David Copperfield - Tome I
La pension du docteur Strong était excellente, et ressemblait aussi peu à celle de M. Creakle que le bien au mal. Elle était conduite avec beaucoup d'ordre et de gravité, d'après un bon système; on y faisait appel en toutes choses à l'honneur et à la bonne foi des élèves, avec l'intention avouée de compter sur ces qualités de leur part tant qu'ils n'avaient pas donné la preuve du contraire. Cette confiance produisait les meilleurs résultats. Nous sentions tous que nous avions notre part dans la direction de l'établissement, et que c'était à nous d'en maintenir la réputation et l'honneur. Aussi nous étions tous vivement attachés à la maison; j'en puis répondre pour mon compte, et je n'ai jamais vu un seul de mes camarades qui ne pensât comme moi. Nous étudiions de tout notre coeur, pour faire honneur au docteur. Nous faisions de belles parties de jeu dans nos récréations et nous jouissions d'une grande liberté; mais je me souviens qu'avec tout cela nous avions bonne réputation dans la ville, et que nos manières et notre conduite faisaient rarement tort à la renommée du docteur Strong et de son institution.
Quelques-uns des plus âgés d'entre nous logeaient chez le docteur, et c'est d'eux que j'appris quelques détails sur son compte. Il n'y avait pas encore un an qu'il avait épousé la belle jeune personne que j'avais vue dans son cabinet; c'était de sa part un mariage d'amour; la dame n'avait pas le sou, mais en revanche elle possédait, à ce que disaient nos camarades, une quantité innombrable de parents pauvres, toujours prêts à envahir la maison de son mari. On attribuait les manières distraites du docteur aux recherches constantes auxquelles il se livrait sur les racines grecques. Dans mon innocence, ou plutôt dans mon ignorance, je supposai que c'était chez le docteur une espèce de folie botanique, d'autant mieux qu'il regardait toujours par terre en marchant; ce ne fut que plus tard que je vins à savoir qu'il s'agissait des racines des mots dont il avait l'intention de faire un nouveau dictionnaire. Adams, qui était le premier de la classe et qui avait des dispositions pour les mathématiques, avait fait le calcul du temps que ce dictionnaire devait lui prendre avant d'être terminé, d'après le plan primitif et les résultats déjà obtenus. Il calculait qu'il faudrait, pour mener à fin cette entreprise, mille six cent quarante-neuf ans, à partir du dernier anniversaire du docteur, qui avait eu alors soixante-deux ans.
Quant au docteur, il était l'idole de tous les élèves, et il aurait fallu que la pension fût bien mal composée pour qu'il en fût autrement, car c'était bien le meilleur des hommes, et rempli d'une foi si simple qu'elle eût pu toucher même les coeurs de pierre des grandes urnes rangées le long de la muraille. Quand il marchait en long et en large dans la cour, près de la grille, sous les regards des corbeaux et des corneilles qui le regardaient en retroussant leur tête d'un air de pitié, comme s'ils savaient bien qu'ils étaient beaucoup plus au courant que lui des affaires de ce monde, si un vagabond alléché par le craquement de ses souliers pouvait s'approcher assez près de lui pour attirer son attention sur un récit lamentable, il était bien sûr d'obtenir de sa charité de quoi le mettre à son aise pour deux jours. On savait si bien cela dans la maison que les maîtres et les élèves les plus âgés sautaient souvent par la fenêtre pour chasser les mendiants de la cour, avant que le docteur pût s'apercevoir de leur présence, et souvent même on avait déjà fait cette expédition à quelques pas de lui, qu'il ne se doutait seulement pas le moins du monde de ce qui se passait. Une fois sorti de ses domaines et dépourvu de toute protection, c'était comme une brebis égarée, la proie du premier mécréant qui voulait tondre sa toison. Il aurait volontiers déboutonné ses guêtres pour les donner. À vrai dire, il courait parmi nous une histoire, remontant à je ne sais quelle époque, et fondée sur je ne sais quelle autorité, mais que je crois encore véritable; on disait que par un jour d'hiver, où il faisait très- froid, le docteur avait positivement donné ses guêtres à une mendiante, qui avait ensuite excité quelque scandale dans le voisinage, en promenant de porte en porte un petit enfant enveloppé dans ces langes improvisés, à la surprise générale, car les guêtres du docteur étaient aussi connues que la cathédrale dans les environs. La légende ajoutait que la seule personne qui ne les reconnut pas fut le docteur lui-même, qui les aperçut peu de temps après à l'étalage d'une échoppe de revendeuse mal famée, où l'on recevait toutes sortes d'effets en échange d'un verre de genièvre; et qu'il s'arrêta pour les examiner d'un air approbateur, comme s'il y remarquait quelque perfectionnement nouveau dans la coupe qui leur donnait un avantage signalé sur les siennes.
Ce qui était charmant à voir, c'étaient les manières du docteur avec sa jeune femme. Il avait une façon affectueuse et paternelle de lui témoigner sa tendresse, qui semblait, à elle seule, résumer toutes les vertus de ce brave homme. On les voyait souvent se promener dans le jardin, près des espaliers, et j'avais parfois l'occasion de les observer de plus près dans le cabinet ou le salon. Elle me paraissait prendre grand soin de lui et l'aimer beaucoup; mais l'intérêt qu'elle portait au dictionnaire me semblait assez faible, quoique les poches et la coiffe du chapeau du docteur fussent toujours encombrées de quelques feuillets de ce grand ouvrage dont il lui expliquait le plan en se promenant avec elle.
Je voyais souvent mistress Strong; elle avait pris du goût pour moi le jour où M. Wickfield m'avait présenté à son mari, et elle continua toujours de s'intéresser à moi avec beaucoup de bonté; en outre elle aimait beaucoup Agnès et venait souvent la voir; mais elle semblait mal à son aise avec M. Wickfield, et je trouvais qu'elle avait toujours l'air d'avoir peur de lui. Quand elle venait chez nous le soir, elle évitait d'accepter son bras pour retourner chez elle, et c'est à moi qu'elle demandait de l'accompagner. Parfois, quand nous traversions gaiement ensemble la cour de la cathédrale, sans nous attendre à rencontrer personne, nous voyions apparaître M. Jack Maldon qui était tout étonné de nous trouver là.
La mère de mistress Strong me plaisait infiniment. Elle s'appelait mistress Markleham, mais nous avions coutume, à la pension, de l'appeler le Vieux-Troupier, pour reconnaître la tactique avec laquelle elle faisait manoeuvrer la nombreuse armée de parents qu'elle conduisait en campagne contre le docteur. C'était une petite femme avec des yeux perçants. Elle portait toujours, lorsqu'elle était en grande toilette, un éternel bonnet orné de fleurs artificielles et de deux papillons voltigeant au-dessus des fleurs. On disait parmi nous que ce bonnet venait assurément de France, et ne pouvait tirer son origine que de cette ingénieuse nation; tout ce que je sais, c'est qu'il apparaissait le soir partout où mistress Markleham faisait son entrée; qu'elle avait un panier chinois pour l'emporter dans les maisons où elle devait passer la soirée, que les papillons avaient le don de voltiger sur leurs ailes tremblotantes, aussi agiles, aussi actifs que «l'abeille diligente!» si ce n'est qu'ils ne rapportaient au docteur Strong que des frais.
Je pus faire à mon aise des observations sur le Vieux-Troupier, soit dit sans lui manquer de respect, un soir qui me devint mémorable par un autre incident que je vais raconter. Le docteur recevait quelques personnes ce soir-là, à l'occasion du départ de M. Jack Maldon pour les Indes, où il allait entrer comme cadet dans un régiment, je crois, M. Wickfield ayant enfin terminé cette affaire. Ce jour-là se trouvait justement aussi l'anniversaire du docteur. Nous avions congé, nous lui avions fait notre cadeau le matin; Adams avait fait un discours au nom de tous les élèves, et nous avions applaudi à nous enrouer, ce qui avait fait pleurer le bon docteur. Le soir M. Wickfield, Agnès et moi, nous allâmes prendre le thé chez lui, en particulier.
M. Jack Maldon y était déjà: mistress Strong, vêtue d'une robe blanche ornée de rubans cerise, jouait du piano au moment de notre arrivée, et il se penchait vers elle pour tourner les pages. Elle me parut un peu plus pâle qu'à l'ordinaire quand elle se retourna, mais elle était jolie, remarquablement jolie.
«J'ai oublié de vous faire mes compliments pour votre anniversaire, docteur, dit la mère de mistress Strong quand nous fûmes assis; croyez bien, d'ailleurs, que ce ne sont pas de simples compliments de ma part. Permettez-moi de vous souhaiter une bonne année accompagnée de plusieurs autres.
— Je vous remercie, madame, dit le docteur.
— De beaucoup, beaucoup d'autres, dit le Vieux-Troupier, non- seulement pour votre bonheur, mais pour celui d'Annie, de Jack Maldon et de la compagnie. Il me semble que c'était hier, John, que vous étiez encore un petit garçon avec la tête de moins que M. Copperfield, et que vous faisiez des déclarations à Annie derrière les groseilliers, dans le fond du jardin.
— Ma chère maman! dit mistress Strong, à quoi allez-vous penser?
— Allons, Annie, pas d'absurdités, dit sa mère; si vous rougissez de cela, maintenant que vous êtes une vieille matrone, quand donc cesserez-vous d'en rougir?
— Vieille! s'écria M. Jack Maldon; Annie, vieille! allons donc!
— Oui, John, répliqua le Troupier; c'est de fait une vieille matrone. Je ne veux pas dire qu'elle soit vieille par les années, je ne suppose pas qu'on me croie assez simple pour prétendre qu'une enfant de vingt ans soit vieille, mais votre cousine est la femme du docteur, et c'est par là qu'elle mérite le titre respectable que je lui donne. Et c'est fort heureux pour vous, John, que votre cousine soit la femme du docteur; vous avez trouvé en lui un ami dévoué et influent, qui ne finira pas là ses bontés, si vous les méritez, j'en suis sûre. Je n'ai point de faux orgueil, je n'hésite point à avouer franchement qu'il y a dans notre famille des personnes qui ont besoin d'un ami; vous, par exemple, vous étiez dans ce cas-là, avant que l'influence de votre cousine vous eût procuré cet ami secourable.»
Le docteur, dans la générosité de son coeur, fit un signe de la main comme pour dire que cela n'en valait pas la peine, et pour épargner à M. Jack Maldon un nouvel appel fait à sa reconnaissance; mais mistress Markleham changea de chaise pour aller s'asseoir plus près du docteur, et là elle appuya son éventail sur le bras de son gendre, en disant:
«Non, en vérité, mon cher docteur; je vous prie de m'excuser si je reviens souvent sur ce sujet qui excite en moi des sentiments si vifs; c'est une vraie monomanie de ma part, mais vous êtes une bénédiction pour nous tous. Votre mariage avec Annie a été le plus grand bonheur qui pût nous arriver.
— Allons donc, allons donc! dit le docteur.
— Non, non, je vous demande pardon, reprit le Vieux-Soldat; nous sommes seuls, à l'exception de notre excellent ami M. Wickfield, et je ne consentirai pas à me laisser fermer la bouche; je réclamerai plutôt mes privilèges de belle-mère pour vous gronder, si vous le prenez comme cela. Je suis franche et j'ai le coeur sur la main: ce que j'ai dit là, c'est ce que j'ai dit tout de suite quand vous m'avez jetée dans un si grand étonnement… Vous vous rappelez ma surprise? en demandant la main d'Annie; non pas que la proposition en elle-même fût bien extraordinaire, je ne suis pas assez sotte pour le dire, mais comme vous aviez connu son pauvre père et qu'elle, vous l'aviez vue naître, je n'avais jamais pensé que vous dussiez devenir son mari, … ni le mari de personne, pour mieux dire: voilà tout!
— C'est bon, c'est bon, dit le docteur d'un ton de bonne humeur, n'y pensons plus.
— Mais je veux y penser, moi, dit le Vieux-Troupier en lui fermant la bouche avec son éventail; je tiens à y penser; je veux rappeler ce qui s'est passé, pour qu'on me contredise si je me trompe. Si bien donc que je parlai à Annie, et je lui racontai l'affaire. «Ma chère, lui dis-je, le docteur Strong est venu me trouver et m'a chargé de vous faire sa déclaration et de demander votre main.» Vous entendez bien que je n'ai pas insisté le moins du monde; voilà tout ce que je lui ai dit: «Annie, dites-moi la vérité tout de suite, votre coeur est-il libre? — Maman, dit-elle en pleurant, je suis bien jeune, ce qui était parfaitement vrai, et je sais à peine si j'ai un coeur. — Alors, ma chère, vous pouvez être sûre qu'il est libre. En tout cas, mon enfant, ai-je ajouté, le docteur Strong est trop agité pour qu'on lui fasse attendre une réponse; nous ne pouvons le tenir en suspens. — Maman, dit Annie toujours en pleurant, croyez-vous qu'il fût malheureux sans moi; en ce cas, je l'estime et je le respecte tant, que je crois que je l'épouserais,» Voilà donc une affaire décidée, et c'est alors seulement que je dis à ma fille: «Annie, le docteur Strong ne sera pas seulement votre mari, mais il représentera encore votre défunt père; il représentera le chef de la famille; il représentera la sagesse, le rang et je puis dire aussi la fortune de la famille, en un mot, il sera une bénédiction pour nous tous.» Oui, c'est le mot que j'ai employé alors, et je le répète aujourd'hui: si j'ai un mérite, c'est la constance.»
Sa fille était restée immobile et silencieuse pendant ce discours; ses yeux étaient fixés sur la terre; son cousin debout près d'elle avait aussi les yeux baissés. Elle dit alors très-bas et d'une voix tremblante:
«Maman, j'espère que vous avez fini?
— Non, ma chère amie, répliqua le Vieux-Troupier, je n'ai pas tout à fait fini. Puisque vous me faites cette question, mon amour, je vous réponds que je n'ai pas fini. J'ai encore à me plaindre d'un peu de froideur de votre part envers votre propre famille, et comme on ne gagne rien à vous adresser des plaintes, c'est à votre mari que je les adresserai désormais. Maintenant, mon cher docteur, regardez cette sotte petite femme.»
Quand le docteur se retourna vers elle avec un sourire plein de bonté, mistress Strong baissa encore la tête. Je remarquai que M. Wickfield ne la perdait pas de vue un moment.
«Quand il m'est arrivé, l'autre jour, de dire à cette méchante fille, continua sa mère, en secouant la tête et en désignant mistress Strong du bout de son éventail, qu'il y avait une petite affaire de famille, dont elle pouvait, dont elle devait même vous entretenir, ne m'a-t-elle pas répondu que, si elle vous en parlait ce serait comme si elle vous demandait une faveur, parce que vous étiez si généreux qu'il lui suffisait de demander pour obtenir; qu'aussi elle ne voulait plus vous parler de rien?
— Annie, ma chère, dit le docteur, vous avez eu tort, vous m'avez privé là d'un grand plaisir.
— C'est précisément ce que je lui ai dit, s'écria sa mère: vraiment, une autre fois, quand je saurai que c'est là la raison qui l'empêche de vous en parler, et qu'elle me refusera de le faire, j'ai bien envie de m'adresser moi-même à vous, mon cher docteur.
— J'en serai enchanté, répondit le docteur, si cela vous convient.
— Bien vrai? eh bien! alors je n'y manquerai pas, dit le Vieux- Troupier; c'est marché fait.» Ayant, je suppose, réussi dans ce qu'elle voulait, elle frappa doucement la main du docteur avec son éventail, qu'elle avait baisé d'abord, puis elle retourna d'un air de triomphe au siège qu'elle avait occupé au commencement de la soirée.
Il arriva quelques personnes, entre autres les deux sous-maîtres avec Adams; la conversation devint générale, et elle roula naturellement sur M. Jack Maldon, sur son voyage, sur le pays qu'il allait habiter, sur ses projets et sur ses espérances. Il partait ce soir-là après le souper, en chaise de poste, pour aller retrouver à Gravesend le vaisseau sur lequel il devait monter; il allait être absent, disait-on, pour plusieurs années, à moins qu'il ne pût obtenir un congé, ou que sa santé ne l'obligeât de revenir plus tôt. Je me souviens qu'on décida que l'Inde était un pays calomnié, et qu'on n'avait autre chose à y craindre qu'un tigre, par-ci par-là, et une chaleur un peu excessive au milieu du jour. Pour mon compte, je regardais M. Jack Maldon comme un moderne Sindbad; je me le représentai comme l'ami intime de tous les rajahs de l'Orient, assis sous un dais, et fumant des hookabs dorés, qui auraient eu un quart de lieue de long, si on les avait déroulés.
Mistress Strong chantait très-agréablement: je le savais pour l'avoir souvent entendue chanter seule; mais soit qu'elle eût honte de chanter devant le monde, soit qu'elle ne fût pas en voix ce soir-là, elle ne put en venir à bout. Elle essaya un duo avec son cousin Maldon, mais elle ne put articuler la première note, et quand elle voulut ensuite passer à un solo, sa voix, très-pure au commencement, s'éteignit tout à coup, et elle en fut si troublée qu'elle resta devant son piano en baissant la tête sur les touches. Le bon docteur dit qu'elle avait mal aux nerfs, et il proposa, pour la soulager, une partie de cartes: il y était, je crois, à peu près aussi fort qu'à jouer du trombone. Mais je remarquai que le Vieux-Troupier le prît à l'instant même pour son partenaire, et qu'une fois sous sa garde, la première instruction qu'il reçut fut de lui remettre tout l'argent qu'il avait dans sa poche.
Le jeu fut très-gai, grâce surtout aux innombrables méprises que fit le docteur en dépit de la vigilance des papillons, très- irrités de leur mauvais succès. Mistress Strong avait refusé de jouer, en disant qu'elle ne se sentait pas très-bien, et son cousin Maldon s'était excusé, sous prétexte qu'il avait des malles à faire. Ses malles furent apparemment bientôt faites, car il reparut presque aussitôt dans le salon pour aller s'asseoir sur le canapé à côté de sa cousine. De temps en temps seulement, elle se levait pour aller regarder le jeu du docteur, et lui donner un conseil. Elle était très-pâle en se penchant vers lui, et il me semblait que son doigt tremblait en indiquant les cartes; mais le docteur, heureux de ses attentions, ne se doutait pas de ces petits détails.
Le souper ne fut pas très-gai; tout le monde avait l'air de sentir qu'une séparation de cette espèce était quelque chose d'un peu embarrassant, et l'embarras augmentait à mesure que l'heure du départ approchait. M. Jack Maldon faisait tous ses efforts pour soutenir la conversation, mais il n'était pas à son aise, et ne faisait que gâter tout. Le Vieux-Troupier ajoutait encore au malaise général, à ce qu'il me semblait, en rappelant sans cesse des épisodes rétrospectifs de la jeunesse de M. Jack Maldon.
Le docteur pourtant convaincu, j'en suis sûr, qu'il avait, par cette réunion dernière, rendu tout le monde très-heureux, était radieux, et il n'avait pas la plus légère idée que nous ne fussions pas tous au comble de la joie.
«Annie, ma chère, dit-il en regardant à sa montre, et en remplissant son verre, voilà l'heure du départ de votre cousin Jack qui se passe, et nous ne devons pas le retenir, car le temps et la marée n'attendent personne. M. Jack Maldon, vous avez devant vous un long voyage, et vous allez en pays étranger; mais vous n'êtes pas le premier, et vous ne serez pas le dernier jusqu'à la fin des temps. Les vents que vous allez affronter ont conduit des milliers d'hommes à la fortune, comme ils en ont ramené heureusement des milliers dans leur patrie.
— C'est une chose bien émouvante, dit mistress Markleham, de quelque côté qu'on envisage la question, c'est une chose bien émouvante, que de voir un beau jeune homme qu'on a connu depuis son enfance, partir ainsi pour l'autre bout du monde, en laissant derrière lui tous ses amis, sans savoir ce qu'il va trouver là- bas; un jeune homme qui fait un pareil sacrifice mérite un appui et une protection constante, continua-t-elle en regardant le docteur.
— Le temps coulera vite pour vous, monsieur Jack Maldon, dit le docteur, il coulera vite pour nous tous. Il y en a parmi nous qui peuvent à peine espérer raisonnablement, dans le cours naturel des choses, d'être en vie pour vous féliciter à votre retour, mais il n'est pas défendu de l'espérer pourtant, et c'est ce que je fais. Je ne vous fatiguerai pas de longs avis. Vous avez depuis longtemps devant vous un excellent modèle en votre cousine Annie. Imitez ses vertus autant que cela vous sera possible.»
Mistress Markleham s'éventait en hochant la tête.
«Adieu, monsieur Jack, dit le docteur en se levant, sur quoi tout le monde se leva: je vous souhaite un bon voyage, du succès dans votre carrière, et un heureux retour dans notre pays!»
Tout le monde but à la santé de M. Jack Maldon; on échangea des poignées de mains, puis il prit à la hâte congé de toutes les dames, et se précipita vers la porte, où il fut reçu en montant en voiture par un tonnerre d'applaudissements, poussés par nos camarades, qui s'étaient assemblés sur la pelouse dans ce but. Je courus les rejoindre pour augmenter leur nombre; et je vis très- nettement, au milieu de la poussière et du bruit, la figure de M. Jack Maldon qui était appuyé dans la voiture et tenait à la main un ruban cerise.
Après des hourras poussés pour le docteur et des hourras poussés pour la femme du docteur, les élèves se dispersèrent, et je rentrai dans la maison, où je trouvai tout le monde réuni en groupe autour de lui. On y discutait le départ de M. Maldon, son courage, ses émotions et tout ce qui s'ensuit. Au milieu de toutes ces observations, mistress Markleham s'écria:
«Où donc est Annie?»
Annie n'était pas dans le salon et ne répondit pas quand on l'appela. Mais, lorsque nous sortîmes en foule du salon pour la chercher, nous la trouvâmes étendue sur le plancher du vestibule. L'alarme fut grande au premier abord, mais on reconnut bientôt qu'elle n'était qu'évanouie, et elle commença à reprendre connaissance, grâce aux moyens qu'on emploie d'ordinaire en pareil cas. Alors le docteur, qui avait relevé la tête de sa femme pour l'appuyer sur ses genoux, écarta de la main les boucles de cheveux qui lui couvraient le visage, et dit en nous regardant:
«Pauvre Annie, elle est si affectueuse et si constante! C'est de se voir séparée de son ami d'enfance, son ancien camarade, celui de ses cousins qu'elle aimait le mieux, qui en est la cause. Ah! c'est bien dommage; j'en suis vraiment fâché.»
Quand elle ouvrit les yeux, qu'elle se vit dans cet état, et nous tous autour d'elle, elle se leva avec un peu de secours, en tournant la tête pour l'appuyer sur l'épaule du docteur, ou pour se cacher, je ne sais lequel. Nous étions tous rentrés dans le salon pour la laisser seule avec le docteur et sa mère, mais elle dit qu'elle se sentait mieux qu'elle ne l'avait été depuis le matin, et qu'elle serait bien aise de se retrouver au milieu de nous; on la mena donc, et elle s'assit sur le canapé, bien pâle et bien faible encore.
«Annie, ma chère, dit sa mère en arrangeant sa robe, vous avez perdu un de vos noeuds. Quelqu'un veut-il avoir la bonté de le chercher? c'est un ruban cerise.»
C'était celui qu'elle portait à son corsage. On le chercha partout; je le cherchai aussi, mais personne ne put le trouver.
«Vous rappelez-vous si vous ne l'aviez pas encore tout à l'heure,
Annie?» dit sa mère.
Je me demandai comment cette femme que je venais de voir si pâle était tout à coup devenue rouge comme le feu, en répondant qu'elle l'avait encore il n'y a qu'un instant, mais que cela ne valait pas la peine de le chercher.
On se remit en quête pourtant, sans rien trouver. Elle demanda qu'on ne s'en occupât plus, et les recherches se ralentirent. Puis enfin, quand elle se trouva tout à fait bien, tout le monde prit congé d'elle.
Nous marchions très-lentement en retournant chez nous, M. Wickfield, Agnès et moi. Agnès et moi nous admirions le clair de lune, mais M. Wickfield levait à peine les yeux. Quand nous fûmes enfin arrivés à notre porte, Agnès s'aperçut qu'elle avait oublié son sac à ouvrage. Enchanté de pouvoir lui rendre un service, je pris ma course pour aller le chercher.
J'entrai dans la salle à manger où Agnès l'avait oublié: tout était dans l'obscurité, et je ne vis personne, mais la porte qui donnait dans le cabinet du docteur était ouverte; j'aperçus de la lumière, et j'entrai pour dire ce que je venais chercher et demander une bougie.
Le docteur était assis près du feu, dans son grand fauteuil; sa jeune femme était à ses pieds sur un tabouret. Il lui lisait tout haut, avec un sourire de complaisance, une explication manuscrite d'une partie de la théorie du fameux dictionnaire, et elle avait les yeux attachés sur lui. Mais je n'ai jamais vu sur un visage pareille expression, de si beaux traits, pâles comme la mort, un regard si morne et si fixe; l'air égaré d'une somnambule; une frayeur de cauchemar; une horreur profonde, je ne sais de quoi. Ses yeux étaient tout grands ouverts, et ses beaux cheveux bruns tombaient en boucles épaisses sur sa robe blanche, veuve du ruban cerise. Je me la rappelle parfaitement telle qu'elle était. Je me demandais ce que cela voulait dire. Je me le demande encore aujourd'hui même, en évoquant ce tableau devant mon jugement mûri par l'expérience de la vie. Du repentir, de l'humiliation, de la honte, de l'orgueil, de l'affection et de la confiance? il y avait de tout cela; et à tout cela venait se mêler cette horreur de je ne sais quoi.
Mon entrée et ma question la firent sortir de sa rêverie, et changèrent aussi le cours des idées du docteur, car lorsque je rentrai pour rendre la bougie que j'avais prise sur la table, il caressait les cheveux de sa femme d'un air paternel.
«Je ne suis, lui disait-il, qu'un vieil égoïste de me laisser entraîner ainsi par votre patience, à vous faire de pareilles lectures, au lieu de vous envoyer coucher, ce qui vaudrait bien mieux.»
Mais elle lui demanda d'un ton pressant, quoique d'une voix mal assurée, de lui permettre de rester et de sentir qu'elle avait toute sa confiance ce soir-là; elle balbutia ces derniers mots; et quand elle se tourna de nouveau vers lui, après m'avoir jeté un regard au moment où je sortais, je la vis croiser ses mains sur le genou du docteur, et le regarder avec le même visage qu'auparavant, quoique avec un peu plus de calme, pendant qu'il reprenait sa lecture.
Cet incident me fit une grande impression alors, et je m'en souvins longtemps après, comme j'aurai l'occasion de le raconter quand le temps en sera venu.
CHAPITRE XVII.
Quelqu'un qui rencontre une bonne chance.
Je n'ai pas pensé à parler de Peggotty depuis ma fuite, mais naturellement je lui avais écrit dès que j'avais été établi à Douvres, et une seconde lettre, plus longue que la première, lui avait fait connaître tous les détails de mes aventures, quand ma tante m'eut pris formellement sous sa protection. Une fois installé chez le docteur Strong, je lui écrivis de nouveau pour lui apprendre ma bonne situation et mes joyeuses espérances. Je n'aurais pu éprouver à dépenser l'argent que M. Dick m'avait donné, la moitié de la satisfaction que je ressentis à envoyer, dans cette dernière lettre, une pièce d'or de huit schellings à Peggotty en remboursement de la somme que je lui avais empruntée, et ce ne fut que dans cette épître que je fis mention de mon voleur avec son âne: jusqu'alors j'avais évité de lui en parler.
Peggotty répondit à toutes ces communications avec la promptitude, si ce n'est avec la concision d'un commis aux écritures dans une maison de commerce; elle épuisa tous ses talents de rédaction pour exprimer ce qu'elle éprouvait à propos de mon voyage. Quatre pages de phrases incohérentes parsemées d'interjections, le tout sans autre point d'arrêt que des taches sur le papier, ne suffisaient pas pour soulager son indignation. Mais les taches m'en disaient plus que la plus belle composition, car elles me prouvaient que Peggotty n'avait fait que pleurer tout du long en m'écrivant; et que pouvais-je désirer de plus?
Je vis clairement qu'elle n'avait pas encore conçu beaucoup de goût pour ma tante, et je n'en fus pas étonné. Il y avait trop longtemps que toutes ses préventions lui étaient plutôt défavorables. «On ne pouvait jamais se flatter de bien connaître personne, disait-elle, mais de trouver miss Betsy si différente de ce qu'elle avait toujours semblé jusqu'alors, c'était une leçon contre les jugements précipités.» Telle était son expression. Elle avait évidemment encore un peu peur de miss Betsy, et elle ne lui faisait présenter ses respects qu'avec une certaine timidité; elle avait l'air aussi d'être un peu inquiète sur mon compte, et supposait sans doute que je reprendrais bientôt la clef des champs, à en juger par ses assurances répétées que je n'avais qu'à lui demander l'argent nécessaire pour venir à Yarmouth, et que je le recevrais aussitôt.
Elle m'apprit un événement qui me fit une grande impression: on avait vendu les meubles de notre ancienne habitation. M. et Miss Murdstone avaient quitté le pays: la maison était fermée, on l'avait mise à vendre ou à louer. Dieu sait que ma place dans la demeure de ma mère avait été petite depuis qu'ils y étaient entrés, cependant je pensais avec peine que cette demeure, qui m'avait été chère, était abandonnée, que les mauvaises herbes poussaient dans le jardin, et que les feuilles sèches encombraient les allées. Je m'imaginais entendre le vent d'hiver siffler tout autour, et la pluie glacée battre contre les fenêtres, tandis que la lune peuplait de fantômes les chambres inhabitées et veillait seule pendant la nuit sur cette solitude. Je me pris à songer au tombeau sous l'arbre du cimetière, et il me semblait que la maison était morte aussi, et que tout ce qui se rattachait à mon père et à ma mère s'était également évanoui.
Les lettres de Peggotty ne contenaient point d'autres nouvelles. «M. Barkis était un excellent mari, disait-elle, quoiqu'il fût toujours un peu serré; mais chacun a ses défauts, et elle n'en manquait pas de son côté (je n'avais jamais pu les découvrir), il me faisait présenter ses respects, et me rappelait que ma petite chambre m'attendait toujours. M. Peggotty se portait bien, Ham aussi, mistress Gummidge allait cahin caha, et la petite Émilie n'avait pas voulu m'envoyer ses amitiés, mais elle avait dit que Peggotty pouvait s'en charger si elle voulait.»
Je communiquai toutes ces nouvelles à ma tante en neveu soumis, gardant seulement pour moi ce qui concernait la petite Émilie, par un sentiment instinctif que la tante Betzy n'aurait pas grand goût pour elle. Au commencement de mon séjour à Canterbury, elle vint plusieurs fois me voir, et toujours à des heures où je ne pouvais l'attendre, dans le but, je suppose, de me trouver en défaut. Mais comme elle me trouvait au contraire toujours occupé, et recevait de tous côtés l'assurance que j'avais bonne réputation et que je faisais des progrès dans mes études, elle renonça bientôt à ces visites imprévues. Je la voyais tous les mois quand j'allais à Douvres, le samedi, pour y passer le dimanche, et tous les quinze jours M. Dick m'arrivait le mercredi à midi, par la diligence, pour ne repartir que le lendemain matin.
Dans ces occasions, M. Dick ne voyageait jamais sans un nécessaire contenant une provision de papeterie et le fameux mémoire, car il s'était mis dans l'idée que le temps pressait et qu'il fallait décidément terminer ce document.
M. Dick était grand amateur de pain d'épice. Pour lui rendre ses visites plus agréables, ma tante m'avait chargé d'ouvrir pour lui un crédit chez un pâtissier, avec l'ordre de ne jamais lui en fournir par jour pour plus de dix pences. Cette règle stricte et le payement qu'elle se réservait de faire elle-même des comptes de l'hôtel où il couchait, me portèrent à croire qu'elle lui permettait de faire sonner son argent dans son gousset, mais non pas de le dépenser. Je découvris plus tard que c'était le cas, en effet, ou qu'au moins il était convenu, entre ma tante et lui, qu'il lui rendrait compte de toutes ses dépenses. Comme il n'avait pas l'idée de la tromper, et qu'il avait la plus grande envie de lui plaire, il y mettait une grande modération. Sur ce point comme sur tout autre, M. Dick était convaincu que ma tante était la plus sage et la plus admirable femme du monde, comme il me le confia plusieurs fois sous le sceau du secret et à l'oreille.
«Trotwood, me dit M. Dick d'un air mystérieux après m'avoir fait cette confidence un mercredi, qui est cet homme qui se cache près de notre maison pour lui faire peur?
— Pour faire peur à ma tante, monsieur?»
M. Dick fit un signe d'assentiment.
«Je croyais que rien au monde ne pouvait lui faire peur, dit-il, car c'est… Ici il baissa la voix; c'est… ne le répétez pas… la plus sage et la plus admirable de toutes les femmes.»
Après quoi il fit un pas en arrière pour voir l'effet que produisait sur moi cette définition de ma tante.
«La première fois qu'il est venu, dit M. Dick, c'était… voyons donc: seize cent quarante-neuf est la date de l'exécution du roi Charles. Je crois que vous avez bien dit seize cent quarante-neuf?
— Oui, monsieur.
— Je n'y comprends rien, dit M. Dick très-troublé et secouant la tête; je ne crois que je puisse être aussi vieux que cela.
— Est-ce que c'est cette année-là que cet homme a paru, monsieur? demandai-je.
— En vérité, dit M. Dick, je ne vois pas trop comment cela peut se faire, Trotwood. Vous avez trouvé cette date-là dans l'histoire?
— Oui, monsieur.
— Et l'histoire ne ment-elle jamais? Qu'en dites-vous? hasarda
M. Dick avec un éclair d'espoir.
— Oh ciel! non, monsieur, certainement non, répondis-je du ton le plus positif. J'étais jeune et innocent alors, et je le croyais.
— Je n'y comprends rien, reprit M. Dick en hochant la tête. Il y a quelque chose de travers je ne sais où. En tout cas, c'était peu de temps après qu'on avait eu la maladresse de verser dans ma tête un peu du trouble qui était dans celle du roi Charles que cet homme vint pour la première fois. Je me promenais avec miss Trotwood après avoir pris le thé, il faisait nuit lorsque je l'ai vu là tout près de la maison.
— Est-ce qu'il se promenait? demandai-je.
— S'il se promenait? répéta M. Dick. Voyons donc que je me souvienne. Non, non, il ne se promenait pas.»
Je demandai, pour arriver plus vite au but, ce qu'il faisait.
«Mais il n'était pas là du tout, dit M. Dick, jusqu'au moment où il s'est approché d'elle par derrière et lui a dit un mot à l'oreille. Alors elle s'est retournée, et puis elle s'est trouvée mal; je me suis arrêté pour le regarder, et il est parti; mais ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est qu'il faut qu'il soit resté caché depuis… dans la terre, je ne sais où.
— Il est donc resté caché depuis lors? demandai-je.
— Certainement, répliqua M. Dick en secouant gravement la tête. Il n'a jamais reparu jusqu'à hier soir. Nous faisions un tour de promenade quand il s'est de nouveau approché d'elle par derrière, et je l'ai bien reconnu.
— Et ma tante, est-ce qu'elle a encore eu peur?
— Elle s'est mise à trembler, dit M. Dick en imitant le mouvement et en faisant claquer ses dents; elle s'est retenue contre la palissade; elle a pleuré. Mais, Trotwood, venez ici.» Et il me fit approcher tout près de lui pour me parler très-bas:
«Pourquoi lui a-t-elle donné de l'argent au clair de la lune, mon garçon?
— C'était peut-être un mendiant.»
M. Dick secoua la tête pour repousser absolument cette supposition, et, après avoir répété plusieurs fois du ton le plus positif: «Ce n'était pas un mendiant, ce n'était pas un mendiant,» il finit par me raconter qu'il avait vu plus tard, de sa fenêtre, quand la soirée était très-avancée, ma tante donner de l'argent, au clair de la lune, à cet homme qui était en dehors de la palissade du jardin, et qui s'était alors éloigné; qu'il était peut-être rentré sous terre, c'était très-probable, mais que ce qu'il y avait de sûr, c'est qu'on ne l'avait plus revu; quant à ma tante, elle était revenue bien vite dans la maison à pas de loup; et même le lendemain matin, elle n'était pas comme à l'ordinaire, ce qui troublait beaucoup l'esprit de M. Dick.
Au début de l'histoire, je n'avais pas la moindre idée que cet inconnu fût autre chose qu'une création de l'imagination de M. Dick, tout comme ce malheureux prince qui lui causait tant de chagrins; mais, après quelques réflexions, j'en vins à me demander si on n'avait pas fait la tentative ou la menace d'enlever le pauvre M. Dick à la protection de ma tante, et si, fidèle à cette affection pour lui dont elle m'avait entretenu elle-même, elle n'avait pas été obligée d'acheter à prix d'argent la paix, le repos de son protégé. Comme j'avais déjà un grand fond d'attachement pour M. Dick, et que je portais beaucoup d'intérêt à son bonheur, la crainte que j'avais moi-même de le perdre me fit accueillir plus volontiers cette supposition, et pendant bien longtemps, le mercredi où il devait venir me trouva inquiet de savoir si j'allais le voir sur l'impériale comme à l'ordinaire. Mais c'étaient de vaines alarmes, et j'apercevais toujours de loin ses cheveux gris, son visage joyeux, son gai sourire, et il n'eut jamais rien à m'apprendre de plus sur l'homme qui avait la faculté rare de faire peur à ma tante.
Les mercredis étaient les jours les plus heureux de la vie de M. Dick, et n'étaient pas les moins heureux pour moi. Il fit bientôt connaissance avec tous mes camarades, et quoiqu'il ne prît jamais une part active dans tout autre jeu que celui du cerf- volant, il portait autant d'intérêt que nous à tous nos amusements. Que de fois je l'ai vu si absorbé dans une partie de billes ou de toupies, qu'il ne cessait de les regarder avec l'intérêt le plus profond, sans pouvoir même respirer dans les moments critiques! Que de fois je l'ai vu, monté sur une petite éminence, surveiller de là tout le champ d'action où nous étions à jouer au cerf, et agiter son chapeau au-dessus de sa tête grise, oubliant entièrement la tête du roi Charles le martyr et toute son histoire malencontreuse! Que d'heures je l'ai vu passer comme autant de bienheureuses minutes à regarder pendant l'été une grande partie de barres! Que de fois je l'ai vu pendant l'hiver, le nez rougi par la neige et le vent d'est, rester près d'un étang à nous regarder patiner, pendant qu'il battait des mains dans son enthousiasme avec ses gants de tricot!
Tout le monde l'aimait, et son adresse pour les petites choses était incomparable, il savait découper des oranges de cent manières différentes; il faisait un bateau avec les matériaux les plus étranges; il savait faire des pions pour les échecs avec un os de côtelette, tailler des chars antiques dans de vieilles cartes, faire des roues avec une bobine, et des cages d'oiseaux avec de vieux morceaux de fil de fer; mais il n'était jamais plus admirable que lorsqu'il exerçait son talent avec des bouts de paille ou de ficelle; nous étions tous convaincus qu'il ne lui en fallait pas davantage pour exécuter tous les ouvrages que peut façonner la main de l'homme.
Le renom de M. Dick s'étendit bientôt plus loin. Au bout de quelques visites, le docteur Strong lui-même me fit quelques questions sur son compte, et je lui dis tout ce que ma tante m'en avait raconté. Le docteur prit un tel intérêt à ces détails, qu'il me pria de lui faire faire la connaissance de M. Dick à sa première visite. Cette cérémonie accomplie, le docteur pria M. Dick de venir chez lui toutes les fois qu'il ne me trouverait pas au bureau de la diligence, et de s'y reposer en attendant que la classe du matin fût finie, M. Dick prit en conséquence l'habitude de venir tout droit à la pension, et quand nous étions en retard, ce qui arrivait quelquefois le mercredi, de se promener dans la cour en m'attendant. C'est là qu'il fit connaissance avec la jeune femme du docteur, plus pâle, moins gaie et plus retirée que par le passé, mais qui n'avait rien perdu de sa beauté, et peu à peu il se familiarisa au point d'entrer dans la classe pour m'attendre. Il s'asseyait toujours dans un certain coin, sur un certain tabouret qu'on appelait Dick comme lui, et il restait là, penchant en avant sa tête grise et écoutant attentivement les leçons avec une profonde admiration pour cette instruction qu'il n'avait jamais pu acquérir.
M. Dick reportait une partie de cette vénération sur le docteur, qu'il regardait comme le philosophe le plus profond et le plus subtil de toute la suite des âges. Il se passa du temps avant qu'il pût se décider à lui parler autrement que la tête nue, et même lorsque le docteur eut contracté pour lui une véritable amitié et que leurs promenades duraient des heures entières, le long de la cour, d'un certain côté que nous appelions la promenade du docteur, M. Dick ôtait de temps en temps son chapeau pour témoigner de son respect pour tant de sagesse et de science. Je ne sais par quel hasard le docteur en vint à lire tout haut devant lui des fragments du fameux dictionnaire pendant ces promenades; peut-être pensait-il d'abord que c'était la même chose que de les lire tout seul. En tous cas, cette habitude faisait le bonheur de M. Dick qui écoutait avec un visage rayonnant d'orgueil et de plaisir, et qui resta convaincu dans le fond de son coeur que le dictionnaire était bien le plus charmant livre du monde.
Quand je pense à ces promenades en long et en large devant les fenêtres de la salle d'étude; au docteur lisant avec un sourire de complaisance et accompagnant sa lecture d'un grave mouvement de la tête ou d'un geste explicatif; à M. Dick écoutant avec l'intérêt le plus profond pendant que sa pauvre cervelle errait, Dieu sait où, sur les ailes des grands mots du dictionnaire, ce souvenir me représente un des spectacles les plus paisibles et les plus doux que j'aie jamais contemplés. Il me semble que, s'ils avaient pu marcher éternellement ainsi, en se promenant de long en large, le monde n'en aurait pas été plus mal, et que des milliers de choses dont on fait beaucoup de bruit ne valent pas les promenades de M. Dick et du docteur, pour moi comme pour les autres.
Agnès était devenue bientôt une des amies de M. Dick, et comme il venait sans cesse à la maison, il fit aussi la connaissance d'Uriah. L'amitié qui existait entre l'ami de ma tante et moi croissait toujours, mais nous étions ensemble dans d'étranges rapports: M. Dick, qui était nominalement mon tuteur et qui venait me voir en cette qualité, me consultait toujours sur les petites questions difficiles qui pouvaient l'embarrasser, et se guidait infailliblement d'après mes avis, son respect pour ma sagacité naturelle étant fort augmenté par la conviction que je tenais beaucoup de ma tante.
Un jeudi matin, au moment où j'allais accompagner M. Dick de l'hôtel au bureau de la diligence avant de retourner à la pension, car nous avions une heure de classe avant le déjeuner, je rencontrai dans la rue Uriah qui me rappela la promesse que je lui avais faite de venir prendre un jour le thé chez sa mère avec lui, en ajoutant avec un geste de modestie: «Quoique, à dire vrai, je ne me sois jamais attendu à vous voir tenir votre promesse, monsieur Copperfield: nous sommes dans une situation si humble!»
Je n'avais pas encore de parti pris sur la question de savoir si Uriah me plaisait ou si je l'avais en horreur, et j'hésitais encore pendant que je le regardais en face dans la rue; mais je prenais pour un affront l'idée qu'on pût m'accuser d'orgueil, et je lui dis que je n'avais attendu qu'une invitation.
«Oh! si c'est là tout, monsieur Copperfield, dit Uriah, et si ce n'est réellement pas notre situation qui vous arrête, voulez-vous venir ce soir? Mais si c'est notre humble situation, j'espère que vous ne vous gênerez pas pour le dire, monsieur Copperfield, nous ne nous faisons pas d'illusion sur notre condition.»
Je répondis que j'en parlerais à M. Wickfield, et que s'il n'y voyait pas d'inconvénient, comme je n'en doutais pas, je viendrais avec plaisir. Ainsi donc, ce soir-là à six heures, comme l'étude devait fermer de bonne heure, j'annonçai à Uriah que j'étais prêt.
«Ma mère sera bien fière, dit-il, pendant que nous marchions ensemble; c'est-à-dire elle serait bien fière si ce n'était pas un péché, monsieur Copperfield.
— Cependant, vous n'avez pas hésité à me croire coupable de ce péché-là, ce matin? répondis-je.
— Oh! non, monsieur Copperfield, repartit Uriah, oh! non, soyez- en sûr! une telle pensée n'est jamais entrée dans ma tête. Je ne vous aurais pas accusé de fierté pour avoir pensé que nous étions dans une situation trop humble pour vous, parce que nous sommes placés si bas!
— Avez-vous beaucoup étudié le droit depuis quelque temps? demandai-je pour changer de sujet.
— Oh! monsieur Copperfield, dit-il d'un air de modestie, mes lectures peuvent à peine s'appeler des études. Je passe quelquefois une heure ou deux dans la soirée avec M. Tidd.
— C'est un peu rude, je suppose, lui dis-je.
— Un peu rude pour moi quelquefois, répondit Uriah. Mais je ne sais pas s'il en serait de même pour une personne mieux partagée du côté des moyens.»
Après avoir exécuté de sa main droite un petit air sur son menton avec ses deux doigts de squelette, il ajouta:
«Il y a des expressions, voyez-vous, monsieur Copperfield, des mots et des termes latins qui se rencontrent dans M. Tidd, et qui sont fort embarrassants pour un lecteur d'une instruction aussi modeste que la mienne.
— Est-ce que vous seriez bien aise d'apprendre le latin? lui dis- je vivement: je pourrais vous donner des leçons à mesure que je l'étudie moi-même.
— Oh! merci, monsieur Copperfield, répondit-il en secouant la tête, vous êtes vraiment bien bon de me l'offrir, mais je suis beaucoup trop humble pour l'accepter.
— Quelle folie, Uriah!
— Oh! pardonnez-moi, monsieur Copperfield. Je vous remercie infiniment, et ce serait un grand plaisir pour moi, je vous assure, mais je suis trop humble pour cela. Il y a déjà assez de gens disposés à m'accabler par le reproche de ma situation inférieure, sans que j'aille encore blesser leurs idées en devenant savant. L'instruction n'est pas faite pour moi. Dans ma position, il vaut mieux ne pas aspirer trop haut. Pour avancer dans la vie, il faut que j'avance humblement, monsieur Copperfield.»
Je n'avais jamais vu sa bouche si ouverte, ni les rides de ses joues si profondes qu'au moment où il m'énonçait ce principe, en secouant la tête et en se tortillant modestement.
«Je crois que vous avez tort, Uriah. Je suis sûr qu'il y a des choses que je pourrais vous enseigner, si vous aviez envie de les apprendre.
— Oh! je n'en doute pas, monsieur Copperfield, répondit-il, pas le moins du monde. Mais comme vous n'êtes pas vous-même dans une humble situation, vous ne pouvez peut-être pas bien juger de ceux qui y sont. Je n'ai pas envie d'insulter par mon instruction à ceux qui sont plus haut placés que moi; je suis beaucoup trop humble pour cela… Mais voilà mon humble demeure, monsieur Copperfield!»
Nous entrâmes tout droit dans une chambre basse décorée à la vieille mode, et nous y trouvâmes mistress Heep, le vrai portrait d'Uriah, si ce n'est qu'elle était plus petite. Elle me reçut avec la plus grande humilité et me demanda pardon d'avoir embrassé son fils: «Mais, voyez-vous, monsieur, dit-elle, quelque pauvres que nous soyons, nous avons l'un pour l'autre une affection naturelle qui ne fait tort à personne, j'espère.» La chambre n'était pas tout à fait un petit salon, pas tout à fait une cuisine, mais elle avait l'air parfaitement décent; seulement on sentait qu'il y manquait quelque chose pour la rendre agréable. Il y avait une commode avec un pupitre placé dessus; Uriah lisait ou écrivait là le soir. Il y avait le sac bleu d'Uriah tout rempli de papiers. Il y avait une série de livres appartenant à Uriah, en tête desquels je reconnus M. Tidd. Il y avait un buffet dans un coin de la chambre, avec les meubles indispensables. Je ne me souviens pas que les objets pris individuellement eussent l'aspect misérable ni qu'ils sentissent la gêne et l'économie, mais je sais que la pièce tout entière laissait cette impression.
Le deuil perpétuel de veuve de mistress Heep faisait sans doute partie de son humilité. Malgré le temps qui s'était écoulé depuis la mort de M. Heep, elle portait toujours son deuil de veuve. Je crois bien qu'il y avait quelque modification dans le bonnet, mais, quant au reste, le deuil était aussi austère qu'au premier jour de son veuvage.
«C'est un jour mémorable pour nous, mon cher Uriah, dit mistress Heep en faisant le thé, que celui où M. Copperfield nous fait une visite. Si j'avais pu désirer que votre père restât ici-bas plus longtemps, je l'aurais souhaité pour qu'il pût recevoir avec nous M. Copperfield cette après-midi.
— J'étais sûr que vous ne manqueriez pas de dire cela, ma mère.»
J'étais un peu embarrassé de ces compliments, mais au fond j'étais flatté de voir qu'on me traitât comme un hôte honoré, et je trouvai mistress Heep très-aimable.
«Mon Uriah espère ce bonheur depuis longtemps, monsieur, dit mistress Heep. Il craignait que notre humble situation n'y mît obstacle, et je le craignais comme lui, car nous sommes, nous avons été et nous resterons toujours dans une situation très- humble.
— Je ne vois pas de raison pour cela, madame, à moins que cela ne vous plaise.
— Merci, monsieur, repartit mistress Heep. Nous connaissons notre position et nous ne vous en sommes que plus reconnaissants.»
Bientôt je vis mistress Heep s'approcher de moi peu à peu, pendant qu'Uriah s'asseyait en face de moi, et on commença à m'offrir avec un grand respect les morceaux les plus délicats qui se trouvaient sur la table; il est vrai de dire qu'il n'y avait rien de très- délicat, mais je pris l'intention pour le fait, et je me sentis touché de leurs attentions. La conversation étant tombée sur les tantes, je leur parlai naturellement de la mienne; puis ce fut le tour des papas et des mamans, et je parlai de mes parents; puis mistress Heep se mit à raconter des histoires de beaux-pères, et je commençai à dire quelques mots du mien, mais je m'arrêtai parce que ma tante m'avait conseillé de garder le silence sur ce sujet. Bref, un pauvre petit bouchon en bas âge n'aurait pas eu plus de chances de résister à deux tire-bouchons, ou une pauvre petite dent de lait de lutter contre deux dentistes, ou un petit volant contre deux raquettes que moi d'échapper aux assauts combinés d'Uriah et de mistress Heep. Ils faisaient de moi ce qu'ils voulaient, ils me faisaient dire des choses dont je n'avais pas la moindre intention de parler, et je rougis de dire qu'ils y réussissaient avec d'autant plus de certitude que, dans mon ingénuité enfantine, je me trouvais honoré de ces entretiens confidentiels, et que je me regardais comme le patron de mes deux hôtes respectueux.
Ils s'aimaient beaucoup, c'est un fait sûr et certain, et il y avait là un trait de nature qui ne manquait pas d'agir sur moi; mais la nature était bien aidée par l'art. Il fallait voir avec quelle habileté le fils ou la mère reprenait le fil du sujet que l'autre avait mis sur le tapis, et comme ils avaient bon marché de mon innocence. Quand ils virent qu'il n'y avait plus rien à tirer de moi sur mon propre compte (car je restai muet sur ma vie chez Murdstone et Grinby, aussi bien que sur mon voyage), on dirigea la conversation sur M. Wickfield et Agnès. Uriah jetait la balle à mistress Heep: mistress Heep l'attrapait, puis la rejetait à Uriah; Uriah la gardait un petit moment, puis la renvoyait à mistress Heep, et ce manège me troubla bientôt si complètement que je ne savais plus où j'en étais. D'ailleurs la balle aussi changeait de nature. Tantôt il s'agissait de M. Wickfield, tantôt il était question d'Agnès. On faisait allusion aux vertus de M. Wickfield, puis à mon admiration pour Agnès. On parlait un moment de l'étendue des affaires ou de la fortune de M. Wickfield, et l'instant d'après, de la vie que nous menions après dîner. Puis il s'agissait du vin que M. Wickfield buvait, de la raison qui le portait à boire; ah! que c'était grand dommage! enfin tantôt d'une chose, tantôt d'une autre, ou de tout à la fois, et pendant ce temps, sans avoir l'air d'en parler beaucoup, ni de faire autre chose que de les encourager parfois un peu pour éviter qu'ils fussent accablés par le sentiment de leur humilité et par l'honneur de ma société, je m'apercevais à chaque instant que je laissais échapper quelque détail que je n'avais pas besoin de leur confier, et j'en voyais l'effet sur les minces narines d'Uriah, qui se ridaient au coin du nez avec délices.
Je commençais à me sentir assez mal à mon aise, et je désirais mettre un terme à cette visite, quand une personne qui descendait la rue passa près de la porte, qui était ouverte pour donner de l'air à la chambre (il y faisait chaud, et le temps était lourd pour la saison), puis revint sur ses pas, regarda, et entra en s'écriant: «Copperfield, est-ce possible!»
C'était M. Micawber! M. Micawber avec son lorgnon, sa canne, son col de chemise, son air élégant et son ton de condescendance, rien n'y manquait!
«Mon cher Copperfield, dit M. Micawber en me tendant la main, voilà bien, par exemple, une rencontre faite pour imprimer à l'esprit un sentiment profond de l'instabilité et de l'incertitude des choses humaines…, en un mot, c'est une rencontre très- extraordinaire; je me promenais dans la rue en réfléchissant à la possibilité de trouver une bonne chance, car c'est un point sur lequel j'ai quelques espérances pour le moment, et voilà justement que je me trouve nez à nez avec un jeune ami qui m'est si cher, et dont le souvenir se rattache à celui de l'époque la plus importante de ma vie, de celle qui a décidé de mon existence, je puis dire. Copperfield, mon cher ami, comment vous portez-vous?»
Je ne puis pas dire, non, je ne puis réellement pas dire, en conscience, que je fusse très-satisfait que M. Micawber me vît en pareil lieu, mais, après tout, j'étais bien aise de le voir, et je lui donnai une poignée de main de bon coeur en lui demandant des nouvelles de mistress Micawber.
«Mais, dit M. Micawber en faisant un geste de la main comme par le passé, et en ajustant son menton dans son col de chemise, elle est à peu près remise. Les jumeaux ne tirent plus leur subsistance des fontaines de la nature; en un mot, dit M. Micawber avec un de ses élans de confiance, ils sont sevrés, et mistress Micawber m'accompagne pour le moment dans mes voyages. Elle sera enchantée, Copperfield, de renouveler connaissance avec un jeune homme qui s'est montré, sous tous les rapports, un digne ministre de l'autel sacré de l'amitié.»
Je lui dis de mon côté que je serais très-heureux de la voir.
«Vous êtes bien bon, dit M. Micawber.» M. Micawber se mit à sourire, rassura de nouveau son menton dans sa cravate, et jeta les yeux autour de lui.
«Puisque j'ai retrouvé mon ami Copperfield, dit-il, sans s'adresser à personne en particulier, non dans la solitude, mais occupé à prendre part à un repas avec une dame veuve et un jeune homme qui semble être son rejeton… en un mot, son fils (ceci fut dit avec un nouvel élan de confiance), je regarderai comme un honneur de leur être présenté.»
Je ne pouvais faire autrement, dans cette circonstance, que de présenter M. Micawber à Uriah Heep et à sa mère, et je m'acquittai de ce devoir. En conséquence de l'humilité de leurs manières, M. Micawber s'assit et fit un geste de la main de l'air le plus courtois.
«Tout ami de mon ami Copperfield, dit M. Micawber, a par cela même des droits sur moi.
— Nous n'avons pas l'audace, monsieur, dit mistress Heep, d'oser prétendre être les amis de M. Copperfield. Seulement il a été assez bon pour prendre le thé avec nous, et nous lui sommes très- reconnaissants de l'honneur de sa compagnie, comme nous vous remercions aussi, monsieur, de ce que vous voulez bien faire attention à nous.
— Vous êtes trop bonne, madame, dit M. Micawber en la saluant. Et que faites-vous, Copperfield? êtes-vous toujours dans le commerce des vins?»
J'étais très-pressé d'emmener M. Micawber, et je répondis en tenant mon chapeau, et en rougissant beaucoup, j'en suis sûr, que j'étais élève du docteur Strong.
«Élève! dit M. Micawber relevant ses sourcils. Je suis enchanté de ce que vous me dites là. Quoiqu'un esprit comme celui de mon ami Copperfield ne demande pas toute la culture qui lui serait nécessaire s'il ne possédait pas, comme il fait, toute la connaissance des hommes et des choses, continua-t-il en s'adressant à Uriah et à mistress Heep, ce n'en est pas moins un sol bien riche à cultiver, et d'une fertilité cachée; en un mot, dit M. Micawber en souriant dans un nouvel accès de confiance, c'est une intelligence capable d'acquérir une instruction classique du plus haut degré.»
Uriah, frottant lentement ses longues mains, fit un mouvement du buste pour exprimer qu'il partageait cette opinion.
«Voulez-vous que nous allions voir mistress Micawber? dis-je, dans l'espérance d'entraîner M. Micawber.
— Si vous voulez bien lui faire ce plaisir, Copperfield, répliqua-t-il en se levant. Je n'ai point de scrupule à dire, devant nos amis ici présents, que j'ai lutté depuis plusieurs années contre des embarras pécuniaires (j'étais sûr qu'il dirait quelque chose de ce genre, il ne manquait jamais de se vanter de ce qu'il appelait ses embarras); tantôt j'ai pu triompher de mes embarras, tantôt mes embarras m'ont… en un mot, m'ont mis à bas. Il y a eu des moments où je leur ai résisté en face, il y en a eu d'autres où j'ai cédé à leur nombre, et où j'ai dit à mistress Micawber dans le langage de Caton: «Platon, tu raisonnes à merveille, tout est fini, je ne lutterai plus;» mais à aucune époque de ma vie, dit M. Micawber, je n'ai joui d'un plus haut degré de satisfaction que lorsque j'ai pu verser mes chagrins, si je puis appeler ainsi des embarras provenant de saisies mobilières, de billets et de protêts, dans le sein de mon ami Copperfield.»
Quand M. Micawber eut achevé de me rendre ce glorieux témoignage, «Bonsoir, monsieur Heep, ajouta-t-il; je suis votre serviteur, mistress Heep;» et il sortit avec moi de l'air le plus élégant, en faisant retentir les pavés sous les talons de ses bottes et en fredonnant un air le long du chemin.
L'auberge dans laquelle demeurait M. Micawber était petite, et la chambre qu'il occupait n'était pas grande non plus; elle était séparée par une cloison de la salle commune et sentait une forte odeur de tabac. Je crois qu'elle devait être située au-dessus de la cuisine, parce qu'il y montait en même temps à travers les fentes du plancher un fumet de graillon qui suintait sur les murs puants. Elle devait être aussi voisine du comptoir, car elle avait un goût de rogomme, et l'on y entendait distinctement le cliquetis des verres. Là, étendue sur un petit canapé au-dessous d'une gravure représentant un cheval de course, la tête près du feu et les pieds contre le moutardier placé sur une servante à l'autre bout de la chambre, était mistress Micawber, à laquelle son mari s'adressa en entrant le premier:
«Ma chère, permettez-moi de vous présenter un élève du docteur
Strong.»
Je remarquai en passant que, quelque confusion qui existât toujours dans l'esprit de M. Micawber sur mon âge et ma situation, il n'oubliait jamais que j'étais élève du docteur Strong: c'était comme un hommage indirect qu'il rendait à la distinction de mon rang dans le monde.
Mistress Micawber fut étonnée, mais enchantée de me voir. J'étais bien aise aussi de la revoir moi-même, et, après un échange de compliments affectueux, je m'assis sur le canapé à côté d'elle.
«Ma chère, dit M. Micawber, si vous voulez raconter à Copperfield la situation actuelle, qu'il sera bien aise de connaître, je n'en doute pas, je vais aller jeter un coup d'oeil sur le journal pendant ce temps-là, pour voir si je trouverai quelque chose dans les annonces.
— Je vous croyais à Plymouth, madame, dis-je à mistress Micawber, quand il fut sorti.
— Mon cher monsieur Copperfield, répliqua-t-elle, nous y avons été en effet.
— Pour y prendre un emploi? repris-je.
— Précisément, dit mistress Micawber, pour y prendre un emploi; mais le fait est qu'on n'a pas besoin à la douane d'un homme doué de grandes facultés. L'influence locale de ma famille ne pouvait nous être non plus d'aucune ressource pour procurer à un homme doué des facultés de M. Micawber un emploi dans le département. On y préfère des gens plus ordinaires. Il aurait trop fait remarquer la nullité des autres. En outre, je ne vous cacherai pas, mon cher monsieur Copperfield, dit mistress Micawber, que la branche de ma famille établie à Plymouth, en apprenant que j'accompagnais M. Micawber avec le petit Wilkins, sa soeur et les jumeaux, ne l'a pas reçu avec toute la cordialité qu'il aurait pu attendre au moment où il venait de sortir de captivité. Le fait est, dit mistress Micawber en baissant la voix, et ceci est entre nous, que notre réception a été un peu froide.
— Vraiment? lui dis-je.
— Oui, dit mistress Micawber! Il est pénible de considérer l'humanité sous cet aspect, monsieur Copperfield, mais la réception qu'on nous a faite était décidément un peu froide. Il n'y a pas à en douter. Le fait est que la branche de ma famille établie à Plymouth est devenue tout à fait incivile avec M. Micawber avant que notre séjour eût duré seulement une semaine, et je ne leur ai pas caché ce que j'en pensais: je leur ai dit qu'ils devaient être honteux d'une telle conduite. Voilà pourtant ce qui s'est passé, continua mistress Micawber. Dans de telles circonstances, que pouvait faire un homme aussi fier que M. Micawber? Il n'y avait qu'un parti à prendre: emprunter de cette branche de ma famille l'argent nécessaire pour retourner à Londres, et y retourner au prix de n'importe quel sacrifice.
— Alors, vous êtes tous revenus, madame?
— Nous sommes tous revenus, répondit mistress Micawber. Depuis lors, j'ai consulté d'autres branches de ma famille sur le parti qu'il y avait à prendre pour M. Micawber, car je soutiens qu'il faut prendre un parti, monsieur Copperfield, me dit mistress Micawber, comme si je lui disais le contraire. Il est clair qu'une famille composée de six personnes, sans compter la servante, ne peut pas vivre de l'air du temps.
— Cela va sans dire, madame, répondis-je.
— L'opinion des diverses branches de ma famille, continua mistress Micawber, est que M. Micawber ferait bien de tourner immédiatement son attention du côté du charbon.
— Du côté de quoi? madame.
— Du charbon, le commerce du charbon, dit mistress Micawber. M. Micawber a été amené à penser, d'après ses informations, qu'il pourrait y avoir des chances de succès, pour un homme capable, dans le commerce de charbon de la Medway. Là-dessus M. Micawber a naturellement trouvé que la première démarche à faire était d'aller voir la Medway. Nous sommes venus dans ce but. Je dis «nous,» monsieur Copperfield, car je n'abandonnerai jamais M. Micawber, ajouta-t-elle avec vivacité.»
Je murmurai quelques mots d'admiration et d'approbation.
«Nous sommes venus, répéta mistress Micawber, et nous avons vu la Medway. Mon opinion sur le commerce du charbon par cette rivière est qu'il y faut peut-être de la capacité, mais qu'il y faut certainement des capitaux. M. Micawber a de la capacité, mais il n'a pas de capitaux. Nous avons visité, je crois, la plus grande partie du cours de la Medway, et c'est la conclusion à laquelle je suis arrivée, d'après mon opinion personnelle. Pendant que nous en étions si près, M. Micawber a trouvé que ce serait une folie de ne pas faire un pas de plus pour voir la cathédrale, d'abord, parce que nous ne l'avions jamais vue et qu'elle en vaut la peine, et ensuite, parce qu'il y avait beaucoup de probabilités de rencontrer une bonne chance dans une ville qui possède une cathédrale. Nous sommes ici depuis trois jours, continua mistress Micawber, et il ne s'est pas encore présenté de bonne chance. Vous serez moins étonné que le serait un étranger, mon cher monsieur Copperfield, en apprenant que nous attendons pour le moment de l'argent venant de Londres pour solder nos dépenses dans cet hôtel. Jusqu'à l'arrivée de cette somme, dit mistress Micawber avec beaucoup d'émotion, je suis privée de retourner chez moi (je veux dire dans mon garni de Pentonville) et d'aller revoir mon fils, ma fille et mes jumeaux.»
J'éprouvais la plus vive sympathie pour M. et mistress Micawber dans ces circonstances difficiles, et je le dis à M. Micawber qui venait de rentrer, en ajoutant que je regrettais seulement de ne pas avoir assez d'argent pour leur prêter la somme qui leur était nécessaire. La réponse de M. Micawber indiquait l'agitation de son esprit. Il me dit en me donnant une poignée de mains: «Copperfield, vous êtes un véritable ami, mais en mettant toutes choses au pis, un homme qui possède un rasoir n'est jamais dépourvu d'un ami.» À cette terrible idée, mistress Micawber jeta ses bras autour du cou de M. Micawber en le conjurant de se calmer. Il pleura, mais il ne fut pas long à se remettre, car, l'instant d'après, il sonna pour commander au garçon des rognons à la brochette et des crevettes pour le déjeuner du lendemain matin.
Quand je pris congé d'eux, ils me pressèrent tous les deux si vivement de venir dîner avec eux avant leur départ qu'il me fut impossible de refuser. Mais comme je savais que je ne pourrais pas venir le lendemain, et que j'aurais beaucoup de devoirs à préparer le soir, il fut convenu que M. Micawber passerait dans la soirée chez le docteur Strong (il était convaincu que les fonds qu'il attendait de Londres devaient lui arriver ce jour-là), et qu'il me proposerait de venir le lendemain, si cela me convenait mieux. En conséquence, on vint m'appeler en classe l'après-midi suivante, et je trouvai M. Micawber dans le salon, où il me dit qu'il m'attendait à dîner, comme cela était convenu. Quand je lui demandai si l'argent était arrivé, il me serra la main et disparut.
En regardant ce soir-là par la fenêtre, je fus un peu surpris et un peu inquiet de voir passer M. Micawber donnant le bras à Uriah Heep, qui paraissait sentir avec une profonde humilité l'honneur qu'il recevait, tandis que M. Micawber prenait plaisir à étendre sur lui une main protectrice. Mais je fus encore plus surpris quand je me rendis au petit hôtel, à quatre heures, c'était l'heure indiquée, d'apprendre que M. Micawber était allé chez Uriah, et qu'il avait bu un grog à l'eau-de-vie chez mistress Heep.
«Et je vous dirai une chose, mon cher Copperfield, me dit M. Micawber, votre ami Heep est un jeune homme qui ferait un bon avocat général. Si je l'avais connu à l'époque où mes embarras ont fini par une crise, tout ce que je puis dire, c'est que je crois que mes affaires avec mes créanciers auraient été beaucoup mieux conduites qu'elles ne l'ont été.»
Je ne comprenais pas bien comment cela eût été possible, attendu que M. Micawber n'avait rien payé du tout, mais je ne voulais pas faire de questions. Je n'osais pas non plus lui dire que j'espérais qu'il n'avait pas été trop communicatif avec Uriah, ni lui demander s'ils avaient beaucoup parlé de moi. Je craignais de blesser M. Micawber ou plutôt mistress Micawber qui était très- susceptible. Mais cette idée m'inquiétait, et j'y ai souvent pensé depuis.
Le dîner était superbe: un beau plat de poisson, un morceau de veau rôti avec le rognon, des saucisses, une perdrix et un pudding; il y avait du vin et de l'ale, et après le dîner, mistress Micawber fit elle-même un bol de punch.
M. Micawber était extrêmement gai. Je l'avais rarement vu d'aussi bonne humeur. Il but tant de punch que son visage reluisait comme si on l'avait verni. Il prit un ton gaiement sentimental et proposa de boire à la prospérité de la ville de Canterbury, déclarant qu'il s'y était trouvé très-heureux ainsi que mistress Micawber, et qu'il n'oublierait jamais les agréables heures qu'il y avait passées. Il porta ensuite ma santé; puis mistress Micawber, lui et moi, nous fîmes un retour sur nos anciennes relations, entre autres sur la vente de tout ce qu'ils possédaient. Alors je proposai de boire à la santé de mistress Micawber; du moins je dis modestement: «Si vous voulez bien me le permettre, mistress Micawber, j'aurai maintenant le plaisir de boire à votre santé, madame.» Sur quoi M. Micawber se lança dans un éloge pompeux de mistress Micawber, déclarant qu'elle avait été pour lui un guide, un philosophe et une amie, et qu'il me conseillait, quand je serais en âge de me marier, d'épouser une femme comme elle, s'il y en avait encore.
À mesure que le punch diminuait, M. Micawber devenait de plus en plus gai; mistress Micawber cédant à la même influence, on se mit à chanter. En un mot, je n'ai jamais vu personne de plus joyeux que M. Micawber ce soir-là, jusqu'au dernier moment de ma visite. Je pris congé très-affectueusement de lui et de son aimable femme. Je n'étais par conséquent pas préparé à recevoir, le lendemain à sept heures du matin, la lettre suivante datée de la veille à neuf heures et demie, un quart d'heure après notre séparation.
«Mon cher et jeune ami,
«Le sort en est jeté, tout est fini. Cachant sous le masque d'une gaieté maladive les ravages causés par les soucis, je ne vous ai pas appris ce soir qu'il n'y a plus d'espérance de recevoir de l'argent de Londres. Dans ces circonstances également humiliantes à éprouver, à contempler et à décrire, j'ai acquitté mes dettes envers cet établissement par un billet payable à quinze jours de date à ma résidence de Pentonville, Londres. Quand on le présentera, il ne sera pas payé. Ma ruine est au bout. La foudre va éclater, l'arbre va être couché par terre.
«Que le malheureux qui vous écrit, mon cher Copperfield, vous serve d'avertissement toute votre vie. En vous adressant cette lettre il n'a pas d'autre intention, d'autre espérance. S'il pouvait se flatter au moins de vous rendre ainsi service, une lueur de joie pourrait peut-être pénétrer dans le sombre donjon de l'existence qu'il lui reste à soutenir encore, quoique la prolongation de sa vie (je vous le dis en confidence) soit pour le moins très-problématique.
«Ceci est la dernière communication que vous recevrez jamais, mon cher Copperfield,
«Du malheureux abandonné,
«Wilkins Micawber.»
Je fus si troublé par le contenu de cette lettre déchirante que je courus aussitôt du côté du petit hôtel, dans l'intention d'y entrer, en allant chez le docteur, pour essayer de calmer M. Micawber par mes consolations. Mais à moitié chemin, je rencontrai la diligence de Londres; M. et mistress Micawber étaient sur l'impériale, il avait l'air parfaitement tranquille et heureux, et souriait en écoutant sa femme et en mangeant des noix qu'il tirait d'un sac de papier, pendant qu'on apercevait une bouteille qui sortait de sa poche de côté. Ils ne me voyaient pas, et je crus qu'il valait mieux, tout bien considéré, ne pas attirer leur attention sur moi. L'esprit soulagé d'un grand poids, je pris donc une petite rue qui menait tout droit à la pension, et je me sentis, au bout du compte, assez satisfait de leur départ, ce qui ne m'empêchait pas d'avoir pourtant toujours beaucoup d'amitié pour eux.
CHAPITRE XVIII.
Un regard jeté en arrière.
Mon temps de pension!… Ces jours écoulés en silence!… où la vie glisse et marche, sans qu'on s'en aperçoive, sans qu'on la sente, de l'enfance à la jeunesse! je veux, en jetant un regard en arrière sur ces ondes rapides qui ne sont plus qu'un lit desséché encombré de feuilles mortes, chercher si je ne retrouverai pas encore des traces qui puissent me rappeler leur cours.
Je me vois d'abord dans la cathédrale, où nous nous rendions tous le dimanche matin, après nous être réunis pour cela dans notre salle d'étude. L'odeur terreuse, l'air froid, le sentiment que la porte était fermée sur le monde, le son de l'orgue retentissant sous les arceaux blancs et dans la nef de l'église, voilà les ailes sur lesquelles je me sens emporté pour planer au-dessus de ces jours écoulés, comme si je rêvais à demi éveillé.
Je ne suis plus le dernier élève de la pension. J'ai passé en quelques mois par-dessus plusieurs têtes. Mais Adams me paraît toujours une créature hors ligne, bien loin, bien loin au-dessus de moi à des hauteurs inaccessibles, qui me donnent le vertige, rien que d'y penser. Agnès me dit que non, mais moi, je lui dis que si, et je lui répète qu'elle ne connaît pas tous les trésors de science que possède cet être merveilleux dont elle prétend que moi, pauvre commençant, je pourrai un jour remplir la place. Il n'est pas mon ami particulier et mon protecteur déclaré comme Steerforth; mais j'éprouve pour lui un respect plein de vénération. Je me demande surtout ce qu'il fera quand il quittera le docteur Strong, et s'il y a dans toute l'humanité quelqu'un d'assez présomptueux pour lui disputer alors n'importe quelle place.
Mais quel est ce souvenir qui traverse mon esprit? C'est celui de miss Shepherd. Je l'aime.
Miss Shepherd est en pension chez miss Nettingal. J'adore miss Shepherd. Elle est petite, elle porte un spencer, elle a des cheveux blonds frisés qui encadrent son visage arrondi. Les élèves de miss Nettingal vont, comme nous, à la cathédrale. Je ne puis regarder mon livre, car il faut malgré moi que je regarde miss Shepherd. Quand le coeur chante, j'entends miss Shepherd. J'introduis secrètement le nom de miss Shepherd dans la liturgie, je la place au milieu de la famille royale. À la maison, dans ma chambre, je suis quelquefois poussé à m'écrier dans un transport amoureux: «Oh! miss Shepherd!»
Pendant quelque temps je suis dans l'incertitude sur les sentiments de miss Shepherd, mais enfin le sort m'est propice, et nous nous rencontrons chez le maître de danse: miss Shepherd danse avec moi. Je touche son gant et je sens un frémissement qui me remonte le long de la manche droite de ma veste jusqu'à la pointe de mes cheveux. Je ne dis rien de tendre à miss Shepherd, mais nous nous comprenons: miss Shepherd et moi, nous vivons dans l'espérance d'être unis un jour.
Je me demande pourquoi je donne en cachette à miss Shepherd douze noix d'Amérique; elles n'expriment pas l'affection, elles sont difficiles à envelopper de façon à en faire un paquet d'une forme régulière, elles sont très-dures, et on a de la peine à les casser, même entre deux portes, et puis après l'amande en est huileuse; et cependant je sens que c'est un présent convenable à offrir à miss Shepherd. Je lui apporte aussi des biscuits tout frais, et des oranges innombrables. Un jour… j'embrasse miss Shepherd dans le vestiaire. Quelle extase! Mais aussi quel est mon désespoir et mon indignation, le lendemain, en apprenant par une vague rumeur que miss Nettingal a puni miss Shepherd pour avoir tourné les pieds en dedans!
Miss Shepherd est la préoccupation et le rêve de ma vie entière; comment en suis-je donc venu à rompre avec elle? je n'en sais rien. Cependant la froideur se glissa entre miss Shepherd et moi. J'entends raconter tout bas que miss Shepherd s'est permis de dire qu'elle voudrait bien que je ne la regardasse pas si fixement, et qu'elle a avoué une préférence pour M. Jones… Jones! un garçon sans aucun mérite! L'abîme se creusa entre miss Shepherd et moi. Enfin, un jour, je rencontre à la promenade les élèves de miss Nottingal. Miss Shepherd fait la grimace en passant et se met à rire avec sa compagne. Tout est fini. La passion de ma vie (il me semble que cela a duré toute une vie, ce qui revient au même) est passée: miss Shepherd disparaît de la liturgie, et la famille royale n'a plus rien à faire avec elle.
J'obtiens une place plus élevée dans ma classe, et personne ne trouble plus mon repos. Je ne suis plus poli du tout pour les jeunes pensionnaires de miss Nettingal, et je n'en adorerais pas une, quand elles seraient deux fois plus nombreuses et vingt fois plus belles. Je regarde les leçons de danse comme une corvée, et je demande pourquoi ces petites filles ne peuvent pas danser toutes seules et nous laisser en paix. Je deviens très-fort en vers latins, et je me néglige beaucoup pour attacher les cordons de mes souliers. Le docteur Strong parle de moi publiquement comme d'un jeune homme plein d'espérance. M. Dick est fou de joie, et ma tante m'envoie vingt francs par le courrier suivant.
L'ombre d'un jeune boucher s'élève devant moi comme l'apparition de la tête au casque dans Macbeth. Qu'est-ce que c'est que ce jeune boucher? c'est la terreur de la jeunesse de Canterbury. Le bruit court que la moelle de boeuf avec laquelle il oint ses cheveux lui donne une force surnaturelle, et qu'il pourrait lutter contre un homme. Ce jeune boucher a le visage large, un cou de taureau, des joues colorées, un esprit mal fait et une langue injurieuse. Le principal emploi qu'il fasse de cette langue, est de mal parler des élèves du docteur Strong. Il dit publiquement qu'il se charge de leur faire leur affaire. Il nomme des individus (moi entre autres) qu'il se fait fort de rosser d'une seule main, en ayant l'autre attachée derrière le dos. Il attend, en route, les plus jeunes de nos camarades pour leur piocher la tête à coups de poing; il me défie tout haut quand je passe dans la rue. En conséquence de quoi je prends le parti de me battre avec le boucher.
C'est un soir, en été, dans un petit creux verdoyant, au coin d'un mur. Je trouve le boucher au rendez-vous. Je suis accompagné d'un corps d'élite choisi parmi mes camarades: le boucher est arrivé avec deux autres bouchers, un garçon de café et un ramoneur. Les préliminaires réglés, le boucher et moi nous nous trouvons face à face. En un instant, le boucher m'a fait voir trente-six mille chandelles par un coup asséné sur le sourcil gauche. Une minute après, je ne sais plus où est le mur, où je suis, je ne vois plus personne. Je ne puis plus bien distinguer entre le boucher et moi; il me semble que nous nous confondons l'un avec l'autre, en luttant corps à corps sur l'herbe foulée par nos pieds. Parfois j'aperçois le boucher ensanglanté, mais confiant; parfois je ne vois rien, et je m'appuie, hors d'haleine, contre le genou de mon second; d'autres fois je me lance avec furie contre le boucher, et je m'écorche les poings contre son visage, sans que cela ait l'air de le troubler le moins du monde. Enfin je m'éveille, la tête en mauvais état, comme si je sortais d'un profond sommeil, et je vois le boucher qui s'en va en remettant son habit; il reçoit les compliments de ses confrères, du ramoneur et du garçon de café, d'où je conclus très-justement qu'il a remporté la victoire. On me ramène à la maison en mauvais état, on m'applique des biftecks sur les yeux, et on me frotte de vinaigre et d'eau-de-vie; ma lèvre supérieure enfle peu à peu d'une façon désordonnée. Pendant trois ou quatre jours je reste à la maison, je ne suis pas beau à voir, je porte un abat-jour vert, et je m'ennuierais fort, si Agnès n'était pas une soeur pour moi; elle compatit à mes infortunes, elle me fait la lecture tout haut, et grâce à elle le temps se passe rapidement et doucement. Agnès a toute ma confiance, je lui raconte en détail mon aventure avec le boucher et toutes les injures qu'il m'avait faites, et elle est d'avis que je ne pouvais faire autrement que de me battre avec lui, quoiqu'elle tremble et frissonne à l'idée de ce terrible combat.
Le temps s'est écoulé sans que j'y prisse garde, car Adams n'est plus alors à la tête de la classe, et il y a longtemps qu'il a quitté la pension. Il y a si longtemps que, lorsqu'il revient faire une visite au docteur Strong, il n'y a plus beaucoup d'élèves qui l'aient connu. Adams va entrer dans le barreau, il sera avocat et portera perruque. Je suis surpris de le trouver si modeste; il est d'une apparence moins imposante que je n'aurais cru. Il n'a pas encore bouleversé le monde, comme je m'y attendais, car il me semble, autant que je puis en juger, que les choses vont à peu près de même qu'avant l'entrée d'Adams dans la vie active.
Ici une lacune où les grands guerriers de l'histoire et de la poésie défilent devant moi en armées innombrables; cela n'en finit pas. Qu'est-ce qui vient ensuite? Je suis à la tête de la classe, et je regarde de ma hauteur la longue file de mes camarades, en remarquant avec un intérêt plein de condescendance ceux qui me rappellent ce que j'étais quand je suis entré à la pension. Il me semble, du reste, que je n'ai plus rien à faire avec cet enfant- là, je me souviens de lui comme de quelque chose qu'on a laissé sur la route de la vie, quelque chose près duquel j'ai passé, et je pense parfois à lui comme à un étranger.
Et la petite fille que j'ai vue en arrivant chez M. Wickfield, où est-elle? Elle a disparu aussi. À sa place, une créature qui ressemble parfaitement au portrait, et qui n'est plus une enfant, gouverne la maison; Agnès, ma chère soeur, comme je l'appelle dans mes pensées, mon guide, mon amie, le bon ange de tous ceux qui vivent sous son influence de paix, de vertu et de modestie, Agnès est devenue une femme.
Quel nouveau changement s'est opéré en moi? J'ai grandi, mes traits se sont formés, j'ai recueilli quelque instruction durant les années qui viennent de s'écouler. Je porte une montre d'or avec une chaîne, une bague au petit doigt, un habit à pans, et j'abuse de la graisse d'ours: ce qui, rapproché de la bague, sent un peu son mauvais sujet. Serais-je redevenu amoureux? oui. J'adore miss Larkins l'aînée.
Miss Larkins l'aînée n'est pas une petite fille. Elle est grande, bien faite; elle a les yeux et les cheveux noirs. Miss Larkins l'aînée est loin d'être une enfant, car miss Larkins la cadette a dépassé cet âge heureux, et sa soeur a trois ou quatre ans de plus qu'elle. Miss Larkins l'aînée a peut-être trente ans. Ma passion pour elle est effrénée.
Miss Larkins l'aînée connaît des officiers; c'est une chose bien pénible à supporter. Je les vois lui parler dans la rue. Je les vois traverser la chaussée pour venir au-devant d'elle, quand ils aperçoivent son chapeau (elle aime les chapeaux de couleurs voyantes) accompagné de celui de sa soeur descendre le trottoir. Elle rit, elle parle, elle a l'air de prendre goût à la chose. Je passe la plus grande partie de mes loisirs à me promener dans l'espérance de la rencontrer. Si je puis la saluer une fois dans la journée (j'en ai le droit, car je connais M. Larkins), quel bonheur! je mérite d'obtenir par ma politesse un salut de temps en temps. Les tortures que je supporte le soir du bal des Courses, en pensant que miss Larkins l'aînée dansera avec les officiers, demandent vraiment une compensation s'il y a quelque justice dans ce monde.
L'amour m'ôte l'appétit et m'oblige à porter constamment ma cravate neuve. Je n'ai de soulagement que lorsque j'ai sur le corps mes plus beaux habits, et je passe ma vie à faire cirer mes bottes. Il me semble alors que je suis plus digne d'approcher de miss Larkins l'aînée. Tout ce qui lui appartient, de près ou de loin, me devient précieux. M. Larkins, un vieillard un peu brusque, avec un double menton, et qui ne peut remuer qu'un oeil, est rempli de charmes à mes yeux. Quand je ne puis voir la fille, je vais voir dans les endroits où je puis rencontrer le père. Quand j'ai dit: «Comment vous portez-vous, monsieur Larkins? J'espère que mesdemoiselles vos filles et toute la famille sont en bonne santé,» il me semble que j'ai fait une déclaration, et je rougis.
Je pense continuellement à mon âge. J'ai dix-sept ans, c'est peut- être un peu jeune pour miss Larkins l'aînée, mais qu'importe? D'ailleurs j'arriverai si vite à mes vingt et un ans! Je me promène régulièrement le soir devant la maison de M. Larkins, quoique cela me fende le coeur de voir entrer des officiers et de les entendre dans le salon pendant que miss Larkins l'aînée joue de la harpe. Deux ou trois fois je vais même jusqu'à errer mélancoliquement autour de la maison, quand on est couché, cherchant à deviner quelle est la fenêtre de miss Larkins, et prenant probablement la fenêtre de M. Larkins pour celle de sa fille; je voudrais voir le feu prendre à la maison, je saisirais, au milieu de la foule épouvantée, une échelle pour la dresser contre la fenêtre; je me vois sauvant miss Larkins dans mes bras, puis retournant chercher quelque chose qu'elle a oublié, pour périr ensuite dans les flammes. Mon amour est généralement désintéressé, et je me contenterais de poser avec honneur devant miss Larkins, et d'expirer après.
Je ne suis pourtant pas toujours dans des dispositions si généreuses. Parfois des rêves de bonheur s'élèvent devant moi. En passant deux heures à ma toilette, le jour d'un grand bal donné par les Larkins, et après lequel je soupire depuis trois semaines, je me laisse aller à des idées agréables. Je me figure que j'ai eu le courage de faire ma déclaration à miss Larkins; elle laisse tomber sa tête sur mon épaule en disant: «Oh! monsieur Copperfield, puis-je en croire mes oreilles?» Je me représente M. Larkins arrivant chez moi le lendemain matin pour me dire: «La jeunesse n'est pas une objection, mon cher Copperfield; ma fille m'a tout appris, voilà vingt mille livres sterling, soyez heureux!» Je me figure que ma tante cède à son tour, et nous donne sa bénédiction; M. Dick et le docteur Strong assistent à la cérémonie nuptiale. Je ne manque pas de bon sens, à ce qu'il me semble en revenant sur mon passé; je ne manque pas non plus de modestie, assurément, et pourtant voilà mes rêves.
Je me rends à la maison enchantée, toute pleine de lumières, de musique, de fleurs et d'officiers que je regrette d'y voir; on cause beaucoup, et miss Larkins l'aînée est dans tout l'éclat de sa beauté. Elle est vêtue de bleu avec des fleurs blanches dans les cheveux, des «Ne m'oubliez pas,» comme si elle avait besoin de porter des «Ne m'oubliez pas!» C'est la première soirée de grandes personnes à laquelle j'aie été invité, et je suis un peu mal à mon aise, car j'ai l'air abandonné et on ne me parle pas, à l'exception de M. Larkins, qui me demande comment se portent mes petits camarades, ce dont il aurait pu se dispenser, je ne suis pas venu chez lui pour me faire insulter. Mais après avoir passé quelque temps debout près de la porte à réjouir mes yeux de la vue de la déesse de mon coeur, je la vois s'approcher de moi, elle, miss Larkins, et elle me demande avec bonté si je danse.
Je balbutie en la saluant: «Avec vous, oui, mademoiselle Larkins.
— Avec moi seule? dit-elle.
— Je n'aurais aucun plaisir à danser avec une autre.»
Miss Larkins sourit et rougit (pour sourire j'en suis bien sûr, pour rougir je m'en flatte), puis elle dit:
«Pas cette fois, mais l'autre, si vous voulez.»
Le moment arrive. «C'est une valse, je crois, dit miss Larkins avec un peu d'embarras quand je me présente. Valsez-vous? sinon, le capitaine Bailey…»
Mais je valse, assez bien même, et j'emmène miss Larkins; je l'enlève fièrement au capitaine Bailey, dont je fais le malheur, je n'en doute pas. Peu m'importe! j'ai bien souffert, moi! Je valse avec miss Larkins l'aînée; je ne sais pas où je suis, qui m'entoure, combien de temps dure mon bonheur. Je sais seulement que je flotte dans l'espace avec un ange bleu, et que je suis dans un rêve de délices, jusqu'au moment où je me trouve assis près d'elle sur un canapé. Nous sommes seuls dans un petit salon. Elle admire le camélia rose du Japon que je porte à ma boutonnière. Il m'a coûté trois schellings, je le lui donne, en disant:
«J'en demande un prix exorbitant, miss Larkins!
— En vérité! que voulez-vous avoir en retour? répond-elle.
— Une de vos fleurs, pour la conserver comme un avare garde son or.
— Vous êtes un petit téméraire, dit miss Larkins. Tenez!»
Elle me donne une fleur de très-bonne grâce, je la porte à mes lèvres, puis je la cache dans mon sein. Miss Larkins se met à rire et me prend le bras en me disant:
«Maintenant, ramenez-moi au capitaine Bailey.»
Je suis encore plongé dans le souvenir de ce délicieux tête-à-tête et de la valse passée, quand elle s'approche de nouveau de moi, en donnant le bras à un homme d'un âge mûr, qui a joué au whist toute la soirée.
«Tenez, lui dit-elle, voilà mon petit téméraire. M. Chestle désire faire votre connaissance, monsieur Copperfield.»
Je pense à l'instant que ce doit être un ami de la famille, et je suis enchanté.
«Je comprends votre goût, monsieur, dit M. Chestle. Il vous fait honneur. Je suppose que vous ne prenez pas grand intérêt à la culture du houblon, quoique vous en aimiez les fleurs, mais j'ai une assez grande propriété où j'en cultive, et si vous aviez jamais la fantaisie de venir dans nos environs, près d'Ashford, et de visiter notre résidence, nous serions heureux de vous recevoir et de vous garder le plus longtemps possible.»
Je remercie vivement M. Chestle, et je lui donne une poignée de main. Il me semble que je fais un beau rêve. Je valse de nouveau avec miss Larkins l'aînée; elle me dit que je valse très-bien! Je rentre chez moi, plein d'un bonheur inexprimable. Je valse en imagination pendant toute la nuit, en tenant serrée dans mes bras la taille de ma divinité. Pendant quelques jours je suis plongé dans des rêveries délicieuses, mais je ne la rencontre plus dans la rue, et elle n'est pas chez elle quand je vais lui faire une visite. Je me console imparfaitement de ce désappointement en regardant le gage sacré que j'ai reçu, la fleur fanée.
«Trotwood, me dit Agnès, un jour après-dîner, savez-vous qui doit se marier demain? quelqu'un pour qui vous avez une grande admiration.
— Pas vous, je pense, Agnès?
— Non, pas moi! dit-elle en levant les yeux de dessus la musique qu'elle copiait. Entendez-vous ce qu'il dit là, papa?… Non, c'est miss Larkins l'aînée.
— Elle épouse… le capitaine Bailey?»
C'était tout ce que j'avais la force de dire.
«Non, non, pas un capitaine: M. Chestle, un grand cultivateur de houblon.»
Je suis très-abattu pendant une quinzaine de jours. Je ne porte plus ma bague, je commence à remettre mes vieux habits, je renonce à la graisse d'ours, et je soupire sur la fleur fanée de miss Larkins. Au bout de ce temps, je m'ennuie un peu de ce genre de vie, et, sur une nouvelle provocation du boucher, je jette aux vents ma fleur, je donne un rendez-vous à mon agresseur, et je le bats glorieusement.
Je reprends ma bague, et je renouvelle avec modération l'usage de la graisse d'ours, voilà les dernières traces que je puis saisir dans le souvenir de ma vie, en marchant sur mes dix-sept ans.
CHAPITRE XIX.
Je regarde autour de moi et je fais une découverte.
Je ne sais pas si j'étais triste ou satisfait quand je vis arriver la fin de mes études et le moment de quitter le docteur Strong. J'avais été très-heureux chez lui, et j'avais un véritable attachement pour le docteur; en outre, j'étais un personnage éminent dans notre petit monde. Voilà mes raisons de tristesse, mais j'avais d'autres raisons, assez peu solides d'ailleurs, d'être bien aise. La vague idée de devenir un jeune homme libre de mes actions, le sentiment de l'importance que prenait un jeune homme libre de ses actions, le désir de toutes les belles choses que cet animal extraordinaire avait à voir et à faire, l'effet merveilleux qu'il ne pouvait manquer de produire sur la société, c'étaient là de grandes séductions. Ces visions avaient une si grande influence sur mon esprit qu'il me semble maintenant que je n'ai pas senti, en quittant la pension, les regrets que j'aurais dû naturellement éprouver. Cette séparation ne m'a pas laissé l'impression que m'ont laissée d'autres séparations. J'essaye en vain de me souvenir de ce que j'ai ressenti alors, et des circonstances qui ont accompagné mon départ, mais ce que je me rappelle bien, c'est que cet événement n'a pas joué un grand rôle dans ma vie. Je suppose que la perspective qui s'ouvrait devant moi me troublait l'esprit. Je sais que je ne comptais plus pour rien le passé de mon enfance, et que la vie me faisait l'effet d'un grand conte de fées que j'allais commencer à lire, et voilà tout.
Ma tante eut avec moi des délibérations graves et nombreuses pour savoir quelle carrière je choisirais. Depuis un an au moins, je cherchais à trouver une réponse satisfaisante à cette question répétée: «Quelle est votre vocation?» Mais je ne me trouvais aucun goût particulier pour une profession quelconque. Si j'avais pu recevoir par inspiration la science de la navigation, prendre le commandement de quelque vaisseau bon voilier pour faire autour du monde un voyage de grandes découvertes, je crois que je n'aurais rien demandé de plus. Mais, à défaut de cette inspiration miraculeuse, mes désirs se bornaient à entrer dans une carrière qui n'imposât pas de trop grands sacrifices pécuniaires à ma tante, et à y faire mon devoir quel qu'il fût.
M. Dick avait régulièrement assisté à nos conseils, de l'air le plus grave et le plus réfléchi. Il ne s'était jamais aventuré qu'une seule fois à émettre une idée, mais ce jour-là (je ne sais ce qui lui avait passé par la tête), il proposa tout d'un coup de faire de moi un chaudronnier. Cette idée fut si mal reçue par ma tante qu'il n'osa plus en avancer une seconde, il se bornait donc à la regarder attentivement en attendant avec beaucoup d'intérêt les résolutions qu'elle pourrait suggérer, tout en faisant sonner son argent dans son gousset.
«Voulez-vous que je vous dise une chose, Trot? me dit ma tante un matin, quelque temps après ma sortie de pension, puisque nous n'avons pas encore décidé la grande question, et qu'il faut tâcher de ne pas faire fausse route, si nous pouvons, je crois que nous ferions mieux de nous donner le temps de respirer. En attendant, tâchez d'envisager l'affaire sous un nouveau point de vue, et non pas comme un écolier.
— Je tâcherai, ma tante.
— J'ai eu l'idée, continua ma tante, qu'un peu de changement et un coup d'oeil jeté sur la vie du monde pourrait vous aider à fixer vos idées et à asseoir plus sérieusement votre jugement. Si vous faisiez un petit voyage? si vous vous rendiez par exemple dans votre ancien pays pour y voir… cette femme étrange qui a un nom si sauvage, continua-t-elle en se frottant le bout du nez, car elle n'avait pas encore complètement pardonné à Peggotty de s'appeler Peggotty.
— C'est tout ce que je peux désirer de plus agréable au monde, ma tante!
— Eh bien! dit-elle, voilà qui est heureux, car je le désire beaucoup aussi. Mais il est naturel et raisonnable que cela vous plaise, et je suis très-convaincue que tout ce que vous ferez, Trot, sera naturel et raisonnable.
— Je l'espère, ma tante.
— Votre soeur, Betsy Trotwood, dit ma tante, aurait été la jeune fille la plus naturelle et la plus raisonnable qu'on puisse voir. Vous serez digne d'elle, n'est-ce pas?
— J'espère être digne de vous, ma tante; je n'en demande pas davantage.
— C'est une grâce du bon Dieu que votre mère, la pauvre enfant, ne soit pas de ce monde, dit ma tante en me regardant d'un air d'approbation, car elle serait si fière de son garçon maintenant qu'elle en aurait perdu le peu de tête qui pouvait lui rester à perdre.»
Ma tante s'excusait toujours de la faiblesse qu'elle pouvait éprouver pour moi en la rejetant ainsi sur ma pauvre mère:
«Vraiment, vous ne vous figurez pas, Trotwood, combien vous me la rappelez!
— D'une manière agréable, j'espère, ma tante?
— Il lui ressemble tant, Dick, ajouta ma tante en appuyant sur les mots, que je crois la voir encore, le jour où je l'ai visitée, avant qu'elle commençât à souffrir; voyez-vous, il lui ressemble comme deux gouttes d'eau!
— En vérité? dit M. Dick.
— Mais cela n'empêche pas qu'il ressemble aussi à David, dit ma tante d'un ton positif.
— Il ressemble beaucoup à David!» dit M. Dick.
— Mais ce que je désire vous voir devenir, Trot, reprit ma tante, je ne veux pas dire physiquement, vous êtes très-bien de physique, mais moralement, c'est un homme ferme: un homme ferme, énergique, avec une volonté à vous, avec de la résolution, dit ma tante en branlant la tête et en serrant le poing; avec de la détermination, Trot, avec du caractère, un caractère énergique qui ne se laisse influencer qu'à bonne enseigne par qui que ce soit, ni par quoi que ce soit; voilà ce que je veux vous voir devenir; voilà ce qu'il aurait fallu à votre père et à votre mère, Dieu le sait, et ils s'en seraient mieux trouvés.»
Je manifestai l'espérance de devenir ce qu'elle désirait.
«Afin de vous fournir l'occasion d'agir un peu par vous-même, et de compter sur vous-même, dit ma tante, je vous enverrai seul faire votre petit voyage. J'avais eu un moment l'idée de vous faire accompagner par M. Dick, mais, en y réfléchissant bien, je le garderai pour prendre soin de moi.»
M. Dick parut un moment un peu désappointé, mais l'honneur d'être admis à la dignité de prendre soin de la plus admirable femme qu'il y eût au monde ramena bientôt la satisfaction sur son visage.
«D'ailleurs, dit ma tante, il a son mémoire…
— Certainement, dit M. Dick, précipitamment. J'ai l'intention, Trotwood, d'en finir avec ce mémoire; il faut réellement que ce soit fini une bonne fois. Après quoi, je le ferai présenter, vous savez, et alors… dit M. Dick, après s'être arrêté et avoir gardé le silence un moment, et alors il faudra voir frétiller le poisson dans la poêle!»
En conséquence des bonnes intentions de ma tante, je fus peu après pourvu d'une bourse bien garnie et d'une malle, et elle me congédia tendrement pour mon expédition d'exploration. Au moment du départ, elle me donna quelques bons conseils et beaucoup de baisers, en me disant que, comme son projet était de me fournir l'occasion de regarder autour de moi et de réfléchir un peu, elle me conseillait de passer quelques jours à Londres si cela me convenait, soit en me rendant dans le Suffolk, soit en revenant. En un mot, j'étais libre de faire ce qu'il me plairait pendant trois semaines ou un mois, sans autre considération que celle de réfléchir et de regarder autour de moi, et l'engagement de lui écrire trois fois la semaine, pour la tenir au courant de ce que je ferais.
J'allai d'abord à Canterbury pour dire adieu à Agnès et à M. Wickfield, ainsi qu'au bon docteur; je n'avais pas encore donné congé de mon ancienne chambre chez M. Wickfield. Agnès fut enchantée de me voir, et me dit que la maison ne lui semblait plus la même depuis que je l'avais quittée.
«Je ne me trouve plus le même non plus depuis que je suis loin de vous, lui dis-je. Il me semble que j'ai perdu mon bras droit, ce n'est pas assez dire, car je ne suis pas plus sûr de ma tête et de mon coeur qui n'ont rien à faire avec mon bras droit. Tous les gens qui vous connaissent vous consultent, et se laissent guider par vous, Agnès.
— Tous les gens qui me connaissent me gâtent, je crois, dit Agnès en souriant.
— Non. C'est parce que vous ne ressemblez à personne. Vous êtes si bonne et d'un caractère si charmant! Comment faites-vous pour être d'un naturel si doux, et pour avoir toujours raison!
— Vous me parlez comme si j'étais miss Larkins avant son mariage, me dit-elle avec un rire plein de gaieté, tout en continuant son ouvrage.
— Allons! ce n'est pas bien d'abuser de ma confiance, lui répondis-je en rougissant au souvenir de mon idole aux rubans bleus, et cependant je ne saurais m'empêcher de me confier en vous, Agnès. Je ne perdrai jamais cette habitude. Si j'ai des chagrins ou que je devienne amoureux, je vous dirai tout, si vous voulez bien, même quand il m'arrivera de devenir amoureux pour tout de bon.
— Mais vous avez toujours été amoureux pour tout de bon, dit
Agnès en riant de nouveau.
— Oh! j'étais un enfant, un simple écolier, dis-je en riant aussi, mais avec un peu de confusion. Les temps sont changés, et je suppose qu'un jour je prendrai cette affaire-là terriblement au sérieux. Ce qui m'étonne, c'est que vous-même vous n'en soyez pas encore arrivée-là, Agnès.»
Agnès riait en secouant la tête.
«Oh! je sais bien que non; vous me l'auriez dit, ou du moins, repris-je en la voyant rougir légèrement, vous me l'auriez laissé deviner. Mais je ne connais personne qui soit digne de vous aimer, Agnès. Il faudra que je fasse la connaissance d'un homme d'un caractère plus élevé et doué de plus de mérite que tous ceux que j'ai vus ici pour donner mon consentement. À l'avenir j'aurai l'oeil sur tous vos admirateurs; et je vous préviens que je serai très-exigeant pour celui que vous choisirez.»
Nous avions causé jusqu'alors sur un ton d'enjouement plein de confiance, mêlé pourtant d'un certain sérieux; c'était le résultat des relations intimes que nous avions commencées ensemble dès l'enfance. Mais tout d'un coup Agnès leva les yeux, et changeant de manière, me dit:
«Trotwood, il y a quelque chose que je veux vous dire, et que je n'aurai peut-être pas de longtemps une autre occasion de vous demander, quelque chose que je ne me déciderais jamais, je crois, à demander à un autre. Avez-vous remarqué chez papa un changement progressif?»
Je l'avais remarqué, et je m'étais souvent demandé si elle s'en apercevait aussi. Mon visage trahit sans doute ce que je pensais, car elle baissa les yeux à l'instant même, et je vis qu'ils étaient pleins de larmes.
«Dites-moi ce que c'est, dit-elle à voix basse.
— Je crains… puis-je vous parler en toute franchise, Agnès?
Vous savez quelle affection j'ai pour lui.
— Oui, dit-elle.
— Je crains qu'il ne se fasse mal par cette habitude qui n'a fait qu'augmenter tous les jours depuis mon arrivée dans cette maison. Il est devenu très-nerveux, du moins je me le figure.
— Vous ne vous trompez pas, dit Agnès en secouant la tête.
— Sa main tremble, il ne parle pas nettement, et ses yeux sont hagards. J'ai remarqué que, dans ces moments-là, et quand il n'est pas dans son état naturel, il arrive presque toujours qu'on le demande justement pour quelque affaire.
— Oui, c'est Uriah, dit Agnès.
— Et l'idée qu'il ne se sent pas en état de la traiter, qu'il ne l'a pas bien comprise, ou qu'il n'a pas pu s'empêcher de laisser voir sa situation, semble le tourmenter tellement que le lendemain c'est bien pis, et le surlendemain pis encore; et de là vient cet épuisement et cet air effaré. Ne vous effrayez pas de ce que je dis, Agnès, mais je l'ai vu l'autre soir dans cet état, la tête sur son pupitre et pleurant comme un enfant.»
Elle posa doucement son doigt sur mes lèvres pendant que je parlais encore, puis l'instant d'après elle avait rejoint son père à la porte du salon, et s'appuyait sur son épaule. Ils me regardaient tous deux, et je fus vivement touché de l'expression du visage d'Agnès. Il y avait dans son regard une si profonde tendresse pour son père, tant de reconnaissance pour les soins et l'affection qu'il lui avait témoignés, elle me demandait si évidemment d'être indulgent pour lui dans mes pensées, et de ne pas admettre des idées amères sur son compte; elle semblait à la fois si fière de lui, si dévouée, si compatissante et si triste; elle me disait si clairement qu'elle était sûre de mes sympathies, que toutes les paroles du monde n'auraient pu m'en dire davantage, ni m'émouvoir plus profondément.
Nous devions prendre le thé chez le docteur. En arrivant à l'heure ordinaire, nous le trouvâmes près du feu, dans le cabinet, avec sa jeune femme et sa belle-mère. Le docteur, qui semblait croire que je partais pour la Chine, me reçut comme un hôte auquel il voulait faire honneur, et demanda qu'on mît une bûche au feu, afin de voir à la lueur de la flamme le visage de son ancien élève.
«Je ne verrai plus beaucoup de nouveaux visages à la place de Trotwood, mon cher Wickfield, dit le docteur en se chauffant les mains; je deviens paresseux et je veux me reposer. Je remettrai tous ces jeunes gens à d'autres mains dans six mois, pour mener une vie plus tranquille.
— Voilà dix ans que vous ne dites pas autre chose, docteur, répondit M. Wickfield.
— Oui, mais cette fois je suis décidé, dit le docteur; le premier de mes sous-maîtres me succédera… Cette fois-ci c'est pour de bon… Et vous aurez bientôt à dresser un contrat entre nous, avec toutes les clauses obligatoires qui donnent à deux hommes d'honneur qui s'engagent l'air de deux coquins qui se défient l'un de l'autre.
— J'aurai aussi à prendre soin, n'est-ce pas, dit M. Wickfield qu'on ne vous attrape pas, ce qui arriverait infailliblement dans un arrangement que vous feriez vous-même. Eh bien! je suis tout prêt, je voudrais n'avoir jamais de pire besogne dans mon état.
— Je n'aurai plus à m'occuper alors, dit le docteur, que de mon dictionnaire… et de cette autre personne avec laquelle j'ai contracté aussi un engagement… mon Annie!»
M. Wickfield la regardait, elle était assise près de la table à thé avec Agnès, et elle me parut éviter les yeux du bon vieillard avec une hésitation et une timidité inaccoutumées qui attirèrent sur elle son attention, comme s'il lui venait à l'esprit quelque pensée secrète.
«Il paraît qu'il est arrivé un bateau-poste venant de l'Inde, dit- il après un moment de silence.
— Vous m'y faites penser, dit le docteur, il y a même des lettres de M. Jack Maldon.
— Ah! vraiment?
— Mon pauvre Jack! dit mistress Markleham, en secouant la tête. Quand je pense qu'il est dans ce climat terrible, où il faut vivre, m'a-t-on dit, sur un tas de sable brûlant et sous une cloche de verre! Il avait l'air robuste, mais il ne l'était pas. Il a consulté son courage plus que ses forces, mon cher docteur, quand il a si vaillamment tenté l'entreprise. Annie, ma chère, je suis sûre que vous vous en souvenez parfaitement; votre cousin n'a jamais été fort, ce qu'on appelle robuste, dit mistress Markleham avec emphase et en nous regardant tous les uns après les autres, depuis le temps où ma fille et lui étaient tout petits, et se promenaient bras dessus bras dessous toute la journée.»
Annie ne répondit rien à cette interpellation.
«Dois-je conclure de ce que vous venez de dire, madame, que
M. Maldon soit malade? demanda M. Wickfield.
— Malade? répliqua le Vieux-Troupier, mon cher monsieur, il est… toutes sortes de choses…
— Excepté qu'il n'est pas bien portant, dit M. Wickfield.
— Excepté qu'il n'est pas bien portant, cela va sans dire, répondit le Vieux-Troupier; il est clair qu'il a attrapé des coups de soleil terribles, qu'il a gagné la fièvre des marais, des rhumatismes et tout ce qu'on peut imaginer! Quant au foie, je suppose qu'il en a fait son deuil en partant: ajouta-t-elle d'un air de résignation.
— Est-ce de lui que vous tenez tout cela? demanda M. Wickfield.
— Lui! repartit mistress Markleham en agitant sa tête et son éventail: que vous ne connaissez guère mon pauvre Jack Maldon pour me faire pareille question! Lui, me dire cela! Ah bien oui! il se ferait plutôt tirer à quatre chevaux avant d'en dire un mot.
— Maman! dit mistress Strong.
— Ma chère Annie, reprit sa mère, je vous prie, une fois pour toutes, de ne pas vous mêler de ce que je dis, à moins que ce ne soit pour confirmer mes paroles. Vous savez aussi bien que moi que votre cousin Maldon se laisserait plutôt tirer par un nombre indéfini de chevaux, car je ne sais pas pourquoi je me bornerais à quatre: certainement, non, ce n'est pas à quatre chevaux; il se laisserait tirer par huit, par seize, par trente-deux chevaux plutôt que de dire un mot qui pût déranger les plans du docteur.
— Dites plutôt les plans de Wickfield, dit le docteur en passant la main sur son menton et en regardant son conseiller d'un air repentant; c'est-à-dire le plan que nous avions formé à nous deux. Pour moi j'ai dit seulement: «en Angleterre ou à l'étranger.»
— Et moi, j'ai dit: «à l'étranger,» ajouta gravement M. Wickfield; c'est moi qui l'ai fait: c'est moi qui en suis responsable.
— Oh! qui est-ce qui vous parle de responsabilité? dit mistress Markleham; tout a été fait pour le mieux, mon cher monsieur Wickfield, nous savons bien que tout a été fait dans les meilleures intentions. Mais si ce pauvre garçon ne peut pas vivre là-bas, que voulez-vous y faire? S'il ne peut pas vivre là-bas, il mourra là-bas, plutôt que de déranger les projets du docteur. Je le connais bien, continua mistress Markleham en agitant son éventail avec l'air calme et prophétique d'une prêtresse inspirée, et je sais bien qu'il mourra là plutôt que de déranger les plans du docteur.
— Eh bien! eh bien! madame, dit gaiement le docteur, je ne suis pas assez fanatique de mes projets pour ne point les changer moi- même et refuser tout autre arrangement. Si M. Jack Maldon revient en Angleterre pour cause de mauvaise santé, nous ne le laisserons pas repartir, et il faudra tâcher de le pourvoir d'une manière plus avantageuse dans ce pays-ci.»
Mistress Markleham fut si surprise de la générosité de ce discours, qu'elle n'avait ni prévu ni provoqué, bien entendu, qu'elle ne put que dire au docteur que cela lui ressemblait bien, et répéter plusieurs fois de suite son geste favori, en baisant le bout de son éventail, avant d'en caresser la main de son sublime ami. Après quoi elle gronda quelque peu sa fille Annie, de ce qu'elle n'était pas plus expansive, lorsque le docteur comblait ainsi de ses bontés un ancien compagnon d'enfance, et cela pour l'amour d'elle seulement. Puis elle en vint à nous entretenir des mérites de plusieurs membres de sa famille qui n'attendaient qu'un peu d'aide pour remonter sur leur bête.
Tout ce temps-là sa fille Annie n'avait pas dit un mot, elle n'avait pas même levé les yeux. M. Wickfield l'avait suivie sans cesse du regard, assise comme elle était à côté de son Agnès. Il avait l'air de ne pas se douter qu'on pût remarquer cette attention continue, bien visible pourtant, car il était si occupé de mistress Strong et des pensées qu'elle lui suggérait, qu'il en était tout absorbé. Il finit par demander ce que M. Jack Maldon avait véritablement écrit sur sa situation, et à qui il avait adressé de ses nouvelles.
«Voilà, dit mistress Markleham en prenant par-dessus la tête du docteur une lettre posée sur la cheminée; voilà ce que ce pauvre garçon dit au docteur lui-même… Où est-ce donc?… ah! j'y suis… «Je suis fâché d'être obligé de vous dire que ma santé a beaucoup souffert; et que je crains d'en être réduit à la nécessité de revenir en Angleterre pour quelque temps; c'est ma seule espérance de guérison.» Il me semble que c'est assez clair, pauvre garçon! Sa seule espérance de guérison! Mais la lettre d'Annie est plus explicite encore. Annie, montrez-moi encore une fois cette lettre.
— Pas maintenant, maman, dit-elle à voix basse.
— Ma chère, vous êtes vraiment sur certains sujets la personne la plus absurde qui soit au monde; et il n'y a personne comme vous pour vous montrer peu sensible aux droits de votre famille, lui dit sa mère. Nous n'aurions pas seulement entendu parler de cette lettre si je ne vous l'avais pas demandée. Appelez-vous cela de la confiance envers le docteur Strong, Annie? cela m'étonne de votre part.»
Mistress Strong produisit la lettre à regret, et quand je la pris pour la passer à la mère, je vis que la main de la fille tremblait en me la remettant.
«Voyons donc où est ce passage, dit mistress Markleham, en approchant le papier de ses yeux: «Le souvenir des temps passés, ma chère Annie…,» et ainsi de suite; ce n'est pas ça. «Le bon vieux procureur…» De qui veut-il donc parler? Vraiment, Annie, votre cousin Maldon est à peine intelligible. Ah! que je suis stupide! c'est apparemment du docteur qu'il parle! «Oh! oui, bien bon en vérité!» Ici elle s'arrêta pour donner un nouveau baiser à son éventail et le secouer ensuite du côté du docteur, qui nous regardait tous avec la satisfaction la plus paisible. «Ah! voilà: «Vous ne serez peut-être pas surprise d'apprendre, Annie…» Bien certainement, non, sachant, comme je viens de le dire, qu'il n'était véritablement pas robuste… «Vous ne serez pas surprise d'apprendre que j'ai tant souffert loin de vous que je suis décidé à partir à tout hasard, avec un congé de maladie, si je puis l'obtenir, sans quoi je donnerai ma démission. Ce que j'ai enduré et ce que j'endure ici est intolérable. Et sans la prompte générosité de cet excellent homme,» dit mistress Markleham en répétant ses signes télégraphiques à l'adresse du docteur, et en repliant la lettre, «l'idée seule m'en serait insupportable.»
M. Wickfield ne dit pas un mot, quoique la vieille dame semblât attendre ses commentaires sur ce qu'il venait d'entendre. Il gardait le silence d'un air sévère, et sans lever les yeux. On avait abandonné depuis longtemps cette affaire pour d'autres sujets de conversation, qu'il restait toujours dans la même attitude, se bornant à jeter de temps en temps, d'un air refrogné, un regard pensif sur le docteur ou sur sa femme, puis sur tous les deux ensemble.
Le docteur aimait la musique. Agnès chantait avec beaucoup d'agrément et d'expression, mistress Strong aussi. Elles chantèrent ensemble, puis se mirent à jouer des morceaux à quatre mains: c'était un petit concert. Mais je remarquai deux choses, d'abord quoique Annie se fût tout à fait remise, et qu'elle eût repris ses manières ordinaires, il y avait évidemment un abîme qui la séparait de M. Wickfield; en second lieu, je vis que l'intimité de mistress Strong avec Agnès déplaisait à M. Wickfield, et qu'il la surveillait avec inquiétude. Je dois avouer aussi que le souvenir de ce que j'avais vu d'elle, le jour du départ de M. Jack Maldon, me revint à l'esprit avec une signification que je n'y avais jamais attachée et qui me troubla l'esprit. L'innocente beauté de son visage ne me paraissait pas aussi pure que par le passé; je me défiais de la grâce naturelle et du charme de ses manières, et quand je regardais Agnès, assise auprès d'elle, quand je me rappelais l'honnête candeur de la jeune fille, je me disais en moi-même que c'était peut-être une amitié mal assortie.
Elles en jouissaient pourtant si vivement toutes deux que leur gaieté fit passer la soirée comme un instant. Il arriva, au moment du départ, un petit incident que je me rappelle bien. Elles prenaient congé l'une de l'autre, et Agnès allait embrasser mistress Strong, quand M. Wickfield passa entre elles, comme par accident, et emmena brusquement Agnès. Puis je revis sur le visage de mistress Strong cette expression que j'avais remarquée le soir du départ de son cousin, et je me crus encore debout à la porte du docteur Strong. C'était bien comme cela qu'elle l'avait regardé ce soir-là.
Je ne puis dire quelle impression ce regard me produisit, ni pourquoi il me devint impossible de l'oublier plus tard quand je pensais à elle, et que j'aurais voulu me rappeler plutôt son visage paré de son innocente beauté. Le souvenir m'en poursuivait encore en rentrant chez moi; il me semblait que je laissais un sombre nuage suspendu au-dessus de la maison du docteur. Au respect que j'avais pour ses cheveux gris se mêlait une grande compassion pour ce coeur si confiant avec ceux qui le trahissaient, et un profond ressentiment contre ces perfides amis. L'ombre imminente d'un grand chagrin et d'une grande honte, quoique confuse encore, projetait une tache sur ce lieu paisible, témoin du travail et des jeux de mon enfance, et le flétrissait à mes yeux. Je n'avais plus de plaisir à penser aux grands aloès à longues feuilles qui fleurissaient tous les cent ans seulement, ni à la pelouse verte et unie, ni aux urnes de pierre de l'allée du docteur, ni au son des cloches de la cathédrale qui dominait tout de son harmonie; il me semblait que le paisible sanctuaire de mon enfance avait été profané en ma présence, et que la paix et l'honneur en avaient été jetés à tous les vents.
Avec le matin arriva mon départ de cette vieille demeure, qu'Agnès avait remplie pour moi de son influence, et cette préoccupation suffit à absorber mon esprit. Je reviendrais certainement bientôt habiter de nouveau mon ancienne chambre, et bien souvent peut- être; mais enfin j'avais cessé d'y résider, et le bon vieux temps n'était plus. J'avais le coeur un peu gros en emballant ce qui restait de mes livres et de mes effets à envoyer à Douvres, et je ne me souciais pas de le laisser voir à Uriah Heep, qui s'empressait si fort à mon service, que je m'accuse d'avoir manqué à la charité, en supposant qu'il était enchanté de me voir partir.
Je me séparai d'Agnès et de son père, en faisant de vains efforts pour supporter ce chagrin comme un homme, et je montai sur le siège de la diligence de Londres. J'étais si disposé à oublier et à pardonner tout en traversant la ville, que j'avais presque envie de faire un signe de tête à mon ancien ennemi le boucher, et de lui jeter quatre shillings pour boire à ma santé, mais il avait un air de boucher si endurci quand je l'aperçus, grattant son grand billot dans son étal, et il était tellement enlaidi par la perte d'une dent de devant que je lui avais cassée dans notre combat, que je trouvai plus à propos de ne pas lui faire d'avances.
La seule chose qui m'occupât l'esprit, quand nous fûmes enfin tout de bon sur la route, c'était de paraître aussi âgé que possible au conducteur, et de me faire une grosse voix. J'eus bien du mal à réussir dans cette dernière prétention, mais j'y tenais parce que c'était un moyen sûr de me grandir.
«Vous allez à Londres, monsieur? dit le conducteur.
— Oui, William, dis-je d'un ton de condescendance (je le connaissais un peu), je vais à Londres: après cela j'irai de là en Suffolk.
— Pour chasser, monsieur? dit le conducteur. Il savait aussi bien que moi qu'à cette époque de l'année, il était à peu près aussi probable que j'allais à la pêche de la baleine, mais c'est égal, je regardai cette question comme un compliment flatteur.
— Je ne sais pas, dis-je en prenant un air d'indécision, si je ne tirerai pas en effet quelques coups de fusil.
— On dit que le gibier est devenu très-difficile à approcher, reprit William.
— C'est ce qu'on m'a dit, répondis-je.
— «Êtes-vous du comté de Suffolk, monsieur?
— Oui, dis-je avec un air d'importance, je suis du comté de
Suffolk.
— On dit que les chaussons de pommes sont superbes par là.»
Je n'en savais rien du tout, mais il faut bien soutenir les institutions de son pays natal, et ne pas avoir l'air de ne pas les connaître; aussi je secouai la tête d'un air fin comme pour dire: «Je crois bien!»
«Et les bidets, dit William, c'est ça, de fameuses bêtes! un bon bidet de Suffolk vaut son pesant d'or. Avez-vous jamais élevé des bidets de Suffolk, monsieur?
— Non, dis-je, pas précisément.
— C'est que je vous dirai que voilà un monsieur, derrière moi, qui en a élevé des pacotilles.»
Le monsieur en question louchait d'une manière épouvantable; il avait un menton de galoche, portait un chapeau gris à haute forme, et une culotte de velours de coton, boutonnée tout du long sur le côté, depuis les hanches jusqu'à la semelle de ses bottes. Il appuyait son menton sur l'épaule du conducteur, si près de moi que je sentais son haleine dans mes cheveux, et quand je me retournai pour le voir, il jeta sur les chevaux un regard de connaisseur, de son bon oeil.
«N'est-ce pas? dit William.
— N'est-ce pas quoi? demanda son interlocuteur.
— Vous avez élevé des bidets du Suffolk en masse?
— Je crois bien! dit l'autre, il n'y a pas d'espèce de chevaux ni de chiens que je n'aie élevés. Il y a des hommes dont c'est le caprice, les chiens et les chevaux: pour moi j'en perdrais le boire et le manger, je leur sacrifierais volontiers la maison, la femme, les enfants et tout le bataclan; j'oublierais pour ça de lire, d'écrire, de compter, de fumer, de priser et de dormir.
— Vous m'avouerez que ce n'est pas la place d'un homme comme ça, derrière le siège du conducteur, n'est-ce pas? me dit William à l'oreille, en arrangeant les guides.»
Je conclus de cette remarque qu'il désirait donner ma place à l'éleveur de chevaux, et j'offris en rougissant de la lui céder.
«Dans le fait si vous n'y tenez pas, monsieur, je crois que ce serait plus convenable,» dit William.
J'ai toujours considéré cette concession comme ma première faute dans la vie. Quand j'avais retenu ma place au bureau, j'avais fait inscrire à côté de mon nom: «Sur le siège du conducteur,» et j'avais donné une demi-couronne au teneur de livres. J'avais mis un paletot et un plaid tout neufs pour faire honneur à ce poste éminent, et j'étais assez fier de l'effet que je produisais sur le siège; et voilà qu'à la première poste, je me laissais supplanter par un méchant calorgne, avec des habits râpés, qui n'avait d'autre mérite que de sentir l'écurie à plein nez, et d'être assez solide sur l'impériale pour passer par-dessus ma tête aussi légèrement qu'une mouche, pendant que les chevaux allaient au grand trot! J'ai une certaine méfiance de moi-même qui m'avait déjà souvent joué de mauvais tours dans de petites occasions de ce genre, où j'aurais aussi bien fait de m'en passer; ce petit incident dont l'impériale de la diligence de Canterbury était le théâtre, n'était pas fait pour la diminuer. Ce fut en vain que je cherchai un refuge dans ma grosse voix. J'eus beau parler du fond de l'estomac tout le reste du voyage, je sentais que j'étais complètement enfoncé, et ma jeunesse me faisait pitié.
C'était pourtant curieux et intéressant, après tout, de me voir trôner là sur l'impériale d'une diligence à quatre chevaux, bien mis, bien élevé, le gousset bien garni, reconnaissant en passant les lieux où j'avais couché pendant mon pénible voyage. Mes pensées trouvaient un ample sujet d'occupation à chaque étape sur la route, en regardant passer les vagabonds, et en rencontrant ces regards que je reconnaissais si bien, il me semblait que je sentais encore la main droite du chaudronnier m'empoigner et me serrer le devant de ma chemise. En descendant l'étroite rue de Chatham, j'aperçus, en passant, la ruelle dans laquelle vivait le vieux monstre qui m'avait acheté ma veste, et j'avançai vivement la tête, pour regarder l'endroit où j'avais attendu si longtemps mon argent au soleil et à l'ombre. En approchant de Londres, quand on passa près de la maison où M. Creakle nous avait si cruellement battus, j'aurais donné tout ce que je possédais pour avoir la permission de descendre, de le rosser d'importance et de donner la clef des champs à tous ses élèves, pauvres oiseaux en cage.
Nous descendîmes à Charing-Cross, hôtel de la Croix-d'Or, espèce d'établissement moisi et étouffé. Un garçon m'introduisit dans la salle commune, et une servante me montra une petite chambre à coucher qui sentait une odeur de fiacre, et qui était aussi hermétiquement fermée qu'un tombeau de famille. J'avais ma grande jeunesse sur la conscience, je sentais bien que c'était pour cela que personne n'avait l'air de me respecter le moins du monde. La servante ne faisait aucun cas de mon opinion sur aucun sujet, et le garçon se permettait, avec une insolente familiarité, de m'offrir des conseils pour venir en aide à mon inexpérience.
«Voyons maintenant, dit le garçon d'un air d'intimité, qu'est-ce que vous voulez pour dîner? les petits gentlemen aiment la volaille, en général; prenez-moi un poulet.»
Je lui dis le plus majestueusement que je pus que je ne me souciais pas d'un poulet.
«Non? dit le garçon. Les petits gentlemen sont las de boeuf et de mouton, en général; qu'est-ce que vous dites d'une côtelette de veau?»
Je consentis à cette proposition, faute de savoir inventer autre chose.
«Est-ce que vous prendrez des pommes de terre? dit le garçon avec un sourire insinuant et en penchant la tête de côté; en général, les petits gentlemen sont rassasiés de pommes de terre.»
Je lui ordonnai, de ma voix la plus caverneuse, de commander une côtelette de veau avec des pommes de terre et les accessoires nécessaires, et de demander au bureau s'il n'y avait pas quelque lettre pour Trotwood Copperfield, esquire. Je savais très-bien qu'il n'y en avait pas, et qu'il ne pouvait pas y en avoir, mais je pensai que cela me donnerait l'air d'un homme, de paraître en attendre.
Il revint me dire qu'il n'y avait rien, ce dont je me montrai très-surpris, et il commença à mettre mon couvert sur une table, près du feu. Pendant qu'il se livrait à cette occupation, il me demanda ce que je voulais boire, et sur ma réponse, «une demi- bouteille de sherry,» il trouva, j'en ai peur, que c'était une bonne occasion de composer la mesure de liqueur demandée avec le fond de plusieurs bouteilles en vidange. Ce qui me le fait croire, c'est qu'en lisant le journal, je l'aperçus, par-dessus une petite cloison basse qui formait, dans la salle, son appartement particulier, très-occupé à verser le contenu de plusieurs bouteilles dans une seule, comme un pharmacien qui prépare une potion selon l'ordonnance. Quand le vin arriva, d'ailleurs, je le trouvai un peu éventé, et il contenait certainement plus de miettes de pain anglais qu'on ne pouvait l'attendre d'un vin étranger, pour peu qu'il fût naturel. Mais j'eus la faiblesse de le boire sans rien dire.
Me trouvant ensuite dans une agréable disposition d'esprit (d'où je conclus qu'il y a des moments où l'empoisonnement n'est pas aussi désagréable qu'on le dit), je résolus d'aller au spectacle. Je choisis le théâtre de Covent-Garden, et là, au fond d'une loge de face, j'assistai à la représentation de Jules César et d'une pantomime nouvelle. Quand je vis tous ces nobles romains entrant et sortant sur la scène pour mon amusement, au lieu d'être comme autrefois, à la pension, des prétextes odieux d'une tâche ingrate en latin, je ne peux pas vous dire le plaisir merveilleux et nouveau que j'en ressentis. Mais la réalité et la fiction qui se combinaient dans le spectacle, l'influence de la poésie, des lumières, de la musique, de la foule, les changements à vue qui s'opéraient sur le théâtre, tout cela fit sur mon esprit une impression si étourdissante et ouvrit devant moi de si vastes régions de jouissances, qu'en sortant dans la rue, à minuit, par une pluie battante, il me sembla que je tombais des nues, après avoir mené pendant un siècle la vie la plus romanesque, pour retrouver un monde misérable, rempli de boue, de lanternes de fiacres, de parapluies, de paires de socques articulés.
J'étais sorti par une porte différente de celle par laquelle j'étais entré, et je restai un moment sans bouger dans la rue, comme si j'étais véritablement étranger sur cette terre; mais je fus bientôt rappelé à moi-même par toutes les bousculades dont j'étais assailli, et je repris le chemin de l'hôtel en roulant dans mon esprit ce beau rêve, qui me revint encore et toujours devant les yeux, pendant que je mangeais des huîtres et que je buvais du porter, en face du feu de la salle à manger.
J'étais si plein du souvenir du spectacle et du passé, car ce que j'avais vu au théâtre me faisait un peu l'effet d'un transparent éclatant, derrière lequel je voyais se réfléchir toute ma vie antérieure, que je ne sais à quel moment je m'aperçus de la présence d'un beau jeune homme, bien tourné et mis avec une certaine négligence élégante que j'ai de bonnes raisons de me rappeler. Mais je sais que je le trouvai là, sans l'avoir vu entrer, et que je restai devant le feu à rêver et à méditer au coin du feu de la salle à manger, sans prendre garde à lui.
Enfin je me levai pour rentrer chez moi, à la grande satisfaction du garçon, qui avait envie de dormir, et qui, se sentant d'affreuses impatiences dans les jambes, les changeait de place en les croisant, les courbant, les étirant, les exerçant à toutes les contorsions qu'il pouvait leur donner dans son petit cabinet. En m'avançant vers la porte, je passai près du jeune homme qui venait d'entrer, et je le vis distinctement. Je me retournai, je revins sur mes pas, je regardai de nouveau. Il ne me reconnaissait pas, mais je le reconnus à l'instant même.
Dans un autre moment, je n'aurais peut-être pas eu assez de confiance et de décision pour m'adresser à lui, j'aurais remis au lendemain et par conséquent perdu l'occasion de lui parler. Mais mon esprit était si animé par le spectacle que la protection qu'il m'avait accordée jadis me parut mériter toute ma reconnaissance; l'affection que j'avais conçue pour lui jaillit si naturellement de mon âme, que je m'avançai à l'instant vers lui, en lui disant avec un battement de coeur:
«Steerforth! vous ne me reconnaissez pas?»
Il me regarda (je me rappelais ce regard), mais il ne parut pas me reconnaître.
«Vous m'avez oublié, j'en ai peur? lui dis-je.
— Mon Dieu! s'écria-t-il tout à coup, c'est le petit
Copperfield!»
Je lui pris les deux mains et je ne pouvais me décider à les lâcher. Sans la fausse bonté et la crainte de lui déplaire, je lui aurais sauté au cou en fondant en larmes.
«Je n'ai jamais été aussi heureux, mon cher Steerforth. Que je suis content de vous voir!
— Et moi aussi, j'en suis charmé, dit-il en me serrant cordialement la main. Allons, Copperfield, mon garçon, pas tant d'émotion!»
Je crois pourtant qu'il n'était pas fâché de voir la joie que j'éprouvais en le revoyant.
J'essuyai à la hâte les larmes que je n'avais pu retenir, malgré tous mes efforts, et j'essayai de rire; puis nous nous assîmes à côté l'un de l'autre.
«Et comment vous trouvez-vous ici? me dit Steerforth en me frappant sur l'épaule.
— Je suis arrivé aujourd'hui par la diligence de Canterbury. J'ai été adopté par une tante qui vit par là, et je viens d'y finir mon éducation. Et vous, comment vous trouvez-vous ici, Steerforth?
— Eh bien! mais, je suis ce qu'on appelle un étudiant d'Oxford, c'est-à-dire que je suis allé m'ennuyer là à mourir trois fois par an, et maintenant je retourne chez ma mère. Vous êtes, ma foi, le plus joli garçon du monde, avec votre mine avenante, Copperfield! pas changé du tout; maintenant que je vous regarde, vous êtes toujours le même!
— Oh! moi, je vous ai reconnu tout de suite, lui dis-je; mais vous, on ne vous oublie pas si facilement.»
Il se mit à rire en passant la main dans les boucles épaisses de ses cheveux et me dit gaiement:
«Vous me voyez, dit-il, en chemin pour aller rendre mes devoirs à ma mère; elle demeure près de Londres, mais les routes sont si mauvaises et on s'ennuie tant chez nous, que je suis resté ici ce soir, au lieu de pousser jusqu'à la maison. Il n'y a que quelques heures que je suis en ville, et j'ai passé mon temps à grogner et à dormir au spectacle.
— Justement j'en viens aussi; j'étais à Covent-Garden. Quel magnifique théâtre, Steerforth! et quelle délicieuse soirée j'ai passé là!»
Steerforth riait de tout son coeur.
«Mon cher David, dit-il en me frappant de nouveau sur l'épaule, vous êtes une fleur des champs! La pâquerette au lever du soleil n'est pas plus pure et plus innocente que vous! J'étais aussi à Covent-Garden, et je n'ai jamais rien vu de plus misérable. Garçon!»
Le garçon, qui avait observé de loin notre reconnaissance avec une profonde attention, s'approcha d'un air respectueux.
«Où avez-vous logé mon ami M. Copperfield?
— Pardon, monsieur.
— Où couche-t-il? quel est le numéro de sa chambre? Vous savez bien ce que je veux dire, reprit Steerforth.
— Pour le moment, monsieur, dit le garçon d'un air embarrassé,
M. Copperfield a le numéro quarante-quatre, monsieur!
— À quoi pensez-vous donc, répliqua Steerforth, de mettre
M. Copperfield dans une petite mansarde au-dessus de l'écurie.
— Nous ne savions pas, monsieur, répondit le garçon en s'excusant toujours, nous ne savions pas que M. Copperfield y attachât aucune importance. On peut donner à M. Copperfield le numéro soixante- douze, s'il le préfère, à côté de vous, monsieur.
— C'est bien clair qu'il le préfère, dit Steerforth. Allons, dépêchez-vous.»
Le garçon disparut à l'instant pour opérer mon déménagement. Steerforth s'amusa beaucoup de ce qu'on m'avait donné le numéro quarante-quatre, me frappa de nouveau sur l'épaule en riant, et finit par m'inviter à déjeuner avec lui le lendemain matin à dix heures, proposition que j'étais heureux et fier d'accepter. Il était tard, nous prîmes nos bougeoirs pour monter l'escalier, et je le quittai à la porte de sa chambre, après nous être dit bonsoir très-amicalement. Je trouvai que ma nouvelle chambre valait infiniment mieux que la première; qu'elle ne sentait pas du tout le moisi et qu'il y avait au milieu un immense lit à quatre colonnes, qui était planté là comme un castel sur ses terres, si bien qu'au milieu d'un nombre d'oreillers suffisant pour six personnes, je m'endormis bientôt du sommeil du juste, et je rêvai de Rome antique, de Steerforth et d'amitié, jusqu'au moment où les diligences du matin, roulant sous la porte cochère, introduisirent dans mes songes la foudre et Jupiter.
CHAPITRE XX.
Chez Steerforth.
Quand la servante tapa à ma porte le lendemain matin, pour m'annoncer que l'eau chaude pour ma barbe était à la porte, je pensai avec chagrin que je n'en avais pas besoin, et j'en rougis dans mon lit. Le soupçon qu'elle riait sous cape en me faisant cette offre, me poursuivit pendant tout le temps de ma toilette, et me donna, j'en suis sûr, l'air embarrassé d'un coupable quand je la rencontrai sur l'escalier en descendant pour déjeuner. Je sentais si vivement que j'étais plus jeune que je ne l'aurais souhaité que je ne pus me décider pendant un moment à passer auprès d'elle; je l'entendais balayer l'escalier, et je restais près de la fenêtre à regarder la statue équestre du roi Charles, quoiqu'elle n'eût rien de bien royal, entourée qu'elle était d'un dédale de fiacres, sous une pluie battante et par un brouillard épais; le garçon me tira d'embarras en m'avertissant que Steerforth m'attendait.
Je le trouvai, non pas dans la salle commune, mais dans un joli petit salon particulier, avec des rideaux rouges et un tapis de Turquie. Le feu était brillant, et un déjeuner substantiel était servi sur une petite table couverte d'une nappe blanche; la chambre, le feu, le déjeuner et Steerforth se réfléchissaient gaiement dans une petite glace ovale placée au-dessus du buffet. J'étais un peu gêné d'abord. Steerforth était si élégant, si sûr de son fait, tellement au-dessus de moi en toutes choses, l'âge compris, qu'il fallut toute la grâce protectrice de ses manières pour me mettre à l'aise. Il y réussit pourtant, et je ne pouvais me lasser d'admirer le changement qui s'était opéré à la Croix- d'Or, quand je comparais le triste état d'abandon dans lequel j'étais plongé la veille avec le repas du matin et tout ce qui m'entourait maintenant. Quant à la familiarité du garçon, il n'en était plus question. Il nous servait avec l'humilité d'un pénitent qui a revêtu le cilice et la cendre.
«Maintenant, Copperfield, me dit Steerforth quand nous fûmes seuls, je voudrais bien savoir ce que vous faites, où vous allez, tout ce qui vous intéresse; il me semble que vous êtes ma propriété.»
Je rougis de plaisir en voyant qu'il me portait encore tant d'intérêt, et je lui dis les intentions de ma tante en me faisant faire ce petit voyage.
«Puisque vous n'êtes pas pressé, dit Steerforth, venez donc avec moi à Highgate; vous resterez chez nous un jour ou deux. Ma mère vous plaira; elle est si vaine de moi qu'elle en rabâche un peu, mais vous n'avez qu'à lui passer cela, et vous êtes sûr de lui plaire.
— Je voudrais en être aussi assuré que vous voulez bien le dire, lui répondis-je en souriant.
— Oh! dit Steerforth, tous ceux qui m'aiment ont sur elle des droits qu'elle reconnaît à l'instant.
— Alors je m'attends à être dans ses bonnes grâces.
— À la bonne heure! dit Steerforth, venez en faire l'épreuve. Nous allons voir les curiosités de la ville pendant une heure ou deux; on n'a pas toujours la bonne fortune de les montrer à un innocent comme vous, Copperfield, et puis nous prendrons la diligence de Highgate.»
Je croyais rêver, j'avais peur de me réveiller dans la chambre numéro quarante-quatre, pour aller retrouver une table solitaire dans la salle à manger, avec un garçon impertinent. Après avoir écrit à ma tante et lui avoir appris que j'avais rencontré mon ancien camarade, l'objet de tant d'admiration, et que j'avais accepté son invitation, nous montâmes dans un fiacre pour aller voir un panorama et quelques autres spectacles curieux; nous fîmes un tour dans le musée et je ne pus m'empêcher de remarquer à la fois tout ce que Steerforth savait sur les sujets les plus variés, et le peu de cas qu'il semblait faire de son instruction.
«Vous gagnerez les honneurs aux examens de l'université, Steerforth, lui dis-je, si ce n'est déjà fait, et vos amis auront de bonnes raisons d'être fiers de vous.
— Moi, passer un examen brillant! s'écria Steerforth; non, non, ma chère Pâquerette (ça ne vous contrarie pas que je vous appelle Pâquerette?).
— Pas le moins du monde, répondis-je.
— Vous êtes un bon garçon, ma chère Pâquerette, dit Steerforth en riant, je n'ai pas le moindre désir ni la moindre intention de me distinguer de cette manière. J'en sais bien assez pour ce que je veux faire. Je trouve que je suis déjà passablement ennuyeux comme cela.
— Mais la gloire… j'allais continuer…
— Oh! Pâquerette romanesque! dit Steerforth en riant plus fort, pourquoi me donnerais-je la peine de faire ouvrir la bouche béante et lever les mains enthousiasmées à une troupe de pédants? je laisse cela à quelque autre; qu'il cherche la gloire, je ne la lui disputerai pas.»
J'étais confondu de m'être si grossièrement trompé, et je ne fus pas fâché de changer de conversation. Heureusement ce n'était pas difficile, car Steerforth savait passer d'un sujet à un autre avec une facilité et une grâce qui lui étaient propres.
Après avoir pris quelques rafraîchissements, nous montâmes en diligence, et, grâce à la brièveté des jours d'hiver, la brune tombait déjà, quand on s'arrêta à la porte d'un vieux manoir, construit en briques, sur le sommet de la montagne à Highgate. Une dame d'un certain âge, sans être encore une femme âgée, d'une tournure distinguée et d'une jolie figure, était à la porte au moment de notre arrivée; elle appela Steerforth «mon cher Jacques,» et le serra dans ses bras. Il me présenta à cette dame, en disant que c'était sa mère, et elle m'accueillit avec une grâce majestueuse.
La maison était vieille, mais élégante et bien tenue. Des fenêtres de ma chambre, j'apercevais, dans le lointain, Londres enveloppé d'une grande vapeur, avec quelques lumières qui apparaissaient çà et là. Je n'eus que le temps de jeter, en m'habillant, un coup d'oeil sur l'ameublement massif, les paysages à l'aiguille encadrés et suspendus à la muraille, et qui étaient, je suppose, l'oeuvre de la mère de Steerforth, dans sa jeunesse, et je regardais encore des portraits de femmes au pastel, avec des cheveux poudrés et des paniers, éclairés par la flamme pétillante du feu qu'on venait d'allumer, quand on m'appela pour dîner.
Il y avait dans la salle à manger une seconde dame, petite, brune et mince; elle n'était pas agréable, quoique ses traits fussent réguliers et fins. Mon attention se porta tout d'abord sur elle, peut-être parce que je ne m'attendais pas à la voir, peut-être parce que j'étais assis en face d'elle, peut-être enfin parce qu'il y avait réellement en elle quelque chose de remarquable. Elle avait les cheveux et les yeux noirs, son regard était animé, elle était maigre, et elle avait sur la lèvre supérieure une cicatrice ancienne, je devrais plutôt dire une couture, car elle était fondue dans le ton général de son teint, et l'on voyait que la plaie était guérie depuis longtemps; elle avait dû traverser la bouche jusqu'au menton, mais la trace en était à peine visible de l'autre côté de la table, excepté sur la lèvre supérieure qui en était restée un peu déformée. Je décidai à part moi qu'elle devait avoir une trentaine d'années, et qu'elle avait envie de se marier. Elle était un peu avariée, comme une maison qui a été longtemps inoccupée, faute de trouver un locataire, mais elle avait pourtant encore bonne mine. Sa maigreur semblait provenir d'un feu intérieur qui la dévorait et qui éclatait dans ses yeux ardents.
On me la présenta sous le nom de miss Dartle, mais Steerforth et sa mère l'appelaient Rosa. J'appris qu'elle vivait chez mistress Steerforth, et qu'elle était depuis longtemps sa dame de compagnie. Il me sembla qu'elle ne disait jamais franchement ce qu'elle voulait dire, qu'elle se contentait de l'insinuer, et que cela ne lui réussissait pas mal par le fait. Par exemple, quand mistress Steerforth observa, plutôt en plaisantant que sérieusement, qu'elle craignait que son fils n'eût mené une vie un peu dissipée à l'Université, voici comment s'y prit miss Dartle:
«Oh! vraiment! vous savez que je suis très-ignorante, et que je ne demande qu'à m'instruire; mais est-ce que ce n'est pas toujours comme cela? Je croyais qu'il était convenu que ce genre de vie était…?
— Une préparation à une profession très-sérieuse: si c'est là ce que vous voulez dire, Rosa, dit mistress Steerforth avec quelque froideur…
— Oh! certainement, c'est bien vrai, répondit miss Dartle, mais est-ce que, malgré tout, ce n'est pas toujours comme cela? Je ne demande qu'à être rectifiée si je me trompe; mais je croyais que c'était en réalité toujours comme cela.
— Toujours comme quoi? dit miss Steerforth.
— Oh! vous voulez dire que non, répondit miss Dartle. Eh bien! je suis enchantée de l'apprendre. Je sais maintenant ce que j'en dois penser: voilà l'avantage des questions. Je ne permettrai plus qu'on parle devant moi d'extravagances et de prodigalités de tous genres, comme étant des suites inévitables de cette vie d'étudiant.
— Et vous ferez bien, dit mistress Steerforth; le précepteur de mon fils est un homme très-consciencieux, et quand je n'aurais pas pleine confiance en mon fils, j'aurais pleine confiance dans la vigilance de son maître.
— En vérité? dit miss Dartle; ah! il est consciencieux, réellement consciencieux?
— Oui, j'en suis convaincue, dit mistress Steerforth.
— Quel bonheur! s'écria miss Dartle; quelle tranquillité pour vous! réellement consciencieux? Alors il n'est pas… non, cela va sans dire, s'il est réellement consciencieux. Eh bien! je suis bien aise de pouvoir avoir bonne opinion de lui à l'avenir. Vous ne vous faites pas l'idée de ce qu'il a gagné dans mon estime depuis que je sais qu'il est réellement consciencieux.»
Voilà comme miss Dartle insinuait, en toute circonstance, ses opinions sur chaque question, et corrigeait dans la conversation tout ce qui ne rentrait pas dans ses idées. Je dois dire qu'elle y avait parfois beaucoup de succès, même lorsqu'elle était en contradiction avec Steerforth. J'en eus un exemple avant la fin du dîner. Mistress Steerforth parlait du voyage que j'avais l'intention de faire en Suffolk; je dis à tout hasard que je serais bien content si Steerforth voulait m'accompagner, et je lui expliquai que j'allais voir ma vieille bonne et la famille de M. Peggotty, ce marin qu'il avait vu quand nous étions en pension.
«Oh! ce brave homme, dit Steerforth, qui avait un fils avec lui, n'est-ce pas?
— Non, c'est seulement son neveu, répliquai-je, mais il l'a adopté. Il a chez lui une très-jolie petite nièce qu'il a adoptée aussi. En un mot, sa maison (ou plutôt son bateau, car il habite en terre ferme un bateau) est remplie de gens qui sont l'objet de sa bonté et de sa générosité. Vous seriez ravi de voir cet intérieur.
— Vraiment! dit Steerforth; eh bien! j'en ai grande envie. Je verrai si cela peut s'arranger, car sans parler du plaisir de vous accompagner, Pâquerette, on ferait volontiers le voyage pour voir des gens de cette espèce réunis ensemble et vivre un peu au milieu d'eux.»
Le coeur me battait à l'espérance de ce nouveau plaisir. Mais miss Dartle, qui nous surveillait de ses yeux perçants, se mêla ici à la conversation à propos du ton dont il avait dit: «Des gens de cette espèce.»
«Ah! vraiment! Dites-moi, sont-ils réellement…?
— Sont-ils… quoi? et que voulez-vous dire? demanda Steerforth.
— Des gens de cette espèce! Est-ce que c'est réellement des animaux, des brutes, des êtres d'une autre nature? C'est tout ce que je voulais savoir.
— Il y a certainement une grande différence entre eux et nous, dit Steerforth d'un air indifférent; on ne peut s'attendre à ce qu'ils soient aussi sensibles que nous. Leur délicatesse n'est pas très-susceptible, et ne se blesse pas aisément. Ce sont des gens d'une vertu merveilleuse, du moins on le dit, et je n'ai aucune envie de dire le contraire; mais ce ne sont pas des natures très- délicates, et ils doivent se trouver heureux que leurs sentiments ne soient pas plus aisés à entamer que leur peau rude et grossière.
— Vraiment? dit miss Dartle. Eh bien! vous ne pouviez pas me faire plus de plaisir que de m'apprendre cela: c'est très- consolant! je trouve délicieux de savoir qu'ils ne sentent pas leurs souffrances. Je me suis prise parfois à plaindre cette espèce de gens, mais maintenant je n'y penserai plus du tout. On apprend tous les jours quelque chose… j'avais des doutes, j'en conviens, mais ils sont dissipés maintenant; je ne savais pas ce que je sais à présent. Voilà l'avantage des questions, n'est-ce pas?»
Je pensais que Steerforth avait voulu plaisanter pour faire causer miss Dartle, et je m'attendais à le lui entendre avouer après le départ de mistress Steerforth et de sa compagne. Nous étions seuls, assis près du feu; mais il se borna à me demander ce que je pensais d'elle.
«Elle a de l'esprit, n'est-ce pas?
— De l'esprit! Elle passe sa vie à épiloguer; elle aiguise tout sur sa meule comme elle y a aiguisé, depuis des années, sa figure pointue et sa taille effilée; elle a si bien fait qu'elle s'est usée à ce métier-là: il ne reste plus d'elle qu'une lame de couteau.
— Quelle cicatrice remarquable elle a sur la lèvre! lui dis-je.»
Steerforth pâlit un peu et garda le silence un moment.
«Le fait est, dit-il enfin, que c'est ma faute.
— Par accident?
— Non. J'étais enfant encore, elle m'impatienta, et je lui jetai un marteau à la tête. Vous voyez que je devais être un petit ange qui promettait déjà beaucoup!»
J'étais désolé d'avoir fait allusion à un sujet aussi pénible, mais il était trop tard.
«Elle a gardé cette marque depuis lors, comme vous voyez, dit Steerforth, et elle l'emportera dans son tombeau, si tant est qu'elle puisse jamais se reposer dans un tombeau, car je doute qu'elle prenne jamais de repos nulle part. Elle était fille d'un cousin éloigné de mon père; elle avait perdu sa mère quand son père mourut aussi; ma mère, qui était déjà veuve, la prit chez elle pour lui tenir compagnie. Elle a une couple de mille livres sterling à elle, dont elle économise tous les ans le revenu pour l'ajouter au capital. Vous voilà au courant de l'histoire de miss Rosa Dartle.
— Et naturellement elle vous regarde comme un frère?
— Oh! dit Steerforth en contemplant le feu, il y a des frères qui ne sont pas l'objet d'une affection bien vive, il y en a d'autres qui s'aiment… Mais servez-vous donc, Copperfield; nous allons boire à la santé des marguerites des champs en votre honneur, et à celle des lis de la vallée qui ne travaillent ni ne filent, en souvenir de moi… car je ne peux pas dire en mon honneur.»
Un sourire moqueur qui errait sur ses lèvres depuis un moment disparut quand il prononça ces paroles, et il reprit toute sa grâce et sa franchise accoutumées.
Je ne pus m'empêcher de regarder la cicatrice avec un pénible intérêt, en entrant dans le salon pour prendre le thé. J'aperçus bientôt que c'était la partie la plus sensible de son visage, et que lorsqu'elle pâlissait, cette cicatrice changeait aussi de couleur et devenait une raie grise et plombée, qu'on distinguait alors dans toute son étendue comme une ligne d'encre sympathique, quand on l'expose à la chaleur du feu. En jouant au trictrac avec Steerforth, il s'éleva entre eux une petite discussion qui excita chez elle un instant de violente colère, et je vis la cicatrice se dessiner tout à coup comme les paroles mystérieuses écrites sur la muraille au festin de Balthazar.
Je ne fus pas étonné de voir mistress Steerforth absorbée par son affection pour son fils. Elle semblait ne pouvoir ni s'occuper ni parler d'autre chose; elle me montra un médaillon contenant sa miniature avec une boucle des cheveux de sa première enfance, puis un autre portrait de lui à l'âge où je l'avais vu d'abord; elle portait sur son sein un troisième portrait tout récent. Elle conservait, dans un bureau placé près de son fauteuil, toutes les lettres qu'il lui avait écrites; elle m'en aurait volontiers lu quelques-unes, et j'aurais été ravi de les écouter, mais Steerforth intervint et lui demanda en grâce de n'en rien faire.
«C'est chez M. Creakle que vous avez fait la connaissance de mon fils, à ce qu'il paraît, me dit mistress Steerforth, en causant avec moi pendant la partie de trictrac de Steerforth et de miss Dartle. Je me souviens bien qu'il m'avait parlé, dans ce temps-là, d'un élève plus jeune que lui qui lui avait plu, mais votre nom s'était naturellement effacé de ma mémoire.
— Il a été plein de bonté et de générosité pour moi dans ce temps-là, madame, et je vous assure que j'avais grand besoin d'un ami pareil: j'aurais été bien opprimé sans lui.
— Il a toujours été bon et généreux,» dit-elle avec fierté.
Personne ne reconnaissait mieux que moi la vérité de cet éloge, Dieu le sait. Elle le savait aussi, et la hauteur de ses manières s'humanisait déjà pour moi, excepté pourtant lorsqu'elle louait son fils, car alors elle reprenait toujours son air de fierté.
«Ce n'était pas une pension convenable pour mon fils, dit-elle: loin de là; mais il y avait alors à considérer des circonstances particulières plus importantes encore que le choix des maîtres. L'esprit indépendant de mon fils rendait indispensable qu'il fût placé chez un homme qui sentit sa supériorité et qui consentit à s'incliner devant lui: nous avons trouvé chez M. Creakle ce qu'il nous fallait.»
Elle ne m'apprenait rien: je connaissais l'homme, mais je n'en méprisais pas plus M. Creakle pour cela; il me semblait assez excusable de n'avoir pas su résister au charme irrésistible de Steerforth.
«Mon fils a été poussé, dans cette maison, à appliquer ses grandes facultés, par un sentiment d'émulation volontaire et d'orgueil naturel, continua-t-elle; il se serait révolté contre toute contrainte, mais là il se sentait souverain maître et seigneur, et il prit le parti d'être digne en tout de sa situation; je n'attendais pas moins de lui.»
Je répondis avec elle, de toute mon âme, que je le reconnaissais bien là.
«Mon fils prit donc alors, de sa propre volonté et sans aucune contrainte, la tête de l'institution, comme il fera toujours chaque fois qu'il se mettra dans l'esprit de dépasser ses concurrents, continua-t-elle; mon fils m'a dit, monsieur Copperfield, que vous lui étiez dévoué, et qu'hier, en le rencontrant, vous vous êtes rappelé à son souvenir avec des larmes de joie. Ce serait de l'affectation de ma part que de peindre quelque surprise de voir mon fils inspirer de si vives émotions, mais je ne puis être indifférente pour quelqu'un qui sent si profondément ce que vaut mon Steerforth: je suis donc enchantée de vous voir ici, et je puis vous assurer de plus qu'il a pour vous une amitié toute particulière; vous pouvez compter sur sa protection.»
Miss Dartle jouait au trictrac avec l'ardeur qu'elle mettait à toutes choses. Si la première fois que je l'avais vue, elle eût été devant cette table, j'aurais pu m'imaginer que sa maigreur et ses yeux effarés étaient l'effet tout naturel de sa passion pour le jeu. Mais avec tout cela je me trompe fort, ou elle ne perdait pas un mot de la conversation et ne laissait pas passer inaperçu un seul des regards de plaisir avec lesquels je reçus les assurances de mistress Steerforth, honoré à mes yeux par sa confiance, et sentant dans mon amour-propre que j'étais bien plus âgé, depuis mon départ de Canterbury.
Sur la fin de la soirée, quand on eut apporté un plateau chargé de verres et de carafes, Steerforth, assis au coin du feu, me promit de penser sérieusement à m'accompagner dans mon voyage. «Nous avons le temps d'y songer, disait-il, nous avons bien huit jours devant nous,» et sa mère m'en dit autant avec beaucoup de bonté. En causant, il m'appela plusieurs fois Pâquerette, ce qui attira sur nous les questions de miss Dartle.
«Voyons, réellement, monsieur Copperfield, est-ce un sobriquet? demanda-t-elle; et pourquoi vous le donne-t-il? Est-ce… peut- être est-ce parce qu'il vous regarde comme un jeune innocent? Je suis si maladroite à deviner ces choses-là.»
Je répondis en rougissant que je croyais qu'elle ne s'était pas trompée dans ses conjectures.
«Oh! dit miss Dartle, je suis enchantée de savoir cela! Je ne demande qu'à apprendre, et je suis enchantée de ce que vous me dites. Il vous regarde comme un jeune innocent, et c'est pour cela qu'il fait de vous son ami. Voilà qui est vraiment charmant!»
Elle alla se coucher par là-dessus, et mistress Steerforth se retira aussi. Steerforth et moi, après avoir passé une demi-heure près du feu à parler de Traddles et de tous nos anciens camarades, nous montâmes l'escalier ensemble. La chambre de Steerforth était à côté de la mienne; j'entrai pour y donner un coup d'oeil. C'était la une chambre soignée et commode! fauteuils, coussins, tabourets brodés par sa mère, rien n'y manquait de tout ce qui pouvait contribuer à la rendre agréable, et, pour couronner le tout, le beau visage de mistress Steerforth reproduit dans un tableau accroché à la muraille, suivait des yeux son fils, ses chères délices, comme si elle eût voulu veiller, au moins en portrait, jusque sur son sommeil.
Je trouvai un feu clair allumé dans ma chambre. Les rideaux du lit et des fenêtres étaient baissés, et je m'installai commodément dans un grand fauteuil près du feu, pour réfléchir à mon bonheur; J'étais plongé dans mes rêveries depuis un moment quand j'aperçus un portrait de miss Dartle placé au-dessus de la cheminée, d'où ses yeux ardents semblaient fixés sur moi.
La ressemblance était saisissante, et par conséquent aussi l'expression. Le peintre avait oublié sa cicatrice, mais moi, je ne l'oubliais pas, avec ses changements de nuance et ses mouvements variés, tantôt n'apparaissant que sur la lèvre supérieure comme pendant le dîner, tantôt marquant tout d'un coup l'étendue de la blessure faite par le marteau, comme je l'avais remarqué quand elle était en colère.
Je me demandai avec impatience pourquoi on ne l'avait pas logée ailleurs, au lieu de me condamner à sa société. Je me déshabillai promptement pour me débarrasser d'elle, j'éteignis ma bougie et je me couchai; mais, en m'endormant, je ne pouvais oublier qu'elle me regardait toujours avec l'air de dire: «Ah! réellement, c'est comme cela, je voudrais bien savoir…» et quand je me réveillai dans la nuit, je m'aperçus que, dans mes rêves, je me fatiguais à demander à tous les gens que je rencontrais, si réellement c'était comme cela, ou non, sans savoir le moins du monde ce que je voulais dire.
CHAPITRE XXI.
La petite Émilie.
Il y avait dans la maison un domestique qui, à ce que j'appris, accompagnait généralement Steerforth, et qui était entré à son service à l'Université. C'était en apparence un modèle de convenance. Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu un homme qui eût un air plus respectable, pour sa position. Il était silencieux, tranquille, respectueux, attentif, ne faisait point de bruit, était toujours là quand on avait besoin de lui, et ne gênait jamais quand on n'en avait que faire; mais son grand titre à la considération, c'était la convenance de ses manières. Il n'avait pas l'air d'un chien couchant, il avait plutôt le ton un peu roide; ses cheveux étaient courts, sa tête arrondie; il parlait doucement, et il avait une manière particulière de faire siffler les S qui faisait croire qu'il en consommait plus que le commun des mortels; mais les plus petites particularités de ses manières contribuaient à lui donner l'air respectable, et il aurait eu le nez en trompette, que je suis sûr qu'il aurait trouvé moyen d'y puiser un élément de plus pour ajouter à cet air respectable. Il s'entourait d'une atmosphère de convenance, au sein de laquelle il marchait d'un pas sûr et tranquille. Il eût été presque impossible de le soupçonner d'une mauvaise action, tant il était respectable. Il ne serait venu à l'idée de personne de lui faire porter une livrée, il était trop respectable pour cela. On n'aurait pas osé lui imposer un travail servile; c'eût été faire une insulte gratuite aux sentiments d'un homme profondément respectable, et je remarquai que les femmes de la maison le sentaient si bien, qu'elles faisaient toujours elles-mêmes tout l'ouvrage pendant qu'il lisait le journal près du feu, dans l'office.
Je n'ai jamais vu un homme plus réservé. Mais cette qualité, comme toutes celles qu'il possédait, ne faisait qu'ajouter à son air respectable. Personne ne savait son nom de baptême et c'était encore un mystère qui ne nuisait pas à sa considération. On ne pouvait avoir aucune objection au nom de Littimer, sous lequel il était connu. Pierre pouvait être le nom d'un pendu, et Thomas, celui d'un déporté; mais Littimer, voilà un nom parfaitement respectable!
Je ne sais pas si c'est à cause de cet ensemble respectable qu'il avait, mais je me sentais toujours très-jeune en présence de cet homme. Je n'avais pu deviner quel âge il avait lui-même, et c'était encore un mérite de discrétion à ajouter à tous ceux que je lui connaissais. Dans le calme de sa physionomie respectable, on pouvait aussi bien lui donner cinquante ans que trente.
Littimer entra dans ma chambre, le lendemain avant que je fusse levé, et m'apporta de l'eau pour ma barbe (cruel souvenir!), et se mit à sortir mes habits. Quand j'ouvris les rideaux du lit pour le regarder, je le vis toujours à la même température de convenance (car le vent d'est du mois de janvier ne le faisait pas descendre d'un degré: il n'en avait pas même l'haleine refroidie pour cela), plaçant mes bottes à droite et à gauche, dans la première position de la danse, et soufflant délicatement sur ma redingote pour faire disparaître quelques grains de poussière, puis la recouchant sur le sopha avec le même soin que si ce fût un enfant endormi.
Je lui souhaitai le bonjour, en demandant quelle heure il était. Il tira de sa poche la montre de chasse la plus convenable, que j'eusse jamais vue, l'ouvrit à demi, en maintenant le ressort de la boîte avec son pouce, la regarda comme s'il consultait une huître prophétique, la referma et m'apprit qu'il était huit heures et demie.
«M. Steerforth sera bien aise de savoir si vous avez bien dormi, monsieur!
— Merci, lui dis-je, j'ai très-bien dormi. M. Steerforth va bien?
— Merci, monsieur, M. Steerforth va assez bien.»
Un autre trait caractéristique de Littimer consistait dans le soin avec lequel il évitait tous les superlatifs, gardant toujours un juste milieu, froid et calme.
«Y a-t-il encore quelque chose que je puisse avoir l'honneur de faire pour monsieur? La première cloche sonne à neuf heures, la famille déjeune à neuf heures et demie.
— Non, rien, merci.
— C'est moi qui remercie, monsieur, s'il veut bien le permettre;» et, sur ces mots, il passa près de mon lit avec une légère inclination de tête, comme s'il me demandait pardon d'avoir corrigé mes paroles, et il sortit en fermant la porte aussi doucement que si je venais de tomber dans un léger sommeil dont ma vie dépendait.
Tous les matins cette conversation se répétait entre nous, ni plus, ni moins, et cependant, quelques progrès que j'eusse pu faire dans ma propre estime la veille au soir, quelque espérance d'une maturité prochaine qu'eussent pu me faire concevoir l'intimité de Steerforth, la confiance de mistress Steerforth ou la conversation de miss Dartle, sitôt que je me trouvais en présence de cet homme respectable, je redevenais à l'instant même un petit garçon.
Il nous procura des chevaux, et Steerforth, qui savait tout, me donna des leçons d'équitation. Il nous procura des fleurets, et Steerforth commença à m'apprendre à faire des armes; il nous pourvut de gants, et je fis quelques progrès dans l'art de boxer. Peu m'importait que Steerforth me trouvât novice dans toutes ces sciences, mais je ne pouvais souffrir de manquer d'adresse devant le respectable Littimer. Je n'avais aucune raison de croire que Littimer fût versé dans la pratique des arts en question: rien ne pouvait, dans sa personne, me le faire supposer le moins du monde, pas même un mouvement imperceptible des paupières; mais toutes les fois qu'il se trouvait là pendant la leçon, je me sentais le plus neuf, le plus gauche, le plus innocent des hommes, un vrai blanc- bec.
Si je suis entré dans tous ces détails sur son compte, c'est qu'il produisit sur moi, tout d'abord, un effet assez étrange, et c'est surtout pour préparer ce qui arriva plus tard.
La semaine s'écoula d'une manière charmante. Elle passa vite pour moi, comme on peut le croire: c'était comme un rêve, et pourtant j'avais tant d'occasions d'apprendre à mieux connaître Steerforth, et de l'admirer tous les jours davantage, qu'il me semblait, à la fin de mon séjour, que je ne l'avais jamais quitté. Il me traitait un peu comme un joujou, mais d'une façon si amusante, qu'il ne pouvait rien faire qui me fût plus agréable. Cela me rappelait, d'ailleurs, nos anciens rapports, dont nos nouvelles relations me semblaient une suite toute naturelle. Je voyais qu'il n'était pas changé, j'étais délivré de tout l'embarras que j'aurais pu éprouver en comparant mes mérites avec les siens, et en calculant mes droits à son amitié sur un pied d'égalité; enfin il n'avait qu'avec moi ces manières gaies, familières, affectueuses. Comme il m'avait traité, en pension, tout autrement que le reste de nos camarades, je voyais aussi, avec plaisir, qu'il ne me traitât pas maintenant, dans le monde, de la même manière que le reste de ses amis. Je me croyais plus près de son coeur qu'aucun autre, comme je sentais le mien échauffé pour lui d'une amitié sans pareille.
Il se décida à venir avec moi à la campagne, et le jour de notre départ arriva bientôt. Il avait songé un moment à emmener Littimer, mais il avait fini par le laisser à la maison. Cet homme respectable, satisfait de tout, arrangea nos porte-manteaux sur la voiture qui devrait nous conduire à Londres de manière à braver les coups et les contre-coups d'un voyage éternel, et reçut, de l'air le plus calme, la gratification modeste que je lui offris.
Nous fîmes nos adieux à mistress Steerforth et à miss Dartle: mes remercîments furent reçus avec beaucoup de bonté par la mère de mon ami. La dernière chose qui me frappa, fut le visage imperturbable de Littimer, qui exprimait, à ce que je crus voir, la conviction que j'étais bien jeune, bien jeune.
Je n'essayerai pas de décrire ce que j'éprouvai en retournant, sous de si favorables auspices, dans les lieux témoins de mon enfance. J'étais si préoccupé de l'effet que produirait Yarmouth sur Steerforth, que je fus ravi de lui entendre dire, en traversant les rues sombres qui conduisaient à l'hôtel de la Poste, qu'autant qu'il pouvait en juger, c'était un bon petit trou, assez drôle, quoique un peu isolé. Nous allâmes nous coucher en arrivant (je remarquai une paire de guêtres et des souliers crottés à la porte de mon vieil ami le Dauphin), et nous déjeunâmes tard le lendemain. Steerforth, qui était fort en train, s'était promené sur la plage avant mon réveil, et avait fait la connaissance de la moitié des pêcheurs du lieu, disait-il. Bien mieux, il croyait avoir vu dans le lointain la maison de M. Peggotty, avec de la fumée qui sortait par la cheminée, et il avait été sur le point, me dit-il, d'entrer résolument et de se faire passer pour moi, en disant qu'il avait tellement grandi qu'il n'était plus reconnaissable.
«Quand comptez-vous me présenter, Pâquerette? dit-il. Je suis à votre disposition, cela ne dépend plus que de vous.
— Eh bien! je me disais que nous pourrions y aller ce soir, Steerforth, au moment où ils sont tous assis en rond autour du feu. Je voudrais vous faire voir ça dans son beau, c'est quelque chose de si curieux!
— Va donc pour ce soir! dit Steerforth.
— Je ne les préviendrai pas de notre arrivée, vous savez, dis-je tout enchanté. Il faut les prendre par surprise.
— Oh! cela va sans dire, répondit Steerforth, il n'y aurait plus de plaisir si on ne les prenait pas sur le fait. Il faut voir les indigènes dans leur état naturel.
— Pourtant, ce ne sont que des gens de l'espèce dont vous parliez l'autre jour, lui dis-je.
— Ah! vous vous souvenez de mes escarmouches avec Rosa? s'écria- t-il vivement. Cette fille m'est insupportable, j'ai presque peur d'elle. Elle me fait l'effet d'un vampire. Mais n'y pensons plus. Qu'allez-vous faire maintenant? Je suppose que vous allez voir votre vieille bonne?
— Oui, certes, dis-je, il faut que je commence par voir Peggotty.
— Voyons! répliqua Steerforlh en tirant sa montre, je vous donne deux heures pour pleurnicher tout votre soûl, est-ce assez?»
Je répondis que je pensais qu'il ne nous en fallait pas davantage, mais qu'il devrait venir aussi, et qu'il verrait que son renom l'avait précédé et qu'on le regardait comme un personnage presque aussi important que moi.
«Je viendrai où vous voudrez, et je ferai ce que vous voudrez, dit Steerforth; dites-moi seulement où je dois me rendre, et je ne vous demande que deux heures pour me préparer à mon rôle, sentimental ou comique, à votre choix.»
Je lui donnai les renseignements les plus détaillés pour trouver la demeure de M. Barkis, et ceci convenu, je sortis seul. L'air était vif, le pavé était sec, la mer était transparente, le soleil versait des flots de lumière, sinon de chaleur, et tout le monde semblait gai et en train. Je me sentais si joyeux que, dans ma satisfaction de me retrouver à Yarmouth, j'aurais volontiers arrêté chaque passant pour lui donner une poignée de main.
Les rues me paraissaient un peu étroites. C'est toujours comme cela quand on revoit plus tard celles qu'on a connues dans son enfance. Mais je n'avais rien oublié, rien n'était changé, jusqu'au moment où j'arrivai près de la boutique de M. Omer. Les mots «Omer et Joram» avaient remplacé le nom unique d'Omer. Mais l'inscription, «Magasin de deuil, tailleur, et entrepreneur de funérailles,» était toujours à sa place.
Mes pas se dirigèrent si naturellement vers la porte de la boutique, après avoir lu l'enseigne de l'autre côté de la rue, que je traversai la chaussée pour regarder par la fenêtre. Je vis dans le fond une jolie personne qui faisait sauter un petit enfant dans ses bras: un autre marmot la tenait par son tablier. Je reconnus sans peine Minnie et ses enfants. La porte vitrée de la boutique n'était pas ouverte, mais j'entendais faiblement dans l'atelier, au fond de la cour, retentir le vieux toc toc du marteau, qui semblait n'avoir jamais cessé depuis mon départ.
«Monsieur Omer est-il chez lui? dis-je en entrant. Je serais bien aise de le voir un moment.
— Oh! oui, monsieur, il est à la maison, dit Minnie. Son asthme ne lui permet pas de sortir par ce temps-là. Joseph, appelez votre grand père!»
Le petit garçon qui tenait son tablier poussa un cri d'appel si énergique qu'il en fut effrayé lui-même, et qu'il cacha sa tête dans les jupons de sa mère, à la grande admiration de celle-ci. J'entendis approcher quelqu'un qui soufflait à grand bruit, et je vis bientôt apparaître M. Omer, l'haleine plus courte encore que par le passé, mais du reste, très-peu vieilli.
«Votre serviteur, monsieur, dit M. Omer. Que puis-je faire pour vous?
— Me donner une poignée de main, si vous voulez bien, monsieur Omer, dis-je en lui tendant la mienne, vous avez montré beaucoup de bonté pour moi un jour où je crains de ne pas vous en avoir assez témoigné ma reconnaissance.
— Ah! vraiment? répondit le vieillard. Je suis enchanté de ce que vous me dites là, mais je ne m'en souviens pas. Vous êtes bien sûr que c'est moi?
— Parfaitement sûr.
— Il faut que j'aie la mémoire aussi courte que la respiration, dit M. Omer en secouant la tête et en me regardant, car je ne me rappelle pas votre figure.
— Vous ne vous souvenez pas d'être venu me chercher à la diligence, de m'avoir donné à déjeuner, et de m'avoir conduit ensuite à Blunderstone avec mistress Joram et M. Joram qui n'était pas son mari dans ce temps-là?
— Comment, vraiment? Dieu me pardonne! dit M. Omer, jeté par sa surprise dans une quinte de toux, c'est vous, monsieur! Minnie, ma chère, vous vous souvenez bien! Il s'agissait d'une dame, n'est-ce pas?
— Ma mère, lui dis-je.
— Cer… taine… ment, dit M. Omer en touchant mon gilet du bout de son doigt, et il y avait aussi un petit enfant. Deux personnes à la fois: la plus petite dans le même cercueil que la grande. À Blunderstone, c'est vrai. Et comment vous êtes-vous porté depuis lors?
— Très-bien, lui dis-je, je vous remercie, et vous, j'espère que vous vous portez bien aussi.
— Oh! je n'ai pas à me plaindre, dit M. Omer; j'ai la respiration plus courte, mais c'est toujours comme cela en vieillissant. Je la prends comme elle vient, et je me tire d'affaire de mon mieux. C'est le meilleur parti, n'est-ce pas?»
M. Omer se mit de nouveau à tousser, à la suite d'un éclat de rire, et sa fille, qui faisait danser son dernier-né sur le comptoir à côté de nous, vint à son secours.
«Oui, oui, certainement! dit M. Omer, je me rappelle, il y en avait deux. Eh bien! le croiriez-vous, monsieur? c'est pendant cette course que le jour du mariage de Minnie avec Joram a été fixé. «Fixez le jour, monsieur,» me disait Joram. «Oui, oui, mon père, disait Minnie.» Et maintenant il est devenu mon associé, et voyez, voilà le plus jeune!»
Minnie riait et passait sa main sur ses bandeaux, pendant que son père donnait à tenir un de ses gros doigts au petit enfant qu'elle faisait sauter sur le comptoir.
«Deux personnes! c'est bien ça, reprit M. Omer, secouant la tête et pensant au passé. Justement! Et tenez! Joram travaille dans ce moment à un petit cercueil gris, avec des clous d'argent, et il s'en faut bien de deux pouces qu'il soit aussi long que celui-ci, et il montrait l'enfant qui dansait sur le comptoir. Voulez-vous prendre quelque chose?»
Je refusai en le remerciant.
«Voyons donc, dit M. Omer. La femme du conducteur Barkis, la soeur de Peggotty le pêcheur, elle avait quelque chose à faire avec votre famille, n'est-ce pas? elle a servi chez vous, il me semble?»
Ma réponse affirmative lui causa une grande satisfaction.
«Je m'attends à avoir la respiration plus longue un de ces jours, voilà déjà que je retrouve la mémoire, dit M. Omer. Eh bien! monsieur, nous avons ici en apprentissage une jeune parente à elle qui a un goût pour faire les robes!… je ne crois pas qu'il y ait en Angleterre une duchesse qui pût lui en remontrer!
— Ce n'est pas la petite Émilie? dis-je involontairement.
— C'est bien Émilie qu'elle s'appelle, dit M. Omer, et elle est petite, comme vous dites; mais, voyez-vous, elle a un visage qui fait enrager la moitié des femmes de la ville!
— Allons donc, mon père! cria Minnie.
— Je ne parle pas de vous, ma chère, dit M. Omer en me faisant un signe du coin de l'oeil, mais je dis qu'à Yarmouth et à deux lieues à la ronde, plus de la moitié des femmes sont furieuses contre cette pauvre petite.
— Alors elle aurait mieux fait de ne pas sortir de sa classe, mon père, dit Minnie: comme cela elle n'aurait pas fait parler d'elle, et on aurait bien été obligé de se taire.
— Obligé, ma chère! repartit M. Omer, obligé! C'est ainsi que vous connaissez la vie? Croyez-vous qu'il y ait au monde quelque chose qui puisse obliger une femme à se taire, surtout quand il s'agit de critiquer une autre femme?»
Je crus réellement que c'en était fait de M. Omer quand il eut hasardé cette plaisanterie malicieuse. Il toussait si fort, et son haleine se refusait si obstinément à se laisser reprendre, que je m'attendais à voir sa tête disparaître derrière le comptoir, et ses petites jambes, revêtues comme par le passé d'une culotte noire, avec des bouffettes de ruban déteint, aux genoux, s'agiter dans les convulsions de l'agonie. Enfin il se remit, quoiqu'il fût encore si essoufflé et si haletant, qu'il fut obligé de s'asseoir sur un tabouret, derrière le comptoir.
«Voyez-vous, dit-il en s'essuyant le front et en respirant avec peine, elle n'a pas formé beaucoup de relations ici, elle n'a pas couru après les connaissances ni les amies, encore moins les amoureux. Alors on a fait circuler des médisances, on a dit qu'Émilie voulait devenir une dame. Mon opinion là-dessus est que ces bruits sont venus surtout de ce qu'elle avait dit quelquefois à l'école que, si elle était une dame, elle ferait ceci et cela pour son oncle, voyez-vous, et qu'elle lui achèterait telle et telle jolie chose.
— Je vous assure, monsieur Omer, lui dis-je vivement, qu'en effet, elle m'a répété cela bien des fois quand nous étions enfants tous les deux.»
M. Omer fit un signe de tête, et se caressa le menton.
«Précisément. Et puis, avec le moindre chiffon, elle s'habillait mieux que les autres avec beaucoup d'argent, et ça ne fait pas plaisir, vous comprenez. Enfin elle était un peu comme qui dirait capricieuse, oui, j'irai jusqu'à dire qu'elle était positivement capricieuse, continua M. Omer, elle ne savait pas ce qu'elle voulait; elle n'était jamais contente, elle était un peu gâtée enfin. C'est tout ce qu'on a jamais dit contre elle, n'est-ce pas, Minnie?
— Oui, mon père, dit mistress Joram. C'est bien tout, je crois.
— Ainsi donc, elle commença par entrer en place, dit M. Omer, pour tenir compagnie à une vieille dame difficile à vivre; elles ne purent s'accorder, et la petite n'y resta pas longtemps. Après cela, elle est entrée en apprentissage ici, avec un engagement de trois ans: en voilà bientôt deux de passés, et c'est bien la meilleure fille qu'on puisse voir. Elle fait autant d'ouvrage à elle seule que six ouvrières ensemble, n'est-ce pas, Minnie?
— Oui, mon père, répliqua Minnie. On ne dira pas que je ne lui rends pas justice.
— Bien, dit M. Omer, c'est comme ça que ça doit être. Maintenant, monsieur, comme je n'ai pas envie que vous disiez que je fais des histoires bien longues pour un homme qui a l'haleine si courte, je crois qu'en voilà assez là-dessus.»
Ils avaient baissé la voix en parlant d'Émilie, d'où je conclus qu'elle n'était pas loin. Sur la question que j'en fis, M. Omer, d'un signe de tête, m'indiqua la porte de l'arrière-boutique. Je demandai précipitamment si je pouvais regarder, et en ayant reçu pleine permission, je m'approchai du carreau et je vis par la vitre Émilie à l'ouvrage. Elle était charmante, petite, avec les grands yeux bleus qui avaient jadis pénétré mon coeur, et elle riait en regardant un autre enfant de Minnie qui jouait auprès d'elle. Elle avait un petit air décidé qui rendait probable ce que je venais d'entendre dire de son caractère, et je retrouvai dans son regard des restes de son humeur capricieuse du temps passé, mais rien dans son joli visage ne faisait prévoir pour elle un autre avenir que le bonheur et la vertu… Pourtant l'ancien air, cet air qui ne cesse jamais, hélas! le toc toc fatal retentissait toujours au fond de la cour.
«Vous plairait-il d'entrer pour lui parler, monsieur? dit M. Omer.
Entrez! Faites comme chez vous!»
J'étais trop timide pour accepter alors sa proposition; j'avais peur de la troubler et de me troubler aussi, je demandai seulement à quelle heure elle rentrait chez elle le soir, pour choisir en conséquence le moment de notre visite; et prenant congé de M. Omer, de sa jolie fille et de ses petits enfants, je me rendis chez ma bonne vieille Peggotty. Elle était là, dans sa cuisine, elle faisait le dîner! Elle m'ouvrit dès que j'eus frappé à la porte, et me demanda ce que je désirais. Je la regardai en souriant, mais elle, elle ne souriait pas du tout. Je n'avais jamais cessé de lui écrire, mais il y avait au moins sept ans qu'elle ne m'avait vu.
«M. Barkis est-il chez lui, madame? dis-je en prenant une grosse voix de basse-taille.
— Il est à la maison, monsieur, dit Peggotty, mais il est au lit, malade de rhumatismes.
— Est-ce qu'il va encore à Blunderstone, maintenant? demandai-je.
— Oui, monsieur, quand il est bien portant, répondit-elle.
— Et vous, mistress Barkis, y allez-vous quelquefois?»
Elle me regarda plus attentivement, et je remarquai un mouvement convulsif dans ses mains.
«Parce que j'avais quelques renseignements à prendre sur une maison située par là, qu'on appelle…, voyons donc… Blunderstone la Rookery, dis-je.»
Elle recula d'un pas en avançant les mains avec un mouvement d'effroi, comme pour me repousser.
«Peggotty! m'écriai-je.
— Mon cher enfant!» s'écria-t-elle, et nous fondîmes tous deux en larmes en nous embrassant.
Je n'ai pas le coeur de dire toutes les extravagances auxquelles elle se livra, les larmes et les éclats de rire qui se succédèrent, l'orgueil et la joie qu'elle me témoignait, le chagrin qu'elle éprouvait en pensant que celle dont j'aurais dû être l'orgueil et la joie n'était pas là pour me serrer dans ses bras. Je n'eus pas seulement l'idée que je me montrais bien enfant en répondant à toute cette émotion par la mienne. Je crois que je n'avais jamais ri ni pleuré de ma vie, même avec elle, plus franchement que ce matin-là.
«Barkis sera si content! dit Peggotty en essuyant ses yeux avec son tablier, cela lui fera plus de bien que tous ses cataplasmes et ses frictions. Puis-je aller lui dire que vous êtes ici? Vous monterez le voir, n'est-ce pas, David?»
Cela allait sans dire, mais Peggotty ne pouvait venir à bout de sortir de sa chambre, car toutes les fois qu'elle se trouvait près de la porte, elle se retournait pour me regarder, et alors elle revenait rire et pleurer sur mon épaule. Enfin, pour faciliter les choses, je montai avec elle, et après avoir attendu un moment, à la porte, qu'elle eût préparé M. Barkis à ma visite, je me présentai devant le malade.
Il me reçut avec un véritable enthousiasme. Ses rhumatismes ne lui permettant pas de me tendre la main, il me demanda en grâce de secouer la mèche de son bonnet de coton, ce que je fis de tout mon coeur. Quand je fus enfin assis auprès de son lit, il me dit qu'il croyait encore me conduire sur la route de Blunderstone, et que cela lui faisait un bien infini. Couché comme il l'était, dans son lit, avec des couvertures jusqu'au cou, il avait l'air de n'être autre chose qu'un visage, comme les chérubins dans les tableaux, ce qui faisait l'effet le plus étrange.
«Quel nom avais-je donc écrit dans la carriole, monsieur? dit
M. Barkis avec un petit sourire de rhumatisant.
— Ah! monsieur Barkis, nous avons eu de bien graves conversations sur ce sujet, qu'en dites-vous?
— Il y avait longtemps que je voulais bien, n'est-ce pas, monsieur? dit M. Barkis.
— Très-longtemps, répondis-je.
— Et je ne le regrette pas, dit M. Barkis. Vous rappelez-vous cette fois que vous m'avez dit qu'elle faisait les tartes aux pommes et toute la cuisine chez vous?
— Oui, très-bien, répondis-je.
— C'était vrai, dit M. Barkis, comme deux et deux font quatre, aussi exact, dit M. Barkis, en agitant son bonnet de nuit (ce qui était la seule manière en son pouvoir de donner du poids à ses paroles), aussi exact que le percepteur à faire payer l'impôt, et il n'y a rien de plus exact.»
M. Barkis tourna les yeux vers moi comme s'il attendait mon adhésion à ce résultat des réflexions qu'il avait élaborées dans son lit; je donnai donc mon assentiment.
«Il n'y a rien de plus exact, répéta M. Barkis, un pauvre homme comme moi s'en aperçoit bien quand il est malade, car je suis très-pauvre, monsieur.
— Je suis bien fâché de cela, monsieur Barkis.
— Très, très-pauvre, dit M. Barkis.»
Ici, il sortit à grand'peine sa main droite de son lit, et parvint, après quelques efforts inutiles, à saisir un bâton qui était accroché au chevet de son lit. Après avoir donné quelques coups de cet instrument, son visage commençait à se décomposer, quand il frappa enfin une caisse dont je voyais l'un des bouts depuis longtemps; alors il se remit un peu.
«Des vieux habits, dit M. Barkis.
— Oh! dis-je.
— Je voudrais bien que ce fût de l'argent, monsieur, dit
M. Barkis.
— Je le voudrais aussi pour vous.
— Mais ce n'en est pas,» dit M. Barkis en ouvrant les yeux tout grands.
Je déclarai que j'en étais bien convaincu, et M. Barkis tourna un regard plus doux vers sa femme en me disant:
«C'est bien la meilleure et la plus utile des femmes, que C. P. Barkis! C. P. Barkis mérite et au delà tous les éloges qu'on peut faire d'elle. Ma chère, vous allez préparer un dîner soigné pour aujourd'hui; quelque chose de bon à manger et à boire, n'est-ce pas? pour la compagnie.
J'allais protester contre l'honneur qu'il voulait me faire, mais je remarquai que Peggotty, qui était assise de l'autre côté du lit, désirait extrêmement me voir accepter cette offre. Je gardai donc le silence.
«J'ai quelques pence par là, ma chère, dit M. Barkis, mais je suis las maintenant; si vous voulez emmener M. David pendant que je vais faire un petit somme, je tâcherai de trouver ce qu'il vous faut quand je me réveillerai.»
Nous quittâmes la chambre, sur cette requête. Quand nous pûmes sortir, Peggotty m'apprit que M. Barkis, étant devenu un peu plus serré que par le passé, avait toujours recours à ce stratagème, chaque fois qu'il s'agissait de tirer une pièce de monnaie de son coffre, et qu'il endurait des tortures inconcevables à se traîner tout seul hors de son lit pour chercher son argent dans cette malheureuse caisse. En effet, nous l'entendîmes bientôt pousser des gémissements étouffés, attendu que ce procédé de pie voleuse faisait craquer toutes ses jointures endolories: mais Peggotty, malgré des regards qui exprimaient toute sa compassion pour son mari, m'assura que ce mouvement de générosité lui ferait du bien, et qu'il valait mieux le laisser faire. Elle le laissa donc gémir tout seul, jusqu'à ce qu'il eût regagné son lit, en souffrant le martyre, j'en suis sûr. Alors il nous appela, et faisant semblant d'ouvrir les yeux après un bon somme, il tira une guinée qu'il avait mise sous son oreiller. La satisfaction de nous avoir trompés et de garder un secret impénétrable sur le contenu de son coffre, semblait être à ses yeux une compensation suffisante pour toutes ses tortures.
Je préparai Peggotty à l'arrivée de Steerforth, et il parut bientôt. Je suis persuadée qu'elle ne faisait aucune différence entre les bontés qu'il avait eues pour moi et des services qu'il aurait pu lui rendre à elle-même, et qu'elle était disposée d'avance à le recevoir avec reconnaissance et dévouement dans tous les cas; mais ses manières gaies et franches, sa bonne humeur, sa belle figure, le don naturel qu'il possédait de se mettre à la portée de ceux avec qui il se trouvait et de toucher juste, quand il voulait s'en donner la peine, la corde sensible de chacun, tout cela fit la conquête de Peggotty en cinq minutes. D'ailleurs ses façons avec moi auraient suffi pour la subjuguer. Mais, grâce à toutes ces raisons combinées, je crois, en vérité, qu'elle éprouvait une sorte d'adoration pour lui, quand il sortit de chez elle ce soir-là.
Il resta à dîner chez Peggotty. Si je disais qu'il y consentit volontiers, je n'exprimerais qu'à demi la bonne grâce et la gaieté qu'il mit à accepter. Quand il entra dans la chambre de M. Barkis, on aurait dit qu'il y apportait le bon air et la lumière; sa présence était comme un baume rafraîchissant. Sans effort, sans bruit, sans apprêt, il apportait à tout ce qu'il faisait un air d'aisance qu'on ne peut décrire, il semblait qu'il ne pût faire autrement, ni faire mieux, et la grâce, le naturel, le charme de ses manières me séduisent encore aujourd'hui quand j'y pense.
Nous rîmes à coeur joie dans la petite salle à manger, où je retrouvai sur le pupitre le livre des Martyrs, auquel on n'avait pas touché depuis mon départ, et je feuilletai de nouveau ses vieilles images si terribles qui m'avaient tant fait peur, et qui ne me faisaient plus rien du tout. Quand Peggotty parla de ma chambre, me disant qu'elle était prête et qu'elle espérait bien que je viendrais y coucher, avant que j'eusse pu jeter un regard d'hésitation sur Steerforth, il avait compris ce dont il s'agissait.
«Cela va sans dire, s'écria-t-il, vous coucherez ici pendant notre séjour, et moi je resterai à l'hôtel.
— Mais vous emmener si loin pour vous abandonner, cela ne me semble pas d'un bon camarade, Steerforth! répondis-je.
— Mais, au nom du ciel, n'appartenez-vous pas naturellement à M. Barkis? dit-il. Et qu'importe ce qu'il vous semble, en comparaison de cela!» Tout fut donc convenu sur l'heure.
Il soutint son rôle de la manière la plus brillante jusqu'au dernier moment, et à huit heures nous prîmes le chemin du bateau de M. Peggotty. Le charme des manières de Steerforth semblait augmenter à mesure que les heures s'écoulaient, et je pensais même alors, comme j'en suis convaincu maintenant, que le besoin de plaire, aidé par le succès, lui inspirait une délicatesse plus raffinée, un tact exquis qui ajoutait à la finesse de ses instincts naturels. Si on m'avait dit alors que c'était pour lui un simple jeu, auquel il avait recours, dans l'excitation du moment, pour occuper son esprit: un désir irréfléchi de prouver sa supériorité, dans le but de conquérir pour un moment une chose pour lui sans valeur, qu'il laisserait là au bout d'un moment; si quelqu'un m'avait dit un pareil mensonge, ce soir-là, je ne sais à quoi il se serait exposé de ma part: il est sûr qu'il aurait eu tout à craindre de mon indignation.
Probablement, cette accusation n'aurait fait que redoubler chez moi, si c'eût été possible, les sentiments de dévouement et d'affection romanesques qui remplissaient mon coeur, pendant que je marchais côte à côte avec lui sur la plage déserte, dans la direction du vieux bateau, le vent gémissant autour de nous d'une manière plus lugubre qu'il ne l'avait jamais fait, même le jour où j'apparus pour la première fois sur le seuil de M. Peggotty.
«C'est un endroit un peu sauvage, n'est-ce pas, Steerforth?
— Un peu triste dans l'obscurité, dit-il, et la mer rugit comme si elle voulait nous dévorer. Voilà une lumière là-bas, est-ce là le bateau?
— Oui, c'est le bateau, répondis-je. C'est bien celui que j'avais vu ce matin, dit-il, j'y étais venu d'instinct, apparemment!»
Nous cessâmes de parler en approchant de la lumière; je cherchai la porte, je mis la main sur le loquet, et, faisant signe à Steerforth de rester tout près de moi, j'entrai.
De l'extérieur nous avions distingué des voix: au moment de notre entrée j'entendis frapper des mains, et j'aperçus avec étonnement que cette manifestation venait de la lamentable mistress Gummidge; mais mistress Gummidge n'était pas la seule personne qui parût dans cet état d'excitation peu ordinaire. M. Peggotty, riant de toutes ses forces et le visage illuminé par une joie inaccoutumée, ouvrait ses grands bras pour y recevoir la petite Émilie; Ham, avec une expression d'admiration et de ravissement mêlée d'une certaine timidité gauche qui ne lui seyait pas mal, tenait la petite Émilie par la main, comme s'il la présentait à M. Peggotty; la petite Émilie elle-même, rouge et embarrassée, mais évidemment ravie de la joie de M. Peggotty, allait échapper à Ham pour se réfugier dans les bras de M. Peggotty, mais elle nous vit la première et s'arrêta en nous voyant. Tel était le groupe que nous aperçûmes en passant de l'air froid et humide de la nuit à la chaude atmosphère de la chambre, et mon premier regard tomba sur mistress Gummidge qui était sur le second plan à battre des mains comme une folle.
Ce petit tableau disparut comme un éclair au moment de notre entrée. J'étais déjà au milieu de la famille étonnée, face à face avec M. Peggotty, lorsque Ham s'écria:
«C'est M. David, c'est M. David!»
En un instant, il se fit un échange inouï de poignées de mains: tout le monde parlait à la fois: on se demandait des nouvelles les uns des autres: on se disait la joie qu'on avait à se revoir. M. Peggotty était si fier et si heureux pour sa part qu'il ne savait que dire, et qu'il se bornait à me tendre la main, pour reprendre ensuite celle de Steerforth, puis la mienne, et à secouer ses cheveux crépus, en riant avec une telle expression de joie et de triomphe qu'il y avait plaisir à le regarder.
«Jamais on n'a vu, je crois, chose pareille, dit M. Peggotty; ces deux messieurs, de véritables messieurs sous mon toit ce soir, sérieusement, ce soir! Émilie, ma chérie, venez ici! venez ici, petite sorcière! voilà l'ami de M. David, ma chère! Voilà le monsieur dont vous avez entendu parler, Émilie. Il vient avec M. David pour vous voir; c'est le plus beau jour de la vie de votre oncle, quoi qu'il puisse lui arriver par la suite! Hourrah!»
Après avoir prononcé ce discours d'un seul trait, et avec une animation et une joie sans bornes, M. Peggotty prit dans ses grandes mains la figure de sa nièce, et après l'avoir embrassée de tout son coeur une dizaine de fois, appuya cette petite tête contre sa large poitrine, en caressant les cheveux d'Émilie aussi doucement qu'eût pu le faire la main d'une dame. Puis il la laissa aller: elle s'enfuit dans la petite chambre où je couchais autrefois, et M. Peggotty, hors d'haleine, grâce à la satisfaction inaccoutumée qu'il éprouvait, se retourna vers nous…
«Messieurs, dit-il, si deux messieurs comme vous, des messieurs de naissance…
— C'est vrai, c'est vrai! criait Ham. Bien dit! c'est la vérité,
M. David! Des messieurs de naissance! c'est la vérité!
— Si deux messieurs, deux messieurs de naissance, ne peuvent m'excuser d'être un peu bouleversé quand ils apprendront l'état des choses, je vous demande pardon. Émilie, ma chère. Elle sait ce que je vais dire, c'est pour cela qu'elle s'est sauvée.» Là-dessus sa joie éclata de nouveau: «Mistress Gummidge, voulez-vous avoir la bonté de voir ce qu'elle est devenue?»
Mistress Gummidge fit un signe de tête et disparut.
«Si ce jour n'est pas le plus beau de ma vie, dit M. Peggotty, en s'asseyant près du feu, je veux bien être un homard, et un homard bouilli, qui plus est. Cette petite Émilie, monsieur, dit-il plus bas à Steerforth, celle que vous avez vue ici tout à l'heure et qui était toute rouge…»
Steerforth ne fit qu'un signe de tête, mais avec une expression d'intérêt si marquée, et une telle sympathie pour les sentiments de M. Peggotty, que celui-ci lui répondit comme s'il avait parlé:
«Sans doute, c'est bien elle, et je vois que vous l'avez bien jugée. Merci, monsieur.»
Ham me fit signe plusieurs fois de suite, comme s'il voulait en dire autant.
«Notre petite Émilie, dit M. Peggotty, a été pour nous tout ce qu'une créature aussi charmante peut être pour une maison; je ne sais pas grand'chose, mais par exemple, je sais bien cela: ce n'est pas mon enfant, je n'en ai jamais eu, mais je ne pourrais pas l'aimer davantage, vous comprenez! cela serait impossible.
— Je comprends parfaitement, dit Steerforth.
— Je le sais bien, monsieur, répartit M. Peggotty, et je vous remercie encore. M. David peut se rappeler ce qu'elle était autrefois. Vous pouvez juger vous-même de ce qu'elle est maintenant; mais ni l'un ni l'autre vous ne pouvez savoir ce qu'elle est et ce qu'elle sera pour un coeur qui l'aime comme le mien. Je suis un peu rude, monsieur, dit M. Peggotty, je suis aussi rude qu'un hérisson de mer, mais personne, si ce n'est peut- être une femme, ne pourrait comprendre ce que ma petite Émilie est pour moi. Et entre nous, dit-il en baissant encore la voix, le nom de cette femme qui pourrait me comprendre n'est toujours pas mistress Gummidge, quoiqu'elle ait un tas de qualités.»
M. Peggotty ébouriffa de nouveau ses cheveux avec ses deux mains comme pour se préparer à ce qu'il avait encore à dire, puis il appuya ses mains sur ses genoux et reprit:
«Il y avait quelqu'un qui avait connu notre Émilie, depuis le temps que son père avait été noyé, qui l'avait vue constamment et dans son enfance, et quand elle était jeune fille, et enfin quand elle était devenue femme. Il n'était pas très-beau à voir, dit M. Peggotty, un peu dans mon genre, un peu rude, l'air d'un loup de mer, mais en tout un honnête garçon, et qui avait le coeur bien placé.»
Je me disais que je n'avais jamais vu Ham montrer toutes ses dents en souriant comme il le faisait ce soir-là.
«Et voilà-t-il pas que ce marin-là, dit M. Peggotty, va s'aviser de donner son coeur à notre petite Émilie! Il la suit partout, il devient presque son domestique, il perd l'appétit, et à la fin des fins il me laisse voir ce dont il retourne. Or moi, je pouvais souhaiter, voyez-vous, de savoir ma petite Émilie en bon train de se marier. Je pouvais désirer en tous cas de la voir promise à un honnête homme qui eût le droit de la défendre. Je ne sais pas ce qu'il me reste de temps à vivre, et si je ne dois pas mourir bientôt: mais je sais que si j'étais pris une de ces nuits par un coup de vent sur les bancs de Yarmouth là-bas, et que si je voyais pour la dernière fois les lumières de la ville au-dessus des vagues devenues insurmontables, je me laisserais couler plus tranquillement si je pouvais me dire: «Il y a là sur la terre ferme un homme qui sera fidèle à ma petite Émilie, que Dieu bénisse, et avec lequel elle n'a rien à craindre de personne tant qu'il vivra!»
M. Peggotty, dans le feu de son discours, fit du bras droit le geste de dire adieu aux lumières de la ville du sein des flots; puis, échangeant un signe de tête avec Ham dont il avait rencontré le regard, il reprit son récit.
«Alors je conseille à mon individu de parler à Émilie. Il est bien assez grand, mais il est timide comme un enfant, et il n'ose pas. Alors je m'en suis chargé. «Comment, lui! dit Émilie, lui que j'ai connu depuis tant d'années, et que j'aime tant! Oh! mon oncle, je ne pourrai jamais l'épouser! c'est un si bon garçon!» Alors je l'embrasse, et je ne lui en parle plus que pour lui dire: «Ma chère, vous avez bien fait de répondre franchement, cela vous regarde, vous êtes libre comme un petit oiseau.» Là-dessus, je vais trouver le garçon et je lui dis: «J'aurais bien voulu réussir. Mais cela ne se peut pas. Mais vous pourrez rester ensemble comme par le passé,» et voilà ce que je vous dis: «Soyez toujours avec elle ce que vous étiez autrefois, et n'ayez pas peur. — Je le ferai,» qu'il me dit en me serrant la main, et il l'a fait honorablement et vaillamment depuis deux ans, toujours le même ici qu'auparavant.»
La physionomie de M. Peggotty, qui avait changé d'expression dans les différentes périodes de son récit, reprit celle d'un joyeux triomphe, et posant une main sur les genoux de Steerforth, et l'autre sur les miens, après les avoir préalablement humectées, pour ajouter à la solennité de l'action oratoire, en les frottant l'une contre l'autre, il continua, en s'adressant alternativement à chacun de nous:
«Tout d'un coup, un soir, comme qui dirait ce soir, la petite Émilie revient de son ouvrage et lui avec elle! Il n'y a rien là de bien extraordinaire, allez-vous me dire, et c'est bien vrai, car il veille sur elle comme un frère, quand il fait nuit, et aussi quand il fait jour, et à toute heure. Mais voilà le matelot qui la prend par la main, et qui me crie d'un air joyeux: «Regardes bien! voilà ma petite femme!» et elle, la voilà qui dit aussi, moitié hardiesse et moitié honte, moitié riant, moitié pleurant: «Oui, mon oncle, si vous voulez bien. — Si je veux bien! s'écriait M. Peggotty en roulant les yeux en extase à cette idée, mon Dieu, comme si je désirais autre chose! — Si vous voulez bien; je suis plus raisonnable maintenant; j'y ai réfléchi et je serai une bonne petite femme pour lui si je peux, c'est un si bon garçon!» Là-dessus mistress Gummidge se met à battre des mains comme au spectacle, et vous entrez. Voilà le fait, s'écria M. Peggotty, «et vous entrez!» Cela s'est passé ici, à l'instant même, et voilà l'homme qu'elle épousera aussitôt que son apprentissage va être fini!»
Ham trébucha tant qu'il put sous le coup de poing que M. Peggotty lui lança, dans sa joie, comme une marque de confiance et d'amitié; mais, se sentant obligé, en conscience, de nous dire aussi quelque chose, voici ce qu'il se mit à balbutier avec beaucoup de peine:
«Elle n'était pas plus grande que vous, à votre premier voyage ici, monsieur David, … que je devinais déjà ce qu'elle deviendrait… Je l'ai vue pousser… comme une fleur, messieurs. Je donnerais ma vie pour elle… de tout coeur, avec bien du plaisir… monsieur David. Elle est pour moi, messieurs… plus que… elle est pour moi tout ce qu'il me faut, et plus que… plus que je ne saurai jamais dire. Je l'aime de tout mon coeur. Il n'y a pas un gentleman sur la terre… ni en mer non plus, qui aime sa femme plus que je ne l'aime, quoiqu'il y ait bien des pauvres diables comme moi qui pourraient… exprimer mieux… ce qu'ils veulent dire.»
J'étais ému de voir ce robuste et vigoureux garçon trembler d'amour pour la petite créature qui lui avait gagné le coeur. J'étais ému de la confiance simple et naturelle que M. Peggotty et lui venaient de nous témoigner. J'étais ému du récit même. Toute cette émotion n'était-elle pas, en grande partie, l'effet des souvenirs de mon enfance, c'est ce que je ne sais pas. Je ne sais pas si je n'étais pas venu avec quelque vague idée d'aimer encore la petite Émilie, je sais seulement que j'étais heureux de tout ce que je voyais, mais qu'au premier moment, c'était un plaisir d'une nature si délicate, qu'un rien eût pu la changer en souffrance.
Par conséquent, si c'eût été à moi de toucher avec quelque adresse la corde qui vibrait dans tous les coeurs, je m'en serais bien mal tiré. Mais heureusement Steerforth était là, et il y réussit avec tant d'habileté, qu'en un instant nous nous trouvâmes tous aussi à notre aise, aussi heureux que nous pouvions l'être.
«Monsieur Peggotty, dit-il, vous êtes un excellent homme et vous méritez bien d'être heureux comme vous l'êtes ce soir! Donnez-moi une poignée de main, Ham, mon garçon, je vous fais mon compliment! Une poignée de main aussi! — Pâquerette, tisonnez le feu, et faites-le flamber comme il faut! Monsieur Peggotty, si vous ne décidez pas votre jolie nièce à venir reprendre la place au coin du feu que j'abandonne pour elle, je m'en vais. Je ne voudrais pas causer, pour tout l'or des Indes, un vide dans votre cercle ce soir, et ce vide-là surtout!»
M. Peggotty alla donc dans mon ancienne chambre chercher la petite Émilie. Au commencement, elle ne voulait pas venir, et Ham disparut pour s'en mêler. Enfin on l'amena près du feu; elle était très-confuse et très-intimidée, mais elle se remit un peu en remarquant les manières douces et respectueuses de Steerforth envers elle, l'adresse avec laquelle il évitait tout ce qui pouvait l'embarrasser, l'entrain avec lequel il entretenait M. Peggotty de bateaux, de marées, de vaisseaux et de pêche; l'appel qu'il fit à mes souvenirs à propos du temps où il avait vu M. Peggotty chez M. Creakle, le plaisir qu'il avait à voir le bateau et sa cargaison, enfin, la grâce et l'aisance avec lesquelles il nous attira tous, par degré, dans un cercle enchanté, où nous parlions sans embarras et sans gêne.
À vrai dire, Émilie, pourtant, ne parla guère de toute la soirée, mais elle écoutait, elle regardait; son visage était animé, elle était charmante! Steerforth raconta l'histoire d'un terrible naufrage que lui rappelait sa conversation avec M. Peggotty: il le dépeignait avec le même feu que s'il était présent à la scène, et les yeux de la petite Émilie étaient fixés sur lui, comme si elle voyait aussi, dans ses traits, le spectacle qu'il décrivait si bien. Il nous raconta ensuite une aventure comique qui lui était arrivée, pour nous remettre de l'histoire du naufrage, et il y mit autant de gaieté que si c'était un récit nouveau pour lui comme pour nous; aussi la petite Émilie riait de tout son coeur, et quand nous entendîmes le bateau retentir de cette douce musique, nous nous mîmes tous à rire, Steerforth tout le premier, cédant à l'entraînement d'une gaieté si franche et si naïve. Il fit chanter ou plutôt mugir à M. Peggotty le chant du marin:
Quand le vent souffle, souffle, souffle.
Puis il chanta à son tour une chanson de matelot avec tant de charme et de sentiment, qu'il me semblait presque que, cette fois- ci, le vent qui gémissait autour de la maison, et qu'on entendait murmurer au milieu du silence, n'était venu là que pour l'écouter.
Quant à mistress Gummidge, il arracha cette victime de la mélancolie à la contemplation de ses chagrins avec un succès que personne n'avait obtenu depuis la mort du vieux (je le tiens de M. Peggotty). Il lui laissa si peu le temps de gémir sur ses misères, qu'elle dit le lendemain matin qu'il fallait qu'il l'eût ensorcelée.
N'allez pas croire, pourtant, qu'il gardât le monopole de l'attention générale ou de la conversation. Quand la petite Émilie eut repris courage et qu'elle commença, avec quelque embarras encore, à me parler, à travers l'âtre, de nos promenades sur la grève, et des coquilles et des cailloux que nous y avions ramassés; quand je lui demandai si elle se souvenait combien je lui étais dévoué, et que nous rougîmes tous deux en riant et en pensant au bon temps passé qui semblait déjà si loin de nous, Steerforth écoutait en silence et nous regardait d'un air pensif. Elle était assise alors sur la vieille caisse, dans son petit coin, près du feu; elle y resta toute la soirée; Ham était à côté d'elle, à la place que j'occupais jadis. Je ne pus découvrir si c'était encore un reste de ses taquineries d'autrefois, ou l'effet d'une modestie timide occasionnée par notre présence, mais je remarquai qu'elle resta toute la soirée près du mur, sans s'approcher de lui une seule fois.
Autant que je me rappelle, il était près de minuit quand nous prîmes congé d'eux. On nous avait donné à souper du poisson séché et des biscuits de mer; Steerforth, de son côté, avait sorti de sa poche un flacon de genièvre de Hollande que nous avions bu entre hommes (je puis dire entre hommes maintenant, sans rougir). Nous nous séparâmes gaiement, et pendant qu'ils se pressaient tous à la porte pour nous éclairer le plus longtemps possible, je vis les yeux bleus de la petite Émilie qui nous regardait en se cachant derrière Ham, et j'entendis sa douce voix nous recommander de faire attention en nous en allant.
«Quelle charmante petite personne! dit Steerforth en me prenant le bras. Ma foi, c'est un endroit assez drôle, et de drôles de gens; je ne suis pas fâché de les avoir vus: cela change.
— Et puis, nous avons eu du bonheur, ajoutai-je, d'arriver juste à temps pour être témoins de leur joie à la perspective de ce mariage. Je n'ai jamais vu des gens si heureux! Quel plaisir de voir et de partager, comme nous l'avons fait, leur joie innocente!
— Il est un peu lourdaud, n'est-ce pas, pour épouser la petite?» dit Steerforth.
Il avait témoigné tant de sympathie au pauvre Ham et à tous les autres, que je fus un peu blessé de la froideur de cette réponse inattendue. Mais, en me retournant vivement, je vis sourire ses yeux, et je repartis avec un grand soulagement:
«Ah! Steerforth, riez, riez tant que vous voudrez, de ces pauvres gens! taquinez miss Dartle ou essayez de plaisanter pour me cacher vos sympathies véritables: cela m'est égal, je vous connais trop bien. Quand je vois comme vous comprenez les pauvres gens, avec quelle franchise vous pouvez prendre part à la joie d'un rude pêcheur comme M. Peggotty, et vous prêter à la passion de ma vieille bonne pour moi, je sens qu'il n'y a pas parmi les pauvres une joie ou un chagrin, une seule émotion qui puisse vous être indifférente, et mon affection et mon admiration pour vous, Steerforth, en deviennent vingt fois plus fortes.»
Il s'arrêta, me regarda en face, et me dit:
«Pâquerette, je crois que vous parlez sérieusement, comme un honnête garçon que vous êtes. Je voudrais bien que nous fussions tous de même!»
Un moment après, il chantait gaiement la chanson de M. Peggotty, pendant que nous arpentions d'un bon pas la route de Yarmouth.