Curiosités Infernales
LES BONS ANGES
Les Juifs, à l'exception des saducéens, admettaient et honoraient les anges, en qui ils voyaient, comme nous, des substances spirituelles, intelligentes, et les premières en dignité entre les créatures.
Les rabbins, qui placent la création des anges au second jour, ajoutent qu'ayant été appelés au conseil de Dieu, lorsqu'il voulut former l'homme, leurs avis furent partagés, et que Dieu fit Adam à leur insu, pour éviter leurs murmures. Ils reprochèrent néanmoins à Dieu d'avoir donné trop d'empire à Adam. Dieu soutint l'excellence de son ouvrage, parce que l'homme devait le louer sur la terre, comme les anges le louaient dans le ciel. Il leur demanda ensuite s'ils savaient le nom de toutes les créatures? Ils répondirent que non; et Adam, qui parut aussitôt, les récita tous sans hésiter, ce qui les confondit.
L'Écriture Sainte a conservé quelquefois aux démons le nom d'anges, mais anges de ténèbres, anges déchus ou mauvais anges. Leur chef est appelé le grand dragon et l'ancien serpent, à cause de la forme qu'il prit pour tenter la femme.
Zoroastre enseignait l'existence d'un nombre infini d'anges ou d'esprits médiateurs, auxquels il attribuait non seulement un pouvoir d'intercession subordonné à la providence continuelle de Dieu, mais un pouvoir aussi absolu que celui que les païens prêtaient à leur dieux[1]. C'est le culte rendu à des dieux secondaires, que saint Paul a condamné[2].
[Note 1: Bergier, Dictionnaire théologique.]
[Note 2: Coloss., cap. II, vers. 18.]
Les musulmans croient que les hommes ont chacun deux anges gardiens, dont l'un écrit le bien qu'ils font, et l'autre, le mal. Ces anges sont si bons, ajoutent-ils, que, quand celui qui est sous leur garde fait une mauvaise action, ils le laissent dormir avant de l'enregistrer, espérant qu'il pourra se repentir à son réveil.
Les Persans donnent à chaque homme cinq anges gardiens, qui sont placés: le premier à sa droite pour écrire ses bonnes actions, le second à sa gauche pour écrire les mauvaises, le troisième devant lui pour le conduire, le quatrième derrière pour le garantir des démons, et le cinquième devant son front pour tenir son esprit élevé vers le prophète. D'autres en ce pays portent le nombre des anges gardiens jusqu'à cent soixante.
Les Siamois divisent les anges en sept ordres, et les chargent de la garde des planètes, des villes, des personnes. Ils disent que c'est pendant qu'on éternue que les mauvais anges écrivent les fautes des hommes.
Les théologiens admettent neuf choeurs d'anges, en trois hiérarchies: les séraphins, les chérubins, les trônes;—les dominations, les principautés, les vertus des cieux;—les puissances, les archanges et les anges.
Parce que des anges, en certaines occasions où Dieu l'a voulu, ont secouru les Juifs contre leurs ennemis, les peuples modernes ont quelquefois attendu le même prodige. Le jour de la prise de Constantinople par Mahomet II, les Grecs schismatiques, comptant sur la prophétie d'un de leurs moines, se persuadaient que les Turcs n'entreraient pas dans la ville, mais qu'ils seraient arrêtés aux murailles par un ange armé d'un glaive, qui les chasserait et les repousserait jusqu'aux frontières de la Perse. Quand l'ennemi parut sur la brèche, le peuple et l'armée se réfugièrent dans le temple de Sainte-Sophie, sans avoir perdu tout espoir; mais l'ange n'arriva pas, et la ville fut saccagée.
Cardan raconte qu'un jour qu'il était à Milan, le bruit se répandit tout à coup qu'il y avait un ange dans les airs au-dessus de la ville. Il accourut et vit, ainsi que deux mille personnes rassemblées, un ange qui planait dans les nuages, armé d'une longue épée et les ailes étendues. Les habitants s'écriaient que c'était l'ange exterminateur; et la consternation devenait générale, lorsqu'un jurisconsulte fit remarquer que ce qu'on voyait n'était que la représentation, qui se faisait dans les nuées, d'un ange de marbre blanc placé au haut du clocher de Saint-Gothard.
«Plusieurs ont douté, dit Loys Guyon[1], si les anges qu'on appelle autrement intelligences, qui sont composez de substances incorporées, ministres, ambassadeurs et légats de Dieu, avoyent des corps humains ainsi qu'il se trouve escrit au dixiesme chapitre des Actes, de la vision d'un ange qui fut envoyé à Corneille, et qui parla à luy. Par les discours qu'il fait à ses amis, une fois il l'appelle homme, autrefois ange. Moyse pareillement appelle indifféremment maintenant anges, maintenant hommes, ceux qui apparurent à Abraham, estans vestus de corps humains. Et comme aussi en plusieurs autres passages de l'Escriture Saincte, il se trouve de telles choses.
[Note 1: Diverses leçons, t. II, p. 9.]
«Tous théologiens catholiques tiennent que ces anges avoyent des corps humains, lesquels Dieu par son seul commandement leur avoit crée impassibles, sans aucune matière prejacente, et si tost qu'ils avoyent exploité ce qui leur avoit esté enjoint, les corps revenoyent à rien, comme ils avoyent esté crées de rien. Et quant à leurs vestemens, la Saincte Escriture les dit estre ordinairement blancs et reluisans. Les évangelistes rendent tesmoignage, qu'il y avoit une esmerveillable splendeur aux vestemens de Jésus-Christ, quand il fut transfiguré en la montagne saincte, et là manifesta sa gloire à trois de ses disciples. Ils en disent autant des anges qui ont esté envoyez pour tesmoigner la resurrection de Jésus-Christ.
«Tout ainsi que Nostre-Seigneur s'accommode jusques à nostre infirmité, il commande à ses anges de descendre sous la forme de nostre chair, aussi sème-il sur eux quelque rayon de gloire, à fin que ce qu'il leur a commis de nous commander, soit reçeu en plus grande certitude et reverence et ne faut douter que les corps semblables à ceux des humains sont donnez aux anges, aussi tost les habillemens se reduisent à néant, et eux remis en leur première nature, et que toutesfois ils n'ont esté sujets à aucunes infirmitez humaines, pendant qu'ils ont estez veus en forme d'homme. Et voila comme le doute de plusieurs sera osté touchant les corps des anges, et leurs vestemens. Aussi que si ces anges n'avoyent des organes, comme les autres hommes, ils ne pourroyent parler ni faire autres fonctions humaines, comme firent ceux qui osterent la grosse tombe et pierre qui estoit sur le sepulchre de Jésus-Christ.
«Il faut aussi noter la difference qu'il y a entre l'ame raisonnable et intelligence ou angelique nature. Parce que l'ame raisonnable est unie au corps et ensemble font une chose qui est l'homme, combien qu'elle puisse subsister à part ou separément. Mais la nature angelique n'est point unie au corps, mais sa création porte de subsister par soy. Toutesfois extraordinairement pour un peu de temps, et encore fort rarement Dieu crée quant il lui plaît un corps humain de rien à ses anges, qui retourne à rien.»
«Simon Grynee, très docte personnage, estant allé, dit Goulart[1], l'an 1529, de Heidelberg à Spire, où se tenoit une journée impériale, voulut ouyr certain prescheur, fort estimé à cause de son eloquence. Mais ayant entendu divers propositions contre la majesté et vérité du fils de Dieu, au sortir du sermon, il suit le prescheur, le salue honorablement, et le prie d'estre supporté en ce qu'il avoit à dire. Ils entrent doucement en propos. Grynee lui remonstre vivement et gravement les erreurs par lui avancez, lui ramentoit ce qu'avoit accoustumé faire sainct Polycarpe, disciple des apostres, s'il lui avenoit d'ouyr des faussetez et blasphesmes en l'eglise. L'exhortant au nom de Dieu de penser à sa conscience et se departir de ses opinions erronées. Le prescheur demeure court, et feignant un désir de conferer plus particulièrement, comme ayant haste de se retirer chez soy, demande à Grynee son nom, surnom, logis, et le convie à l'aller voir le lendemain pour deviser amplement, et demonstre affectionner l'amitié de Grynee, adjoustant que le public recueilleroit un grand profit de ceste leur conference. Outre plus il monstre sa maison à Grynee, lequel delibere se trouver à l'heure assignée, se retire en son hostellerie. Mais le prescheur irrité de la censure qui lui avoit esté faite, bastit en sa pensée une prison, un eschaffaut et la mort à Grynee: lequel disnant avec plusieurs notables personnages leur raconta les propos qu'il avoit tenus à ce prescheur. La dessus on appelle le docteur Philippe, assis à table aupres de Grynee, lequel sort du poisle, et trouve un honorable vieillard, beau de visage, honorablement habillé, inconnu, qui de parole grave et amiable, commence à dire que dedans l'heure d'alors arriveroyent en l'hostellerie des officiers envoyez de la part du roy des Romains, pour mener Grynee en prison. Le vieillard adjouste en commandement à Grynee de desloger promptement hors de Spire, exhortant Philippe a ne differer davantage. Et sur ce le vieillard disparoit. Le docteur Philippe, lequel raconte l'histoire en son Commentaire sur le prophète Daniel, chapitre dixiesme, adjouste ces mots: Je revin vers la compagnie, je leur commande de sortir de table, racontant ce que le vieillard m'avoit dit. Soudain nous traversons la grande place ayant Grynee au milieu de nous, et allons droict au Rhin, que Grynee passe promptement avec son serviteur dedans un esquif. Le voyans à sauveté, nous retournons à l'hostellerie, où l'on nous dit qu'incontinent après nostre départ, les sergens estoyent venus cercher Grynee.»
[Note 1: Thrésor d'histoires admirables, t. I, p. 129.]
André Honsdorf[1] raconte l'histoire suivante de l'apparition d'un ange à une pauvre femme:
    [Note 1: En son Théâtre d'exemples, cité par Goulart dans son
    Thrésor d'histoires admirables, t. I, p. 130.]
«L'an 1539, au commencement de juin, une honneste femme veufve, chargée de deux fils, au pays de Saxe, n'ayant de quoi vivre en un temps de griefve famine, se vestit de ses meilleurs habits, et ses deux fils aussi, prenant son chemin vers certaine fontaine, pour y prier Dieu qu'il lui pleust avoir pitié d'eux pour les soulager. En sortant, elle rencontre un homme honorable, qui la salue doucement, et après quelques propos, lui demande si elle pensoit trouver à manger vers cette fontaine? La femme respond: Rien n'est impossible à Dieu. S'il ne lui a point esté difficile de nourrir du ciel par l'espace de quarante ans au desert les enfans d'Israel, lui seroit-il malaisé de sustanter moi et les miens avec de l'eau? Disant ces paroles, de grand courage et d'un visage asseuré, ce personnage (lequel j'estime avoir esté un sainct ange) lui dit: Voici, puisque tu as une foy si constante, retourne et rentre en ta maison, tu y trouveras trois charges de farine. Elle revenue chez soy, vid l'effect de ceste promesce.»
«L'an 1558, suivant Job Fincel[1], advint à Méchelrode en Allemagne, un cas merveilleux, confirmé par les tesmoignages de plusieurs hommes dignes de foy. Sur le soir, environ les neuf heures, un personnage vestu d'une robe blanche, suivi d'un chien blanc, vint heurter à la porte d'une pauvre honneste femme, et l'appelle par son nom. Elle estimant que ce fust son mari, lequel avoit esté fort long-temps en voyage lointain courut vite à la porte. Ce personnage la prenant par la main lui demande en qui elle mettait toute la fiance de son salut? En Jésus-Christ, respond-elle. Lors il lui commande de le suivre: dont faisant refus il l'exhorta d'avoir bon courage, de ne craindre rien. Quoy dit, il la mena toute la nuit par une forest. Le lendemain, il la fit monter environ midi sur une haute montagne, et lui montra des choses qu'elle ne sçeut jamais dire ni descouvrir à personne. Il luy enjoint de s'en retourner chez soy et d'exhorter chacun à se détourner de son mauvais train: adjoustant qu'un embrasement horrible estoit prochain et lui commanda aussi de se reposer huit jours dans sa maison, à la fin desquels il reviendroit à elle. Le jour suivant au matin, la femme fut trouvée à l'entrée du village et emmenée en son logis, où elle resta huit jours entiers sans boire ni manger… disant qu'estant extremement lasse, rien ne lui estoit plus agréable que le repos; que dans huit jours l'homme qui l'avoit emmenée reviendroit et lors elle mangeroit. Ainsi avint-il: mais depuis ceste femme ne bougea du lit, le plus de temps souspirant le plus profond du coeur et s'escriant souventes fois: O combien sont grandes les joies de cette vie-là! ô que la vie présente est misérable! Quelques-uns lui demandant si elle estimoit que ce personnage vestu de blanc qui lui estoit ainsi aparu, fust un bon ange ou plustost quelque malin esprit, lequel se fust transformé en esprit de lumière? elle respondoit: Ce n'est point un malin esprit, c'est un sainct ange de Dieu, qui m'a commandé de prier Dieu soigneusement, d'exhorter grands et petits à amendement de vie. Si on l'interrogoit de sa créance: Je confesse (disoit-elle) que je suis une pauvre pécheresse; mais je croy que Jésus-Christ m'a acquis pardon de tous mes pechez par le benefice de sa mort et passion. Le pasteur du lieu rendoit tesmoignage de singuliere pieté et humble devotion à ceste femme, adjoustant qu'elle estoit bien instruite et pouvoit rendre raison de sa religion.»
[Note 1: Au troisième livre des Miracles, cité par Goulart, Thrésor des histoires admirables, t. I, p. 135.]
Goulart[1] rapporte encore l'histoire d'une femme qui, le cerveau troublé, était descendue par la corde en un puits pour s'y noyer et avait voulu se jeter ensuite à la rivière et qui lui déclara «qu'en ces accidens un homme vestu de blanc, et de face merveilleusement agréable lui aparoissoit, lequel lui tenoit la main, et l'exhortoit benignement et comme en souriant, d'espérer en Dieu. Comme elle estoit dedans le puits, et je ne sçai quoi de fort pesant lui poussoit la teste pour la plonger du tout en l'eau, et taschoit lui faire lascher la corde pour couler en fond: ce mesme personnage vint à elle, la souleva par les aisselles, et lui aida à remonter, ce qu'elle ne pouvoit nullement faire de soy-mesme. Aussi la consola-t-il au jardin, et la ramena doucement vers sa chambre, puis disparut. Le mesme lui vint à la rencontre, comme elle approchoit du pont et la suivoit de loin jusques à ce qu'elle fust de retour.»
[Note 1: Thrésor des histoires admirables, t. I, p. 138.]
LE ROYAUME DES FÉES
I.—FÉES
«Toutes les fées, dit M. Leroux de Lincy[1], se rattachent à deux familles bien-distinctes l'une de l'autre. Les nymphes de l'île de Sein, principalement connues en France et en Angleterre, composent la première et aussi la plus ancienne, car on y retrouve le souvenir des mythologies antiques mêlé aux usages des Celtes et des Gaulois. Viennent après les divinités Scandinaves, qui complètent en les multipliant les traditions admises à ce sujet.»
    [Note 1: Le Livre des légendes, introduction, par M. Leroux de
    Lincy, p. 170. Paris, Silvestre, 1836, in-8°.]
Pomponius Mela[1] nous apprend que «l'île de Sein est sur la côte des Osismiens; ce qui la distingue particulièrement, c'est l'oracle d'une divinité gauloise. Les prêtresses de ce dieu gardent une perpétuelle virginité; elles sont au nombre de neuf. Les Gaulois les nomment Cènes: ils croient qu'animées d'un génie particulier, elles peuvent par leurs vers, exciter des tempêtes et dans les airs et sur la mer, prendre la forme de toute espèce d'animaux, guérir les maladies les plus invétérées, prédire l'avenir; elles n'exercent leur art que pour les navigateurs qui se mettent en mer dans le seul but de les consulter.»
[Note 1: De situ orbis, liv. III, ch. VI.]
«Telles sont, suivant M. Leroux de Lincy[1], les premières de toutes les fées que nous trouvons en France et dont le souvenir, conservé dans nos plus anciennes traditions populaires, s'est perpétué dans les chants de nos trouvères et dans nos romans de chevalerie; il se mêle aux croyances que le paganisme avait laissées parmi nous, et ces deux éléments confondus, multiplièrent à l'infini ces fantastiques créatures. L'île de Sein ne fut bientôt plus assez vaste pour les contenir; elles se répandirent au milieu de nos forêts, habitèrent nos rochers et nos châteaux, puis bien loin, vers le Nord, au delà de la Grande-Bretagne, fut placé le royaume de féerie. Il se nommait Avalon.»
[Note 1: Le Livre des légendes, introduction, p. 174.]
Voici la description qu'en fait le Roman de Guillaume au court nez[1]:
    [Note 1: Cité par M. Leroux de Lincy, le Livre des légendes,
    appendices, p. 249.]
  «Avalon fu mult riche et assazée
   Onques si riche cité ne fu fondée;
   Li mur en sont d'une grant pierre lée,
   Il n'est, nus hons, tant ait la char navrée,
   S'à cele pierre pooist fere adesée
   Qu'ele ne fust tout maintenant sanée;
   Adès reluit com fournaise embrasée.
   Chescune porte est d'yvoire planée
   La mestre tour estoit si compassée,
   N'i avoit pierre ne fust à or fondée.
   .V. c. fenestes y cloent la vesprée
   C'onques de fust n'i ot une denrée.
   Il n'i ot ays saillie, ne dorée
   Qui de verniz ne soit fete et ouvrée.
   Et eu chescune une pierre fondée
   Une esmeraude, .j. grant topace lée,
   Beric, jagonce, ou sadoine esmerée.
   La couverture fu à or tregetée,
   Sus.j. pomnel fu l'aygle d'or fermée,
   En son bec tint une pierre esprouvée;
   Hom s'il la voit ou soir ou matinée,
   Quanqu'il demande ne li soit aprestée.»
On trouvait à Avalon ces simples précieux qui guérissaient les larges blessures des chevaliers. C'est là que fut porté Artur après le terrible combat de Cubelin: «Nous l'y avons déposé sur un lit d'or, dit le barde Taliessin dans la Vie de Merlin par Geoffroi de Monmouth; Morgane après avoir longtemps considéré ses blessures, nous a promis de les guérir. Heureux de ce présage, nous lui avons laissé notre roi.»
C'est dans cette île aussi que Morgane mena son bien-aimé Ogier le Danois pour prendre soin de son éducation. C'est encore là que fut porté Renoart, l'un des héros de la chanson de gestes de Guillaume au court nez:
  Avec Artur, avecques Roland,
  Avec Gauvain, avecques Yvant.
Là étaient Auberon et Mallabron «ung luyton de mer» dit le roman d'Ogier; et M. Maury pense que c'est dans cette île mystérieuse que fut conduit Lanval par la fée sa maîtresse.
Giraud de Cambrie place à Glastonbury, dans le Somersetshire, la situation de cette île enchantée, de cette espèce de paradis des fées. «Cette île délicieuse d'Avalon, dit le roman d'Ogier le Danois, dont les habitants menoient vie très joyeuse, sans penser à nulle quelconque meschante chose, fors prendre leurs mondains plaisirs.»
Le nom d'Avalon vient d'Inis Afalon, île des pommes, en langue bretonne, et l'on a expliqué cette qualification par l'abondance des pommiers qui se rencontraient à Glastonbury. Suivant M. de Fréminville[1], Avalon serait la petite île d'Agalon, située non loin du célèbre château de Kerduel, et dont les chroniqueurs font le séjour favori du roi Artur.
[Note 1: Antiquités de la Bretagne, Côtes-du-Nord, p. 19.]
D'après l'Edda, «les fées qui sont d'une bonne origine sont bonnes et dispensent de bonnes destinées; mais les hommes à qui il arrive du malheur doivent l'attribuer aux méchantes fées.»
On lit dans le roman de Lancelot du Lac: «Toutes les femmes sont appelées fées qui savent des enchantements et des charmes et qui connaissent le pouvoir de certaines paroles, la vertu des pierres et des herbes; ce sont les fées qui donnent la richesse, la beauté et la jeunesse.»
«Mon enfant, dit un auteur anonyme du XIVe siècle, rapporté par M. Leroux de Lincy[1], les fées ce estoient diables qui disoient que les gens estoient destinez et faes les uns à bien, les autres à mal, selon le cours du ciel ou de la nature. Comme se un enfant naissoit à tele heure ou en tel cours, il li estoit destiné qu'il seroit pendu ou qu'il seroit noié, ou qu'il espouseroit tel dame ou teles destinées, pour ce les appeloit l'en fes, quar fée selon le latin, vaut autant comme destinée, fatatrices vocabantur.»
[Note 1: Le Livre des légendes, introduction, p. 240.]
«Laissons les acteurs ester, dit Jean d'Arras[1], et racontons ce que nous avons ouy dire et raconter à nos anciens, et que cestui jour nous oyons dire qu'on a vu au païs de Poitou et ailleurs, pour coulourer nostre histoire, à estre vraie, comme nous le tenons et qui nous est publié par les vraies chroniques, nous avons ouy raconter à nos anciens que en plusieurs parties sont aparues à plusieurs tres familierement, choses lesquelles aucuns appeloient luitons, aucuns autres les faës, aucuns autres les bonnes dames, qui vont de nuit et entrent dedans les maisons, sans les huis rompre, ne ouvrir, et ostent les enffanz des berceulx et bestournent les membres, ou les ardent, et quant au partir les laissent aussi sains comme devant, et à aucuns donnent grant eur en cest monde. Encores, dit Gervaise, que autres faës s'apairent de nuit en guise de femmes à face ridée, basses et en petite estature et font les besoignes des hostelz libéralement, et nul mal ne faisoient; et dit que, pour certain, il avoit veu ung ancien homme qui racontoit pour vérité qu'il avoit veu en son temps grant foison de telles choses. Et dit encore que les dictes faës se mettoient en fourme de très belles femmes; et en ont plusieurs hommes prinses pour moittiers; parmi aucunes convenances qu'elles leur faisoient jurer, les uns qu'ils ne les verroient jamais nues, les autres que le samedi ne querroient qu'elles seroient devenues; aucunes, se elles avoient enfans, que leurs mariz ne les verroient jamais en leur gésine, et tant qu'ils leur tenoient leurs convenances, ils estoient regnant en grant audicion et prospérité, et sitost qu'ils deffailloient ils les perdoient et décheoient de tous leur boneur petit à petit; et aucunes se convertissoient en serpens, ung ou plusieurs jours la sepmaine, etc.»
    [Note 1: Roman de Mélusine, cité par M. Leroux de Lincy, le
    Livre des légendes, introduction, p. 172.]
Le fond des forêts et le bord des fontaines étaient le séjour favori des fées.
«Les fées, dit M.A. Maury[1] se rendaient visibles près de l'ancienne fontaine druidique de Baranton, dans la forêt de Brochéliande:
[Note 1: Les fées du moyen âge, recherches sur leur origine, leur histoire et leurs attributs, pour servir à la connaissance de la mythologie gauloise, par L. F. Alfred Maury. Paris, Ladrange, 1843, in-12]
«Là soule l'en les fées veoir», écrivait en 1096 Robert Wace. Ce fut également dans une forêt, celle de Colombiers en Poitou, près d'une fontaine appelée aujourd'hui par corruption la font de scié, que Mélusine apparut à Raimondin[1]. C'est aussi près d'une fontaine que Graelent vit la fée dont il tomba amoureux et avec laquelle il disparut pour ne plus jamais reparaître[2]. C'est près d'une rivière que Lanval rencontra les deux fées dont l'une, celle qui devint sa maîtresse, l'emmena dans l'île d'Avalon, après l'avoir soustrait au danger que lui faisait courir l'odieux ressentiment de Genevre[3]. Viviane, fée célèbre dont le nom est une corruption de Vivlian, génie des bois, célébrée par les chants celtiques, habitait au fond des forêts, sous un buisson d'aubépine, où elle tint Merlin ensorcelé[4].»
    [Note 1: Histoire de Mélusine, par Jean d'Arras. Paris, 1698,
    in-12, p. 125.]
    [Note 2: Poésies de Marie de France, édit. Roquefort, t. I, p.
    537; lai de Graelent.]
[Note 3: Même ouvrage, t. II, p. 207; lai de Lanval.]
    [Note 4: Th. de la Villemarqué, Contes populaires des anciens
    Bretons.]
«Les eaux minérales, dont l'action bienfaisante était attribuée à des divinités cachées, à Sirona, à Vénus anadyomène, auxquelles on consacrait des ex-voto et des autels, furent regardées au moyen âge comme devant leur vertu médicale à la présence des fées. Près de Domremy, la source thermale qui coulait au pied de l'arbre des fées et où s'était souvent arrêtée Jeanne d'Arc, en proie à ses étonnantes visions, avait jailli, suivant le dire populaire, sous la baguette des bonnes fées. C'est encore sous le même patronage que les montagnards de l'Auvergne placent les eaux minérales de Murat-le-Quaire. Les habitants de Gloucester, l'ancienne Kerloiou, prétendent que neuf fées, neuf magiciennes veillent à la garde des eaux thermales de cette ville; et ils ajoutent qu'il faut les vaincre quand on veut en faire usage.»
Une des principales occupations des fées, c'est de douer les enfants de vertus plus ou moins extraordinaires, plus ou moins surnaturelles.
Le Roman d'Ogier le Danois raconte que: «La nuit où l'enfant naquit, les demoiselles du château le portèrent dans une chambre séparée, et quand il fut là, six belles demoiselles qui étaient fées se présentèrent: s'étant approchées de l'enfant, l'une d'elles, nommée Gloriande, le prit dans ses bras, et le voyant si beau, si bien fait, elle l'embrassa et dit: Mon enfant, je te donne un don par la grâce de Dieu, c'est que toute ta vie tu seras le plus hardi chevalier de ton temps. Dame, dit une autre fée, nommée Palestrine, certes voilà un beau don, et moi j'y ajoute que jamais tournois et batailles ne manqueront à Oger. Dame, ajouta la troisième, nommée Pharamonde, ces dons ne sont pas sans péril, aussi je veux qu'il soit toujours vainqueur. Je veux, dit alors Melior, qu'il soit le plus beau, le plus gracieux des chevaliers. Et moi, dit Pressine, je lui promets un amour heureux et constant de la part de toutes les dames. Enfin, Mourgues, la sixième, ajouta: J'ai bien écouté tous les dons que vous avez faits à cet enfant, eh bien! il en jouira seulement après avoir été mon ami par amour, et avoir habité mon château d'Avalon. Ayant dit, Mourgues embrassa l'enfant, et toutes les fées disparurent.»
Le Roman de Guillaume au court nez, cité par Leroux de Lincy[1], raconte les dons des fées à la naissance du fils de Maillefer:
[Note 1: Le livre des légendes, appendices, p. 257.]
  A ce termine que li enfès fu nez
  Fils Maillefer, dont vous oy avez,
  Coustume avoient les gens, par véritez,
  Et en Provence et en autres regnez,
  Tables métoient et sièges ordenez
  Et sur la table .iij. blancs pains buletez
  .Iij. poz de vin et .iij. hénas de lès.
  Et par encoste iert li enfès posez,
  En.i. mailluel y estoit aportez.
  Devant les dames estoit desvelopez
  Et de chascune véuz et esgardez
  S'iert filz ou fille, ne a droit figurez.
  Et en après baptisiez et levez.
  . . . . . . . . . . . . . . . .
  Biaus fut li temps, la lune luisoit cler
  Li eur est bone et mult fist à loer:
  Or nous devons de l'enfant raconter,
  Quelle aventure Dieu i volt demonstrer;
  .Iij. fées vinrent port l'enfant revider.
  L'une le prist tantost, sans demorer,
  Et l'autre fée vait le feu alumer,
  L'enfent y font .i. petitet chaufer,
  La tierce fée là l'a renmailloter
  Et puis le vont couchier pour reposer;
  Puis sont assises à la table, au souper,
  Assez trovèrent pain et char et vin cler.
  Quant ont maingié, se prisrent à parler;
  Dist l'une à l'autre: il nous convient doner
  A cest enfant et bel don présenter.
  Dist la mestresse: premiers vueil deviser
  Quel ségnorie ge li vueil destiner
  S'il vient en aige, qu'il puist armes porter,
  Biaus iert et fors et hardis por jouster;
  Constantinoble qui mult fait à douter,
  Tenra cis enfès, ains que doie finer,
  Rois iert et sires de Gresce sur la mer,
  Ceux de Vénisce fera crestiener.
  Jà pour assaut ne le convient armer!
  Car jà n'iert homs qui le puist affoler
  Ne beste nule qui le puist mal mener,
  Ours, ne lyons, ne serpens, ne sengler,
  N'auront pooir de lui envenimer.
  Encore veil de moi soit enmieudrez
  S'il avient chose qu'il soit en mer entrez,
  Jà ses vaissiaux ne sera afondrez,
  Ne par tourmente empiriez ne grevez;
  Dist sa compaigne: or avez dit assez,
  Or me lessiez dire mes volontez.
  Je veil qu'il soit de dames bien amez
  Et de pucèles joïs et honorez;
  Et je voldrai qu'il soit bons clers letrez
  D'art d'yngremance apris et doctrinez
  Par quoi s'avient qu'il soit emprisonez
  En fort chastel, ne en tour enfermez,
  Que il s'en isse ancois .iij. jours passez,
  Et dist la tierce: Dame, bien dit avez,
  Or li donrai, se vous le comandez.
  Dient les autres: faites vos volontez,
  Mais gardez bien qu'il ne soit empirez.
  La tierce fée fut mult de grand valour
  A l'enfant done et prouece et baudour,
  Cortois et sages, si est bel parliour
  Chiens et oisiaux ne trace à nul jour,
  Et soit archiers c'on ne sache mellour.
  De .x. royaumes tendra encor l'ounour.
  A tant se lièvent toutes .iij. sanz demour;
  Li jours apert, si voient la luour
  Alors s'en vont plus n'i ont fait séjour.
  L'enfant commandent à Dieu le créatour.
«Souvent, dit M. Leroux de Lincy[1] et principalement en Bretagne, au lieu d'attendre les fées, on allait au devant d'elles, et l'on portait l'enfant dans les endroits connus pour servir de demeure à ces divinités. Ces lieux étaient célèbres, on doit le penser, et beaucoup de nos provinces ont consacré le souvenir de cette croyance dans la désignation de grottes aux fées que portent quelques sites écartés ou souterrains de leur territoire.»
[Note 1: Le Livre des légendes, introduction, p. 180.]
Le fragment du roman de Brun de la Montagne qui nous est parvenu se rapporte à cet usage: Butor, baron de la Montagne, ayant épousé une jeune femme, quoique vieux, en eut un fils, qu'il résolut de faire porter à la fontaine là où les fées viennent se reposer. Il dit à la mère:
  Il a des lieux faës ès marches de Champaigne,
  Et aussi en a il en la Roche Grifaigne;
  Et si croy qu'il en a aussi en Alemaigne,
  Et en bois Bersillant, par dosous la montaigne;
  Et non pourquant ausi en a il en Espaigne,
  Et tout cil lieu faë sont Artu de Bretaigne.
Le seigneur de la Montagne confia son fils à Bruyant, chevalier qu'il aimait. Et celui-ci partit avec une troupe de vassaux. Ils déposèrent l'enfant auprès de la forêt de Brochéliande, et les dames fées ne tardèrent pas à s'y rendre; elles étaient bien gracieuses et leur corps, plus blanc que neige, était revêtu d'une robe de même couleur; sur leur tête brillait une couronne d'or. Elles s'approchèrent, et quand elles virent l'enfant: Voici un nouveau-né, dit l'une d'elles. Certainement, reprit la plus belle, qui paraissait commander aux deux autres; je suis sûre qu'il n'a pas une semaine. Allons, il faut le baptiser et le douer de grandes vertus. Je lui donne, reprit la seconde, la beauté, la grâce; je veux qu'on dise que ses marraines ont été généreuses. Je veux encore qu'il soit vainqueur dans les tournois, dans les batailles. Maîtresse, si vous trouvez mieux que cela, donnez-lui. Dame, reprit la maîtresse, vous avez peu de sens, quand vous osez devant moi donner tant à ce petit. Et moi je veux que dans sa jeunesse il ait une amie insensible à ses voeux. Et bien que par votre puissance, il soit noble, généreux, beau, courtois, il aura peine en amour; ainsi je l'ordonne. Dame, ajouta la troisième, ne vous fâchez pas si je fais courtoisie à cet enfant, car il vient de haut lignage et je n'en sais pas de plus noble. Aussi je veux m'appliquer à le servir et à l'aider dans toutes ses entreprises. Je le nourrirai, et c'est moi qui le garderai jusqu'à l'âge où il aura une amie, et c'est moi qui serai la sienne. Je vois, dit la maîtresse, que vous aimez beaucoup cet enfant; mais pour cela je ne changerai pas mon don. Je vous en conjure, dame, reprit la troisième, laissez-moi cet enfant; je puis le rendre bien heureux… Non, répliqua la maîtresse, je veux que mes paroles s'accomplissent, et il aura, en dépit de vous deux, le plus vilain amour que l'on ait jamais éprouvé. Après avoir ainsi parlé, les trois fées disparurent, les chevaliers reprirent l'enfant et le reportèrent au château de la Montagne, où bientôt une fée se présenta comme nourrice.
Les fées assistèrent de même, dit M. Maury[1], à la venue au monde d'Isaïe le Triste. Aux environs de la Roche aux Fées, dans le canton de Rhétiers, les paysans croient encore aux fées qui prennent, disent-ils, soin des petits enfants, dont elles pronostiquent le sort futur; elles descendent dans les maisons par les cheminées et ressortent de même pour s'en aller[2]. Les volas ou valas Scandinaves allaient de même prédire la destinée des enfants qui naissaient dans les grandes familles[3]; elles assistaient aux accouchements laborieux et aidaient par leurs incantations (galdrar) les femmes en travail. Les fées voulaient même souvent être invitées. Longtemps, à l'époque des couches de leurs femmes, les Bretons servaient un repas dans une chambre contiguë à celle de l'accouchée, repas qui était destiné aux fées, dont ils redoutaient le ressentiment[4]. Les fées furent invitées à la naissance d'Obéron, elles le dotèrent à l'envi des dons les plus rares; une seule fut oubliée, et pour se venger de l'outrage qui lui était fait, elle condamna Obéron à ne jamais dépasser la taille d'un nain.
[Note 1: Les Fées au moyen âge.]
    [Note 2: Mémoires de M. de la Pillaye, dans le t. II de la nouvelle
    série des Mémoires des antiquaires de France, p. 95.]
    [Note 3: Bergmann, Poèmes islandais, p. 159. Grenville Pigott, a
    Manual of Scandinavian mythology, p. 353. Londres, 1839.]
[Note 4: Dans l'antiquité, à la naissance des enfants des familles riches, par suite de croyances analogues à celles-ci, on établissait dans l'atrium un lit pour Junon Lucine.]
«Dans la légende de saint Armentaire, composée vers l'an 1300, par un gentilhomme de Provence nommé Raymond, on parle des sacrifices qu'on faisait à la fée Esterelle, qui rendait les femmes fécondes. Ces sacrifices étaient offerts sur une pierre nommée la Lauza de la fada[1].»
[Note 1: Cambry, Monuments celtiques, p. 342.]
Les fées aimaient à suborner les jeunes seigneurs, témoin ce chant de la Bretagne que rapporte M. de la Villemarqué[1]: «La Korrigan était assise au bord d'une fontaine et peignait ses cheveux blonds; elle les peignait avec un peigne d'or, car ces dames ne sont pas pauvres: Vous êtes bien téméraire, de venir troubler mon eau, dit la Korrigan; vous m'épouserez à l'instant ou pendant sept années vous sécherez sur pied, ou vous mourrez dans trois jours.»
[Note 1: Chants populaires de la Bretagne, t. I, p. 4.]
Mélusine suborna ainsi Raimondin pour échapper au destin cruel que lui avait prédit sa mère Pressine.
«La beauté, dit M. Maury[1], est, il est vrai, un des avantages qu'elles ont conservés; cette beauté est presque proverbiale dans la poésie du moyen âge; mais à ces charmes elles unissent quelques secrète difformité, quelque affreux défaut; elles ont, en un mot, je ne sais quoi d'étrange dans leur conduite et leur personne. La charmante Mélusine devenait, tous les samedis, serpent de la tête au bas du corps. La fée qui, d'après la légende, est la souche de la maison de Haro, avait un pied de biche d'où elle tira son nom, et n'était elle-même qu'un démon succube.»
[Note 1: Les Fées du moyen âge, p. 53.]
«Le nom de dame du lac, dit le même auteur, donné à plusieurs fées, à la Sibille du roman de Perceforest, à Viviane, qui éleva le fameux Lancelot, surnommé aussi du Lac, a son origine dans les traditions septentrionales. Ces dames du lac sont filles des meerweib-nixes qui, sur les bords du Danube, prédisent dans les Niebelungen, l'avenir au guerrier Hagène; elles descendent de cette sirène du Rhin qui, à l'entrée du gouffre où avait été précipité le fatal trésor des Niebelungen, attirait par l'harmonie de ses chants que quinze échos répétaient, les vaisseaux dans l'abîme.»
«Les ondins, les nixes de l'Allemagne, attirent au fond des eaux les mortels qu'elles ont séduits ou ceux qui, à l'exemple d'Hylas, se hasardent imprudemment sur les bords qu'elles habitent. En France, une légende provençale raconte de même comment une fée attira Brincan sous la plaine liquide et le transporta dans son palais de cristal[1]. Cette fée avait une chevelure vert glauque, qui rappelle celle que donnent les habitants de la Thuringe à la nixe du lac de Sal-Zung[2], ou celle qu'attribuent les Slaves à leurs roussalkis[3]. Ces roussalkis, comme les ondins de Magdebourg[4], comme les Korrigans de la Bretagne, viennent souvent à la surface des eaux peigner leur brillante chevelure. Mélusine nous est représentée de même peignant ses longs cheveux, tandis que sa queue s'agite dans un bassin.»
[Note 1: Kirghtley, The fairy Mythology, t. II, p. 287].
    [Note 2: Bechstein, der Sagenschatz und die Sagenkreise des
    Thuringeslandes, P. IV, p. 117, Meiningen 1838, in-12. (Les nixes
    de ce lac enlevaient aussi les enfants, comme les Korrigans de la
    Bretagne).]
[Note 3: Makaroff, Traditions russes (en russe), t. I, p. 9.]
[Note 4: Grimm, Traditions allemandes, t. I, p. 83.]
«Plusieurs fées, dit M. A. Maury[1], sont représentées comme de véritables divinités domestiques. Dame Abonde, cette fée dont parle Guillaume de Paris, apporte l'abondance dans les maisons qu'elle fréquente[2]. La célèbre fée Mélusine pousse des gémissements douloureux chaque fois que la mort vient enlever un Lusignan[3]. Dans l'Irlande, la Banshee vient de même aux fenêtres du malade appartenant à la famille qu'elle protège, frapper des mains et faire entendre des cris de désespoir[4]. En Allemagne, dame Berthe, appelée aussi la Dame blanche se montre comme les fées à la naissance des enfants de plusieurs maisons princières sur lesquelles elle étend sa protection… Dans les bruyères de Lunebourg, la Klage Weib annonce aux habitants leur fin prochaine. Quand la tempête éclate, que le ciel s'ouvre, quand la nature est en proie à quelques-unes de ces tourmentes où elle semble lutter contre la destruction, la Klage Weib se dresse tout à coup comme un autre Adamastor, et, appuyant son bras gigantesque sur la frêle cabane du paysan, elle lui annonce par l'ébranlement soudain de sa demeure que la mort l'a désigné[5].
[Note 1: Les Fées du moyen âge.]
[Note 2: Guillaume de Paris, De Universo, t. I, p. 1037. Orléans, 1674, in-fol. (Cette dame Abonde paraît être la même que la Mab dont Shakespeare parle dans sa tragédie de Roméo et Juliette. Elle se rattache à la Holda des Allemands). Voyez G. Zimmermann, De Mutata saxonum veterum religione, p. 21. Darmstadt, 1839.]
[Note 3: J. d'Arras, Histoire de Mélusine, p. 310.]
[Note 4: Crofton Croker, Fairy Legends and Traditions of the South of Ireland. Londres, 1834, in-12, part. I, p. 228; part. II, p. 10.]
[Note 5: Spiels Archiv. II, 297.]
Les historiens citent encore d'autres dames blanches, comme la dame blanche d'Avenel, la dona bianca des Colalto, la femme blanche des seigneurs de Neuhaus et de Rosenberg, etc.
On donne encore le nom de dames blanches aux fées bretonnes ou Korrigans. Elles connaissent l'avenir, commandent aux agents de la nature, peuvent se transformer en la forme qui leur plaît. En un clin d'oeil les Korrigans peuvent se transporter d'un bout du monde à l'autre. Tous les ans, au retour du printemps, elles célèbrent une grande fête de nuit; au clair de lune elles assistent à un repas mystérieux, puis disparaissent aux premiers rayons de l'aurore. Elles sont ordinairement vêtues de blanc, ce qui leur a valu leur surnom. Les paysans bas-bretons assurent que ce sont de grandes princesses gauloises qui n'ont pas voulu embrasser le christianisme lors de l'arrivée des apôtres[1].
[Note 1: Voyez l'introduction des Contes populaires des anciens Bretons, par M. de la Villemarqué, p. XL, et les Fées du moyen âge, par M. Alfred Maury, p. 39.]
«On a aussi appelé dames blanches, dit Reiffenberg[1], d'autres êtres, d'une nature malfaisante, qui n'étaient pas spécialement dévoués à une race particulière; telles étaient les witte wijven de la Frise, dont parlent Corneil Van Kempen, Schott, T. Van Brussel et des Roches. Du temps de l'empereur Lothaire, en 830, dit le premier de ces écrivains, beaucoup de spectres infestaient la Frise, particulièrement les dames blanches ou nymphes des anciens. Elles habitaient des cavernes souterraines, et surprenaient les voyageurs égarés la nuit, les bergers gardant leurs troupeaux, ou encore les femmes nouvellement accouchées et leurs enfants, qu'elles emportaient dans leurs repaires, d'où l'on entendait sortir quantité de bruits étranges, des vagissements, quelques mots imparfaits et toute espèce de sons musicaux.»
    [Note 1: Dictionnaire de la conversation, article DAMES
    BLANCHES.]
L'Aïa, Ambriane ou Caieta est une fée de la classe des dames blanches, qui habite le territoire de Gaëte, dans le royaume de Naples, et qui y préoccupe autant l'esprit des personnes faites que celui de l'enfance. Comme chez la plupart des dames blanches, les intentions de l'Aïa sont toujours bienveillantes: elle s'intéresse à la naissance, aux événements heureux et malheureux, et à la mort de tous les membres de la famille qu'elle protège. Elle balance le berceau des nouveau-nés. C'est principalement durant les heures du sommeil qu'elle se met à parcourir les chambres de la maison; mais elle y revient encore quelquefois pendant le jour. Ainsi, lorsqu'on entend le craquement d'une porte, d'un volet, d'un meuble, et que l'air agité siffle légèrement, on est convaincu que c'est l'annonce de la visite de l'Aïa. Alors chacun garde le silence, écoute; le coeur bat à tous; on éprouve à la fois de la crainte et un respect religieux; le travail est suspendu; et l'on attend que la belle Ambriane ait eu le temps d'achever l'inspection qu'on suppose qu'elle est venue faire. Quelques personnes, plus favorisées ou menteuses, affirment avoir vu la fée, et décrivent sa grande taille, son visage grave, sa robe blanche, son voile qui ondule; mais la plupart des croyants déclarent n'avoir pas été assez heureux pour l'apercevoir. Cette superstition remonte à des temps reculés, puisque Virgile la trouva existant déjà au même lieu.
II.—ELFES
Les Alfs ou Elfes sont dans les pays du Nord les génies des airs et de la terre. Ils ont quelque ressemblance avec les fées. Leur roi Oberon, immortalisé par Wieland, est le roi des aulnes, Ellen König, chanté par Goethe.
Torfeus, historien danois qui vivait au XVIIe siècle, cité par M. Leroux de Lincy[1], rapporte dans la préface de son édition de la Saga de Hrolf, l'opinion d'un prêtre islandais nommé Einard Gusmond, relativement aux Elfes: «Je suis persuadé, disait-il, qu'ils existent réellement, et qu'ils sont la créature de Dieu; qu'ils se marient comme nous, et reproduisent des enfants de l'un et l'autre sexe: nous en avons une preuve dans ce que l'on sait des amours de quelques-unes de leurs femmes avec de simples mortels. Ils forment un peuple semblable aux autres peuples, habitent des châteaux, des maisons, des chaumières; ils sont pauvres ou riches, gais ou tristes, dorment et veillent, et ont toutes les autres affections qui appartiennent à l'humanité.»
[Note 1: Le Livre des légendes, introduction, p. 159. Paris, 1836, in-8°.]
Chez les peuples septentrionaux, dit M. A. Maury[1], d'après M. Crofton Croker[2], «les Elfes ont été divisés en diverses classes suivant les lieux qu'ils habitent et auxquels ils président. On distingue les Dunalfenne, qui répondent aux nymphes monticolae, castalides des anciens, les Feldalfenne, qui sont les naïades, les hamadryades; les Muntalfenne ou orcades; les Scalfenne ou naïades; les Undalfenne ou dryades.»
[Note 1: Les Fées du moyen âge, p. 73.]
    [Note 2: Fairy Legends and Traditions of the South of Ireland.
    Londres, 1834, in-12.]
«On dépeint les Elfes, dit M. Leroux de Lincy[1], comme ayant une grosse tête, de petites jambes et de longs bras; quand ils sont debout, ils ne s'élèvent pas au-dessus de l'herbe des champs. Adroits, subtils, audacieux, toujours malins, ils ont des qualités précieuses et surhumaines. C'est ainsi que ceux qui vivent sous la terre et qui veillent à la garde des métaux sont réputés comme très habiles à forger des armes. Ceux qui habitent l'onde aiment beaucoup la musique et sont doués de talents merveilleux en ce genre. La danse est le partage de ceux qui vivent entre le ciel et la terre, ou dans les rochers. Ceux qui séjournent en de petites pierres appelées Elf-mills, Elf-guarnor ont une voix douce et mélodieuse.»
[Note 1: Le Livre des légendes, introduction, p. 160.]
«Chez les peuples Scandinaves, les Elfes passaient pour aimer passionnément la danse. Ce sont eux, disait-on, qui forment des cercles d'un vert brillant, nommés Elf-dans, que l'on aperçoit sur le gazon. Aujourd'hui encore, quand un paysan danois rencontre un cercle semblable, aux premiers rayons du jour, il dit que les Elfes sont venus danser pendant la nuit. Tout le monde ne voit pas les Elfs-dans. Ce don est surtout le partage des enfants nés le dimanche; mais les Elfes ont le pouvoir de douer de cette science leurs protégés en leur donnant un livre dans lequel ceux-ci apprennent à lire l'avenir.»
«Les Elfes demeurent dans les marais, au bord des fleuves, disent encore les paysans danois; ils prennent la forme d'un homme vieux, petit, avec un large chapeau sur la tête. Leurs femmes sont jeunes, belles, et d'un aspect attrayant, mais par derrière elles sont creuses et vides. Les jeunes gens doivent surtout les éviter. Elles savent jouer d'un instrument délicieux qui trouble l'esprit. On rencontre souvent les Elfes se baignant dans les eaux qu'ils habitent. Si un mortel ose approcher d'eux, ils ouvrent leur bouche, et, atteint du souffle qui s'en échappe, l'imprudent meurt empoisonné.»
«Souvent, par un beau clair de lune, on voit les femmes des Elfes danser en rond sur les vertes prairies; un charme irrésistible entraîne ceux qui les rencontrent à danser avec elles: malheur à qui succombe à ce désir! car elles emportent l'imprudent dans une ronde si vive, si animée, si rapide qu'il tombe bientôt sans vie sur le gazon. Plusieurs ballades ont perpétué le souvenir de ces terribles morts.»
«Ces Elfes habitants des eaux s'appellent Nokkes, chez les Danois. Beaucoup de souvenirs se rattachent à eux. Tantôt on croit les voir au milieu d'une nuit d'été, rasant la surface des ondes, sous la forme de petits enfants aux longs cheveux d'or, un chaperon rouge sur la tête. Tantôt ils courent sur le rivage, semblables aux centaures, ou bien sous l'apparence d'un vieillard, avec une longue barbe dont l'eau s'échappe, ils sont assis au milieu des rochers.»
«Les Nokkes punissent sévèrement les jeunes filles infidèles, et quand ils aiment une mortelle, ils sont doux et faciles à tromper. Grands musiciens, on les voit assis au milieu de l'eau, touchant une harpe d'or qui a le pouvoir d'animer toute la nature. Quand on veut apprendre la musique avec de pareils maîtres, il faut se présenter à l'un d'eux avec un agneau noir, et lui promettre qu'il sera sauvé comme les autres hommes et ressuscitera au jour solennel.»
A ce propos, M. Leroux de Lincy[1] fait le récit suivant d'après Keightley[2]: «Deux enfants jouaient au bord d'une rivière qui coulait au pied de la maison de leur père. Un Nokke parut, et, s'étant assis sur les eaux, il commença un air sur sa harpe d'or. Mais l'un des enfants lui dit: «A quoi ton chant peut-il te servir, bon Nokke; tu ne seras jamais sauvé.» A ces paroles, l'esprit fondit en larmes et de longs soupirs s'échappèrent de son sein. Les enfants revinrent chez eux et dirent cette aventure à leur père, qui était prêtre de la paroisse. Ce dernier blâma une telle conduite, et leur dit de retourner de suite au bord de l'eau et de consoler le Nokke en lui promettant miséricorde. Les enfants obéirent. Ils trouvèrent l'habitant des ondes assis à la même place et pleurant toujours: «Bon Nokke, lui ont-ils dit, ne pleure pas; notre père assure que tu seras sauvé comme tous les autres.» Aussitôt le Nokke reprit sa harpe d'or et en joua délicieusement jusqu'à la fin du jour.
[Note 1: Le Livre des Légendes, p. 162.]
[Note 2: The fairy Mythology, t. I, p. 236.]
On lit dans la Saga d'Hervarar, citée par M. Leroux de Lincy[1]: «Suafurlami, monarque scandinave, revenant de la chasse, s'égara dans les montagnes. Au coucher du soleil, il aperçut une caverne dans une masse énorme de rochers, et deux nains assis à l'entrée. Le roi tira son épée, et, s'élançant dans la caverne, il se préparait à les frapper, quand ceux-ci demandèrent grâce pour leur vie. Les ayant interrogés, Suafurlami apprit d'eux qu'ils se nommaient Dyrinus et Dualin. Il se rappela aussitôt qu'ils étaient les plus habiles d'entre tous les Elfes à forger des armes. Il leur permit de s'éloigner, mais à une condition, c'est qu'ils lui feraient une épée avec un fourreau et un baudrier d'or pur. Cette épée ne devait jamais manquer à son maître, ne jamais se souiller, couper le fer et les pierres aussi aisément que le tissu le plus léger, et rendre toujours vainqueur celui qui la posséderait. Les deux nains consentirent à toutes ces conditions et le roi les laissa s'éloigner. Au jour fixé, Suafurlami se présenta à l'entrée de la caverne, et les deux nains lui apportèrent la plus brillante épée qu'on eût jamais vue. Dualin, montant sur une pierre, lui dit: «Ton épée, ô roi, tuera un homme chaque fois qu'elle sera levée; elle servira à trois grands crimes, elle causera ta mort.» A ces mots, Suafurlami s'élança contre le nain pour le frapper, mais il se sauva au milieu des rochers, et les coups de la terrible épée fendirent la pierre sur laquelle ils étaient tombés.»
[Note 1: Le Livre des légendes, p. 163.]
«En Suède, dit M. Alf. Maury[1], les paysans vénèrent les tilleuls, comme ayant jadis été la demeure des Elfes. C'était sous un arbre gigantesque, le frêne Yggdrasill, auprès de la fontaine Urda, que les gnomes liés à ces esprits des airs avaient fixé leur demeure.»
[Note 1: Les Fées du moyen âge, p. 76.]
«L'herbe des champs est sous la protection des Elfes; tant qu'elle n'a pas encore levé, qu'elle ne fait que germer sous terre, ce sont les Elfes noirs (Schwarsen Elfen) qui la protègent, qui veillent sur elle; puis a-t-elle élevé au-dessus du sol sa tige délicate, elle passe sous la garde des Elfes lumineux (Licht Elfen), des Elfes de lumière.»
On retrouve les Elfes dans les autres pays de l'Europe sous différents noms. En Allemagne ils jouent un rôle dans les Niebelungen et dans le Heldenbuch.
«Les femmes des Elfes, dit M. Alf. Maury[1], sont regardées en Allemagne comme aussi habiles que nos fées à tourner le fuseau. Une foule de traditions rappellent ces mystérieuses ouvrières. Telle est la légende de la jeune fille de Scherven près de Cologne, qu'on voit la nuit filer un fil magique; telle est celle de dame Hollé, que la croyance populaire place dans la Hesse, sur le mont Meisner. Hollé distribue des fleurs, des fruits, des gâteaux de farine et répand la fertilité dans les champs qu'elle parcourt; elle excelle à filer; elle encourage les fileuses laborieuses et punit les paresseuses; elle préside à la naissance des enfants, se montre alors sous l'apparence d'une vieille femme aux vêtements blancs; parfois aussi elle est vindicative et cruelle. Elle se venge en enlevant les enfants et en les entraînant au fond des eaux. Pschipolonza, cette petite femme vieille, hideuse et ridée, qui effraie souvent les paysans des environs de Zittau, se montre au bord des chemins dans les bois, vêtue de blanc et occupée à filer. Dans la Livonie, on croit aux Swehtas jumprawas, jeunes filles qu'on aperçoit la nuit filant mystérieusement.
[Note 1: Les Fées du moyen âge, p. 71-72.]
En Angleterre, les Elfes se partagent en deux classes: ceux qui habitent les montagnes, les forêts, les cavernes, et qu'on appelle rural Elves, et les Gobelins (Hobgobelins) qui ont coutume de vivre parmi les Elfes. Mais c'est en Irlande surtout qu'on se rappelle les Elfes. Ils s'y divisent en plusieurs familles distinctes par le nom, le pouvoir ou les actions qu'on leur attribue: ainsi on connaît les Shepo, les Cluricaune, les Banshee, les Phooca, ou Pouke, les Sullahan ou Dullahan, etc.
«Shepo, qui signifie littéralement une fée de maison, dit M. Leroux de Lincy, en citant l'ouvrage de M. Crofton Croker[1], est le nom qu'on donne aux esprits qui vivent en commun, et que le peuple suppose avoir des châteaux et des habitations; au contraire on nomme Cluricaune ceux qui vivent seuls et se cachent dans les lieux retirés. Les Banshee sont des fées qui, suivant la tradition, s'attachent à certaines familles et que l'on entend pousser des gémissements quand un malheur doit frapper celles qu'elles ont adoptées. Quant au Phooca, au Dullahan, c'est le nom qu'on donne au diable, aussi appelé Fir Darriz.»
    [Note 1: Fairy legends and Traditions of the South of Ireland.
    Londres, Murray, 1834, in-12.]
«Suivant la croyance populaire de l'Irlande, dit M. Alf. Maury[1], les Elfes célèbrent deux grandes fêtes dans l'année; l'une est au commencement du printemps, quand le soleil approche du solstice d'été; alors le héros O'Donoghue, qui jadis régna sur la terre, monte dans les cieux sur un cheval blanc comme le lait, entouré du cortège brillant des Elfes. Heureux celui qui l'aperçoit lorsqu'il s'élève des profondeurs du lac de Killarney! Cette rencontre lui porte bonheur. A Noël, les esprits souterrains célèbrent une fête nocturne avec une joie sauvage et qui inspire la frayeur. Les esprits des forêts courent dans les clairières, revêtus d'habillements verts; l'oreille distingue alors le trépignement des chevaux, le mugissement des boeufs sauvages. Lorsque le peuple entend ce vacarme, il dit que c'est le guerrier, les chasseurs furieux, das wuthende Heer, die wuthenden Jäger. Dans l'île de Moen, on appelle ce bruit le Gronjette; en Suède on le nomme la chasse d'Odin.»
[Note 1: Les Fées du moyen âge, p. 58.]
«Les feux folets changés en lutins par nos paysans, ajoute M. Leroux de Lincy[1], ont gardé quelques rapports avec les Elfes norvégiens. En Bretagne, sous le nom de Gourils, Gories ou Crions, les Elfes se sont réfugiés dans les monuments de Karnac, près Quiberon. Là, comme on sait, dans une plaine vaste, aride, où pas un arbre, pas une plante ne croît, sont debout environ douze à quinze cents pierres, dont les plus hautes peuvent avoir dix-huit à vingt pieds. Interrogez les Bretons sur ces pierres, ils vous diront: C'est un vieux camp de César; ces pierres furent une armée; elles ont été apportées là par des Gourils, race de petits hommes hauts d'un pied, mais forts comme des géants; chaque nuit ils forment une ronde immense autour de ces pierres; prenez garde! ô vous qui voyagez à cette heure aux environs de Karnac, prenez garde! les Gourils vous saisiront, vous forceront à tourner, tourner longtemps jusqu'au premier point du jour, alors ils disparaîtront; et vous… vous serez mort!»
[Note 1: Le Livre des légendes, p. 167.]
Enfin, suivant M. Maury[1]: «Les femmes des Elfes et des nains rappellent par leur beauté et la blancheur de leurs vêtements les fées françaises. Mais comme chez celles-ci, cette beauté est souvent trompeuse. Ces yeux charmants, ces traits délicats se changent au grand jour en des yeux caves, des joues décharnées; cette blonde et soyeuse chevelure fait place à un front nu que garnissent à peine quelques cheveux blancs.»
[Note 1: Les Fées du moyen âge, p. 93.]
NATURE TROUBLÉE
I.—POSSÉDÉS.—DÉMONIAQUES
Goulart[1] rapporte d'après Wier[2] plusieurs histoires de démoniaques: «Antoine Benivenius au VIIIe chapitre du Livre des causes cachées des maladies, escrit avoir veu une jeune femme aagée de seize ans dont les mains se retiroyent estrangement si tost que certaine douleur la prenoit au bas du ventre. A son cri effroyable, tout le ventre lui enfloit si fort qu'on l'eust estimée enceinte de huict mois: enfin elle perdoit le soufle et ne pouvant demeurer en place se tourmentait ça et là dedans son lict, mettant quelquefois ses pieds dessus son col, comme si elle eust voulu faire la culebute. Ce qu'elle recommençoit tant et jusque à ce que son mal s'accoisast peu à peu et qu'elle fust aucunemens soulagée. Lors enquise sur ce qui lui estoit avenu, elle confessoit ne s'en ressouvenir aucunement. Mais, dit-il, en cerchant les causes de ceste maladie, nous eusmes opinion qu'elle procédait d'une suffocation de matrice et de vapeurs malignes s'élevant en haut au détriment du coeur et du cerveau. Toutes fois après nous estre efforcez de la soulager par médicamens et cela ne servant de rien, icelle devint plus furieuse et, regardant de travers, se mit finalement à vomir de longs cloux de fer tout courbez, des aiguilles d'airin picquées dedans de la cire et entrelassées de cheveux, avec une portion de son desjuné, si grand qu'homme quelconque n'eust peu l'avaller entier. Ayant en ma présence recommencé plusieurs fois tels vomissements, je me doutais qu'elle estoit possédée d'un esprit malin, lequel charmoit les yeux des assistants pendant qu'il remuoit ces choses. Depuis nous l'entendîmes faisant des prédictions et autres choses qui dépassent toute intelligence humaine.»
[Note 1: Thrésor d'histoires admirables, t. I, p. 143.]
[Note 2: Illusions et impostures des diables.]
«Meiner Clath, gentilhomme demeurant au château de Boutenbrouch situé au duché de Juliers, avoit un valet nommé Guillaume, lequel depuis quatorze ans estoit tourmenté et possédé du diable, dont ainsi qu'il commençoit quelquefois à se porter mal, à la suscitation de ce malin esprit, il demanda pour confesseur le curé de Saint-Gerard, Barthelemy Paven… lequel étant venu pour jouer son petit rollet… ne put faire du tout le personnage muet. Or ainsi que ce démoniacle avoit la gorge enflée, la face ternie, et que l'on craignoit qu'il n'estouffast, Judith femme de Clath, honneste matrone, ensemble tous ceux de la maison commencent à prier Dieu. Et incontinent il sortit de la bouche de ce Guillaume entre autre barbouilleries, toute la partie du devant des brayes d'un berger, des cailloux dont les uns estoyent entiers et les autres rompus, des petites plotes de fil, une perruque semblable à celle dont les filles ont accoustumé d'user, des esguilles, un morceau de la doublure de la saye d'un petit garçon, et une plume de paon, laquelle ce mesme Guillaume avoit tiré de la queue de un paon des huict jours auparavant qu'il devint malade. Estant interrogué de la cause de son mal, il respondit qu'il avoit rencontré une femme près de Camphuse, laquelle luy avoit soufflé au visage: et que toute sa calamité ne procédoit d'ailleurs. Toutes fois après qu'il fust guéry il nia que ce qu'il avoit dict fut vray: mais au contraire, il confessa qu'il avoit esté induit par le diable à dire ce qu'il avoit dict. D'avantage il ajouta que toutes ces matières prodigieuses n'avoient pas été dedans son ventre, ains qu'elles avoyent été poussées dedans son gosier par le diable, cependant que l'on le regardoit vomir. Satan le déceut par illusions. On pensa plusieurs fois qu'il voulust se tuer on s'en voulust fuir. Un jour, s'estant jetté dedans un tect à pourceaux, et gardé plus soigneusement que de coustume, il demeura les yeux tellement fermez qu'impossible fut les desclorre. Enfin Gertrude, fille aisnée de Clath, aagée d'onze ans, s'approchant de lui, l'admonesta de prier Dieu que son bon plaisir fust lui rendre la veue. Sur cela Guillaume la requit de prier, ce qu'elle fit, et incontinent elle lui ouvrit les yeux, au grand esbahissement de chacun. Le diable l'exhortoit souvent de ne prester l'oreille ni à sa maîtresse, ni aux autres qui lui rompoyent la teste, en lui parlant de Dieu, duquel il ne pouvoit estre aidé, puisqu'il estoit mort une fois, ainsi qu'il l'avoit entendu prescher publiquement.»
«Or comme une fois il s'efforçoit de taster impudiquement une chambrière de cuisine, et qu'elle le tançast par son nom, il respondit d'une voix enrouée, qu'il ne se nommoit pas Guillaume mais Beelzebub: à quoi la maistresse respondit: Pense tu donc que nous te craignons? Celui auquel nous nous fions, est infiniment plus fort et plus puissant que tu n'es. Alors Clath lut l'onziesme chapitre de St-Luc où il est fait mention du diable muet jeté dehors par la puissance de nostre Sauveur, et aussi de Beelzebub, prince des diables. A la parfin Guillaume commence à reposer, et dort jusques au matin, comme un homme esvanoui: puis ayant pris un bouillon et se sentant du tout allégé, il fut ramené chez ses parents après avoir remercié ses maistres et sa maistresse, et prié Dieu qu'il voulust les récompenser pour les ennuis qu'ils avoyent receus de ceste affliction. Depuis il se maria, eut des enfants, et ne se sentit plus de tourment du diable.»
«L'an 1566, le dix-huictiesme jour de mars, avint en la ville d'Amsterdam en Hollande un cas mémorable, duquel M. Adrian Nicolas, chancelier de Gueldres, fit un discours public contenant ce qui s'ensuit: Il y a deux mois ou environ (dit-il), qu'en ceste ville trente enfans commencèrent à estre tourmentés d'une façon estrange, comme s'ils eussent esté maniaques ou furieux. Par intervalles, ils se jettoyent contre terre et ce tourment duroit demi-heure ou une heure au plus. S'estant relevez debout, ils ne se souvenoyent d'aucun mal ni de chose quelconque facte lors, ains pensoyent avoir dormi. Les médecins, ausquels on recourut, n'y firent rien… Les sorciers ne firent pas davantage, les exorcistes perdirent aussi leur temps. Durant les exorcismes les enfants vomirent force aiguilles, des epingles, des doigtiers à couldre, des lopins de drap, des pièces de pots cassez, du verre, des cheveux et telles autres choses: pour cela toutesfois les enfans ne furent gueris, ains retomberent en ce mal de fois à autre, au grand estonnement de chacun pour la nouveauté d'un si estrange spectacle.»
«Jean Laugius, très docte médecin, escrit au premier livre de ses Espitres estre avenu l'an 1539 à Fugenstal, village de l'évesché d'Eysteten ce qui s'ensuit, vérifié par grand nombre de tesmoins. Ulric Neusesser, laboureur demeurant en ce village, estoit misérablement tourmenté d'une douleur de flancs. Un jour le chyrurgien ayant fait quelque incision en la peau, l'on en tira un clou de fer: pour cela les douleurs ne s'appaisèrent, au contraire accreurent tellement, que le pauvre homme tombe en désespoir, d'un couteau tranchant se coupe la gorge. Comme on voulait le cacher en terre, deux chyrurgiens lui ouvrirent l'estomach en présence de plusieurs et dans icelui trouvèrent du bois rond et long, quatre cousteaux d'acier les uns aigus, les autres dentelez comme une scie; ensemble deux bastons de fer, chacun de neuf poulces de longueur et un gros toupillon de cheveux: je m'esbahi comment cette ferraille a peu estre amassée dedans la capacité de l'estomach et par quelle ouverture. C'est sans doute par un artifice du diable, lequel suppose dextrement toutes choses, pour se maintenir et faire redouter.
«Antoine Lucquet, chevalier de l'ordre de la Toison, personnage de grande reputation par toute la Flandre, et conseiller au privé conseil de Brabant, outre trois enfans légitimes, eut un bastard, qui print femme à Bruges. Icelle peu après les noces commença d'être misérablement tourmentée par le malin esprit, tellement qu'en quelque part qu'elle fust, mesme au milieu des dames et damoiselles, elle estoit soudain emportée et trainée par les chambres et souventes fois jettée puis en un coin, puis en l'autre, quoi que ceux qui estoient présens taschassent de la retenir et de l'empescher. Mais en ses agitations elle n'estoit pas beaucoup intéressée en son corps. Chascun pensoit que ce mal lui eust esté procuré par une femme autrefois entretenue par son mari, jeune homme de belle taille, gaillard et dispos. En ses entrefaites, elle devint enceinte et ne cessa le malin esprit de la tourmenter. Le terme de l'accouchement venu, il ne se trouve qu'une femme en sa compagnie, laquelle fut incontinent envoyée vers la sage-femme. Cependant il lui fut avis que cette femme, dont j'ai parlé, entroit dedans la chambre et lui servoit de sage-femme, dont la pauvre damoiselle fut si esperdue que le coeur lui en faillit. Revenue à soi, elle se trouva deschargée de son fardeau; toutesfois, il n'aparut enfant quelconque dont chascun demeura esperdu. Le jour suivant, l'accouchée trouva en son resveil un enfant emmailloté et couché dedans le lict, qu'elle allaita par deux fois. S'estant peu après endormie, l'enfant en fut pris de ses costez et oncques depuis ne fut veu. Le bruit courut que l'on avoit trouvé dedans la porte quelques billets avec des caractères magiques.»
Goulart[1] fait connaître, d'après Wier «les convulsions monstrueuses et innombrables advenues aux nonnains du couvent de Kentorp en la cote de la Marche près Hammone. Un peu devant leurs accès et durant celui, elles poussoient de leur bouche une puante haleine, qui continuoit parfois quelques heures. En leur mal aucunes ne laissoient d'avoir l'entendement sain, d'ouïr et de reconnoistre ceux qui estoyent autour d'elles, encore qu'à cause des convulsions de la langue et des parties servantes à la respiration elles ne peussent parler durant l'accès. Or estoyent les unes plus tourmentées que les autres et quelques-unes moins. Mais ceci leur estoit commun, qu'aussitost que l'une estoit tourmentée, au seul bruit les autres séparées en diverses chambres estoyent tourmentées aussi. Ayant envoyé vers un devin, qui leur dit qu'elles avoient été empoisonnées par leur cuisinière nommée Else Kamense, le diable empoignant ceste occasion commença à les tourmenter plus que devant et les induisit à s'entremordre, entrebattre et se jeter par terre les unes les autres. Après qu'Else et sa mère eurent esté bruslées, quelques-uns des habitants de Hammone commencèrent à estre tourmentez du malin esprit. Le pasteur de l'église en appela cinq en son logis afin de les instruire et fortifier contre les impostures de l'ennemi. Ils commencèrent à se mocquer du pasteur et à nommer certaines femmes du lieu, chez lesquelles ils disoyent vouloir aller, montez sur des boucs, qui les y porteroient. Incontinent l'un d'eux se met à chevauchon sur une escabelle, s'escriant qu'il alloit et estoit porté là. Un autre se mettant à croupeton se recourba du tout en devant puis se roula vers la porte de la chambre, par laquelle soudain ouverte il se jetta et tomba du haut en bas des degrés sans se faire mal.»
[Note 1: Thrésor d'histoires admirables, t. I, p. 143.]
«Les nonnains du couvent de Nazareth, à Cologne, dit le même auteur[1], furent presque tourmentées comme celles de Kentorp. Ayant esté par long espace de temps tempestées en diverses sortes par le diable, elles le furent encore plus horriblement l'an 1564, car elles estoyent couchées par terre et rebrassées comme pour avoir compagnie d'hommes. Durant laquelle indignité leurs yeux demeuroyent clos, qu'elles ouvroyent après honteusement et comme si elles eussent enduré quelque griève peine. Une fort jeune fille nommée Gertrude, aagée de quatorze ans, laquelle avoit esté enfermée en ce couvent ouvrit la porte à tout ce malheur. Elle avoit souvent esté tracassée de ces folles apparitions en son lict, dont ses risées faisoient la preuve quoiqu'elle essayât parfois d'y remédier mais en vain. Car ainsi qu'une siene compagne gisoit en une couchette tout expres pour la deffendre de ceste apparition, la pauvrette eut frayeur, entendant le bruit qui se faisoit au lict de Gertrude, de laquelle le diable print finalement possession, et commença de l'affliger par plusieurs sortes de contorsions… Le commencement de toute cette calamité procédoit de quelques jeunes gens desbauchez, qui ayant prins accointance par un jeu de paulme proche de là, avec une ou deux de ces nonnains, estoyent depuis montez sur les murailles pour jouyr de leurs amours.»
[Note 1: Thrésor des histoires admirables, t. I, p. 153.]
«Les tourmens que les diables firent à quelques nonnains enfermées à Wertet en la comté de Horne, sont esmerveillables. Le commencement vint (à ce qu'on dit) d'une pauvre femme, laquelle durant le caresme emprunta des nonnains une quarte de sel pesant environ trois livres, et en rendit deux fois autant, un peu devant Pasques. Dès lors elles commencerent à trouver dedans leur dortoir des petites boules blanches semblables à de la dragée de sucre, salées au goust, dont toutefois on ne mangea point, et ne sçavoit-on d'où elles venoient. Peu de temps après elles s'apperceurent de quelque chose qui sembloit se plaindre comme feroit un homme malade; elles entendirent aussi une fois admonnestant quelques nonnains de se lever et venir à l'aide d'une de leurs soeurs malade: mais elles ne trouverent rien, y estant courues. Si quelques fois elles vouloient uriner en leur pot de chambre, il leur estoit soudainement osté tellement qu'elles gastoyent leur lict. Par fois elles en estoyent tirées par les pieds, traînées assez loin et tellement chatouillées par les plantes, qu'elles en pasmoyent de rire. On arrachoit une partie de la chair à quelques-unes, aux autres on retournoit s'en devant derrière les jambes, les bras et la face. Quelques-unes ainsi tourmentées vomissoyent grande quantité de liqueur noire, comme ancre, quoi que auparavant elles n'eussent mangé six sepmaines durant que du jus de raiforts, sans pain. Ceste liqueur estoit si amere et poignante qu'elle leur eslevoit la première peau de la bouche, et ne sçavoit-on leur faire sauce quelconque qui peust les mettre en appétit de prendre autre chose. Aucunes estoient eslevées en l'air à la hauteur d'un homme, et tout soudain rejettées contre terre. Or comme quelques-uns de leurs amis jusques au nombre de treize fussent entrez en ce couvent pour resjouir celles qui sembloyent soulagées et presque gueries, les unes tomberent incontinent à la renverse hors de la table où elles estoyent, sans pouvoir parler, ni conoistre personne, les autres demeurerent estendues comme mortes, bras et jambes renversées. Une d'entre elles fut soulevée en l'air, et quoi que les assistans s'efforçassent l'empescher et y missent la main, toutes fois elle leur estoit arrachée maugré eux, puis tellement rejettée contre terre qu'elle sembloit morte. Mais se relevant puis après, comme d'un somme profond, elle sortoit du réfectoir n'ayant aucun mal. Les unes marchoyent sur le devant des jambes, comme si elles n'eussent point eu de pieds, et sembloit qu'on les trainast par derrière, comme dedans un sac deslié. Les autres grimpoyent au faiste des arbres comme des chats, et en descendoyent à l'aise du corps. Il advint aussi comme leur abbesse parloit à madame Marguerite, comtesse de Bure, qu'on lui pinça fort rudement la cuisse, comme si la pièce en eust esté emportée, dont elle s'écria fort. Portée incontinent en son lict, la playe fut veue livide et noire, dont toutes fois elle guérit. Cette bourrellerie de nonnains dura trois ans a descouvert, depuis on tint cela caché.
«Ce qui advint jadis aux nonnains de Brigitte en leur couvent près de Xante, convient à ce que nous venons de réciter. Maintenant elles tressailloyent ou beeloyent comme brebis, ou faisoyent des cris horribles. Quelques fois elles estoyent poussées hors de leurs chaires au temple où là mesmes on leur attachoit la voile dessus la teste: et quelques fois leur gavion estoit tellement estouppé qu'impossible leur estoit d'avaler aucune viande. Ceste estrange calamité dura l'espace de dix ans en quelques-unes. Et disoit-on qu'une jeune nonnain, esprise de l'amour d'un jeune homme en estoit cause, pour ce que ses parens le lui avoyent refusé en mariage. Et que le diable prenant la forme de ce jeune homme s'estoit monstré à elle en ses plus ardentes chaleurs, et lui avoit conseillé de se rendre nonnain, comme elle fit incontinent. Enfermée au couvent, elle devint comme furieuse et monstra à chacun des horribles et estranges spectacles. Ce mal se glissa comme une peste en plusieurs autres nonnains. Cette premiere sequestrée s'abandonna à celui qui la gardoit et en eust deux enfans. Ainsi Satan dedans et dehors le couvent fit ses efforts détestables.»
«Cardon rapporte qu'un laboureur… vomissait souventes fois du voirre[1], des cloux et des cheveux, et (qu'après sa guérison) il sentait dedans son corps une grande quantité de voirre rompu: lequel faisoit un bruit pareil à celuy qui se fait par plusieurs pièces de voirre rompu enfermées en un sac. Il dit encore qu'il se sentoit fort travaillé de ce bruit et que de dix-huit en dix-huit nuicts sur les sept heures, encore qu'il n'observast le nombre d'icelles, si est-ce qu'il avoit senti par l'espace de dix-huit ans qu'il y avoit qu'il estoit guari, autant de coups en son coeur, comme il y avoit d'heures à sonner: ce qu'il endurait non sans un grand tourment.»
[Note 1: Verre.]
«J'ay veu plusieurs fois, dit Goulart[1], une démoniaque, nommée George, qui par l'espace de trente ans fut par intervalles fréquens tourmentée du malin esprit, tellement que parfois en ma présence elle s'enfloit, et demeuroit si pesante que huict hommes robustes ne pouvoyent la souslever de terre. Puis un peu après, exhortée au nom de Dieu de s'accourager, certain bon personnage lui tendant la main, elle se relevoit en pieds, et s'en retournoit courbée et gémissante chez soy. En tels acces oncques elle ne fit mal à personne quelconque fust de nuict, fust de jour, et si demeuroit avec un sien parent qui avoit force petits enfans tellement accoustumez à cette visitation, que soudain qu'ils l'entendoyent se tordre les bras, fraper des mains, et tout son corps enfler d'estrange sorte, ils se rangeoyent en certain endroit de la maison pour recommander ceste patiente à Dieu. Leurs prières n'estoyent jamais vaines. La trouvant un jour en certaine autre maison du village où elle demeuroit, je l'exhortoy à patience… Elle commence à rugir de façon estrange, et de promptitude merveilleuse me lance sa main gauche, dont elle m'empoigne les deux poings, me serrant aussi ferme que si j'eusse été lié de fortes cordes. J'essaye me despetrer, mais en vain, quoy que je fusse aussi robuste qu'un autre. Elle ne me fit aucune nuisance, ni ne me toucha de la main droite. Ayant esté retenu d'elle autant de temps que j'ai employé à descrire son histoire, elle me lasche soudain, me demandant pardon. Je la recommande à Dieu, puis la conduisis paisiblement en son logis… Quelques jours devant son trespas, ayant esté fort tourmentée elle s'alicta, saisie d'une fièvre lente. Alors la fureur du malin esprit fut tellement bridée et limitée, que la patiente fortifiée extraordinairement en son âme par l'espace de dix ou douze jours ne cessa de louer Dieu, qui l'avoit soutenue si miséricordieusement en son affliction, consolant toutes personnes qui la visitoyent… Je puis dire que Satan fut mis sous les pieds de ceste patiente, laquelle deceda fort paisiblement en l'invocation de son sauveur.»
[Note 1: Thrésor des histoires admirables, t. II, p. 791.]
Goulart[1] raconte que «il y avoit à Leuenstcet, village appartenant au duc de Brunswick, une jeune fille nommée Marguerite Achels, aagée de vingt ans, laquelle demeuroit avec sa soeur. Un jour de juin, voulant nettoyer quelques souliers, elle prit l'un de ses cousteaux de demi pied de longueur et comme elle commençoit, assise en un coin de chambre, et encore toute faible d'une fièvre qui l'avoit tenue long-temps, entra soudain une vieille, qui l'interrogua si elle avoit encore la fièvre, et comment elle se portoit de sa maladie, puis sortit sans dire mot. Après que les souliers eurent esté nettoyés, cette fille laisse tomber le couteau en son giron lequel depuis elle ne put retrouver, encore qu'elle le cerchast diligemment; ce qui l'effroya, mais encores plus quand elle descouvrit un chien noir couché dessous la table qu'elle chassa, espérant trouver son cousteau. Le chien tout irrité commence à lui monstrer les dents et grondant se lance en rue, puis s'enfuit. Il sembla incontinent à cette fille qu'elle sentit je ne sçay quoi, qui lui descendoit par derrière le lez du dos comme quelque humeur froide, et soudain elle s'esvanouit demeurant ainsi jusques au troisiesme jour suivant, qu'elle commença à respirer un petit et à prendre quelque chose pour se sustanter. Or estant diligemment interroguée de la cause de sa maladie, elle respondit sçavoir certainement que le couteau tombé en son giron estoit entré dedans son costé gauche, et qu'en ceste partie elle sentoit douleur. Et encore que ses parents lui contredissent, d'autant qu'ils attribuoyent cette indisposition a un humeur melancholique, et qu'elle resvoit à raison de sa maladie, de ses longues abstinences et autres accidens, si ne cessa-elle point de persister en ses plaintes, larmes et veilles continuelles, tellement qu'elle en avoit le cerveau troublé et estoit quelquefois l'espace de deux jours sans rien prendre, encore qu'on l'en priast par douceur, et quelquefois on la contraignoit par force. Or avoit-elle ses accès plus forts en un temps qu'en l'autre, tellement que son repos duroit peu à raison des continuelles douleurs qui la tourmentoyent: tellement qu'elle estoit contrainte de se tenir toute courbée sur un baston. Et ce qui plus augmentoit son angoisse et diminuoit son allegement, estoit que véritablement, elle croyoit que le cousteau fut en son corps et qu'en cela chacun lui contredisoit opiniatrement, et lui proposoit l'impossibilité, jugeant qu'elle avoit la phantasie troublée, attendu que rien n'apparaissoit qui peust les induire à tel avis, sans que ses continuelles larmes et plaintes, esquelles on la vit continuer pendant l'espace de quelques mois et jusques à ce qu'il apparut au costé gauche un peu au-dessus de la ratelle, entre les deux dernieres costes que nous nommons fausses, une tumeur de la grosseur d'un oeuf, en forme de croissant, laquelle accreut et diminua, selon que l'enfleure apparut et print fin. Alors ceste pauvre malade leur dit: Jusques à présent vous n'avez voulu croire que le cousteau fut en mon corps, mais vous verrez bientôt comme il est caché en mon costé. Ainsi le trentième de juin, à sçavoir environ treize mois accomplis de cette affliction, sortit si grande abondance de boue hors de l'ulcère, qui s'estoit fait en ce costé, que l'enflure vint à diminuer, et lors parut la pointe du couteau que la fille désiroit arracher: toutes fois elle en fut empeschée par ses parens, lesquels envoyèrent chercher le chirurgien du duc Henri, qui pour lors estoit au chasteau de Wolfbutel. Ce chirurgien venu le quatriesme jour de juillet, pria le curé de consoler, instruire et accourager la fille, et de prendre garde aussi à ses réponses, pour autant que chacun la réputoit démoniaque. Elle condescendit à estre gouvernée par le chirurgien, non sans opinion que la mort soudaine s'en ensuivroit. Le chirurgien, voyant la pointe du cousteau qui se monstroit sous les costes le tint avec ses instruments et le trouva semblable à l'autre, qui estoit resté dans la gaine, et fort usé environ le milieu du tranchant. Depuis l'ulcère fut guéri par le chirurgien.»
[Note 1: Thrésor des histoires admirables, t. I, p. 155.]
Mélanchthon[1] cité par Goulart[2] rapporte «qu'il y avoit une fille au marquisat de Brandebourg, laquelle en arrachant des poils du vestement de quelque personnage que ce fust, ces poils estoyent incontinent changez en pièces de monnoye du pays, lesquelles ceste fille maschoit avec un horrible craquement de dents. Quelques-uns luy ayant arraché de ces pièces d'entre les mains trouvèrent que c'estoyent vrayes pièces de monnoye, et les gardent encore. Au reste cette fille estoit fort tourmentée de fois à autre: mais au bout de quelques mois elle fut du tout guerie et a vescu depuis en bonne santé; on fit souvent prières pour elle, et s'abstint-on expressément de toutes autres cérémonies.»
[Note 1: En ses Épîtres.]
[Note 2: Thrésor des histoires admirables.]
«J'ay entendu, rapporte le même auteur au même endroit[1], qu'en Italie y avoit une femme fort idiote, agitée du diable, laquelle enquise par Lazare Bonami, personnage assisté de ses disciples, quel estoit le meilleur vers de Virgile, répondit tout soudain:
    [Note 1: Cité par Goulart, Thrésor des histoires admirables, t.
    I, p. 143.]
Discite justitiam moniti et non temnere divos.
C'est, adjousta-t-elle le meilleur et le plus digne vers que Virgile fit oncques: va-t-en et ne retourne plus ici pour me tenter.»
Une nommée Louise Maillat, petite démoniaque qui vivait en 1598, perdit l'usage de ses membres; on la trouva possédée de cinq démons qui s'appelaient loup, chat, chien, joly, griffon. Deux de ces démons sortirent d'abord par sa bouche en forme de pelotes de la grosseur du poing; la première rouge comme du feu, la seconde, qui était le chat, sortit toute noire; les autres partirent avec moins de violence. Tous ces démons étant hors du corps de la jeune personne firent plusieurs tours devant le foyer et disparurent. On a su que c'était Françoise Secrétain qui avait fait avaler ces diables à cette petite fille dans une croûte de pain de couleur de fumier[1].
[Note 1: M. Garinet, Hist. de la Magie en France, p. 162.]
II.—ENSORCELÉS
«On tient, dit Goulart[1], d'après Vigenère[2], que si les sorciers guérissent (c'est-à-dire dessorcelent) un homme maleficié, et par eux ou autres leurs compagnons ensorcellé, il faut qu'ils donnent le sort à un autre. Cela est vulgaire par leur confession. De fait, j'ay veu un sorcier d'Auvergne prisonnier à Paris, l'an 1569, qui guerissoit les bestes et les hommes quelquefois: et fut trouvé saisi d'un grand livre, plein de poils de chevaux, vaches et autres bestes, de toutes couleurs. Quand il avoit jeté le sort pour faire mourir quelque cheval, on venoit à lui, et le guerissoit en apportant du poil; puis il donnoit le sort à un autre, et ne prenoit point d'argent; car autrement (comme il disoit) il n'eust pas gueri. Aussi estoit-il habillé d'une vieille saye composée de mille pieces. Un jour ayant donné le sort au cheval d'un gentilhomme, on vint à lui. Il guerit le cheval et donna le sort au palefrenier. On retourne afin qu'il guerist l'homme. Il respond qu'on demandast au gentilhomme lequel il aimoit mieux perdre, son homme ou son cheval. Tandis que le gentilhomme fait de l'empesché et qu'il delibère, son homme mourut, et le sorcier fut pris. Il fait à noter que le diable veut toujours gaigner au change, tellement que si le sorcier oste le sort à un cheval, il le donnera à un autre cheval qui vaudra mieux. S'il guérit une femme, la maladie tombera sur un homme. S'il dessorcelle un vieillard, il ensorcellera un jeune garçon. Et si le sorcier ne donne le sort à un autre il est en danger de sa vie. Brief si le diable guérit (en apparence) le corps, il tue l'ame.»
[Note 1: Thrésor des histoires admirables, t. II, p. 826.]
[Note 2: Annotation sur la statue d'Esculape, au 2e volume de Philostrate.]
«J'en reciteray quelques exemples, dit Bodin[1]: M. Fournier, conseiller d'Orléans, m'a raconté d'un nommé Hulin Petit, marchand de bois en ceste ville-là, qu'estant ensorcellé à la mort, il envoya querir un qui se disoit guerir de toutes maladies (suspect toutes fois d'estre grand sorcier), pour le guérir: lequel fit response qu'il ne pouvoit le guerir s'il ne donnoit la maladie à son fils, qui estoit encores à la mammelle. Le (malheureux) père consentit au parricide de son fils; qui fait bien à noter pour conoistre la malice de Satan, et la juste fureur du Souverain sur les personnes qui recourent à cest esprit homicide et à ses instrumens. La nourrisse entendant cela s'enfuit avec son fils, pendant que le sorcier touchoit le père pour le guerir. Après l'avoir touché, le père se trouva gueri. Mais le sorcier demandant le fils, et ne le trouvant point, commence à crier: Je suis mort! où est l'enfant? Ne l'ayant point trouvé, il s'en alla; mais il n'eut pas mis les pieds hors la porte que le diable le tua soudain. Il devint aussi noir que si on l'eust noirci de propos délibéré.»
[Note 1: Démonomanie, liv. III, ch. II.]
«J'ay sceu aussi qu'au jugement d'une sorciere, accusée d'avoir ensorcellé sa voisine en la ville de Nantes, les juges lui commanderent de toucher celle qui estoit ensorcellée; chose ordinaire aux juges d'Alemagne, et mesmes en la chambre impériale cela se fait souvent. Elle n'en vouloit rien faire: on la contraignit; elle s'escria: Je suis morte! Ayant touché la femme ensorcellée, soudain elle guerit; et la sorcière tomba roide morte par terre. Elle fut condamnée d'estre bruslée toute morte. Je tiens l'histoire de l'un des juges qui assista au jugement.»
«J'ai aprins à Thoulouse, qu'un escholier du parlement de Bourdeaux voyant son ami travaillé d'une fièvre quarte à l'extrémité, lui conseilla de donner sa fièvre à l'un de ses ennemis. Il fit réponse qu'il n'avoit point d'ennemis. Donnez-la donc, dit-il, à vostre serviteur: de quoy le malade ayant fait conscience, enfin le sorcier lui dit: Donnez-la-moi. Le malade respond: Je le veux bien. La fièvre empoigne le sorcier qui en mourut, et le malade reschappa.»
«C'est aux juges qui commandent, reprend Goulart, d'après Vigenère, et à ceux qui permettent aux sorciers de toucher les personnes ensorcellées, de penser à leurs consciences. Dieu seul guérit, Satan frappe par les sorciers, Dieu le permettant ainsi. Mais Satan ni ses instrumens ne guérissent point: ains par le courroux redoutable du juste juge, levant le baston de dessus un pour charger sur l'autre, soit au corps, soit à l'âme, comme ces exemples le monstrent. Et ainsi font tousjours mal. Comme aussi Bodin adjouste proprement que les sorciers à l'aide de Satan (auquel ils servent d'instrumens volontaires, et qui ont leur mouvement procédant d'une affection dépravée) peuvent nuire et offenser non pas tous, mais seulement ceux que Dieu permet par son jugement secret (soyent bons ou mauvais) pour chastier les uns et esprouver les autres; afin de multiplier en ses esleus sa bénédiction les ayant trouvez (c'est-à-dire rendus par sa grâce tout puissante) fermes et constans. Néantmoins (dit-il) pour monstrer que les sorciers, par leurs maudites execrations et sacrifices detestables, sont ministres de la vengeance de Dieu, prestans la main et la volonté à Satan, je reciteray une histoire estrange. Au duché de Clèves, près du bourg d'Elten, sur le grand chemin, les gens de pied et de cheval estoyent frappez et battus, et les charettes versées: et ne se voyoit autre chose qu'une main qu'on appeloit Ekerken. Enfin l'on print une sorcière nommée Sybille Dinscops, qui demeuroit es environs de ce pays-là. Et depuis qu'elle fut bruslée on n'y a rien veu. Ce fut l'an 1535.»
«Près le village de Baron en Valois fut jetté un bouquet au passage d'un escallier pour entrer d'un mauvais chemin en un champ: si empoisonné mais de sortilège, qu'un chien ayant bondi par-dessus le premier en mourut soudain. Le maistre passa après; et encore que la première furie et vigueur de l'enchantement, pour avoir operé sur cest animal fust aucunement rebouchée, l'homme ne laissa pas pour cela d'entrer en un acces d'ire dont il cuida presque mourir, et en estoit desja en termes, si l'autheur ayant esté pris par soupçon n'eus desfait le charme. Il fut tost apres executé dans Paris et confessa à la mort que si l'autre eust levé le bouquet il fut expiré sur le champ.»
«Je raconteray encore ce que j'ay ouï n'y a pas longtemps raconter à monseigneur le duc de Nivernois et à plus de vingt gentils hommes dignes de foy avoir veu de leurs propres yeux, ce qui advint à Neufvy-sur-Loire, où le sieur et la dame du lieu ayant déposé leur procureur fiscal, tost après une jeune fille qu'ils avoyent de l'aage de quinze à seize ans, se trouva tout à un instant saisie d'une langueur universelle en tous ses membres, si qu'elle sechoit à veue d'oeil, sans que les médecins y peussent non seulement trouver remede d'y donner quelque allegement, mais non pas mesme concevoir aucune occasion apparente d'où pouvoit prevenir ce mal. Estans doncques venus le père et la mère comme au dernier desespoir, il leur va tomber en la fantaisie que ce pourroit estre par avanture quelque vengeance de leur procureur, qui avoit une fort estroite communication et accointance avec un berger d'auprès de Sancerre, le plus grand sorcier de tout le Berry: et sur ce soupçon le firent fort bien mettre en cul de fosse; là où menacé d'infinies tortures, il desbagoula enfin que ceste damoiselle avoit esté ensorcellée par le berger, lequel avoit fait une image de cire: et à mesure qu'il la molestoit la fille se trouvoit molestée de mesme. Enfin ils dirent à la mère: Madame, il n'y a qu'un seul moyen de la guerir, et faut nécessairement que pour la sauver vous vous resolviez de perdre la plus chere chose que vous ayez en ce monde, excepté les créatures raisonnables. En bonne foy, répondit-elle, je vous en diray la pure vérité: il n'y a rien que pour le regard j'aime tant que ma guenon. Mais pour garantir ma fille de la langueur où je la voy, je vous l'abandonne. On ne se donna garde que peu de jours après on vid la fille s'aider d'un bras, et la guenon demeurer percluse de mesme. Consequemment peu à peu dans la revolution de la lune ceste jeune damoiselle fut du tout guerie, fors sa foiblesse, et la guenon mourut en douleurs extremes.»
Suivant Bodin[1], «Hippocrates, au livre de l'Épilepsie, qu'il appelle maladie sacrée, escrit qu'il y avoit plusieurs imposteurs qui se vantoyent de guérir du mal caduc, disant que c'estoit la puissance des démons: en fouissant en terre, ou jettant en la mer le sort d'expiation, et la plupart n'estoit que belistres. Enfin il adjouste, il n'y a que Dieu qui efface les pechers, qui soit notre salut et delivrance. Et à ce propos Jacques Spranger, inquisiteur des sorciers, escrit qu'il a veu un evesque d'Alemagne, lequel estant ensorcellé fut averti par une vieille sorcière que sa maladie estoit venue par malice, et qu'il n'y avoit moyen de la guerir que par sort, en faisant mourir la sorcière qui l'avoit ensorcelé. De quoy estant estonné, il envoye en poste à Rome prier le pape Nicolas V qu'il lui donnast dispense de guerir en ceste sorte: ce que le pape lui accorda, aimant uniquement l'evesque; et portoit la dispense ceste clause, pour fuir de deux maux le plus grand. La dispense venue, la sorcière dit, puisque le pape et l'evesque le vouloyent, qu'elle s'y employeroit. Sur la minuict l'evesque recouvra santé; et au mesme instant la sorcière qui avoit ensorcellé l'evesque fut frappée de maladie dont elle mourut. Aussi void-on que Satan fit que le pape, l'evesque et la sorcière furent homicides: et laissa à tous trois une impression de servir et obéir à ses commandemens: et cependant la sorcière qui mourut ne voulut oncques se repentir, au contraire elle se recommandoit à Satan afin qu'il la guerist. On voit aussi le terrible jugement de Dieu qui se venge de ses ennemis par ses ennemis. Car ordinairement les sorciers descouvrent le malefice, et se font mourir les uns les autres: d'autant qu'il ne chaut à Satan par quel moyen, pourveu qu'il vienne à bout du genre humain, en tuant le corps ou l'ame, ou les deux ensemble. Je diray un exemple avenu en Poictou, l'an 1571. Le roy Charles IX ayant disné commanda qu'on lui amenast le sorcier Trois-Eschelles, auquel il avoit donné sa grace pour accuser ses complices. Il confessa devant le roy, enpresence de plusieurs grands seigneurs, la façon du transport des sorciers, des danses, des sacifices faits à Satan, des paillardises avec les diables en figures d'hommes et de femmes: et que chacun prenoit des pouldres pour faire mourir gens, bestes et fruits. Et comme chacun s'estonnoit de ce qu'il disoit, Gaspar de Colligni, lors amiral de France, qui estoit présent, dit qu'on avoit prins en Poictou peu de temps auparavant un jeune garçon accusé d'avoir fait mourir deux gentilshommes. Il confessa qu'il estoit leur serviteur, et que les ayant veu jetter des pouldres aux maisons, et sur des bleds, disant ces mots, Malediction, etc., ayant trouvé de ces pouldres il en print, et en jetta sur le lict où couchoyent les deux gentilshommes, qui furent trouver morts en leur lict, tout enflez, et tout noirs. Il fut absouls par les juges. Trois-Eschelles en raconta lors beaucoup de semblables.»
[Note 1: Démonomanie, liv. III, ch. V.]
Le vendredi, 1er mai 1705, à cinq heures du soir, Denis Milanges de la Richardière, fils d'un avocat au parlement de Paris, fut attaqué, à dix-huit ans, de léthargies et de démences si singulières, que les médecins ne surent qu'en dire. On lui donna de l'émétique, et ses parents l'emmenèrent à leur maison de Noisy-le-Grand, où son mal devint plus fort; si bien qu'on déclara qu'il était ensorcelé.
On lui demanda s'il n'avait pas eu de démêlés avec quelque berger; il conta que le 18 avril précédent, comme il traversait à cheval le village de Noisy, son cheval s'était arrêté court dans la rue de Feret, vis-à-vis la chapelle, sans qu'il pût le faire avancer; qu'il avait vu sur ces entrefaites un berger qu'il ne connaissait pas, lequel lui avait dit: Monsieur, retournez chez vous, car votre cheval n'avancera point.
Cet homme, qui lui avait paru âgé d'une cinquantaine d'années, était de haute taille, de mauvaise physionomie, ayant la barbe et les cheveux noirs, la houlette à la main, et deux chiens noirs à courtes oreilles auprès de lui.
Le jeune Milanges se moqua du propos du berger. Cependant il ne put faire avancer son cheval et il fut obligé de le ramener par la bride à la maison, où il tomba malade. Était-ce l'effet de l'impatience et de la colère? ou le sorcier lui avait-il jeté un sort?
M. de la Richardière le père fit mille choses en vain pour la guérison de son fils. Comme un jour ce jeune homme rentrait seul dans sa chambre, il y trouva son vieux berger, assis dans un fauteuil, avec sa houlette et ses deux chiens noirs. Cette vision l'épouvanta; il appela du monde; mais personne que lui ne voyait le sorcier. Il soutint toutefois qu'il le voyait très bien; il ajouta même que ce berger s'appelait Danis, quoiqu'il ignorât qui pouvait avoir révélé son nom. Il continua de le voir tout seul. Sur les six heures du soir, il tomba à terre en disant que le berger était sur lui et l'écrasait; et, en présence de tous les assistants, qui ne voyaient rien, il tira de sa poche un couteau pointu, dont il donna cinq ou six coups dans le visage du malheureux par qui il se croyait assailli.
Enfin, au bout de huit semaines de souffrances, il alla à Saint-Maur, avec confiance qu'il guérirait ce jour-là. Il se trouva mal trois fois; mais après la messe, il lui sembla qu'il voyait saint Maur debout, en habit de bénédictin, et le berger à sa gauche, le visage ensanglanté de cinq coups de couteau, sa houlette à la main et ses deux chiens à ses côtés. Il s'écria qu'il était guéri, et il le fut en effet dès ce moment.
Quelques jours après, chassant dans les environs de Noisy, il vit effectivement son berger dans une vigne. Cet aspect lui fit horreur; il donna au sorcier un coup de crosse de fusil sur la tête: Ah! monsieur, vous me tuez! s'écria le berger en fuyant; mais le lendemain il vint trouver M. de la Richardière, se jeta à ses genoux, lui avoua qu'il s'appelait Danis, qu'il était sorcier depuis vingt ans, qu'il lui avait en effet donné le sort dont il avait été affligé, que ce sort devait durer un an; qu'il n'en avait été guéri au bout de huit semaines qu'à la faveur des neuvaines qu'on avait faites; que le maléfice était retombé sur lui Danis, et qu'il se recommandait à sa miséricorde. Puis, comme les archers le poursuivaient, le berger tua ses chiens, jeta sa houlette, changea d'habits, se réfugia à Torcy, fit pénitence et mourut au bout de quelques jours…
Le père Lebrun, qui rapporte[1] longuement cette aventure, pense qu'il peut bien y avoir là sortilège. Il se peut aussi, plus vraisemblablement, qu'il n'y eût qu'hallucination.
[Note 1: Histoire des pratiques superstitieuses, t. I, p. 281.]
III.—HOMMES CHANGÉS EN BÊTES. LYCANTHROPES. LOUPS-GAROUS.
Suivant Donat de Hautemer[1], cité par Goulart[2]. «il y a des lycanthropes esquels l'humeur melancholique domine tellement qu'ils pensent véritablement estre transmuez en loups. Ceste maladie, comme tesmoigne Aetius au sixiesme livre, chapitre XI et Paulus au troisième livre, chapitre XVI, et autres modernes, est une espece de melancholie, mais estrangement noire et vehemente. Car ceux qui en sont atteints sortent de leurs maisons au mois de fevrier, contrefont les loups presques en toute chose, et toute nuict ne font que courir par les coemetieres et autour des sepulchres, tellement qu'on descouvre incontinent en eux une merveilleuse alteration de cerveau, surtout en l'imagination et pensée misérablement corrompue: en telle sorte que leur memoire a quelque vigueur, comme je l'ay remarqué en un de ces melancholiques lycanthropes que nous appelons loups-garoux. Car lui qui me conoissoit bien, estant un jour saisi de son mal, et me rencontrant, je me tiray à quartier craignant qu'il m'offensast. Lui m'ayant un peu regardé passa outre suivi d'une troupe de gens. Il portait lors sur ses espaules la cuisse entière et la jambe d'un mort. Ayant esté soigneusement medicamenté, il fut gueri de cette maladie. Et me rencontrant une autre fois me demanda si j'avais point eu peur, lorsqu'il me vint à la rencontre en tel endroit: ce qui me fait penser que sa memoire n'estoit point blessée en l'accès et vehemence de son mal, combien que son imagination le fust grandement.
[Note 1: Au IXe chapitre de son Traicté de la guérison des maladies.]
[Note 2: Thrésor des histoires admirables, t. I, p. 336.]
«Guillaume de Brabant, au récit de Wier[1] répété par Goulart[2], a escrit en son Histoire qu'un homme de sens et entendement rassis, fut toutes fois tellement travaillé du malin esprit, qu'en certaine saison de l'année il pensoit estre un loup ravissant, couroit çà et là dedans les bois, cavernes et deserts, surtout après les petits enfants: mesmes il dit que cest homme fut souvent trouvé courant par les déserts comme un homme hors du sens, et qu'enfin par la grâce de Dieu il revint à soy et fut guéri. Il y eust aussi, comme récite Job Fincel au IIe livre des Miracles, un villageois près de Paule l'an mil cinq cens quarante et un, lequel pensoit estre loup, et assaillit plusieurs hommes par les champs: en tua quelques-uns. Enfin, prins et non sans grande difficulté, il asseura fermement qu'il estoit loup, et qu'il n'y avoit autre différence, sinon que les loups ordinairement estoyent velus dehors et lui l'estoit entre cuir et chair. Quelques-uns trop inhumains et loups par effect, voulans expérimenter la vérité du faict, lui firent plusieurs taillades sur les bras et sur les jambes, puis conoissans leur faute, et l'innocence de ce melancholique, le commirent aux chirurgiens pour le penser, entre les mains desquels il mourut quelques jours après. Les affligez de telle maladie sont pasles, ont les yeux enfoncez et haves, ne voyent que malaisément, ont la langue fort seiche, sont alterez et sans salive en bouche. Pline et autres escrivent que la cervelle d'ours esmeut des imaginations bestiales. Mesme il se dit que l'on en fit manger de nostre temps à un gentil-homme espagnol, lequel en eut la fantaisie tellement troublée, que pensant estre transformé en ours, il s'enfuit dans les montagnes et deserts.»
[Note 1: En son IVe livre Des prestiges, ch. XXIII.]
[Note 2: Thrésor des histoires admirables, t. I, p. 336.]
«Quant aux lycanthropes, qui ont tellement l'imagination blessée, dit Goulart[1], qu'outre plus que par quelque particularité efficace de Satan, ils apparoissent loups et non hommes à ceux qui les voyent courir et faire divers dommages, Bodin soustient que le diable peut changer la figure d'un corps en autre, veu la puissance grande que Dieu lui donne en ce monde élémentaire. Il veut donc qu'il y ait des lycanthropes transformez réellement et de fait d'hommes en loups, alléguant divers exemples et histoires à ce propos. Enfin après plusieurs disputes, il maintient l'une et l'autre sorte de lycanthropie. Et quant à celle-ci, represente tout à la fin de ce chapitre le sommaire de son propos, à sçavoir, que les hommes sont quelquefois transmuez en beste, demeurant la forme et la raison humaine: soit que cela se fasse par la puissance de Dieu immédiatement, soit qu'il donne ceste puissance à Satan, exécuteur de sa volonté, ou plustost de ses redoutables jugements. Et si nous confessons (dit-il) la vérité de l'histoire sacrée en Daniel, touchant la transformation de Nabuchodonosor, et de l'histoire de la femme de Lot changée en pierre immobile, il est certain que le changement d'homme en boeuf ou en pierre est possible: et par conséquent possible en tous autres animaux.»
[Note 1: Thrésor des histoires admirables, t. I, p. 338.]
G. Peucer[1] dit en parlant de la lycanthropie: «Quant est de moy j'ay autresfois estimé fabuleux et ridicule ce que l'on m'a souvent conté de cette transformation d'hommes en loups: mais j'ay aprins par certains et éprouvez indices et par tesmoins dignes de foy que ce ne sont choses du tout controverses et incroyables, attendu ce qu'ils disent de telles transformations qui arrivent tous les ans douze jours après Noel en Livonie et les pays limitrophes: comme ils l'ont sceu au vray par les confessions de ceux qui ont été emprisonnez et tourmentez pour tels forfaits. Voicy comme ils disent que cela se fait. Incontinent apres que le jour de Noel est passé, un garçon boiteux va par pays appeler ces esclaves du diable, qui sont en grand nombre, et leur enjoint de s'acheminer après luy. S'ils different ou retardent, incontinent vient un grand homme avec un fouet fait de chaînettes de fer, dont il se hate bien d'aller, et quelquefois estrille si rudement ces misérables, que long-temps après les marques du fouet demeurent et font grande douleur à ceux qui ont esté frappez. Incontinent qu'ils sont en chemin les voilà tous changez et transformez en loups… Ils se trouvent par milliers, ayans pour conducteur ce porte-fouet après lequel ils marchent, s'estimans estre devenus loups. Estans en campagne, ils se ruent sur les troupeaux de bestail qui se trouvent, deschirent et emportent ce qu'ils peuvent, font plusieurs autres dommages; mais il ne leur est point permis de toucher ni blesser les personnes. Quand ils approchent des rivières, leur guide fend les eaux avec son fouet tellement qu'elles semblent s'entr'ouvrir et laisser un entre deux pour passer à sec. Au bout de douze jours toute la troupe s'escarte, et chascun retourne en sa maison ayant despoullé la forme de loup et reprins celle d'homme. Cette transformation se fait, disent-ils, en ceste sorte. Les transformez tombent soudain par terre comme gens sujets au mal caduc, et demeurent estendus comme morts et privez de tout sentiment, et ils ne bougent de là ni ne vont en lieu quelconque, ni ne sont aucunement transformez en loups, ains ressemblent à des charongnes, car quoy qu'on les roule et secoue ils ne montrent aucune apparence quelconque de vie.»
[Note 1: Les Devins, p. 198.]
Bodin[1] rapporte en effet plusieurs cas de lycanthropie et d'hommes changés en bêtes.
[Note 1: Démonomanie.]
«Pierre Mamot, en un petit traicté qu'il a fait des sorciers, dit avoir veu ce changement d'hommes en loups, luy estant en Savoye. Et Henry de Cologne au traicté qu'il a fait de Lamiis tient cela pour indubitable. Et Ulrich le meusnier en un petit livre qu'il a dédié à l'empereur Sigismond, escrit la dispute qui fut faite devant l'empereur et dit qu'il fut conclu par vive raison et par l'expérience d'infinis exemples que telle transformation estoit véritable, et dit luy-mesme avoir veu un lycanthrope à Constance, qui fut accusé, convaincu, condamné et puis exécuté à mort après sa confession. Et se trouvent plusieurs livres publiez en Allemagne que l'un des plus grands rois de la chrétienté, qui est mort n'a pas longtemps, et qui estoit en réputation d'être l'un des plus grands sorciers du monde souvent estoit mué en loup.»
«Il me souvient que le procureur général du roy Bourdin m'en a récité un autre qu'on luy avoit envoyé du bas pays, avec tout le procès signé du juge et des greffiers, d'un loup qui fut frappé d'un traict dans la cuisse, et depuis se trouve dans son lict avec le traict, qui luy fut arraché estant rechangé en forme d'homme et le traict cogneu par celuy qui l'avoit tiré, le temps et le lieu justifié par la confession du personnage.»
«Garnier jugé et condamné par le parlement de Dole estant en forme de loup-garou print une jeune fille de l'aage de dix à douze ans près le bois de la Serre, en une vigne, au vignoble de Chastenoy près Dole un quart de lieue, et illec l'avoit tuée, et occise tant avec ses mains semblans pattes, qu'avec ses dents, et mangé la chair des cuisses et bras d'icelle, et en avoit porté à sa femme. Et pour avoir en mesme forme un mois après pris une autre fille et icelle tuée pour la manger s'il n'eust esté empéché par trois personnes comme il l'a confessé; et quinze jours après avoir estranglé un jeune enfant de dix ans au vignoble de Gredisans et mangé la chair des cuisses, jambes et ventre d'iceluy, et pour avoir en forme d'homme et non de loup tué un autre garçon de l'aage de douze à treze ans au bois du village de Porouse en intention de le manger, si on ne l'eust empesché, il fut condamné à estre brûlé vif et l'arrêt exécuté.»
«Au Parlement de Bezançon, les accusés estoient Pierre Burgot et Michel Verdun qui confessèrent avoir renoncé à Dieu et juré de servir le diable. Et Michel Verdun mena Burgot au bord du Chastel Charlon, où chacun avoit une chandelle de cire verde qui faisoit la flamme bleue et obscure et faisoient les danses et sacrifices au diable. Puis après s'estans oincts furent retournez en loups courant d'une legereté incroyable, puis ils s'estoyent changez en hommes et soudain rechangez en loups et couplez avec louves avec tel plaisir qu'ils avoient accoutumé avec les femmes; ils confessèrent aussi à sçavoir: Burgot avoir tué un jeune garçon de sept ans avec ses pattes et dents de loup et qu'il le vouloit manger, n'eust esté les paysans luy donnèrent la chasse… Et que tous deux avoient mangé quatre jeunes filles; et qu'en touchant d'une poudre ils faisoient mourir les personnes.»
«Job Fincel, au livre XI des Merveilles écrit qu'il y avoit à Padoue un lycanthrope qui fut attrappé et ses pattes de loup luy furent coupées, et au mesme instant il se trouva les bras et les piez coupez. Cela est pour confirmer le procès fait aux sorciers de Vernon (an 1556), qui fréquentaient et s'assembloient ordinairement en un chastel vieil et ancien en guise de nombre infini de chats. Il se trouva quatre ou cinq hommes qui résolurent d'y demeurer la nuict, où ils se trouvèrent assaillis de la multitude de chats; et l'un des hommes y fut tué, les autres bien marquez, et néanmoins blessèrent plusieurs chats qui se trouvèrent après mués, enfermés et bien blessés. Et d'autant que cela semblait incroyable, la procédure fut délaissée.»
«Mais les cinq inquisiteurs qui estoient expérimentez en telles causes ont laissé par écrit qu'il y eut trois sorciers près Strasbourg qui assaillirent un laboureur en guise de trois grands chats, et en se défendant il blessa et chassa les chats, qui se trouvèrent au lit malade en forme de femmes fort blessées à l'instant même: et sur ce enquises elles accusèrent celuy qui les avoit frappées, qui dit aux juges l'heure et le lieu qu'il avoit été assailly de chats, et qu'il les avoit blessés.»
Guyon[1] rapporte l'histoire d'un enchanteur qui se changeait en différentes bêtes:
[Note 1: Les diverses leçons.]
«Aucuns persuadèrent, dit-il, à Ferdinand, empereur premier de ce nom, de faire venir devant lui un enchanteur et magicien polonais en la ville de Numbourg, pour s'informer quelle yssue auroit le different qu'il avoit avec le Turc, touchant le royaume de Hongrie, et que non seulement il usoit de divination, mais aussi faisoit beaucoup de choses merveilleuses, et combien que ledit sieur Roy ne le vouloit voir, si est-ce que ses courtizans l'introduirent dans sa chambre, où il fit beaucoup de choses admirables, entre autres, il se transformoit en cheval, s'estanz oing de quelque graisse, puis en forme de boeuf, et tiercement en lyon, tout en moins d'une heure, dont ledit empereur eut si grande frayeur, qu'il commanda qu'on le chassât, et ne voulut onc s'enquerir de ce maraud des choses futures.»
«Il ne faut plus douter, ajoute le même auteur[1], si Lucius Apuleius Platonic auroit été sorcier, et s'il auroit esté transformé en asne, d'autant qu'il en fut tiré en justice par devant le proconsul d'Affrique, du temps de l'empereur Antonin premier, l'an de J.-C. 150, comme Appoloine Tiance, longtemps avant luy, soubz Domitian, l'an 60, fut aussi actionné pour mesme fait. Et plus de trois ans après ce bruit persista jusqu'au temps de sainct Augustin qui estoit africain, qui l'a escrit et confirmé; comme aussi de son temps le père d'un Prestantius fut transmué en cheval, ainsi que ledit l'assura audit sainct Augustin… Son père estant décédé, il despendit en peu de temps la plus grande partie de ses biens, usant des arts magiques, et pour fuir la pauvreté pourchassa de se marier avec Pudentille, femme veufve et riche d'Oer, fort longtemps, et y persista tant qu'elle acquiesça. Bientôt après mourut un fils unique héritier qu'elle avoit eu de son autre mary. Ces choses passées en ceste façon firent conjecturer qu'il avoit par art magique séduit Pudentille, que plusieurs illustres personnes n'avoyent pu faire condescendre à se marier, pour parvenir aux biens du susdit fils. On disoit aussi que le grand et profond sçavoir qui estoit en luy, pour les grandes et difficiles questions qu'il résolvoit ordinairement passoit le commun des autres hommes, pour ce qu'il avoit un démon ou diable familier. Plus, on lui avoit vu faire beaucoup de choses admirables, comme se rendre invisible, autres fois se transformer en cheval ou en oyseau, se percer le corps d'une espée, sans se blesser, et plusieurs autres choses semblables. Il fut en fin accusé par un Sicilius Aemilianus, censeur, devant Claude Maxime, proconsul d'Affrique, qu'on disoit estre chrestien: on ne trouve point de condamnation contre luy. Or qu'il aye esté transformé en asne, sainct Augustin le tient pour tout asseuré, l'ayant lu dans certains autheurs véritables et dignes d'estre creuz, aussi qu'il estoit du mesme pays: et ceste transformation lui advint en Thessalie avant qu'il fust versé en la magie, par une sorcière qui le vendit, laquelle le recouvra après qu'il eut servi de son mestier d'asne quelques ans, ayant les mesmes forces et façons de manger et braire que les autres asnes, l'ame raisonnable neantmoins demeura entière et saine, comme luy-mesme atteste. Et à fin de couvrir son fait parce que le bruit estoit tel et vraysemblable, il en a composé un livre qu'il a intitulé l'Asne d'or, entremeslé de beaucoup de fables et discours, pour démonstrer les vices des hommes de son temps, qu'il avoit ouy lire ou veu faire, durant sa transformation, avec plusieurs de ses travaux et peines qu'il souffrit durant sa métamorphose.»
[Note 1: Les diverses leçons.]
«Quoy qu'il puisse estre, ledit sainct Augustin, au livre de la Cité de Dieu, livre XVIII, chap. XVII et XVIII, récite que de son temps, il y avoit es Alpes certaines femmes sorcières qui donnoyent à manger de certain formage aux passants et soudainement estoyent transformez en asnes ou en autres bestes de sommes, et leur faisoyent porter des charges jusqu'à certains lieux; ce qu'ayant exécuté, leur rendoyent la forme humaine.»
«L'évesque de Tyr, historien, escrit que de son temps, qui pouvoit estre 1220, il y eut quelques Anglois que leur Roy envoyoit au secours des Chrestiens qui guerroyoient en la terre saincte, qui estans arrivez en une havre de l'isle de Cypre, une femme sorcière transmua un jeune soldat anglois en asne, lequel voulant retourner vers ses compagnons dans le navire fut chassé à coups de baston, lequel s'en retourna à la sorcière, qui s'en servit jusqu'à ce qu'on s'apperceut que l'asne s'agenouilla dans une Église, faisant choses qui ne pouvoyent partir que d'un animal raisonnable, et par suspicion la sorcière qui le suivoit estant prise par authorité de justice, le restitua en forme humaine trois ans après sa transformation, laquelle fut sur le champ exécutée à mort.»
«Nous lisons, reprend Loys Guyon[1] qu'Ammonius, philosophe peripateticien, avoit ordinairement à ses leçons et lors qu'il enseignoit un asne, qui estoit du temps de Lucius Septimius Severus, empereur, l'an de J.-C. 196. Je penseroy bien que cest asne eust esté autrefois homme, et qu'il comprenait bien ce que ledit Ammonius enseignoit, car ces personnes transformées, la raison leur demeure comme l'asseure le dit sainct Augustin et plusieurs autres auteurs.»
[Note 1: Diverses leçons, t. I, p. 426.]
«Fulgose escrit, livre VIII, chap. II, que du temps du pape Léon, qui vivoit l'an 930, il y avoit en Allemagne deux sorcières hostesses qui avoyent accoustumé de changer ainsi quelques fois leurs hostes en bestes, et comme une fois elles changèrent un jeune garçon basteleur en asne, qui donnoit mille plaisirs aux passans, n'ayant point perdu la raison, leur voisin l'acheta bien cher, mais elles dirent à l'acheteur qu'elles ne le luy garantiraient pas et qu'il le perdoit s'il alloit à la rivière. Or l'asne s'estant un jour eschappé, courant au lac prochain où s'étant plongé en l'eau, retourna en sa figure. Nostre Apuleius dit qu'il reprint sa forme humaine pour avoir mangé des roses.»
«On voit encore aujourd'huy en Egypte des asnes qu'aucuns mènent en la place publique lesquels font plusieurs tours d'agilité, et des singeries, entendans tout ce qu'on leur commande, et l'exécutent: comme de monstrer la plus belle femme de la compagnie, ce qu'ils font, et plusieurs austres choses qu'on ne voudroit croire: ainsi que le récite Belon, medecin, en ses observations, qu'il a veus et d'autres aussi, qui y ont esté, qui me l'ont affirmé de mesme.»
«On amena un jour à sainct Macaire l'Egyptien, dit dom Calmet[1], une honnête femme qui avoit été métamorphosée en cavalle par l'art pernicieux d'un magicien. Son mari et tous ceux qui la virent crurent qu'elle étoit réellement changée en jument. Cette femme demeura trois jours et trois nuits sans prendre aucune nourriture, ni propre à l'homme, ni propre à un cheval. On la fit voir aux prêtres du lieu, qui ne purent y apporter aucun remède. On la mena à la cellule de sainct Macaire, à qui Dieu avoit révelé qu'elle devoit venir. Ses disciples vouloient la renvoyer, croyant que c'étoit une cavalle, ils avertirent le saint de son arrivée, et du sujet de son voyage. Il leur dit: Vous êtes de vrais animaux, qui croyez voir ce qui n'est point; cette femme n'est point changée, mais vos yeux sont fascinés. En même temps, il répandit de l'eau bénite sur la tête de cette femme, et tous les assistants la virent dans son premier état. Il lui fit donner à manger, et la renvoya saine et sauve avec son mari. En la renvoyant, il lui dit: Ne vous éloignez point de l'église, car ceci vous est arrivé, pour avoir été cinq semaines sans vous approcher des sacremens de notre Sauveur.»
[Note 1: Traité des apparitions des esprits, t. I, p. 102.]
IV.—SORTILÈGES
On appelle sortilèges ou maléfices toutes pratiques superstitieuses employées dans le dessein de nuire aux hommes, aux animaux ou aux fruits de la terre. On appelle encore maléfices les malapies et autres accidents malheureux causés par un art infernal et qui ne peuvent s'enlever que par un pouvoir surnaturel.
Il y a sept principales sortes de maléfices employés par les sorciers: 1° ils mettent dans le coeur une passion criminelle; 2° ils inspirent des sentiments de haine ou d'envie à une personne contre une autre; 3° ils jettent des ligatures; 4° ils donnent des maladies; 5° ils font mourir les gens; 6° ils ôtent l'usage de la raison: 7° ils nuisent dans les biens et appauvrissent leurs ennemis. Les anciens se préservaient des maléfices à venir en crachant dans leur sein.
En Allemagne, quand une sorcière avait rendu un homme ou un cheval impotent et maléficié, on prenait les boyaux d'un autre homme ou d'un cheval mort, on les traînait jusqu'à quelque logis, sans entrer par la porte commune, mais par le soupirail de la cave, ou par-dessous terre, et on y brûlait ces intestins. Alors la sorcière qui avait jeté le maléfice sentait dans les entrailles une violente douleur, et s'en allait droit à la maison où l'on brûlait les intestins pour y prendre un charbon ardent, ce qui faisait cesser le mal. Si on ne lui ouvrait promptement la porte, la maison se remplissait de ténèbres avec un tonnerre effroyable, et ceux qui étaient dedans étaient contraints d'ouvrir pour conserver leur vie[1]. Les sorciers, en ôtant un sort ou maléfice, sont obligés de le donner à quelque chose de plus considérable que l'être ou l'objet à qui ils l'ôtent: sinon, le maléfice retombe sur eux. Mais un sorcier ne peut ôter un maléfice s'il est entre les mains de la justice: il faut pour cela qu'il soit pleinement libre.
[Note l: Bodin, Démonomanie.]
On a regardé souvent les épidémies comme des maléfices. Les sorciers, disait-on, mettent quelquefois, sous le seuil de la bergerie ou de l'étable qu'ils veulent ruiner, une touffe de cheveux, ou un crapaud, avec trois maudissons, pour faire mourir étiques les moutons et les bestiaux qui passent dessus: on n'arrête le mal qu'en ôtant le maléfice. De Lancre dit qu'un boulanger de Limoges, voulant faire du pain blanc suivant sa coutume, sa pâte fut tellement charmée et maléficiée par une sorcière qu'il fit du pain noir, insipide et infect.
Une magicienne ou sorcière, pour gagner le coeur d'un jeune homme marié, mit sous son lit, dans un pot bien bouché, un crapaud qui avait les yeux fermés; le jeune homme quitta sa femme et ses enfants pour s'attacher à la sorcière; mais la femme trouva le maléfice, le fit brûler, et son mari revint à elle[1].
[Note 1: Delrio, Disquisitions magiques.]
Un pauvre jeune homme ayant quitté ses sabots pour monter à une échelle, une sorcière y mit quelque poison sans qu'il s'en aperçut, et le jeune homme, en descendant, s'étant donné une entorse, fut boiteux toute sa vie[1].
[Note 1: De Lancre, De l'inconstance, etc.]
Une femme ensorcelée devint si grasse, dit Delrio, que c'était une boule dont on ne voyait plus le visage, ce qui ne laissait pas d'être considérable. De plus, on entendait dans ses entrailles le même bruit que font les poules, les coqs, les canards, les moutons, les boeufs, les chiens, les cochons et les chevaux, de façon qu'on aurait pu la prendre pour une basse-cour ambulante.
Une sorcière avait rendu un maçon impotent et tellement courbé, qu'il avait presque la tête entre les jambes. Il accusa la sorcière du maléfice qu'il éprouvait; on l'arrêta, et le juge lui dit qu'elle ne se sauverait qu'en guérissant le maçon. Elle se fit apporter par sa fille un petit paquet de sa maison, et, après avoir adoré le diable, la face en terre, en marmottant quelques charmes, elle donna le paquet au maçon, lui commanda de se baigner et de le mettre dans son bain, en disant: Va de par le diable! Le maçon le fit, et guérit. Avant de mettre le paquet dans le bain, on voulut savoir ce qu'il contenait: on y trouva trois petits lézards vifs; et quand le maçon fut dans le bain, il sentit sous lui comme trois grosses carpes, qu'on chercha un moment après sans rien trouver[1].
[Note 1: Bodin, Démonomanie.]
Les sorciers mettent parfois le diable dans des noix, et les donnent aux petits enfants, qui deviennent maléficiés. Un de nos démonographes (c'est, je pense, Boguet) rapporte que, dans je ne sais quelle ville, un sorcier avait mis sur le parapet d'un pont une pomme maléficiée, pour un de ses ennemis, qui était gourmand de tout ce qu'il pouvait trouver sans desserrer la bourse. Heureusement le sorcier fut aperçu par des gens expérimentés, qui défendirent prudemment à qui que ce fût d'oser porter la main à la pomme, sous peine d'avaler le diable. Il fallait pourtant l'ôter, à moins qu'on ne voulût lui donner des gardes. On fut longtemps à délibérer, sans trouver aucun moyen de s'en défaire; enfin il se présenta un champion qui, muni d'une perche, s'avança à une distance de la pomme et la poussa dans la rivière, où étant tombée, on en vit sortir plusieurs petits diables en forme de poissons. Les spectateurs prirent des pierres et les jetèrent à la tête de ces petits démons, qui ne se montrèrent plus…
Boguet conte encore qu'une jeune fille ensorcelée rendit de petits lézards, lesquels s'envolèrent par un trou qui se fit au plancher.
«Il faut bien prendre garde, dit Bodin[1], à la distinction des sortilèges, pour juger l'énormité d'entre les sorciers qui ont convention expresse avec le diable et ceux qui usent de ligatures et autres arts de sortilèges. Car il y en a qui ne se peuvent oster ni punir par les magistrats, comme la superstition de plusieurs personnes de ne filer par les champs, la crainte de saigner de la narine senestre, ou de rencontrer une femme enceinte devant disné. Mais la superstition est bien plus grande de porter des rouleaux de papier pendus au col ou l'hostie consacrée en sa pochette; comme faisoit le président Gentil, lequel fut trouvé saisi d'une hostie par le bourreau qui le pendit à Montfaucon; et autres superstitions semblables que l'Ecriture Saincte appelle abominations et train d'Amorrhéens. Cela ne se peut corriger que par la parole de Dieu: mais bien le magistrat doit chastier les charlatans et porteurs de billets qui vendent ces fumées là et les bannir du pays. Car s'il est ainsi que les empereurs payens ayant banni ceux qui faisoyent choses qui donnent l'espouvante aux ames superstitieuses, que doyvent faire les chrestiens envers ceux là, ou qui contrefont les esprits comme on fit à Orléans et à Berne? Il n'y a doute que ceux là ne méritassent la mort comme aussi ceux de Berne furent exécutez à mort: et en cas pareil de faire pleurer les crucifix ainsi qu'on fit à Muret, près Thoulouse, et en Picardie, et en la ville d'Orleans à Saint-Pierre des Puilliers. Mais quelque poursuite qu'on ait fait, cela est demeuré impuni. Or c'est double impiété en la personne des prestres. Et ceste impiété est beaucoup plus grande quand le prestre a paction avec Satan et qu'il fait d'un sacrifice une sorcellerie detestable. Car tous les théologiens demeurent d'accord que le prestre ne consacre point s'il n'a intention de consacrer, encore qu'il prononce les mots sacramentaux.
[Note 1: Démonomanie, livr. IV, ch. IV.]
De fait, il y eut un curé de Sainct-Jean-le-Petit à Lyon, lequel fut bruslé vif l'an 1558 pour avoir dit, ce que depuis il confessa en jugement qu'il ne consacroit point l'hostie quand il chantoit messe, pour faire damner les paroissiens, comme il disoit, à cause d'un procès qu'il avoit contre eux… Il s'est trouvé en infinis procès que les sorciers bien souvent sont prestres, ou qu'ils ont intelligence avec les prestres: et par argent ou par faveurs, ils sont induits à dire des messes pour les sorciers, et les accommodent d'hosties, ou bien ils consacrent du parchemin vierge, ou bien ils mettent des aneaux, lames characterisées, ou autres choses semblables sur l'autel, ou dessous les linges: comme il s'est trouvé souvent. Et n'a pas longtemps qu'on y a surprint un curé, lequel a évadé, ayant bon garant, qui lui avoit baillé un aneau pour mettre sous les linges de l'autel quand il disoit messe.»
«D'après dom Calmet[1], Aeneas Sylvius Piccolomini, qui fut depuis pape sous le nom de Pie II, écrit dans son Histoire de Bohême qu'une femme prédit à un soldat du roi Wladislas que l'armée de ce prince seroit taillée en pièces par le duc de Bohême; que si le soldat vouloit éviter la mort, il falloit qu'il tuât la première personne qu'il rencontreroit en chemin, qu'il lui coupât les oreilles et les mît dans sa poche; qu'avec l'épée dont il l'auroit percée, il traçât sur terre une croix entre les jambes de son cheval, qu'il la baisât, et que montant sur son cheval, il prit la fuite. Le jeune homme exécuta tout cela. Wladislas livra la bataille, la perdit et fut tué: le jeune soldat se sauva; mais entrant dans sa maison, il trouva que c'étoit, sa femme qu'il avoit tuée et percée de son épée, et à qui il avoit coupé les oreilles.»
[Note 1: Traité sur les apparitions des esprits, t. I, p. 100.]
Dom Calmet[1] nous apprend d'après Frédéric Hoffmann[2] que «Une bouchère de la ville de Jenes, dans le duché de Weimar en Thuringe ayant refusé de donner une tête de veau à une vieille femme, qui n'en offroit presque rien, cette vieille se retira, grondant et murmurant entre ses dents. Peu de tems après, la bouchère sentit de grandes douleurs de tête. Comme la cause de cette maladie étoit inconnue aux plus habiles médecins, ils ne purent y apporter aucun remède; cette femme rendoit de tems en tems par l'oreille gauche de la cervelle, que l'on prit d'abord pour sa propre cervelle. Mais comme elle soupçonnait cette vieille de lui avoir donné un sort à l'occasion de la tête de veau, on examina la chose de plus près, et on reconnut que c'étoit de la cervelle de veau; et l'on se fortifia dans cette pensée, en voyant des osselets de la tête de veau, qui sortoient avec la cervelle. Ce mal dura assez longtems, et enfin la femme du boucher guérit parfaitement. Cela arriva en 1685.»
[Note 1: Traité sur les apparitions des esprits, t. I, p. 101.]
[Note 2: De Diaboli potentia in corpora, 1736, p. 382.]
Bodin a escrit livre II, chap. III, de la Démonomanie, dit Guyon[1], que le sieur Nouilles, abbé de l'Isle, et depuis evesque de Dax, ambassadeur à Constantinople, dit qu'un gentilhomme polonois, nommé Pruiski, qui a esté ambassadeur en France, luy dit que l'un des grands roys de la chrestienté, voulant sçavoir l'yssue de son estat, fit venir un prestre necromantien et enchanteur, lequel dit la messe, et après avoir consacré l'hostie, trancha la teste à un jeune enfant de dix ans, premier né, qui estoit préparé pour cest effet, et fit mettre sa teste sur l'hostie, puis disant certaines paroles, et usant de caractères qu'il n'est besoin sçavoir, demanda ce qu'il vouloit. La teste ne respondit que ces deux mots: Vim patior en latin: c'est à dire j'endure violence. Et aussitost le roy entra en furie, criant sans fin: Ostez-moi ceste teste, et mourut ainsi enragé. Depuis que ces choses furent escrites, j'ay demandé audit sieur de Dax si ce que Bodin avoit escrit de luy estoit vray, lequel m'asseura qu'ouy, mais quel roy c'estoit, il ne le me voulut jamais dire.»
[Note 1: Les diverses leçons de Loys Guyon, t. I, p. 735.]
P. Leloyer[1] rappelle encore l'histoire d'une autre tête qui parla après la séparation du corps, dont Pline fait mention. «En la guerre de Sicile entre Octave César qui depuis fut surnommé Auguste et Sextus Pompeius fils de Pompée le Grand, y eut, dit-il, un des gens d'Octave appelé Gabinius qui fut prins des ennemis, et eut la teste coupée par le commandement de Sextus Pompeius, de sorte qu'elle ne tenoit plus qu'un petit à la peau. Il est oüy sur le soir qu'il se plaignoit et désiroit parler à quelqu'un. Aussitost une grande multitude s'assemble autour du corps; il prie ceux qui estoient venus de faire parler à Pompée et qu'il estoit venu des enfers pour luy dire chose qui luy importoit. Cela est rapporté à Pompée, il n'y veut aller et y envoye quelqu'un de ses familiers, ausquels Gabinius dit que les dieux d'en bas recevoient les justes complaintes de Pompée et qu'il auroit toute telle issue qu'il souhaitoit. En signe de vérité, il dit qu'il devoit aussitost retomber mort qu'il auroit accomply son message. Cela advint et Gabinius tomba à l'heure tout mort comme devant.» Il faut, du reste, noter que la prédiction de Gabinius ne se réalisa pas.
[Note 1: Discours et histoires des spectres, p. 259.]
L. Du Vair[1] raconte que les Biarmes, peuples septentrionaux fort voisins du pole arctique, estans un jour tout prêts de combattre contre un tres puissant roy nommé Regner commencerent à s'adresser au ciel avec beaux carmes enchantez et firent tant qu'ils solliciterent les nues à les secourir, et les contraignirent jusqu'à verser une grande violence et quantité de pluie qu'ils firent venir tout à coup sur leurs ennemis. Quant est de commander aux orages et aux vents, Olaüs affirme que Henry, roy de Suece, qui avait le bruit d'être le premier de son temps en l'art magique estoit si familier avec les démons et les avoit tellement à son commandement, que, de quelque costé qu'il tournast son chapeau, tout aussitost le vent qu'il désiroit venait à souffler et halener de cette part-là, et pour cet effet son chappeau fut nommé de tous ceux de la contrée le chappeau venteux.»
[Note 1: Trois livres des charmes, sorcelages, etc., p. 304.]
D'après Jean des Caurres[1]: «Olaus le Grand escrit[2] plusieurs moyens d'enchantemens spéciaux et observez par les septentrionaux en ces paroles: L'on trouvoit ordinairement des sorciers et magiciens entre les Botniques, peuples septentrionaux, comme si en ceste contrée eust esté leur propre habitation, lesquels avoient apprins de desguiser leurs faces, et celles d'autruy, par plusieurs representations de choses, au moyen de la grande adresse qu'ils avoient à tromper et charmer les yeux. Ils avoient aussi apprins d'obscurcir les véritables regards par les trompeuses figures. Et non seulement les luicteurs, mais aussi les femmes et jeunes pucelles, ont accoustumé selon leur souhait, d'emprunter leur subtile et ténue substance de l'air, pour se faire comme des masques horrides, et pleins d'une ordure plombeuse, ou bien pour faire paroistre leurs faces distinguées par une couleur pasle et contrefaite, lesquelles après elles deschargent, à la clarté du temps serain, de ces ténébreuses substances qui y sont attachées, et par ce moyen elles chassent la vapeur qui les recouvroit. Il appert aussi qu'il y avoit si grande vertu en leurs charmes, qu'il sembloit qu'elles eussent pouvoir d'attirer du lieu le plus distant, et se rendre visibles à elles seules et toucher une chose la plus esloignée: voire et eust elle esté arrestée et garrottée par mille liens[3]. Or font-elles demonstrance de ces choses par telles impostures. Lors qu'elles ont envie de sçavoir de l'estat de leurs amis ou ennemis absents en lointaines contrées, a deux cens ou quatre cens lieues, elles s'adressent vers Lappon, ou Finnon, grand docteur en cest art: et apres qu'elles luy ont fait quelques presens d'une robbe de lin, ou d'un arc, elles le prient experimenter en quel pays peuvent estre leurs amis ou ennemis, et que c'est qu'ils font. Parquoy il entre dedans le conclave, accompagné seulement de sa femme et d'un sien compagnon; puis il frappe avec un marteau dessus une grenouille d'airain, ou sur un serpent estendu sur une enclume, et luy baille autant de coups qu'il est ordonné: puis en barbotant quelques charmes, il les retourne çà et là, et incontinent il tombe en extase, et est ravy, et demeure couché peu de temps, comme s'il estoit mort. Ce temps pendant il est gardé diligemment par son compaignon de crainte qu'aucune pulce ou mousche vivante, ou autre animal ne le touche. Car par le pouvoir des charmes, son esprit, qui est guidé et conduit par le diable, rapporte un anneau, ou un cousteau, ou quelque autre chose semblable, en signe et pour tesmoignage qu'il a faist ce qui lui estoit commandé: et alors se relevant, il déclare à son conducteur les mesmes signes, avec les circonstances.»
[Note 1: Oeuvres morales et diversifiées, p. 394.]
    [Note 2: Livre III, ch. XXXIX de l'Histoire des peuples
    septentrionaux.]
    [Note 3: Saxon le grammairien, au commencement de l'Histoire de
    Danemark.]
«Le mesme auteur, au chapitre XVIII du troisième livre Des vents venaux, escrit le miracle qui ensuit. Les Finnons avoient quelque-fois accoustumé, entre les autres erreurs de leur race, de vendre un vent à ceux qui negocioient en leurs havres, lorsqu'ils estoient empeschez par la contraire tempeste des vents. Après doncques qu'on leur avoit baillé le payement, ils donnoient trois noeuds magiques aux acheteurs, et les advertissoient qu'en desnouant le premier ils avoient les vents amiables et doux: et en desnouant le second, ils les avoient plus forts: et là où ils desnoueroient le troisième il leur surviendroit une telle tempeste, qu'ils ne pourroient jouyr à leur aise de leur vaisseau, ny jeter l'oeil hors la proue, pour éviter les rochers, ny asseurer le pied en la navire, pour abbatre les voiles, ny mesmes l'asseurer en la poupe pour manier le gouvernail.»
«J'ai ouï raconter plusieurs fois, à un bon et docte personnage, dit Goulart[1], qu'estant jeune escholier à Thoulouse, il fut par deux fois voyager es monts Pyrénées. Qu'en ces deux voyages il advint et vid ce qui s'ensuit. En une croupe fort haute et spacieuse de ces monts, se trouve une forme d'autel fort antique, sur quelques pierres duquel sont gravez certains charactères de forme estrange. Autour et non loin de cest autel se trouverent lors d'iceux voyages des pastres et rustiques, lesquels exhorterent et prierent ce personnage et plusieurs autres, tant escholiers que de diverses conditions, de ne toucher nullement cest autel. Enquis pourquoy ils faisoyent cette instance, respondirent qu'il n'importoit d'en approcher pour le voir et regarder de près tant que l'on voudroit: mais de l'attouchement s'ensuivoyent merveilleux changemens en l'air. Il faisoit fort beau en tous les deux voyages. Mais au premier se trouva un moine en la compagnie, qui se riant de l'advertissement de ces pastres, dit qu'il vouloit essayer que c'estoit de cest enchantement: et tandis que les autres amusoyent ces rustiques, approche de l'autel et le touche comme il voulut. Soudain le ciel s'obscurcit, les tonnerres grondent: le moine et tous les autres gaignent au pied, mais avant qu'ils eussent atteint le bas de la montagne, après plusieurs esclats de foudre et d'orages effroyables, ils furent moüillez jusques à la peau, poursuivis au reste par les pastres à coups de cailloux et de frondes. Au second voyage le mesme fut attenté par un escholier avec mesmes effects de foudres, orages et ravines d'eaux les plus estranges qu'il est possible de penser.»
[Note 1: Thrésor des histoires admirables, t. II, p. 776.]
Selon Dom Calmet[1], «Spranger in mallio maleficorum raconte qu'en Souabe un paysan avec sa petite fille âgée d'environ huit ans, étant allé visiter ses champs, se plaignait de la sécheresse, en disant: Hélas, Dieu nous donnera-t-il de la pluie! La petite fille lui dit incontinent, qu'elle lui en feroit venir quand il voudroit. Il répondit: Et qui t'a enseigné ce secret? C'est ma mère, dit-elle, qui m'a fort défendu de le dire à personne. Et comment a-t-elle fait pour te donner ce pouvoir? Elle m'a menée à un maître, qui vient à moi autant de fois que je l'appelle. Et as-tu vu ce maître? Oui, dit-elle, j'ai souvent vu entrer des hommes chez ma mère, à l'un desquels elle m'a vouée. Après ce dialogue, le père lui demanda comment elle feroit pour faire pleuvoir seulement sur son champ. Elle demanda un peu d'eau; il la mena à un ruisseau voisin, et la fille ayant nommé l'eau au nom de celui auquel sa mère l'avoit vouée, aussi-tôt on vit tomber sur le champ une pluie abondante. Le père convaincu que sa femme était sorcière, l'accusa devant les juges, qui la condamnèrent au feu. La fille fut baptisée et vouée à Dieu; mais elle perdit alors le pouvoir de faire pleuvoir à sa volonté.»
[Note 1: Traité sur les apparitions des esprits, t. I, p. 156.]
Bodin[1] dit que «la coustume de traîner les images et crucifix en la riviere pour avoir de la pluye se pratique en Gascongne, et l'ay veu (dit-il) faire à Thoulouse en plein jour par les petits enfans devant tout le peuple, qui appellent cela la tire-masse. Et se trouva quelqu'un qui jetta toutes les images dedans les puits du salin l'an 1557. Lors la pluye tomba en abondance. C'est une signalée meschanceté qu'on passe par souffrance et une doctrine de quelques sorciers de ce païs là qui ont enseigné ceste impiété au pauvre peuple.»
[Note 1: Démonomanie, liv. II, ch. VIII.]
Jovianus Pontanus[1] parlant des superstitions damnables de quelques Napolitains qui adjoustoyent foi aux sorciers, dict ces mots: «Aucuns des habitans et assiegez dans la ville de Suesse, sortirent de nuict et tromperent les corps de garde, puis traverserent les plus rudes montagnes, et gaignerent finalement le bord de la mer. Ils portoyent quand et eux un crucifix, contre lequel ils prononcerent un certain charme execrable, puis se jetterent dedans la mer, prians que la tempeste troublast ciel et terre. Au mesme temps, quelques prestres de la mesme ville, désireux de s'accommoder aux sorcelleries des soldats en inventerent une autre, esperant attirer la pluye par tel moyen. Ils apporterent un asne aux portes de leur eglise, et lui chanterent un requiem, comme à quelque personne qui eust rendu l'âme. Après cela, ils lui fourrerent en la gueule une hostie consacrée, et après avoir fait maint service autour de cet asne, finalement l'enterrerent tout vif aux portes de leur dite église. A peine avoyent-ils achevé leur sorcellerie, que l'air commença à se troubler, la mer à estre agitée, le plein jour à s'obscurcir, le ciel à s'éclairer, le tonnerre à esbranler tout: le tourbillon des vents arrachoit les arbres et remplissoit l'air de cailloux et d'esclats volans des rochers: une telle ravine d'eaux survint, et de la pluye en si grande abondance que non seulement les cisternes de Suesse furent remplies, mais aussi les monts et rochers fendus de chaleur servoyent lors de canal aux torrens. Le roy de Naples qui n'espéroit prendre la ville que par faute d'eau, se voyant ainsi frustré leva le siège et s'en revint trouver son armée à Savonne.»
    [Note 1: Au Ve livre des Histoires de son temps, cité par
    Goulart, Thrésor des histoires admirables, t. II, p. 1031.]
«Les procès des sorciers et sorcières, dit Goulart[1], faisans esmouvoir par leurs sorcelleries divers orages et tempestes, proposent infinis estranges exemples de ceci… J'ai ouï asseurer à personnage digne de foi que quelques sorciers de Danemarc firent un charme terrible pour empescher que la princesse de Danemarc ne fust menée par mer au roy d'Escosse, à qui elle estoit fiancée, tellement que la flotte qui la conduisoit fut plusieurs fois en danger de naufrage, et poussée loin de sa route, où force lui fut d'attendre commodité d'une autre navigation. Que ceste conjuration finalement descouverte l'on fit justice des sorciers, lesquels declarerent les malins esprits leur avoir confessé que la piété de la princesse et de quelques bons personnages qui l'accompagnoyent, par l'invocation ardente et continuelle du nom de Dieu, avoit rendu vains tous leurs efforts.»
[Note 1: Thrésor des histoires admirables, t. II, p. 1052.]
Jacques d'Autun[1] rapporte un orage extraordinaire accompagné de grêle excité en Languedoc par des sorciers l'an 1668.
[Note 1: L'incrédulité sçavante et la crédulité ignorante, etc., par Jacques d'Autun, prédicateur capucin. Lyon, Jean Geste, 1674, in-4°, p. 857]
«Sur les trois heures après midi le onziesme du mois de juin s'esleva, dit-il, un tourbillon de vent si impétueux qu'il desracinoit les arbres et faisoit trembler les maisons aux environs de Langon; ce furieux orage semblait devoir s'appaiser par une pluye assez médiocre, laquelle peu après fut meslée de grelle grosse comme des oeufs de poule et ce qui fit l'admiration des curieux, qui en firent ramasser plusieurs pièces, est qu'elles étaient hérissées et pointues comme si à dessein on les eut travaillées pour leur donner cette figure; d'autres ressemblaient parfaitement à de gros limaçons avec leur coquille, la teste, le col et les cornes dehors; l'on voyoit en d'autres des grenouilles et des crapaux si bien taillés, que l'on eut dit qu'un sculpteur s'étoit applicqué à les façonner; mais ce qui surprit davantage en ce spectacle d'horreur, est que cette gresle changeoit de figure selon la différence des insectes, que le démon vouloit probablement représenter: car l'on vit gresler des serpens ou de la gresle en forme de serpens de la longueur d'un demy pied: certes la gresle qui fit trembler toute l'Egypte laquelle sainct Augustin attribue à l'opération des démons, n'avoit rien de si effroyable; l'on trouva des pièces de ce funeste météore qui représentoient la main d'un homme avec deux ou trois doigts distinctement formez, d'autres estoient taillées en estoiles à trois et à cinq pointes: enfin en quelque endroit, comme au port de Saincte-Marie, il tomba de la gresle d'une si prodigieuse grosseur que les animaux et les hommes qui en estoient frappez expiroient sur le champ… On trouva un cheveu blanc dans tous les grains de grelle qui furent ouverts et dans tous le cheveu blanc étoit de la même longueur.»
L'Espagnol Torquémada formule ainsi la biographie d'une fameuse sorcière du moyen âge:
«Aucuns parlent, dit-il, d'une certaine femme nommée Agaberte, fille d'un géant qui s'appelait Vagnoste, demeurant aux pays septentrionaux, laquelle était grande enchanteresse. Et la force de ses enchantements était si variée, qu'on ne la voyait presque jamais en sa propre figure: quelque fois c'était une petite vieille fort ridée, qui semblait ne se pouvoir remuer, ou bien une pauvre femme malade et sans forces; d'autres fois elle était si haute qu'elle paraissait toucher les nues avec sa tête. Ainsi elle prenait telle forme qu'elle voulait aussi aisément que les auteurs décrivent Urgande la méconnue. Et, d'après ce qu'elle faisait, le monde avait opinion qu'en un instant elle pouvait obscurcir le soleil, la lune et les étoiles, aplanir les monts, renverser les montagnes, arracher les arbres, dessécher les rivières, et faire autres choses pareilles si aisément qu'elle semblait tenir tous les diables attachés et sujets à sa volonté.»
Les magiciens et les devins emploient une sorte d'anathème pour découvrir les voleurs et les maléfices: voici cette superstition. Nous prévenons ceux que les détails pourraient scandaliser, qu'ils sont extraits des grimoires. On prend de l'eau limpide; on rassemble autant de petites pierres qu'il y a de personnes soupçonnées; on les fait bouillir dans cette eau; on les enterre sous le seuil de la porte par où doit passer le voleur ou la sorcière, en y joignant une lame d'étain sur laquelle sont écrits ces mots: Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat. On a eu soin de donner à chaque pierre le nom de l'une des personnes que l'on a lieu de soupçonner. On ôte le tout de dessus le seuil de la porte au lever du soleil; si la pierre qui représente le coupable est brûlante, c'est déjà un indice. Mais, comme le diable est sournois, il ne faut pas s'en contenter; on récite donc les sept Psaumes de la pénitence, avec les litanies des saints: on prononce ensuite les prières de l'exorcisme, contre le voleur ou la sorcière; on écrit son nom dans un cercle; on plante sur ce nom un clou d'airain, de forme triangulaire, qu'il faut enfoncer avec un marteau dont le manche soit en bois de cyprès, et on dit quelques paroles prescrites rigoureusement à cet effet[1]. Alors le voleur se trahit par un grand cri.
[Note 1: Justus es Domine, et justa sunt judicia tua.]
S'il s'agit d'une sorcière, et qu'on veuille seulement ôter le maléfice pour le rejeter sur celle qui l'a jeté, on prend, le samedi, avant le lever du soleil, une branche de coudrier d'une année, et on dit l'oraison suivante: «Je te coupe, rameau de cette année, au nom de celui que je veux blesser comme je te blesse.» On met la branche sur la table, en répétant trois fois une certaine prière[1] qui se termine par ces mots: Que le sorcier ou la sorcière soit anathème, et nous saufs[2]!
[Note 1: Comme la première, c'est une inconvenance. On ajoute aux paroles saintes du signe de la croix: Droch, Mirroch, Esenaroth, Bétubaroch, Assmaaroth, qu'on entremêle de signes de croix.]
[Note 2: Wierus, De Praestig. daem., lib. V, cap. V.]
Bodin et de Lancre content[1] qu'en 1536, à Casal, en Piémont, on remarqua qu'une sorcière, nommée Androgina, entrait dans les maisons, et que bientôt après on y mourait. Elle fut prise et livrée aux juges; elle confessa que quarante sorcières, ses compagnes avaient composé avec elle le maléfice. C'était un onguent avec lequel elles allaient graisser les loquets des portes; ceux qui touchaient ces loquets mouraient en peu de jours.
[Note 1: Démonomanie, liv. IV, ch. IV. Tableau de l'inconstance, etc., liv. II, disc. IV.]
«La même chose advint à Genève en 1563, ajoute de Lancre, si bien qu'elles y mirent la peste, qui dura plus de sept ans. Cent soixante-dix sorcières furent exécutées à Rome pour cas semblable sous le consulat de Claudius Marcellus et de Valerius Flaccus: mais la sorcellerie n'étant pas encore bien reconnue, on les prenait simplement alors pour des empoisonneuses…»
On remarquait, dit-on, au dix-septième siècle, dans la forêt de Bondi, deux vieux chênes que l'on disait enchantés. Dans le creux de l'un de ces chênes on voyait toujours une petite chienne d'une éblouissante blancheur. Elle paraissait endormie, et ne s'éveillait que lorsqu'un passant s'approchait; mais elle était si agile, que personne ne pouvait la saisir. Si on voulait la surprendre, elle s'éloignait de quelques pas, et, dès qu'on s'éloignait, reprenait sa place avec opiniâtreté. Les pierres et les balles la frappaient sans la blesser; enfin on croyait dans le pays que c'était un démon, ou l'un des chiens du grand veneur, ou du roi Arthus, ou encore la chienne favorite de saint Hubert, ou enfin le chien de Montargis, qui, présent à l'assassinat de son maître dans la forêt de Bondi, révéla le meurtrier, et vengea l'homicide au XIVe siècle. On disait aussi que des sorciers faisaient assurément le sabbat sous les deux chênes.
Un jeune garçon de dix à douze ans, dont les parents habitaient la lisière de la forêt, faisait ordinairement de petits fagots à quelque distance de là. Un soir qu'il ne revint pas, son père, ayant pris sa lanterne et son fusil, s'en alla avec son fils aîné battre le bois. La nuit était sombre. Malgré la lanterne, les deux bûcherons se heurtaient à chaque instant contre les arbres, s'embarrassaient dans les ronces, revenaient sur leurs pas et s'égaraient sans cesse. «Voilà qui est singulier, dit enfin le père; il ne faut qu'une heure pour traverser le bois, et nous marchons depuis deux sans avoir trouvé les chênes; il faut que nous les ayons passés.»
En ce moment, un tourbillon ébranlait la forêt. Ils levèrent les yeux, et virent, à vingt pas, les deux chênes. Ils marchèrent dans cette direction; mais à mesure qu'ils avancent, il semble que les chênes s'éloignent: la forêt paraît ne plus finir; on entend de toutes parts des sifflements, comme si le bois était rempli de serpents; ils sentent rouler à leurs pieds des corps inconnus; des griffes entourent leurs jambes et les effleurent; une odeur infecte les environne; ils croient sentir des êtres impalpables errer autour d'eux…
Le bûcheron, exténué de fatigue, conseille à son fils de s'asseoir un instant; mais son fils n'y est plus. Il voit à quelques pas, dans les buissons, la lumière vacillante de la lanterne; il remarque le bas des jambes de son fils, qui l'appelle; il ne reconnaît pas la voix. Il se lève; alors la lanterne disparaît; il ne sait plus où il se trouve; une sueur froide découle de tous ses membres; un air glacé frappe son visage, comme si deux grandes ailes s'agitaient au-dessus de lui. Il s'appuie contre un arbre, laisse tomber son fusil, recommande son âme à Dieu, et tire de son sein un crucifix; il se jette à genoux et perd connaissance.
Le soleil était levé lorsqu'il se réveilla; il vit son fusil brisé et macéré comme si on l'eût mâché avec les dents; les arbres étaient teints de sang; les feuilles noircies; l'herbe desséchée; le sol couvert de lambeaux; le bûcheron reconnut les débris des vêtements de ses deux fils, qui ne reparurent pas. Il rentra chez lui épouvanté. On visita ces lieux redoutables. On y vérifia toutes les traces du sabbat; on y revit la chienne blanche insaisissable. On purifia la place; on abattit les deux chênes, à la place desquels on planta deux croix, qui se voyaient encore il y a peu de temps; et, depuis, cette partie de la forêt cessa d'être infestée par les démons[1].
[Note 1: Infernaliana, p. 152.]
Ce que les sorciers appellent main de gloire est la main d'un pendu, qu'on prépare de la sorte: On la met dans un morceau de drap mortuaire, en la pressant bien, pour lui faire rendre le peu de sang qui pourrait y être resté; puis on la met dans un vase de terre, avec du sel, du salpêtre, du zimax et du poivre long, le tout bien pulvérisé. On la laisse dans ce pot l'espace de quinze jours; après quoi on l'expose au grand soleil de la canicule, jusqu'à ce qu'elle soit complètement desséchée; si le soleil ne suffit pas, on la met dans un four chauffé de fougère et de verveine. On compose ensuite une espèce de chandelle avec de la graisse de pendu, de la cire vierge et du sésame de Laponie; et on se sert de la main de gloire comme d'un chandelier, pour tenir cette merveilleuse chandelle allumée. Dans tous les lieux où l'on va avec ce funeste instrument, ceux qui y sont demeurent immobiles, et ne peuvent non plus remuer que s'ils étaient morts. Il y a diverses manières de se servir de la main de gloire; les scélérats les connaissent bien; mais, depuis qu'on ne pend plus chez nous, ce doit être chose rare.
Deux magiciens, étant venus loger dans un cabaret pour y voler, demandèrent à passer la nuit auprès du feu, ce qu'ils obtinrent. Lorsque tout le monde fut couché, la servante, qui se défiait de la mine des deux voyageurs, alla regarder par un trou de la porte pour voir ce qu'ils faisaient. Elle vit qu'ils tiraient d'un sac la main d'un corps mort, qu'ils en oignaient les doigts de je ne sais quel onguent, et les allumaient, à l'exception d'un seul qu'ils ne purent allumer, quelques efforts qu'ils fissent, et cela parce que, comme elle le comprit, il n'y avait qu'elle des gens de la maison qui ne dormît point; car les autres doigts étaient allumés pour plonger dans le plus profond sommeil ceux qui étaient déjà endormis. Elle alla aussitôt à son maître pour l'éveiller, mais elle ne put en venir à bout, non plus que les autres personnes du logis, qu'après avoir éteint les doigts allumés, pendant que les deux voleurs commençaient à faire leur coup dans une chambre voisine. Les deux magiciens, se voyant découverts, s'enfuirent au plus vite, et on ne les trouva plus[1].
[Note 1: Delrio, Disquisitions magiques.]
Il y avait autrefois beaucoup d'anneaux enchantés ou chargés d'amulettes. Les magiciens faisaient des anneaux constellés avec lesquels on opérait des merveilles. Cette croyance était si répandue chez les païens, que les prêtres ne pouvaient porter d'anneaux, à moins qu'il ne fussent si simples qu'il était évident qu'ils ne contenaient point d'amulettes[1].
[Note 1: Aulu-Gelle, lib. X, cap. XXV.]
Les anneaux magiques devinrent aussi de quelque usage chez les chrétiens et même beaucoup de superstitions se rattachèrent au simple anneau d'alliance. On croyait qu'il y avait dans le quatrième doigt, qu'on appela spécialement doigt annulaire ou doigt destiné à l'anneau, une ligne qui correspondait directement au coeur; on recommanda donc de mettre l'anneau d'alliance à ce seul doigt. Le moment où le mari donne l'anneau à sa jeune épouse devant le prêtre, ce moment, dit un vieux livre de secrets, est de la plus haute importance. Si le mari arrête l'anneau à l'entrée du doigt et ne passe pas la seconde jointure, la femme sera maîtresse; mais s'il enfonce l'anneau jusqu'à l'origine du doigt, il sera chef et souverain. Cette idée est encore en vigueur, et les jeunes mariées ont généralement soin de courber le doigt annulaire au moment où elles reçoivent l'anneau de manière à l'arrêter avant la seconde jointure.
Les Anglaises, qui observent la même superstition, font le plus grand cas de l'anneau d'alliance à cause de ses propriétés. Elles croient qu'en mettant un de ces anneaux dans un bonnet de nuit, et plaçant le tout sous leur chevet, elles verront en songe le mari qui leur est destiné.
Les Orientaux révèrent les anneaux et les bagues, et croient aux anneaux enchantés. Leurs contes sont pleins de prodiges opérés par ces anneaux. Ils citent surtout, avec une admiration sans bornes, l'anneau de Salomon, par la force duquel ce prince commandait à toute la nature. Le grand nom de Dieu est gravé sur cette bague, qui est gardée par des dragons, dans le tombeau inconnu de Salomon. Celui qui s'emparerait de cet anneau serait maître du monde et aurait tous les génies à ses ordres.
A défaut de ce talisman prodigieux, ils achètent à des magiciens des anneaux qui produisent aussi des merveilles.
Henri VIII bénissait des anneaux d'or qui avaient disait-il, la propriété de guérir de la crampe[1].
[Note 1: Misson, Voyage d'Italie, t. III, p. 16, à la marge.]
Les faiseurs de secrets ont inventé des bagues magiques qui ont plusieurs vertus. Leurs livres parlent de l'anneau des voyageurs. Cet anneau, dont le secret n'est pas bien certain, donnait à celui qui le portait le moyen d'aller sans fatigue de Paris à Orléans, et de revenir d'Orléans à Paris dans la même journée.
Mais on n'a pas perdu le secret de l'anneau d'invisibilité. Les cabalistes ont laissé la manière de faire cet anneau, qui plaça Gygès au trône de Lydie. Il faut entreprendre cette opération un mercredi de printemps, sous les auspices de Mercure, lorsque cette planète se trouve en conjonction avec une des autres planètes favorables, comme la Lune, Jupiter, Vénus et le Soleil. Que l'on ait de bon mercure fixé et purifié: on en formera une bague où puisse entrer facilement le doigt du milieu; on enchâssera dans le chaton une petite pierre que l'on trouve dans le nid de la huppe, et on gravera autour de la bague ces paroles: Jésus passant + au milieu d'eux + s'en alla[1]; puis ayant posé le tout sur une plaque de mercure fixé, on fera le parfum de Mercure; on enveloppera l'anneau dans un taffetas de la couleur convenable à la planète, on le portera dans le nid de la huppe d'où l'on a tiré la pierre, on l'y laissera neuf jours; et quand on le retirera, on fera encore le parfum comme la première fois; puis on le gardera dans une petite boîte faite avec du mercure fixé, pour s'en servir à l'occasion. Alors on mettra la bague à son doigt. En tournant la pierre au dehors de la main, elle a la vertu de rendre invisible aux yeux des assistants celui qui la porte; et quand on veut être vu, il suffit de rentrer la pierre en dedans de la main, que l'on ferme en forme de poing.
[Note 1: Saint Luc, ch. IV, verset 30.]
Porphyre, Jamblique, Pierre d'Apone et Agrippa, ou du moins les livres de secrets qui leur sont attribués, soutiennent qu'un anneau fait de la manière suivante a la même propriété. Il faut prendre des poils qui sont au dessus de la tête de la hyène et en faire de petites tresses avec lesquelles on fabrique un anneau, qu'on porte aussi dans le nid de la huppe. On le laisse là neuf jours; on le passe ensuite dans des parfums préparés sous les auspices de Mercure (planète). On s'en sert comme de l'autre anneau, excepté qu'on l'ôte absolument du doigt quand on ne veut plus être invisible.
Si, d'un autre côté, on veut se précautionner contre l'effet de ces anneaux cabalistiques, on aura une bague faite de plomb raffiné et purgé; on enchâssera dans le chaton l'oeil d'une belette qui n'aura porté des petits qu'une fois; sur le contour on gravera les paroles suivantes: Apparuit Dominus Simoni. Cette bague se fera un samedi, lorsqu'on connaîtra que Saturne est en opposition avec Mercure. On l'enveloppera dans un morceau de linceul mortuaire qui ait enveloppé un mort; on l'y laissera neuf jours; puis, l'ayant retirée, on fera trois fois le parfum de Saturne, et on s'en servira.
Ceux qui ont imaginé ces anneaux ont raisonné sur l'antipathie qu'ils supposaient entre les matières qui les composent. Rien n'est plus antipathique à la hyène que la belette, et Saturne rétrograde presque toujours à Mercure; ou, lorsqu'ils se rencontrent dans le domicile de quelques signes du zodiaque, c'est toujours un aspect funeste et de mauvais augure[1].
[Note 1: Petit Albert.]
On peut faire d'autres anneaux sous l'influence des planètes, et leur donner des vertus au moyen de pierres et d'herbes merveilleuses. «Mais dans ces caractères, herbes cueillies, constellations et charmes, le diable se coule,» comme dit Leloyer, quand ce n'est pas simplement le démon de la grossière imposture. «Ceux qui observent les heures des astres, ajoute-t-il, n'observent que les heures des démons qui président aux pierres, aux herbes et aux astres mêmes.»—Et il est de fait que ce ne sont ni des saints ni des coeurs honnêtes qui se mêlent de ces superstitions.
On appelle amulettes certains remèdes superstitieux que l'on porte sur soi ou que l'on s'attache au cou pour se préserver de quelque maladie ou de quelque danger. Les Grecs les nommaient phylactères, les Orientaux talismans. C'étaient des images capricieuses (un scarabée chez les Égyptiens), des morceaux de parchemin, de cuivre, d'étain, d'argent, ou encore de pierres particulières où l'on avait tracé de certains caractères ou de certains hiéroglyphes.
Comme cette superstition est née d'un attachement excessif à la vie et d'une crainte puérile de tout ce qui peut nuire, le christianisme n'est venu à bout de le détruire que chez les fidèles[1]. Dès les premiers siècles de l'Église, les Pères et les conciles défendirent ces pratiques du paganisme. Ils représentèrent les amulettes comme un reste idolâtre de la confiance qu'on avait aux prétendus génies gouverneurs du monde. Le curé Thiers[2] a rapporté un grand nombre de passage des Pères à ce sujet, et les canons de plusieurs conciles.
[Note 1: Bergier, Dictionnaire théologique.]
[Note 2: Traité des superstitions, liv. V, ch. 1.]
Les lois humaines condamnèrent aussi l'usage des amulettes. L'empereur Constance défendit d'employer les amulettes et les charmes à la guérison des maladies. Cette loi, rapportée par Ammien Marcellin, fut exécutée si sévèrement, que Valentinien fit punir de mort une vieille femme qui ôtait la fièvre avec des paroles charmées, et qu'il fit couper la tête à un jeune homme qui touchait un certain morceau de marbre en prononçant sept lettres de l'alphabet pour guérir le mal d'estomac[1].
    [Note 1: Voyez Ammien-Marcellin, lib. XVI, XIX, XXIX, et le P.
    Lebrun, liv. III, ch. 2.]
Mais comme il fallait des préservatifs aux esprits fourvoyés, qui forment toujours le plus grand nombre, on trouva moyen d'éluder la loi. On fit des talismans et des amulettes avec des morceaux de papier chargés de versets de l'Écriture sainte. Les lois se montrèrent moins rigides contre cette singulière coutume, et on laissa aux prêtres le soin d'en modérer les abus.
Les Grecs modernes, lorsqu'ils sont malades, écrivent le nom de leur infirmité sur un morceau de papier de forme triangulaire qu'ils attachent à la porte de leur chambre. Ils ont grande foi à cette amulette.
Quelques personnes portent sur elles le commencement de l'Évangile de saint Jean comme un préservatif contre le tonnerre; et ce qui est assez particulier, c'est que les Turcs ont confiance à cette même amulette, si l'on en croit Pierre Leloyer.
Une autre question est de savoir si c'est une superstition de porter sur soi les reliques des saints, une croix, une image, une chose bénite par les prières de l'Église, un Agnus Dei, etc., et si l'on doit mettre ces choses au rang des amulettes, comme le prétendent les protestants.—Nous reconnaissons que si l'on attribue à ces choses la vertu surnaturelle de préserver d'accidents, de mort subite, de mort dans l'état de péché, etc., c'est une superstition. Elle n'est pas du même genre que celle des amulettes, dont le prétendu pouvoir ne peut pas se rapporter à Dieu; mais c'est ce que les théologiens appellent vaine observance, parce que l'on attribue à des choses saintes et respectables un pouvoir que Dieu n'y a point attaché. Un chrétien bien instruit ne les envisage point ainsi; il sait que les saints ne peuvent nous secourir que par leurs prières et par leur intercession auprès de Dieu. C'est pour cela que l'Église a décidé qu'il est utile et louable de les honorer et de les invoquer. Or c'est un signe d'invocation et de respect à leur égard de porter sur soi leur image ou leurs reliques; de même que c'est une marque d'affection et de respect pour une personne que de garder son portrait ou quelque chose qui lui ait appartenu. Ce n'est donc ni une vaine observance ni une folle confiance d'espérer qu'en considération de l'affection et du respect que nous témoignons à un saint, il intercédera et priera pour nous. Il en est de même des croix et des Agnus Dei.
On lit dans Thyraeus[1] qu'en 1568, dans le duché de Juliers, le prince d'Orange condamna un prisonnier espagnol à mourir; que ses soldats l'attachèrent à un arbre et s'efforcèrent de le tuer à coups d'arquebuse; mais que les balles ne l'atteignirent point. On le déshabilla pour s'assurer s'il n'avait pas sur la peau une armure qui arrêtât le coup; on trouva une amulette portant la figure d'un agneau; on la lui ôta, et le premier coup de fusil l'étendit raide mort.
[Note 1: Disp. de Daemoniac. pars III, cap. XLV.]
On voit, dans la vieille chronique de dom Ursino, que quand sa mère l'envoya, tout petit enfant qu'il était, à Saint-Jacques de Compostelle, elle lui mit au cou une amulette que son mari avait arrachée à un chevalier maure. La vertu de cette amulette était d'adoucir la fureur des bêtes cruelles. En traversant une forêt, une ourse enleva le prince des mains de sa nourrice et l'emporta dans sa caverne. Mais, loin de lui faire aucun mal, elle l'éleva avec tendresse; il devint par la suite très fameux sous le nom de dom Ursino, qu'il devait à l'ourse, sa nourrice sauvage, et il fut reconnu par son père, à qui la légende dit qu'il succéda sur le trône de Navarre.
Les nègres croient beaucoup à la puissance des amulettes. Les Bas-Bretons leur attribuent le pouvoir de repousser le démon. Dans le Finistère, quand on porte un enfant au baptême, on lui met au cou un morceau de pain noir, pour éloigner les sorts et les maléfices que les vieilles sorcières pourraient jeter sur lui.
Helinand conte qu'un soldat nommé Gontran, de la suite de Henry, archevêque de Reims, s'étant endormi en pleine campagne, après le dîner, comme il dormait la bouche ouverte, ceux qui l'accompagnaient et qui étaient éveillés, virent sortir de sa bouche une bête blanche semblable à une petite belette, qui s'en alla droit à un ruisseau assez près de là. Un homme d'armes la voyant monter et descendre le bord du ruisseau pour trouver un passage tira son épée et en fit un petit pont sur lequel elle passa et courut plus loin…
Peu après, on la vit revenir, et le même homme d'armes lui fit de nouveau un pont de son épée. La bête passa une seconde fois et s'en retourna à la bouche du dormeur, où elle rentra…
Il se réveilla alors; et comme on lui demandait s'il n'avait point rêvé pendant son sommeil, il répondit qu'il se trouvait fatigué et pesant, ayant fait une longue course et passé deux fois sur un pont de fer.
Mais ce qu'il y a de merveilleux, c'est qu'il alla par le chemin qu'avait suivi la belette; qu'il bêcha au pied d'une petite colline et qu'il déterra un trésor que son âme avait vu en songe.
Le diable, dit Wierus, se sert souvent de ces machinations pour tromper les hommes et leur faire croire que l'âme, quoique invisible, est corporelle et meurt avec le corps; car beaucoup de gens ont cru que cette bête blanche était l'âme de ce soldat, tandis que c'était une imposture du diable…