David Copperfield - Tome I
«Allons, courage, monsieur! me dit mistress Crupp; je ne puis supporter de vous voir ainsi, monsieur; moi aussi, je suis mère!»
Je ne saisissais pas bien l'application que je pouvais me faire de ce «moi aussi,» ce qui ne m'empêcha pas de sourire à mistress Crupp avec toute la bienveillance dont j'étais capable.
«Allons, monsieur! dit mistress Crupp. Je vous demande pardon excuse; mais je sais ce dont il s'agit, monsieur. Il y a une demoiselle là-dessous.
— Mistress Crupp! répondis-je en rougissant.
— Le bon Dieu vous bénisse! ne vous laissez pas abattre, monsieur, dit mistress Crupp avec un signe d'encouragement. Ayez bon courage, monsieur! si celle-là n'est pas aimable pour vous, il n'en manque pas d'autres. Vous êtes un jeune monsieur avec qui on ne demande pas mieux que d'être aimable, monsieur Compère fils; il faut seulement que vous vous estimiez ce que vous valez, monsieur.»
Mistress Crupp ne manquait jamais de m'appeler monsieur Compère fils: d'abord, sans aucun doute, parce que ce n'était pas mon nom, et ensuite peut-être en souvenir de quelque baptême où le parrain l'avait choisie pour sa commère.
«Qu'est-ce qui vous fait supposer qu'il y ait une demoiselle là- dessous, mistress Crupp?
— Monsieur Compère fils, dit mistress Crupp d'un ton de sensibilité, moi aussi, je suis mère!»
Pendant un moment mistress Crupp ne put faire autre chose que de se tenir la main appuyée sur son sein nankin, et de prendre des forces préventives contre le retour de ses coliques en sirotant sa médecine. Enfin elle me dit:
«Quand votre chère tante loua pour vous cet appartement, monsieur Compère fils, je me dis: «J'ai enfin trouvé quelqu'un à aimer; le ciel en soit loué; j'ai enfin trouvé quelqu'un à aimer!» Voilà mon expression… Vous ne mangez pas assez, monsieur, et vous ne buvez pas non plus.
— Est-ce là-dessus que vous fondez vos suppositions, mistress
Crupp? demandai-je.
— Monsieur, dit mistress Crupp d'un ton qui approchait de la sévérité, j'ai fait le ménage de beaucoup de jeunes gens. Un jeune homme peut prendre trop de soin de sa personne, ou bien n'en prendre pas assez. Il peut se coiffer avec trop de soin, ou ne pas même faire sa raie de côté. Il peut porter des bottes trop larges ou trop étroites, cela dépend du caractère; mais quelle que soit l'extrémité dans laquelle il se jette, dans l'un ou l'autre cas, monsieur, il y a toujours une demoiselle là-dessous.»
Mistress Crupp secoua la tête d'un air si déterminé que je ne savais plus quelle contenance faire.
«Le monsieur qui est mort ici avant vous, dit mistress Crupp, eh bien! il était devenu amoureux… d'une servante d'auberge, et aussitôt il fit rétrécir tous ses gilets, pour ne pas paraître gonflé comme il était par la boisson.
— Mistress Crupp, lui dis-je, je vous prierai de ne pas confondre la jeune personne dont il s'agit avec une servante d'auberge ou avec toute autre créature de cette espèce, s'il vous plaît.
— M. Compère fils, repartit mistress Crupp, moi aussi je suis mère, et ce que vous dites là n'est pas probable. Je vous demande pardon de mon indiscrétion, monsieur. Je n'ai aucun désir de me mêler de ce qui ne me regarde pas. Mais vous êtes jeune, M. Compère fils, et mon avis est que vous preniez courage, que vous ne vous laissiez pas abattre, et que vous vous estimiez à votre valeur. Si vous pouviez vous occuper à quelque chose monsieur, dit mistress Crupp, par exemple à jouer aux quilles, monsieur, c'est une jouissance; cela vous distrairait et vous ferait du bien.»
À ces mots mistress Crupp me fit une révérence majestueuse en guise de remercîment pour ma médecine, et se retira en feignant de prendre grand soin de ne pas renverser l'eau-de-vie, qui avait complètement disparu. En la voyant s'éloigner dans l'obscurité, il me vint bien dans l'idée que mistress Crupp avait pris là une singulière liberté de me donner des conseils; mais, d'un autre côté, je n'en étais pas fâché; c'était une leçon pour moi de mieux garder mon secret à l'avenir.
CHAPITRE XXVII.
Tommy Traddles.
Peut-être fut-ce en conséquence de l'avis de mistress Crupp, et parce que l'idée des quilles me rappelait le souvenir de quelques parties avec Traddles, que je conçus le lendemain la pensée d'aller à la recherche de mon ancien camarade. Le temps qu'il devait passer hors de Londres était écoulé, et il demeurait dans une petite rue près de l'École vétérinaire, à Camden-Town, quartier spécialement habité, me dit l'un de nos clercs qui logeait par là, par de jeunes étudiants de l'école, qui achetaient des ânes en vie pour faire sur ces quadrupèdes des expériences in anima vili, dans leurs appartements particuliers. Je me fis donner par le même clerc quelques renseignements sur la situation de cette retraite académique, et je partis dans l'après-midi pour aller voir mon ancien camarade.
La rue en question laissait quelque chose à désirer. J'aurais voulu pour Traddles qu'elle lui donnât plus d'agrément. Je trouvai que les habitants ne se gênaient pas assez pour jeter au beau milieu du chemin ce dont ils ne savaient que faire, de sorte que non-seulement elle était boueuse et nauséabonde, mais encore qu'il y régnait un grand désordre de feuilles de choux. Ce n'était pas tout d'ailleurs, les végétaux ce jour-là s'étaient recrutés d'une vieille savate, d'une casserole défoncée, d'un chapeau de femme de satin noir et d'un parapluie, arrivés à différentes périodes de décomposition, que j'aperçus en cherchant le numéro de Traddles.
L'apparence générale du lieu me rappela vivement le temps où je demeurais chez M. et mistress Micawber. Un certain air indéfinissable d'élégance déchue qui s'attachait encore à la maison que je cherchais et qui la distinguait des autres, quoiqu'elles fussent toutes construites sur le modèle uniforme de ces essais primitifs d'un écolier maladroit qui apprend à dessiner des maisons, me rappela mieux encore le souvenir de mes anciens hôtes. La conversation à laquelle j'assistai, en arrivant à la porte qu'on venait d'ouvrir au laitier, ne fit qu'ajouter à la vivacité de mes réminiscences.
«Voyons, disait le laitier à une très-jeune servante, a-t-on pensé à ma petite note?
— Oh! monsieur dit qu'il va s'en occuper tout de suite, répondit- elle.
— Parce que…» reprit le laitier en continuant, comme s'il n'avait point reçu de réponse, et parlant plutôt, à ce qu'il me parut, d'après son ton et les regards furieux qu'il jetait dans l'antichambre, pour l'édification de quelqu'un qui était dans la maison que pour celle de la petite servante, «parce que voilà si longtemps que cette note va son train, que j'ai bien peur qu'elle ne finisse par prendre la clef des champs, et puis après ça cours après! Or, vous comprenez que cela ne peut pas se passer ainsi!» cria le laitier, toujours plus haut et d'un ton plus perçant, du fond du corridor jusque dans la maison.
Rien n'était plus en désaccord avec ses manières que son état de laitier. C'eût été un boucher ou un marchand de rogomme, qu'on lui eût encore trouvé la mine féroce pour son état.
La voix de la petite servante s'affaiblit; mais il me sembla, d'après le mouvement de ses lèvres, qu'elle murmurait de nouveau qu'on allait s'occuper tout de suite de la note.
«Je vais vous dire, reprit le laitier en fixant les yeux sur elle pour la première fois et en la prenant par le menton: aimez-vous le lait?
— Oui, beaucoup, répliqua-t-elle.
— Eh bien! continua le laitier, vous n'en aurez pas demain. Vous m'entendez: vous n'aurez pas une goutte de lait demain.»
Elle me sembla par le fait soulagée d'apprendre qu'elle en aurait du moins aujourd'hui. Le laitier, après un signe de tête sinistre, laissa aller son menton, et ouvrant son pot de lait, de la plus mauvaise grâce du monde, remplit celui de la famille, puis s'éloigna en grommelant, et se remit à crier son lait dans la rue d'un ton furieux.
«Est-ce ici que demeure M. Traddles?» demandai-je.
Une voix mystérieuse me répondit: «oui,» du fond du corridor. Sur quoi la petite servante répéta:
«Oui.
— Est-il chez lui?»
La voix mystérieuse répondit de nouveau affirmativement et la servante fit écho. Là-dessus j'entrai, et d'après les indications de la petite bonne, je montai, suivi, à ce qu'il me sembla, par un oeil mystérieux qui appartenait sans doute à la voix mystérieuse, qui partait elle-même d'une petite pièce située sur le derrière de la maison.
Je trouvai Traddles sur le palier. La maison n'avait qu'un premier étage, et la chambre dans laquelle il m'introduisit avec une grande cordialité était située sur le devant. Elle était très- propre quoique pauvrement meublée. Je vis qu'elle composait tout son appartement, car il y avait un lit-canapé, et les brosses et le cirage étaient cachés au milieu des livres, derrière un dictionnaire, sur la tablette la plus élevée. Sa table était couverte de papiers; il était revêtu d'un vieil habit et travaillait de tout son coeur. Ce n'est pas, je crois, que j'eusse envie de dresser l'inventaire des lieux, mais je vis cela d'un coup d'oeil, avant de m'asseoir, y compris l'église peinte sur son encrier de porcelaine; c'était encore une faculté d'observation que j'avais appris à exercer du temps des Micawber. Divers arrangements ingénieux de son cru, pour dissimuler sa commode et pour loger ses bottes, son miroir à barbe, etc., me rappelaient avec une exactitude toute particulière les habitudes de Traddles, dans le temps où il faisait avec du papier à écolier des modèles de repaires d'éléphants assez grands pour y emprisonner des mouches, et où il se consolait dans ses chagrins par les fameux chefs-d'oeuvre dont j'ai parlé plus d'une fois.
Dans un coin de la chambre j'aperçus quelque chose qui était soigneusement couvert d'un grand drap blanc, sans pouvoir deviner ce que c'était.
«Traddles, lui dis-je en lui donnant une seconde poignée de main, quand je fus assis, je suis enchanté de vous voir.
— C'est moi qui suis enchanté de vous voir, Copperfield, répliqua-t-il. Oh! oui, je suis bien heureux de vous voir. C'est parce que j'étais vraiment ravi de vous voir quand nous nous sommes rencontrés chez M. Waterbrook, et que j'étais bien sûr que vous en étiez également bien aise, que je vous ai donné mon adresse ici, et non dans mon étude d'avocat.
— Ah! vous avez une étude d'avocat?
— C'est-à-dire que j'ai le quart d'une étude et d'un corridor, et aussi le quart d'un clerc, repartit Traddles. Nous nous sommes cotisés à quatre pour louer une étude, afin d'avoir l'air de faire des affaires, et nous payons de même le clerc entre nous. Il me coûte bel et bien deux shillings par semaine.»
Je retrouvai la simplicité de son caractère et sa bonne humeur accoutumée, mais aussi son guignon ordinaire, dans l'expression du sourire qui accompagnait cette explication.
«Ce n'est pas le moins du monde par orgueil, vous comprenez, Copperfield, dit Traddles, que je ne donne pas en général mon adresse ici. C'est uniquement dans l'intérêt des gens qui ont affaire à moi, et à qui cela pourrait bien ne pas plaire. J'ai déjà fort à faire pour percer dans le monde, et je ne dois pas songer à autre chose.
— Vous vous destinez au barreau, à ce que m'a dit M. Waterbrook? lui dis-je.
— Oui, oui, dit Traddles en se frottant lentement les mains, j'étudie pour le barreau. Le fait est que j'ai commencé à prendre mes inscriptions, quoique un peu tard. Il y a déjà quelque temps que je suis inscrit, mais les cent livres sterling à payer c'était une grosse affaire, continua-t-il, en faisant la grimace comme s'il venait de se faire arracher une dent.
— Savez-vous à quoi je ne puis m'empêcher de penser en vous regardant, Traddles? lui demandai-je.
— Non, dit-il.
— À ce costume bleu de ciel que vous portiez.
— Oui, oui, dit Traddles en riant; un peu étroit aux bras et aux jambes, n'est-ce pas? En bien! ma foi! c'était le bon temps! qu'en dites-vous?
— Je crois que quand notre maître nous aurait rendus un peu plus heureux, cela ne nous aurait pas fait de mal, répondis-je.
— Ça peut bien être, dit Traddles; mais c'est égal, on s'amusait bien. Vous souvenez-vous de nos soirées dans le dortoir? et des soupers? et des histoires que vous racontiez? Ah! ah! ah! et vous rappelez-vous comme j'ai reçu des coups de canne pour avoir pleuré à propos de M. Mell? Vieux Creakle, va! C'est égal, je voudrais bien le revoir.
— Mais c'était une vraie brute avec vous, Traddles, lui dis-je avec indignation, car sa bonne humeur me rendait furieux, comme si c'était la veille que je l'eusse vu battre.
— Vous croyez? repartit Traddles. Vraiment? Peut-être bien; mais il y a si longtemps que tout cela est fini. Vieux Creakle, va!
— N'était ce pas un oncle qui s'occupait alors de votre éducation?
— Certainement, dit Traddles, celui auquel je devais toujours écrire et à qui je n'écrivais jamais! Ah! ah! ah! oui, certainement j'avais un oncle; il est mort très-peu de temps après ma sortie de pension.
— Vraiment!
— Oui, c'était… c'était… comment appelez-vous ça? un marchand de draps retiré, un ancien drapier, et il m'avait fait son héritier; mais je n'ai plus été du tout de son goût en grandissant.
— Que voulez-vous dire? demandai-je; car je ne pouvais pas croire qu'il me parlât si tranquillement d'avoir été déshérité.
— Eh! mon Dieu, oui, Copperfield, c'est comme ça, répliqua Traddles. C'était un malheur, mais je n'étais pas du tout de son goût. Il avait, disait-il, espéré toute autre chose, et de dépit il épousa sa femme de charge.
— Et qu'avez-vous fait alors?
— Oh! rien de particulier, répondit Traddles. J'ai demeuré avec eux un bout de temps, en attendant qu'il me poussât un peu dans le monde; mais malheureusement sa goutte lui est remontée un jour dans l'estomac et il est mort; alors elle a épousé un jeune homme, et je me suis trouvé sans position.
— Mais enfin, est-ce qu'il ne vous a rien laissé, Traddles?
— Oh! si vraiment, dit Traddles, il m'a laissé cinquante guinées. Comme mon éducation n'avait pas été dirigée vers un but spécial, au commencement je ne savais trop comment me tirer d'affaire. Enfin, je commençai, avec le secours du fils d'un avoué qui avait été à Salem-House, vous savez bien, Yawler… celui qui avait le nez tout de travers. Vous vous rappelez?
— Non, il n'a pas été à Salem-House avec moi; il n'y avait de mon temps que des nez droits.
— Au reste, peu importe, dit Traddles; grâce à son aide, je commençai par copier des papiers de procédure. Comme cela ne me rapportait pas grand'chose, je me mis à rédiger et à faire des extraits et autres travaux de ce genre. Je travaille comme un boeuf, vous savez, Copperfield; si bien que j'expédiai lestement la besogne. Eh bien! je me mis alors dans la tête de m'inscrire pour étudier le droit, et voilà le reste de mes cinquante guinées parti. Yawler m'avait pourtant recommandé dans deux ou trois études, celle de M. Waterbrook entre autres, et j'y fis assez bien mes petites affaires. J'eus le bonheur aussi de faire la connaissance d'un éditeur qui travaille à la publication d'une encyclopédie, et il m'a donné de l'ouvrage. Tenez! au fait, je travaille justement pour lui dans ce moment. Je ne suis pas trop mauvais compilateur, dit Traddles en jetant sur sa table le même regard de confiance sereine, mais je n'ai pas la moindre imagination; je n'en ai pas l'ombre. Je ne crois pas qu'on puisse rencontrer un jeune homme plus dépourvu d'originalité que moi.»
Comme je vis que Traddles semblait attendre mon assentiment qu'il regardait comme tout naturel, je fis un signe de tête approbateur, et il continua avec la même bonhomie, car je ne puis trouver d'autre expression:
«Ainsi donc, peu à peu, en vivant modestement, je suis enfin venu à bout de ramasser les cent livres sterling, et grâce à Dieu, c'est payé, quoique le travail ait été… ait certainement été…» Ici Traddles fit une nouvelle grimace comme s'il venait de se faire arracher une seconde dent… «Un peu rude. Je vis donc de tout ça, et j'espère arriver un de ces jours à écrire dans un journal; pour le coup ce serait mon bâton de maréchal. Maintenant que vous voilà, Copperfield, vous êtes si peu changé, et je suis si content de revoir votre bonne figure que je ne puis rien vous cacher. Il faut donc que vous sachiez que je suis fiancé.
— Fiancé! ô Dora!
— C'est à la fille d'un pasteur du Devonshire: ils sont dix enfants. Oui! ajouta-t-il en me voyant jeter un regard involontaire sur l'encrier; voilà l'église: on fait le tour par ici, et on sort à gauche par cette grille.» Il suivait avec son doigt sur l'encrier, «et là où je pose cette plume est le presbytère, en face de l'église; vous comprenez bien?»
Je ne compris qu'un peu plus tard tout le plaisir avec lequel il me donnait ces détails; car, dans mon égoïsme, je suivais en ce moment, dans ma tête, un plan figuré de la maison et du jardin de M. Spenlow.
«C'est une si bonne fille! dit Traddles; elle est un peu plus âgée que moi, mais c'est une si bonne fille! Ne vous ai-je pas dit, l'autre fois, que je quittais Londres? C'est que je suis allé la voir. J'ai fait le chemin à pied, aller et venir: quel voyage délicieux! Probablement nous resterons fiancés un peu longtemps, mais nous avons pris pour devise: «Attendre et espérer.» C'est ce que nous disons toujours: «Attendre et espérer!» Et elle m'attendra, mon cher Copperfield, jusqu'à soixante ans, ou mieux encore s'il le faut.»
Traddles se leva et posa la main d'un air triomphant sur le drap blanc que j'avais remarqué.
«Ce n'est pas pourtant, dit-il, que nous n'ayons pas déjà commencé à nous occuper de notre ménage. Non, non, bien au contraire, nous avons commencé. Nous irons petit à petit, mais nous avons commencé. Voyez, dit-il, en tirant le drap avec beaucoup d'orgueil et de soin, voilà déjà deux pièces de ménage: ce pot à fleurs et cette étagère, c'est elle-même qui les a achetés. Vous mettez cela à la fenêtre d'un salon, dit Traddles en se reculant un peu pour mieux admirer, avec une plante dans le pot, et… et voilà! Quant à cette petite table avec un dessus de marbre (elle a deux pieds dix pouces de circonférence), c'est moi qui l'ai achetée. Vous voulez poser un livre, vous savez, ou bien vous avez quelqu'un qui vient vous voir, vous ou votre femme, et qui cherche un endroit pour poser sa tasse de thé, voilà! reprit Traddles. C'est un meuble d'un beau travail et solide comme un roc.»
Je lui fis compliment de ces deux meubles, et Traddles replaça le drap avec le même soin qu'il avait mis à le soulever.
«Ce n'est pas encore grand'chose pour nous mettre dans nos meubles, dit Traddles, mais c'est toujours quelque chose. Les nappes, les taies d'oreiller et tout ça, voilà ce qui me décourage le plus, Copperfield, et la batterie de cuisine, les casseroles et les grils, et tous ces objets indispensables, parce que c'est cher, ça monte haut. Mais «attendre et espérer.» Et puis, si vous saviez, c'est une si bonne fille!
— J'en suis certain, lui dis-je.
— En attendant, dit Traddles en se rasseyant, et voilà la fin de tous ces ennuyeux détails personnels, je me tire d'affaire de mon mieux. Je ne gagne pas beaucoup d'argent, mais je n'en dépense pas beaucoup. En général, je prends mes repas à la table des habitants du rez-de-chaussée qui sont des gens très-aimables. M. et mistress Micawber connaissent la vie et sont de très-bonne compagnie.
— Mon cher Traddles, m'écriai-je, qu'est-ce que vous me dites là?»
Traddles me regarda comme s'il ne savait pas à son tour ce que je disais là.
«M. et mistress Micawber! répétai-je, mais je suis intimement lié avec eux.»
Justement on frappa à la porte de la rue un double coup où je reconnus, d'après ma vieille expérience de Windsor-Terrace, la main de M. Micawber: il n'y avait que lui pour frapper comme ça. Tout ce qui pouvait me rester de doutes encore dans l'esprit sur la question de savoir si c'étaient bien mes anciens amis s'évanouit, et je priai Traddles de demander à son propriétaire de monter. En conséquence, Traddles se pencha sur la rampe de l'escalier pour appeler M. Micawber qui apparut bientôt. Il n'était point changé: son pantalon collant, sa canne, le col de sa chemise et son lorgnon étaient toujours les mêmes, et il entra dans la chambre de Traddles avec un certain air de jeunesse et d'élégance.
«Je vous demande pardon, monsieur Traddles, dit M. Micawber, avec la même inflexion de voix que jadis, en cessant tout à coup de chantonner un petit air: je ne savais pas trouver dans votre sanctuaire un individu étranger à ce domicile.»
M. Micawber me fit un léger salut, et remonta le col de sa chemise.
«Comment vous portez-vous, lui dis-je, monsieur Micawber?
— Monsieur, dit M. Micawber, vous êtes bien bon. Je suis dans le statu quo.
— Et mistress Micawber? repris-je.
— Monsieur, dit M. Micawber, elle est aussi, grâce à Dieu, dans le statu quo.
— Et les enfants? monsieur Micawber?
— Monsieur, dit M. Micawber, je suis heureux de pouvoir vous dire qu'ils jouissent aussi de la meilleure santé.»
Jusque-là, M. Micawber, quoiqu'il fût debout en face de moi, ne m'avait pas reconnu du tout. Mais, en me voyant sourire, il examina mes traits avec plus d'attention, fit un pas en arrière et s'écria: «Est-ce possible! est-ce bien Copperfield que j'ai le plaisir de revoir?» et il me serrait les deux mains de toute sa force.
«Bonté du ciel! monsieur Traddles, dit M. Micawber, quelle surprise de vous trouver lié avec l'ami de ma jeunesse, mon compagnon des temps passés! Ma chère, cria-t-il par-dessus la rampe à mistress Micawber, pendant que Traddles semblait avec raison un peu étonné des dénominations qu'il venait de m'appliquer, il y a dans l'appartement de M. Traddles un monsieur qu'il désire avoir l'honneur de vous présenter, mon amour!»
M. Micawber reparut à l'instant, et me donna une seconde poignée de main.
«Et comment se porte notre bon docteur, Copperfield, dit
M. Micawber, et tous nos amis de Canterbury?
— Je n'ai reçu d'eux que de bonnes nouvelles.
— J'en suis ravi, dit M. Micawber. C'est à Canterbury que nous nous sommes vus pour la dernière fois. À l'ombre de cet édifice religieux, pour me servir du style figuré immortalisé par Chaucer, de cet édifice qui a été autrefois le but du pèlerinage de tant de voyageurs des lieux les plus… en un mot, dit M. Micawber, tout près de la cathédrale.
— C'est vrai, lui dis-je.» M. Micawber continuait à parler avec la plus grande volubilité, mais il me semblait apercevoir sur sa physionomie qu'il écoutait avec intérêt certains sons qui partaient de la chambre voisine, comme si mistress Micawber se lavait les mains, et qu'elle ouvrit et fermât précipitamment des tiroirs dont le jeu n'était pas facile.
«Vous nous trouvez, Copperfield, dit M. Micawber en regardant Traddles du coin de l'oeil, établis pour le moment dans une situation modeste et sans prétention, mais vous savez que, dans le cours de ma carrière, j'ai eu à surmonter des difficultés, et des obstacles à vaincre. Vous n'ignorez pas qu'il y a eu des moments dans ma vie où j'ai été obligé de faire halte, en attendant que certains événements prévus vinssent à bien tourner; enfin qu'il m'a fallu quelquefois reculer pour réussir à ce que je puis, j'espère, appeler sans présomption, mieux sauter. Je suis pour l'instant parvenu à l'une de ces étapes importantes dans la vie d'un homme. Je recule dans ce moment-ci pour mieux sauter, et j'ai tout lieu d'espérer que je ne tarderai pas à finir par un saut énergique.»
Je lui en exprimais toute ma satisfaction, quand mistress Micawber entra. Son costume était encore moins soigné que par le passé: peut-être cela venait-il de ce que j'en avais perdu l'habitude; elle avait pourtant fait quelques préparatifs pour voir du monde, elle avait même mis une paire de gants bruns.
«Ma chère, dit M. Micawber en l'amenant vers moi, voilà un gentleman du nom de Copperfield qui voudrait renouveler connaissance avec vous.»
Il eût mieux valu, à ce qu'il paraît, ménager cette surprise car mistress Micawber, qui était dans un état de santé précaire, en fut tellement troublée et souffrante, que M. Micawber fut obligé de courir chercher de l'eau à la pompe de la cour et d'en remplir une cuvette pour lui baigner les tempes. Elle se remit pourtant bientôt et manifesta un vrai plaisir de me revoir. Nous restâmes encore à causer tous ensemble pendant une demi-heure, et je lui demandai des nouvelles des deux jumeaux, «qui étaient aujourd'hui, me dit-elle, grands comme père et mère.» Quant à maître Micawber et mademoiselle sa soeur, elle me les représenta comme de vrais géants, mais ils ne parurent pas dans cette occasion.
M. Micawber désirait infiniment me persuader de rester à dîner. Je n'y aurais fait aucune objection, si je n'avais cru lire dans les yeux de mistress Micawber un peu d'inquiétude en calculant la quantité de viande froide contenue dans le buffet. Je déclarai donc que j'étais engagé ailleurs, et remarquant que l'esprit de mistress Micawber semblait par là soulagé d'un grand poids, je résistai à toutes les insistances de son époux.
Mais je dis à Traddles et à M. et mistress Micawber, qu'avant de pouvoir me décider à les quitter, il fallait qu'ils m'indiquassent le jour qui leur conviendrait pour venir dîner chez moi. Les occupations qui tenaient Traddles à la chaîne nous obligèrent à fixer une époque assez éloignée, mais enfin on choisit un jour qui convenait à tout le monde, et là-dessus je pris congé d'eux.
M. Micawber, sous prétexte de me montrer un chemin plus court que celui par lequel j'étais venu, m'accompagna jusqu'au coin de la rue dans l'intention, ajouta-t-il, de dire quelques mots en confidence à un ancien ami.
«Mon cher Copperfield, me dit M. Micawber, je n'ai pas besoin de vous répéter que c'est pour nous, dans les circonstances actuelles, une grande consolation que d'avoir sous notre toit une âme comme celle qui resplendit, si je puis m'exprimer ainsi, qui resplendit chez votre ami Traddles. Avec une blanchisseuse qui vend des galettes pour plus proche voisine, et un sergent de ville comme habitant de la maison d'en face, vous pouvez concevoir que sa société est une grande douceur pour mistress Micawber et pour moi. Je suis pour le moment occupé, mon cher Copperfield, à faire la commission pour les blés. Cette vocation n'est point rémunératrice: en d'autres termes elle ne rapporte rien, et des embarras pécuniaires d'une nature temporaire en ont été la conséquence. Je suis heureux de vous dire pourtant que j'ai en perspective la chance de voir arriver quelque chose (excusez-moi de ne pouvoir dire dans quel genre, je ne suis pas libre de vous livrer ce secret), quelque chose qui me permettra, j'espère, de me tirer d'affaire ainsi que votre ami Traddles, auquel je porte un véritable intérêt. Vous ne serez peut-être pas étonné d'apprendre que mistress Micawber est dans un état de santé qui ne rend pas tout à fait improbable la supposition que les gages de l'affection qui…, en un mot qu'un petit nouveau-né vienne bientôt s'ajouter à la troupe enfantine. La famille de mistress Micawber a bien voulu exprimer son mécontentement de cet état de choses. Tout ce que je peux dire, c'est que je ne sache pas que cela les regarde en aucune manière, et que je repousse cette manifestation de leurs sentiments avec dégoût et mépris.»
M. Micawber me donna alors une nouvelle poignée de main et me quitta.
CHAPITRE XXVIII.
Il faut que M. Micawber jette le gant à la société.
Jusqu'au jour où je devais recevoir les vieux amis que j'avais retrouvés, je vécus de Dora et de café. Mon appétit souffrait de l'ardeur de mon amour et j'en étais bien aise, car il me semblait que j'aurais commis un acte de perfidie envers Dora, si j'avais pu manger mon dîner avec plaisir comme à l'ordinaire. J'avais beau marcher tout le jour, l'exercice ne produisait pas ses conséquences naturelles, attendu que le désappointement détruisait l'effet du grand air. Et puis, il faut tout dire, j'ai des doutes trop justifiés par l'amère expérience que j'acquis à cette époque de ma vie, sur la question de savoir si un être humain, soumis à la perpétuelle torture d'avoir des bottes trop étroites, peut être sensible aux jouissances de la nourriture animale. Je crois qu'il faut d'abord que les extrémités soient libres avant que l'estomac puisse agir lui-même avec vigueur.
Je ne renouvelai pas, à l'occasion de cette petite réunion d'amis, les grands préparatifs que j'avais faits naguère. Je me procurai seulement une paire de soles, un petit gigot de mouton et un pâté de pigeons. Mistress Crupp se révolta à la première proposition que je lui fis timidement de faire cuire le poisson et le mouton; elle me dit avec un sentiment profond de dignité blessée:
«Non, non, monsieur! vous ne me demanderez pas une chose pareille. Vous me connaissez trop bien pour supposer que je sois capable de faire quelque chose qui répugne à mes sentiments.»
Mais à la fin il y eut un compromis, et mistress Crupp consentit à accomplir cette grande entreprise, à condition que je dînerais dehors, après cela, pendant quinze jours.
Je remarquerai ici que la tyrannie de mistress Crupp me causait des souffrances indicibles. Je n'ai jamais eu si grand'peur de personne. Nous passions notre vie à faire ensemble des compromis. Si j'hésitais, elle était saisie à l'instant de ce mal extraordinaire qui se tenait en embuscade dans quelque coin de son tempérament, prêt à saisir le moindre prétexte pour mettre sa vie en péril. Si je sonnais avec impatience, après une demi-douzaine de coups de sonnette modestes et sans effet, quand elle apparaissait, ce qui n'arrivait pas toujours, c'était d'un air de reproche; elle tombait essoufflée sur une chaise près de la porte, appuyait la main sur son sein nankin, et se trouvait tellement indisposée, que j'étais bien heureux de me débarrasser d'elle au prix de mon eau-de-vie ou de tout autre sacrifice. Si je trouvais mauvais qu'elle n'eût pas encore fait mon lit à cinq heures de l'après-midi, ce que je persiste à regarder comme un arrangement incommode, un seul geste de la main vers cette région nankin de sa sensibilité blessée me mettait à l'instant dans la nécessité de balbutier des excuses. En un mot, j'étais prêt à faire toutes les concessions que l'honneur ne réprouvait pas, plutôt que d'offenser mistress Crupp. Elle était la terreur de ma vie.
J'achetai une servante d'occasion pour ce dîner, au lieu de prendre de nouveau le jeune homme bien adroit, contre lequel j'avais conçu quelques préjugés depuis que je l'avais rencontré un dimanche matin dans la Strand revêtu d'un gilet qui ressemblait étonnamment à l'un des miens qui me manquait depuis le jour où il avait servi chez moi. Quant à «la jeune personne,» elle fut invitée à se borner à apporter les plats et à se retirer ensuite hors de l'antichambre, sur le palier, d'où on ne pourrait l'entendre renifler, comme elle en avait l'habitude. C'était d'ailleurs le moyen d'éviter qu'elle pût fouler aux pieds les assiettes dans sa retraite précipitée.
Je préparai les matériaux nécessaires pour un bol de punch dont je comptais confier la composition à M. Micawber; je me procurai une bouteille d'eau de lavande, deux bougies, un paquet d'épingles mélangées et une pelote que je plaçai sur ma toilette, pour aider aux soins de toilette de mistress Micawber. Je fis allumer du feu dans ma chambre à coucher pour l'agrément de mistress Micawber, puis, ayant mis le couvert moi-même, j'attendis avec calme l'effet de mes préparatifs.
À l'heure dite, mes trois invités arrivèrent ensemble, le col de chemise de M. Micawber était plus grand qu'à l'ordinaire, et il avait mis un ruban neuf à son lorgnon. Mistress Micawber avait enveloppé son bonnet dans un papier gris: Traddles portait le paquet et donnait le bras à mistress Micawber. Ils furent tous enchantés de mon appartement. Quand je conduisis mistress Micawber devant ma toilette, et qu'elle vit les préparatifs que j'avais faits en son honneur, elle en fut dans un tel ravissement qu'elle appela M. Micawber.
«Mon cher Copperfield, dit M. Micawber, c'est tout à fait du luxe. C'est une prodigalité qui me rappelle le temps où je vivais dans le célibat, et où mistress Micawber n'avait pas encore été sollicitée d'aller déposer sa foi sur l'autel de l'hyménée.
— Il veut dire sollicitée par lui, monsieur Copperfield, dit mistress Micawber d'un ton malin, il ne peut pas parler pour les autres.
— Ma chère, repartit M. Micawber avec un sérieux soudain, je n'ai aucun désir de parler pour les autres. Je sais trop bien que, lorsque dans les arrêts impénétrables du Destin vous m'avez été réservée, vous étiez peut-être réservée à un homme destiné, après de longs combats, à devenir enfin victime d'un embarras pécuniaire compliqué. Je comprends votre allusion, mon amie. Je la regrette, mais je vous la pardonne.
— Micawber! s'écria mistress Micawber en pleurant, ai-je donc mérité d'être traitée ainsi? moi qui ne vous ai jamais abandonné, qui ne vous abandonnerai jamais!
— Mon amour, dit M. Micawber très-ému, vous me pardonnerez, et notre ancien ami Copperfield me pardonnera aussi, j'en suis sûr, une susceptibilité momentanée causée par les blessures que vient de rouvrir une collision récente avec le séide du pouvoir, en d'autres termes, avec un misérable rat-de-cave attaché au service des eaux, et j'espère que vous plaindrez, sans le condamner, cet excès de sensibilité.»
Là-dessus M. Micawber embrassa mistress Micawber, me serra la main, et je conclus de l'allusion qu'il venait de faire qu'on lui avait supprimé l'eau de la ville, faute par lui de payer ce qu'il devait de taxe à la Compagnie.
Pour détourner ses pensées de ce sujet mélancolique, j'appris à M. Micawber que je comptais sur lui pour faire un bol de punch, et je lui montrai les citrons. Son abattement, pour ne pas dire son désespoir, disparut en un moment. Je n'ai jamais vu un homme jouir du parfum de l'écorce de citron, du sucre, de l'odeur du rhum et de la vapeur de l'eau bouillante comme M. Micawber ce jour-là. C'était plaisir de voir son visage resplendir au milieu du nuage formé par ces évaporations délicates, tandis qu'il mêlait, qu'il remuait, qu'il goûtait, qu'il avait l'air enfin, au lieu de préparer du punch, de s'occuper à faire une fortune considérable, qui devait enrichir sa famille de génération en génération. Quant à mistress Micawber, je ne sais si ce fut l'effet du bonnet ou de l'eau de lavande, ou des épingles, ou du feu, ou des bougies, mais elle sortit de ma chambre charmante, par comparaison, et surtout gaie comme un pinson.
Je suppose, je n'ai jamais osé le demander, mais je suppose, qu'après avoir frit les soles, mistress Crupp se trouva mal, parce que le dîner s'arrêta là. Le gigot arriva, tout rouge à l'intérieur et très-pâle à l'extérieur, sans compter qu'il était couvert d'une substance étrangère de nature poudreuse qui semblait indiquer qu'il était tombé dans les cendres de la fameuse cheminée de la cuisine. Peut-être le jus nous aurait-il fourni là-dessus quelques renseignements, mais il n'y en avait pas; «la jeune personne» l'avait répandu tout entier sur l'escalier, où il formait une longue traînée, qui, soit dit en passant, resta là tant qu'elle voulut, sans être dérangée. Le pâté de pigeons n'avait pas trop mauvaise mine, mais c'était un pâté trompeur; la croûte en ressemblait à ces têtes désespérantes pour le phrénologue, pleines de bosses et d'éminences, sous lesquelles il n'y a rien de particulier. En un mot, le banquet fit fiasco, et j'aurais été très-malheureux (de mon peu de succès, veux-je dire, car je l'étais toujours en songeant à Dora) si je n'avais été récréé par la bonne humeur de mes hôtes et par une idée lumineuse de M. Micawber.
«Mon cher Copperfield, dit M. Micawber, il arrive des accidents dans les maisons les mieux tenues, mais dans les ménages qui ne sont pas gouvernés par cette influence souveraine qui sanctifie et rehausse le… la…, en un mot, par l'influence de la femme revêtue du saint caractère de l'épouse, on peut les attendre à coup sûr, et il faut savoir les supporter avec philosophie. Si vous me permettiez de vous faire remarquer qu'il y a peu de comestibles qui vaillent mieux dans leur genre qu'une grillade, je vous dirais qu'avec la division du travail, nous pourrions arriver à un excellent résultat de cette nature, si la jeune personne qui vous sert pouvait seulement nous procurer un gril; je vous réponds qu'alors ce petit malheur serait bientôt réparé.»
Il y avait dans l'office un gril sur lequel on faisait cuire, tous les matins, ma tranche de lard: on l'apporta en un clin d'oeil et on s'appliqua à l'instant à mettre à exécution l'idée de M. Micawber. La division du travail qu'il avait conçue s'accomplissait ainsi: Traddles coupait le mouton par tranches, M. Micawber, qui avait un grand talent pour toutes les choses de ce genre, les couvrait de poivre, de sel et de moutarde; je les plaçais sur le gril, je les retournais avec une fourchette, puis je les enlevais sous la direction de M. Micawber, pendant que mistress Micawber faisait chauffer et remuait constamment de la sauce aux champignons dans une petite écuelle. Quand nous eûmes assez de tranches pour commencer, nous tombâmes dessus avec nos manches encore retroussées et une nouvelle série de grillades devant le feu, partageant notre attention entre le mouton en activité de service sur nos assiettes et celui qui cuisait encore.
La nouveauté de ces opérations culinaires, leur excellence, l'activité qu'elles exigeaient, la nécessité de se lever à tout moment pour regarder les tranches qui étaient devant le feu et de se rasseoir à tout moment pour les dévorer à mesure qu'elles sortaient du gril, tout chaud tout bouillant; nos teints animés par notre ardeur et par celle du feu, tout cela nous amusait tant, qu'au milieu de nos rires folâtres et de nos extases gastronomiques, il ne resta bientôt plus du gigot que l'os; mon appétit avait reparu d'une manière merveilleuse. Je suis honteux de le dire, mais je crois en vérité, que j'oubliai Dora un moment, un tout petit moment; je suis convaincu que M. et mistress Micawber n'auraient pas trouvé la fête plus réjouissante quand ils auraient vendu un lit pour la payer. Traddles riait, mangeait et travaillait avec le même entrain, et nous en faisions tous autant. Jamais vous n'avez vu succès plus complet.
Nous étions donc au comble du bonheur et nous travaillions, chacun dans notre département respectif, à amener la dernière grillade à un degré de perfection qui pût couronner la fête, quand je m'aperçus qu'un étranger était entré dans la chambre; et mes yeux rencontrèrent ceux du grave Littimer qui se tenait devant moi, le chapeau à la main.
«Qu'y a-t-il donc? demandai-je involontairement.
— Je vous demande pardon, monsieur; on m'avait dit d'entrer. Mon maître n'est-il pas ici, monsieur?
— Non.
— Vous ne l'avez pas vu, monsieur?
— Non, est-ce que vous n'étiez pas avec lui?
— Pas pour le moment, monsieur.
— Vous a-t-il dit que vous le trouveriez ici?
— Pas précisément, monsieur, mais je pense qu'il y viendra demain, puisqu'il n'est pas venu aujourd'hui.
— Vient-il d'Oxford?
— Si monsieur voulait bien s'asseoir, continua-t-il avec respect, je lui demanderais la permission de le remplacer pour le moment.» Là-dessus il prit la fourchette sans que je fisse aucune résistance, et il se pencha sur le gril comme s'il concentrait toute son attention sur cette opération délicate.
L'arrivée de Steerforth ne nous aurait pas beaucoup dérangés; mais nous fûmes en un instant complètement humiliés et découragés par la présence de son respectable serviteur. M. Micawber se laissa glisser sur sa chaise, en chantonnant un air pour montrer qu'il était parfaitement à son aise. Le manche d'une fourchette qu'il avait cachée précipitamment dans son gilet passait encore au travers, comme s'il venait de se poignarder. Mistress Micawber enfila ses gante bruns et prit un air de langueur élégante. Traddles passa ses mains graisseuses dans ses cheveux, qu'il hérissa complètement, et regarda la nappe d'un air de confusion. Quant à moi, je n'étais plus qu'un baby à ma propre table, et j'osais à peine jeter un regard sur ce respectable phénomène qui arrivait je ne sais d'où pour mettre ma maison en ordre.
Cependant, il retira le mouton du gril et en offrit gravement à tout le monde à la ronde. On accepta, mais nous avions tous perdu l'appétit, et nous ne fîmes plus que semblant de manger. En nous voyant repousser nos assiettes, il les enleva sans bruit et mit le fromage sur la table. Il l'enleva ensuite quand on eut fini, desservit, entassa les assiettes sur la servante, nous donna des petits verres, plaça le vin sur la table, et de son propre mouvement roula la servante dans l'office. Tout cela fut exécuté dans la perfection et sans qu'il levât seulement les yeux, uniquement occupé, à ce qu'il semblait, de son affaire. Mais lorsqu'il tournait les talons, je voyais, rien qu'à ses coudes, qu'ils exprimaient hautement sa ferme conviction que j'étais extrêmement jeune.
«Voulez-vous que je fasse encore quelque chose, monsieur?
— Je vous remercie, lut dis-je. Mais vous allez dîner aussi?
— Non, monsieur, je vous suis bien obligé.
— M. Steerforth vient-il d'Oxford?
— Pardon, monsieur?
— Je demande si M. Steerforth vient d'Oxford?
— Je pense qu'il sera ici demain, monsieur. Je croyais même le trouver chez vous aujourd'hui. C'est sans doute moi, monsieur, qui me serai trompé.
— Si vous le voyez avant moi…
— Je demande pardon à monsieur, mais je ne pense pas le voir avant monsieur.
— Dans le cas où vous le verriez, dites-lui que je suis bien fâché qu'il ne soit pas venu ici aujourd'hui, parce qu'il y aurait trouvé un de ses anciens camarades.
— Vraiment, monsieur?» et il partagea son salut entre moi et
Traddles auquel il jeta un coup d'oeil.
Il prenait sans bruit le chemin de la porte, lorsque, faisant un effort désespéré pour lui dire enfin quelque chose d'un ton simple et naturel, ce qui lui était pas encore arrivé, je lui dis:
«Eh! Littimer!
— Monsieur!
— Êtes-vous resté longtemps à Yarmouth cette fois?
— Pas très-longtemps, monsieur.
— Vous avez vu achever le bateau?
— Oui, monsieur, j'étais resté pour voir achever le bateau.
— Je le sais. (Il leva les yeux sur moi d'un air de respect.)
M. Steerforth ne l'a pas encore vu, je pense?
— Je ne puis pas vous dire, monsieur. Je pense… mais je ne puis réellement pas dire… je souhaite le bonsoir à monsieur.»
Il comprit tous les assistants dans le salut respectueux qui suivit ces mots, puis il disparut. Mes hôtes semblèrent respirer plus librement après son départ, et quant à moi, je me sentis on ne peut plus soulagé, car, outre la contrainte que m'inspirait toujours l'étrange conviction où j'étais que mes moyens étaient paralysés devant cet homme, ma conscience était troublée de l'idée que j'avais pris son maître en défiance, et je ne pouvais réprimer une certaine crainte vague qu'il ne s'en fût aperçu. Comment se faisait-il qu'ayant si peu de choses à cacher, je tremblais toujours que cet homme ne vînt à deviner mon secret.
M. Micawber me tira de mes réflexions auxquelles se mêlait une certaine crainte mêlée de remords, de voir Steerforth apparaître lui-même, en donnant les plus grands éloges à Littimer absent, comme étant un très-respectable garçon et un excellent domestique. Il est bon de remarquer que M. Micawber avait pris sa grande part du salut fait à la compagnie, et qu'il l'avait reçu avec une condescendance infinie.
«Mais le punch, mon cher Copperfield, dit M. Micawber en le goûtant, est comme le vent et la marée, il n'attend personne. Ah! sentez-vous son parfum? il est pour le moment fort à point. Mon amour, voulez-vous nous donner votre avis?»
Mistress Micawber déclara qu'il était excellent. «Alors, dit M. Micawber, je vais boire, si notre ami Copperfield veut bien me permettre de prendre cette liberté, … je vais boire au temps où mon ami Copperfield et moi nous étions plus jeunes, et où nous luttions côte à côte contre les difficultés de ce monde pour percer chacun de notre côté. Je puis dire de moi et de Copperfield, comme nous l'avons souvent chanté ensemble:
Nous avons battu la campagne Pour y cueillir le bouton d'or,
tout cela au figuré, bien entendu. Je ne sais pas bien, dit M. Micawber avec son ancien roulement dans la voix et cette manière indéfinissable de chercher quelque terme élégant, ce que c'est que ces boutons d'or de la chansonnette, mais je ne doute pas que nous ne les eussions souvent cueillis, Copperfield et moi, si cela avait été possible.»
M. Micawber, en parlant ainsi, but un coup. Nous fîmes tous de même. Traddles était évidemment plongé dans l'étonnement et se demandait à quelle époque lointaine M. Micawber avait pu m'avoir pour compagnon dans cette grande lutte du monde, où nous avions combattu côte à côte.
«Ah! dit M. Micawber en s'éclaircissant le gosier, et doublement échauffé par le punch et par le feu, ma chère, un second verre?»
Mistress Micawber dit qu'elle n'en voulait qu'une goutte, mais nous ne voulûmes pas entendre parler de cela, et on lui en versa un plein verre.
«Comme nous sommes ici entre nous, monsieur Copperfield, dit mistress Micawber en buvant son punch à petites gorgées, puisque M. Traddles est de la maison, je voudrais bien avoir votre opinion sur l'avenir de M. Micawber. Le commerce des grains, continua-t- elle d'un ton sérieux, peut être un commerce distingué, mais il n'est pas productif. Des commissions qui rapportent deux shillings et neuf pence en quinze jours ne peuvent pas, quelque modeste que soit notre ambition, être considérées comme une bonne affaire.»
Nous convînmes tous de cette vérité.
«Ainsi donc, dit mistress Micawber qui se piquait d'avoir l'esprit positif et de corriger par son bon sens l'imagination de M. Micawber un peu sujette à caution, je me pose cette question: Si on ne peut pas compter sur les grains, à quelle partie s'adresser? Au charbon? pas davantage. Nous avons déjà tourné notre attention de ce côté, d'après l'avis de ma famille, et nous n'y avons trouvé que des déceptions.»
M. Micawber, les deux mains dans ses poches, s'enfonça dans son fauteuil, et nous regarda de côté avec un signe de tête comme pour nous dire qu'il était impossible d'exposer plus clairement la situation.
«Les articles blé et charbon, dit mistress Micawber avec un sérieux de discussion de plus en plus prononcé, étant donc également écartés, monsieur Copperfield, je regarde naturellement autour de moi, et je me dis: Quelle est la situation dans laquelle un homme possédant les talents de M. Micawber aurait le plus de chance de succès? J'exclus d'abord toute entreprise de commission, parce que la commission ne présente pas de certitude, et je suis convaincue que la certitude est ce qui convient le mieux au caractère particulier de M. Micawber.»
Traddles et moi nous exprimâmes par un murmure bien senti, que cette appréciation du caractère de M. Micawber était fondée sur les faits, et lui faisait le plus grand honneur.
«Je ne vous cacherai pas, mon cher monsieur Copperfield, dit mistress Micawber, que je pense depuis longtemps que la partie de la brasserie est particulièrement adaptée aux dispositions de M. Micawber. Voyez Barclay et Perkins! Voyez Truman, Hanbury et Buxton! C'est sur cette vaste échelle que les facultés de M. Micawber, je le sais mieux que personne, sont faites pour briller dans tout leur éclat, et les profits, me dit-on, sont É…NOR…MES! Mais comme M. Micawber ne peut pénétrer dans ces établissements, qu'on refuse même de répondre aux lettres dans lesquelles il offre ses services pour occuper une position inférieure, à quoi sert de revenir sur cette idée? À rien. Je puis avoir personnellement la conviction que les manières de M. Micawber…
— Allons! en vérité, ma chère, dit M. Micawber l'interrompant par modestie.
— Mon ami, taisez-vous, dit mistress Micawber en posant son gant brun sur le bras de son mari. Je puis, monsieur Copperfield, avoir personnellement la conviction que les manières de M. Micawber seraient particulièrement convenables dans une maison de banque; je puis me dire que, si j'avais de l'argent placé dans une maison de banque, les manières de M. Micawber, comme représentant de cette maison, m'inspireraient toute confiance, et pourraient contribuer à étendre les relations de cette banque. Mais si toutes les maisons de banque refusent d'ouvrir cette carrière aux talents de M. Micawber et rejettent avec mépris l'offre de ses services, à quoi sert de revenir sur cette idée? À rien. Quant à fonder une maison de banque, je puis dire qu'il y a des membres de ma famille qui, s'il leur convenait de placer leur argent entre les mains de M. Micawber, auraient bientôt créé pour lui un établissement de ce genre. Mais s'il ne leur convient pas de mettre cet argent entre les mains de M. Micawber, ce qui est précisément le cas, à quoi sert d'y penser? Je conclus donc que nous ne sommes pas plus avancés qu'auparavant.»
Je secouai la tête et ne pus m'empêcher de dire: «Pas le moins du monde.» Traddles secoua aussi la tête et répéta: «Pas le moins du monde.»
«Savez-vous ce que je conclus de tout ceci? reprit mistress Micawber avec le même talent d'exposition pour mettre clairement à jour une situation. Savez-vous quelle est, mon cher monsieur Copperfield, la conclusion à laquelle je suis amenée d'une manière irrésistible? La voici, vous me direz si j'ai tort: c'est qu'il faut pourtant que nous vivions.
— Pas du tout, répondis-je, vous n'avez pas tort, et Traddles répondit: «Pas du tout.» J'ajoutai ensuite gravement tout seul: Il n'y a pas là d'alternative, il faut vivre ou mourir.
— Justement, repartit mistress Micawber; c'est précisément cela. Et le fait est, mon cher monsieur Copperfield, que nous ne pouvons pas vivre, à moins que les circonstances actuelles ne viennent à changer complètement. Je suis convaincue, et j'ai fait remarquer plusieurs fois à M. Micawber depuis quelque temps, que les bonnes chances n'arrivent pas toutes seules. Il faut, jusqu'à un certain point, y aider soi-même. Je puis me tromper, mais c'est mon opinion.»
Traddles applaudit hautement ainsi que moi.
«Très-bien! dit mistress Micawber. Maintenant, qu'est-ce que je conseille? Voilà M. Micawber, avec des facultés variées, de grands talents…
— Vraiment, ma chère… dit M. Micawber.
— Mon ami, permettez-moi de conclure. Voilà M. Micawber, avec des facultés très-variées, de grands talents, je pourrais ajouter du génie, mais on dirait peut-être que c'est parce que je suis sa femme…»
Ici Traddles et moi nous murmurâmes ensemble: «Non.»
«Et pourtant voilà M. Micawber sans position et sans emploi qui lui conviennent. Sur qui en retombe la responsabilité? Évidemment sur la société. Voilà pourquoi je voudrais divulguer un fait aussi honteux, pour sommer hardiment la société de réparer ses torts. Il me semble, mon cher monsieur Copperfield, dit mistress Micawber avec énergie, que M. Micawber n'a rien autre chose à faire que de jeter le gant à la société, et de dire positivement: «Voyons qui le ramassera? Y a-t-il quelqu'un qui se présente?»
Je m'aventurai à demander à mistress Micawber comment cela pourrait se faire.
«En mettant une réclame dans tous les journaux, dit mistress Micawber. Il me semble que M. Micawber se doit à lui-même, qu'il doit à sa famille, et je dirai même à la société qui l'a laissé de côté pendant si longtemps, de mettre une réclame dans tous les journaux, de décrire clairement sa personne et ses connaissances, en ajoutant: «À présent, c'est à vous à m'employer d'une manière lucrative: s'adresser, franco, à W. M., poste restante, Camden-Town.»
— Cette idée de mistress Micawber, mon cher Copperfield, dit M. Micawber, en rapprochant des deux côtés de son menton les coins de son col de chemise, et en me regardant du coin de l'oeil, est en réalité le saut merveilleux auquel j'ai fait allusion, la dernière fois que j'ai eu le plaisir de vous voir.
— Les annonces coûtent cher d'insertion, me hasardai-je à dire avec quelque hésitation.
— Précisément, dit mistress Micawber toujours du même ton de logicien. Vous avez bien raison, mon cher monsieur Copperfield. J'ai fait la même observation à M. Micawber. C'est précisément pour cette raison que je crois que M. Micawber se doit à lui-même, comme je l'ai déjà dit, qu'il doit à sa famille et à la société de se procurer une certaine somme d'argent sur billet.»
M. Micawber s'appuya sur le dossier de sa chaise, joua quelque peu avec son lorgnon et regarda au plafond, mais il me sembla qu'il observait en même temps Traddles, qui regardait le feu.
«S'il ne se trouve pas un membre de ma famille qui ait assez de sentiments naturels pour… négocier ce billet, je crois qu'on emploie un autre mot dans les affaires pour exprimer ce que je veux dire.»
M. Micawber, les yeux toujours fixés sur le plafond, suggéra «escompter.»
«… Pour escompter ce billet, dit mistress Micawber, alors mon opinion est que M. Micawber fera bien d'aller dans la Cité, d'y porter ce billet chez les gens d'affaires, et d'en tirer ce qu'il pourra. Si les gens d'affaires obligent M. Micawber à quelque grand sacrifice, c'est une question entre eux et leur conscience. Mais cela ne m'empêche pas de regarder positivement cette opération comme un bon placement. J'encourage M. Micawber, mon cher monsieur Copperfield, à faire de même, à regarder cela comme un placement sûr, et à prendre son parti de tous les sacrifices qui pourront lui être imposés.»
Je m'imaginai, je ne sais pourquoi, que mistress Micawber faisait en cela preuve de désintéressement, et qu'elle n'écoutait que son dévouement pour son mari; j'en murmurai même quelques chose à Traddles qui en fit autant, par imitation, toujours en regardant le feu.
«Je ne veux pas, dit mistress Micawber, en finissant son punch et en ramenant son écharpe sur ses épaules avant de se retirer dans ma chambre à coucher pour faire ses préparatifs de départ, je ne veux pas prolonger ces observations sur les affaires pécuniaires de M. Micawber, au coin de votre feu, mon cher monsieur Copperfield, et en présence de M. Traddles qui n'est pas, il est vrai, de nos amis depuis aussi longtemps que vous, mais! que nous n'en considérons pas moins comme un des nôtres; cependant je n'ai pu m'empêcher de vous mettre au courant de la conduite que je conseille à M. Micawber. Je sens que le temps est arrivé pour lui d'agir par lui-même et de revendiquer ses droits, et il me semble que c'est là le meilleur moyen. Je sais que je ne suis qu'une femme, et que le jugement des hommes est regardé, en général, comme plus compétent dans de pareilles questions, mais je ne puis oublier que, lorsque je demeurais chez papa et maman, papa avait l'habitude de dire: «Emma, avec son petit tempérament frêle, vous saisit une question aussi bien que qui que ce soit.» Je sais bien que papa me voyait avec les yeux d'un père, mais mon devoir, ma raison me défendent également de douter qu'il eût un grand discernement pour juger le caractère des gens.»
À ces mots mistress Micawber, résistant à toutes les prières, refusa d'assister à la consommation du reste du punch, et se retira dans ma chambre à coucher. Et réellement je me disais que c'était une noble femme, qu'elle aurait dû naître matrone romaine, pour accomplir toute sorte d'actions héroïques dans un temps de troubles politiques.
Dans l'ardeur de mon impression, je félicitai M. Micawber de la possession de ce trésor. Traddles aussi. M. Micawber nous tendit la main à tous deux, puis se couvrit le visage avec son mouchoir, qu'il ne savait pas apparemment aussi maculé de tabac; il revint ensuite à son punch, avec la plus grande ardeur d'hilarité.
Il fut plein d'éloquence; il nous donna à entendre qu'on revivait dans ses enfants, et que, sous le poids d'embarras pécuniaires, toute augmentation dans leur nombre était doublement bien venue. Il dit que mistress Micawber avait eu dernièrement quelques doutes sur ce point, mais qu'il les avait dissipés et l'avait rassurée. Quant à sa famille, tous ses membres étaient indignes d'elle, et leur manière de voir lui était fort indifférente, ils pouvaient aller au … je cite son expression même… au diable.
M. Micawber se lança ensuite dans un éloge pompeux de Traddles. Il dit que le caractère de Traddles était un composé de vertus solides, auxquelles lui (M. Micawber) ne pouvait pas prétendre, sans doute, mais qu'il pouvait au moins admirer, grâce au ciel. Il fit une allusion touchante à la jeune personne inconnue que Traddles avait honorée de son affection, et qui avait bien voulu honorer et enrichir Traddles de la sienne. M. Micawber porta sa santé, moi aussi. Traddles nous remercia tous les deux avec une simplicité et une franchise que j'eus le bon sens de trouver charmantes, en disant: «Je vous suis bien reconnaissant, je vous assure; si vous saviez comme c'est une bonne fille!»
M. Micawber, un moment après, fit allusion, avec beaucoup de délicatesse et de précaution, à l'état de mon coeur. Une assurance positive du contraire l'obligerait seule à renoncer, dit-il, à la conviction que son ami Copperfield aimait et était aimé. Après un moment de malaise et d'émotion, après avoir nié, rougi, balbutié, je dis, mon verre à la main: «Eh bien! je porte la santé de D!…» ce qui enchanta et excita si fort M. Micawber qu'il courut, avec un verre de punch, dans ma chambre à coucher, pour que mistress Micawber pût boire à la santé de D… ce qu'elle fit avec enthousiasme, en criant d'une voix aiguë: «Écoutez! écoutez! mon cher monsieur Copperfield, je suis ravie, bravo!» en tapant contre le mur, en guise d'applaudissements.
La conversation prit ensuite une tournure plus mondaine. M. Micawber nous dit qu'il trouvait Camden-Town fort incommode, et que la première chose qu'il comptait faire quand ses annonces lui auraient procuré quelque chose de satisfaisant, c'était de déménager. Il parla d'une maison à l'extrémité occidentale d'Oxford-Street donnant sur Hyde-Park, et sur laquelle il avait toujours jeté les yeux, mais il ne pensait pas pouvoir s'y installer immédiatement, parce qu'il faudrait un grand train de maison. Il était probable, que pendant un certain temps, il serait obligé de se contenter de la partie supérieure d'une maison, au- dessus de quelque magasin respectable, dans Piccadilly, par exemple: la situation serait agréable pour mistress Micawber, et en construisant un balcon, ou en élevant la maison d'un étage, ou en faisant quelque autre arrangement de ce genre, il serait possible de s'y loger d'une manière commode et convenable pendant quelques années. Quoi qu'il pût lui arriver, et quelle que dût être sa demeure, nous pouvions compter, ajouta-t-il, qu'il y aurait toujours une chambre pour Traddles et un couvert pour moi. Nous exprimâmes notre reconnaissance de ses bontés, et il nous demanda pardon de s'être lancé dans des détails de ménage; c'était une disposition bien naturelle qu'il fallait excuser chez un homme à la veille d'entrer dans une vie nouvelle.
Mistress Micawber à ce moment tapa de nouveau à la muraille pour savoir si le thé était prêt, et interrompit ainsi notre conversation amicale. Elle nous versa le thé de la manière la plus aimable, et toutes les fois que je m'approchais d'elle pour apporter les tasses, ou pour faire circuler les tartines, elle me demandait tout bas si D. était blonde ou brune, si elle était grande ou petite, ou quelque détail de ce genre, et il me semble que cela ne me déplaisait pas. Après le thé, nous discutâmes une quantité de questions devant le feu, et mistress Micawber eut la bonté de nous chanter, d'une petite voix grêle (que je regardais autrefois, je m'en souviens, comme ce qu'on pouvait entendre de plus agréable), les ballades favorites du beau sergent blanc, et du petit Tafflin. M. Micawber nous dit que, lorsqu'il lui avait entendu chanter le Sergent blanc, la première fois qu'il l'avait vue sous le toit paternel, elle avait attiré son attention au plus haut point, mais que lorsqu'elle en était venue au petit Tafflin, il s'était juré à lui-même de posséder cette femme ou de mourir à la peine.
Il était à peu près dix heures et demie quand mistress Micawber se leva pour envelopper son bonnet dans le papier gris et remettre son chapeau. M. Micawber saisit le moment où Traddles endossait son paletot, pour me glisser une lettre dans la main, en me priant tout bas de la lire quand j'en aurais le temps. Je saisis, à mon tour, le moment où je tenais une bougie au-dessus de la rampe pour les éclairer, pendant que M. Micawber descendait le premier en conduisant mistress Micawber, et je retins Traddles qui les suivait déjà, le bonnet de cette dame à la main.
«Traddles, lui dis-je, M. Micawber n'a pas de mauvaises intentions, le pauvre homme, mais, si j'étais à votre place, je ne lui prêterais rien.
— Mon cher Copperfield, dit Traddles en souriant, je n'ai rien à prêter.
— Vous avez toujours votre nom, vous savez.
— Ah! vous appelez cela quelque chose à prêter? dit Traddles d'un air pensif.
— Certainement.
— Oh! dit Traddles, oui, c'est bien sûr. Je vous suis très- obligé, Copperfield, mais j'ai peur de le lui avoir déjà prêté.
— Pour ce billet qui est un placement sûr? demandais-je.
— Non, dit Traddles. Pas pour celui-là. C'est la première fois que j'en entends parler. Je pensais qu'il me proposerait peut-être de signer celui-là, en retournant à la maison. Le mien, c'est autre chose.
— J'espère qu'il n'y a pas de danger?
— J'espère que non, dit Traddles: je ne le crois pas, parce qu'il m'a dit l'autre jour qu'il y avait pourvu. C'est l'expression de M. Micawber: «J'y ai pourvu.»
M. Micawber levant les yeux à ce moment, je n'eus que le temps de répéter mes recommandations au pauvre Traddles, qui me remercia et descendit. Mais en regardant l'air de bonne humeur avec lequel il portait le bonnet et donnait le bras à mistress Micawber, j'avais grand'peur qu'il ne se laissât livrer, pieds et poings liés, aux gens d'affaires.
Je revins au coin de mon feu, et je réfléchissais moitié gaiement moitié sérieusement, sur le caractère de M Micawber et sur nos anciennes relations, quand j'entendis quelqu'un monter rapidement. Je crus d'abord que c'était Traddles qui venait chercher quelque objet oublié par mistress Micawber, mais à mesure que le pas approchait, je le reconnus mieux; le coeur me battait et le sang me montait au visage. C'était Steerforth.
Je n'oubliais jamais Agnès, et elle ne quittait jamais le sanctuaire (si je puis m'exprimer ainsi) qu'elle occupait dans mon esprit depuis le premier jour. Mais lorsqu'il entra, et que je le vis devant moi, me tendant la main, le nuage obscur qui l'enveloppait dans ma pensée se déchira pour faire place à une lumière brillante, et je me sentis honteux et confus d'avoir douté d'un ami si cher. Mon affection pour Agnès n'en souffrit point: je pensais toujours à elle comme à l'ange bienfaisant de ma vie; mes reproches ne s'adressaient qu'à moi, et non pas à elle; j'étais troublé de l'idée que j'avais fait injure à Steerforth, et j'aurais voulu l'expier, si j'avais su comment m'y prendre.
«Eh bien, Pâquerette, mon garçon, vous voilà muet! dit Steerforth avec enjouement, en me serrant la main de la façon la plus amicale. Est-ce que je vous surprends au milieu d'un autre festin, sybarite que vous êtes. Je crois en vérité que les étudiants de Doctors'-Commons sont les jeunes gens les plus dissipés de Londres; vous nous distancez joliment, nous autres, innocente jeunesse d'Oxford!» Il promenait gaiement ses regards animés autour de la chambre, et vint s'asseoir sur le canapé en face de moi, à la place que mistress Micawber venait de quitter, puis il se mit à tisonner.
«J'étais si étonné au premier abord, lui dis-je en lui souhaitant la bienvenue avec toute la cordialité dont j'étais capable, que je n'avais plus la force de vous dire bonjour, Steerforth.
— Eh bien! ma vue fait du bien aux yeux malades, comme disent les Écossais, répliqua Steerforth, et la vôtre produit le même effet, maintenant que vous êtes en pleine fleur, ma Pâquerette, comment allez-vous, monsieur Bacchanal?
— Très-bien, répliquai-je, et je vous assure que je ne fête pas le moins du monde une bacchanale ce soir, quoique j'avoue que j'ai donné à dîner à trois personnes.
— Que je viens de rencontrer dans la rue, faisant tout haut votre éloge, dit Steerforth. Quel est donc celui de vos amis qui était en pantalon collant?»
Je lui fis de mon mieux, en quelques mots, le portrait de M. Micawber, et il rit de tout son coeur, déclarant que c'était un homme à connaître, et qu'il entendait bien faire sa connaissance.
«Mais l'autre, lui dis-je à mon tour, notre autre ami; devinez qui c'est.
— Dieu le sait peut-être, dit Steerforth, mais non pas moi. Ce n'est pas un fâcheux, j'espère? Je me suis figuré qu'il avait un peu l'air ennuyeux!
— Traddles! dis-je d'un ton de triomphe.
— Qui ça? demanda Steerforth de son air insouciant.
— Est-ce que vous ne vous rappelez pas Traddles? Traddles, qui couchait dans la même chambre que nous à Salem-House?
— Ah! c'est lui, dit Steerforth en frappant avec les pincettes un morceau de charbon placé sur le sommet du feu? Est-il toujours aussi simple qu'autrefois? Où donc l'avez-vous déterré?»
Je fis de Traddles un éloge aussi pompeux que possible, car je sentais que Steerforth avait pour lui quelque dédain. Mais lui, écartant ce sujet avec un signe de tête et un sourire, se borna à remarquer qu'il ne serait pas fâché non plus de revoir notre ancien camarade, qui avait toujours été un drôle de corps, puis il me demanda si j'avais quelque chose à lui donner à manger. Pendant les intervalles de ce court dialogue qu'il soutenait avec une vivacité fébrile, il brisait les charbons avec les pincettes, d'un air contrarié. Je remarquai qu'il continuait, pendant que je tirais de mon armoire les débris du pâté de pigeons, et quelques autres restes du festin.
«Mais voilà un souper de roi, Pâquerette, s'écria-t-il, en sortant tout à coup de sa rêverie, et en s'asseyant près de la table. Je vais y faire honneur, car je viens de Yarmouth.
— Je croyais que vous étiez à Oxford, répliquai-je.
— Non, dit Steerforth, je viens de faire le métier de matelot, ce qui vaut mieux.
— Littimer est venu aujourd'hui ici pour demander si je vous avais vu, repris-je, et j'ai compris d'après ses paroles que vous étiez à Oxford, quoique je doive avouer, maintenant que j'y pense, qu'il ne m'en a pas dit un mot.
— Littimer est plus fou que je ne croyais, puisqu'il se donne la peine de me chercher, dit Steerforth, en versant gaiement un verre de vin, et en buvant à ma santé. Quant à vouloir deviner ce qu'il pense, vous serez plus habile que nous tous, Pâquerette, si vous en venez à bout.
— Vous avez bien raison, lui dis-je, en approchant ma chaise de la table… Ainsi donc vous avez été à Yarmouth, Steerforth, ajoutai-je dans mon impatience de savoir des nouvelles de nos connaissances. Y avez-vous passé longtemps?
— Non, répliqua-t-il; ce n'était qu'une petite fugue de huit jours à peu près.
— Et comment se porte-t-on là-bas? Naturellement la petite Émilie n'est pas encore mariée?
— Non, pas encore, cet événement doit se passer dans je ne sais combien de semaines ou de mois, l'un ou l'autre. Je ne les ai pas beaucoup vus. À propos, j'ai une lettre pour vous, ajouta-t-il en posant son couteau et sa fourchette qu'il avait maniés avec beaucoup d'ardeur, et en cherchant dans ses poches.
— De qui?
— De votre vieille bonne, répliqua-t-il en tirant quelques papiers de la poche de son gilet. J. Steerforth, esq., doit à l'hôtel de la Bonne-Volonté… Ce n'est pas cela. Patience, je vais le trouver. Le vieux… je ne sais comment… est malade, c'est à propos de cela qu'elle vous écrit, je suppose.
— Barkis, vous voulez dire?
— Oui! répondit-il, en fouillant toujours dans ses poches, et en examinant ce qu'il y avait dedans. Tout est fini pour le pauvre Barkis, j'en ai peur. J'ai vu un petit apothicaire ou médecin, je ne sais lequel, qui a eu l'honneur d'amener Votre Majesté dans ce monde. Il m'a donné les détails les plus savants: mais en résumé son opinion est que le voiturier ne tardera pas à faire son dernier voyage. Mettez la main dans la poche de devant de mon paletot qui est là sur cette chaise, je crois que vous trouverez la lettre. L'avez-vous?
— La voilà! dis-je.
— Ah! justement.»
La lettre était de Peggotty, elle était courte et un peu moins lisible qu'à l'ordinaire. Elle m'apprenait l'état désespéré de son mari, faisait allusion à ce qu'il était devenu un peu plus serré qu'autrefois, ce qu'elle regrettait surtout parce qu'elle ne pouvait pas lui donner à lui-même toutes les petites douceurs qu'elle voudrait. Elle ne disait pas un mot de ses fatigues et de ses veilles, mais elle ne tarissait pas en éloges sur son mari. Tout cela était dit avec une tendresse simple, honnête et naturelle, que je savais véritable, et la lettre finissait par ces mots: «tous mes respects à mon enfant chéri!» L'enfant chéri c'était moi.
Pendant que je déchiffrais cette épître, Steerforth continuait de manger et de boire.
«C'est dommage, dit-il, quand j'eus fini, mais le soleil se couche tous les jours, et il meurt des gens à toute minute, il ne faut donc pas se tourmenter d'une chose qui est le lot commun de tout le monde. Si nous nous arrêtions chaque fois que nous entendons frapper du pied à quelque porte cette voyageuse qui ne s'arrête pas elle-même, nous ne ferions pas grand bruit dans ce monde. Non! En avant! par les mauvais chemins, s'il n'y en a pas d'autres, par les beaux chemins si cela se peut, mais en avant! Sautons par- dessus tous les obstacles pour arriver au but!
— Quel but? demandai-je.
— Celui pour lequel on s'est mis en route, répliqua-t-il: en avant!»
Je me rappelle que, lorsqu'il s'arrêta pour me regarder, son verre à la main, et son beau visage un peu penché en arrière, je remarquai pour la première fois que, quoiqu'il fût bruni, et que la fraîcheur du vent de mer eût animé son teint, ses traits portaient des traces de l'ardeur passionnée qui lui était habituelle, lorsqu'il se jetait à corps perdu dans quelque nouvelle fantaisie. J'eus un moment l'idée de lui reprocher l'énergie désespérée avec laquelle il poursuivait l'objet qu'il avait en vue, par exemple cette manie de lutter avec la mauvaise mer, et de braver les orages; mais le premier sujet de notre conversation me revint à l'esprit, et je lui dis:
«Voyons! Steerforth, si votre esprit veut bien se maîtriser assez pour m'écouter un moment, je vous dirai…
— L'esprit qui me possède est un puissant esprit et il fera ce que vous voudrez,» répliqua-t-il en quittant la table pour se rasseoir au coin du feu.
— Eh! bien, je vais vous dire, Steerforth. J'ai envie d'aller voir ma vieille bonne. Non que je puisse lui être utile, ou lui rendre un véritable service, mais elle m'aime tant que ma visite lui fera autant de plaisir que si je pouvais lui être bon à quelque chose. Elle en sera si heureuse que ce sera une consolation et un secours pour elle. Ce n'est pas un grand effort à faire pour une amie aussi fidèle. N'iriez-vous pas y passer près d'elle une journée, si vous étiez à ma place?»
Il avait l'air pensif, et il réfléchit un moment avant de me répondre à voix basse:
«Mais, oui, allez-y; ça ne peut pas faire de mal.
— Vous en arrivez, dis-je, et il est inutile, je pense, de vous demander de venir avec moi.
— Parfaitement inutile, répliqua-t-il. Je vais coucher à Highgate ce soir. Je n'ai pas vu ma mère depuis longtemps, et cela me pèse sur la conscience, car c'est quelque chose que d'être aimé comme elle aime son enfant prodigue. Bah! quelle folie! Vous comptez partir demain, je pense, dit-il, en appuyant ses mains sur mes épaules, et en me tenant à distance.
— Oui, je crois.
— Eh bien, attendez seulement jusqu'à après-demain. Je voulais vous prier de passer quelques jours avec nous; j'étais venu tout exprès pour vous inviter, et voilà que vous vous envolez pour Yarmouth.
— Je vous conseille de parler des gens qui s'envolent, Steerforth, quand vous partez toujours comme un fou pour quelque expédition inconnue.»
Il me regarda un moment sans me parler, puis reprit, en me tenant toujours de même et en me secouant par les épaules.
«Allons! décidez-vous pour après-demain et passez la journée de demain avec nous! Qui sait quand nous nous reverrons! Allons! après-demain! J'ai besoin de vous pour m'épargner le tête-à-tête de Rosa Dartle, et pour nous séparer.
— Craignez-vous de trop vous aimer si je n'étais pas là? demandai-je.
— Oui, ou de nous détester, dit Steerforth en riant: l'un ou l'autre. Allons! c'est convenu? après-demain!
— Va pour après-demain, lui dis-je,» et il mit son paletot, alluma son cigare et se prépara à aller chez lui à pied. Voyant que telle était son intention, je mis aussi mon paletot sans allumer mon cigare, j'en avais eu assez d'une fois, et je l'accompagnai jusqu'à la grand'route qui n'était pas gaie le soir, dans ce temps-là. Il était fort en train tout le long du chemin, et quand nous nous séparâmes, je le regardai marcher d'un pas si léger et si ferme, que je me rappelai ce qu'il m'avait dit: «Sautons par-dessus tous les obstacles pour arriver au but!» et je me pris à souhaiter pour la première fois que le but qu'il poursuivait fut digne de lui.
J'étais rentré dans ma chambre et je me déshabillais, quand la lettre de M. Micawber tomba par terre: elle fit bien, car je l'avais oubliée. Je rompis le cachet et je lus ce qui suit: la lettre était datée d'une heure et demie avant le dîner. Je ne sais si j'ai dit que, toutes les fois que M. Micawber se trouvait dans une situation désespérée, il employait une sorte de phraséologie légale qu'il semblait regarder comme une manière de liquider ses affaires.
«Monsieur… car je n'ose pas dire, mon cher Copperfield.
«Il est nécessaire que vous sachiez que le soussigné est enfoncé. Vous remarquerez peut-être aujourd'hui qu'il aura fait quelques faibles efforts pour vous épargner une découverte prématurée de sa malheureuse position, mais toute espérance est évanouie de l'horizon, et le soussigné est enfoncé.
«La présente communication est écrite en présence (je ne peux pas dire dans la société), d'un individu plongé dans un état voisin de l'ivresse, et qui est employé par un prêteur sur gages. Cet individu est en possession légale de ces lieux, par défaut de payement de loyer. L'inventaire qu'il a dressé comprend non- seulement toutes les propriétés personnelles de tout genre appartenant au soussigné, locataire à l'année de cette demeure, mais aussi tous les effets et propriétés de M. Thomas Traddles, sous-locataire, membre de l'honorable corporation du Temple.
«Si une seule goutte d'amertume pouvait manquer à la coupe déjà débordante qui s'offre maintenant (comme le dit un écrivain immortel) aux lèvres du soussigné, elle se trouverait dans ce fait douloureux qu'un billet endossé en faveur du soussigné par le sus- nommé M. Thomas Traddles pour la somme de vingt-trois livres quatre shillings et neuf pence est échu et qu'il n'y a pas été pourvu. Elle se trouverait encore dans ce fait également douloureux, que les responsabilités vivantes qui pèsent sur le soussigné seront augmentées selon le cours de la nature, par une nouvelle et innocente victime dont on doit attendre la malheureuse arrivée à l'expiration d'une période qu'on peut exprimer en nombres ronds par six mois lunaires, à partir du moment présent.
«Après les détails ci-dessus, ce serait une oeuvre de surérogation
que d'ajouter que les cendres et la poussière couvrent à tout
jamais
«la
«tête
«de
«Wilkins Micawber.»
Pauvre Traddles! Je connaissais assez M. Micawber pour savoir qu'on était sûr de le voir se relever de ce coup, mais mon repos fut troublé cette nuit-là par le souvenir de Traddles, et de la fille du pasteur suffragant de Devonshire, père de dix enfants bien vivants. Quel dommage! une si bonne fille! toute prête, comme disait Traddles (ô! éloge de funeste présage), à l'attendre jusqu'à soixante ans ou mieux s'il le fallait.
CHAPITRE XXIX.
Je vais revoir Steerforth chez lui.
Je prévins M. Spenlow, ce matin-là, que j'avais besoin d'un petit congé, et comme je ne recevais pas de traitement, et que par conséquent je n'avais rien à craindre du terrible Jorkins, cela ne fit aucune difficulté. Je saisis cette occasion pour dire d'une voix étouffée et avec un brouillard devant les yeux, que j'espérais que miss Spenlow se portait bien, à quoi M. Spenlow répondit sans plus d'émotion que s'il parlait d'un être ordinaire, qu'il m'était fort obligé, qu'elle se portait très-bien.
Les clercs destinés à la situation aristocratique de procureurs étaient traités avec tant d'égards que j'étais presque complètement maître de mes actions. Pourtant, comme je ne tenais pas à arriver à Highgate avant une ou deux heures de l'après-midi, et que nous avions, pour ce jour-là, un petit procès d'excommunication, je passai une heure ou deux fort agréablement à la Cour, où j'assistai aux plaidoieries, en compagnie de M. Spenlow. L'affaire se présentait sous le titre de: «Le devoir du juge invoqué par Tipkins contre Bullook pour la correction salutaire de son âme.» Le procès prenait son origine dans la lutte de deux marguilliers. L'un d'eux était accusé d'avoir poussé l'autre contre une pompe; comme la poignée de cette pompe était placée dans une école, et que cette école était abritée par une des tourelles de l'église, cela faisait de leur rixe une affaire ecclésiastique. Le procès était amusant, et tout en me rendant à Highgate sur le siège de la diligence, je pensais à la Cour des Doctors'-Commons, et à l'anathème prononcé par M. Spenlow contre quiconque viendrait, en touchant à la Cour, bouleverser la nation.
Mistress Steerforth fut bien aise de me voir, et Rosa Dartle aussi. Je fus agréablement surpris de ne pas trouver là Littimer, remplacé par une petite servante à l'air modeste, qui portait un bonnet avec des rubans bleus, et dont j'aimais infiniment mieux rencontrer par hasard les yeux que ceux de cet homme respectable; je les trouvais moins embarrassants. Mais ce que je remarquai surtout après avoir été une demi-heure dans la maison, c'est l'attention et la vigilance avec laquelle miss Dartle me surveillait, et le soin avec lequel elle semblait comparer ma figure avec celle de Steerforth, puis celle de Steerforth avec la mienne, comme si elle s'attendait à saisir quelque regard d'intelligence entre nous. Toutes les fois que je la regardais, j'étais sûr de rencontrer ces yeux ardents et sombres, et ce regard pénétrant fixés sur mon visage, pour passer de là tout d'un coup à celui de Steerforth, quand elle ne nous regardait pas tous les deux à la fois. Et loin de renoncer à cette vigilance de lynx, quand elle vit que je l'avais remarquée, il me sembla au contraire que son regard en devint plus perçant et son attention plus marquée. J'avais beau me sentir innocent, en toute conscience, des torts dont elle pouvait me soupçonner, je n'en fuyais pas moins ces yeux étranges dont je ne pouvais supporter l'ardeur affamée.
Pendant toute la journée, on ne rencontrait qu'elle dans la maison. Si je causais avec Steerforth dans sa chambre, j'entendais sa robe qui frôlait la muraille dans le corridor. Si nous nous exercions sur la pelouse, derrière la maison, à nos anciens amusements, je voyais son visage apparaître à toutes les croisées successivement comme un feu follet, jusqu'à ce qu'elle eut fait choix d'une fenêtre propice pour mieux nous regarder. Une fois, pendant que nous nous promenions tous les quatre dans l'après- midi, elle me prit le bras et le serra de sa petite main maigre comme dans un étau, pour m'accaparer, laissant Steerforth et sa mère marcher quelques pas en avant, et lorsqu'ils ne purent plus l'entendre, elle me dit:
«Vous avez passé bien du temps sans venir ici, votre profession est-elle réellement si intéressante et si attachante qu'elle puisse absorber tout votre intérêt? Si je vous fais cette question, c'est que j'aime toujours à apprendre ce que je ne sais pas. Voyons, réellement?»
Je répliquai qu'en effet, j'aimais assez mon état, mais que je ne pouvais dire que j'en fusse exclusivement occupé.
«Oh! je suis bien aise de savoir cela, parce que, voyez-vous, j'aime beaucoup qu'on me rectifie quand je me trompe. Alors, vous voulez dire que c'est un peu aride, peut-être?
— Peut-être bien, répliquai-je, est-ce un peu aride.
— Oh! et voilà pourquoi vous avez besoin de repos, de changement, d'excitation et ainsi de suite? dit-elle. Ah! je vois bien! mais n'est-ce pas un peu… hein?… pour lui; je ne parle pas de vous?»
Un regard qu'elle jeta rapidement sur l'endroit où Steerforth se promenait en donnant le bras à sa mère, me montra de qui elle parlait, mais ce fut tout ce que j'en pus comprendre. Et je n'ai pas le moindre doute que ma physionomie exprimait mon embarras.
«Est-ce que… je ne dis pas que ce soit… mais je voudrais savoir… est-ce qu'il n'est pas un peu absorbé? est-ce qu'il ne devient pas peut-être un peu plus inexact que de coutume dans ses visites à cette mère d'une tendresse aveugle…, hein? Elle accompagna ces mots d'un autre regard rapide jeté sur Steerforth et sa mère, et d'un coup d'oeil qui semblait vouloir lire jusqu'au fond de mes pensées.
— Miss Dartle, répondis-je, ne croyez pas, je vous en prie…
— Moi, croire! dit-elle. Oh! Dieu du ciel! mais n'allez pas croire que je crois quelque chose. Je ne suis pas soupçonneuse. Je fais une question. Je n'avance pas d'opinion. Je voudrais former mon opinion d'après ce que vous me direz. Ainsi donc, cela n'est pas vrai? Eh bien! je suis bien aise de le savoir.
— Il n'est certainement pas vrai, lui dis-je un peu troublé, que je sois responsable des absences de Steerforth, que je ne savais même pas. Je conclus de vos paroles qu'il a été plus longtemps que de coutume sans venir chez sa mère, mais je ne l'ai revu moi-même qu'hier au soir après un très-long intervalle.
— Est-ce vrai?
— Très-vrai, miss Dartle.»
Pendant qu'elle me regardait en face, je la vis pâlir, son visage s'allonger, et la cicatrice de la vieille blessure ressortir si bien qu'elle se détachait profondément sur la lèvre défigurée, se prolongeait sur l'autre en dessous et descendait obliquement sur le bas de son visage. Je fus effrayé de ce spectacle et de l'éclat de ses yeux qui étaient fixés sur moi quand elle dit:
«Que fait-il, alors?»
Je répétai ses paroles plutôt en moi-même que pour être entendu d'elle, tant j'étais étonné.
«Que fait-il? dit-elle avec une ardeur dévorante. À quoi s'emploie-t-il cet homme, qui ne me regarde jamais sans que je lise dans ses yeux une fausseté impénétrable? Si vous êtes honorable et fidèle, je ne vous demande pas de trahir votre ami, je vous demande seulement de me dire si c'est la colère, ou la haine, ou l'orgueil, ou la turbulence de sa nature, ou quelque étrange fantaisie, ou bien l'amour, ou n'importe quoi qui le possède pour le moment?
— Miss Dartle, répondis-je, que voulez-vous que je vous dise, pour bien vous persuader que je ne sais rien de plus de Steerforth que je n'en savais quand je suis venu ici pour la première fois? Je ne devine rien. Je crois fermement qu'il n'y a rien. Je ne comprends même pas ce que vous voulez me dire.»
Pendant qu'elle me regardait encore fixement, un mouvement convulsif, que je ne pouvais séparer dans mon esprit d'une idée de souffrance, vint agiter cette terrible créature. Le coin de sa lèvre se releva comme pour exprimer le dédain ou une pitié méprisante. Elle mit précipitamment sa main sur sa bouche, cette main que j'avais souvent comparée dans mes pensées à la porcelaine la plus transparente, tant elle était mince et délicate, quand elle la portait devant ses yeux pour abriter son visage de l'ardeur du feu; puis elle me dit vivement, d'un accent ému et passionné:
«Je vous promets le secret là-dessus!»
Et elle ne dit pas un mot de plus.
Mistress Steerforth n'avait jamais été plus heureuse de la société de son fils, car justement Steerforth n'avait jamais été plus aimable ni plus respectueux avec elle. J'éprouvais un vif plaisir à les voir ensemble, non-seulement à cause de leur affection mutuelle, mais à cause aussi de la ressemblance frappante qui existait entre eux, si ce n'est que l'influence de l'âge et du sexe remplaçait chez mistress Steerforth, par une dignité pleine de grâce, la hauteur ou l'ardente impétuosité de son fils. Je pensais plus d'une fois qu'il était bien heureux qu'il ne se fût jamais élevé entre eux une cause sérieuse de division, car ces deux natures, ou plutôt ces deux nuances de la même nature auraient pu être plus difficiles à réconcilier que les caractères les plus opposés du monde. Je suis obligé d'avouer que cette idée ne me venait pas de moi-même: ce n'est pas à mon discernement qu'il faut en faire honneur; je la devais à quelques mots de révélation de Rosa Dartle.
Nous étions à dîner, lorsqu'elle nous fit cette question:
«Oh! dites-moi, je vous en prie, les uns ou les autres, quelque chose qui m'a préoccupée toute la soirée et que je voudrais savoir?
— Qu'est-ce que vous voudriez savoir, Rosa? demanda mistress
Steerforth. Je vous en prie, Rosa, ne soyez pas si mystérieuse.
— Mystérieuse! s'écria-t-elle. Oh! vraiment! Est-ce que vous me trouvez mystérieuse?
— Est-ce que je ne passe pas ma vie à vous conjurer, dit mistress
Steerforth, de vous expliquer ouvertement, naturellement?
— Ah! alors je ne suis donc pas naturelle? répliqua-t-elle, eh bien! je vous en prie, ayez un peu d'indulgence, parce que je ne fais de question que pour m'instruire. On ne se connaît jamais bien soi-même.
— C'est une habitude qui est devenue chez vous une seconde nature, dit mistress Steerforth sans donner d'ailleurs le moindre signe de mécontentement; mais je me rappelle et il me semble que vous devez vous rappeler aussi le temps où vos manières étaient différentes, Rosa, où vous aviez moins de dissimulation et plus de confiance.
— Oh! certainement, vous avez raison, répliqua-t-elle, et voilà comment les mauvaises habitudes deviennent invétérées! Vraiment! moins de dissimulation et plus de confiance! Comment se fait-il que j'aie changé insensiblement? voilà ce que je me demande. C'est bien extraordinaire, mais c'est égal, il faut que je tâche de retrouver mes manières d'autrefois.
— Je le voudrais bien, dit mistress Steerforth en souriant.
— Oh! j'y arriverai, je vous assure! répondit-elle. J'apprendrai la franchise, voyons… de qui… de James!
— Vous ne pourriez apprendre la franchise à meilleure école, Rosa! dit mistress Steerforth un peu vivement, car tout ce que Rosa Dartle disait avait un air d'ironie qui perçait au travers de sa simplicité affectée. Pour cela j'en suis bien sûre, dit-elle avec une ferveur inaccoutumée. Si je suis sûre de quelque chose au monde, vous savez que c'est de cela.»
Mistress Steerforth me parut regretter son petit mouvement de vivacité, car elle lui dit bientôt avec bonté:
«Eh bien! ma chère Rosa, avec tout cela vous ne nous avez pas dit le sujet de vos préoccupations?
— Le sujet de mes préoccupations? répliqua-t-elle avec une froideur impatientante. Oh! je me demandais seulement si des gens dont la constitution morale se ressemble… Est-ce l'expression?
— C'est une expression qui en vaut bien une autre, dit
Steerforth.
— Merci… Si des gens dont la constitution morale se ressemble se trouvaient plus en danger que d'autres, dans le cas où une cause sérieuse de division se présenterait entre eux, d'être séparés par un ressentiment profond et durable.
— Oui, certainement, dit Steerforth.
— Vraiment? répliqua-t-elle, mais voyons, par exemple, on peut supposer les choses les plus improbables… en supposant que vous eussiez avec votre mère une sérieuse querelle?
— Ma chère Rosa, dit mistress Steerforth en riant gaiement, vous auriez pu inventer quelque autre supposition. Grâce à Dieu, James et moi, nous savons trop bien ce que nous nous devons l'un à l'autre!
— Oh! dit miss Dartle en hochant la tête d'un air pensif, sans doute, cela suffirait. Préci… sé… ment. Eh bien! je suis bien aise d'avoir fait cette sotte question; au moins j'ai le plaisir d'être sûre, à présent, que vous savez trop bien ce que vous vous devez l'un à l'autre pour que cela puisse arriver jamais. Je vous remercie bien.»
Je ne veux pas omettre une petite circonstance qui se rapporte à miss Dartle, car j'eus plus tard des raisons de m'en souvenir, quand l'irréparable passé me fut expliqué. Tout le long du jour et surtout à partir de ce moment, Steerforth déploya ce qu'il avait d'habileté, avec l'aisance qui ne l'abandonnait jamais, à amener cette singulière personne à jouir de sa société et à être aimable avec lui. Je ne fus pas étonné non plus de la voir lutter d'abord contre sa séduisante influence et le charme de ses avances, car je la connaissais pour être parfois pleine de préventions et d'entêtement. Je vis sa physionomie et ses manières changer peu à peu, je la vis le regarder avec une admiration croissante, je la vis faire des efforts de plus en plus affaiblis, mais toujours avec colère, comme si elle se reprochait sa faiblesse, pour résister à la fascination qu'il exerçait sur elle, puis je vis enfin ses regards irrités s'adoucir, son sourire se détendre, et la terreur qu'elle m'avait inspirée tout le jour s'évanouit. Assis autour du feu, nous étions tous à causer et à rire ensemble, avec autant d'abandon que des petits enfants.
Je ne sais si ce fut parce que la soirée était déjà avancée, ou parce que Steerforth ne voulait pas perdre le terrain qu'il avait gagné, mais nous ne restâmes pas dans la salle à manger plus de cinq minutes après elle.
«Elle joue de la harpe, dit Steerforth à voix basse en approchant de la porte du salon; je crois qu'il y a trois ans que personne ne l'a entendue, si ce n'est ma mère!»
Il dit ces mots avec un sourire particulier qui disparut aussitôt.
Nous entrâmes dans le salon, où elle était seule.
«Ne vous levez pas! dit Steerforth en l'arrêtant. Voyons! ma chère Rosa, soyez donc aimable une fois et chantez-nous une chanson irlandaise!
— Vous vous souciez bien des chansons irlandaises! répliqua-t- elle.
— Certainement, dit Steerforth, infiniment: ce sont celles que je préfère. Voilà Pâquerette, d'ailleurs, qui aime la musique de toute son âme. Chantez-nous une chanson irlandaise, Rosa, et je vais m'asseoir là à vous écouter comme autrefois.»
Il ne la touchait pas, il n'avait pas la main sur la chaise qu'elle avait quittée, mais il s'assit près de la harpe. Elle se tint debout à côté, pendant un moment, en faisant de la main des mouvements comme si elle jouait, mais sans faire résonner les cordes. Enfin elle s'assit, attira sa harpe vers elle d'un mouvement rapide, et se mit à chanter en s'accompagnant.
Je ne sais si c'était le jeu ou la voix qui donnait à ce chant un caractère surnaturel, que je ne puis décrire. L'expression était déchirante de vérité. Il semblait que cette chanson n'eût jamais été écrite ou mise en musique; elle avait l'air de jaillir plutôt de la passion contenue au fond de cette âme qui se faisait jour par une expression imparfaite dans les grondements de sa voix, puis retournait se tapir dans l'ombre quand tout rentrait dans le silence. Je restai muet, pendant qu'elle s'appuyait de nouveau sur sa harpe, faisant toujours vibrer les doigts de sa main droite, mais sans tirer aucun son.
Au bout d'une minute, voici ce qui m'arracha à ma rêverie: Steerforth avait quitté sa place et s'était approché d'elle en lui passant gaiement le bras autour de la taille.
«Allons! Rosa, lui disait-il, à l'avenir nous nous aimerons beaucoup!»
Sur quoi elle l'avait frappé, et, le repoussant avec la fureur d'un chat sauvage, elle s'était sauvée aussitôt de la chambre.
«Qu'est-ce qu'a donc Rosa? dit mistress Steerforth en entrant.
— Elle a été bonne comme un ange, un tout petit moment, ma mère, dit Steerforth, et la voilà maintenant qui se rattrape en se jetant dans l'autre extrême.
— Vous devriez faire attention à ne pas l'irriter, James. Rappelez-vous que son caractère a été aigri et qu'il ne faut pas l'exciter.»
Rosa ne revint pas, et il ne fut plus question d'elle jusqu'au moment où j'entrai dans la chambre de Steerforth avec lui pour lui dire bonsoir. Alors il se mit à se moquer d'elle et me demanda si j'avais jamais rencontré une petite créature aussi violente et aussi incompréhensible.
J'exprimai mon étonnement dans toute sa force, et je lui demandai s'il devinait ce qui l'avait offensée si vivement et si brusquement.
«Oh! qui est-ce qui sait? dit Steerforth. Tout ce que vous voudrez, rien du tout, peut-être! Je vous ai déjà dit qu'elle passait tout à la meule, y compris sa personne, pour en aiguiser la lame; et c'est une fine lame, prenez-y garde, il ne faut pas s'y frotter sans précaution, il y a toujours du danger. Bonsoir!
— Bonsoir, mon cher Steerforth. Je serai parti demain matin avant votre réveil. Bonsoir!»
Il ne se souciait pas de me laisser aller, et restait debout devant moi, les mains appuyées sur mes épaules, comme il avait fait dans ma chambre.
«Pâquerette! dit-il avec un sourire, quoique ce ne soit pas le nom que vous ont donné vos parrain et marraine, c'est celui que j'aime le mieux vous donner, et je voudrais, oh! oui, je voudrais bien que vous pussiez me le donner aussi!
— Mais qu'est-ce qui m'en empêche, si cela me convient?
— Pâquerette, si quelque événement venait nous séparer, pensez toujours à moi avec indulgence, mon garçon. Voyons, promettez-moi cela. Pensez à moi avec indulgence si les circonstances venaient à nous séparer.
— Que me parlez-vous d'indulgence, Steerforth? lui dis-je. Mon affection et ma tendresse pour vous sont toujours les mêmes, et n'ont rien à vous pardonner.»
Je me sentais si repentant de lui avoir jamais fait tort, même par une pensée passagère, que je fus sur le point de le lui avouer. Sans la répugnance que j'éprouvais à trahir la confiance d'Agnès, sans la crainte que je ressentais de ne pouvoir pas même toucher ce sujet que je ne courusse le risque de la compromettre, je lui aurais tout confessé avant de lui entendre dire:
«Dieu vous bénisse, Pâquerette, et bonne nuit!»
Mon hésitation me sauva: je lui serrai la main et je le quittai.
Je me levai à la pointe du jour, et m'étant habillé sans bruit, j'entr'ouvris sa porte. Il dormait profondément, paisiblement couché la tête sur son bras, comme je l'avais vu souvent dormir à la pension.
Le temps vint, et ce ne fut pas long, où je me demandai comment il se faisait que rien n'eût troublé son repos au moment où je le vis alors; mais il dormait…, comme j'aime encore à me le représenter, comme je l'avais vu souvent dormir à la pension. À cette heure du silence, je le quittai:
«Pour ne plus jamais, ô Steerforth, Dieu vous pardonne! toucher, avec un sentiment de tendresse et d'amitié, votre main, en ce moment insensible… Oh! non, non; plus jamais!»
CHAPITRE XXX.
Une perte.
J'arrivai le soir à Yarmouth et j'allai à l'auberge. Je savais que la chambre de réserve de Peggotty, ma chambre, devait être bientôt occupée par un autre, si ce grand Visiteur à qui tous les vivants doivent faire place n'était pas déjà arrivé dans la maison. Je me rendis donc à l'hôtel pour y dîner et pour y retenir un lit.
Il était dix heures de soir quand je sortis. La plupart des boutiques étaient fermées, et la ville était triste. Lorsque j'arrivai devant la maison d'Omer et Joram, les volets étaient déjà fermés, mais la porte de la boutique était encore ouverte. Comme j'apercevais, dans le lointain, M. Omer qui fumait sa pipe, près de la porte de l'arrière-boutique, j'entrai, et lui demandai comment il se portait.
«Sur mon âme, est-ce bien vous? dit M. Omer. Comment allez-vous? prenez un siège. La fumée ne vous incommode pas, j'espère?
— Pas du tout, au contraire, je l'aime… dans la pipe d'un autre.
— Pas dans la vôtre? dit M. Omer en riant. Tant mieux, monsieur, mauvaise habitude pour les jeunes gens. Asseyez-vous; moi, si je fume, c'est à cause de mon asthme.»
M. Omer m'avait fait de la place et avait avancé une chaise pour moi. Il se rassit tout hors d'haleine, aspirant la fumée de sa pipe comme s'il espérait y trouver le souffle nécessaire à son existence.
«Je suis bien fâché des mauvaises nouvelles qu'on m'a données de
M. Barkis, lui dis-je.»
M. Omer me regarda d'un air grave et secoua la tête.
«Savez-vous comment il va ce soir? lui demandai-je.
— C'est précisément la question que je vous aurais faite, monsieur, dit M. Omer, sans un sentiment de délicatesse. C'est un des désagréments de notre état. Quand il y a quelqu'un de malade, nous ne pouvons pas décemment demander comment il se porte.»
C'est une difficulté que je n'avais pas prévue: j'avais eu peur seulement en entrant, d'entendre encore une fois l'ancien toc, toc. Cependant, puisque M. Omer avait touché cette corde, je ne pouvais m'empêcher d'approuver sa délicatesse.
«Oui, oui, vous comprenez, dit M. Omer avec un signe de tête. Nous n'osons pas. Voyez-vous, ce serait un coup dont bien des gens ne se remettraient pas s'ils entendaient dire: «Omer et Joram vous font faire leurs compliments et désirent savoir comment vous vous trouvez ce matin, ou cette après-midi, selon l'occasion.»
Nous échangeâmes un signe de tête, M. Omer et moi, et il reprit haleine à l'aide de sa pipe.
«C'est une des choses du métier qui nous interdisent bien des attentions qu'on serait souvent bien aise d'avoir, dit M. Omer. Voyez, moi, par exemple: si, depuis quarante ans que je connais Barkis, je ne me suis pas dérangé pour lui, chaque fois qu'il passait devant ma porte, autant dire que je ne l'ai jamais connu; eh bien! avec tout cela, je ne puis pas aller chez lui demander comment il va.»
Je convins avec M. Omer que c'était bien désagréable.
«Je ne suis pas plus intéressé qu'un autre, dit M. Omer. Regardez- moi. Le souffle me manquera un de ces jours, et il n'est pas probable que je sois bien intéressé, ce me semble, dans la situation où je suis. Je dis que ce n'est pas probable, quand il s'agit d'un homme qui sait que le souffle lui manquera au premier jour, comme à un vieux soufflet crevé, surtout quand cet homme est grand-père, dit M. Omer.
— Ce n'est pas du tout probable, lui dis-je.
— Ce n'est pas non plus que je me plaigne de mon métier, dit M. Omer. Chaque état a son bon et son mauvais côté, on sait bien cela: tout ce que je demanderais, c'est qu'on élevât les gens de manière à ce qu'ils eussent l'esprit un peu plus fort.»
M. Omer fuma un instant en silence, avec un air de bonté et de complaisance; puis il dit, en revenant à son premier point:
«Nous sommes donc obligés de nous contenter d'apprendre des nouvelles de Barkis par Émilie. Elle sait notre véritable intention, et elle n'a pas plus de scrupules et de soupçons à cet égard que si nous étions de vrais agneaux. Minnie et Joram viennent d'aller chez Barkis où elle se rend, dès que l'heure du travail est finie, pour aider un peu sa tante. Ils y sont allés pour lui demander des nouvelles du pauvre homme: si vous vouliez attendre leur retour, ils vous donneraient tous les renseignements. Voulez-vous prendre quelque chose? Un grog au rhum? Voulez-vous faire comme moi? Car c'est toujours ce que je bois en fumant, dit M. Omer en prenant son verre; on dit que c'est bon pour la gorge, et que cela facilite cette malheureuse respiration. Mais voyez-vous, dit M. Omer d'une voix enrouée, ce n'est pas le passage qui est en mauvais état. C'est ce que je dis toujours à Minnie: «Donne-moi le souffle, ma fille, et je me charge de lui trouver un passage, ma chère!»
Il avait vraiment l'haleine si courte qu'il était très-inquiétant à voir rire. Quand il eut recouvré la parole, je le remerciai des rafraîchissements qu'il venait de m'offrir, et que je refusai, en disant que je sortais de table, mais j'ajoutai que, puisqu'il voulait bien m'y inviter, j'attendrais le retour de son gendre et de sa fille, puis je demandai des nouvelles de la petite Émilie.
«À vous dire vrai, monsieur, dit M. Omer en quittant sa pipe afin de pouvoir se frotter le menton, je serai bien aise quand le mariage sera fait.
— Et pourquoi cela, demandai-je.
— Voyez-vous, elle est sens dessus dessous pour le moment, dit M. Omer. Ce n'est pas qu'elle ne soit pas aussi jolie qu'autrefois; bien au contraire, je vous assure qu'elle est plus jolie que jamais. Ce n'est pas qu'elle ne travaille pas aussi bien qu'autrefois, bien au contraire, elle valait six ouvrières, et elle les vaut encore aujourd'hui. Mais elle manque d'entrain. Vous savez ce que je veux dire, continua M. Omer en fumant un peu; puis, en se frottant après le menton: «Allons, hardi: là, mes gaillards, un bon coup de rame; là, encore un bon coup, hourra!» Voilà ce que j'appelle de l'entrain: eh bien! je vous dirai que c'est là, d'une manière générale, ce qui manque chez Émilie.»
La figure et les manières de M. Omer en disaient tant que je pus en conscience lui faire un signe de tête pour exprimer que je le comprenais. La vivacité de mon intelligence parut lui plaire et il reprit:
«Voyez-vous, je crois que cela vient surtout de ce qu'elle est entre le zist et le zest. J'ai souvent causé de la chose avec son oncle et son fiancé le soir, quand on n'a plus rien à faire, et cela doit venir, selon moi, de ce que tout n'est pas encore fini. Vous n'avez pas oublié, dit M. Omer en hochant doucement la tête, qu'Émilie est une petite créature extrêmement affectueuse. Le proverbe dit qu'on ne peut faire une bourse de soie avec l'oreille d'une truie. Eh bien, moi, je ne sais pas: je crois qu'on le peut: il ne s'agit que de s'y prendre de bonne heure. Savez-vous qu'elle a fait de ce vieux bateau un logis qui vaut mieux qu'un palais de pierre ou de marbre?
— Je vous crois!
— C'est touchant de voir cette jolie fille se serrer près de son oncle, dit M. Omer, de voir comme elle se rapproche de lui tous les jours de plus en plus. Mais, voyez-vous, quand c'est comme ça, c'est qu'il y a combat. Et pourquoi le prolonger inutilement?»
J'écoutais attentivement le bon vieillard, en approuvant de tout mon coeur ce qu'il disait.
«C'est pour cela que je leur ai dit ceci, continua M. Omer d'un ton simple et plein de bonhomie: «Ne regardez pas du tout l'apprentissage d'Émilie comme un engagement qui vous gêne, je laisse ça à votre discrétion. Ses services m'ont plus rapporté que je ne m'y attendais, elle a appris plus vite qu'on ne devait l'espérer, Omer et Joram peuvent passer un trait de plume sur le reste du temps convenu, et elle sera libre le jour où cela vous conviendra. Si, après cela, elle veut s'arranger avec nous pour nous faire quelque ouvrage chez elle en dédommagement, très-bien. Si cela ne lui convient pas, très-bien encore.» De toute manière, elle ne nous fait pas de tort, car, voyez-vous, dit M. Omer en me touchant avec le bout de sa pipe, il n'est guère probable qu'un homme poussif comme moi, et grand-père par-dessus le marché, aille serrer le bouton à une belle petite rose aux yeux bleus comme elle?
— Non, non, ce n'est pas probable, le moins du monde, on le sait bien, lui dis-je.
— Non, non, vous avez raison, dit M. Omer. Eh bien monsieur, son cousin, vous savez que c'est son cousin qu'elle va épouser?
— Oh oui, répliquai-je, je le connais bien.
— Cela va sans dire, reprit M. Omer! Eh bien, monsieur, son cousin qui est dans une bonne passe et qui a beaucoup d'ouvrage, après m'avoir remercié cordialement (et je dois dire que sa conduite dans toute cette affaire m'a donné la meilleure opinion de lui), son cousin a loué la petite maison la plus confortable qu'on puisse imaginer. Cette petite maison est toute meublée depuis le haut jusqu'en bas, elle est arrangée comme le salon d'une poupée, et je crois bien que, si la maladie de ce pauvre Barkis n'avait pas si mal tourné, ils seraient mari et femme à l'heure qu'il est: mais cela a apporté du retard.
— Et Émilie, M. Omer, demandai-je, est-elle devenue un peu plus calme?
— Ah! quant à cela, voyez-vous, dit M. Omer en frottant son double menton, on ne pouvait pas s'y attendre. La perspective du changement et de la séparation qui s'approchent d'une part et qui semblent s'éloigner de l'autre ne sont pas faits pour la fixer. La mort de Barkis n'amènerait pas un grand retard, mais s'il traînait!… En tout cas, c'est une situation très-équivoque, comme vous voyez.
— Oui, je vois.
— En conséquence, dit M. Omer, Émilie est toujours un peu abattue, un peu agitée, peut-être même, l'est-elle plus que jamais. Elle semble tous les jours aimer plus tendrement son oncle et regretter plus vivement de se séparer de nous tous. Un mot de bonté de ma part lui fait venir les larmes aux yeux, et si vous la voyiez avec la petite fille de Minnie, vous ne l'oublieriez jamais. C'est extraordinaire, dit M. Omer d'un air de réflexion, comme elle aime cette enfant!»
L'occasion me parut favorable pour demander à M. Omer, avant que sa fille et son gendre vinssent nous interrompre, s'il savait quelque chose de Marthe.
«Ah! dit-il en secouant la tête d'un air profondément abattu, rien de bon. C'est une triste histoire, monsieur, de quelque manière qu'on la retourne. Je n'ai jamais cru que cette pauvre fille fût corrompue, je ne voudrais pas le dire devant ma fille Minnie, elle se fâcherait: mais je ne l'ai jamais cru. Personne de nous ne l'a jamais cru.»
M. Omer entendit le pas de sa fille que je n'avais pas encore distingué, et me toucha avec le bout de sa pipe en fermant un oeil, par forme d'avertissement. Elle entra presque aussitôt avec son mari.
Ils rapportaient la nouvelle que M. Barkis était au plus mal, qu'il n'avait plus sa connaissance, et que M. Chillip avait dit tristement dans la cuisine en s'en allant, il n'y avait pas plus de cinq minutes, que toute l'école de médecine, l'école de chirurgie et l'école de pharmacie réunies ne pourraient pas le tirer d'affaire! D'abord les médecins et les chirurgiens n'y pouvaient plus rien, avait dit M. Chillip, et tout ce que les pharmaciens pourraient faire, ce serait de l'empoisonner.
À cette nouvelle, et sur l'avis que M. Peggotty était chez sa soeur, je pris le parti de m'y rendre tout de suite. Je dis bonsoir à M. Omer et à M. et mistress Joram, et je pris le chemin de la maison de Peggotty avec une sympathie sérieuse pour M. Barkis qui le transformait complètement à mes yeux.
Je frappai doucement à la porte, M. Peggotty vint m'ouvrir. Il ne fut pas aussi étonné de me voir que je m'y attendais. Je fis la même remarque pour Peggotty quand elle descendit, et c'est une observation que j'ai été, depuis, bien souvent à même de répéter, c'est que, dans l'attente de cette terrible surprise, tout autre changement et toute autre surprise paraissent comme rien.
Je serrai la main de M. Peggotty et j'entrai dans la cuisine pendant qu'il fermait doucement la porte. La petite Émilie, la tête dans ses mains, était assise auprès du feu. Ham était debout à côté d'elle.
Nous parlions tout bas, en écoutant de temps en temps si on n'entendait pas du bruit dans la chambre au-dessus. Je n'y avais pas pensé lors de ma dernière visite; mais comme il me paraissait étrange, cette fois, de ne pas voir M. Barkis dans la cuisine!
«Vous êtes bien bon d'être venu, monsieur David, me dit
M. Peggotty.
— Oh oui! bien bon, dit Ham.
— Émilie, dit M. Peggotty, voyez, ma chérie! Voilà M. David!
Allons, courage, mon amour! Vous ne dites pas un mot à M. David?»
Elle tremblait de tous ses membres, je la vois encore. Sa main était glacée quand je la touchai, je la sens encore. Elle ne fit d'autre mouvement que de la retirer, puis elle se laissa glisser de sa chaise, et, s'approchant doucement de son oncle, elle se pencha sur son sein, sans rien dire et tremblant toujours.
«C'est un si bon petit coeur, dit M. Peggotty en lissant ses beaux cheveux avec sa grosse main calleuse, qu'elle ne peut supporter ce chagrin. C'est bien naturel: les jeunes gens, monsieur David, ne sont pas habitués à ce genre d'épreuves, et c'est timide comme le petit oiseau que voilà, c'est tout naturel!»
Elle se serra contre son sein, mais sans dire un mot et sans relever la tête.
«Il est tard, ma chérie, dit M. Peggotty, et voilà Ham qui vous attend pour vous ramener à la maison. Allons, partez avec lui, c'est un bon coeur aussi! Quoi, Émilie? que dites-vous, mon amour?»
Le son de sa voix n'était pas arrivé à mes oreilles, mais il baissa la tête comme pour l'écouter; puis il dit:
«Vous voulez rester avec votre oncle? Allons donc, vous n'y pensez pas? Rester avec votre oncle, ma chatte! quand celui qui va être votre mari dans quelques jours est là pour vous ramener à la maison. Eh bien! on ne le croirait pas, en voyant cette petite fille à côté d'un vieux grognard comme moi, dit M. Peggotty en nous regardant tous les deux avec un orgueil infini; mais la mer ne contient pas plus de sel que le coeur de ma petite Émilie ne contient de tendresse pour son oncle: petite folle!
— Émilie a bien raison, monsieur David, dit Ham; voyez-vous, puisque Émilie le désire, et que je vois bien qu'elle est agitée et un peu effrayée, je la laisserai ici jusqu'à demain matin. Permettez-moi seulement de rester aussi!
— Non, non, dit M. Peggotty, vous ne pouvez pas, vous qui êtes marié ou tout comme, perdre un jour de travail; et vous ne pouvez pas non plus veiller cette nuit et travailler demain: cela ne se peut pas. Retournez à la maison. Est-ce que vous avez peur que nous n'ayons pas soin d'Émilie?»
Ham céda à ces raisons, et prit son chapeau pour se retirer. Même au moment où il l'embrassa, et je ne le voyais jamais s'approcher d'elle sans penser que la nature lui avait donné le coeur d'un gentleman, elle semblait se serrer de plus en plus contre son oncle, évitant presque son fiancé. Je fermai la porte derrière lui, afin de ne pas troubler le silence qui régnait dans la maison, et, en me retournant, je vis que M. Peggotty parlait encore à sa nièce.
«Maintenant, dit-il, je vais monter dire à votre tante que M. David est là, cela lui fera du bien. Asseyez-vous près du feu pendant ce temps-là, ma chérie, et chauffez vos mains, elles sont froides comme la glace. Qu'est-ce que vous avez donc à avoir peur et à vous agiter comme cela? Quoi! vous voulez venir avec moi? Eh bien venez; allons! Si son oncle était chassé de sa maison et obligé de coucher sur une digue, monsieur David, dit M. Peggotty avec le même orgueil qu'un moment auparavant, je crois vraiment qu'elle voudrait l'accompagner; mais je vais être bientôt supplanté par un autre, n'est-ce pas, Émilie?»
En montant un moment après, il me sembla, lorsque je passai près de la porte de ma petite chambre qui était plongée dans l'obscurité, que j'y apercevais Émilie étendue sur le plancher; mais je ne sais pas, à l'heure qu'il est, si c'était elle où si ce n'était pas une illusion des ombres qui confondaient tout à ma vue dans les ténèbres de ma chambre.
J'eus le loisir de réfléchir, devant le feu de la cuisine, à la terreur de la mort qu'éprouvait la jolie petite Émilie, et je crus que c'était là, avec les autres raisons que m'avait données M. Omer, la cause du changement qui s'était opéré en elle. J'eus le loisir, avant de voir paraître Peggotty, de penser avec plus d'indulgence à cette faiblesse, tout en comptant les battements du balancier de l'horloge et en ressentant de plus en plus la solennité du silence profond qui régnait autour de moi. Peggotty me serra dans ses bras, et me remercia mille et mille fois d'être venu la consoler ainsi dans ses chagrins (ce furent ses propres paroles). Elle me pria ensuite de monter avec elle, et me dit en sanglotant que M. Barkis m'aimait toujours; qu'il lui avait souvent parlé de moi avant de perdre connaissance, et que, dans le cas où il reviendrait à lui, elle était sûre que ma présence lui ferait plaisir, s'il pouvait encore prendre plaisir à quelque chose dans ce monde.
C'était une chose bien invraisemblable, à ce qu'il me parut quand je le vis. Il était couché, avec la tête et les épaules hors du lit, dans une position très-incommode, à demi appuyé sur le coffre qui lui avait coûté tant de peine et de soucis. J'appris que, lorsqu'il n'avait plus été capable de se traîner hors du lit pour l'ouvrir, ni de s'assurer qu'il était là, au moyen de la baguette divinatoire dont je lui avais vu faire usage, il l'avait fait placer sur une chaise à côté de son lit, où il le tenait dans ses bras nuit et jour. Il s'y appuyait en ce moment même; le temps et la vie lui échappaient, mais il tenait encore son coffre, et les dernières paroles qu'il avait prononcées, pour écarter les soupçons, c'était: «des vieux habits!»
«Barkis, mon ami, dit Peggotty, d'un ton qu'elle tâchait de rendre enjoué en se penchant sur lui, pendant que son frère et moi nous nous tenions au pied du lit, voilà mon cher enfant, mon cher M. David, qui a servi d'intermédiaire à notre mariage, celui par qui vous m'envoyiez vos messages, vous savez bien! Voulez-vous parler à M. David?»
Il était muet et sans connaissance, comme le coffre qui donnait seul quelque expression à sa physionomie par le soin jaloux avec lequel on voyait qu'il le serrait.
«Il s'en va avec la marée,» me dit M. Peggotty en mettant la main devant sa bouche.
Mes yeux étaient humides et ceux de M Peggotty aussi, mais je répétai à voix basse:
«Avec la marée?
— On ne peut mourir sur les côtes, dit M. Peggotty, qu'à la marée basse; on ne peut, au contraire, venir au monde qu'à la marée montante, et on n'est décidément de ce monde qu'en pleine marée; eh bien! lui, il s'en va avec la marée. Elle sera basse à trois heures et demie, et ne recommencera à monter qu'une demi-heure après. S'il vit jusqu'à ce que la mer recommence à monter, il ne rendra pas encore l'esprit avant que nous soyons en pleine marée, et il ne s'en ira qu'à la marée basse prochaine.»
Nous restions là à le regarder; le temps s'écoulait: les heures passaient. Je ne puis dire quelle mystérieuse influence ma présence exerçait sur lui; mais, quand il commença enfin à murmurer quelques mots dans son délire, il parlait de me conduire à la pension.
«Il revient à lui,» dit Peggotty.
M. Peggotty me toucha le bras en me disant tout bas, d'un air convaincu et respectueux:
«Voilà la marée qui baisse, il s'en va.
— Barkis, mon ami! dit Peggotty.
— C. P. Barkis! cria-t-il d'une voix débile, la meilleure femme qu'il y ait au monde!
— Voyez! voilà M. David!» dit Peggotty, car il ouvrait les yeux.
J'allais lui demander s'il me reconnaissait, quand il fit un effort pour étendre son bras, et me dit distinctement et avec un doux sourire:
«Barkis veut bien!»
La mer était basse, il s'en alla avec la marée.
FIN DU PREMIER VOLUME.
[1] Une rookery, en Angleterre, est une colonie de corneilles (rooks) qu'on laisse nicher et pulluler dans les hauts arbres des avenues ou des massifs qui avoisinent les châteaux. On les garde avec soin comme un signe aristocratique de l'ancienneté du domaine.
[2] Cuisinerie, si le mot était français.
[3] En Angleterre les gens du commun suppriment l'aspiration. Am, je suis; ham, jambon.
[4] Murdstone. Murderer, meurtrier.
End of Project Gutenberg's David Copperfield - Tome I, by Charles Dickens