom de brocardi à ces réflexions et à certains traits malins qui blessent l'amour-propre.
427.—On a beaucoup reproché à Scribe, qui certes n'était pas un naïf, un certain nombre de passages, d'ailleurs devenus célèbres, qui feraient supposer que cet auteur n'avait pas toujours conscience des paroles qu'il mettait dans la bouche de ses personnages. Si ce fécond écrivain n'avait pas hautement et largement prouvé la clarté de son esprit par un ensemble d'ouvrages aussi remarquables par l'agrément des dialogues que par l'ingéniosité des combinaisons, nous pourrions en tout cas trouver l'explication des quelques illogismes qui sont censés lui avoir échappé, en recourant à un très curieux volume publié, à la librairie Ém. Bouillon, par M. Roger Alexandre.
Le Musée de la Conversation est un répertoire de citations françaises, de dictons, de curiosités littéraires et anecdotiques.
Nous y voyons, avec preuves à l'appui, que la plupart des prétendus passages ridicules, comme Les quatre coins de la machine ronde, ou bien Ses jours sont menacés, ah! je dois l'y soustraire! sont bévues, non pas de l'écrivain, mais du musicien qui, accommodant le texte aux exigences de sa phraséologie musicale, a, de son autorité privée, donné une entorse à la logique des vers primitifs.
Pour le dernier cas, par exemple, appartenant au rôle de Valentine, au troisième acte des Huguenots, Scribe avait écrit:
Ce qui est absolument correct.
Mais le musicien, Meyerbeer, pour les besoins de son rythme, substitua au texte de Scribe le texte bizarre qu'on reproche au librettiste:
Merci donc à M. Roger Alexandre de nous apprendre comment on écrit l'histoire... des livrets d'opéras. Toutefois il ne s'avise ni d'expliquer ni de justifier cette fin de couplet devenue proverbiale:
qui se trouve dans Michel et Christine, vaudeville joué avec grand succès en 1821.
428.—Napoléon, mort le 5 mai 1821, fut enterré quatre jours plus tard. Il avait lui-même, dit-on, marqué le lieu de sa sépulture dans un petit vallon retiré, appelé vallée de Slane, où était une source d'une eau excellente dont il faisait régulièrement usage. Il allait souvent là se reposer sous de beaux saules pleureurs qui entouraient la source.
Ce vallon appartenait à un M. Torbet, qui, instruit du désir de l'illustre captif, l'offrit avec grand empressement pour cette sépulture, espérant, in petto, de se faire chaque année un assez beau revenu, au moyen d'un péage imposé à la curiosité des nombreux visiteurs. Les autorités de l'île ayant voulu faire cesser ce monopole qui les compromettait, M. Torbet demanda que le corps fût exhumé et porté ailleurs.
Après bien des débats à ce sujet, le gouvernement anglais fit cesser ce scandale, en décidant qu'il serait payé une somme de cinq cents livres (douze mille francs) à M. Torbet pour qu'il conservât les restes de Napoléon dans son champ. Et depuis la visite du tombeau fut libre et gratuite.
429.—Chez les Athéniens il était ordonné de la manière la plus expresse de faire avant tout apprendre aux enfants à lire et à nager. A Rome, il en était de même, l'art du nageur y faisait partie essentielle de l'éducation des jeunes gens. Les enfants du peuple n'étaient pas les seuls qu'on formât à cet exercice. On l'enseignait aussi à ceux des familles les plus distinguées. Caton l'Ancien enseignait à son fils à passer à la nage les rivières les plus profondes et les plus rapides. Auguste instruisait lui-même ses trois petits-fils dans l'art de nager; et Suétone, quand il remarque que Caligula était plein de bonnes dispositions pour l'empire, quoiqu'il ne sût pas nager, fait assez entendre que la natation était regardée comme une science nécessaire au citoyen.
L'art de nager semblait faire si naturellement partie d'une éducation normale, qu'il était passé en proverbe de dire d'un homme grossier et ignorant: «Il n'a appris ni à lire ni à nager» (nec litteras didicit nec natare).
430.—Le 16 décembre 1587, dit le Journal du règne de Henri III, la Sorbonne fit un conseil secret portant que l'on pouvait ôter le gouvernement aux princes qu'on ne trouvait pas tels qu'il fallait, comme on ôte l'administration aux tuteurs qu'on tient pour suspects.
Le roi, qui fut instruit de cette décision, manda quelques sorbonistes, auxquels il se borna à dire qu'il voulait bien n'avoir point d'égard à cette belle résolution, parce qu'il savait qu'elle avait été prise «après déjeuner».
431.—La duchesse de Montmorency, morte en 1666, supérieure de la Visitation de Sainte-Marie de Moulins,—veuve du duc que Richelieu fit condamner et exécuter en 1632,—avait les mains très belles et, à l'époque où elle vivait dans le monde, tirait grande vanité de cette grâce naturelle. Elle ne souffrait jamais qu'on les touchât autrement que gantées. Un jour, dans un bal, le prince de Condé, son beau-frère, et le marquis de Portes voulurent la déganter eux-mêmes en badinant. Elle le souffrit, mais elle dit hautement au dernier qu'elle ne le permettrait plus à d'autres. Cette parole fut rapportée au roi Louis XIII, qui dit d'un air riant à la duchesse: «Je vous déganterai aussi quand il me plaira.
—Sire, répondit-elle, je ne le souffrirais pas!» Mais, remarquant que le roi était mortifié de sa réponse: «Votre Majesté, reprit-elle aussitôt, juge bien que je ne voudrais pas lui en donner la peine.»
432.—Quand on parle de deux personnes qui semblent vouloir être toujours ensemble, on les compare à saint Roch et son chien. Cette locution a son origine dans une pieuse et poétique légende. Saint Roch, né à Montpellier à la fin du treizième siècle, ayant étudié la médecine, était allé en pèlerinage à Rome, où, dit-on, il soigna et guérit un grand nombre de personnes atteintes de la peste. A son retour, il s'arrêta à Plaisance, où régnait cette même maladie, dont il fut atteint. Contraint de sortir de la ville pour ne pas communiquer son mal, il se retira dans une forêt où, affirme la légende, le chien d'un gentilhomme nommé Gothard allait chaque jour lui porter un pain. Guéri de la contagion, il revint à Montpellier, et il y mourut le 13 août 1327. Le souvenir de ce chien pourvoyeur étant resté attaché à la mémoire du saint, on le représente toujours à côté de lui. Ainsi s'explique la locution populaire.
433.—L'expression usuelle tourner autour du pot remonte, à ce qu'on affirme, à un passage de la tragédie de G. Legouvé sur la mort de Henri IV. C'était le temps où, pour exprimer la moindre idée commune ou même naturelle, les écrivains se croyaient tenus de recourir aux périphrases. Ainsi, désirant mettre dans la bouche de son héros le fameux mot du Béarnais: Je veux que chaque paysan puisse mettre la poule au pot le dimanche, le poète lui fait dire:
Fig. 34.—Le bon temps revenu, ou la poule au pot et les alouettes toutes rôties, fac-similé d'une estampe satirique de 1814.
C'était en effet tourner autour du pot, selon le mot d'un critique, qui, répété au parterre, devint presque aussitôt proverbial. La tragédie de Henri IV, jouée avec grand succès sous l'Empire (1806), fut reprise et non moins applaudie à la rentrée des Bourbons et donna lieu à la publication d'une estampe satirique, que nous venons de retrouver dans un recueil du temps et dont nous donnons le fac-similé.
434.—L'avarice du célèbre duc de Marlborough était passée en proverbe. Lord Peterborough, qui était au contraire la générosité même, est un jour accosté par un pauvre homme, qui lui demande l'aumône, en l'appelant milord Marlborough.
«Moi, Marlborough! s'écria-t-il. Oh! non! Tiens, voilà pour te prouver que je ne le suis pas.»
Et il donna une guinée au mendiant.
435.—Nous empruntons au nouveau Dictionnaire général de la langue française de MM. Hatzfeld, Darmesteter et Thomas, qui paraît actuellement par fascicules à la librairie Delagrave, quelques exemples curieux des vicissitudes auxquelles sont dues les significations successives des mots.
Assez souvent l'esprit commence par appliquer le nom de l'objet primitif à un second objet qui offre avec celui-ci un caractère commun; mais ensuite, oubliant pour ainsi dire ce premier caractère, il part du second objet pour passer à un troisième qui présente avec le second un rapport nouveau, sans analogie avec le premier; et ainsi de suite, de sorte qu'à chaque transformation la relation n'existe plus qu'entre l'un des sens du mot et le sens immédiatement précédent.
Mouchoir est d'abord l'objet qui sert à se moucher (muccare, de mucus). La pièce d'étoffe qui sert à cet usage donne bientôt son nom au mouchoir dont on s'enveloppe le cou. Or celui-ci, sur les épaules des femmes, retombe d'ordinaire en pièce triangulaire; de là le sens du mot en marine: pièce de bois triangulaire qu'on enfonce dans un bordage pour boucher un trou.
Bureau désigne primitivement une sorte de bure ou étoffe de laine: n'étant vêtu que de simple bureau. Puis, d'extension en extension, il signifie le tapis qui couvre une table à écrire à laquelle cette étoffe sert de tapis; le meuble sur lequel on écrit habituellement; la pièce où est placé ce meuble; enfin les personnes qui se tiennent dans cette pièce, à cette table (dans une administration, dans une assemblée).
Maintes fois cependant la simple logique a déterminé le changement de sens; ainsi dans le mot bouche, la pensée va naturellement du premier sens à ceux qui en dérivent: bouche à feu, bouche de chaleur, les bouches du Rhône. Dans le mot feuille, l'idée d'une chose plate et mince conduit de la feuille d'arbre à la feuille de papier, à la feuille de métal.
Il n'en est pas de même de certains mots dont l'histoire est plus complexe, et dans lesquels le chemin parcouru par la pensée ne s'imposait pas nécessairement à l'esprit.
Tel est le mot partir, dont le sens actuel, quitter un lieu, ne sort point naturellement du sens primitif, partager (partiri), qu'on trouve encore dans Montaigne: «Nous partons le fruit de notre chasse avec nos chiens.» Que s'est-il passé? L'idée de partager a conduit à l'idée de séparer: «La main lui fu du cors partie.» Puis on a dit, avec la forme pronominale: se partir, se séparer, s'éloigner: «Se partit dudict lieu.» Et, par l'ellipse du pronom se, on est arrivé au sens actuel: quitter un lieu.
Tel est le mot gagner (au onzième siècle guadagnier), de l'ancien haut allemand waidanjan, paître (en allemand moderne weiden). Cette signification première du mot est encore employée en vénerie: «Les bêtes sortent la nuit du bois, pour aller gagner dans les champs.» Comment a-t-elle amené les divers sens usités de nos jours: avoir ville gagnée, gagner la porte, gagner de l'argent, gagner une bataille, gagner un procès, gagner ses juges, gagner une maladie? L'idée première paître conduit à l'idée de trouver sa nourriture; de là, dans l'ancien français, les sens qui suivent: 1o cultiver: «Blés semèrent et gaaignèrent» (cf. de nos jours regain); 2o chasser (cf. l'allemand moderne Weidmann, chasseur) et piller, faire du butin: «Lor veïssiez... chevaus gaaignier et palefroiz et muls et mules, et autres avoirs.» «Ils ne sceurent où aler plus avant pour gaegnier.» L'idée de faire du butin conduit à l'idée de se rendre maître d'une place: «Quant celle grosse ville... fu ensi gaegnie et robée.» «Avoir ville gagnée.» Puis l'idée de s'emparer d'une place conduit à l'idée d'occuper un lieu où l'on a intérêt à arriver: gagner le rivage, gagner le port, il est parvenu à gagner la porte; par extension, le feu gagne la maison voisine, et, au figuré, le sommeil le gagne. En même temps se développe une autre série de sens: faire un profit: gagner de l'argent, gagner l'enjeu d'une partie, d'une gageure, le gros lot; par analogie, obtenir un avantage sur quelqu'un: gagner une bataille, un procès, gagner l'affection d'une personne, et, par ellipse, gagner quelqu'un de vitesse; puis, par forme ironique, on entend un effet contraire: il n'y a que des coups à gagner, il a gagné cette maladie en soignant son frère. Partout, à travers ces transformations, se montre cependant le trait commun qui domine et relie entre eux les divers sens du mot gagner.
436.—Lors de la canonisation de sainte Thérèse par Grégoire XV en 1622, il y eut à Saragosse un tournoi à cheval pour honorer la nouvelle sainte. On y observa les règles les plus minutieuses du code de la galanterie espagnole, jusqu'aux cartels, aux devises, aux couleurs et au prix du combat. A Paris, on mêla des feux d'artifice aux processions. Les carmes déchaussés se signalèrent en ce genre: ils en tirèrent un sur une plate-forme élevée au-dessus de leur église, et où l'on vit des fusées volantes, des étoiles et des serpenteaux.
Les feux d'artifice étaient encore alors une nouveauté. Les premières fusées volantes, étoiles, etc., s'étaient vues au feu de la Saint-Louis dans l'île Louviers, en 1618, cinq ans après la première célébration de la même fête, qui avait eu lieu au mois d'août de 1613.
Si l'on avait eu, comme plus tard, l'usage des lampions et des petites lanternes de verre coloré, l'on n'eût pas manqué d'ajouter cet ornement à la fête de la canonisation. Mais les écrits du temps n'en disent rien; et il semble prouvé que les illuminations avec petites lanternes de verre furent imaginées par Servandoni, pour les fêtes données à propos du mariage de Madame de France avec don Philippe.
437.—Les membres d'une des nombreuses sectes de la religion dite orthodoxe grecque professée en Russie (les stavié veri, anciens croyants), gens d'ailleurs très austères, tiennent en profonde horreur le tabac, qui, disent-ils, ne profane pas seulement l'homme qui prise ou fume, mais encore la chambre où a lieu cette distraction impie.
Un voyageur raconte qu'ayant reçu asile dans un poste de soldats appartenant à cette secte, et s'étant mis à fumer, il inspira à ces soldats une telle aversion qu'ils ne lui permirent, ni à lui ni à son domestique, de puiser de l'eau avec le vase habituel. Ils en apportèrent un autre, qui dut être brisé après le départ de leurs hôtes, en même temps que des pratiques dévotes, des aspersions d'eau lustrale furent faites pour purifier l'appartement qu'ils avaient occupé.
D'autre part, un Anglais dit qu'étant un jour entré chez un paysan sibérien de cette secte pour allumer sa pipe, la maîtresse de la maison prit un bâton, et frappa si rudement sur le fumeur, qu'il dut s'enfuir en toute hâte, pour ne pas être assommé.
438.—Notre mot barricade dérive tout naturellement de barrique, et, signifiant entrave mise à la circulation dans une voie publique, suppose en principe que cet obstacle est dû à un entassement de futailles, qu'on a jetées pêle-mêle au travers d'une rue, et qui, en même temps qu'elles obstruent le passage, constituent un rempart derrière lequel s'abritent des combattants.
Il va de soi que le fait d'obstruer les rues en cas de défense contre l'ennemi envahisseur, ou en cas de soulèvement populaire, date des temps les plus éloignés; mais l'application du terme aujourd'hui consacré ne remonte dans notre histoire qu'à une journée mémorable de la fin du seizième siècle (12 mai 1588), dite pour la première fois journée des Barricades, sans doute parce que les tonneaux ou barriques figuraient en grand nombre parmi les objets accumulés pour former les retranchements des bourgeois parisiens, tenant tête aux troupes royales. C'est le jour où le duc de Guise, chef de la Ligue, étant entré à Paris malgré la défense de Henri III, soulève la population qui veut que le roi reconnaisse et fasse prévaloir la Sainte-Union. La noblesse royaliste se rassemble au Louvre; quatre ou cinq mille hommes de troupes suisses entrent dans Paris par la porte Saint-Honoré et occupent les principaux postes de la ville. Après une période de stupeur, la masse du peuple s'ébranle, les rues se dépavent, on tend les chaînes; des barriques pleines de terre, des coffres, des solives, s'accumulent en barrières infranchissables, le tocsin sonne, les barricades s'avancent de quartier en quartier, investissent, paralysent les troupes royales. Assaillis avec fureur en divers lieux, les Suisses eussent été mis en pièces sans l'intervention du duc de Guise, qui gagna, au milieu des transports populaires, son hôtel de Soissons, où la reine mère vint négocier de la part du roi, pendant que celui-ci s'échappait de la ville,—où il ne devait plus rentrer.
439.—Galien affirmait que l'ail était la thériaque des pauvres, c'est-à-dire la plante salutaire par excellence, préservant des maladies et les guérissant mieux que tout autre remède. L'ail, qui d'ailleurs était mis au nombre des dieux, avec la plupart des légumes, chez les Égyptiens (heureux peuple, dit Juvénal, dont les dieux croissent dans ses jardins), l'ail était en grande estime chez les Grecs et les Romains. Les Athéniens, forts mangeurs d'ail, en faisaient particulièrement usage dans leurs pérégrinatines, «les employant, dit Pline, contre les dangers des changements d'eau et d'air.» Les athlètes en mangeaient avant de descendre dans l'arène. «Prenez ces gousses et avalez-les, dit un personnage dans les Chevaliers d'Aristophane.—Pourquoi?—Pour vous donner plus de force dans le combat.»
Hippocrate, d'accord avec l'opinion populaire, en faisait un préservatif contre l'ivresse. Les Romains croyaient que l'ail éloignait les maléfices. Toutefois Athénée nous apprend qu'il était interdit à ceux qui avaient mangé de l'ail, et dont l'haleine était chargée d'une odeur désagréable, d'entrer dans le sanctuaire de la mère des dieux. Horace considérait l'ail comme un affreux poison, et déclarait qu'on n'en pouvait manger qu'en expiation du plus grand des forfaits.
440.—Autrefois, quand les propriétaires de deux terrains contigus n'étaient pas d'accord sur le point de contiguïté, le droit de l'un se prouvait à la pointe de l'épée: «Si deux voisins sont en dispute, disent les capitulaires de Dagobert, qu'on lève un morceau de gazon dans l'endroit contesté, que le juge le porte dans le malle (lieu où se tenaient les assises), que les deux parties, en le touchant de la pointe de leurs épées, prennent Dieu à témoin de leurs prétentions, qu'ils combattent après, et que la victoire décide du bon droit.»
441.—La vielle, instrument monocorde, fort peu usité aujourd'hui, eut un règne très long et très brillant. Connue des Grecs, qui la nommaient sambuque, elle passa chez les Latins, et nos ancêtres l'appelaient encore sambuque. Vers le onzième siècle, la vielle commença à être cultivée avec soin en France et en Italie. Pendant toute la durée du douzième siècle, on fit entrer la vielle dans les concerts des plus grands princes. Elle acquit un nouveau degré de faveur sous saint Louis. Les jongleurs s'en servaient pour accompagner les voix et pour animer la danse. Les grands ne dédaignaient même pas d'en faire leur amusement. Vers le quatorzième siècle, les pauvres et les aveugles, frappés de l'accueil dont plusieurs rois avaient honoré des joueurs de vielle, à qui ils avaient fait de très riches présents, imaginèrent de se servir de la vielle pour implorer la charité. La vielle perdit alors peu à peu son crédit. Elle fut même appelée l'instrument des malheureux. Toutefois elle reprit faveur au commencement du dix-septième siècle, et fut de nouveau admise en bon et haut lieu. La représentation des premiers opéras, vers 1670, ayant augmenté le goût que l'on avait déjà pour la musique instrumentale, deux personnages célèbres, La Rose et Janot, très habiles joueurs de vielle, rétablirent cet instrument dans son ancien crédit par les applaudissements qu'ils obtinrent à la cour de Louis XIV. Pendant longtemps encore, la vielle figura dans les concerts, mais de nouveau elle redevint l'instrument des malheureux, qui eux-mêmes aujourd'hui n'y ont plus recours. Les joueurs de vielle sont d'une extrême rareté, et tout fait croire que c'en est fini de ce monocorde, dont certains virtuoses savent cependant tirer d'assez agréables effets.
442.—Henri III, qui était toujours entouré de petits chiens, ne pouvait demeurer seul dans une chambre où il y avait un chat. Le duc d'Épernon s'évanouissait à la vue d'un levraut. Le maréchal d'Albert se trouvait mal dans un repas où l'on servait un marcassin ou un cochon de lait. Uladislas, roi de Pologne, se troublait et prenait la fuite quand il voyait des pommes. Érasme ne pouvait sentir le poisson sans avoir la fièvre. Scaliger frémissait de tout son cœur en voyant du cresson. Tycho-Brahé sentait ses jambes défaillir à la rencontre d'un lièvre ou d'un renard. Le chancelier Bacon tombait en défaillance toutes les fois qu'il y avait une éclipse de lune. Bayle avait des convulsions lorsqu'il entendait le bruit que fait l'eau en sortant d'un robinet. La Mothe le Vayer ne pouvait souffrir le son d'aucun instrument, et goûtait un plaisir très vif en entendant le tonnerre, etc.
443.—Jacques II, roi d'Angleterre, était fort enclin à la sévérité et à la vengeance.
«Vous savez qu'il est en mon pouvoir de vous pardonner, dit-il un jour à Aylasse, un des lieutenants du comte d'Argille, qui s'était révolté contre lui et qui fut décapité.
—Oui, sire, repartit l'officier, qui ne put résister au plaisir de faire un bon mot, je sais que cela est en votre pouvoir, mais je sais aussi que cela n'est pas dans votre caractère.»
Le roi ne dit rien, mais Aylasse fut bientôt après condamné au dernier supplice.
444.—Le poète et philosophe Sadi avait un ami qui fut tout à coup élevé à une grande dignité. Tout le monde allait le complimenter; Sadi n'y alla pas. Comme on lui en demandait la raison: «La foule va chez lui, répondit-il, à cause de sa dignité; moi, j'irai quand il ne l'aura plus, et je crois qu'alors j'irai seul.»
445.—Racine, grand courtisan, détestant les jésuites, évitait cependant d'en dire du mal par précaution. Lorsqu'il mourut et qu'on sut qu'il avait demandé à être enterré chez les solitaires de Port-Royal, le comte de Ronny dit: «Racine ne s'y serait certainement pas fait enterrer de son vivant.»
446.—Félix Peretti, en religion frère Montalte, étant à Venise, y tint quelques propos qui déplurent au gouvernement. Instruit qu'on était à sa poursuite, il quitta bien vite la ville.
Devenu pape sous le nom Sixte-Quint, quelqu'un lui rappela cette sortie précipitée des États vénitiens.
«Je ne m'en défends pas, dit-il; mais, ayant déjà fait vœu d'être pape à Rome, devais-je rester à Venise pour être pendu?»
447.—«J'ai remarqué, disait Swift, l'auteur du Gulliver, que, dans l'établissement de leurs colonies, les Français commencent par bâtir un fort, les Espagnols une église, et les Anglais un cabaret à bière.»
448.—D'où vient l'expression ne point faire de quartier à quelqu'un?
—Dans les guerres de jadis, les vainqueurs trouvaient ordinairement un grand profit à la rançon des prisonniers qu'ils avaient faits. Cette rançon était relative au grade et à la fortune connue du captif. Au cours d'une guerre entre les Espagnols et les Hollandais, une convention fut faite relativement au rachat des prisonniers, qui consistait à payer la rançon d'un officier ou d'un soldat d'un quartier de sa solde. Quand donc on voulait retenir un prisonnier ou le mettre à mort, on le traitait, disait-on, sans quartier. De là est venue la locution, qui signifie: ne faire aucune concession, agir envers quelqu'un avec la plus extrême rigueur.
449.—Pourquoi la scrofulaire, plante d'aspect sombre, qui croît le long des ruisseaux et dans les fossés humides, porte-t-elle le nom vulgaire d'herbe du siège?
La scrofulaire est une plante de la famille des Personnées, à laquelle nos pères attribuaient des vertus qu'indique son nom. Une saveur amère un peu âcre, une odeur forte, avaient fait soupçonner que cette plante devait agir sur l'économie animale à la façon des excitants amers, comme anodine, résolutive, détersive, carminative, et par conséquent très efficace pour le traitement de la scrofule, qui résulte d'une débilitation générale. Mais aujourd'hui, malgré les éloges qu'on a donnés à ce végétal, il n'est presque plus employé, car on l'a reconnu à peu près inerte.
Toujours est-il que, pendant le fameux siège de la Rochelle par le cardinal de Richelieu, en 1628, dans le dénuement absolu où se trouvaient réduits les assiégés, cette plante était devenue pour eux le remède à tous les maux; et, par suite des services qu'elle avait rendus ou paru rendre, elle fut appelée depuis l'herbe du siège.
A la vérité, si nous en devons croire Poiret, auteur d'une Histoire philosophique des plantes, ce nom populaire serait de beaucoup antérieur à la date ici indiquée; mais ne faut-il pas, en pareil cas, admettre aussi bien la légende que l'histoire, quand il n'y a pas de témoignage contradictoire bien formel?
450.—Une amie du célèbre grammairien Beauzée, membre de l'Académie française, qui, chaque année, avait coutume de lui souhaiter sa fête, s'étonna qu'au bouquet qu'il lui offrait il ne joignît pas quelques vers de sa façon.
Or, voici la réponse qu'elle trouva dans les premières fleurs que l'académicien lui apporta:
451.—Boniface IX fut élu pape à l'âge de quarante-cinq ans. Fera Timola Filimarini, sa mère, eut la joie délicieuse de le voir assis sur le trône de saint Pierre et d'honorer, comme le père universel des chrétiens, celui qu'elle avait enfanté: ce qui, jusque-là, se trouvait sans exemple.
Voici l'épitaphe qu'on plaça sur son tombeau:
«Mère très grande d'un fils très grand, Boniface IX, auquel elle donna le nom de Pierre, qui lui fut d'un heureux augure. Elle vit ce qu'aucune mère n'avait vu; son fils, jeune encore, devenu son père. Elle eut autant de joie de se dire sa fille que de s'appeler sa mère. Elle le vit non seulement orné d'une triple couronne, mais couronnant lui-même les rois! Quelle mère fut plus heureuse?»
452.—Le premier vélocipède ou appareil de locomotion mû par la personne qu'il transporte est décrit et figuré par Ozanam dans le livre intitulé: Récréations mathématiques et physiques, qu'il publia vers la fin du dix-septième siècle (1693). Voici les termes de cette description, que nous accompagnons du fac-similé de la figure donnée par le mathématicien:
«On voit à Paris depuis quelques années un carrosse ou une chaise qu'un laquais, posé sur le derrière, fait marcher alternativement avec les deux pieds, par le moyen de deux petites roues cachées dans une caisse posée entre les deux roues de derrière, et attachées à l'essieu du carrosse, comme l'indiquent les figures que vous voyez.»
Ozanam ajoute que l'inventeur de ce système de locomotion est un jeune médecin de la Rochelle nommé M. Richard.
Fig. 35.—Le premier vélocipède, fac-similé d'une figure des Récréations mathématiques et physiques, publiées par Ozanam en 1693.
453.—Il y a dans toutes les langues de certaines articulations ou consonances que les étrangers réussissent difficilement à prononcer et qui sont en quelque sorte la cause de ce que nous appelons l'accent étranger; ainsi la substitution de l'f au v, du t au d, du b au p, de l'ou à l'u, etc., et vice versa, est pour nous la caractéristique particulière de l'accent allemand. Par exemple: Un beau petit bateau qu'on voit toujours devient, en passant par une bouche tudesque: Un peau bedit padeau qu'on foit tuchurs, et l'on ne saurait se méprendre sur l'origine de l'individu qui prononce ainsi; mais quelquefois des différences très radicales se trouvent entre gens dont les langues sont de la même famille, ou qui à l'ordinaire parlent le même idiome; et souvent ces différences ne portent que sur quelques mots, qui sont en quelque sorte la pierre de touche de la nationalité.
On cite deux cas historiques où ce détail eut de singulières conséquences.
Dans le temps que les Génois faisaient un si grand commerce, les Vénitiens, jaloux de leur puissance et de leurs richesses, leur firent une cruelle guerre. Ces deux républiques étaient si acharnées, qu'il y avait des ordres des deux côtés de ne faire aucun quartier. Certains Génois, étant tombés en la puissance des Vénitiens, pour éviter la mort, feignirent d'être du pays. Les Vénitiens, pour en être éclaircis, leur firent prononcer le mot Cavro de leur langue, que les Génois ne purent prononcer autrement que Cabro; dès lors ils furent massacrés. Les Génois, pour se venger, autant qu'ils prenaient de Vénitiens, les hachaient en morceaux, et, les mettant dans des tonneaux, les envoyaient à Venise en guise de marchandise.
Nous voyons la même chose dans l'histoire de France. Dans le temps que les Anglais possédaient une partie de la France, on ne les distinguait plus des habitants mêmes; de sorte que, lorsqu'ils étaient prisonniers, on les renvoyait, les prenant pour des naturels du pays. Cependant, pour remédier à cet inconvénient, on imagina de leur faire prononcer le nom Picquigny, qui est un bourg de Picardie. Les Anglais, assure-t-on, ne pouvaient dire que Pigny, au lieu de Picquigny.
454.—Il y avait jadis au milieu de la place de Liège une colonne au pied de laquelle on avait pratiqué un escalier de forme circulaire. C'était là que se publiaient et s'affichaient les lois, les arrêts et les sentences; c'était là que le peuple était convoqué: ce que l'on appelait publier ou convoquer à cri de perron. On n'osait violer aucune loi, appeler d'aucune sentence publiée à cri de perron.
Ce sentiment ne tarda pas à engendrer la superstition. Le peuple transporta à la colonne même le respect qui n'était dû qu'aux lois qu'on y affichait; et insensiblement on s'accoutuma à regarder le perron à peu près comme la vieille ville de Troie regardait autrefois son palladium. Les Liégeois en arrivèrent à croire que leur prospérité dépendait de la conservation de cette colonne.
Aussi lorsque Charles le Téméraire prit d'assaut la ville de Liège, en 1467, crut-il infliger aux habitants le plus grave des châtiments en enlevant leur perron, qu'il transporta à Bruges, où il le fit ériger près de la maison commune, comme un trophée de sa victoire sur les malheureux Liégeois, en y faisant graver des vers très insultants pour eux.
Le pauvre perron subit pendant dix ans cette ignominie, qui semblait aux Liégeois beaucoup plus cruelle que les dures conditions pécuniaires et politiques que leur avait imposées le vainqueur.
Ce ne fut qu'après la mort du duc que les Liégeois osèrent en espérer la restitution. Ils la sollicitèrent vivement de Marie de Bourgogne, son héritière, qui leur permit de venir le reprendre.
Les Liégeois députèrent, à cet effet, l'élite de leur bourgeoisie. Ces députés formèrent une cavalcade pompeuse et remportèrent en triomphe leur cher perron. La population se porta avec enthousiasme au-devant de la députation; et on plaça le perron reconquis au milieu du marché, où il fut depuis en grande vénération. Bien entendu, les vers qu'y avait fait graver le terrible prince furent effacés.
On accorda aux députés qui rapportèrent le perron de Bruges des immunités transmissibles à leur postérité. Les magistrats de Liège, d'ailleurs, conféraient aux villes, bourgs et villages de leur dépendance qui avaient bien mérité de la métropole un droit de perron, comme Rome autrefois conférait ainsi qu'un grand honneur le droit de bourgeoisie.
455.—Paris ne s'est pas bâti en un jour, dit-on fréquemment, pour modérer un désir impatient. Cette locution, que nous retrouvons chez les anciens, avec d'autres noms de villes, semble avoir son origine dans une épitaphe qui aurait été, dit-on, mise sur le tombeau d'un Sardanapale, qu'il ne faut pas confondre, paraît-il, avec le prince qui, assiégé dans son palais où il passait sa vie en festins et en plaisirs de toutes sortes, se fit brûler avec ses femmes et ses richesses. D'ailleurs le nom de Sardanapale, ou plutôt Sardan-Pul, n'était point, disent les savants, le nom particulier d'un souverain, mais une épithète donnée par l'adulation des peuples d'Assyrie aux princes qui régnaient sur eux, et signifiait, suivant les uns, l'illustre, suivant d'autres le bien-aimé des dieux. Or les Annales de Perse, par Callisthène, mentionnent deux rois ainsi qualifiés, l'un sans caractère, l'autre plein de bravoure et l'émule des héros des premiers âges, sur la tombe duquel fut mise cette épitaphe: «Je suis Sardan-Pul, fils d'Anakindarase; j'ai bâti EN UN JOUR les villes de Tarse et d'Anclicate, et je ne suis plus.» Dans cette épitaphe, célèbre aux temps anciens pour la singularité du fait, évidemment légendaire, qu'elle rapporte, se trouverait l'origine de notre locution usuelle.
456.—Les démêlés de l'école wagnérienne et des anciennes écoles française et italienne eurent, il y a un peu plus d'un siècle, de très bruyants et très violents antécédents, lors de la querelle des gluckistes et des piccinistes,—avec cette différence cependant qu'il eût été assez difficile de mêler à cette grosse affaire la question de nationalité, puisque Piccini était Italien, et que Gluck, son rival, natif du Haut-Palatinat, était maître de chapelle de la reine de France, qui était Autrichienne.
La Harpe, qui tenait alors une grande place dans la critique, s'était déclaré l'un des plus ardents adversaires des œuvres de Gluck, et ne manquait aucune occasion de protester contre l'école nouvelle. Aussi, notamment à propos d'Armide, en 1777, dans les rares gazettes du temps, la querelle semble-t-elle engagée moins entre deux musiciens de tempéraments différents qu'entre un compositeur et un homme de lettres. Ainsi, dans une lettre publiée au Journal de Paris, Gluck demande qu'il soit démontré que parmi les écrivains français il en est quelques-uns qui, parlant des arts, savent du moins ce qu'ils disent. Le Journal de Paris, la feuille la plus répandue de l'époque, qui, d'ailleurs, avait embrassé chaudement la cause de Gluck, servait principalement de champ clos aux passes d'armes des antagonistes. Successivement y paraissaient des lettres de La Harpe, de Gluck et d'un certain anonyme de Vaugirard, qui faisaient en divers sens, au grand profit du journal, la joie de la galerie. Parfois aussi les rimeurs s'en mêlaient, et non sans verve.
Voici, par exemple, deux couplets d'une sorte de chanson adressée à l'anonyme de Vaugirard par un M. de Trois***.
A quoi, dès le surlendemain, riposte un autre Trois Étoiles, se disant «homme qui aime la musique et tous les instruments excepté La Harpe».
Il est bon de rendre cette justice aux deux grands et très consciencieux artistes objets de la querelle que—comme le remarque Mlle Laure Collin dans son excellente Histoire abrégée de la musique—ils ne cessèrent de combattre personnellement à armes courtoises, et ne prirent pas autrement part au bruit fait à cause d'eux. Ajoutons que lorsque, en 1787, parvint en France la nouvelle de la mort de Gluck, ce fut Piccini qui organisa lui-même, en l'honneur de son illustre rival, un grand concert où l'on n'exécuta d'autre musique que celle du compositeur allemand.
457.—A-t-on, de nos jours, assez abominé les orgues dits de Barbarie? Étant donné l'état actuel de cette question de tranquillité publique, croirait-on que, il y a un siècle, une notabilité littéraire, Mercier, qui passait généralement pour homme de goût, ait pu sérieusement écrire ce qui suit?
MUSIQUE AMBULANTE
«Comme dédommagement à la cacophonie des cris de Paris, qui n'a pas senti un vif plaisir en entendant le soir, du fond de son lit, le son mélodieux de ces orgues nocturnes, qui égayent les ténèbres et abrègent les longues heures de l'hiver? C'est une vraie jouissance pour l'étranger. Émerveillé, bien clos et bien couvert, il entend les plus jolis morceaux de musique exécutés sous ses fenêtres, comme pour le disposer doucement au sommeil; il prête l'oreille à ces sons qui s'éloignent et qui, dans le lointain, ont encore plus de charmes. Il s'endort voluptueusement, en répétant l'air chéri qui a parlé à son âme...
«Quel agrément si chaque soirée, après le souper, chaque rue avait sa musique particulière! L'humeur et la fatigue de la journée disparaîtraient soudain, et l'homme de peine, en se couchant, craindrait moins le jour suivant embelli à son déclin. Je pense que rien ne serait plus propre à entretenir la bonne humeur parmi le peuple que d'étendre et de perfectionner cette récréation innocente et publique, cette douce euphonie.
«Qui a entendu le jeu de ces orgues et qui a pu refuser sa pièce de deux sols à l'Orphée qui porte sur son dos cette machine harmonieuse, peut être considéré comme un ingrat...»
458.—«Le frère aîné du roi porte le titre de Monsieur, disait le même écrivain. Les étrangers ne conçoivent pas comment ce mot peut former de nos jours (1783) un titre définitif, lorsque tout homme en France a droit de faire précéder son nom de Monsieur. Ciel! que d'usurpateurs de ce titre exclusif! Cependant quand on parle à Monsieur, frère du roi, on l'appelle Monseigneur. Un poète, M. Ducis, lui dédiant une de ses tragédies, finit son épître dédicatoire par ces mots remarquables:
«Je suis, Monseigneur, de Monsieur, le très humble et très obéissant serviteur...
«Les étrangers ont beaucoup ri de ce qui leur semble une singularité, et qui, cependant, n'a rien que de très normal.»
459.—Laver la tête à quelqu'un. Cette expression usuelle nous vient de l'antiquité, où, quand une personne se sentait coupable d'une faute morale, il était de coutume qu'elle allât se laver la tête pour se purifier et obtenir le pardon divin. L'eau de la mer était réputée la plus efficace pour cette cérémonie; mais, à défaut de cette eau, celle des fleuves ou des fontaines pouvait y suppléer.
On sait, du reste, que chez la plupart des peuples les ablutions ont été considérées comme des pratiques de purification et d'expiation. Les païens avaient l'eau dite lustrale, ainsi nommée parce que la consécration en était faite à tous les commencements de lustre (quatre ans révolus).
460.—A Toulouse, un capitoul assistait à la représentation d'une comédie fort licencieuse. Scandalisé, il défendit qu'on la donnât une autre fois, malgré la demande du parterre. En conséquence, une annonce fut faite par un des acteurs, informant le public qu'au prochain jour l'on jouerait Beverley, comédie de M. Saurin, en vers libres.
«Encore une pièce licencieuse! s'écria le vertueux capitoul. Non, non! Je ferme le spectacle pour huit jours.»
461.—Une brochure publiée dans les premières années de la Révolution nous apprend que sous le comte de Vergennes, ministre de Louis XVI, les lettres de recommandation ou les passeports donnés par les ambassadeurs ou agents diplomatiques français aux personnes qui se rendaient en France étaient sous forme de cartes disposées de telle façon que, à l'insu des porteurs, elles contenaient tous les renseignements les plus détaillés sur ces personnes.
Un dessin figurant une rose signifiait que le porteur avait une physionomie ouverte; une tulipe, pensive et distinguée, etc., etc.
Un ruban autour de la bordure descendant plus ou moins bas, célibataire, marié ou veuf.
Des points fixaient, par leur nombre, la position de la fortune.
La religion était indiquée par un signe de ponctuation:
- . Catholique.
- , Calviniste.
- ; Luthérien.
- — Juif.
- L'absence de signe: Athée.
Des signes dans les angles de la carte, ou au-dessus, à côté, ou au-dessous des mots, et qui pouvaient passer pour des ornements sans conséquence, indiquaient les qualités, les défauts, l'instruction, etc.
En jetant un coup d'œil sur la carte qui lui était présentée, le ministre lisait couramment, en une minute, si l'individu porteur était joueur, vicieux ou duelliste; s'il venait pour se marier, pour recueillir une succession ou étudier; s'il était bachelier, médecin ou avocat, et s'il fallait le surveiller. Ainsi, une simple carte, qui ne semblait porter que le nom de l'étranger, contenait toute son histoire.
462.—Gaston Phébus, comte de Foix et vicomte de Béarn, s'est illustré au quatorzième siècle par sa valeur et par sa magnificence. Grand chasseur, il avait composé un traité complet de vénerie qui fit longtemps autorité en la matière (voy. la gravure). Le style de cet ouvrage était, même pour cette époque, où la langue française manquait encore de lois précises, si cherché, si chargé de métaphores, construit enfin avec si peu de naturel, qu'il parut le type du langage affecté, et que l'expression faire du Phébus est restée usuelle pour s'appliquer à ceux qui parlent ou écrivent avec une prétentieuse recherche. Tout n'est cependant pas à dédaigner dans l'œuvre du vieil écrivain; car si sa diction est généralement affectée du défaut que nous venons de signaler, on trouve souvent chez lui une grande fraîcheur d'idées. Son éloge du chien est notamment un morceau de grand caractère, et ses remarques sur divers animaux offrent parfois des passages très curieux. Nous pouvons citer comme exemple ce qu'il dit du procédé que l'épervier emploie, aux époques de grande froidure, pour se tenir les pieds chauds la nuit:
Fig. 36.—Fac-similé d'une des estampes des Déduits de la Chasse, par G. Phébus, imprimés par Antoine Vérard vers 1515.
463.—Chilpéric, dont on ne parle guère qu'à l'occasion de sa femme Frédégonde, était un monarque fort singulier, si le portrait que nous en a laissé Grégoire de Tours est fidèle. Il se croyait un grand théologien, et voulut faire publier un édit par lequel il défendait de se servir à l'avenir du terme de Trinité et de celui de personnes en parlant de Dieu: disant que le mot de personnes dont on use en parlant des hommes dégradait la majesté divine. Il se piquait aussi d'être poète, et très habile grammairien. Il ajouta aux lettres dont on se servait de son temps quatre caractères, pour exprimer par un seul certaines prononciations dont chacune avait besoin de plus d'une lettre. Ces additions étaient l'Ô des Grecs, P, Z, G. Il envoya ordre dans toutes les provinces de corriger les anciens livres conformément à cette orthographe, et de l'enseigner aux enfants. L'ancienne orthographe eut ses martyrs: deux maîtres d'école aimèrent mieux se laisser essoriller (couper les oreilles) que d'accepter la nouvelle, qui ne fut d'ailleurs en usage que pendant la vie de ce prince.
464.—Le maréchal de Saxe, voulant, à l'ouverture d'une campagne, traiter son état-major, se fit envoyer de Paris quelques mesures de petits pois, qui lui revenaient à plus de vingt-cinq louis. Il défendit à son maître d'hôtel d'en rien dire, se promettant un grand plaisir de surprendre ses convives à l'aspect d'un plat aussi rare, tant à cause de la saison (mois de mars) que pour le lieu et la circonstance.
Mais au moment de l'entremets, il ne voit point paraître les petits pois tant attendus. Il fait appeler le maître d'hôtel: «Et les petits pois? lui dit-il à l'oreille.—Ah! Monseigneur!...—Quoi! Monseigneur?—Il y en avait si peu quand ils ont été cuits, que le petit marmiton, les prenant pour un reste, les a mangés.—Ah! le petit misérable! Qu'on me l'amène.» Le petit marmiton paraît, plus mort que vif: «Eh bien! ces petits pois, les as-tu trouvés bons?—Oh! oui, Monseigneur, excellents!—Eh bien! à la bonne heure, s'écrie le général, touché de cet aveu naïf, qu'on lui fasse boire un coup.»
Et il n'en fut rien de plus.
465.—Savez-vous rien de plus émouvant, de plus dramatique, de plus empoignant, que cette mise en scène de la Marseillaise, racontée par M. Auber?
«Que de fois, dit-il, j'ai entendu la Marseillaise depuis 1792!» A cette date on se récrie: «Oh! continue M. Auber, j'ai des souvenirs plus anciens. Je me rappelle parfaitement avoir vu, en 1789, les gardes françaises tirer sur le régiment de Royal-Allemand... J'avais sept ans... Je vois encore très distinctement le prince de Lambesc à cheval, à la tête du Royal-Allemand... J'étais sur le boulevard, à une fenêtre, à peu près où est maintenant la rue du Helder... Pendant la Terreur, mon père est allé se cacher à Creil... Puis le Directoire est venu... Ah! que l'on s'amusait pendant le Directoire!... La Marseillaise!... Que de souvenirs! Gossec avait fait un arrangement de la Marseillaise... Au dernier couplet: Amour sacré de la patrie,... tout le monde sur le théâtre se mettait à genoux... puis, avant le cri: Aux armes! il y avait un moment de silence pendant que les tambours battaient la charge et que la grosse caisse tirait le canon dans la coulisse... Et tout à coup une très belle personne se présentait, agitant un drapeau tricolore... C'était la Liberté!... Et tout le monde se relevait!... Et ce n'était qu'un cri: Aux armes, citoyens! C'était très beau, très beau!... Un jour, à l'occasion de je ne sais quelle victoire, on fit chanter la Marseillaise aux Tuileries, en plein air, dans le jardin... Sur le bord de l'eau on avait mis une centaine de tambours et quatre pièces de canon... Le public n'en savait rien... Au dernier couplet, ce fut un éclat formidable de roulements de tambour et de vrais coups de canon...»
466.—Les théologiens tenaient autrefois les mathématiques pour une science très suspecte, et les mathématiciens pour des hommes sans religion, et comme des espèces de sorciers. L'étude de cette science fut même défendue dans l'Église depuis le règne de Constantin (quatrième siècle) jusqu'au règne de Frédéric II (treizième siècle). Saint Augustin dit en termes formels que les mathématiciens sont des hommes perdus et damnés.
467.—Au beau temps de la chevalerie,—dit L. Larchey dans son Dictionnaire des noms,—on appelait galois les membres d'une secte poitevine où chaque membre prouvait, en s'imposant quelque souffrance, la vive affection qu'il avait pour la dame de ses pensées. L'été, par exemple, il se couvrait de fourrures ou se rôtissait devant un grand feu. L'hiver, il se roulait dans la neige, en tenue plus que légère. Il paraît que ces stoïciens d'un nouveau genre ne tinrent pas longtemps contre le ridicule et les fluxions de poitrine.
468.—Michel-Ange avait fait un tableau pour André Doni, homme fort avare, mais qui connaissait et aimait les bons ouvrages de peinture. Afin de s'amuser à ses dépens, le peintre—qui n'était rien moins que cupide—lui envoya sa nouvelle production avec un billet par lequel il lui demandait soixante-dix ducats. Doni, trouvant cette somme excessive, n'en fit tenir que quarante au peintre. Michel-Ange lui renvoya son argent et lui manda de payer cent ducats ou de rendre le tableau. Doni, qui tenait à le garder, se résolut enfin à compter les soixante-dix ducats d'abord demandés. Mais l'artiste lui renvoya de nouveau son argent, en déclarant que, d'après les offres d'un grand seigneur, il ne pouvait plus donner son tableau à moins de cent quarante ducats. Doni fut au désespoir; mais comme le goût pour les chefs-d'œuvre de peinture était aussi fort en lui que l'avarice, il donna la somme exigée, non sans soupirer et se plaindre de n'avoir pas tout de suite payé les soixante-dix ducats demandés.
469.—On lit dans l'Année littéraire de 1770:
«Le peintre qui travaillait à la lanterne de la coupole de Saint-Paul de Londres, jugeant à propos de se reculer de quelques pas sur son échafaud, pour regarder son ouvrage à une certaine distance, était sur le point de se précipiter dans le vide. Un maçon qui travaillait non loin de là s'aperçoit du danger que court cet artiste, et pense que, s'il l'en avertit subitement, il peut lui causer un vertige funeste. Aussitôt, prenant une brosse pleine de couleur, il s'approche de la peinture et fait une tache au milieu de la plus belle figure. Le peintre furieux s'élance pour empêcher que cet homme, qu'il croit devenu fou, ne détruise entièrement son travail; il s'arrache ainsi sans le savoir au danger qui le menaçait, et que le brave maçon lui explique en riant. Ce trait de prudence, et même de génie, ne mérite-t-il pas d'être conservé dans l'histoire des arts?»
470.—Lors d'une des dernières aurores boréales qu'on vit dans la capitale,—lisons-nous dans le Journal de Paris de 1776,—beaucoup de gens du peuple en furent alarmés. Un Russe, qui était à Paris en ce temps-là, se trouva dans le quartier des Halles, où une foule de gens faisaient d'extravagantes réflexions, en regardant les lueurs illuminant le ciel.
La curiosité l'engagea à demander la cause de ces rumeurs. «Nous sommes assurément, lui répondit une femme effrayée, menacés des plus grands malheurs; voyez-en les signes dans le ciel.
—Quoi! n'est-ce que cela? dit le Russe, rassurez-vous: ces feux n'annoncent rien moins que ce que vous croyez. C'est la réverbération de quelques artifices que fait tirer l'impératrice de Russie à Saint-Pétersbourg. Je suis de ce pays-là; et je dois vous dire que comme le bois, la poudre et le goudron y sont extrêmement communs, on en fait une prodigieuse dépense à certains jours de réjouissance; et justement le jour où nous sommes est un de ces jours.»
Cette plaisanterie, débitée du ton le plus sérieux, passa de bouche en bouche et tranquillisa la populace.
471.—La coutume de siffler les hommes et les ouvrages paraît appartenir à des temps fort reculés, puisque l'histoire ancienne nous apprend que les Péloponésiens sifflèrent le roi Philippe de Macédoine, un jour qu'il assistait aux jeux Olympiques.
Il ne faut donc considérer que comme une malice à l'adresse d'un de ses rivaux l'épigramme célèbre où Racine explique à sa façon l'origine des sifflets au théâtre. Selon lui, ou plutôt selon certain acteur qu'il fait intervenir dans une discussion à ce sujet,
472.—Souvent, chez nos aïeux, des procès furent faits aux animaux.
«Si l'on ne connaissait la bonhomie, la simplicité de nos pères,—dit Auguste de Thou dans ses Histoires de mon temps,—on aurait peine à croire le trait suivant. Le célèbre Chassemeux, né en 1481, mort en 1541, qui fut depuis premier président du parlement de Provence, n'étant encore qu'avocat du roi au bailliage d'Autun, se constitua d'office le défenseur des rats, au sujet d'une sentence d'excommunication lancée par l'évêque d'Autun contre ces animaux, qui exerçaient des ravages dans une partie de son diocèse. Il remontra que, le terme qui avait été donné aux rats pour comparaître étant trop court, on devait avec d'autant plus de raison en prolonger le délai, qu'il y avait pour eux plus de danger à se mettre en chemin, que tous les chats de la région étaient aux aguets. Et, en conséquence de sa plaisante requête, il obtint très sérieusement qu'une nouvelle sommation de comparoir serait faite aux susdits rats, mais avec un délai plus long que celui de la première sommation.
473.—Galilée, dans un de ses dialogues, rapporte l'anecdote suivante, qui fait voir jusqu'où la prévention pour l'autorité d'Aristote était portée de son temps.
Un gentilhomme était venu chez un célèbre médecin à Venise, où il s'était rendu beaucoup de monde pour assister à une dissection que devait faire un très habile anatomiste.
Celui-ci ayant fait apercevoir aux assistants quantité de nerfs qui, sortant du cerveau, passaient le long du cou dans l'épine du dos, et de là se dispersaient par tout le corps, de manière qu'ils ne touchaient le corps que par un petit filet, le médecin demanda au gentilhomme s'il ne croyait pas à présent que les nerfs tirassent leur origine du cerveau, et non du cœur.
«J'avoue, répondit celui-ci, que vous m'avez fait voir la chose très clairement, et si l'autorité d'Aristote, qui fait partir les nerfs du cœur, ne s'y opposait, je serais de votre sentiment.»
474.—Louvois, le ministre fameux de Louis XIV, fut surnommé le grand vivrier, parce qu'il fut à peu près le premier qui fit entrer en compte, dans les projets de guerre, le soin d'assurer le ravitaillement des troupes, et le premier qui, avant les entrées en campagne, se préoccupa sérieusement de constituer des services chargés de fournir à l'alimentation de l'armée. On a depuis reconnu que cette préoccupation, entièrement négligée jusqu'alors, avait une importance majeure.
475.—«L'étiquette, a dit Voltaire, est l'esprit de ceux qui n'en ont pas.» Elle est quelquefois aussi la faiblesse de ceux qui en ont. On raconte à ce propos qu'une question d'étiquette faillit empêcher la réussite des négociations engagées pour le mariage de Henriette de France, sœur de Louis XIII, avec le roi Charles Ier d'Angleterre. Richelieu, traitant de cette union avec les Anglais, fut sur le point de rompre pour deux ou trois pas de plus auprès d'une porte que ceux-ci exigeaient. Pour ne pas céder sans compromettre l'affaire, le grand diplomate imagina de feindre une indisposition et de recevoir au lit les plénipotentiaires. De cette façon l'étiquette fut sauvée, et le mariage conclu.
476.—Antoine Le Maître, qui avait acquis une grande célébrité comme avocat plaidant, s'était retiré à Port-Royal, où il pratiquait l'humilité des anciens solitaires. Chargé des approvisionnements de la communauté, il alla un jour acheter un certain nombre de moutons à la foire de Poissy. Celui qui les lui avait vendus lui ayant fait, au moment du payement, quelque chicane sur le prix de vente, ils allèrent s'en expliquer devant le bailli de la ville. Le Maître, sous les dehors d'un marchand de bestiaux et sous le nom de Dransé, soutint son droit avec l'éloquence qui lui avait attiré au palais l'admiration universelle, quoique interrompu à chaque instant par son adversaire. Sur quoi le magistrat impatienté: «Tais-toi, cria-t-il au chicanier, gros lourdaud, laisse parler ce marchand. S'il fallait vider le différend à coups de poing, je crois bien que tu en battrais une douzaine comme lui; mais il s'agit ici de justice et de raison, et il aura les moutons dans les conditions qu'il indique: car le bon droit est de son côté.» Puis, se tournant du côté du prétendu Dransé: «Je vois bien, brave marchand, reprit le bailli, que vous n'avez pas toujours fait ce métier-ci; vous avez la langue trop bien pendue; vous parlez d'or. Vous savez les lois et les coutumes. Je vous conseille de quitter le commerce et d'aller au palais vous faire recevoir avocat plaidant. Et je ne serais pas étonné s'il vous en venait autant de gloire qu'au célèbre M. Le Maître.»
477.—Voltaire était possédé du besoin d'entendre parler de lui ou de ses ouvrages. Quelque temps après avoir fait représenter une tragédie nouvelle qui avait très bien réussi, on remarqua qu'il était triste et gardait un morne silence. Mme du Châtelet, son amie, devant qui l'on en fit l'observation, dit à ceux qui s'étonnaient: «Vous ne devineriez pas ce qu'il a, mais je le sais. Depuis trois semaines l'on ne s'entretient plus guère à Paris que du procès et de l'exécution d'un fameux voleur qui est mort avec beaucoup de fermeté. C'est là ce qui ennuie M. de Voltaire. On ne lui parle plus de sa tragédie. En deux mots, il est jaloux du roué,» ajouta-t-elle en riant.
478.—Dans un texte de vieille chronique où il est question de biens usurpés par un prince, l'auteur dit: «Vainement furent présentées requêtes, dont le sire aucun compte ne voulut tenir. Et alors n'y eut d'autre recours que les clameurs au ciel, dont le sire s'émut...»
Les clameurs au ciel étaient autrefois une forme de plainte contre ceux qui, s'emparant de ce qui ne leur appartenait pas, étaient trop puissants pour qu'il fût possible d'user contre eux des voies ordinaires de la justice. On se contentait de les citer devant Dieu, avec des cérémonies qui souvent avaient pour effet de leur inspirer de la terreur et de les engager à la restitution.
Ce fut ainsi que, Thomas de Saint-Jean ayant usurpé quelques terres appartenant au monastère de Saint-Michel, les moines firent contre lui une litanie qu'ils chantèrent publiquement, jusqu'à ce que l'usurpateur vînt se jeter à leurs pieds en renonçant à sa prise de possession illégitime.
On pourrait citer plusieurs cas très significatifs de clameurs au ciel.
479.—Chacun sait qu'on nomme lazaroni les hommes de la dernière classe du peuple napolitain, dont la paresse, l'insouciance et la misère sont devenues proverbiales. Ce nom leur fut donné jadis parce que leur misérable accoutrement, ou plutôt leur quasi-nudité, les faisait ressembler à des malheureux sortant des hôpitaux de Saint-Lazare vêtus seulement, selon la tradition de ces asiles hospitaliers, d'une chemise, d'un pantalon de toile, et la tête couverte d'un chapeau de paille.
Voici d'ailleurs en quels termes il en est parlé par un historien de la fameuse insurrection dite de Masaniello (qui n'était autre qu'un lazarone): «Un ordre fut publié portant que chacun, sous peine de vie, eût à prendre les armes pour la défense de la patrie. Cet ordre, quoique publié par un nombre de jeunes garçons qui n'étaient armés que de crocs et qui, pour être à demi nus, s'acquirent le nom de lazares (ou lazaroni), fut ponctuellement observé, et Naples passa de la servitude des Espagnols dans celle de ces lazares, qui furent enfin maîtres de Naples et se rendirent si redoutables qu'un seul d'eux, avec son croc, faisait peur à cent braves gens.» (Voy. no 275.)
480.—Notre mot amidon est une traduction du mot latin amylon, dérivé du mot grec amulon, qui veut dire sans meule. Et voici pourquoi cette désignation: «Les anciens, dit M. Girardin dans ses remarquables Leçons de chimie alimentaire, connaissaient l'amidon et l'employaient en médecine. Dioscoride, Caton l'Ancien et Pline décrivent le procédé assez grossier à l'aide duquel on l'obtenait. On laissait le blé se ramollir dans l'eau pendant plusieurs jours, on l'exprimait, on passait la liqueur dans un sac ou dans une corbeille, et on étendait le résidu sur des tuiles frottées de levain, pour qu'il s'épaissît au soleil. De là le nom de ce produit, obtenu sans le secours de la meule. Pline attribue la découverte de l'amidon aux habitants de l'île de Chio. De son temps, l'amidon préparé dans cette île était réputé le meilleur; venaient ensuite celui de Crète, puis celui d'Égypte.»
481.—Quand on voit une personne qui semble tout à coup mise en état de faire des dépenses extraordinaires: «Avez-vous donc tué le mandarin?» lui demande-t-on.
Beaucoup d'encre a coulé pour arriver, ou plutôt pour ne pas arriver à expliquer l'origine de ce dicton populaire. Les opinions sont restées singulièrement partagées. Et, en somme, il paraît qu'il faut tout simplement voir là l'écho d'une chanson plus que satirique dirigée au dix-septième siècle contre Mazarin. Dans cette chanson, l'auteur ne conseillait rien moins que de mettre à mort le fameux ministre; mais, comptant bien être compris quand même, il transforma le nom du personnage visé. Mazarin devint mandarin, et l'on chanta:
Il n'y avait rien là qui donnât lieu à répression, et le trait n'était pas moins lancé.
482.—L'on a plusieurs fois trouvé des noix dans les tombeaux des chrétiens de la primitive Église.
Les saints Pères, et en particulier saint Grégoire,—dit M. l'abbé Martigny dans son Dictionnaire des antiquités chrétiennes,—ont regardé les noix comme le symbole de la perfection. Ce serait donc pour marquer la vertu consommée d'un chrétien que, dans la primitive Église, on mettait des noix dans les tombeaux. Mais c'est surtout le symbole du Christ que les écrivains des premiers siècles se sont plu à y voir.
Nous transcrivons ici un curieux passage de saint Augustin (Sermon du temps dominical) qui en dira plus que tout autre commentaire:
«La noix a dans son corps l'union de trois substances: la pellicule verte, la coquille et le noyau. Dans la pellicule est représentée la chair du Sauveur, qui a éprouvé en elle l'aspérité, soit l'amertume de la passion; le noyau signifie la douceur intérieure de la divinité qui donne la nourriture, et fournit l'office de la lumière; la coque représente le bois de la croix, qui, en s'interposant, a séparé en nous ce qui est extérieur de ce qui est en dedans,—l'âme intérieure,—mais a réuni, par l'imposition du bois du Sauveur, ce qui est terrestre et ce qui est céleste.»
Saint Paulin de Nole exprime à peu près les mêmes idées dans une de ses pièces de vers, In nuce Christus, etc.:
«Dans la noix, c'est le Christ; le bois de la noix, c'est le Christ, parce qu'à l'intérieur de la noix est la nourriture; la coque est à l'intérieur, mais par-dessus est une écorce verte qui est amère. Voyez là Dieu-Christ voilé par notre corps, lequel est fragile par la chair, nourriture par le verbe et amer par la croix.»
483.—Quelle est la variété de rose connue dans l'histoire sous le nom de rose de Quadragésime?
—La rose dite de Quadragésime est une rose d'or que, depuis huit ou dix siècles, les papes ont coutume de bénir le quatrième dimanche du temps quadragésimal (c'est-à-dire de carême, car ce dernier mot vient du latin quadragesimus, qui signifie quarantième, à cause du nombre de jours d'abstinence commandés par l'Église). La bénédiction de cette rose est faite le dimanche dit de Lætare (à cause des premiers mots de la messe de ce jour). On rapporte au dixième ou onzième siècle l'origine de cette coutume symbolique, sans doute inspirée par l'espèce de glorification de la rose, l'invocation à la rose mystique (rosa mystica) que les fidèles répètent chaque jour en l'honneur de la mère du Sauveur. Les papes bénissaient d'ordinaire ces roses pour les offrir à quelque église, ou à quelque prince ou princesse.
Alexandre III, qui avait reçu les plus grands honneurs en France, où il s'était réfugié par suite de ses démêlés avec Frédéric Barberousse (1162), envoya dès son retour à Rome la rose d'or au roi Louis le Jeune. Voici comment il s'exprime dans sa lettre au monarque français: «Imitant la coutume qu'eurent nos ancêtres de porter une rose d'or le dimanche de Lætare, nous avons cru ne pouvoir la présenter à personne qui la méritât mieux que Votre Excellence, à cause de sa dévotion extraordinaire pour l'Église et pour nous-même.»
Bientôt après les papes changèrent cette galanterie en acte d'autorité, par lequel, en donnant la rose d'or aux souverains, ils témoignaient les tenir pour tels. C'est ainsi qu'Urbain V donna en 1368 la rose d'or à Jeanne de Sicile, en façon d'investiture, préférablement au roi de Chypre. En 1418, Martin V consacra solennellement la rose d'or et la fit porter sous un dais superbe à l'empereur Sigismond, qui était alors alité. Les cardinaux, les archevêques, les évêques, accompagnés d'une foule de peuple, la lui présentèrent en grande pompe, et l'empereur, s'étant fait porter sur un trône, la reçut publiquement avec beaucoup de dévotion.
Henri VIII, qui, avant de rompre avec la papauté et de déclarer le schisme anglican, avait mérité le titre de Défenseur de la foi, que ses successeurs portent encore, reçut la rose d'or de Jules II et de Léon X, etc.
Le pape offrait souvent aussi la rose d'or aux princes qui passaient à Rome.
L'usage était d'ailleurs établi que le titulaire donnât cinq cents pièces d'or à la personne chargée de la lui remettre. A vrai dire, le présent pontifical, par le poids seul du métal, valait souvent plus du double de cette somme.