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David Copperfield - Tome I

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CHAPITRE XI.

Je commence à vivre à mon compte, ce qui ne m'amuse guère.

Je connais trop le monde maintenant pour m'étonner beaucoup de ce qui se passe, mais je suis surpris même à présent de la facilité avec laquelle j'ai été abandonné à un âge si tendre. Il me semble extraordinaire que personne ne soit intervenu en faveur d'un enfant très-intelligent, doué de grandes facultés d'observation, ardent, affectueux, délicat de corps et d'âme; mais personne n'intervint, et je me trouvai à dix ans un petit manoeuvre au service de MM. Murdstone et Grinby.

Le magasin de Murdstone et Grinby était situé à Blackfriars, au bord de la rivière. Les améliorations récentes ont changé les lieux, mais c'était dans ce temps-là la dernière maison d'une rue étroite qui descendait en serpentant jusqu'à la Tamise, et que terminaient quelques marches d'où on montait sur les bateaux. C'était une vieille maison avec une petite cour qui aboutissait à la rivière quand la marée était haute, et à la vase de la rivière quand la mer se retirait; les rats y pullulaient. Les chambres, revêtues de boiseries décolorées par la fumée et la poussière depuis plus d'un siècle, les planchers et l'escalier à moitié détruits, les cris aigus et les luttes des vieux rats gris dans les caves, la moisissure et la saleté générale du lieu, tout cela est présent à mon esprit comme si je l'avais vu hier. Je le vois encore devant moi comme à l'heure fatale où j'y arrivai pour la première fois, ma petite main tremblante dans celle de M. Quinion.

Les affaires de Murdstone et Grinby embrassaient des branches de négoce très-diverses, mais le commerce des vins et des liqueurs avec certaines compagnies de bateaux à vapeur en était une partie importante. J'oublie quels voyages faisaient ces vaisseaux, mais il me semble qu'il y avait des paquebots qui allaient aux Indes orientales et aux Indes occidentales. Je sais qu'une des conséquences de ce commerce était une quantité de bouteilles vides, et qu'on employait un certain nombre d'hommes et d'enfants à les examiner, à mettre de côté celles qui étaient fêlées, et à rincer et laver les autres. Quand les bouteilles vides manquaient, il y avait des étiquettes à mettre aux bouteilles pleines, des bouchons à couper, à cacheter, des caisses à remplir de bouteilles. C'était l'ouvrage qui m'était destiné; je devais faire partie des enfants employés à cet office.

Nous étions trois, ou quatre en me comptant. On m'avait établi dans un coin du magasin, et M. Quinion pouvait me voir par la fenêtre située au-dessus de son bureau, en se tenant sur un des barreaux de son tabouret. C'est là que le premier jour où je devais commencer la vie pour mon propre compte sous de si favorables auspices, on fit venir l'aîné de mes compagnons pour me montrer ce que j'aurais à faire. Il s'appelait Mick Walker; il portait un tablier déchiré et un bonnet de papier. Il m'apprit que son père était batelier et qu'il faisait tous les ans partie de la procession du lord maire avec un chapeau de velours noir sur la tête. Il m'annonça aussi que nous avions pour camarade un jeune garçon qu'il appelait du nom extraordinaire de «Fécule de pommes de terre.» Je découvris bientôt que ce n'était pas le vrai nom de cet être intéressant, mais qu'il lui avait été donné dans le magasin à cause de la ressemblance de son teint avec celui d'une pomme de terre. Son père était porteur d'eau; il joignait à cette profession la distinction d'être pompier de l'un des grands théâtres, où la petite soeur de Fécule représentait les nains dans les pantomimes.

Les paroles ne peuvent rendre la secrète angoisse de mon âme en voyant la société dans laquelle je venais de tomber, quand je comparais les compagnons de ma vie journalière avec ceux de mon heureuse enfance, sans parler de Steerforth, de Traddles et de mes autres camarades de pension. Rien ne peut exprimer ce que j'éprouvai en voyant étouffées dans leur germe toutes mes espérances de devenir un jour un homme instruit et distingué. Le sentiment de mon abandon, la honte de ma situation, le désespoir de penser que tout ce que j'avais appris et retenu, tout ce qui avait excité mon ambition et mon intelligence s'effacerait peu à peu de ma mémoire, toutes ces souffrances ne peuvent se décrire. Chaque fois que je me trouvai seul ce jour-là, je mêlai mes larmes avec l'eau dans laquelle je lavais mes bouteilles, et je sanglotai comme s'il y avait aussi un défaut dans ma poitrine, et que je fusse en danger d'éclater comme une bouteille fêlée.

La grande horloge du magasin marquait midi et demi, et tout le monde se préparait à aller dîner, quand M. Quinion frappa à la fenêtre de son bureau, et me fit signe de venir lui parler. J'entrai, et je me trouvai en face d'un homme d'un âge mûr, un peu gros, en redingote brune et en pantalon noir, sans plus de cheveux sur sa tête (qui était énorme et présentait une surface polie) qu'il n'y en a sur un oeuf. Il tourna vers moi un visage rebondi; ses habits étaient râpés, mais le col de sa chemise était imposant. Il portait une canne ornée de deux glands fanés, et un lorgnon pendait en dehors de son paletot, mais je découvris plus tard que c'était un ornement, car il s'en servait très-rarement, et ne voyait plus rien quand il l'avait devant les yeux.

«Le voilà, dit M. Quinion en me montrant. C'est là, dit l'étranger avec un certain ton de condescendance, et un certain air impossible à décrire, mais qui voulait être très-distingué et qui me fit une grande impression, c'est là M. Copperfield? J'espère que vous êtes en bonne santé, monsieur?»

Je répondis que je me portais très-bien, et que j'espérais qu'il était de même. Dieu sait que j'étais mal à mon aise, mais il n'était pas dans ma nature de me plaindre beaucoup dans ce temps- là, je me bornai donc à dire que j'étais très-bien et que j'espérais qu'il était de même.

«Je suis, grâce au ciel, on ne peut mieux, dit l'étranger. J'ai reçu une lettre de M. Murdstone dans laquelle il me dit qu'il désirerait que je pusse vous recevoir dans un appartement situé sur le derrière de ma maison, et qui est pour le moment inoccupé… qui est à louer, en un mot, comme… en un mot, dit l'étranger avec un sourire de confiance amicale, comme chambre à coucher… le jeune commençant auquel j'ai le plaisir de…»

Ici l'étranger fit un geste de la main et rentra son menton dans le col de sa chemise.

«C'est M. Micawber, me dit M. Quinion.

— Oui, dit l'étranger, c'est mon nom.

— M. Murdstone, dit M. Quinion, connaît M. Micawber. Il nous transmet des commandes quand il en reçoit. M. Murdstone lui a écrit à propos d'un logement pour vous, et il vous recevra chez lui.

— Mon adresse, dit M. Micawber, est Windsor-Terrace, route de la Cité. Je… en un mot, dit M. Micawber avec le même air élégant et un nouvel élan de confiance, c'est là que je demeure.»

Je le saluai.

«Dans la crainte, dit M. Micawber, que vos pérégrinations dans cette métropole n'eussent pas encore été bien étendues, et que vous pussiez avoir quelque difficulté à pénétrer les dédales de la moderne Babylone dans la direction de la route de la Cité; en un mot, dit Micawber avec un élan de confiance, de peur que vous ne vinssiez à vous perdre, je serai très-heureux de venir vous chercher ce soir pour vous montrer le chemin le plus court.»

Je le remerciai de tout mon coeur de la peine qu'il voulait bien prendre pour moi.

«À quelle heure, dit M. Micawber, pourrai-je…?

— Vers huit heures, dit M. Quinion.

— Je serai ici vers huit heures, dit M. Micawber; monsieur Quinion, j'ai l'honneur de vous souhaiter le bonjour. Je ne yeux pas vous déranger plus longtemps.»

Il mit son chapeau et sortit, sa canne sous le bras, d'un pas majestueux, en fredonnant un air dès qu'il fut hors du magasin.

M. Quinion m'engagea alors solennellement au service de Murdstone et Grinby pour tout faire dans le magasin, avec un salaire de six shillings par semaine, je crois. Je ne suis pas sûr si c'était six ou sept shillings. Je suis porté à croire, d'après mon incertitude sur le sujet, que ce fut six shillings d'abord et sept ensuite. Il me paya une semaine d'avance (de sa poche, je crois), sur quoi je donnai six pence à Fécule pour porter ma malle le soir à Windsor- Terrace; quelque petite qu'elle fût, je n'avais pas la force de la soulever. Je dépensai encore six pence pour mon dîner, qui consista en un pâté de veau et une gorgée d'eau bue à la pompe voisine, puis j'employai l'heure accordée pour le repas à me promener dans les rues.

Le soir, à l'heure fixée, M. Micawber reparut. Je me lavai les mains et la figure pour faire honneur à l'élégance de ses manières, et nous prîmes ensemble le chemin de notre demeure, puisque c'est ainsi que je dois l'appeler maintenant, je suppose. M. Micawber prit soin en route de me faire remarquer le nom des rues et la façade des bâtiments, afin que je pusse retrouver mon chemin le lendemain matin.

Arrivés à Windsor-Terrace, dans une maison d'apparence mesquine, comme son maître, mais qui avait comme lui des prétentions à l'élégance, il me présenta à mistress Micawber, qui était pâle et maigre; elle n'était plus jeune depuis longtemps. Je la trouvai assise dans la salle à manger (le premier étage n'était pas meublé, et on tenait les stores baissés pour faire illusion aux voisins), en train d'allaiter un enfant. Cette petite créature avait un frère jumeau: je puis dire que, pendant tous mes rapports avec la famille, il ne m'est presque jamais arrivé de voir les deux jumeaux hors des bras de mistress Micawber en même temps. L'un des deux avait toujours quelque prétention au lait de sa mère.

Il y avait deux autres enfants, M. Micawber fils, âgé de quatre ans à peu près, et miss Micawber, qui avait environ trois ans. Une jeune personne très-brune, qui avait l'habitude de renifler, et qui servait la famille, complétait l'établissement; elle m'informa, au bout d'une demi-heure, qu'elle était orpheline, et qu'elle avait été élevée à l'hôpital de Saint-Luc, dans les environs. Ma chambre était située sur le derrière, à l'étage supérieur de la maison; elle était petite, tapissée d'un papier qui représentait une série de pains à cacheter bleus et aussi peu meublée que possible.

«Je n'aurais jamais cru, dit mistress Micawber en s'asseyant pour reprendre haleine, après être montée, son enfant dans les bras, pour me montrer ma chambre, je n'aurais jamais cru, avant mon mariage, quand je vivais avec papa et maman, que je serais obligée un jour de louer des appartements chez moi. Mais M. Micawber se trouve dans des circonstances difficiles, et toute autre considération doit céder à celle-là.

«Oui, madame, répondis-je.

«Les embarras de M. Micawber l'accablent pour le moment, dit mistress Micawber, et je ne sais pas s'il lui sera possible de s'en tirer. Quand je vivais chez papa et maman, je ne savais seulement pas ce que veut dire ce mot d'embarras, dans le sens que j'y attache maintenant; mais experientia nous éclaire, comme disait souvent papa.»

Je ne puis savoir au juste si elle me dit que M. Micawber avait été officier dans les troupes de marine, ou si je l'ai inventé, je sais seulement que je suis convaincu, à l'heure qu'il est, sans en être bien sûr, qu'il avait servi jadis dans la marine. Il était, pour le moment, courtier au service de diverses maisons, mais il y gagnait peu de chose, peut-être rien, j'en ai peur.

«Si les créanciers de M. Micawber ne veulent pas lui donner du temps, continua mistress Micawber, ils en subiront les conséquences, et plus tôt les choses finiront, mieux cela vaudra. On ne peut tirer du sang d'une pierre, et je les défie de trouver de l'argent chez M. Micawber pour le moment, sans parler des frais que leur coûteront les poursuites judiciaires.»

Je n'ai jamais pu comprendre si mon indépendance prématurée faisait illusion à mistress Micawber sur la maturité de mon âge, ou si elle n'était pas plutôt si remplie de son sujet qu'elle en eût parlé aux jumeaux, faute de trouver personne autre sous la main, mais le sujet de cette première conversation continua d'être le sujet de toutes nos conversations pendant tout le temps que je la vis.

Pauvre mistress Micawber! Elle disait qu'elle avait essayé de tout pour se créer des ressources, et je n'en doute pas. Il y avait sur la porte de la rue une grande plaque de métal sur laquelle étaient gravés ces mots: «Pension de jeunes personnes, tenue par mistress Micawber.» Mais je n'ai jamais découvert qu'aucune jeune personne eût reçu aucune instruction dans la maison, ni qu'aucune jeune personne y fût jamais venue, ou en eût jamais eu l'envie; je n'ai pas appris non plus qu'on eût jamais fait les moindres préparatifs pour recevoir celles qui auraient pu se présenter. Les seuls visiteurs que j'aie jamais vus, ou dont j'aie entendu parler, étaient des créanciers. Ceux-là venaient à toute heure du jour, et quelques-uns d'entre eux étaient féroces. Il y avait un bottier, avec une figure crasseuse, qui s'introduisait dans le corridor, dès sept heures du matin, et qui criait du bas de l'escalier: «Allons! vous n'êtes pas sortis encore! Payez-nous, dites donc! Ne vous cachez pas, voyez-vous, c'est une lâcheté! Ce n'est pas moi qui voudrais faire une lâcheté pareille! Payez-nous, dites donc! Payez-nous tout de suite, allons!» Puis, ne recevant pas de réponse à ces insultes, sa colère s'échauffait, et il lançait les mots de «filous et de voleurs,» ce qui restait également sans effet. Quand il voyait cela, il allait jusqu'à traverser la rue et à pousser des cris sous les fenêtres du second étage où il savait bien que M. Micawber couchait. En pareille occasion, M. Micawber était plongé dans le chagrin et le désespoir: il alla même un jour, à ce que j'appris par un cri de sa femme, jusqu'à faire le simulacre de se frapper avec un rasoir; mais une demi-heure après il cirait ses souliers avec le soin le plus minutieux, et sortait en fredonnant quelque ariette, d'un air plus élégant que jamais. Mistress Micawber était douée de la même élasticité de caractère. Je l'ai vue se trouver mal à trois heures parce qu'on était venu toucher les impositions, et puis manger à quatre heures des côtelettes d'agneau panées, avec un bon pot d'ale, le tout payé en mettant en gage deux cuillers à thé. Un jour, je m'en souviens, on avait fait une saisie dans la maison, et en revenant par extraordinaire à six heures, je l'avais trouvée évanouie, couchée dans la cheminée (avec un des jumeaux dans ses bras naturellement), et ses cheveux à moitié arrachés, ce qui n'empêche pas que je ne l'aie jamais vue plus gaie que ce soir-là devant le feu de la cuisine, avec sa côtelette de veau, en me contant toutes sortes de belles choses de son papa et de sa maman, et de la société qu'ils recevaient.

Je passais tous mes loisirs avec cette famille. Je me procurais mon déjeuner, qui se composait d'un petit pain d'un sou et d'un sou de lait. J'avais un autre petit pain et un morceau de fromage qui m'attendaient dans le buffet, sur une planche consacrée à mon usage, pour mon souper quand je rentrais. C'était une fière brèche dans mes six ou huit shillings; je passais la journée au magasin, et mon salaire devait suffire aux besoins de toute la semaine. Du lundi matin au samedi soir, je ne recevais ni avis, ni conseil, ni encouragement, ni consolation, ni secours d'aucune sorte, de qui que ce soit, aussi vrai que j'espère aller au ciel.

J'étais si jeune, si inexpérimenté, si peu en état (et comment eût-il pu en être autrement?) de veiller moi-même à mes affaires, qu'il m'arrivait souvent, en allant le matin au magasin, de ne pouvoir résister à la tentation d'acheter des gâteaux de la veille, vendus à moitié prix chez le restaurateur, et je dépensais ainsi l'argent de mon dîner. Ces jours-là, je me passais de dîner, ou bien j'achetais un petit pain ou un morceau de pudding. Je me rappelle deux boutiques où on vendait du pudding, et que je fréquentais alternativement suivant l'état de mes finances. L'une était située dans une petite cour derrière l'église de Saint- Martin, qui a disparu maintenant. Le pudding était fait avec des raisins de Corinthe de première qualité, mais il était cher, on en avait pour deux sous une tranche qui n'aurait valu qu'un sou si la pâte en avait été moins exquise. Il y avait dans le Strand, dans un endroit qu'on a reconstruit depuis, une autre boutique où l'on trouvait de bon pudding ordinaire. C'était un peu lourd, avec des raisins tout entiers situés à de grandes distances les unes des autres, mais c'était nourrissant, et tout chaud à l'heure de mon dîner qui se composait souvent de cet unique plat. Quand je dînais d'une façon régulière, j'achetais un pain d'un sou et un cervelas, ou je prenais une assiette de boeuf de huit sous chez un restaurateur, ou bien encore j'entrais dans un misérable petit café situé en face du magasin, et qui portait l'enseigne du Lion avec quelque autre accessoire que j'ai oublié, et je me faisais servir du pain, du fromage et un verre de bière. Je me rappelle avoir emporté un matin du pain de la maison, et l'avoir enveloppé dans un morceau de papier comme un livre, pour le porter ensuite sous mon bras chez un restaurateur de Drury-Lane, célèbre pour le boeuf à la mode; là je demandai une petite assiette de cette nourriture recherchée. Je ne sais pas ce que le garçon pensa de cette petite créature qui arrivait ainsi toute seule; mais je le vois encore me regardant manger mon dîner, et appelant l'autre garçon pour jouir du même spectacle; et je sais bien que je lui donnai un sou pour lui, et que j'aurais bien voulu qu'il le refusât.

Nous avions une demi-heure, il me semble, pour prendre notre thé. Quand j'avais assez d'argent, je prenais une tasse de café et une petite tartine de pain et de beurre. Quand je n'avais rien, je contemplais une boutique de gibier dans Fleet-Street; j'allais quelquefois jusqu'au marché de Covent-Garden pour y regarder les ananas. J'aimais aussi à errer sous les arcades mystérieuses des Adelphi. Je me vois encore un soir, au sortir de là, transporté dans un petit cabaret, tout à fait sur le bord de la rivière, avec un petit terrain devant, sur lequel des charbonniers étaient en train de danser. Je me demande ce qu'ils pensaient de moi.

J'étais si jeune, et si petit pour mon âge, que parfois, quand j'entrais dans un café où je n'étais pas connu, pour demander un verre de bière ou de porter pour me désaltérer après dîner, on hésitait à me servir. Je me rappelle qu'un soir d'été, j'entrai dans un café, et que je dis au maître:

«Qu'est-ce que vaut un verre de votre meilleure ale, tout ce que vous avez de meilleur?» C'était une occasion extraordinaire, je ne sais plus laquelle, peut-être mon jour de naissance.

— Cinq sous, dit le maître de café, c'est le prix de la véritable ale de première qualité.

— Eh bien! dis-je en tirant mon argent, donnez-moi un verre de la véritable ale de première qualité, et qu'elle mousse bien, je vous prie.»

Il me regarda de la tête aux pieds par dessus son comptoir en souriant, et au lieu de tirer la bière, il appela sa femme. Elle vint, son ouvrage à la main, et se mit aussi à m'examiner. Je vois encore le tableau que nous figurions alors. Le maître du café, en manches de chemise, s'appuyant contre le comptoir, sa femme se penchant pour mieux voir, et moi, un peu confus, les regardant de l'autre côté. Ils me firent beaucoup de questions sur mon nom, mon âge, ma manière de vivre, ce que je faisais, et comment j'étais arrivé là. À quoi je suis obligé de dire que, pour ne compromettre personne, je fis des réponses assez peu véridiques. On me servit un verre d'ale qui n'était pas de première qualité, je soupçonne, mais la maîtresse du café se pencha sur le comptoir et me rendit mon argent en m'embrassant d'un air de pitié et d'admiration.

Je n'exagère pas, même involontairement, l'exiguïté de mes ressources ni les difficultés de ma vie. Je sais que si M. Quinion me donnait par hasard un shilling, je l'employais à payer mon dîner. Je sais que je travaillais du matin au soir, dans le costume le plus mesquin, avec des hommes et des enfants de la classe inférieure. Je sais que j'errais dans les rues, mal nourri et mal vêtu. Je sais que, sans la miséricorde de Dieu, l'abandon dans lequel on me laissait aurait pu me conduire à devenir un voleur ou un vagabond.

Avec tout cela, j'étais pourtant sur un certain pied, chez
Murdstone et Grinby.

Non-seulement M. Quinion faisait, pour me traiter avec plus d'égard que tous mes camarades, tout ce qu'on pouvait attendre d'un indifférent, très-occupé d'ailleurs, et qui avait affaire à une créature si abandonnée; mais comme je n'avais jamais dit à personne le secret de ma situation, et que je n'en témoignais pas le moindre regret, mon amour-propre en souffrait moins. Personne ne savait mes peines, quelque cruelles qu'elles fussent. Je me tenais sur la réserve et je faisais mon ouvrage. J'avais compris dès le commencement que le seul moyen d'échapper aux moqueries et au mépris des autres, c'était de faire ma besogne aussi bien qu'eux! Je devins bientôt aussi habile et aussi actif pour le moins que mes compagnons. Quoique je vécusse avec eux dans les rapports les plus familiers, ma conduite et mes manières différaient assez des leurs pour les tenir à distance. On m'appelait en général «le petit Monsieur». Un homme qui se nommait Grégory et qui était contre-maître des emballeurs, et un autre nommé Pipp, qui était charretier et qui portait une veste rouge, m'appelaient parfois David, mais c'était dans les occasions de grande confiance, quand j'avais essayé de les dérider en leur racontant, sans me déranger de mon travail, quelque histoire tirée de mes anciennes lectures qui s'effaçaient peu à peu de mon souvenir. Fécule-de-Pommes-de-terre se révolta un jour de la distinction qu'on m'accordait, mais Mick Walker le fit bientôt rentrer dans l'ordre.

Je n'avais aucune espérance d'être arraché à cette horrible existence, et j'avais renoncé à y penser. Je suis pourtant profondément convaincu que je n'en avais pas pris mon parti un seul jour, et que je me sentais toujours profondément malheureux, mais je supportais mes chagrins en silence, et je ne révélais jamais la vérité dans mes nombreuses lettres à Peggotty, moitié par honte, et moitié par affection pour elle.

Les embarras de M. Micawber ajoutaient à mes tourments d'esprit. Dans l'abandon où j'étais, je m'étais attaché à eux, et je roulais dans ma tête, tout le long du chemin, les calculs de mistress Micawber sur leurs chances et leurs ressources: je me sentais accablé par les dettes de M. Micawber. Le samedi soir, jour de grande fête pour moi, d'abord parce que j'étais au moment d'avoir six ou sept shillings dans ma poche, et de pouvoir regarder les boutiques en imaginant tout ce que je pouvais acheter avec cette somme, ensuite parce que je rentrais plus tôt à la maison. Mistress Micawber me faisait en général les confidences les plus déchirantes, qu'elle renouvelait souvent le dimanche matin, pendant que je déjeunais lentement en avalant le thé ou le café que j'avais acheté la veille au soir, et que je versais dans un vieux pot à confitures. Il n'était pas rare que M. Micawber fondît en larmes au commencement de ces conversations du samedi soir pour finir ensuite par chanter une romance sentimentale. Je l'ai vu rentrer pour souper, en sanglotant et en déclarant qu'il ne lui restait plus qu'à aller en prison, puis se coucher en calculant ce que coûterait un balcon pour les fenêtres du premier étage, dans le cas «où il lui arriverait une bonne chance,» suivant son expression favorite. Mistress Micawber était douée de la même facilité d'humeur.

Une égalité étrange dans notre amitié, née, je suppose, de notre situation respective, s'établit entre cette famille et moi, malgré l'immense différence de nos âges respectifs. Mais je ne consentis jamais à accepter aucune invitation à manger ou à boire à leurs frais, (sachant qu'ils avaient bien du mal à satisfaire le boucher et le boulanger, et qu'ils avaient à peine le nécessaire) tant que mistress Micawber ne m'eut pas admis à sa confiance la plus entière. Un soir, elle finit par là.

«Monsieur Copperfield, dit-elle, je ne veux pas vous traiter en étranger, et je n'hésite pas à vous dire que la crise approche pour les affaires de M. Micawber».

J'éprouvai un vrai chagrin en apprenant cette nouvelle, et je regardai les yeux rouges de mistress Micawber avec la plus profonde sympathie.

«À l'exception d'un morceau de fromage de Hollande, ressource insuffisante pour les besoins de ma jeune famille, dit Mistress Micawber, il n'y a pas une miette de nourriture dans le garde- manger. J'ai pris l'habitude de parler de garde-manger quand je demeurais chez papa et maman, et j'emploie cette expression sans y penser. Ce que je veux dire, c'est qu'il n'y a rien à manger dans la maison.

— Grand Dieu! dis-je, avec une vive émotion». J'avais deux ou trois shillings dans ma poche, de l'argent de ma semaine, ce qui me fait supposer que cette conversation devait avoir lieu un mardi soir; je tirai aussitôt mon argent en priant mistress Micawber de tout mon coeur de vouloir bien accepter ce petit prêt. Elle m'embrassa et me fit remettre ma fortune dans ma poche en me disant qu'elle ne pouvait y consentir.

«Non, mon cher monsieur Copperfield, une telle idée est bien loin de ma pensée, mais vous êtes plein d'une discrétion au-dessus de votre âge, et vous pourriez me rendre un service que j'accepterais avec reconnaissance.»

Je priai mistress Micawber de me dire comment je pourrais lui être utile.

«J'ai mis moi-même l'argenterie en gage, dit mistress Micawber: six cuillers à thé, deux pelles à sel et une pince à sucre. Mais les jumeaux me gênent beaucoup pour y aller, et ces courses là me sont très-pénibles quand je me rappelle le temps où j'étais avec papa et maman. Il y a encore quelques petites choses dont nous pourrions disposer. Les idées de M. Micawber ne lui permettaient jamais d'agir dans cette affaire, et Clickett (c'était le nom de la servante) ayant un esprit vulgaire, prendrait peut-être des libertés pénibles à supporter si on lui témoignait une si grande confiance. Monsieur Copperfield, si je pouvais vous prier…»

Je comprenais enfin mistress Micawber, et je me mis entièrement à sa disposition. Je commençai, dès le soir même, à déménager les objets les plus faciles à transporter, et j'accomplissais presque tous les matins une expédition de cette nature avant d'aller chez Murdstone et Grinby.

M. Micawber avait quelques livres sur un petit bureau, qu'il appelait la bibliothèque, on commença par là. Je les portai l'un après l'autre chez un étalagiste, sur la route de la Cité, dont une partie était habitée presque exclusivement, dans ce temps là, par des bouquinistes et des marchands d'oiseaux, et je vendais les livres le plus cher que je pouvais. Mon acheteur vivait dans une petite maison derrière son échoppe; il s'enivrait tous les soirs, et sa femme le grondait tous les matins. Plus d'une fois, quand je me présentais de bonne heure, je l'ai trouvé dans un lit à armoire, le front ensanglanté ou l'oeil poché, suite de ses excès de la veille, (je suis porté à croire qu'il était violent quand il avait bu,) et il cherchait en vain de sa main tremblante à réunir, dans les poches de ses habits jetés par terre, l'argent qu'il me fallait, tandis que sa femme, ses souliers en pantoufles et un enfant sur les bras, lui reprochait tout le temps sa conduite. Quelquefois il perdait son argent, et me disait de revenir plus tard; mais sa femme avait toujours quelques pièces de monnaie qu'elle lui avait prises dans sa poche quand il était ivre, je suppose, et elle soldait le marché secrètement dans l'échoppe, quand nous étions descendus ensemble.

On commençait à me bien connaître aussi dans la boutique du prêteur sur gages. Le premier commis qui fonctionnait derrière le comptoir, me montrait beaucoup de considération et me faisait souvent décliner un substantif ou un adjectif latin, ou bien conjuguer un verbe, pendant qu'il s'occupait de mon affaire. Dans ces occasions, mistress Micawber préparait d'ordinaire un petit souper recherché, et je me rappelle bien le charme tout particulier de ces repas.

Enfin la crise arriva. M. Micawber fut arrêté un jour, de grand matin, et emmené à la prison du Banc-du-Roi. Il me dit en quittant la maison que le Dieu du jour s'était couché pour lui à jamais, et je croyais réellement que son coeur était brisé, le mien aussi. J'appris pourtant plus tard qu'il avait joué aux quilles très- gaiement dans l'après-midi.

Le premier dimanche après son emprisonnement, je devais aller le voir et dîner avec lui. Je devais demander mon chemin à tel endroit, et avant d'arriver là, je devais rencontrer tel autre endroit, et un peu avant je verrais une cour que je devais traverser, puis aller tout droit jusqu'à ce que je trouvasse un geôlier. Je fis tout ce qui m'était indiqué, et quand j'aperçus enfin le geôlier (pauvre enfant que j'étais), je me rappelai que, lorsque Roderick Random était en prison pour dettes, il y avait vu un homme qui n'avait pour tout vêtement qu'un vieux morceau de tapis, et le coeur me battit si fort d'inquiétude que je ne voyais plus le geôlier.

M. Micawber m'attendait près de la porte, et une fois arrivé dans sa chambre, qui était située à l'avant dernier étage de la maison, il se mit à pleurer. Il me conjura solennellement de me souvenir de sa destinée et de ne jamais oublier que si un homme avec vingt livres sterling de rente, dépensait dix-neuf livres, dix-neuf shillings et six pence, il pouvait être heureux, mais que s'il dépensait vingt et une livres sterling, il ne pouvait pas manquer de tomber dans la misère. Après quoi, il m'emprunta un shilling pour acheter du porter, me donna un ordre écrit de sa main à mistress Micawber de me rendre cette somme, puis remit son mouchoir dans sa poche, et reprit sa gaieté.

Nous étions assis devant un petit feu; deux briques placées en travers dans la vieille grille empêchaient qu'on ne brûlât trop de charbon, quand un autre débiteur, qui partageait la chambre de M. Micawber, entra portant le morceau de mouton qui devait composer notre repas à frais communs. Alors on m'envoya dans une chambre située à l'étage supérieur, chez le capitaine Hopkins, avec les compliments de M. Micawber, pour lui dire que j'étais son jeune ami, et demander si le capitaine Hopkins voulait bien me prêter un couteau et une fourchette.

Le capitaine Hopkins me prêta le couteau et la fourchette en me chargeant de faire ses compliments à M. Micawber. Je vis dans sa petite chambre une dame très-sale et deux jeunes filles pâles, avec des cheveux en désordre. Je ne pus m'empêcher de faire en moi-même la réflexion qu'il valait mieux emprunter au capitaine Hopkins sa fourchette et son couteau que son peigne. Le capitaine était réduit à l'état le plus déplorable, il portait un vieux, vieux pardessus sans par-dessous, et des favoris énormes. Le matelas était roulé dans un coin, et je devinai (Dieu sait comment), que les jeunes filles mal peignées étaient bien les enfants du capitaine Hopkins, mais que la dame malpropre n'était pas sa femme. Je ne quittai pas le seuil de la porte, je n'y fis qu'une station de deux minutes au plus, mais je redescendis aussi sûr de tout ce que je viens de dire que je l'étais d'avoir un couteau et une fourchette à la main.

Il y avait dans ce dîner de bohémiens quelque chose qui n'était pas désagréable après tout. Je rendis la fourchette et le couteau à leur légitime possesseur, et je retournai à la maison pour rendre compte de ma visite à mistress Micawber. Elle s'évanouit d'abord en me voyant, après quoi elle fit deux verres de grog pour nous consoler pendant que je lui racontais ma journée.

Je ne sais comment on en vint à vendre les meubles pour soutenir la famille, je ne sais qui se chargea de cette opération, en tous cas, je ne m'en mêlai pas. Tout fut vendu, et emporté dans une charrette, à l'exception des lits, de quelques chaises et de la table de cuisine. Nous campions avec ces meubles dans les deux pièces du rez-de-chaussée, au milieu de cette maison dépouillée, et nous y vivions la nuit et le jour, mistress Micawber, les enfants, l'orpheline et moi. Je ne sais pas combien de temps cela dura; il me semble que ce fut long. Enfin mistress Micawber prit le parti d'aller s'établir dans la prison, où M. Micawber avait une chambre particulière. Je fus chargé de porter la clef de la maison au propriétaire qui fut enchanté de rentrer en possession de son appartement, et on envoya tous les lits à la prison, à l'exception du mien. On loua pour moi une petite chambre dans les environs, avec une mansarde pour l'orpheline, à ma grande satisfaction; nous avions pris, les Micawber et moi, l'habitude de vivre ensemble, à travers tous nos embarras, et nous aurions eu beaucoup de peine à nous séparer. Ma chambre était un peu mansardée, et elle donnait sur un grand chantier; je me crus en paradis quand j'en pris possession en réfléchissant que la crise des affaires de M. Micawber était enfin terminée.

Je travaillais toujours chez Murdstone et Grinby; je me livrais toujours à la même occupation matérielle avec les mêmes compagnons, et j'éprouvais toujours le même sentiment d'une dégradation non méritée. Mais je n'avais, heureusement pour moi, fait aucune connaissance, je ne parlais à aucun des enfants que je voyais tous les jours en allant au magasin, en revenant, ou en errant dans les rues à l'heure des repas. Je menais la même vie triste et solitaire, mais mon chagrin restait toujours renfermé en moi-même. Le seul changement dont j'eusse conscience, c'est que mes habits devenaient plus râpés tous les jours et que j'étais en grande partie délivré de mes soucis sur le compte de M. et de mistress Micawber, qui vivaient dans la prison infiniment plus à l'aise que cela ne leur était arrivé depuis longtemps, et qui avaient été secourus dans leur détresse par des parents ou des amis. Je déjeunais avec eux, d'après un arrangement dont j'ai oublié les détails. J'ai oublié aussi à quelle heure les grilles de la prison s'ouvraient pour me permettre d'entrer; je sais seulement que je me levais souvent à six heures, et qu'en attendant l'ouverture des portes, j'allais m'asseoir sur l'un des bancs du vieux pont de Londres, d'où je m'amusais à regarder les passants, ou à contempler par-dessus le parapet le soleil qui se réfléchissait dans l'eau, et qui éclairait les flammes dorées en haut du Monument. L'orpheline venait me retrouver là parfois, pour écouter des histoires de ma composition sur la Tour de Londres; tout ce que j'en puis dire, c'est que j'espère que je croyais moi- même ce que je racontais. Le soir, je retournais à la prison, et je me promenais dans la boue avec M. Micawber ou je jouais aux cartes avec mistress Micawber, écoutant ses récits sur papa et maman. J'ignore si M. Murdstone savait comment je vivais alors. Je n'en ai jamais parlé chez Murdstone et Grinby.

Les affaires de M. Micawber étaient toujours, malgré la trêve, très-embarrassées par le fait d'un certain «acte» dont j'entendais toujours parler, et que je suppose maintenant avoir été quelque arrangement antérieur avec ses créanciers, quoique je comprisse si peu alors de quoi il s'agissait, que, si je ne me trompe, je confondais cet acte légal avec les parchemins infernaux, contrats passés avec le diable, qui existaient, dit-on, jadis en Allemagne. Enfin ce document parut s'être évanoui, je ne sais comment; au moins avait-il cessé d'être une pierre d'achoppement comme par le passé, et mistress Micawber m'apprit que sa famille avait décidé que M. Micawber ferait un petit appel pour être mis en liberté d'après la loi des débiteurs insolvables, et qu'il pourrait être libre au bout de six semaines.

«Et alors, dit M. Micawber qui était présent, je ne fais aucun doute que je pourrai, s'il plaît à Dieu, commencer à me tirer d'affaire et à vivre d'une manière toute différente, si… si… en un mot, si je puis rencontrer une bonne chance.»

Pour se mettre en mesure de profiter de l'avenir, je me rappelle que M. Micawber, dans ce temps-là, composait une pétition à la chambre des communes pour demander qu'on apportât des changements à la loi qui réglait les emprisonnements pour dettes. Je recueille ici ce souvenir parce que cela me fait voir comment j'accommodais les histoires de mes anciens livres à l'histoire de ma vie présente, prenant à droite et à gauche mes personnages parmi les hommes et les femmes que je rencontrais dans les rues. Plusieurs traits principaux du caractère que je tracerai involontairement, je suppose, en écrivant ma vie, se formaient dès lors dans mon âme.

Il y avait un club dans la prison, et M. Micawber, en sa qualité d'homme bien élevé, y était en grande autorité. M. Micawber avait développé devant le club l'idée de sa pétition, et elle avait été fortement appuyée. En conséquence, M. Micawber, qui était doué d'un excellent coeur et d'une activité infatigable quand il ne s'agissait pas de ses propres affaires, trop heureux de s'occuper d'une entreprise qui ne pouvait lui être d'aucune utilité, se mit à l'oeuvre, composa la pétition, la copia sur une immense feuille de papier, qu'il étendit sur une table, puis convoqua le club tout entier et tous les habitants de la prison, si cela leur convenait, à venir apposer leur signature à ce document dans sa chambre.

Quand j'entendis annoncer l'approche de cette cérémonie, je fus saisi d'un tel désir de les voir tous entrer les uns après les autres, quoique je les connusse déjà presque tous, que j'obtins un congé d'une heure chez Murdstone et Grinby, puis je m'établis dans un coin pour assister à ce spectacle. Les principaux membres du club, tous ceux qui avaient pu entrer dans la petite chambre sans la remplir absolument, étaient devant la table avec M. Micawber; mon vieil ami le capitaine Hopkins, qui s'était lavé la figure en l'honneur de cette occasion solennelle, s'était installé à côté de la pétition pour en donner lecture à ceux qui n'en connaissaient pas le contenu. La porte s'ouvrit enfin et le commun peuple commença à entrer, les autres attendant à la porte pendant que l'un d'entre eux apposait sa signature à la pétition pour sortir ensuite. Le capitaine Hopkins demandait à chaque personne qui se présentait:

«L'avez-vous lue?

— Non.

— Avez-vous envie de l'entendre lire?»

Si l'infortuné donnait le moindre signe d'assentiment, le capitaine Hopkins lui lisait le tout, sans sauter un mot, de la voix la plus sonore. Le capitaine l'aurait lue vingt mille fois de suite, si vingt mille personnes avaient voulu l'écouter l'une après l'autre. Je me rappelle l'emphase avec laquelle il prononçait des phrases comme celle-ci:

«Les représentants du peuple assemblés en parlement… les auteurs de la pétition représentent humblement à l'honorable chambre… les malheureux sujets de sa gracieuse Majesté;» il semblait que ces mots fussent dans sa bouche un breuvage délicieux, et M. Micawber, pendant ce temps là, contemplait, avec un air de vanité satisfaite, les barreaux des fenêtres d'en face.

Pendant que je faisais mon trajet journalier de la prison à Blackfriars, en errant à l'heure des repas dans des rues obscures, dont les pavés portent peut-être encore les traces de mes pas d'enfant, je me demande si j'oubliais quelqu'un de ces personnages qui me revenaient sans cesse à l'esprit, formant une longue procession au son de la voix du capitaine Hopkins! Quand mes pensées retournent à cette lente agonie de ma jeunesse, je m'étonne de voir les romans que j'inventais alors pour ces gens-là flotter encore comme un brouillard fantastique sur des faits réels toujours présents à ma mémoire! Mais, quand je passe par ce chemin si souvent marqué de mes pas, je ne m'étonne pas de voir marcher devant moi un enfant innocent, d'un esprit romanesque qui crée un monde imaginaire de son étrange vie et de la misère dont il fait l'expérience; je le plains seulement.

CHAPITRE XII.

Comme cela ne m'amuse pas du tout de vivre à mon compte, je prends une grande résolution.

Enfin, l'affaire de M. Micawber ayant été appelée, et sa réclamation entendue, sa mise en liberté fut ordonnée en vertu de la loi sur les débiteurs insolvables. Ses créanciers ne furent pas trop implacables, et M. Micawber m'informa que le terrible bottier lui-même avait déclaré en plein tribunal qu'il ne lui en voulait pas; que seulement, quand on lui devait de l'argent, il aimait à être payé; «il me semble, disait-il, que c'est dans la nature humaine.»

M. Micawber retourna en prison après l'arrêt, parce qu'il y avait des frais de justice à régler, et des formalités à remplir avant son élargissement. Le club le reçut avec transport, et tint une réunion ce soir-là en son honneur, tandis que mistress Micawber et moi mangions une fricassée d'agneau en particulier, entourés des enfants endormis.

«En cette occasion, je vous propose, monsieur Copperfield, dit mistress Micawber, de boire encore un petit verre de grog à la bière;» il y avait déjà un bout de temps que nous n'en avions pris, «À la mémoire de papa et maman.

— Sont-ils morts, madame? demandai-je après lui avoir fait raison avec un verre à vin de Bordeaux.

— Maman a quitté la terre, dit mistress Micawber, avant le commencement des embarras de M. Micawber, ou du moins avant qu'ils devinssent sérieux. Mon papa a vécu assez pour servir plusieurs fois de caution à M. Micawber, après quoi il est mort, regretté de ses nombreux amis.»

Mistress Micawber secoua la tête et versa une larme de piété filiale sur celui des jumeaux qu'elle tenait pour le moment.

Je ne pouvais espérer une occasion plus favorable de lui poser une question du plus haut intérêt pour moi; je dis donc à mistress Micawber:

«Puis-je vous demander, madame, ce que vous comptez faire, maintenant que M. Micawber s'est tiré de ses embarras, et qu'il est en liberté? Avez-vous pris un parti?

— Ma famille, dit mistress Micawber, qui prononçait toujours ces deux mots d'un air majestueux, sans que j'aie jamais pu découvrir à qui elle les appliquait: «Ma famille est d'avis que M. Micawber ferait bien de quitter Londres, et de chercher à employer ses facultés en province. M. Micawber a de grandes facultés, monsieur Copperfield.»

Je dis que je n'en doutais pas.

«De grandes facultés, répéta mistress Micawber. Ma famille est d'avis qu'avec un peu de protection on pourrait tirer parti d'un homme comme lui dans l'administration des douanes. L'influence de ma famille étant surtout locale, on désire que M. Micawber se rende à Plymouth. On regarde comme indispensable qu'il se trouve sur les lieux.

— Pour être tout prêt? suggérai-je.

— Précisément, répondit mistress Micawber, pour être tout prêt… dans le cas où une bonne chance se présenterait.

— Irez-vous aussi à Plymouth, madame?»

Les événements de la journée, combinés avec les jumeaux et peut- être avec le grog, avaient porté sur les nerfs à mistress Micawber, et elle se mit à pleurer en me répondant:

«Je n'abandonnerai jamais M. Micawber. Il a eu tort de me cacher ses embarras au premier abord. Mais il faut dire que son caractère optimiste le portait sans doute à croire qu'il pourrait s'en tirer à mon insu. Le collier de perles et les bracelets que j'avais hérités de maman ont été vendus pour la moitié de leur valeur; la parure de corail que papa m'avait donnée à mon mariage a été cédée pour rien, mais je n'abandonnerai jamais M. Micawber. Non! cria mistress Micawber, de plus en plus émue, je n'y consentirai jamais; il est inutile de me le demander!»

J'étais très-mal à mon aise; car mistress Micawber avait l'air de croire que c'était moi qui lui demandais chose pareille, et je la regardais d'un air épouvanté.

«M. Micawber a ses défauts. Je ne nie pas qu'il soit très- imprévoyant. Je ne nie pas qu'il m'ait trompée sur ses ressources et sur ses dettes, continua-t-elle en regardant fixement la muraille, mais je n'abandonnerai jamais M. Micawber!»

Mistress Micawber avait élevé la voix peu à peu, et elle cria si haut ces dernières paroles, que je fus tout à fait effrayé, et que je courus à la salle où se tenait le club; M. Micawber y présidait au bout d'une longue table et chantait à tue-tête avec ses collègues en choeur:

Gai, gai, marions-nous,
Mettons-nous dans la misère;
Gai, gai, marions-nous,
Mettons-nous la corde au cou.

Je l'interrompis pour l'avertir que mistress Micawber était dans un état très-alarmant, sur quoi il fondit en larmes à l'instant, et me suivit en toute hâte, son gilet tout couvert encore des têtes et des queues des crevettes qu'il venait d'écosser au banquet.

«Emma, mon ange! s'écria M. Micawber en se précipitant dans la chambre, qu'est-ce que vous avez?

— Je ne vous abandonnerai jamais, monsieur Micawber, cria-t-elle!

— Ma chère âme! dit M. Micawber en la prenant dans ses bras, j'en suis parfaitement sûr.

— C'est le père de mes enfants, c'est le père de mes jumeaux! l'époux de ma jeunesse! s'écria mistress Micawber, en se débattant; jamais je n'abandonnerai M. Micawber!»

M. Micawber fut si profondément ému de cette preuve de son dévouement (quant à moi, j'étais baigné de larmes), qu'il la serra avec passion contre son coeur, en la priant de lever les yeux et de se calmer. Mais plus il priait mistress Micawber de lever les yeux, plus son regard était vague, et plus il lui demandait de se calmer, moins elle se calmait. En conséquence, M. Micawber céda à la contagion et mêla ses larmes à celles de sa femme et aux miennes, puis il finit par me prier de lui faire le plaisir d'emporter une chaise sur le palier, et d'attendre là qu'il l'eût mise au lit. J'aurais voulu leur souhaiter le bonsoir et m'en aller, mais il ne le permit pas, la cloche n'ayant pas encore sonné pour le départ des étrangers. Je restai donc à la fenêtre de l'escalier jusqu'à ce qu'il reparût avec une seconde chaise.

«Comment va mistress Micawber maintenant, monsieur? lui dis-je.

— Elle est très-abattue, dit M. Micawber, en secouant la tête, c'est la réaction. Ah! quelle terrible journée! Nous sommes seuls au monde maintenant et sans ressources!»

M. Micawber me serra la main, gémit et se mit à pleurer. J'étais très-touché, mais non moins désappointé, car j'avais espéré que nous allions être très-gais, une fois arrivés à ce dénouement si longtemps désiré. Mais M. et mistress Micawber avaient tellement pris l'habitude de leurs anciens embarras que je crois qu'ils se trouvaient tout désorientés en voyant qu'ils en étaient quittes! Toute l'élasticité de leur caractère avait disparu, et je ne les avais jamais vus si tristes que ce soir-là; si bien que, lorsqu'en entendant la cloche, M. Micawber m'accompagna jusqu'à la grille et me donna sa bénédiction en me quittant, j'étais vraiment inquiet de le laisser tout seul, tant je le voyais malheureux.

Mais, à travers toute la confusion et l'abattement qui nous avaient atteints d'une manière si inattendue pour moi, je voyais clairement que M. et mistress Micawber et leur famille allaient quitter Londres, et qu'une séparation entre nous était imminente. Ce fut en retournant chez moi ce soir-là et pendant la nuit sans sommeil que je passai ensuite, que je conçus pour la première fois, je ne sais comment, une pensée qui devint bientôt une détermination arrêtée.

Je m'étais lié si intimement avec les Micawber, j'avais pris tant de part à leurs malheurs et j'étais si absolument dépourvu d'amis, que la perspective d'être de nouveau obligé de chercher un logis pour vivre parmi des étrangers semblait me rejeter encore une fois à la dérive dans cette vie trop connue maintenant pour que je pusse ignorer ce qui m'attendait. Tous les sentiments délicats que cette existence blessait, toute la honte et la souffrance qu'elle éveillait en moi, me devinrent si douloureux qu'en y réfléchissant, je décidai que cette vie était intolérable.

Je savais qu'il n'y avait d'autre moyen d'y échapper que d'en chercher en moi le moyen et la force. J'entendais rarement parler de miss Murdstone, jamais de M. Murdstone; deux ou trois paquets de vêtements neufs ou raccommodés avaient été envoyés pour moi à M. Quinion, accompagnés d'un chiffon de papier, portant que J. M. espérait que D. C. s'appliquait à bien remplir ses devoirs, sans laisser percer aucune espérance que je pusse devenir autre chose qu'un grossier manoeuvre.

Le jour suivant me prouva que mistress Micawber n'avait pas parlé à la légère de la probabilité de leur départ. J'étais encore dans la première fermentation de mes idées nouvelles, quand ils prirent un petit appartement pour la semaine dans la maison que j'habitais, ils devaient partir ensuite pour Plymouth. M. Micawber se rendit lui-même au bureau dans l'après-midi pour annoncer à M. Quinion que son départ l'obligeait de renoncer à ma société, et, pour lui dire de moi tout le bien que je méritais, je crois. Sur quoi M. Quinion appela Fipp le charretier qui était marié, et qui avait une chambre à louer. M. Quinion la retint pour moi, à la satisfaction mutuelle des deux parties, dut-il croire, puisque je ne dis pas un mot; mais mon parti était bien pris.

Je passai mes soirées avec M. et mistress Micawber, pendant le temps qui nous restait encore à loger sous le même toit, et je crois que notre amitié augmentait à mesure que le moment de la séparation approchait. Le dernier dimanche, ils m'invitèrent à dîner; on nous servit un morceau de porc frais à la sauce piquante et un pudding. J'avais acheté la veille au soir un cheval de bois pommelé pour l'offrir au petit Wilkins Micawber et une poupée pour la petite Emma. Je donnai aussi un shilling à l'orpheline qui perdait sa place.

La journée se passa très-agréablement, quoique nous fussions tous un peu émus d'avance de notre séparation si prochaine.

«Je ne pourrai jamais penser aux embarras de M. Micawber, monsieur Copperfield, me dit mistress Micawber, sans penser aussi à vous. Vous vous êtes toujours conduit avec nous de la manière la plus obligeante et la plus délicate; vous n'étiez pas pour nous un locataire, vous étiez un ami.

— Ma chère, dit M. Micawber, Copperfield (car il avait pris l'habitude de m'appeler par mon nom tout court), a un coeur sensible aux malheurs des autres, quand ils sont sous le nuage; il a une tête capable de raisonner, et des mains… en un mot, une faculté remarquable pour disposer de tous les objets dont on peut se passer.»

J'exprimai ma reconnaissance de ce compliment, et je leur répétai que j'étais bien fâché de me séparer d'eux.

«Mon cher ami, dit M. Micawber, je suis plus âgé que vous et j'ai quelque expérience de la vie, et de… En un mot, des embarras de toute espèce, pour parler d'une manière générale. Pour le moment, et jusqu'à ce qu'il m'arrive une bonne chance que j'attends tous les jours, je n'ai pas autre chose à vous offrir que mes conseils. Cependant, mes avis valent la peine d'être écoutés, surtout… en un mot, parce que je ne les ai jamais suivis moi-même, et que…» Ici M. Micawber, qui souriait et me regardait d'un air rayonnant, s'arrêta, fronça les sourcils, puis reprit: «Vous voyez comme je suis devenu misérable.

— Mon cher Micawber, s'écria sa femme.

— Je dis, reprit M. Micawber en s'oubliant et en souriant de nouveau: devenu misérable. Mon avis est ceci: «Ne remettez jamais au lendemain ce que vous pouvez faire aujourd'hui.» La temporisation est un vol fait à la vie. Prenez l'occasion aux cheveux.

— C'était la maxime de mon pauvre papa, dit mistress Micawber.

— Ma chère, dit M. Micawber, votre papa était un très-brave homme, et Dieu me garde de dire un mot qui pût le rabaisser dans l'esprit de Copperfield. En tout cas, il n'est pas probable que… en un mot, nous ne ferons jamais la connaissance d'un homme de son âge ayant des jambes aussi bien tournées dans ses guêtres, ni en état de lire un livre aussi fin sans lunettes. Mais il a appliqué cette maxime à notre mariage, ma chère, avec tant de vivacité, que je ne suis pas encore remis de cette dépense précipitée.

M. Micawber jeta un coup d'oeil sur mistress Micawber, puis ajouta: «Non pas que je le regrette, ma chère; tout au contraire.» Et il garda le silence un moment.

«Vous connaissez mon second conseil, Copperfield, dit M. Micawber:

Revenu annuel, vingt livres sterling; dépense annuelle, dix-neuf livres, dix-neuf shillings, six pence; résultat: bonheur.

Revenu annuel, vingt livres sterling; dépense annuelle, vingt livres six pence; résultat: misère. La fleur est flétrie, la feuille tombe, le Dieu du jour disparaît, et… en un mot, vous êtes à jamais enfoncé comme moi!»

Et pour rendre son exemple plus frappant, M. Micawber but un verre de punch d'un air de grande satisfaction, et se mit à siffler un petit air de chasse.

Je ne manquai pas de l'assurer que je ne perdrais jamais ces préceptes de vue, ce qui était assez inutile, car il était évident que les résultats vivants que j'avais eus sous les yeux avaient fait une grande impression sur moi. Le lendemain de bonne heure, je rejoignis toute la famille au bureau de la diligence, et je les vis avec tristesse prendre leurs places sur l'impériale.

«Monsieur Copperfield, dit mistress Micawber, que Dieu vous bénisse! Je ne pourrai jamais oublier ce que vous avez été pour nous, et je ne le voudrais pas quand je le pourrais.

— Copperfield, dit M. Micawber, adieu! que le bonheur et la prospérité vous accompagnent! Si dans la suite des années qui s'écouleront je pouvais croire que mon sort infortuné vous a servi de leçon, je sentirais que je n'ai pas occupé inutilement la place d'un autre homme ici-bas. En cas qu'une bonne chance se rencontre (et j'y compte un peu), je serai extrêmement heureux s'il est jamais en mon pouvoir de vous venir en aide dans vos perspectives d'avenir.»

Je pense que mistress Micawber qui était assise sur l'impériale avec les enfants, et qui me vit debout sur le chemin, les regardant tristement, s'avisa tout d'un coup que j'étais réellement bien petit et bien faible. Je le crois parce qu'elle me fit signe de monter près d'elle avec une expression d'affection maternelle, et qu'elle me prit dans ses bras et m'embrassa comme elle aurait pu embrasser son fils. Je n'eus que le temps de redescendre avant le départ de la diligence, et je pouvais à peine distinguer mes amis au milieu des mouchoirs qu'ils agitaient. En une minute tout disparut. Nous restions au milieu de la route, l'orpheline et moi, nous regardant tristement, puis après une poignée de mains, elle prit le chemin de l'hôpital de Saint-Luc; et moi, j'allai commencer ma journée chez Murdstone et Grinby.

Mais je n'avais pas l'intention de continuer à mener une vie si pénible. J'étais décidé à m'enfuir, à aller, d'une manière ou d'une autre, trouver à la campagne la seule parente que j'eusse au monde, et à raconter mon histoire à miss Betsy.

J'ai déjà fait observer que je ne savais pas comment ce projet désespéré avait pris naissance dans mon esprit, mais une fois là, ce fut fini, et ma détermination resta aussi inébranlable que tous les partis que j'ai pu contracter depuis dans ma vie. Je ne suis pas sûr que mes espérances fussent très-vives, mais j'étais décidé à mettre mon projet à exécution.

Cent fois depuis la nuit où j'avais conçu cette idée, j'avais roulé dans mon esprit l'histoire de ma naissance que j'aimais tant autrefois à me faire raconter par ma pauvre mère, et que je savais si bien par coeur. Ma tante y faisait une apparition rapide, elle ne faisait qu'entrer et sortir d'un air terrible et impitoyable, mais il y avait dans ses manières une petite particularité que j'aimais à me rappeler et qui me donnait quelque lueur d'espérance. Je ne pouvais oublier que ma mère avait cru lui sentir caresser doucement ses beaux cheveux, et quoique ce fût peut-être une idée sans aucun fondement, je me faisais un joli petit tableau du moment où ma farouche tante avait été un peu attendrie en face de cette beauté enfantine que je me rappelais si bien et qui m'était si chère; et ce petit épisode éclairait doucement tout le tableau. Peut-être était-ce là le germe qui, après avoir couvé longtemps dans mon esprit, y avait graduellement engendré ma résolution.

Je ne savais pas même où demeurait miss Betsy. J'écrivis une longue lettre à Peggotty, où je lui demandais d'une manière incidente si elle se souvenait du lieu de sa résidence, supposant que j'avais entendu parler d'une dame qui habitait un endroit que je nommai au hasard, et que j'étais curieux de savoir si ce n'était pas elle. Dans le courant de la lettre, je disais à Peggotty que j'avais particulièrement besoin d'une demi-guinée, et que, si elle pouvait me la prêter, je lui serais très-obligé, me réservant de lui dire plus tard, en la lui rendant, ce qui m'avait forcé de lui emprunter cette petite somme.

La réponse de Peggotty arriva bientôt, pleine comme à l'ordinaire du dévouement le plus tendre; elle m'envoyait une demi-guinée (j'ai peur qu'elle n'ait eu bien de la peine à la faire sortir du coffre de Barkis); elle me disait que Miss Betsy demeurait près de Douvres, mais qu'elle ne savait pas si c'était à Douvres même, ou à Sandgate, Hythe ou Folkstone. Un des ouvriers du magasin me dit en réponse à mes questions que toutes ces petites villes étaient près les unes des autres; et sur ce renseignement qui me parut suffisant, je pris le parti de m'en aller à la fin de la semaine.

J'étais une très-honnête petite créature, et je ne voulus pas souiller la réputation que je laissais chez Murdstone et Grinby: je me croyais donc obligé de rester jusqu'au samedi soir, et comme j'avais reçu d'avance les gages d'une semaine en entrant, j'avais décidé de ne pas me présenter au bureau à l'heure de la paye pour toucher mon salaire; c'était dans ce dessein que j'avais emprunté ma demi-guinée, afin de pouvoir faire face aux dépenses du voyage. En conséquence, le samedi soir, quand nous fûmes tous réunis dans le magasin pour attendre notre solde, Fipp, le charretier, qui passait toujours le premier, entra dans le bureau; je donnai alors une poignée de main à Mick Walter en le priant, quand ce serait mon tour, de passer à la caisse, de dire à M. Quinion que j'étais allé porter ma malle chez Fipp; je dis adieu à Fécule-de-pommes- de-terre, et je partis.

Mon bagage était resté à mon ancien logement de l'autre côté de l'eau; j'avais préparé pour ma malle une adresse écrite sur le dos d'une des cartes d'expédition que nous clouions sur nos caisses: «M. David, bureau restant, aux Messageries; Douvres.» J'avais cette carte dans ma poche, et je comptais la fixer sur ma malle dès que je l'aurais retirée de la maison; chemin faisant, je regardais autour de moi pour voir si je ne trouverais pas quelqu'un qui pût m'aider à porter mon bagage au bureau de la diligence.

J'aperçus un jeune homme avec de longues jambes, et une très- petite charrette attelée d'un âne, qui se tenait près de l'obélisque sur la route de Blackfriars; je rencontrai son regard en passant, et il me demanda si je le reconnaîtrais bien une autre fois, faisant probablement allusion à la manière dont je l'avais examiné; je me hâtai de l'assurer que ce n'était pas une impolitesse, mais que je me demandais s'il ne voudrait pas se charger d'une commission.

«Quelle commission? demanda le jeune homme.

— De porter une malle, répondis-je.

— Quelle malle?

— La mienne. J'expliquai qu'elle était dans une maison au bout de la rue, et que je serais enchanté qu'il voulût bien la porter pour six pence au bureau de la diligence de Douvres.

— Va pour six pence!» dit mon compagnon aux longues jambes, et il monta à l'instant même dans sa charrette qui se composait de trois planches posées sur des roues, et partit si vite dans la direction indiquée que c'était tout ce que je pouvais faire que de suivre l'âne.

Le jeune homme avait un air insolent qui me déplaisait; je n'aimais pas non plus la manière dont il mâchait un brin de paille tout en parlant, mais le marché était fait; je le fis donc monter dans la chambre que je quittais, il prit la malle, la descendit et la mit dans sa charrette. Je ne me souciais pas de mettre encore l'adresse, de peur que quelque membre de la famille de mon propriétaire ne devinât mes desseins; je priai donc le jeune homme de s'arrêter quand il serait arrivé devant le grand mur de la prison du Banc-du-Roi. À peine avais-je prononcé ces paroles qu'il partit comme si lui, ma malle, la charrette et l'âne étaient tous également piqués de la tarentule, et j'étais hors d'haleine à force de courir et de l'appeler quand je le rejoignis à l'endroit indiqué.

J'étais rouge et agité, et je fis tomber ma demi-guinée de ma poche en prenant la carte: je la mis dans ma bouche pour plus de sûreté, et, en dépit de mes mains tremblantes, j'avais réussi à attacher la carte, à ma satisfaction, quand je reçus un coup sous le menton, du jeune homme aux longues jambes, et je vis ma demi- guinée passer de ma bouche dans sa main.

«Allons! dit le jeune homme en me saisissant par le collet de ma veste, avec une affreuse grimace, affaire de police n'est-ce pas? vous allez vous sauver, n'est-ce pas? Venez à la police, petit misérable, venez à la police.

— Rendez-moi mon argent, dis-je très-effrayé, et laissez-moi tranquille.

— Venez à la police, répéta le jeune homme, vous prouverez à la police que c'est à vous.

— Rendez-moi ma malle et mon argent! m'écriai-je en fondant en larmes.»

Le jeune homme répétait toujours: «Venez à la police,» et il me traînait avec violence près de l'âne comme s'il y avait eu quelque rapport entre cet animal et un magistrat, puis il changea tout à coup d'avis, sauta dans sa charrette, s'assit sur ma malle, et déclarant qu'il allait droit à la police, partit plus vite que jamais.

Je courais après lui de toutes mes forces, mais j'étais hors d'haleine, et je n'aurais pas osé l'appeler quand même je ne l'aurais pas perdu de vue. Je fus vingt fois sur le point d'être écrasé en un quart d'heure. Tantôt j'apercevais mon voleur, tantôt il disparaissait à mes yeux; puis je le revoyais, puis je recevais un coup de fouet de quelque charretier, puis on m'injuriait, je tombais dans la boue, je me relevais pour courir me heurter contre un passant ou pour me précipiter contre un poteau. Enfin, troublé par la chaleur et l'effroi, craignant de voir Londres tout entier se mettre bientôt à ma poursuite, je laissai le jeune homme emporter ma malle et mon argent où il voudrait, et tout essoufflé et pleurant encore, je pris sans m'arrêter le chemin de Greenwich, qui était sur la route de Douvres, à ce que j'avais entendu dire, emportant chez ma tante, miss Betsy, une portion des biens de ce monde presque aussi petite que celle que j'avais apportée, dix ans auparavant, la nuit où ma naissance l'avait si fort courroucée.

CHAPITRE XIII.

J'exécute ma résolution.

Je crois que j'avais quelque vague idée de courir tout le long du chemin jusqu'à Douvres, quand je renonçai à la poursuite du jeune homme, de la charrette et de l'âne pour prendre le chemin de Greenwich. En tous cas, mes illusions s'évanouirent bientôt, et je fus obligé de m'arrêter sur la route de Kent, près d'une terrasse qui était ornée d'une pièce d'eau avec une grande statue assise au milieu et soufflant dans une conque desséchée. Là, je m'assis sur le pas d'une porte, tout épuisé par les efforts que je venais de faire, et si essoufflé que j'avais à peine la force de pleurer ma malle et ma demi-guinée.

Il faisait nuit; pendant que j'étais là à me reposer, j'entendis les horloges sonner dix heures. Mais on était en été et il faisait chaud. Quand j'eus repris haleine, et que je fus débarrassé de la suffocation que j'éprouvais un moment auparavant, je me levai et je repris le chemin de Greenwich. Je n'eus pas un moment l'idée de retourner sur mes pas. Je ne sais si la pensée m'en serait venue, quand il y aurait eu une avalanche au milieu de la route.

Mais l'exiguïté de mes ressources (j'avais trois sous dans ma poche, et je me demande comment ils s'y trouvaient un samedi soir), ne laissait pas que de me préoccuper en dépit de ma persévérance. Je commençais à me figurer un petit article de journal qui annoncerait qu'on m'avait trouvé mort sous une haie, et je marchais tristement, quoique de toute la vitesse de mes jambes, quand je passai près d'une échoppe qui portait un écriteau pour annoncer qu'on achetait les habits d'hommes et de femmes, et qu'on donnait un bon prix des os et des vieux chiffons. La maître de cette boutique était assis sur le seuil de sa porte en manches de chemise, la pipe à la bouche; il y avait une quantité d'habits et de pantalons suspendus au plafond, tout cela n'était éclairé que par deux chandelles, en sorte qu'il avait l'air d'un homme altéré de vengeance, qui avait pendu là ses ennemis, et se repaissait de la vue de leurs cadavres.

L'expérience que j'avais acquise chez mistress Micawber me suggéra à cette vue un moyen d'éloigner un peu le coup fatal. J'entrai dans une petite ruelle, j'ôtai mon gilet, puis le roulant soigneusement sous mon bras, je me présentai à la porte de la boutique:

«Monsieur, lui dis-je, j'ai à vendre au plus juste prix ce gilet; vous conviendrait-il?»

M. Dolloby (au moins, c'était bien le nom inscrit sur son bazar), prit le gilet, posa sa pipe contre le montant de la porte, et entra dans la boutique où je le suivis; là, il moucha les deux chandelles avec ses doigts, puis étendit le gilet sur le comptoir et l'examina, ensuite il l'approcha de la lumière pour l'examiner encore et finit par me dire:

«Quel prix comptez-vous vendre ce petit gilet?

— Oh! vous savez cela mieux que moi, monsieur, répliquai-je modestement.

— Je ne peux pas vendre et acheter, dit M. Dolloby, mettez votre prix à ce petit gilet.

— Quarante sous, serait-ce…?» dis-je timidement après quelque hésitation.

M. Dolloby roula l'objet en question et me le rendit:

«Ce serait faire tort à ma famille, dit-il, que d'en offrir vingt sous.»

Cette manière d'envisager la question m'était désagréable; quel droit avais-je de demander à M. Dolloby de faire tort à sa famille en faveur d'un étranger? Mes besoins étaient si pressants pourtant que je dis que j'accepterais vingt sous si cela lui convenait. M. Dolloby y consentit en grommelant. Je lui souhaitai le bonsoir, et je sortis de la boutique avec vingt sous de plus et mon gilet de moins. Mais, bah! en boutonnant ma veste, cela ne se voyait pas.

À la vérité, je prévoyais bien que la veste devrait suivre le gilet, et que je serais bien heureux d'aller jusqu'à Douvres avec mon pantalon et ma chemise. Mais je n'étais pas aussi préoccupé de cette perspective qu'on aurait pu le croire. Sauf une impression générale que la route était longue et que le propriétaire de l'âne avait eu des torts envers moi, je crois que je n'avais pas un sentiment bien vif de la difficulté de mon entreprise quand je me fus une fois remis en route avec mes vingt sous en poche.

J'avais formé un projet pour passer la nuit, et j'allai le mettre à exécution. Mon plan était de me coucher près du mur de mon ancienne pension, dans un coin où il y avait jadis une meule de foin. Je me figurais que le voisinage de mes anciens camarades me ferait une sorte de société, et qu'il y aurait quelque plaisir à me sentir si près du dortoir où je racontais autrefois des histoires, lors même que les écoliers ne pouvaient pas savoir que j'étais là, et que le dortoir ne me prêterait pas son abri.

La journée avait été rude, et j'étais bien fatigué quand j'arrivai enfin à la hauteur de Blackheath. J'eus un peu de peine à retrouver la maison, mais je découvris bientôt la meule de foin et je me couchai à côté après avoir fait le tour des murs, après avoir regardé à toutes les fenêtres et m'être assuré que l'obscurité et le silence régnaient partout. Je n'oublierai jamais le sentiment d'isolement que j'éprouvai en m'étendant par terre, sans un toit au-dessus de ma tête.

Le sommeil m'atteignit, descendit sur mes yeux, comme il descendit ce soir-là sur tant d'autres créatures abandonnées comme moi, sur tous ceux à qui les portes des maisons étaient fermées et que les chiens poursuivaient de leurs aboiements; je rêvai que j'étais couché dans mon lit à la pension, et que je causais avec mes camarades; puis je me réveillai, et me trouvai assis, le nom de Steerforth sur les lèvres, et regardant avec égarement les étoiles qui brillaient au-dessus de ma tête. Quand je me souvins où j'étais à cette heure indue, je me sentis effrayé sans savoir pourquoi, je me levai et je me mis à marcher. Mais les étoiles pâlissaient déjà, et une faible lueur dans le ciel annonçait la venue du jour; je repris courage, et comme j'étais très-fatigué, je me couchai et je m'endormis de nouveau, tout en sentant pendant mon sommeil un froid perçant; enfin les rayons du soleil et la cloche matinale de la pension qui appelait les écoliers à leurs études ordinaires me réveillèrent. Si j'avais espéré que Steerforth fût encore là, j'aurais erré dans les environs jusqu'à ce qu'il fût sorti tout seul, mais je savais qu'il avait quitté la pension depuis longtemps. Traddles pouvait bien y être encore, mais je n'en étais pas sûr, et je n'avais pas assez de confiance dans sa discrétion ou son adresse pour lui faire part de ma situation, quelque bonne opinion que j'eusse de son coeur. Je m'éloignai donc pendant que mes anciens camarades se levaient, je pris la longue route poudreuse que l'on m'avait indiquée comme la route de Douvres, du temps que je faisais partie des élèves de M. Creakle, quoi que je ne pusse guère deviner alors qu'on pourrait me voir un jour voyager ainsi par ce chemin.

Comme cette matinée du dimanche différait de celles que j'avais passées jadis à Yarmouth! L'heure venue, j'entendis en marchant sonner les cloches des églises, je rencontrai les gens qui s'y rendaient, puis je passai devant la porte de quelques églises pendant le culte; les chants retentissaient sous ce beau soleil, et le bedeau qui se tenait à l'ombre du porche, ou qui était assis sous les funèbres, s'essuyant le front, me regardait de travers en me voyant passer, sans m'arrêter. La paix et le repos des dimanches du temps passé régnaient partout, excepté dans mon coeur. Je me sentais accuser et dénoncer aux fidèles observateurs de la loi du dimanche par la poussière qui me couvrait, et par mes cheveux en désordre. Sans le tableau toujours présent à mes yeux de ma mère dans tout l'éclat de sa jeunesse et de sa beauté, assise auprès du feu et pleurant, et de ma tante s'attendrissant un moment sur elle, je ne sais si j'aurais eu le courage de marcher jusqu'au lendemain. Mais cette création de mon imagination marchait devant moi et je la suivais.

J'avais franchi ce jour-là un espace de neuf lieues sur la grande route, et j'étais épuisé, n'ayant pas l'habitude de ce genre de fatigue. Je me vois encore, à la tombée de la nuit, traversant le pont de Rochester et mangeant le pain que j'avais réservé pour mon souper. Une ou deux petites maisons ayant pour enseigne: «On loge à pied et à cheval,» m'offraient de grandes tentations, mais je n'osais pas dépenser les quelques sous qui me restaient encore, et d'ailleurs j'avais peur des figures suspectes des gens errants que j'avais rencontrés et dépassés. Je ne demandai donc d'abri qu'au ciel, comme la nuit précédente, et j'arrivai à grand'peine à Chatham, qui, la nuit, présente une fantasmagorie de chaux, de ponts-levis et de vaisseaux démâtés à l'ancre dans une rivière boueuse; je me glissai le long d'un rempart couvert de gazon qui donnait sur une ruelle, et je me couchai près d'un canon. La sentinelle qui était de garde marchait de long en large, et, rassuré par sa présence, quoiqu'elle ne se doutât pas plus de mon existence que mes camarades ne la soupçonnaient la veille au soir, je dormis profondément jusqu'au matin.

En me réveillant, mes membres étaient si raides et mes pieds si endoloris, j'étais tellement étourdi par le roulement des tambours et le bruit des pas des soldats qui semblaient m'entourer de toutes parts, que je sentis que je ne pourrais pas aller loin ce jour-là, si je voulais avoir la force d'arriver au bout de mon voyage. En conséquence, je descendis une longue rue étroite, décidé à faire de la vente de ma veste la grande affaire de ma journée. Je l'ôtai pour apprendre à m'en passer, et la mettant sous mon bras, je commençai ma tournée d'inspection de toutes les boutiques de revendeurs.

L'endroit était bien choisi pour vendre une veste: les marchands de vieux habits étaient nombreux et se tenaient presque tous sur le seuil de leur porte pour attendre les pratiques. Mais la plupart d'entre eux avaient dans leurs étalages un ou deux habits d'officier avec les épaulettes, et intimidé par la splendeur de leurs marchandises, je me promenai longtemps avant d'offrir ma veste à personne.

Cette modestie reporta mon attention sur les boutiques de hardes à l'usage des matelots, et sur les magasins du genre de celui de M. Dolloby; il y aurait eu trop d'ambition à m'adresser aux négociants d'un ordre plus relevé. Enfin je découvris une petite boutique dont l'aspect me parut favorable, au coin d'une petite ruelle qui se terminait par un champ d'orties entouré d'une barrière chargée d'habits de matelots que la boutique ne pouvait contenir, le tout entremêlé de vieux fusils, de berceaux d'enfants, de chapeaux de toile cirée et de paniers remplis d'une telle quantité de clefs rouillées, qu'il semblait que la collection en fut assez riche pour ouvrir toutes les portes du monde.

Je descendis quelques marches avec un peu d'émotion pour entrer dans cette boutique qui était petite et basse, et à peine éclairée par une fenêtre étroite qu'obscurcissaient des habits suspendus tout le long. Le coeur me battait, et mon trouble augmenta quand un vieillard affreux, avec une barbe grise, sortit précipitamment de son antre, derrière la boutique, et me saisit par les cheveux. Il était horrible à voir, et vêtu d'un gilet de flanelle très- sale, qui sentait terriblement le rhum. Son lit, couvert d'un lambeau d'étoffe déchirée, était placé dans le trou qu'il venait de quitter, et qu'éclairait une autre petite fenêtre par laquelle on apercevait encore un champ d'orties où broutait un âne boiteux.

«Qu'est-ce que vous voulez? cria le vieillard d'un ton féroce Oh! mes yeux, mes membres! qu'est-ce que vous voulez? Oh! mes poumons, mon estomac! qu'est-ce que vous voulez? Oh! Gocoo! Gocoo!»

Je fus si épouvanté par ces paroles, et surtout par cette dernière manifestation de son émotion, qui ressemblait à une sorte de râle inconnu, que je ne pus rien répondre, sur quoi le vieillard, qui me tenait toujours par les cheveux, reprit:

«Oh! qu'est-ce que vous voulez? Oh! mes yeux, mes membres! qu'est- ce que vous voulez? Oh! mes poumons, mon estomac! que voulez-vous? Oh! Gocoo,» et il poussa ce dernier cri avec une telle énergie que les yeux lui sortaient de la tête.

— C'était pour savoir, dis-je en tremblant, si vous ne voudriez pas acheter une veste.

— Oh! voyons la veste, cria le vieillard. Oh! j'ai le coeur en feu! voyons la veste. Oh! mes yeux, mes membres! montrez-moi cette veste.»

Là dessus il lâcha mes cheveux, et de ses mains tremblantes, qui ressemblaient aux serres d'un oiseau monstre, il ajusta sur son nez une paire de lunettes qui faisaient paraître ses yeux plus rouges encore.

«Oh! combien demandez-vous de cette veste? cria le vieillard après l'avoir examinée. Oh! Gocoo! combien en demandez-vous?

— Trois shillings, répondis-je en me remettant un peu.

— Oh! mes poumons, mon estomac! non, cria le vieillard. Oh! mes yeux; non! Oh! mes membres; non! deux shillings Gocoo!»

Toutes les fois qu'il poussait cette exclamation, les yeux semblaient prêts à lui sortir de la tête, et il prononçait toutes ses phrases sur une espèce d'air toujours le même, assez semblable à un coup de vent qui commence doucement, grossit, grossit, et finit par s'apaiser en grondant.

«Eh bien! dis-je, enchanté d'avoir fini le marché, j'accepte deux shillings.

— Oh! mon estomac! cria le vieillard en jetant la veste sur une planche. Allez-vous-en. Oh! mes poumons! sortez de la boutique. Oh! mes yeux, mes membres! Gocoo! Ne demandez pas d'argent; faisons plutôt un troc.»

Je n'ai jamais été si effrayé de ma vie; mais je lui dis humblement que j'avais besoin d'argent, et que tout autre objet me serait inutile; seulement que je l'attendrais à la porte puisqu'il le désirait, et que je n'avais aucune envie de le presser. Je sortis donc de la boutique, et je m'assis à l'ombre dans un coin. Le temps s'écoula, le soleil m'atteignit dans ma retraite, puis disparut de nouveau, et j'attendais toujours mon argent.

J'espère, pour l'honneur de la corporation, qu'il n'y a jamais eu de fou, ni d'ivrogne pareil dans le négoce des vieux habits. Il était connu dans les environs comme jouissant de la réputation d'avoir vendu son âme au diable, à ce que j'appris bientôt par les visites qu'il recevait de tous les petits garçons du voisinage, qui faisaient à chaque instant irruption dans sa boutique, en lui criant, au nom de Satan, d'apporter son or.

«Tu n'es pas pauvre, Charlot, tu le sais bien; tu as beau dire.
Montre-nous ton or. Montre-nous l'or que le diable t'a donné en
échange de ton âme. Allons! va chercher dans ta paillasse,
Charlot. Tu n'as qu'à la découdre, et nous donner ton or.»

Ces cris, accompagnés de l'offre d'un couteau pour accomplir l'opération, l'exaspéraient à un tel degré qu'il passait toute sa journée à se précipiter sur les petits garçons, qui se débattaient contre lui, puis s'échappaient de ses mains. Parfois, dans sa rage, il me prenait pour l'un d'entre eux, et se jetait sur moi en me faisant des grimaces comme s'il allait me mettre en pièces; puis, me reconnaissant à temps, il rentrait dans la boutique et s'étendait sur son lit, à ce qu'il me semblait d'après la direction de la voix; là il hurlait sur son ton ordinaire la Mort de Nelson, en plaçant un oh! avant chaque vers de la complainte, et en parsemant le tout d'innombrables Gocoos. Pour mettre le comble à mes malheurs, les petits garçons des environs, me croyant attaché à l'établissement, vu la persévérance avec laquelle je restais, à moitié vêtu, assis devant la porte, me jetaient des pierres en me disant des injures tout le long du jour.

Il fit encore plusieurs efforts pour me persuader de consentir à un échange; une fois il apparut avec une ligne à pécher, une autre fois avec un violon; un chapeau à trois cornes et une flûte me furent successivement offerts. Mais je résistai à toutes ces ouvertures, et je restai devant sa porte, désespéré, le conjurant, les larmes aux yeux, de me donner mon argent ou ma veste. Enfin il commença à me payer sou par sou, et il se passa deux heures avant que nous fussions arrivés à un shilling.

«Oh! mes yeux, mes membres! se mit-il alors à crier en avançant son hideux visage hors de la boutique. Voulez-vous vous arranger de deux pence de plus?

— Je ne peux pas, répondis-je, je mourrais de faim.

— Oh! mes poumons, mon estomac; trois pence.

— Je ne marchanderais pas plus longtemps pour quelques sous, si je pouvais, lui dis-je; mais j'ai besoin de cet argent.

— Oh! Go…coo! (Il est impossible de rendre l'expression qu'il mit à cette exclamation, caché comme il était derrière le montant de la porte, et ne laissant voir que son rusé visage); voulez-vous partir pour quatre pence?»

J'étais si épuisé et si fatigué que j'acceptai de guerre lasse, et prenant l'argent dans ses serres en tremblant un peu, je m'éloignai un moment avant le coucher du soleil, ayant plus grand faim et plus grand soif que jamais. Mais je me remis bientôt complètement, grâce à une dépense de six sous; et reprenant courageusement mon voyage, je fis trois lieues dans la soirée.

Je trouvai un abri pour la nuit sous une nouvelle meule de foin, et j'y dormis profondément, après avoir lavé mes pieds endoloris dans un ruisseau voisin, et les avoir enveloppés de feuilles fraîches. Quand je me remis en route le lendemain matin, je vis se déployer de toutes parts des vergers et des champs de houblon, la saison était assez avancée pour que les arbres fussent déjà couverts de pommes mûres, et la récolte du houblon commençait dans quelques endroits. La beauté des champs me séduisit infiniment, et je décidai dans mon esprit que je coucherais ce soir-là au milieu des houblons, m'imaginant sans doute que je trouverais une agréable compagnie dans cette longue perspective d'échalas entourée de gracieuses guirlandes de feuilles.

Je fis ce jour-là plusieurs rencontres qui m'inspirèrent une terreur dont le souvenir est encore vivant dans mon esprit. Parmi les gens errant par les chemins, je vis plusieurs misérables qui me regardèrent d'un air féroce, et me rappelèrent quand je les eus dépassés, en me disant de venir leur parler et quand je commençai à courir pour me sauver, ils me jetèrent des pierres. Je me souviens surtout d'un jeune homme, chaudronnier ambulant, je suppose, d'après son soufflet et son réchaud; une femme l'accompagnait, et il me regarda d'un air si farouche, et me cria d'une voix si terrible de revenir sur mes pas que je m'arrêtai et me retournai.

«Venez ici, quand on vous appelle, dit le chaudronnier, ou je vous tue sur place.»

Je pris le parti de m'approcher. En les examinant de plus près, et en regardant le chaudronnier pour essayer de l'attendrir, je m'aperçus que la femme avait un coup à la tête.

«Où allez-vous? dit le chaudronnier en empoignant le devant de ma chemise de sa main noircie.

— Je vais à Douvres, dis-je.

— D'où venez-vous? me dit-il, en donnant un tour de main dans ma chemise, pour être plus sûr de ne pas me laisser échapper.

— Je viens de Londres.

— Pourquoi faire? dit le chaudronnier? N'êtes vous pas un petit filou?

— Non.

— Ah! vous ne voulez pas en convenir. Encore un non et je vous casse la tête!»

Il fit avec la main qui était libre le geste de me frapper, puis il me regarda des pieds à la tête.

«Avez-vous sur vous le prix d'un pot de bière, dit le chaudronnier; en ce cas, donnez-le vite, avant que je vous le prenne.»

J'aurais certainement cédé, si je n'avais pas rencontré le regard de la femme, qui me fit un signe de tête imperceptible, et je vis ses lèvres s'agiter comme pour me dire:

«Non.»

«Je suis très-pauvre, lui dis-je en essayant de sourire: je n'ai point d'argent.

— Allons! qu'est-ce que cela signifie? dit le chaudronnier en me regardant d'un air si farouche que je crus un moment qu'il voyait mon argent à travers ma poche.

— Monsieur… balbutiai-je.

— Qu'est-ce que cela veut dire? reprit le chaudronnier, vous portez la cravate de soie de mon père. Ôtez cela, un peu vite,» et il m'enleva la mienne en un tour de main, puis la jeta à la femme.

Elle se mit à rire, comme si elle prenait cela pour une plaisanterie, et me rejetant la cravate, elle me fit un nouveau petit signe de tête, et ses lèvres formèrent le mot: «Allez!» Avant que je pusse obéir, le chaudronnier arracha la cravate de mes mains avec tant de brutalité qu'il me repoussa en arrière comme une feuille, la noua autour de son cou, puis se retournant en jurant vers la femme, la renversa par terre. Je n'oublierai jamais ce que j'éprouvai en la voyant tomber sur le pavé de la route, où elle resta étendue. Son bonnet était tombé de la violence du choc, et ses cheveux étaient souillés de poussière. Quand je fus un peu plus loin je me retournai encore, et je la vis assise sur le bord du chemin, essuyant avec un coin de son châle le sang qui coulait de son visage, pendant qu'il la précédait sur la route.

Cette aventure m'effraya tellement, que depuis lors, dès que j'apercevais de loin quelques rôdeurs de cette espèce, je retournais sur mes pas pour chercher une cachette, et j'y restais jusqu'à ce qu'ils fussent hors de vue; cela se répéta assez souvent pour que mon voyage en fût sérieusement ralenti. Mais, dans cette difficulté comme dans toutes les autres difficultés de mon entreprise, je me sentais soutenu et entraîné par le portrait que je m'étais tracé de ma mère dans sa jeunesse avant mon arrivée dans ce monde. C'était ma société au milieu du champ de houblon, quand je m'étendis pour dormir; je la retrouvai à mon réveil et elle marcha devant moi tout le jour; elle s'associe encore depuis ce temps dans mon esprit avec le souvenir de la grande rue de Cantorbéry, qui semblait sommeiller sous les rayons du soleil, et avec le spectacle des vieilles maisons, de la vieille cathédrale et des corbeaux qui volaient sur les tours. Quand j'arrivai enfin sur les sables arides qui entourent Douvres, cette image chérie me rendit l'espérance au milieu de ma solitude, et elle ne m'abandonna que lorsque j'eus atteint le premier but de mon voyage et que j'eus mis le pied dans la ville, le sixième jour depuis mon évasion. Mais alors, chose étrange à dire! quand je me trouvai, mes souliers déchirés, mes habits en désordre, les cheveux poudreux et le teint brûlé par le soleil, dans le lieu vers lequel tendaient tous mes désirs, la vision s'évanouit tout à coup, et je restai seul, découragé et abattu.

Je demandai d'abord aux bateliers si quelqu'un d'entre eux ne connaissait pas ma tante, et je reçus plusieurs réponses contradictoires. L'un me disait qu'elle demeurait près du grand phare, et qu'elle y avait roussi ses moustaches; un autre qu'elle était attachée à la grande bouée hors du port, et qu'on ne pouvait aller la voir qu'à la marée basse; un troisième qu'elle était en prison à Maidstone pour avoir volé des enfants; un quatrième enfin, que, dans le dernier coup de vent, on l'avait vue monter sur un balai et prendre la route de Calais. Les cochers de fiacre auxquels je m'adressai ensuite ne furent pas moins plaisants ni plus respectueux; quant aux marchands, peu satisfaits de ma tournure, ils me répondaient généralement, sans écouter ce que je disais, qu'ils n'avaient rien à me donner. Je me sentais plus misérable et plus abandonné que pendant tout mon voyage. Je n'avais plus d'argent, ni rien à vendre; j'avais faim et soif; j'étais épuisé, et je me croyais aussi loin de mon but que si j'étais encore à Londres.

La matinée s'était écoulée pendant mes recherches, et j'étais assis sur les marches d'une boutique à louer au coin d'une rue, près de la place du Marché, réfléchissant sur la question de savoir si je prendrais le chemin des petites villes des environs, dont Peggotty m'avait parlé, quand un cocher de place qui passait par là avec sa voiture laissa tomber une couverture de cheval. Je la ramassai, et la bonne figure du propriétaire m'encouragea à lui demander, en la rendant, s'il savait l'adresse de miss Trotwood, quoique j'eusse fait déjà cette question si souvent sans succès qu'elle expirait presque sur mes lèvres.

«Trotwood? dit-il, voyons donc. Je connais ce nom là. Une vieille dame?

— Oui, un peu, répondis-je.

— Un peu roide d'encolure, dit-il en se redressant.

— Oui, dis-je, cela me parait très-probable.

— Qui porte un sac, dit-il, un sac où il y a beaucoup de place…; un peu brusque, et mal commode avec le monde?»

Le coeur me manquait en reconnaissant l'exactitude évidente du signalement.

«Eh bien! je vous dirai que si vous montez par là, et il montrait avec son fouet les falaises, et que vous marchiez tout droit devant vous jusqu'à ce que vous arriviez à des maisons qui donnent sur la mer, je crois que vous aurez de ses nouvelles. Mon avis est qu'elle ne vous donnera pas grand'chose; tenez, voilà toujours un penny pour vous.»

J'acceptai le don avec reconnaissance, et j'en achetai un morceau de pain que je mangeai en prenant le chemin indiqué par mon nouvel ami. Je marchai assez longtemps avant d'arriver aux maisons qu'il m'avait désignées, mais enfin je les aperçus, et j'entrai dans une petite boutique où l'on vendait toutes sortes de choses, pour demander si on ne pourrait pas avoir la bonté de me dire où demeurait miss Trotwood. Je m'adressai à un homme debout derrière le comptoir, qui pesait du riz pour une jeune personne; ce fut elle qui répondit à ma question en se retournant vivement: «Ma maîtresse, dit-elle, que lui voulez-vous?

— J'ai besoin de lui parler, s'il vous plaît, répondis-je.

— Vous voulez dire de lui demander l'aumône, répliqua-t'elle.

— Non certes, dis-je. Puis, me rappelant tout d'un coup qu'en réalité je n'avais pas d'autre but, je rougis jusqu'aux oreilles et gardai le silence.»

La servante de ma tante (du moins je supposais que telle était sa situation d'après ce qu'elle venait de dire) mit son riz dans un petit panier et sortit de la boutique en me disant que je pouvais la suivre, si je voulais voir où demeurait miss Trotwood. Je ne me le fis pas répéter, quoique je fusse arrivé à un tel degré de terreur et de consternation que mes jambes se dérobaient sous moi. Je suivis la jeune fille, et nous arrivâmes bientôt à une jolie petite maison ornée d'un balcon, avec un petit parterre, rempli de fleurs très-bien soignées, qui exhalaient un parfum délicieux.

«Voici la maison de miss Trotwood, me dit la servante. Maintenant que vous le savez, c'est tout ce que j'ai à vous dire.» À ces paroles elle rentra précipitamment dans la maison comme pour renier toute responsabilité de ma visite, et elle me laissa debout près de la grille du jardin, regardant tristement par-dessus, du côté de la fenêtre du salon; on n'apercevait qu'un rideau de mousseline entr'ouvert, un grand écran vert fixé à la croisée, une petite table et un vaste fauteuil qui me suggéra l'idée que ma tante y trônait peut-être, en ce moment même, dans toute sa majesté.

Mes souliers étaient arrivés à un état lamentable. La semelle était partie par petits morceaux, et l'empeigne crevée et trouée sur toute la ligne n'avait plus figure humaine. Mon chapeau (qui, par parenthèse, m'avait servi de bonnet de nuit) était si bosselé et si aplati qu'une vieille marmite sans anses jetée sur un tas de fumier ne se serait pas trouvée flattée de la comparaison. Ma chemise et mon pantalon maculés par la sueur, la rosée, l'herbe et la terre qui m'avait servi de lit, étaient déchirés en lambeaux, et pouvaient servir d'épouvantail aux oiseaux, pendant que j'étais là debout à la porte du jardin de ma tante. Mes cheveux n'avaient pas renouvelé connaissance avec un peigne depuis mon départ de Londres. Mon visage, mon cou et mes mains, peu habitués à l'air, étaient absolument brûlés par le soleil. J'étais couvert de poussière de la tête aux pieds, et presque aussi blanc que si je sortais d'un four à chaux. C'était dans cet état et dans le trouble que j'en ressentais que j'attendais pour me présenter à ma terrible tante et pour faire sur elle ma première impression.

Rien ne bougeait à la fenêtre du salon; j'en conclus au bout d'un moment qu'elle n'y était pas, je levai les yeux pour regarder la croisée au-dessus, et je vis un monsieur d'une figure agréable, au teint fleuri, aux cheveux gris, qui fermait un oeil d'un air grotesque en me faisant de la tête, à deux ou trois reprises différentes, des signes contradictoires, disant oui, disant non, et qui finalement se mit à rire et s'en alla.

J'étais déjà bien assez embarrassé, mais cette conduite inattendue acheva de me déconcerter, et j'étais sur le point de m'évader sans rien dire pour réfléchir à ce que j'avais à faire, quand une dame sortit de la maison, un mouchoir noué par-dessus son bonnet; elle portait des gants de jardinage, un tablier avec une grande poche et un grand couteau. Je la reconnus à l'instant même pour miss Betsy, car elle sortit de la maison d'un pas majestueux, comme ma pauvre mère m'avait souvent raconté qu'elle l'avait vue marcher dans notre jardin à Blunderstone.

«Allez, dit miss Betsy en secouant la tête et en gesticulant de loin avec son couteau. Allez-vous-en! Point de garçons ici!»

Je la regardais en tremblant, le coeur sur les lèvres, pendant qu'elle s'en allait au pas militaire vers un coin de son jardin, où elle se baissa pour déraciner une petite plante. Alors sans ombre d'espérance, mais avec le courage du désespoir, j'allai tout doucement auprès d'elle et la touchai du bout du doigt:

«Madame, s'il vous plaît, commençai-je.»

Elle tressaillit et releva les yeux.

«Ma tante, s'il vous plaît…

— Hein? dit miss Betsy, d'un ton d'étonnement tel que je n'ai jamais rien vu de pareil.

— Ma tante, s'il vous plaît, je suis votre neveu.

— Oh! mon Dieu! dit ma tante, et elle s'assit par terre dans l'allée.

— Je suis David Copperfield, de Blunderstone, dans le comté de Suffolk, où vous êtes venue la nuit de ma naissance voir ma chère maman. J'ai été bien malheureux depuis sa mort. On m'a négligé, on ne m'a rien fait apprendre, on m'a abandonné à moi-même et on m'a donné une besogne pour laquelle je ne suis pas fait. Je me suis sauvé pour venir vous trouver; on m'a volé au moment de mon évasion, et j'ai marché tout le long du chemin sans avoir couché dans un lit depuis mon départ.» Ici mon courage m'abandonna tout à coup, et levant les mains pour lui montrer mes haillons et tout ce que j'avais souffert, je versai, je crois, tout ce que j'avais de larmes sur le coeur depuis huit jours.

Jusque-là, la physionomie de ma tante n'avait exprimé que l'étonnement; assise sur le sable, elle me regardait en face, mais quand je me mis à pleurer, elle se leva précipitamment, me prit par le collet et m'emmena dans le salon. Son premier soin fut d'ouvrir une grande armoire, d'y prendre plusieurs bouteilles et de verser une partie de leur contenu dans ma bouche. Je suppose qu'elle les avait prises au hasard et sans choix, car je suis bien sûr d'avoir goûté d'enfilade de l'anisette, de la sauce d'anchois et une préparation pour la salade. Quand elle m'eut administré ces remèdes, comme j'étais dans un état nerveux qui ne me permettait pas d'étouffer mes sanglots, elle m'étendit sur le sofa, avec un châle sous ma tête, et le mouchoir qui ornait la sienne sous mes pieds, de peur que je ne salisse la housse, puis s'asseyant derrière l'écran vert dont j'ai déjà parlé et qui m'empêchait de voir son visage, elle déchargeait par intervalles l'exclamation de: «Miséricorde!» comme des coups de canon de détresse.

Au bout d'un moment elle sonna. «Jeannette!» dit ma tante. Quand la servante fut entrée, «montez faire mes compliments à M. Dick, et dites-lui que je voudrais lui parler.»

Jeannette eut l'air un peu étonnée de me voir étendu comme une statue sur le canapé (je n'osais pas bouger de peur de déplaire à ma tante), mais elle alla exécuter la commission. Ma tante se promena de long en large dans la chambre, ses mains derrière le dos, jusqu'à ce que le monsieur qui m'avait fait des grimaces de la fenêtre du premier étage entrât en riant.

«Monsieur Dick, lui dit ma tante, surtout pas de bêtises, parce que personne ne peut être plus sensé que vous quand cela vous convient. Nous le savons tous; ainsi, pas de bêtises, je vous prie.»

Il prit à l'instant un air grave et me regarda d'un air que j'interprétai comme une prière de ne pas parler de l'incident de la fenêtre.

«Monsieur Dick, reprit ma tante, vous m'avez entendue parler de David Copperfield? N'allez pas faire semblant de manquer de mémoire, parce que je sais aussi bien que vous ce qu'il en est.

— David Copperfield? dit M. Dick, qui me faisait l'effet de n'avoir pas des souvenirs très-nets sur la question. David Copperfield? oh! oui! sans doute. David, c'est vrai!

— Eh bien! dit ma tante; voilà son fils: il ressemblerait parfaitement à son père s'il ne ressemblait pas tant aussi à sa mère.

— Son fils? dit M. Dick, le fils de David? est-il possible?

— Oui, dit ma tante, et il a fait un joli coup! il s'est enfui. Ah! ce n'est pas sa soeur, Betsy Trotwood, qui se serait sauvée, elle!» Ma tante secoua la tête d'un air positif, pleine de confiance dans le caractère et la conduite discrète de cette fille accomplie, à laquelle il ne manquait que d'avoir jamais vu le jour.

«Oh! vous croyez qu'elle ne se serait pas sauvée? dit M. Dick.

— Est-il Dieu possible! dit ma tante. À quoi pensez-vous? Je ne sais peut-être pas ce que je dis? Elle aurait demeuré chez sa marraine, et nous aurions vécu très-heureuses ensemble. Où donc voulez-vous, je vous le demande, que sa soeur Betsy Trotwood se fût sauvée, et pourquoi!

— Je n'en sais rien, dit M. Dick.

— Eh bien! reprit ma tante, adoucie par la réponse, pourquoi faites-vous le niais, Dick, quand vous êtes fin comme l'ambre? Maintenant, vous voyez le petit David Copperfield, et la question que je voulais vous adresser, la voici: que faut-il que j'en fasse?

— Ce qu'il faut que vous en fassiez? dit M. Dick d'une voix éteinte et en se grattant le front; que faut-il en faire?

— Oui, dit ma tante, en le regardant sérieusement et en levant le doigt. Attention! il me faut un avis solide.

— Eh bien! si j'étais à votre place… dit M. Dick, en réfléchissant et en jetant sur moi un vague regard, je… ce coup d'oeil me sembla lui fournir une inspiration soudaine, et il ajouta vivement: je le ferais laver!

— Jeannette, dit ma tante en se retournant avec un sourire de triomphe que je ne comprenais pas encore; M. Dick a toujours raison; faites chauffer un bain!»

Quelque intérêt que je prisse à la conversation, je ne pus m'empêcher, pendant ce temps-là, d'examiner ma tante, M. Dick et Jeannette, et d'achever cet examen par la chambre où je me trouvais.

Ma tante était grande; ses traits étaient prononcés sans être désagréables, son visage, sa voix, sa tournure, sa démarche, tout indiquait une inflexibilité de caractère qui suffisait amplement pour expliquer l'effet qu'elle avait produit sur une créature aussi douce que ma mère, mais elle avait dû être assez belle dans sa jeunesse, malgré une expression de raideur et d'austérité. Je remarquai bientôt que ses yeux étaient vifs et brillants; ses cheveux gris formaient deux bandeaux contenus par une espèce de bonnet simple, plus communément porté dans ce temps-là qu'à présent, avec des pattes qui se nouaient sous la menton; sa robe était gris-lavande et très-propre, mais son peu d'ampleur indiquait que ma tante n'aimait pas à être gênée dans ses mouvements. Je me rappelle que cette robe me faisait l'effet d'une amazone dont on aurait écourté la jupe; elle portait une montre d'homme, à en juger par la forme et le volume, avec une chaîne et des cachets à l'avenant; le linge qu'elle portait autour du cou et des poignets ressemblait beaucoup aux cols et aux manchettes des chemises d'hommes.

J'ai déjà dit que M. Dick avait les cheveux gris et le teint frais; sa tête était de plus singulièrement courbée, et ce n'était pas par l'âge; sa vue me rappelait l'attitude des élèves de M. Creakle, quand il venait de les battre. Les grands yeux gris de M. Dick étaient à fleur de tête, et brillaient d'un éclat humide et étrange, ce qui, joint à ses manières distraites, à sa soumission envers ma tante, et à sa joie d'enfant quand elle lui faisait un compliment, me donna l'idée qu'il était un peu timbré, quoique j'eusse peine à m'expliquer comment, dans ce cas, il habitait chez ma tante. Il était vêtu comme tout le monde, en paletot gris et en pantalon blanc; une montre au gousset et de l'argent dans ses poches; il le faisait même sonner volontiers, comme s'il en était fier.

Jeannette était une jolie fille de dix-neuf à vingt ans, parfaitement propre et bien tenue. Quoique mes observations ne s'étendissent pas plus loin alors, je puis dire tout de suite ce que je ne découvris que par la suite, c'est qu'elle faisait partie d'une série de protégées que ma tante avait prises à son service tout exprès pour les élever dans l'horreur du mariage, ce qui faisait que généralement elles finissaient par épouser le garçon boulanger.

La chambre était aussi bien tenue que ma tante et Jeannette. En posant ma plume, il y a un moment, pour y réfléchir, j'ai senti de nouveau l'air de la mer mêlé au parfum des fleurs. J'ai revu les vieux meubles si soigneusement entretenus, la chaise, la table et l'écran vert qui appartenaient exclusivement à ma tante, la toile qui couvrait le tapis, le chat, les deux serins, la vieille porcelaine, la grande jatte pleine de feuilles de roses sèches, l'armoire remplie de bouteilles, et enfin, ce qui ne s'accordait guère avec le reste, je me suis revu couvert de poussière, étendu sur le canapé et observant curieusement tout ce qui m'entourait.

Jeannette nous avait quittés pour préparer le bain, quand ma tante, à ma grande terreur, changea tout à coup de visage et se mit à crier d'un air indigné et d'une voix étouffée:

«Jeannette, des ânes!»

Sur quoi Jeannette remonta l'escalier de la cuisine, comme si le feu était à la maison, se précipita sur une petite pelouse en dehors du jardin, et détourna deux ânes qui avaient eu l'audace d'y poser le pied, avec des dames sur leur dos, tandis que ma tante sortant aussi en toute hâte, saisissait la bride d'un troisième animal que montait un enfant, l'éloignait de ce lieu respectable et donnait une paire de soufflets à l'infortuné gamin chargé de conduire les ânes, qui avait osé profaner cet endroit consacré.

Je ne sais pas encore, à l'heure qu'il est, si ma tante avait des droits bien positifs sur cette petite pelouse, mais elle avait décidé dans son esprit qu'elle lui appartenait, et cela lui suffisait. On ne pouvait pas lui faire de plus sensible outrage que de faire passer un âne sur ce gazon immaculé. Quelque occupation qui pût l'absorber, quelque intéressante que fût la conversation à laquelle elle prenait part, un âne suffisait à l'instant pour détourner le cours de ses idées; elle se précipitait sur lui incontinent. Des seaux d'eau et des arrosoirs étaient toujours prêts dans un coin pour qu'elle pût déverser leur contenu sur les assaillants; il y avait des bâtons en embuscade derrière la porte pour faire des sorties d'heure en heure; c'était un état de guerre permanent. Je soupçonne même que c'était aussi une distraction agréable pour les âniers, ou peut-être encore que les baudets les plus intelligents, sachant ce qui en était, prenaient plaisir, par l'entêtement qui fait le fond de leur caractère, à passer toujours par ce chemin. Je sais seulement qu'il y eut trois assauts pendant qu'on préparait le bain, et que dans le dernier, le plus terrible de tous, je vis ma tante engager la lutte avec un âne roux, âgé d'une quinzaine d'années, et qu'elle lui cogna la tête deux ou trois fois contre la barrière du jardin, avant qu'il eût eu le temps de comprendre de quoi il s'agissait. Ces interruptions me paraissaient d'autant plus absurdes, qu'elle était justement occupée à me donner du bouillon avec une cuiller, convaincue que je mourais véritablement de faim, et que je ne pouvais recevoir de nourriture qu'à très-petites doses. C'est alors que, de temps en temps, au moment où j'avais la bouche ouverte, elle remettait la cuiller dans l'assiette en criant: «Jeannette, des ânes!» et repartait pour résister à l'assaut.

Le bain me fit grand bien. J'avais commencé à sentir des douleurs aiguës dans tous les membres, à la suite des nuits que j'avais passées à la belle étoile, et j'étais si fatigué, si abattu, que j'avais bien de la peine à rester éveillé cinq minutes de suite. Après le bain, ma tante et Jeannette me revêtirent d'une chemise, d'un pantalon appartenant à M. Dick, et m'enveloppèrent dans deux ou trois grands châles. Je devais avoir l'air d'un drôle de paquet, mais, dans tous les cas, c'était un paquet terriblement chaud. Je me sentais très-faible et très-assoupi, et je m'étendis de nouveau sur le canapé, où je m'endormis bientôt.

C'était peut-être un rêve, suite naturelle de l'image qui avait occupé si longtemps mon esprit, mais je me réveillai avec l'impression que ma tante s'était penchée vers moi, qu'elle avait écarté mes cheveux et arrangé l'oreiller qui soutenait ma tête, puis qu'elle m'avait regardé longtemps. Les mots: «Pauvre enfant!» semblaient aussi retentir à mes oreilles, mais je n'oserais assurer que ma tante les eût prononcés, car à mon réveil elle était assise près de la fenêtre, à regarder la mer, cachée derrière son écran mécanique qui tournait à volonté sur son pivot.

Le dîner arriva tout de suite après mon réveil: il se composait d'un pudding et d'un poulet rôti; j'étais assis à table, les jambes un peu retroussées sous moi-même, comme un pigeon à la crapaudine et ne les remuant qu'avec la plus grande difficulté. Mais, comme c'était ma tante qui m'avait ainsi emballé de ses propres mains, je n'osais pas me plaindre. Cependant j'étais extrêmement préoccupé de savoir ce qu'elle allait faire de moi, mais elle mangeait dans le plus profond silence, se bornant à me regarder fixement de temps en temps, et à dire «Miséricorde!» ce qui ne contribuait pas à calmer mes inquiétudes.

La nappe enlevée, on apporta du vin de Xérès, et ma tante m'en donna un verre, puis elle envoya chercher M. Dick, qui arriva aussitôt et prit son air le plus grave quand elle le pria de faire attention à mon histoire, qu'elle me fit raconter graduellement en réponse à une série de questions. Durant mon récit, elle tint les yeux fixés sur M. Dick, qui sans cela se serait endormi, je crois, et quand il essayait de sourire, ma tante le rappelait à l'ordre en fronçant les sourcils.

«Je ne puis concevoir de quelle fantaisie cette pauvre enfant a été prise d'aller se remarier, dit ma tante quand j'eus fini.

— Peut-être avait-elle de l'amour pour son second mari, suggéra
M. Dick.

— De l'amour! répéta ma tante. Que voulez-vous dire? qu'est-ce qu'elle avait besoin de çà?

— Peut-être, dit M. Dick d'un air malin, après un moment de réflexion, peut-être que ça lui faisait plaisir.

— Plaisir, en vérité! répliqua ma tante; un beau plaisir, vraiment, pour cette pauvre enfant, d'aller donner son petit coeur au premier mauvais sujet venu qui ne pouvait manquer de la maltraiter d'une façon ou d'une autre. Que voulait-elle de plus, je vous le demande? Elle avait eu un mari. Elle avait trouvé David Copperfield, qui avait eu la rage des poupées de cire depuis son berceau. Elle avait un enfant (oh! à eux deux ils faisaient bien la paire) quand elle mit au monde celui que voici, ce fameux vendredi soir! Et que voulait-elle de plus, je vous le demande?»

M. Dick secoua la tête mystérieusement comme s'il pensait qu'il n'y avait rien à répondre à ça.

«Elle n'a même pas pu avoir un enfant comme tout le monde, continua ma tante. Qu'a-t-elle fait de la soeur de ce garçon, Betsy Trotwood? il n'en a seulement pas été question! Tenez, ne m'en parlez pas!

M. Dick avait l'air très-effrayé.

«Le petit médecin avec la tête de côté, dit ma tante, Chillip, je crois, un nom comme ça, qu'est-ce qu'il faisait là? il ne savait dire avec sa voix de rouge-gorge que son éternel: «C'est un garçon!» Un garçon! Ah! quels imbéciles que tous ces gens-là!»

La vivacité de l'expression troubla extrêmement M. Dick et moi aussi, à dire le vrai.

«Et puis, comme si cela ne suffisait pas, comme si elle n'avait pas fait assez de tort à la soeur de cet enfant, Betsy Trotwood, reprit ma tante, elle se remarie, elle épouse un meurtrier[4] ou quelque nom comme ça, pour faire tort à son fils. Il fallait qu'elle fût bien enfant de ne pas prévoir ce qui est arrivé, et que son garçon irait un jour errer par le monde comme un vagabond, comme un petit Caïn en herbe; qui sait?»

M. Dick me regarda fixement comme pour reconnaître si je répondais à ce signalement.

«Et puis voilà cette femme avec un nom sauvage, dit ma tante, cette Peggotty qui se marie à son tour, comme si elle n'avait pas assez vu les inconvénients du mariage; il faut qu'elle se marie aussi, à ce que raconte cet enfant. J'espère bien, au moins, dit ma tante en branlant la tête, que son mari est de l'espèce qu'on voit si souvent figurer dans les journaux, et qu'il la battra en conscience.»

Je ne pouvais supporter d'entendre ainsi attaquer ma chère bonne, ni qu'on fit des voeux de cette nature sur son compte. Je dis à ma tante qu'elle se trompait, que Peggotty était la meilleure amie du monde, la servante la plus fidèle, la plus dévouée, la plus constante qu'on pût rencontrer; qu'elle m'avait toujours aimé tendrement et ma mère aussi, quelle avait soutenu la tête de ma mère à ses derniers moments, et qu'elle avait reçu son dernier baiser. Le souvenir des deux personnes qui m'avaient le plus aimé au monde me coupait la voix; je fondis en larmes en essayant de dire que la maison de Peggotty m'était ouverte, que tout ce qu'elle avait était à ma disposition; et que j'aurais été chercher un refuge chez elle, si je n'avais craint de lui attirer des difficultés insurmontables dans sa situation. Je ne pus aller plus loin et je cachai mon visage dans mes mains.

«Bien, bien! dit ma tante, cet enfant a raison de défendre ceux qui l'ont protégé. Jeannette, des ânes!»

Je crois que, sans ces malheureux ânes, nous en serions venus alors à nous comprendre: ma tante avait posé la main sur mon épaule, et, me sentant encouragé par cette marque d'approbation, j'étais sur le point de l'embrasser et d'implorer sa protection. Mais l'interruption et le désordre que jeta dans son esprit la lutte subséquente, mit un terme pour le moment à toute pensée plus douce; ma tante déclara avec indignation à M. Dick que son parti était pris et qu'elle était décidée à en appeler aux lois de son pays et à amener devant les tribunaux les propriétaires de tous les ânes de Douvres; cet accès d'ânophobie lui dura jusqu'à l'heure du thé.

Après le repas, nous restâmes près de la fenêtre dans le but, je suppose, d'après l'expression résolue du visage de ma tante, d'apercevoir de loin de nouveaux délinquants. Quand il fit nuit, Jeannette apporta des bougies, ferma les rideaux et plaça un damier sur la table.

«Maintenant, M. Dick, dit ma tante en le regardant sérieusement et en levant le doigt comme l'autre fois, j'ai encore une question à vous faire. Regardez cet enfant.

— Le fils de David? dit M. Dick d'un air d'attention et d'embarras.

— Précisément, dit ma tante. Qu'en feriez-vous, maintenant?

— Ce que je ferais du fils de David? dit M. Dick.

— Oui, répliqua ma tante, du fils de David.

— Oh! dit M. Dick, oui, j'en ferais… je le mettrais au lit!

— Jeannette, s'écria ma tante avec l'expression de satisfaction triomphante que j'avais déjà remarquée. M. Dick a toujours raison. Si le lit est prêt, nous allons le coucher.»

Jeannette déclara que le lit était prêt, et on me fit monter comme un prisonnier entre quatre gendarmes, ma tante en tête et Jeannette à l'arrière-garde. La seule circonstance qui me donnât encore de l'espoir, c'est que, sur la question de ma tante à propos d'une odeur de roussi qui régnait dans l'escalier, Jeannette répliqua qu'elle venait de brûler ma vieille chemise dans la cheminée de la cuisine. Mais il n'y avait pas d'autres vêtements dans ma chambre que le triste trousseau que j'avais sur le corps, et quand ma tante m'eut laissé là en me prévenant que ma bougie ne devait pas rester allumée plus de cinq minutes, je l'entendis fermer la porte à clef en dehors. En y réfléchissant, je me dis que peut-être ma tante, ne me connaissant pas, pouvait croire que j'avais l'habitude de m'enfuir, et qu'elle prenait ses précautions en conséquence.

Ma chambre était jolie, située au haut de la maison et donnait sur la mer, que la lune éclairait alors. Après avoir fait ma prière, mon bout de bougie s'étant éteint, je me rappelle que je restai près de la fenêtre à regarder les rayons de la lune sur l'eau, comme si c'était un livre magique où je pusse espérer de lire ma destinée, ou bien encore comme si j'allais voir descendre du ciel, le long de ses rayons lumineux, ma mère avec son petit enfant pour me regarder comme le dernier jour où j'avais vu son doux visage. Je me rappelle encore que le sentiment solennel qui remplissait mon coeur, quand je détournai enfin les yeux de ce spectacle, céda bientôt à la sensation de reconnaissance et de repos que m'inspirait la vue de ce lit entouré de rideaux blancs; je me souviens encore du plaisir avec lequel je m'étendis entre ces draps blancs comme la neige. Je pensais à tous les lieux solitaires où j'avais couché à la belle étoile et je demandai à Dieu de me faire la grâce de ne plus me trouver sans asile et de ne jamais oublier ceux qui n'avaient pas un toit où reposer leur tête. Je me souviens qu'ensuite je crus, petit à petit, descendre dans le monde des rêves par ce sentier de lumière qui jetait sur la mer un éclat mélancolique.

CHAPITRE XIV.

Ce que ma tante fait de moi.

En descendant le matin, je trouvai ma tante plongée dans de si profondes méditations devant la table du déjeuner, que l'eau contenue dans la bouilloire débordait de la théière et menaçait d'inonder la nappe, quand mon entrée la fit sortir de sa rêverie. J'étais sûr d'avoir été le sujet de ses réflexions; et je désirais plus ardemment que jamais de savoir ses intentions à mon égard; cependant je n'osais pas exprimer mon inquiétude, de peur de l'offenser.

Mes yeux, pourtant, n'étant pas gardés aussi soigneusement que ma langue, se dirigeaient sans cesse vers ma tante pendant le déjeuner. Je ne pouvais la regarder un moment sans que ses regards vinssent aussi rencontrer les miens; elle me contemplait d'un air pensif, et comme si j'étais à une très-grande distance, au lieu d'être, comme je l'étais, assis en face d'elle, devant un petit guéridon. Quand elle eut fini de manger, elle s'appuya d'un air décidé sur le dossier de sa chaise, fronça les sourcils, croisa les bras, et me contempla tout à son aise, avec une fixité et une attention qui m'embarrassaient extrêmement. Je n'avais pas encore fini de déjeuner, et j'essayais de cacher ma confusion en continuant mon repas, mais mon couteau se prenait dans les dents de ma fourchette, qui à son tour se heurtait contre le couteau; je coupais mon jambon d'une manière si énergique, qu'il volait en l'air au lieu de prendre le chemin de mon gosier, je m'étranglais en buvant mon thé qui s'entêtait à passer de travers; enfin j'y renonçai tout de bon, et je me sentis rougir sous l'examen scrutateur de ma tante.

«Or çà! dit-elle après un long silence.» Je levai les yeux et je soutins avec respect ses regards vifs et pénétrants.

«Je lui ai écrit, dit ma tante.

— À…?

— À votre beau-père, dit ma tante; je lui ai envoyé une lettre à laquelle il sera bien obligé de faire attention, sans quoi nous aurons maille à partir ensemble; je l'en préviens.

— Sait-il où je suis, ma tante? demandai-je avec effroi.

— Je le lui ai dit, fit ma tante avec un signe de tête.

— Est-ce que vous… vous me remettriez entre ses mains? demandai-je en balbutiant.

— Je ne sais pas, dit ma tante: nous verrons.

— Oh! mon Dieu! qu'est-ce que je vais devenir, m'écriai je, s'il faut que je retourne chez M. Murdstone!

— Je n'en sais rien, dit ma tante, en secouant la tête, je n'en sais rien du tout; nous verrons.»

J'étais profondément abattu, mon coeur était bien gros et mon courage m'abandonnait. Ma tante, sans prendre garde à moi, tira de l'armoire un grand tablier à bavette, s'en revêtit, lava elle-même les tasses, puis, quand tout fut en ordre, et remis sur le plateau, elle plia la nappe, qu'elle posa sur les tasses, et sonna Jeannette pour emporter le tout: elle mit ensuite des gants pour enlever les miettes, avec un petit balai, jusqu'à ce qu'on n'aperçût plus sur le tapis un grain de poussière, après quoi elle épousseta et rangea la chambre, qui me paraissait déjà dans un ordre parfait. Quand tous ces devoirs furent accomplis à sa satisfaction, elle ôta ses gants et son tablier, les plia, les enferma dans le coin de l'armoire d'où elle les avait tirés, puis vint s'établir avec sa boîte à ouvrage près de la table, à côté de la fenêtre ouverte, et se mit à travailler derrière l'écran vert en face du jour.

«Voulez-vous monter, me dit ma tante, en enfilant son aiguille, vous ferez mes compliments à M. Dick, et vous lui direz que je serais bien aise de savoir si son mémoire avance.»

Je me levai vivement pour m'acquitter de cette commission.

«Je suppose, dit ma tante en me regardant aussi attentivement que l'aiguille qu'elle venait d'enfiler, je suppose que vous trouvez le nom de M. Dick un peu court.

— C'est ce que je me disais hier, je le trouvais… un peu court, répondis-je.

— N'allez pas croire qu'il n'en a pas d'autre qu'il pût porter si cela lui convenait, dit ma tante d'un air de dignité. Babley, M. Richard Babley, voilà son véritable nom.»

J'allais dire, par un sentiment modeste de ma jeunesse et de la familiarité dont je m'étais déjà rendu coupable, qu'il vaudrait peut-être mieux que je lui donnasse son nom tout entier, mais ma tante reprit:

«Mais ne l'appelez jamais ainsi dans aucun cas. Il ne peut souffrir son nom, c'est une petite manie. Je ne sais pas, si on peut appeler cela une manie, car il a assez souffert de gens qui portent le même nom pour qu'il en ait conçu un dégoût mortel, Dieu le sait! M. Dick est son nom ici, et partout ailleurs maintenant; c'est-à-dire s'il allait jamais ailleurs, ce qu'il ne fait pas. Ainsi ayez bien soin, mon enfant, de ne jamais l'appeler autrement que M. Dick.»

Je promis d'obéir et je montai pour m'acquitter de mon message, en pensant en chemin que, si M. Dick travaillait depuis longtemps à son mémoire avec l'assiduité qu'il y mettait quand je l'avais aperçu par la porte ouverte en descendant déjeuner, le mémoire devait toucher à sa fin. Je le trouvai toujours absorbé dans la même occupation, une longue plume à la main et sa tête presque collée contre le papier. Il était si occupé que j'eus tout le temps de remarquer un grand cerf-volant dans un coin, de nombreux paquets de manuscrits en désordre, des plumes innombrables, et par-dessus tout une énorme provision d'encre (il y avait une douzaine, au moins, de bouteilles d'un litre rangées en bataille), avant qu'il s'aperçût de ma présence.

«Ah! Phébus! dit M. Dick en posant sa plume, je ne sais comment le monde va! Mais je vous dirai une chose, ajouta-t-il en baissant la voix, je ne voudrais pas que cela fût répété, mais…» Ici il me fit signe de m'approcher et, me parlant à l'oreille: «le monde est fou, fou à lier, mon garçon,» dit M. Dick en prenant du tabac dans une boîte ronde placée sur la table et en riant de tout son coeur.

Je m'acquittai de mon message sans m'aventurer à donner mon avis sur cette grave question.

«Eh bien! dit M. Dick en réponse, faites-lui mes compliments et dites que je… je crois être en bon train. Je crois vraiment être en bon train, dit M. Dick en passant la main dans ses cheveux gris et en jetant un regard un peu inquiet sur son manuscrit. Vous avez été en pension?

— Oui, monsieur, répondis-je, pendant quelque temps.

— Vous rappelez-vous la date, dit M. Dick en me regardant attentivement et en prenant sa plume, de la mort du roi Charles Ier?»

Je dis que je croyais que c'était en 1649.

«Eh bien! dit M. Dick en se grattant l'oreille avec sa plume et en me regardant d'un air de doute, c'est ce que disent les livres, mais je ne comprends pas comment cela s'est fait. S'il y a si longtemps, comment les gens qui l'entouraient ont-ils pu avoir la maladresse de faire passer dans ma tête un peu de la confusion qui était dans la sienne quand ils l'eurent coupée?»

Je fus très-étonné de la question, mais je ne pus lui donner aucun renseignement sur ce sujet.

«C'est très-étrange, dit M. Dick en jetant un regard découragé sur ses papiers et en passant de nouveau la main dans ses cheveux, mais je ne puis pas venir à bout de débrouiller cette question. Je n'ai pas l'esprit parfaitement net là-dessus. Mais peu importe, peu importe, dit-il gaiement et d'un air plus animé, nous avons le temps. Faites mes compliments à miss Trotwood, je suis en très-bon chemin!»

Je m'en allais, lorsqu'il attira mon attention sur le cerf-volant.

«Que pensez-vous de ce cerf-volant?» me dit-il.

Je répondis que je le trouvais très-beau. Il devait avoir au moins six pieds de haut.

«C'est moi qui l'ai fait. Nous le ferons partir un de ces jours, vous et moi, dit M. Dick. Voyez-vous?»

Il me montrait qu'il était fait de papier couvert d'une écriture fine et serrée, mais si nette, qu'en jetant mes regards sur les lignes, il me sembla voir deux ou trois allusions à la tête du roi Charles Ier.

«Il y a beaucoup de ficelle, dit M. Dick, et quand il monte bien haut, il porte naturellement les faits plus loin: c'est ma manière de les répandre. Je ne sais pas où il peut aller tomber, cela dépend des circonstances du vent et ainsi de suite, mais au petit bonheur!»

Il avait l'air si bon, si doux et si respectable, malgré son apparence de force et de vivacité, que je n'étais pas bien sûr que ce ne fût pas de sa part une plaisanterie pour m'égayer. Je me mis donc à rire, il en fit autant, et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde.

«Eh bien! petit, dit ma tante quand je fus redescendu, comment va
M. Dick ce matin?»

Je répondis qu'il lui faisait ses compliments, et qu'il était en très-bon chemin.

«Que pensez-vous de M. Dick?» demanda ma tante.

J'avais quelque envie d'essayer de détourner la question en répliquant que je le trouvais très-aimable, mais ma tante ne se laissait pas ainsi dérouter, elle posa son ouvrage sur ses genoux et me dit en croisant ses mains.

«Allons! votre soeur Betsy Trotwood m'aurait dit à l'instant ce qu'elle pensait de n'importe qui. Faites comme votre soeur tant que vous pourrez, et parlez!

— N'est-il pas… M. Dick n'est-il pas… Je vous fais cette question, parce que je ne sais pas, ma tante, s'il n'a pas la… la tête un peu dérangée, balbutiai-je, car je sentais bien que je marchais sur un terrain dangereux.

— Pas un brin, dit ma tante.

— Oh! vraiment! repris-je d'une voix faible.

— S'il y a quelqu'un au monde qui n'ait pas la tête dérangée, c'est M. Dick!» dit ma tante avec beaucoup de décision et d'énergie.

Je n'avais rien de mieux à faire que de répéter timidement:

«Oh! vraiment!

— On a dit qu'il était fou, reprit ma tante; j'ai un plaisir égoïste à rappeler qu'on a dit qu'il était fou, car sans cela je n'aurais jamais eu le bonheur de jouir de sa société et de ses conseils depuis dix ans et plus, à vrai dire depuis que votre soeur Betsy Trotwood m'a fait faux bond.

— Il y a si longtemps?

— Et c'étaient des gens bien sensés encore qui avaient l'audace de dire qu'il était fou, continua ma tante. M. Dick est un peu mon allié, n'importe comment, il n'est pas nécessaire que je vous explique cela. Sans moi, son propre frère l'aurait enfermé sa vie durant. Voilà tout!

Je me reproche ici un peu d'hypocrisie, lorsqu'en voyant l'indignation de ma tante sur ce point, je tâchai de prendre un air indigné comme elle.

«Un imbécile orgueilleux!» dit ma tante, parce que son frère était un peu original, quoiqu'il ne le soit pas à moitié autant que beaucoup de gens; il n'aimait pas qu'on le vit chez lui, et il allait l'envoyer dans une maison de santé, quoiqu'il eût été confié à ses soins par feu leur père, qui le regardait presque comme un idiot. Encore une belle autorité! C'était plutôt lui qui était fou, sans doute!»

Ma tante avait l'air si convaincu, que je fis de nouveaux efforts pour avoir l'air d'être convaincu comme elle.

«Là-dessus, je m'en mêlai, dit ma tante, et je lui fis une proposition. Je lui dis: «Votre frère a toute sa raison, il est infiniment plus sensé que vous ne l'êtes et ne le serez jamais, je l'espère, du moins. Faites-lui une petite pension, et qu'il vienne vivre chez moi. Je n'ai pas peur de lui; je ne suis pas vaniteuse, moi, je suis prête à le soigner et je ne le maltraiterai pas comme d'autres pourraient le faire, surtout dans un hospice.» Après de nombreuses difficultés, dit ma tante, j'ai eu le dessus, et il est ici depuis ce temps-là. C'est bien l'homme le plus aimable et le plus facile à vivre qu'il y ait au monde; et quant aux conseils!… Mais personne ne sait, ne connaît et n'apprécie l'esprit de cet homme-là, excepté moi.»

Ma tante secoua sa robe et branla la tête comme si par ces deux mouvements elle portait un défi au monde entier.

«Il avait une soeur qu'il aimait beaucoup, c'était une bonne personne qui le soignait bien; mais elle fit comme toutes les femmes, elle prit un mari. Et le mari fit ce qu'ils font tous, il la rendit malheureuse. L'effet de son malheur fut tel sur M. Dick (ce n'est pas de la folie, j'espère!) que ce chagrin combiné avec la crainte que lui inspirait son frère et le sentiment qu'il avait de la dureté dont on usait à son égard, lui donnèrent une fièvre cérébrale. Ce fut avant le temps de son installation chez moi, mais ce souvenir lui est pénible encore. «Vous a-t-il parlé du roi Charles Ier, petit?

— Oui, ma tante.

— Ah! dit-elle en se frottant le nez d'un air un peu contrarié, c'est une allégorie à son usage pour parler de sa maladie. Il la rattache dans son esprit avec une grande agitation et beaucoup de trouble, ce qui est assez naturel, et c'est une figure dont il use, une comparaison, enfin tout ce que vous voudrez. Et pourquoi pas, si cela lui convient?

— Certainement, ma tante.

— Ce n'est pas comme cela qu'on s'exprime d'habitude, et ce n'est pas le langage qu'on emploie en affaires: je le sais bien, et c'est pour cela que j'insiste pour qu'il n'en soit pas question dans son mémoire.»

— Est-ce que c'est un mémoire sur sa propre histoire qu'il écrit, ma tante?

— Oui, petit, répondit-elle en se frottant de nouveau le nez. Il fait un mémoire sur ses affaires, adressé au lord chancelier, ou à lord Quelquechose, enfin à un de ces gens qui sont payés pour recevoir des mémoires. Je suppose qu'il l'enverra un de ces jours. Il n'a pas encore pu le rédiger sans y introduire cette allégorie, mais peu importe, cela l'occupe.»

Le fait est que je découvris plus tard que M. Dick essayait depuis plus de dix ans d'empêcher le roi Charles Ier d'apparaître dans son mémoire, mais sans pouvoir jamais l'empêcher de revenir sur l'eau.

«Je répète, dit ma tante, que personne que moi ne connaît l'esprit de cet homme-là, le plus aimable des hommes et le plus facile à vivre. S'il aime à enlever un cerf-volant de temps en temps, qu'est-ce que cela dit? Franklin enlevait des cerfs-volants. Il était quaker ou quelque chose de cette espèce, si je ne me trompe. Et un quaker enlevant un cerf-volant est beaucoup plus ridicule qu'un homme ordinaire.»

Si j'avais pu supposer que ma tante m'avait raconté ces détails pour mon édification personnelle, ou pour me donner une preuve de confiance, j'aurais été très-flatté, et j'aurais tiré des pronostics favorables d'une telle marque de faveur. Mais je ne pouvais pas me faire d'illusion à cet égard: il était évident pour moi que, si elle se lançait dans ces explications, c'est que la question se soulevait malgré elle dans son esprit: c'est à elle qu'elle répondait et non à moi, quoique ce fût à moi qu'elle adressât son discours en l'absence de tout autre auditeur.

En même temps je dois dire que la générosité avec laquelle elle défendait le pauvre M. Dick ne m'inspira pas seulement quelques espérances égoïstes pour mon compte, mais éveilla aussi dans mon coeur une certaine affection pour elle. Je crois que je commençais à m'apercevoir que, malgré toutes les excentricités et les étranges fantaisies de ma tante, c'était une personne qui méritait respect et confiance. Quoiqu'elle fût aussi animée que la veille contre les ânes, et qu'elle se précipitât aussi souvent hors au jardin pour défendre la pelouse; quelque violente indignation qu'elle éprouvât en voyant un jeune homme en passant faire les yeux doux à Jeannette assise à la fenêtre, ce qui était une des offenses les plus graves qu'on pût porter à la dignité de ma tante, cependant il m'était impossible de ne pas me sentir plus de respect pour elle et peut-être moins de frayeur.

J'attendais avec une extrême anxiété la réponse de M. Murdstone, mais je faisais de grands efforts pour le dissimuler, et pour me rendre aussi agréable que possible à ma tante et à M. Dick. Je devais sortir avec ce dernier pour enlever le grand cerf-volant, mais je n'avais pas d'autres habits que les vêtements un peu extraordinaires dont on m'avait affublé le premier jour, ce qui me retenait à la maison, à l'exception d'une promenade hygiénique d'une heure que ma tante me faisait faire sur la falaise devant la maison, à la tombée de la nuit, avant de me coucher. Enfin la réponse de M. Murdstone arriva, et ma tante m'informa, à mon grand effroi, qu'il viendrait lui parler le lendemain. Le lendemain donc, toujours revêtu de mon étrange costume, je comptais les heures, tremblant d'avance de terreur à l'idée de ce sombre visage, m'étonnant sans cesse de ne pas le voir arriver, et agité à tout moment par la lutte de mes espérances que je sentais faiblir, et de mes craintes qui reprenaient le dessus.

Ma tante était un peu plus impérieuse et plus sévère qu'à l'ordinaire; je n'aperçus pas, à d'autres traces, qu'elle se préparât à recevoir ce visiteur qui m'inspirait tant de terreur. Elle travaillait près de la fenêtre, et moi, assis auprès d'elle, je réfléchissais à tous les résultats possibles et impossibles de la visite de M. Murdstone. L'après-midi s'avançait, le dîner avait été retardé indéfiniment, mais ma tante impatientée venait de dire qu'on servit, quand elle jeta un cri d'alarme à la vue d'un âne; quelle fut ma consternation quand j'aperçus alors miss Murdstone montée sur le baudet, traverser d'un pas délibéré la pelouse sacrée, et s'arrêter en face de la maison, regardant tout autour d'elle, pendant que ma tante criait en secouant la tête, et en lui montrant le poing par la fenêtre:

«Passez votre chemin! vous n'avez rien à faire ici! vous êtes en contravention! allez-vous-en! A-t-on jamais vu pareille impudence!»

Ma tante était tellement courroucée par le sang-froid de miss Murdstone, qu'en vérité je crois qu'elle en perdit le mouvement et devint à l'instant incapable de se précipiter à l'attaque comme de coutume. Je saisis cette occasion pour lui dire que c'était miss Murdstone, et que le monsieur qui venait de la rejoindre (car le sentier étant très-roide, il était resté quelques pas en arrière) était M. Murdstone lui-même.

«Peu m'importe! cria ma tante, secouant toujours la tête et faisant par la fenêtre du salon des gestes qui ne pouvaient pas être interprétés comme un compliment de bienvenue, je ne veux pas de contravention! Je ne le souffrirai pas! Allez-vous-en! Jeannette, chassez-le! emmenez-le!» Et caché derrière ma tante, je vis une espèce de combat; l'âne, les quatre pattes plantées en terre, résistait à tout le monde, Jeannette le tirait par la bride pour le faire tourner, M. Murdstone essayait de le faire avancer, miss Murdstone donnait à Jeannette des coups d'ombrelle, et plusieurs petits garçons, accourus au bruit, criaient de toutes leurs forces. Mais ma tante reconnaissant tout à coup parmi eux le jeune malfaiteur chargé de la conduite de l'âne et qui était l'un de ses ennemis les plus acharnés, quoiqu'il eût à peine treize ans, se précipita sur le théâtre du combat, se jeta sur lui, le saisit, le traîna dans le jardin, sa veste par-dessus sa tête, et ses talons raclant le sol; puis appelant Jeannette pour aller chercher la police et la justice, afin qu'il fût pris, jugé et exécuté sur les lieux, elle le gardait à vue. Mais cette scène termina la comédie. Le gamin, qui avait bien des tours dans son sac, dont ma tante n'avait aucune idée, trouva bientôt moyen de s'échapper, avec un cri de victoire, laissant les traces de ses souliers ferrés dans les plates-bandes, et emmenant son âne en triomphe, l'un portant l'autre.

Miss Murdstone, en effet, avait quitté sa monture à la fin du combat, et elle attendait avec son frère, au bas des marches, que ma tante eût le loisir de les recevoir. Un peu agitée encore par la lutte, ma tante passa à côté d'eux avec une grande dignité, rentra chez elle et ne s'inquiéta plus de leur présence jusqu'au moment où Jeannette vint les annoncer.

«Faut-il m'en aller, ma tante, demandai-je en tremblant.

— Non, monsieur? dit ma tante, non, certes!» Sur quoi elle me poussa dans un coin près d'elle, et fit une barrière avec une chaise comme si c'était une geôle ou la barre du tribunal. Je continuai à occuper cette position pendant l'entrevue tout- entière, et je vis de là M. et miss Murdstone entrer dans le salon.

«Oh! dit ma tante, je ne savais pas d'abord à qui j'avais le plaisir de faire des reproches il y a un moment. Mais, voyez-vous, je ne permets à personne de passer avec un âne sur cette pelouse. Je ne fais pas d'exception. Je ne le permets à personne.

— Vous avez là une règle qui n'est pas commode pour les étrangers, dit miss Murdstone.

— En vérité?» dit ma tante.

M. Murdstone parut craindre de voir se renouveler les hostilités, et il intervint en disant:

«Miss Trotwood?

— Pardon, monsieur, dit ma tante en lui jetant un regard pénétrant, vous êtes le monsieur Murdstone qui a épousé la veuve de feu mon neveu David Copperfield de Blunderstone la Rookery? Pourquoi la Rookery? c'est ce que je ne sais pas.

— Oui, madame, dit M. Murdstone.

— Vous me pardonnerez de vous dire, monsieur, reprit ma tante, que je crois qu'il aurait infiniment mieux valu que vous eussiez laissé cette pauvre enfant tranquille.

— Je suis de l'avis de miss Trotwood en ce sens, dit miss
Murdstone en se redressant, que je regarde en effet notre pauvre
Clara comme une enfant sous tous les rapports essentiels.

— Il est heureux, mademoiselle, pour vous et pour moi, qui avançons dans la vie et qui n'avons pas dans nos agréments personnels de grands sujets de craindre qu'ils nous soient fatals, que personne ne puisse en dire autant de nous, reprit ma tante.

— Sans doute, repartit miss Murdstone, quoiqu'elle eût du mal à se décider à convenir de la chose: elle le fit du moins d'assez mauvaise grâce; et comme vous le dites, il aurait infiniment mieux valu pour mon frère qu'il n'eût jamais contracté ce mariage. J'ai toujours été de cet avis-là.

— Je n'en doute pas, dit ma tante. Jeannette, dit-elle après avoir sonné, faites mes compliments à M. Dick, et priez-le de descendre.»

En l'attendant, ma tante regarda le mur en silence, fronçant les sourcils, et se tenant plus droite que jamais. Quand il fut arrivé, elle procéda à la cérémonie de la présentation:

«Monsieur Dick, un de mes anciens et ultimes amis, sur le jugement duquel je compte,» ajouta ma tante avec une intention marquée pour prévenir M. Dick qui mordait ses ongles d'un air hébété.

M. Dick abandonna ses ongles et resta debout au milieu du groupe avec beaucoup de gravité et prêt à montrer la plus profonde attention. Ma tante fit un signe de tête à M. Murdstone qui reprit:

«Miss Trotwood, en recevant votre lettre, j'ai regardé comme un devoir pour moi et comme une marque de respect pour vous…

— Merci, dit ma tante, en le regardant toujours en face, ne vous inquiétez pas de moi.

— De venir y répondre en personne, quelque dérangement que le voyage pût m'occasionner, plutôt que de vous écrire: le malheureux enfant qui s'est enfui loin de ses amis et de ses occupations…

— Et dont toute l'apparence, dit sa soeur en attirant l'attention générale sur mon étrange costume, est si choquante et si scandaleuse…

— Jeanne Murdstone, dit son frère, ayez la bonté de ne pas m'interrompre. Ce malheureux enfant, miss Trotwood, a été, dans notre intérieur, la cause de beaucoup de difficultés et de troubles domestiques pendant la vie de feu ma chère Jeanne, et depuis. Il a un caractère sombre et mutin, il se révolte contre toute autorité; en un mot, il est intraitable. Nous avons essayé, ma soeur et moi, de le corriger de ses vices, mais sans y réussir, et nous avons senti tous les deux, car ma soeur est pleinement dans ma confidence, qu'il était juste que vous reçussiez de nos lèvres cette déclaration sincère, faite sans rancune et sans colère.

— Mon frère n'a pas besoin de mon témoignage pour confirmer le sien, dit miss Murdstone, je demande seulement la permission d'ajouter que de tous les garçons du monde, je ne crois pas qu'il y en ait un plus mauvais.

— C'est fort, dit ma tante d'un ton sec.

— Ce n'est pas trop fort en comparaison des faits, repartit miss
Murdstone.

— Ah! dit ma tante; eh bien! monsieur?

— J'ai mon opinion particulière sur la manière de l'élever, reprit M. Murdstone, dont le front s'obscurcissait de plus en plus à mesure que ma tante et lui se regardaient de plus près. Mes idées sont fondées en partie sur ce que je sais de son caractère, et en partie sur la connaissance que j'ai de mes moyens et de mes ressources. Je n'ai à en répondre qu'à moi-même; j'ai donc agi d'après mes idées, et je n'ai rien de plus à en dire. Il me suffira d'ajouter que j'ai placé cet enfant sous la surveillance d'un de mes amis, dans un commerce honorable: que cette condition ne lui convient pas; qu'il s'enfuit, erre comme un vagabond sur la route, et vient ici eu haillons, s'adresser à vous, miss Trotwood. Je désire mettre sous vos yeux, en tout honneur, les conséquences inévitables, selon moi, du secours que vous pourriez lui accorder dans ces circonstances.

— Commençons par traiter la question de cette occupation honorable, dit ma tante. S'il avait été votre propre fils, vous l'auriez placé de la même manière, je suppose?

— S'il avait été le fils de mon frère, dit miss Murdstone intervenant dans la discussion, son caractère aurait été, j'espère, tout à fait différent.

— Si cette pauvre enfant, sa défunte mère, avait été en vie, il aurait été chargé de même de ces honorables occupations, n'est-ce pas? dit ma tante.

— Je crois, dit M. Murdstone avec un signe de tête, que Clara n'aurait jamais résisté à ce que nous aurions regardé, ma soeur Jeanne Murdstone et moi, comme le meilleur parti à prendre.»

Miss Murdstone confirma en grommelant ce que son frère venait de dire.

«Hem! dit ma tante, malheureux enfant!»

M. Dick, qui faisait sonner son argent dans ses poches depuis quelque temps, se livra à cette occupation avec un tel zèle que ma tante crut nécessaire de lui imposer silence par un regard, avant de dire:

«La pension de cette pauvre enfant s'est éteinte avec elle?

— Elle s'est éteinte avec elle, répliqua M. Murdstone.

— Et sa petite propriété, la maison et le jardin, ce je ne sais quoi la Rookery, sans Rooks, n'a pas été assurée à son fils?

— Son premier mari lui avait laissé son bien sans conditions, commençait à dire M. Murdstone, quand ma tante l'interrompit avec une impatience et une colère visibles.

— Mon Dieu, je le sais bien! laissé sans conditions! Je connaissais bien David Copperfield: je sais bien qu'il n'était pas homme à prévoir les moindres difficultés, quand elles lui auraient crevé les yeux. Il va sans dire que tout lui a été laissé sans conditions, mais quand elle s'est remariée, quand elle a eu le malheur de vous épouser; en un mot, dit ma tante, pour parler franchement, personne n'a-t-il dit alors un mot en faveur de cet enfant?

— Ma pauvre femme aimait son second mari, madame, dit
M. Murdstone: elle avait pleine confiance en lui.

— Votre femme, monsieur, était une pauvre enfant très- malheureuse, qui ne connaissait pas le monde, répondit ma tante en secouant la tête. Voilà ce qu'elle était; et maintenant, voyons! qu'avez-vous à dire de plus?

— Seulement ceci, miss Trotwood, répliqua-t-il; je suis prêt à reprendre David, sans conditions, pour faire de lui ce qui me conviendra, et pour agir à son égard comme il me plaira. Je ne suis pas venu pour faire des promesses, ni pour prendre des engagements envers qui que ce soit. Vous avez peut-être quelque intention, miss Trotwood, de l'encourager dans sa fuite et d'écouter ses plaintes. Vos manières qui, je dois le dire, ne me semblent pas conciliantes, me portent à le supposer. Je vous préviens donc que, si vous l'encouragez cette fois, c'est une affaire finie: si vous intervenez entre lui et moi, votre intervention, miss Trotwood, doit être définitive. Je ne plaisante pas, et il ne faut pas plaisanter avec moi. Je suis prêt à l'emmener pour la première et la dernière fois: est-il prêt à me suivre? S'il ne l'est pas, si vous me dites qu'il ne l'est pas, sous quelque prétexte que ce soit, peu m'importe, ma porte lui est fermée pour toujours, et je tiens pour convenu que la vôtre lui est ouverte.»

Ma tante avait écouté ce discours avec l'attention la plus soutenue, en se tenant plus droite que jamais, ses mains croisées sur ses genoux et l'oeil fixé sur son interlocuteur. Quand il eut fini, elle tourna les yeux du côté de miss Murdstone sans changer d'attitude, et lui dit:

«Et vous, mademoiselle, avez-vous quelque chose à ajouter?

— Vraiment, miss Trotwood, dit miss Murdstone, tout ce que je pourrais dire a été si bien exprimé par mon frère, et tous les faits que je pourrais rapporter ont été exposés par lui si clairement, que je n'ai qu'à vous remercier de votre politesse; ou plutôt de votre excessive politesse, ajouta miss Murdstone, avec une ironie qui ne troubla pas plus ma tante qu'elle n'eût déconcerté le canon près duquel j'avais dormi à Chatham.

— Et l'enfant, qu'est-ce qu'il en dit? reprit ma tante; David, êtes-vous prêt à partir?»

Je répondis que non, et je la conjurai de ne pas me laisser emmener. Je dis que M. et miss Murdstone ne m'avaient jamais aimé, qu'ils n'avaient jamais été bons pour moi; que je savais qu'ils avaient rendu ma mère, qui m'aimait tant, très-malheureuse à cause de moi, et que Peggotty le savait bien aussi. Je dis que j'avais plus souffert qu'on ne pouvait le croire, en pensant combien j'étais jeune encore. Je priai et je conjurai ma tante (je ne me rappelle plus en quels termes, mais je me souviens que j'en étais alors très-ému) de me protéger et de me défendre, pour l'amour de mon père.

«M. Dick, dit ma tante, que faut-il que je fasse de cet enfant?»

M Dick réfléchit, hésita, puis prenant un air radieux répondit:

«Faites-lui tout de suite prendre mesure pour un habillement complet.

— M. Dick, dit ma tante d'un air de triomphe, donnez-moi une poignée de main, votre bon sens est d'une valeur inappréciable.» Puis, ayant vivement secoué la main de M. Dick, elle m'attira près d'elle en disant à M. Murdstone:

«Vous pouvez partir si cela vous convient, je garde cet enfant, j'en courrai la chance. S'il est tel que vous dites, il me sera toujours facile de faire pour lui ce que vous avez fait, mais je n'en crois pas un mot.

— Miss Trotwood, répondit M. Murdstone, en haussant les épaules et en se levant, si vous étiez un homme…

— Billevesées! dit ma tante, ne me parlez pas de ces sornettes!

— Quelle politesse exquise, s'écria miss Murdstone en se levant, c'est trop fort, vraiment!

— Croyez-vous, dit ma tante en faisant la sourde oreille au discours de la soeur et en continuant à s'adresser au frère, et à secouer la tête d'un air de suprême dédain, croyez-vous que je ne sache pas la vie que vous avez fait mener à cette pauvre enfant si mal inspirée? Croyez-vous que je ne sache pas quel jour néfaste ce fut pour cette douce petite créature que celui où elle vous vit pour la première fois, souriant et faisant les yeux doux, je parie, comme si vous n'étiez pas capable de dire une sottise à un enfant?

— Je n'ai jamais entendu de langage plus élégant, dit miss
Murdstone.

— Croyez-vous que je ne comprenne pas votre jeu comme si j'y avais été? continua ma tante, maintenant que je vous vois et que je vous entends, ce qui, à vous dire le vrai, n'est rien moins qu'un plaisir pour moi. Ah! certes, il n'y avait personne au monde d'aussi doux et d'aussi soumis que M. Murdstone dans ce temps-là. La pauvre petite innocente n'avait jamais vu mouton pareil. Il était si plein de bonté! il adorait la mère: il avait une passion pour le fils, une véritable passion! il serait pour lui un second père, et il n'y avait plus qu'à vivre tous ensemble dans un paradis plein de roses, n'est-ce pas? Allons donc, laissez-moi tranquille! dit ma tante.

— Je n'ai de ma vie vu une femme semblable, s'écria miss
Murdstone.

— Et quand vous avez été sûr de cette pauvre petite insensée, dit ma tante (Dieu me pardonne d'appeler ainsi une créature qui est maintenant là où vous n'êtes pas pressé d'aller la rejoindre!), comme si vous n'aviez pas fait assez de tort à elle et aux siens, vous vous êtes mis à commencer son éducation, n'est-ce pas? Vous avez entrepris de la dresser, et vous l'avez mise en cage comme un pauvre petit oiseau, pour lui faire oublier sa vie passée et lui apprendre à chanter sur le même air que vous.

— C'est de la folie ou de l'ivresse, dit miss Murdstone, au désespoir de ne pouvoir détourner de son côté le torrent d'invectives de ma tante, et je soupçonne que c'est plutôt de l'ivresse.»

Miss Betsy, sans faire la moindre attention à l'interruption, continua à s'adresser à M. Murdstone.

«Oui, monsieur Murdstone, continua-t-elle en secouant le doigt, vous vous êtes fait le tyran de cette innocente enfant, et vous lui avez brisé le coeur. Elle avait l'âme tendre, je le sais, je le savais bien des années avant que vous la vissiez, et vous avez bien choisi son faible pour lui porter les coups dont elle est morte. Voilà la vérité, qu'elle vous plaise ou non, faites-en ce que vous voudrez, vous et ceux qui vous ont servi d'instruments.

— Permettez-moi de vous demander, miss Trotwood, dit miss Murdstone, quelle personne il vous plaît d'appeler, avec un choix d'expressions dont je n'ai pas l'habitude, les instruments de mon frère?»

Miss Betsy, persistant dans une surdité inébranlable, reprit son discours:

«Il était clair, comme je vous l'ai dit, bien des années avant que vous la vissiez (et il est au-dessus de la raison humaine de comprendre pourquoi il est entré dans les vues mystérieuses de la Providence que vous la vissiez jamais), il était clair que cette pauvre petite créature se remarierait un jour ou l'autre, mais j'espérais que cela ne tournerait pas aussi mal; c'était à l'époque où elle mit au monde son fils que voici, monsieur Murdstone; ce pauvre enfant dont vous vous êtes servi parfois pour la tourmenter plus tard, ce qui est un souvenir désagréable, et vous rend maintenant sa vue odieuse. Oui, oui, vous n'avez pas besoin de tressaillir, continua ma tante, je n'ai pas besoin de ça pour savoir la vérité.»

Il était resté tout le temps debout près de la porte, la regardant fixement, le sourire sur les lèvres, mais en fronçant ses épais sourcils. Je remarquai alors que tout en souriant encore, il avait pâli soudain, et qu'il semblait respirer comme un homme qui vient de perdre haleine à la course.

«Bonjour, monsieur, dit ma tante, et adieu. Bonjour, mademoiselle, continua-t-elle en se tournant brusquement vers la soeur. Si je vous vois jamais passer avec un âne sur ma pelouse, aussi sûr que vous avez une tête sur vos épaules, je vous arracherai votre chapeau et je trépignerai dessus!»

Il faudrait un peintre, et un peintre d'un talent rare pour rendre l'expression du visage de ma tante, en faisant cette déclaration inattendue, et celle de miss Murdstone en l'entendant. Mais le geste n'était pas moins éloquent que la parole, miss Murdstone, en conséquence, ne répondit pas, prit discrètement le bras de son frère et sortit majestueusement de la maison. Ma tante, toujours à la fenêtre, les regardait s'éloigner, toute prête, sans aucun doute, à mettre à l'instant même sa menace à exécution, dans le cas où reparaîtrait l'âne.

Nulle tentative n'ayant eu lieu pour répondre à ce défi, le visage de ma tante se radoucit peu à peu, si bien que je m'enhardis à la remercier et à l'embrasser, ce que je fis de tout mon coeur, en passant mes bras autour de son cou. Je donnai ensuite une poignée de mains à M. Dick, qui répéta cette cérémonie plusieurs fois de suite, et qui salua l'heureuse issue de l'affaire en éclatant de rire toutes les cinq minutes.

«Vous vous regarderez comme étant de moitié avec moi le tuteur de cet enfant, monsieur Dick, dit ma tante.

— Je serai enchanté, dit M. Dick, d'être le tuteur du fils de
David.

— Très-bien, dit ma tante, voilà qui est convenu. Je pensais à une chose, monsieur Dick, c'est que je pourrais l'appeler Trotwood?

— Certainement, certainement, appelez-le Trotwood, dit M. Dick,
Trotwood, fils de David Copperfield.

— Trotwood Copperfield, vous voulez dire? repartit ma tante.

— Oui, sans doute, oui, Trotwood Copperfield dit M. Dick un peu embarrassé.»

Ma tante fut si enchantée de son idée qu'elle marqua elle-même, avec de l'encre indélébile, les chemises qu'on m'acheta toutes faites ce jour-là, avant de me les laisser mettre; et il fut décidé que le reste de mon trousseau, qu'elle commanda immédiatement, porterait la même marque.

C'est ainsi que je commençai une vie toute neuve, avec un nom tout neuf, comme le reste. Maintenant que mon incertitude était passée, je croyais rêver. Je ne me disais pas que ma tante et M. Dick faisaient deux étranges tuteurs. Je ne pensais pas à moi-même d'une manière positive. Ce qu'il y avait de plus clair dans mon esprit, c'est, d'une part, que ma vie passée à Blunderstone s'éloignait de plus en plus et semblait flotter dans le vague d'une distance infinie; de l'autre, qu'un rideau venait de tomber pour toujours sur celle que j'avais menée chez Murdstone et Grinby. Personne n'a levé ce rideau depuis. Moi, je l'ai soulevé un moment d'une main timide et tremblante, même dans ce récit, et je l'ai laissé retomber avec joie. Le souvenir de cette existence est accompagné dans mon esprit d'une telle douleur, de tant de souffrance morale, d'une absence d'espérance si absolue, que je n'ai jamais eu le courage d'examiner combien de temps avait duré mon supplice. Est-ce un an, est-ce plus, est-ce moins? Je n'en sais rien. Je sais seulement que cela fut, que cela n'est plus, que je viens d'en parler pour n'en plus reparler jamais.

CHAPITRE XV.

Je recommence.

M. Dick et moi, nous fûmes bientôt les meilleurs amis du monde, et quand il avait achevé son travail de la journée, nous sortions souvent ensemble pour enlever le grand cerf-volant. Tous les jours de la vie, il travaillait longtemps à son mémoire, qui ne faisait pas le moindre progrès, quelque peine qu'il y prit, car le roi Charles venait toujours se fourrer tantôt au commencement, tantôt à la fin, et alors il n'en fallait plus parler, c'était à recommencer. La patience et le courage avec lesquels il supportait ces désappointements continuels, l'idée vague qu'il avait que le roi Charles Ier n'avait rien à voir là dedans, les faibles efforts qu'il tentait pour le chasser, et l'entêtement avec lequel ce monarque revenait condamner le mémoire à l'oubli, tout cela me fit une profonde impression. Je ne sais pas ce que M. Dick comptait faire du mémoire, dans le cas où il serait terminé, je crois qu'il ne savait pas plus que moi où il avait l'intention de l'envoyer, ni quels effets il en attendait. Mais, au reste, il n'était pas nécessaire qu'il se préoccupât de cette question, car s'il y avait quelque chose de certain sous le soleil, c'est que le mémoire ne serait jamais terminé.

C'était touchant de le voir avec son cerf-volant, quand il l'avait enlevé à une grande hauteur dans les airs. Ce qu'il m'avait dit, dans sa chambre, des espérances qu'il avait conçues de cette manière de disséminer les faits exposés sur les papiers qui le couvraient et qui n'étaient autres que des feuillets sacrifiés de quelque mémoire avorté, pouvait bien le préoccuper quelquefois, mais une fois dehors, il n'y pensait plus. Il ne pensait qu'à regarder le cerf-volant s'envoler et à développer à mesure la pelote de ficelle qu'il tenait à la main. Jamais il n'avait l'air plus serein. Je me disais quelquefois, quand j'étais assis près de lui le soir, sur un tertre de gazon, et que je le voyais suivre des yeux les mouvements du cerf-volant dans les airs, que son esprit sortait alors de sa confusion pour s'élever avec son jouet dans les cieux. Quand il roulait la ficelle, et que le cerf- volant, descendant peu à peu, sortait de l'horizon éclairé par le soleil couchant, pour tomber sur la terre comme frappé de mort, il semblait sortir peu à peu d'un rêve, et je l'ai vu ramasser son cerf-volant, puis regarder autour de lui d'un air égaré, comme s'ils étaient tombés ensemble d'une chute commune, et je le plaignais de tout mon coeur.

Les progrès que je faisais dans l'amitié et l'intimité de M. Dick ne nuisaient en rien à ceux que je faisais dans les bonnes grâces de sa fidèle amie, ma tante. Elle prit assez d'affection pour moi au bout de quelques semaines pour abréger le nom de Trotwood qu'elle m'avait donné, et m'appeler Trot; elle m'encouragea même à espérer que si je continuais comme j'avais commencé, je pouvais arriver à rivaliser dans son coeur avec ma soeur Betsy Trotwood.

«Trot, dit ma tante un soir, au moment où l'on venait comme de coutume d'apporter le trictrac pour elle et pour M. Dick, il ne faut pas oublier votre éducation.»

C'était mon seul sujet d'inquiétude, et je fus enchanté de cette ouverture.

«Cela vous ferait-il plaisir d'aller en pension à Canterbury?»

Je répondis que cela me plaisait d'autant plus que c'était tout près d'elle.

«Bien, dit ma tante, voudriez-vous partir demain?»

Je n'étais plus étranger à la rapidité ordinaire des mouvements de ma tante, je ne fus donc pas surpris d'une proposition si soudaine, et je dis, oui.

«Bien, répéta ma tante. Jeannette, vous demanderez le cheval gris et la petite voiture pour demain à dix heures du matin, et vous emballerez ce soir les effets de M. Trotwood.»

J'étais à la joie de mon coeur en entendant donner ces ordres, mais je me reprochai mon égoïsme, quand je vis leur effet sur M. Dick, qui était si abattu à la perspective de notre séparation et qui jouait si mal en conséquence, qu'après lui avoir donné plusieurs avertissements avec les cornets sur les doigts, ma tante ferma le trictrac et déclara qu'elle ne voulait plus jouer avec lui. Mais en apprenant que je viendrais quelquefois le samedi, et qu'il pouvait quelquefois aller me voir le mercredi, il reprit un peu courage et fit voeu de fabriquer pour ces occasions un cerf- volant gigantesque, bien plus grand que celui dont nous faisions notre divertissement aujourd'hui. Le lendemain, il était retombé dans l'abattement, et il cherchait à se consoler en me donnant tout ce qu'il possédait en or et en argent, mais ma tante étant intervenue, ses libéralités furent réduites à un don de quatre shillings: à force de prières, il obtint de le porter jusqu'à huit. Nous nous séparâmes de la manière la plus affectueuse à la porte du jardin, et M. Dick ne rentra dans la maison que lorsqu'il nous eut perdus de vue.

Ma tante, parfaitement indifférente à l'opinion publique, conduisit de main de maître le cheval gris à travers Douvres; elle se tenait droite et roide comme un cocher de cérémonie, et suivait de l'oeil les moindres mouvements du cheval, décidée à ne lui laisser faire sa volonté sous aucun prétexte. Quand nous fûmes en rase campagne, elle lui donna un peu plus de liberté, et jetant un regard sur une vallée de coussins, dans lesquels j'étais enseveli auprès d'elle, elle me demanda si j'étais heureux.

«Très-heureux, merci, ma tante,» dis-je. Elle en fut si satisfaite que n'ayant pas les mains libres pour me témoigner sa joie, elle me caressa la tête avec le manche de son fouet.

«La pension est-elle nombreuse? ma tante, demandai-je.

— Je n'en sais rien, dit ma tante, nous allons d'abord chez
M. Wickfield.

— Est-ce qu'il tient une pension? demandai-je.

— Non, Trot, c'est un homme d'affaires.»

Je ne demandai plus de renseignements sur le compte de M. Wickfield, et ma tante ne m'en offrant pas davantage, la conversation roula sur d'autres sujets, jusqu'au moment où nous arrivâmes à Canterbury. C'était le jour du marché, et ma tante eut beaucoup de peine à faire circuler le cheval gris entre les charrettes, les paniers, les piles de légumes et les mottes de beurre. Il s'en fallait parfois de l'épaisseur d'un cheveu que tout un étalage ne fût renversé, ce qui nous attirait des discours peu flatteurs de la part des gens qui nous entouraient; mais ma tante conduisait toujours avec le calme le plus parfait, et je crois qu'elle aurait traversé avec la même assurance un pays ennemi.

Enfin nous nous arrêtâmes devant une vieille maison qui usurpait sur l'alignement de la rue; les fenêtres du premier étage étaient en saillie, et les solives avançaient également leurs têtes sculptées au-dessus de la chaussée, de sorte que je me demandai un moment si toute la maison n'avait pas la curiosité de se porter ainsi en avant pour voir ce qui se passait dans la rue jusque sur le trottoir. Au reste, cela ne l'empêchait pas d'être d'une propreté exquise. Le vieux marteau de la porte cintrée, au milieu des guirlandes de fleurs et de fruits sculptés qui l'entouraient, brillait comme une étoile. Les marches de pierre étaient aussi nettes que si elles venaient de passer leur linge blanc, et tous les angles, les coins, les sculptures et les ornements, les petits carreaux des vieilles fenêtres, tout cela était aussi éclatant de propreté que la neige qui tombe sur les montagnes.

Quand la voiture s'arrêta à la porte, j'aperçus en regardant la maison une figure cadavéreuse, qui se montra un moment à une petite fenêtre dans une tourelle, à l'un des angles de la maison! puis disparut. La porte cintrée s'ouvrit alors, et je revis ce même visage. Il était aussi pâle que lorsque je l'avais vu à la fenêtre, quoique son teint fût un peu relevé par des taches de son qu'on voit souvent à la peau des personnes rousses; et en effet le personnage était roux: il pouvait avoir quinze ans, à ce que je puis croire, mais il paraissait beaucoup plus âgé; la faux qui avait moissonné ses cheveux les avait coupés ras comme un chaume. De sourcils point, pas plus que de cils; les yeux d'un rouge brun, si dégarnis, si dénudés que je ne m'expliquais pas qu'il pût dormir, ainsi à découvert. Il était haut des épaules, osseux et anguleux, d'une mise décente, habillé de noir, avec un bout de cravate blanche; son habit boutonné jusqu'au cou, une main si longue, si maigre, une vraie main de squelette, qui attira mon attention pendant que, debout à la tête du poney, il se caressait le menton et nous regardait dans la voiture.

«M. Wickfield est-il chez lui, Uriah Heep? dit ma tante.

— M. Wickfield est chez lui, madame; si vous voulez vous donner la peine d'entrer ici… dit-il en montrant de sa main décharnée la chambre qu'il voulait désigner.»

Nous mîmes pied à terre, et laissant Uriah Heep tenir le cheval, nous entrâmes dans un salon un peu bas, de forme oblongue, qui donnait sur la rue; je vis par la fenêtre Uriah qui soufflait dans les naseaux du cheval, puis les couvrait précipitamment de sa main, comme s'il y avait jeté un sort. En face de la vieille cheminée étaient placés deux portraits, l'un était celui d'un homme à cheveux gris, mais qui n'était pourtant pas âgé; les sourcils étaient noirs, il regardait des papiers attachés ensemble avec un ruban rouge. L'autre était celui d'une dame, l'expression de son visage était douce et sérieuse; elle me regardait.

Je crois que je cherchais des yeux un portrait d'Uriah, quand une porte s'ouvrit à l'autre bout de la chambre; il entra un monsieur, dont la vue me fit retourner pour m'assurer si par hasard ce ne serait pas le portrait qui serait sorti de son cadre. Mais non, le portrait était paisiblement à sa place; et quand le nouveau venu s'approcha de la lumière, je vis qu'il était plus âgé que lorsqu'il s'était fait faire son portrait.

«Miss Betsy Trotwood, dit-il, entrez je vous prie. J'étais occupé quand vous êtes arrivée, vous me le pardonnerez. Vous connaissez ma vie; vous savez que je n'ai qu'un intérêt au monde.»

Miss Betsy le remercia, et nous entrâmes dans son cabinet qui était meublé comme celui d'un homme d'affaires, de papiers, de livres, de boites d'étain, etc. Il donnait sur le jardin, et il était pourvu d'un coffre-fort en fer, fixé dans la muraille juste au-dessus du manteau de la cheminée; car je me demandais comment les ramoneurs pouvaient faire pour passer derrière, quand ils avaient besoin de nettoyer la cheminée.

«Eh bien! miss Trotwood, dit M. Wickfield; car je découvris bientôt que c'était le maître de la maison, qu'il était avoué et qu'il régissait les terres d'un riche propriétaire des environs, quel vent vous amène ici? C'est un bon vent, dans tous les cas, j'espère?

— Mais oui, répliqua ma tante, je ne suis pas venue pour des affaires de justice.

— Vous avez raison, mademoiselle, dit M. Wickfield: mieux vaut venir pour autre chose.»

Ses cheveux étaient tout à fait blancs alors, quoiqu'il eût encore les sourcils noirs. Son visage était très-agréable, il avait même dû être beau. Son teint était coloré d'une certaine façon dont j'avais appris, grâce à Peggotty, à faire honneur à l'usage du vin de Porto, et j'attribuais à la même origine l'intonation de sa voix et son embonpoint marqué. Il avait une mise très-convenable, un habit bleu, un gilet à raies, un pantalon de nankin; sa chemise à jabot et sa cravate de batiste semblaient si blanches et si fines qu'elles rappelaient à mon imagination vagabonde le cou d'un cygne.

«C'est mon neveu, dit ma tante.

— Je ne savais pas que vous en eussiez un, miss Trotwood, dit
M. Wickfield.

— Mon petit neveu, c'est-à-dire,» remarqua ma tante.

— Je ne savais pas que vous eussiez un petit-neveu, je vous assure, dit M. Wickfield.

— Je l'ai adopté, dit ma tante avec un geste qui indiquait qu'elle s'inquiétait fort peu de ce qu'il savait ou de ce qu'il ne savait pas, et je l'ai amené ici pour le mettre dans une pension où il soit bien enseigné et bien traité. Dites-moi où je trouverai cette pension, et donnez-moi enfin tous les renseignements nécessaires.»

«Avant de hasarder un conseil, dit M. Wickfield, permettez; vous savez, ma vieille question en toutes choses, quel est votre but réel?

— Le diable vous emporte! s'écria ma tante. Quel besoin d'aller toujours chercher midi à quatorze heures? Mon but est bien clair et bien simple, c'est de rendre cet enfant heureux et utile.

— Il doit y avoir encore quelque autre chose là-dessous, dit M. Wickfield, en branlant la tête et en souriant d'un air d'incrédulité.

— Quelles balivernes! repartit ma tante. Vous avez la prétention d'agir rondement dans ce que vous faites; vous ne supposez pas, j'espère, que vous soyez la seule personne qui aille tout droit son chemin dans ce monde?

— Je n'ai qu'un seul but dans la vie, miss Trotwood, beaucoup de gens en ont des douzaines, des vingtaines, des centaines: je n'ai qu'un but, voilà la différence; mais nous ne sommes plus dans la question. Vous demandez la meilleure pension? Quel que soit votre motif, vous voulez la meilleure.»

Ma tante fit un signe d'assentiment.

«J'en connais bien une qui vaut mieux que toutes les autres, dit M. Wickfield en réfléchissant, mais votre neveu ne pourrait y être admis pour le moment qu'en qualité d'externe.

«Mais en attendant, il pourrait demeurer quelque autre part, je suppose?» dit ma tante.

M. Wickfield reconnut que c'était possible, après un moment de discussion, il proposa de mener ma tante voir la pension, afin qu'elle pût en juger par elle-même; en revenant on visiterait les maisons où il pensait qu'on pourrait trouver pour moi le vivre et le couvert. Ma tante accepta la proposition, et nous allions sortir tous trois quand il s'arrêta pour me dire:

«Mais notre petit ami que voici pourrait avoir quelques motifs de ne pas vouloir nous accompagner. Je crois que nous ferions mieux de le laisser ici.»

Ma tante semblait disposée à contester la proposition: mais, pour faciliter les choses, je dis que j'étais tout prêt à les attendre chez M. Wickfield, si cela leur convenait, et je rentrai dans le cabinet, où je pris, en les attendant, possession de la chaise que j'avais occupée déjà en arrivant.

Cette chaise se trouvait placée en face d'un corridor étroit qui donnait dans la petite chambre ronde à la fenêtre de laquelle j'avais aperçu le pâle visage d'Uriah Heep. Après avoir mené le cheval dans une écurie des environs, il s'était remis à écrire sur un pupitre et copiait un papier fixé dans un cadre de fer suspendu sur le bureau. Quoiqu'il fût tourné de mon côté, je crus d'abord que le papier qu'il transcrivait et qui se trouvait entre lui et moi l'empêchait de me voir, mais en regardant plus attentivement de ce côté, je vis bientôt avec un certain malaise que ses yeux perçants apparaissaient de temps en temps sous le manuscrit comme deux soleils enflammés, et qu'il me regardait furtivement, au moins pendant une minute, quoiqu'on entendit sa plume courir tout aussi vite qu'à l'ordinaire. J'essayai plusieurs fois d'échapper à ses regards; je montai sur une chaise pour regarder une carte placée de l'autre côté de la chambre; je m'enfonçai dans la lecture du journal du comté, mais ses yeux m'attiraient toujours, et toutes les fois que je jetais un regard sur ces deux soleils brûlants, j'étais sûr de les voir se lever ou se coucher à l'instant même.

À la fin, après une assez longue absence, ma tante et M. Wickfield reparurent, à mon grand soulagement. Le résultat de leurs recherches n'était pas aussi satisfaisant que j'aurais pu le désirer, car si les avantages qu'offrait la pension étaient incontestables, ma tante n'avait pas été également satisfaite des maisons où je pouvais loger.

«C'est très-ennuyeux, dit-elle. Je ne sais que faire, Trot.

— C'est en effet très-ennuyeux, dit M. Wickfield, mais je vais vous dire ce que vous pourriez faire, miss Trotwood.

— Qu'est-ce? dit ma tante.

— Laissez votre neveu ici, pour le moment. C'est un garçon tranquille: il ne me dérangera pas du tout. La maison est bonne pour étudier: elle est aussi tranquille qu'un couvent, et presque aussi spacieuse. Laissez-le ici.»

La proposition était évidemment du goût de ma tante, mais elle hésitait à l'accepter, par délicatesse. Moi de même.

«Allons! miss Trotwood, dit M. Wickfield, il n'y a pas d'autre moyen de tourner la difficulté. C'est seulement un arrangement temporaire, vous savez. Si cela ne va pas bien, si cela nous gêne les uns ou les autres, nous pourrons toujours nous quitter, et dans l'intervalle, on aura le temps de lui trouver quelque chose qui convienne mieux. Mais, quant à présent, vous n'avez rien de mieux à faire que de le laisser ici.

— Je vous suis très-reconnaissante, dit ma tante, et je vois qu'il l'est comme moi, mais…

— Allons! je sais ce que vous voulez dire, s'écria M. Wickfield.
Je ne veux pas vous forcer d'accepter de moi des faveurs, miss
Trotwood, vous payerez sa pension si vous voulez. Nous ne
disputerons pas sur le prix, mais vous payerez si vous voulez.

— Cette condition, dit ma tante, sans diminuer en rien ma reconnaissance du service que vous me rendez, me met plus à mon aise: je serai enchantée de le laisser ici.

— Alors, venez voir ma petite ménagère,» dit M. Wickfield.

En conséquence, nous montâmes un ancien escalier de chêne, avec une rampe si large, qu'on aurait pu aussi aisément marcher dessus, et nous entrâmes dans un vieux salon un peu sombre, éclairé par trois ou quatre des bizarres fenêtres que j'avais remarquées de la rue. Il y avait dans les embrasures, des sièges en chêne, qui semblaient provenir des mêmes arbres que le parquet ciré et les grandes poutres du plafond. La chambre était joliment meublée d'un piano et d'un meuble éclatant, vert et rouge; il y avait des fleurs dans les vases. On n'y voyait que coins et recoins, garnis chacun d'une petite table ou d'un chiffonnier, d'un fauteuil ou d'une bibliothèque, si bien que je me disais à tout moment qu'il n'y avait pas dans la chambre un autre coin aussi charmant que celui où je me trouvais; puis je découvrais l'instant d'après quelque retraite plus agréable encore. Le salon portait le cachet de repos et d'exquise propreté qui caractérisait la maison à l'extérieur.

M. Wickfield frappa à une porte vitrée pratiquée dans un coin de la chambre tapissée de lambris, et une petite fille à peu près de mon âge sortit aussitôt et l'embrassa. Je reconnus immédiatement sur son visage l'expression douce et sereine de la dame dont le portrait m'avait frappé au rez-de-chaussée. Il me semblait dans mon imagination que c'était le portrait qui avait grandi de manière à devenir une femme, mais que l'original était resté enfant. Elle avait l'air gai et heureux, ce qui n'empêchait pas son visage et ses manières de respirer une tranquillité d'âme, une sérénité que je n'ai jamais oubliées, que je n'oublierai jamais.

«Voilà, nous dit M. Wickfield, ma ménagère, ma fille Agnès.» Quand j'entendis le ton dont il prononçait ces paroles, quand je vis la manière dont il tenait sa main, je compris que c'était elle qui était le but unique de sa vie.

Un petit panier en miniature, pour contenir son trousseau de clefs, pendait à son côté, et elle avait l'air d'une maîtresse de maison assez grave et assez entendue pour gouverner cette vieille demeure. Elle écouta d'un air d'intérêt ce que son père lui dit de moi, et quand il eut fini, elle proposa à ma tante de monter avec elle pour voir mon logis. Nous y allâmes tous ensemble; elle nous montra le chemin et ouvrit la porte d'une vaste chambre; une magnifique chambre vraiment, avec ses solives de vieux chêne, comme le reste, et ses petits carreaux à facettes, et la belle balustrade de l'escalier qui montait jusque-là.

Je ne puis me rappeler où et quand j'avais vu, dans mon enfance, des vitraux peints dans une église. Je ne me rappelle pas les sujets qu'ils représentaient. Je sais seulement que lorsque je la vis arriver au haut du vieil escalier et se retourner pour nous attendre sous ce jour voilé, je pensai aux vitraux que j'avais vus jadis, et que leur éclat doux et pur s'associa depuis, dans mon esprit, avec le souvenir d'Agnès Wickfield.

Ma tante était aussi enchantée que moi des arrangements qu'elle venait de prendre, et nous redescendîmes ensemble dans le salon, très-heureux et très-reconnaissants. Elle ne voulut pas entendre parler de rester à dîner, de peur de ne pas arriver avant la nuit chez elle avec le fameux cheval gris, et je crois que M. Wickfield la connaissait trop bien pour essayer de la dissuader; on lui servit donc des rafraîchissements, Agnès retourna près de sa gouvernante, et M. Wickfield dans son cabinet. On nous laissa seuls pour nous dire adieu sans contrainte.

Elle me dit que tout ce qui me regardait serait arrangé par M. Wickfield et que je ne manquerais de rien, puis elle ajouta les meilleurs conseils et les paroles les plus affectueuses.

«Trot, me dit ma tante, en terminant son discours, faites honneur à vous-même, à moi et à M. Dick, et que Dieu soit avec vous!»

J'étais très-ému, et tout ce que je pus faire, ce fut de la remercier, en la chargeant de toutes mes tendresses pour M. Dick.

«Ne faites jamais de bassesse, ne mentez jamais, ne soyez pas cruel. Évitez ces trois vices, Trot, et j'aurai toujours bon espoir pour vous.»

Je promis, du mieux que je pus, que je n'abuserais pas de sa bonté et que je n'oublierais pas ses recommandations.

«Le cheval est à la porte, dit ma tante, je pars. Restez là.»

À ces mots, elle m'embrassa précipitamment et sortit de la chambre en fermant la porte derrière elle. Je fus un peu surpris d'abord de ce brusque départ, et je craignais de lui avoir déplu; mais, en regardant par la fenêtre, je la vis monter en voiture d'un air abattu et s'éloigner sans lever les yeux; je compris mieux alors ce qu'elle éprouvait, et ne lui fis pas l'injustice de croire qu'elle eût rien contre moi.

On dînait à cinq heures chez M. Wickfield; j'avais repris courage et me sentais en appétit. Il n'y avait que deux couverts. Cependant Agnès, qui avait attendu son père dans le salon, descendit avec lui et s'assit en face de lui à table. Je ne pouvais pas croire qu'il dînât sans elle.

On remonta dans le salon après dîner, et dans le coin le plus commode, Agnès apporta un verre pour son père avec une bouteille de vin de Porto. Je crois qu'il n'aurait pas trouvé à son breuvage favori son parfum accoutumé, s'il lui avait été servi par d'autres mains.

Il passa là deux heures, buvant du vin en assez grande quantité, pendant qu'Agnès jouait du piano, travaillait et causait avec lui ou avec moi. Il était, la plupart du temps, gai et en train comme nous, mais parfois il la regardait, puis tombait dans le silence et dans la rêverie. Il me sembla qu'elle s'en apercevait aussitôt, et qu'elle essayait de l'arracher à ses méditations par une question ou une caresse. Alors il sortait de sa rêverie et se versait du vin.

Agnès fit les honneurs du thé, puis le temps s'écoula, comme après le dîner, jusqu'à l'heure du coucher. Son père la prit alors dans ses bras, l'embrassa, puis après son départ il demanda des bougies dans son cabinet. Je montai me coucher aussi.

Pendant la soirée, j'étais sorti un moment dans la rue pour jeter un coup d'oeil sur les vieilles maisons et sur la belle cathédrale, me demandant comment j'avais pu traverser cette ancienne ville dans mon voyage, et passer, sans le savoir, auprès de la maison où je devais demeurer bientôt. En revenant, je vis Uriah Heep qui fermait l'étude; je me sentais en veine de bienveillance à l'égard du genre humain, et je lui dis quelques mots, puis en le quittant, je lui tendis la main. Mais quelle main humide et froide avait touché la mienne! Je crus sentir la main d'un spectre, et elle en avait bien toute l'apparence. Je me frottai les mains pour réchauffer celle qui venait de rencontrer la sienne, et pour faire disparaître jusqu'à la trace de cet odieux attouchement.

Cette idée me poursuivait encore quand je montai dans ma chambre. Je croyais toujours sentir cette main humide et glacée. Je me penchai hors de la fenêtre, et j'aperçus une des figures sculptées au bout des solives, qui me regardait de travers. Il me sembla que c'était Uriah Heep qui était monté, je ne sais comment, jusque-là, et je me hâtai de fermer ma fenêtre.

CHAPITRE XVI.

Je change sous bien des rapports.

Le lendemain après le déjeuner, la vie de pension s'ouvrit de nouveau devant moi. M. Wickfield me conduisit sur le théâtre de mes études futures: c'était un bâtiment grave, le long d'une grande cour, respirant un air scientifique, en harmonie avec les corbeaux et les corneilles qui descendaient des tours de la cathédrale pour se promener d'un pas magistral sur la pelouse.

On me présenta à mon nouveau maître, le docteur Strong. Il me sembla presque aussi rouillé que la grande grille de fer qui ornait la façade de la maison, et presque aussi massif que les grandes urnes de pierre placées à intervalles égaux en haut des piliers, comme un jeu de quilles gigantesques, que le temps devait abattre quelque jour en se jouant. Il était dans sa bibliothèque; ses habits étaient mal brossés, ses cheveux mal peignés, les jarretières de sa culotte courte n'étaient pas attachées, ses guêtres noires n'étaient pas boutonnées, et ses souliers étaient béants comme deux cavernes sur le tapis du foyer. Il tourna vers moi ses yeux éteints qui me rappelèrent ceux d'un vieux cheval aveugle que j'avais vu brouter l'herbe et trébucher sur les tombeaux du cimetière de Blunderstone, puis il me dit qu'il était bien aise de me voir, en me tendant une main dont je ne savais que faire, la voyant si inactive par elle-même.

Mais il y avait près du docteur Strong une jeune personne très- jolie qui travaillait; il l'appelait Annie, et je supposai que c'était sa fille; elle me tira d'embarras en s'agenouillant sur le tapis pour attacher les souliers du docteur Strong et boutonner ses guêtres, besogne qu'elle accomplit avec beaucoup de promptitude et de bonne grâce. Quand elle eut fini, au moment où nous nous rendions à la salle d'études, je fus très-étonné d'entendre M. Wickfield lui dire adieu sous le nom de mistress Strong, et je me demandais si ce n'était pas par hasard la femme de son fils plutôt que celle du docteur, quand il leva lui-même tous mes doutes.

«À propos, Wickfield, dit-il en s'arrêtant dans un corridor, et en appuyant sa main sur mon épaule, vous n'avez pas encore trouvé une place qui puisse convenir au cousin de ma femme?

— Non, dit M. Wickfield, non, pas encore.

— Je voudrais bien que ce fut fait le plus tôt possible, Wickfield, dit le docteur Strong, car Jack Maldon est pauvre et oisif, et ce sont deux fléaux qui engendrent souvent des maux plus grands encore. Et c'est ce que dit le docteur Watts, ajouta-t-il en me regardant et en branlant la tête; «Satan a toujours de l'ouvrage pour les mains oisives.»

— En vérité, docteur, dit M. Wickfield, si le docteur Watts avait bien connu les hommes, il aurait pu dire avec autant d'exactitude: «Satan a toujours de l'ouvrage pour les mains occupées.» Les gens occupés ont bien leur part du mal qui se fait dans ce monde, vous pouvez y compter. Qu'ont fait, depuis un siècle ou deux, les gens qui ont été le plus affairés à acquérir du pouvoir ou de l'argent? Croyez-vous qu'ils n'aient pas fait aussi bien du mal?

— Jack Maldon ne sera jamais très-affairé pour acquérir ni l'un ni l'autre, je crois, dit le docteur Strong en se frottant le menton d'un air pensif.

— C'est possible, dit M. Wickfield, et vous me ramenez à la question dont je vous demande pardon de m'être écarté. Non, je n'ai pas encore pu pourvoir M. Jack Maldon. Je crois, ajouta-t-il avec un peu d'hésitation, que je devine votre but, et ce n'est pas ce qui rend la chose plus facile.

— Mon but, dit le docteur Strong, est de placer d'une manière convenable un cousin d'Annie, qui est en outre pour elle un ami d'enfance.

— Oui, je sais, dit M. Wickfield, en Angleterre ou à l'étranger!

— Oui, dit le docteur, s'étonnant évidemment de l'affectation avec laquelle il prononçait ces paroles «en Angleterre ou à l'étranger.»

— Ce sont vos propres expressions, dit M. Wickfield, «ou à l'étranger.»

— Sans doute, répondit le docteur, sans doute, l'un ou l'autre.

— L'un ou l'autre? Cela vous est indifférent? demanda
M. Wickfield.

— Oui, repartit le docteur.

— Oui? dit l'autre avec étonnement.

— Parfaitement indifférent.

— Vous n'avez point de motif, dit M. Wickfield, pour vouloir dire «à l'étranger,» et non «en Angleterre?»

— Non, répondit le docteur.

— Je suis obligé de vous croire, et il va sans dire que je vous crois, dit M. Wickfield. La commission dont vous m'avez chargé est, en ce cas, beaucoup plus simple que je ne l'avais cru. Mais j'avoue que j'avais là-dessus des idées très-différentes.»

Le docteur Strong le regarda d'un air étonné, qui se termina presque aussitôt par un sourire, et ce sourire m'encouragea fort, car il respirait la bonté et la douceur, avec une simplicité qu'on retrouvait, du reste, dans toutes les manières du docteur, quand on avait brisé la glace formée par l'âge et de longues études, et cette simplicité était bien faite pour attirer et charmer un jeune élève comme moi. Le docteur marchait devant nous d'un pas rapide et inégal, tout en répétant: oui, non, parfaitement, et autres brèves assurances sur le même sujet, tandis que nous marchions derrière lui; et je remarquai que M. Wickfield avait pris un air grave et se parlait à lui-même en hochant la tête, croyant que je ne le voyais pas.

La salle d'étude était grande et reléguée dans un coin paisible de la maison, d'où l'on apercevait d'un côté une demi-douzaine de grandes urnes de pierre, et de l'autre un jardin bien retiré, appartenant au docteur; on pouvait même distinguer de là les pêches qui mûrissaient sur un espalier exposé au midi. Il y avait aussi de grands aloès dans des caisses autour du gazon, et les feuilles roides et épaisses de cette plante sont restées associées depuis lors dans mon esprit avec l'idée du silence et de la retraite. Vingt-cinq élèves à peu près étaient occupés à étudier au moment de notre arrivée: tout le monde se leva pour dire bonjour au docteur, et resta debout en présence de M. Wickfield et de moi.

«Un nouvel élève, messieurs, dit le docteur: Trotwood
Copperfield.»

Un jeune homme appelé Adams, qui était à la tête de la classe, quitta sa place pour me souhaiter la bienvenue. Sa cravate blanche lui donnait l'air d'un jeune ministre anglican, ce qui ne l'empêchait pas d'être très-aimable et d'un caractère enjoué; il me montra ma place et me présenta aux différents maîtres avec une bonne grâce qui m'eût mis à mon aise si cela eût été possible.

Mais il me semblait qu'il y avait si longtemps que je ne m'étais trouvé en pareille camaraderie, que je n'avais vu d'autres garçons de mon âge que Mick Walker et Fécule-de-pommes-de-terre, que j'éprouvai un de ces moments de malaise qui ont été si communs dans ma vie. Je sentais si bien en moi-même que j'avais passé par une existence dont ils ne pouvaient avoir aucune idée, et que j'avais une expérience étrangère à mon âge, ma tournure et ma condition, qu'il me semblait que je me reprochais presque comme une imposture de me présenter parmi eux sans autres façons qu'un camarade ordinaire. J'avais perdu, pendant le temps plus ou moins long que j'avais passé chez Murdstone et Grinby, toute habitude des jeux et des divertissements des jeunes garçons de mon âge; je savais que j'y serais gauche et novice. Le peu que j'avais pu apprendre jadis avait si complètement été effacé de ma mémoire par les soins sordides qui accablaient mon esprit nuit et jour, que lorsqu'on en vint à examiner ce que je savais, il se trouva que je ne savais rien, et qu'on me mit dans la dernière classe de la pension. Mais quelque préoccupé que je fusse de ma maladresse dans les exercices du corps, et de mon ignorance en fait d'études plus sérieuses, j'étais infiniment plus mal à mon aise en pensant à l'abîme mille fois plus grand encore que mon expérience des choses qu'ils ignoraient absolument, et que malheureusement je n'ignorais plus, creusait entre nous. Je me demandais ce qu'ils penseraient s'ils venaient à apprendre que je connaissais intimement la pension du banc du Roi. Mes manières ne révéleraient-elles pas tout ce que j'avais fait dans la société des Micawber, ces ventes au mont-de-piété, ces prêts sur gages et ces soupers qui en étaient la suite? Peut-être quelqu'un de mes camarades m'avait-il vu traverser Canterbury, las et déguenillé, et viendrait-il à me reconnaître? Que diraient-ils, eux qui attachaient si peu de prix à l'argent, s'ils savaient comment je comptais mes sous pour acheter tous les jours la viande ou la bière, ou les tranches de pudding nécessaires pour ma subsistance? Quel effet cela produirait-il sur des enfants qui ne connaissaient pas la vie des rues de Londres, s'ils venaient à savoir que j'avais hanté les plus mauvais quartiers de cette grande ville, quelque honteux que j'en pusse être? Mon esprit était si frappé de ces idées pendant la première journée passée chez le docteur Strong, que je veillais sur mes regards et sur mes mouvements avec anxiété; j'étais tout inquiet dès que l'un de mes camarades approchait, et je m'enfuis en toute hâte dès que la classe fut finie, de peur de me compromettre en répondant à leurs avances amicales.

Mais l'influence qui régnait dans la vieille maison de M. Wickfield commença à agir sur moi au moment où je frappais à la porte, mes nouveaux livres sous le bras, et je sentis que mes alarmes commençaient à se dissiper. En montant dans ma vieille chambre, si vaste et si bien aérée, l'ombre sérieuse et grave du vieil escalier de chêne chassa mes doutes et mes craintes et jeta sur mon passé une obscurité propice. Je restai dans ma chambre à étudier diligemment jusqu'à l'heure du dîner (nous sortions de la pension à trois heures), et je descendis avec l'espérance de faire un jour encore un écolier passable.

Agnès était dans le salon, elle attendait son père qui était retenu dans son cabinet par une affaire. Elle vint au-devant de moi avec son charmant sourire, et me demanda ce que je pensais de la pension. Je répondis que j'espérais m'y plaire beaucoup, mais que je ne m'y sentais pas encore bien accoutumé.

«Vous n'avez jamais été en pension, n'est-ce pas? lui dis-je.

— Bien au contraire, j'y suis tous les jours, dit-elle.

— Ah! mais vous voulez dire ici, chez vous?

— Papa ne pourrait pas se passer de moi, dit-elle en souriant et en hochant la tête. Il faut bien qu'il garde sa ménagère à la maison.

— Il vous aime beaucoup, j'en suis sûr?»

Elle me fit signe que oui, et alla à la porte pour écouter s'il montait, afin d'aller au-devant de lui sur l'escalier, mais elle n'entendit rien et revint vers moi.

«Maman est morte au moment de ma naissance, dit-elle de l'air doux et tranquille qui lui était habituel. Je ne connais d'elle que son portrait qui est en bas. Je vous ai vu le regarder hier, saviez- vous qui c'était?

— Oui, lui dis-je, il vous ressemble tant.

— C'est aussi l'avis de papa, dit-elle d'un ton satisfait… Ah! le voilà!»

Son calme et joyeux visage s'illumina de plaisir en allant au- devant de lui, et ils rentrèrent ensemble en se tenant par la main. Il me reçut avec cordialité, et me dit que je serais très- heureux chez le docteur Strong, qui était le meilleur des hommes.

«Il y a peut-être des gens… je n'en sais rien… qui abusent de sa bonté, dit M. Wickfield, ne faites jamais comme eux, Trotwood. C'est l'être le moins soupçonneux qu'on puisse rencontrer, et que ce soit un mérite ou un défaut, c'est toujours une chose dont il faut tenir compte dans tous les rapports grands ou petits qu'on peut avoir avec lui.»

Il me sembla qu'il parlait comme un homme contrarié ou mécontent de quelque chose, mais je n'eus pas le temps de m'en rendre compte. On annonça le dîner, et nous descendîmes pour prendre à table les mêmes places que la veille.

Nous étions à peine assis, quand Uriah Heep présenta sa tête rousse et sa main décharnée à la porte.

«M. Maldon, dit-il, voudrait vous dire un mot, monsieur.

— Comment? Il n'y a qu'un instant que je suis débarrassé de
M. Maldon, lui dit son patron.

— C'est vrai, monsieur, répondit Uriah, mais il vient de revenir pour vous dire encore un mot.»

Tout en tenant ainsi la porte entr'ouverte, Uriah m'avait regardé; il avait regardé Agnès, les plats, les assiettes, et tout ce que la chambre contenait, à ce qu'il me sembla, quoiqu'il n'eût l'air de regarder autre chose que son maître, sur lequel ses yeux rouges paraissaient respectueusement attachés.

«Je vous demande pardon. C'est seulement pour vous dire qu'en y réfléchissant…» Ici le nouvel interlocuteur repoussa la tête d'Uriah pour y substituer la sienne… «Excusez mon indiscrétion, je vous prie. Mais puisque je n'ai point le choix, à ce qu'il paraît, plus tôt je partirai, mieux cela vaudra. Ma cousine Annie m'avait dit, quand nous avions parlé de cette affaire, qu'elle aimait mieux avoir ses amis près d'elle que de les voir exilés, et le vieux docteur…

— Le docteur Strong, vous voulez dire? interrompit gravement
M. Wickfield.

— Le docteur Strong, cela va sans dire. Je l'appelle le vieux docteur, c'est la même chose, vous savez?

— Je ne sais pas, répondit M. Wickfield.

— Eh bien! le docteur Strong, dit l'autre, avait l'air du même avis. Mais il paraît, d'après ce que vous me proposez, qu'il a changé d'idée; en ce cas, je n'ai plus rien à dire; plus tôt je partirai, mieux cela vaudra. Je suis donc revenu pour vous dire que plus tôt je serai en route, mieux cela vaudra. Quand il faut piquer une tête dans la rivière, à quoi bon lanterner sur la planche?

— Eh bien! puisque lanterner il y a, on ne lanternera pas,
M. Maldon, vous pouvez compter là-dessus, dit M. Wickfield.

— Merci, dit l'autre, je vous suis fort obligé. À cheval donné on ne regarde pas aux dents; ce ne serait pas aimable; sans cela, je dirais qu'on aurait pu laisser ma cousine Annie arranger les choses à sa manière. Je suppose qu'elle n'aurait eu qu'à dire au vieux docteur…

— Vous voulez dire que mistress Strong n'aurait eu qu'à dire à son mari… n'est-ce pas? dit M. Wickfield.

— Parfaitement, repartit l'autre, elle n'aurait eu qu'à dire qu'elle désirait que les choses fussent arrangées d'une certaine manière pour que cela se fit tout naturellement.

— Et pourquoi tout naturellement, M. Maldon? demanda M. Wickfield en continuant tranquillement son dîner.

— Ah! parce qu'Annie est une charmante jeune femme, et que le vieux docteur, le docteur Strong, je veux dire, n'est pas précisément un jeune homme, dit M. Jack Maldon en riant. Je ne veux blesser personne, monsieur Wickfield. Je veux seulement dire que je suppose qu'il est nécessaire et raisonnable que, dans un mariage de ce genre, on trouve au moins des compensations.

— Des compensations pour la femme, monsieur? demanda gravement
M. Wickfield.

— Pour la femme, monsieur, répondit M. Jack Maldon en riant.»

Mais s'apercevant que M. Wickfield continuait son dîner, du même air grave et impassible, et qu'il n'y avait point d'espoir de lui faire détendre un muscle de son visage, il ajouta:

«Du reste, j'ai dit tout ce que je voulais dire, je vous demande de nouveau pardon de mon indiscrétion, je vais me retirer. Il va sans dire que je suivrai vos avis, et que je considérerai cette affaire comme devant être traitée exclusivement entre vous et moi; je n'y ferai aucune allusion chez le docteur.

— Avez-vous dîné? demanda M. Wickfield en lui montrant la table.

— Merci, dit M. Maldon, je vais dîner chez ma cousine Annie, adieu.»

M. Wickfield, sans se lever, le suivit des yeux d'un air pensif. M. Maldon était, à mon avis, un jeune évaporé, assez joli garçon, la parole dégagée, l'air confiant et hardi. Ce fut là ma première entrevue avec lui; je ne m'étais pas attendu à le voir si tôt, quand j'avais entendu le docteur parler de lui le matin.

Après le dîner, nous prîmes le chemin du salon, et tout se passa comme la veille. Agnès plaça les verres et la bouteille dans le même coin, M. Wickfield s'y établit et but copieusement. Agnès joua du piano, travailla, causa, et fit avec moi plusieurs parties de dominos. À l'heure exacte, elle fit le thé, puis, quand j'eus apporté mes livres, elle y jeta un coup d'oeil, et me montra ce qu'elle en savait (elle était plus savante qu'elle ne le disait), et m'indiqua la meilleure manière d'apprendre et de comprendre. Je vois encore ses manières modestes, paisibles, régulières, j'entends encore sa douce voix en écrivant ces paroles; l'influence bienfaisante qu'elle vint plus tard à exercer sur moi, commence déjà à se faire sentir à mon âme. J'aime la petite Émilie, et ne puis pas dire que j'aime Agnès de la même manière, mais je sens que la bonté, la paix et la vérité habitent auprès d'elle, et que la douce lumière de ce vitrail que j'ai vu jadis dans une église, l'éclaire toujours, et moi aussi, quand je suis près d'elle, et tous les objets qui nous entourent.

L'heure de son coucher était arrivé; elle venait de nous quitter, et je tendis la main à M. Wickfield avant de me retirer aussi. Mais il me retint pour me dire:

«Lequel aimez-vous mieux, Trotwood, de rester ici ou d'aller ailleurs?

— J'aime mieux rester ici, dis-je vivement.

— Vous en êtes sûr?

— Si vous me le permettez, si cela vous convient.

— Mais c'est une vie un peu triste que celle que nous menons ici, mon garçon, j'en ai peur, dit-il.

— Pas plus triste pour moi que pour Agnès, monsieur. Pas triste du tout.

— Que pour Agnès! répéta-t-il, en s'avançant lentement vers la grande cheminée, et en s'appuyant sur le manteau, que pour Agnès!»

Il avait bu ce soir-là (peut-être était-ce une illusion) jusqu'à en avoir les yeux injectés de sang. Je ne les voyais pas alors: ses regards étaient fixés sur la terre, et il couvrait ses yeux de sa main, mais je l'avais remarqué un moment auparavant.

«Je me demande, murmura-t-il, si mon Agnès est lasse de moi. Je sais bien que moi, je ne me lasserai jamais d'elle, mais c'est différent… bien différent.»

C'était une réflexion qu'il se faisait en lui-même, ce n'est pas à moi qu'il l'adressait; je restai donc immobile.

«C'est une vieille maison un peu triste et une vie bien monotone, mais il faut qu'elle reste près de moi. Il faut que je la garde près de moi. Si la pensée que je puis mourir et quitter mon enfant chérie, ou que ce cher trésor peut venir à mourir et me quitter elle-même, trouble déjà comme un spectre mes moments les plus heureux; si je ne puis la noyer que dans…»

Il ne prononça pas le mot, mais il s'avança lentement vers la table où étaient posés les verres, fit d'un air distrait le geste de verser du vin de la bouteille vide, puis la posa et se remit à marcher dans la chambre.

«Si cette pensée est déjà si cruelle à supporter quand elle est ici, dit-il, que serait-ce si elle était loin de moi? Non, non. Je ne puis m'y décider.»

Il s'appuya contre le manteau de la cheminée, et resta si longtemps plongé dans ses méditations que je ne savais si je devais risquer de le déranger en me retirant, ou rester tranquillement à ma place, jusqu'à ce qu'il fût sorti de sa rêverie. Enfin, il fit un effort, et ses yeux me cherchèrent dans la chambre.

«Vous voulez rester avec nous, Trotwood, dit-il de son ton ordinaire, et comme s'il répondait sans intervalle à quelque chose que je venais de lui dire, j'en suis bien aise. Vous nous tiendrez compagnie à tous deux. Cela nous fera du bien de vous avoir ici, ce sera bon pour moi, bon pour Agnès, et peut-être pour vous aussi.

— Pour moi, j'en suis sûr, monsieur, répondis-je. Je suis si content d'être ici!

— Vous êtes un brave garçon, dit M. Wickfield; tant qu'il vous conviendra d'y rester, vous y serez le bienvenu.»

Il me donna une poignée de main, puis me frappant sur l'épaule, il me dit que lorsque j'aurais quelque chose à faire le soir après le départ d'Agnès, ou quand je voudrais lire pour mon plaisir, je pouvais descendre dans son cabinet s'il y était, et si je désirais un peu de société pour passer la soirée avec lui. Je le remerciai de ses bontés, et comme il s'y rendit un moment après, et que je n'étais pas fatigué, je descendis aussi un livre à la main, pour profiter, pendant une demi-heure, de la permission qu'il venait de me donner.

Mais, apercevant une lumière dans le petit cabinet circulaire, je me sentis à l'instant attiré par Uriah Heep qui exerçait sur moi une sorte de fascination, et j'entrai. Je le trouvai occupé à lire un gros livre avec une attention si évidente qu'il suivait chaque ligne de son doigt maigre, laissant en chemin sur la page, à ce qu'il me semblait, des traces gluantes, comme un limaçon.

«Vous travaillez bien tard ce soir, Uriah, lui dis-je.

— Oui, monsieur Copperfield.»

En prenant un tabouret en face de lui, pour lui parler plus à mon aise je remarquai qu'il ne savait pas sourire: il ouvrait seulement la bouche et dessinait, en l'ouvrant, deux rides profondes dans ses joues: c'était là tout.

«Je ne travaille pas pour l'étude, monsieur Copperfield, dit
Uriah.

— Que faites-vous donc, alors? demandai-je.

— Je tâche d'avancer dans la science du droit, monsieur Copperfield. J'étudie en ce moment-ci la Pratique de Tidd. Ah! quel écrivain que ce Tidd, monsieur Copperfield!»

Mon tabouret était un observatoire si commode, qu'en le regardant reprendre sa lecture après cette exclamation d'enthousiasme, je remarquai, pendant qu'il suivait les mots avec son doigt, que ses narines minces et pointues, toujours en mouvement avec une puissance de contraction et de dilatation surprenante, servaient d'interprète à sa pensée: il clignait du nez comme les autres clignent de l'oeil; ses yeux, à lui, ne disaient rien du tout.

«Je suppose que vous êtes un grand légiste? dis-je après l'avoir observé quelque temps en silence.

— Moi, monsieur Copperfield! dit Uriah. Oh! non; je suis dans une situation si humble.»

Je remarquai que l'étrange sensation que m'avait fait éprouver le contact de sa main ne devait pas être un fruit de mon imagination, car il les frottait sans cesse comme s'il voulait les sécher et les réchauffer, puis il les essuyait à la dérobée avec son mouchoir.

«Je sais bien que je suis dans la situation la plus humble, dit Uriah modestement, en comparaison des autres. Ma mère est très- humble aussi, nous vivons dans une humble demeure, monsieur Copperfield, et nous avons reçu beaucoup de grâces. La vocation de mon père était très-humble: il était fossoyeur.

— Qu'est-il devenu? demandai-je.

— C'est maintenant un corps glorieux, monsieur Copperfield. Mais nous avons reçu de grandes grâces. Quelle grâce du ciel, par exemple, de demeurer chez M. Wickfield!»

Je demandai à Uriah s'il y était depuis longtemps.

«Il y a bientôt quatre ans, monsieur Copperfield, dit Uriah en fermant son livre, après avoir soigneusement marqué l'endroit auquel il s'arrêtait. Je suis entré chez lui un an après la mort de mon père, et quelle grande grâce encore! Quelle grâce je dois à la bonté de M. Wickfield, qui me permet de faire gratuitement des études qui auraient été au-dessus des humbles ressources de ma mère et des miennes!

— Alors je suppose qu'une fois vos études de droit finies, vous deviendrez procureur en titre? lui dis-je.

— Avec la bénédiction de la Providence, monsieur Copperfield, répondit Uriah.

— Qui sait si vous ne serez pas un jour l'associé de M. Wickfield, répliquai-je pour lui faire plaisir, et alors ce sera Wickfield et Heep, ou peut-être Heep successeur de Wickfield.

— Oh! non, monsieur Copperfield, dit Uriah en hochant la tête, je suis dans une situation beaucoup trop humble pour cela.»

Il ressemblait certainement d'une manière frappante à la figure sculptée au bout de la poutre, près de ma fenêtre, à le voir assis, dans son humilité, me lançant des yeux de côté, la bouche toute grande ouverte et les joues ridées en manière de sourire.

«M. Wickfield est un excellent homme, monsieur Copperfield, dit Uriah; mais, si vous le connaissez depuis longtemps, vous en savez certainement plus là-dessus que je ne puis vous en apprendre.»

Je répliquai que j'en étais bien convaincu, mais qu'il n'y avait pas longtemps que je le connaissais, quoique ce fût un ami de ma tante.

«Ah! en vérité, monsieur Copperfield, dit Uriah, votre tante est une femme bien aimable, monsieur Copperfield.»

Quand il voulait exprimer de l'enthousiasme, il se tortillait de la façon la plus étrange: je n'ai jamais rien vu de plus laid; aussi j'oubliai un moment les compliments qu'il me faisait de ma tante pour considérer ces sinuosités de serpent qu'il imprimait à tout son corps, depuis les pieds jusqu'à la tête.

«…Une dame très-aimable, monsieur Copperfield, reprit-il; elle a une grande admiration pour miss Agnès, je crois, monsieur Copperfield?»

Je répondis «oui,» hardiment, sans en rien savoir: Dieu me pardonne!

«J'espère que vous pensez comme elle, monsieur Copperfield, dit
Uriah; n'est-il pas vrai?

— Tout le monde doit être du même avis là-dessus, répondis-je.

— Oh! je vous remercie de cette remarque, monsieur Copperfield, dit Uriah Heep; ce que vous dites là est si vrai! Même dans l'humilité de ma situation, je sais que c'est si vrai! Oh! merci, monsieur Copperfield!»

Et il se tortilla si bien que, dans l'exaltation de ses sentiments, il s'enleva de son tabouret et commença à faire ses préparatifs de départ.

«Ma mère doit m'attendre, dit-il en regardant une montre terne et insignifiante qu'il tira de sa poche; elle doit commencer à s'inquiéter, car quelque humbles que nous puissions être, monsieur Copperfield, nous avons beaucoup d'attachement l'un pour l'autre. Si vous vouliez venir nous voir un jour et prendre une tasse de thé dans notre pauvre demeure, ma mère serait aussi fière que moi de vous recevoir.»

Je répondis que je m'y rendrais avec plaisir.

«Merci, monsieur Copperfield, dit Uriah, en posant son livre sur une tablette. Je suppose que vous êtes ici pour quelque temps, monsieur Copperfield?»

Je lui dis que je pensais que j'habiterais chez M. Wickfield tout le temps que je resterais à la pension.

«Ah! vraiment! s'écria Uriah; il me semble que vous avez beaucoup de chances de finir par devenir associé de M. Wickfield, monsieur Copperfield?»

Je protestai que je n'en avais pas la moindre intention, et que personne n'y avait songé pour moi; mais Uriah s'entêtait à répondre poliment à toutes mes assurances: «Oh! que si, monsieur Copperfield, vous avez beaucoup de chances!» et «Oui, certainement, monsieur Copperfield, rien n'est plus probable!» Enfin, quand il eut terminé ses préparatifs, il me demanda si je lui permettais d'éteindre la bougie, et sur ma réponse affirmative, il la souffla à l'instant même. Après m'avoir donné une poignée de main (et il me sembla que je venais de toucher un poisson dans l'obscurité), il entr'ouvrit la porte de la rue, se glissa dehors et la referma, me laissant retrouver mon chemin à tâtons; ce que je fis à grand'peine, après m'être cogné contre son tabouret. C'est sans doute pour cela que je rêvai de lui la moitié de la nuit; et qu'entre autres choses je le vis lancer à la mer la maison de M. Peggotty pour se livrer à une expédition de piraterie sous un drapeau noir, portant pour devise: «la Pratique, par Tidd,» et nous entraînant à sa suite sous cette enseigne diabolique, la petite Émilie et moi, pour nous noyer dans les mers espagnoles.

Le lendemain à la pension je parvins à vaincre ma timidité: le jour suivant, je me tirai encore mieux d'affaire, et mon embarras disparaissant par degrés, je me trouvai au bout de quinze jours parfaitement familiarisé avec mes nouveaux camarades, et très- heureux au milieu d'eux. J'étais maladroit à tous les jeux et fort en retard pour mes études. Mais je comptais sur la pratique pour me perfectionner dans le point le moins important, et sur un travail assidu pour faire des progrès dans l'autre. En conséquence, je me mis activement à l'oeuvre, en classe comme en récréation, et je n'y perdis pas mon temps. La vie que j'avais menée chez Murdstone et Grinby me parut bientôt si loin de moi que j'y croyais à peine, tandis que mon existence actuelle m'était devenue si habituelle, qu'il me semblait que je n'avais jamais fait que cela.

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