David Copperfield - Tome I
CHAPITRE XXII.
Nouveaux personnages sur un ancien théâtre.
Steerforth passa plus de quinze jours avec moi à Yarmouth. Il est inutile de dire que la plus grande partie de notre temps s'écoulait de compagnie; pourtant il arrivait parfois que nous nous séparions pendant quelques heures. Il était assez bon marin; moi je ne l'étais guère, et quand il allait pêcher avec M. Peggotty, ce qui était un de ses amusements favoris, je restais en général à terre. J'étais aussi plus retenu que lui par suite de ma résidence chez Peggotty: je savais qu'elle soignait M. Barkis tout le jour, et je n'aimais pas à rentrer tard, tandis que Steerforth qui couchait à l'hôtel était libre de ses actions, et n'avait à consulter que ses fantaisies. Voilà comment je finis par savoir qu'il donnait de petites régalades aux pêcheurs dans le cabaret que fréquentait quelquefois M. Peggotty, à l'enseigne de la Bonne-volonté, quand j'étais couché; et qu'il revêtait des habits de matelot pour aller passer la nuit en mer au clair de la lune, et rentrer à la marée du matin. Je savais du reste que sa nature active et son humeur impétueuse trouvaient un grand plaisir dans la fatigue corporelle et le mauvais temps, comme dans tous les autres moyens nouveaux d'excitation qui pouvaient s'offrir à lui; aussi ne fus-je pas étonné d'apprendre ces détails. Il y avait encore une autre raison qui nous séparait quelquefois c'est que je portais naturellement de l'intérêt à Blunderstone et j'aimais à aller revoir les lieux témoins de mon enfance, tandis que Steerforth, après m'y avoir accompagné une fois, ne se soucia plus d'y retourner; si bien qu'à trois ou quatre reprises, dans des occasions que je me rappelle parfaitement, nous nous séparâmes après avoir déjeuné de bonne heure pour nous retrouver le soir assez tard à dîner. Je n'avais aucune idée de la manière dont il passait son temps dans l'intervalle, je savais seulement qu'il était en grande faveur dans la ville, et qu'il trouvait vingt façons de se divertir là où un autre n'aurait pu en découvrir une seule.
Pour moi, durant mes pèlerinages solitaires, je n'étais occupé qu'à rappeler dans ma mémoire chaque pas de la route que j'avais si souvent suivie, et à retrouver les endroits où j'avais vécu jadis, sans jamais me lasser de les revoir. J'errais au milieu de mes souvenirs comme ma mémoire l'avait fait si souvent déjà, et je ralentissais le pas, comme j'y avais tant de fois arrêté mes pensées quand j'étais bien loin de Blunderstone, sous l'arbre où reposaient mes parents. Ce tombeau que j'avais regardé avec un tel sentiment de compassion, quand mon père y dormait seul, près duquel j'avais tant pleuré en y voyant descendre ma mère et son petit enfant, ce tombeau que le coeur fidèle de Peggotty avait depuis entretenu avec tant de soin qu'elle en avait fait un petit jardin, attirait mes pas dans mes promenades, pendant des heures entières. Il était dans un coin du cimetière, à quelques pas du petit sentier, et je pouvais lire les noms sur la pierre en me promenant, et en écoutant sonner l'heure à l'horloge de l'église, qui me rappelait une voix devenue muette. Ces jours-là, mes réflexions s'associaient toujours à la figure que j'étais destiné à faire dans le monde, et aux choses magnifiques que je ne pouvais manquer d'y accomplir. C'était le refrain qui répondait dans mon âme à l'écho de mes pas, et je restais aussi fidèle à ces pensées rêveuses que si j'étais venu retrouver à la maison ma mère vivante encore, pour bâtir auprès d'elle mes châteaux en Espagne.
Notre ancienne demeure avait subi de grands changements. Les vieux nids abandonnés depuis si longtemps par les corbeaux avaient complètement disparu, et les arbres avaient été taillés et rognés de manière que je ne reconnaissais plus leurs formes. Le jardin était en mauvais état, et la moitié des fenêtres de la maison étaient fermées. Elle n'était habitée que par un pauvre fou, et par les gens chargés de le soigner. Il passait sa vie à la fenêtre de ma petite chambre qui donnait sur le cimetière, et je me demandais si ses pensées, dans leur égarement, ne rencontraient pas parfois les mêmes illusions qui avaient occupé mon esprit, quand je me levais de grand matin en été, et que, vêtu seulement de ma chemise de nuit, je regardais par cette petite fenêtre, pour voir les moutons qui paissaient tranquillement aux premiers rayons du soleil.
Nos anciens voisins, M. et mistress Grayper étaient partis pour l'Amérique du sud, et la pluie, en pénétrant par le toit dans leur maison déserte, avait taché d'humidité les murs extérieurs. M. Chillip s'était remarié; sa femme était une grande maigre qui avait le nez aquilin; ils avaient un petit enfant très-délicat, qui ne pouvait pas soutenir sa tête, avec deux yeux ternes et fixes qui semblaient toujours demander pourquoi le pauvre petit était venu au monde.
C'était avec un singulier mélange de plaisir et de tristesse que j'errais dans mon village natal, jusqu'au moment où le soleil d'hiver commençant à baisser, m'avertissait qu'il était temps de reprendre le chemin de la ville. Mais, quand j'étais de retour à l'hôtel et que je me retrouvais à table avec Steerforth près d'un feu ardent, je pensais avec délices à ma course de la journée. J'éprouvais le même sentiment, quoique plus modéré, en rentrant le soir dans ma petite chambre si propre, et je me disais en tournant les pages du livre des Crocodiles toujours placé là sur une table, que j'étais bien heureux d'avoir un ami comme Steerforth, une amie comme Peggotty, et d'avoir trouvé dans la personne de mon excellente et généreuse tante quelqu'un qui remplaçât si bien ceux que j'avais perdus.
Quand je revenais de mes longues promenades, le chemin le plus court pour rentrer à Yarmouth était de prendre le bac. Je débarquais sur la grève qui s'étend entre la ville et la mer, et je traversais un espace vide; ce qui m'épargnait un long détour par la grande route. Je trouvais sur mon chemin la maison de M. Peggotty, et j'y entrais toujours un moment; Steerforth m'y attendait d'ordinaire, et nous nous dirigions ensemble, à travers le brouillard et la bise, vers les lumières de la ville qui scintillaient dans le lointain.
Un soir, il était tard, j'avais fait ma visite d'adieu à Blunderstone, car nous nous préparions à retourner chez nous; je trouvai Steerforth tout seul dans la maison de M. Peggotty; il était assis devant le feu, d'un air pensif, et tellement absorbé dans ses réflexions, qu'il ne m'entendit pas approcher. Il n'avait pas besoin pour cela d'une rêverie bien profonde, car les pas ne faisaient pas de bruit sur le sable, mais mon entrée même ne le tira pas de ses méditations. J'étais près de lui, je le regardais, et il continuait à rêver d'un air sombre.
Il tressaillit si vivement quand je posai ma main sur son épaule qu'il me fit tressaillir aussi.
«Vous venez me saisir comme un revenant saisit sa victime, me dit- il presque en colère.
— Il fallait bien m'annoncer d'une manière ou d'une autre, lui répondis-je: est-ce que je vous ai fait tomber des nues?
— Non, non, répliqua-t-il.
— Ou remonter de je ne sais où? lui dis-je en m'asseyant près de lui.
— Je regardais les figures qui se formaient dans le feu, répondit-il.
— Mais vous allez me les gâter, je ne pourrai plus rien y voir, lui dis-je, car il le remuait vivement avec un morceau de bois enflammé, et les étincelles s'envolant par la petite cheminée s'élançaient en pétillant dans les airs.
— Vous n'auriez rien vu, répliqua-t-il… Voilà le moment de la journée que je déteste le plus: il ne fait ni nuit ni jour. Comme vous revenez tard! où avez-vous donc été?
— Je suis allé prendre congé de ma promenade accoutumée.
— Et moi, je vous attendais ici, dit Steerforth, en jetant un coup d'oeil autour de la chambre, en pensant qu'il faut que tous les gens que nous avons vus si heureux ici le jour de notre arrivée soient aujourd'hui, à en juger par l'air désolé de la maison, dispersés, ou morts, ou menacés de je ne sais quel malheur. David! plût à Dieu que j'eusse eu depuis vingt ans, pour me diriger, les conseils judicieux d'un père!
— Qu'avez-vous donc, mon cher Steerforth?
— Je voudrais de tout mon coeur avoir été mieux conduit! Je voudrais de tout mon coeur être en état de mieux me conduire moi- même! s'écria-t-il.»
Il y avait dans ses manières un découragement mêlé de colère qui m'étonnait extrêmement. Je ne le reconnaissais plus du tout.
«Mieux vaudrait être ce pauvre Peggotty, ou son lourdaud de neveu, dit-il en se levant et en appuyant sa tête d'un air sombre sur la cheminée, dont il regardait toujours fixement le feu, que d'être ce que je suis, avec ma supériorité de fortune et d'éducation, pour me mettre l'esprit à la torture, comme je viens de le faire depuis une demi-heure dans cette barque du diable!»
J'étais si confondu du changement dont j'étais témoin, que je ne pus faire autre chose, au premier abord, que de le regarder en silence, pendant qu'il contemplait toujours le feu, la tête appuyée sur sa main. Enfin, je lui demandai, avec toute l'anxiété que j'éprouvais, de me dire ce qui avait pu arriver pour le contrarier d'une manière si extraordinaire, et de me permettre de partager sa peine, si je ne pouvais espérer de lui donner d'utiles conseils. Avant la fin de ma phrase il se mit à rire, d'un air forcé d'abord, mais bientôt après avec un retour de franche gaieté.
«Ce n'est rien, Pâquerette, rien du tout, répliqua-t-il. Je vous ai dit, quand nous étions à l'hôtel à Londres, que j'étais quelquefois pour moi-même un très-maussade compagnon… J'ai eu tout à l'heure un cauchemar; je suis sûr que j'ai fait un mauvais rêve. Quelquefois, quand je m'ennuie, il me revient à l'esprit des vieux contes de ma nourrice, que je prends d'abord au sérieux, avant de les reconnaître pour ce qu'ils sont. Je crois que j'étais là à me prendre pour le petit garçon méchant qui n'écoutait pas sa bonne, et qui, pour la peine, a été mangé par des lions, parce que des lions, vous savez, c'est bien plus poétique que des chiens. C'est sans doute là ce que les vieilles commères appellent la chair de poule, car je tremble encore des pieds à la tête. Je me serai fait peur à moi-même.
— En ce cas vous pouvez vous vanter d'être la seule personne qui ait pu vous faire peur.
— Peut-être bien; mais ça n'empêche pas que je puis avoir mes sujets de craindre comme un autre, répondit-il. Allons, c'est fini, on ne m'y reprendra plus, David; mais je vous le répète, mon ami, il aurait été heureux pour moi, et pour d'autres aussi, que j'eusse eu un peu de tête et de jugement pour me conduire.»
Sa physionomie était en tout temps expressive, mais je ne lui avais jamais vu porter des traces d'un sentiment aussi sérieux ni aussi triste que lorsqu'il prononça ces paroles, le regard toujours attaché sur la flamme.
«N'en parlons plus, me dit-il, en faisant le geste de souffler dans les airs, une plume, une paille, un fétu:
Maintenant c'est fini, je redeviens un homme.
comme Macbeth. Et à présent, à table! Pourvu que, comme Macbeth, je n'aie pas troublé le festin par le plus beau désordre, ma Pâquerette!
— Mais où donc sont-ils allés tous? qu'est-ce que cela veut dire? m'écriai-je.
— Dieu le sait, dit Steerforth. Après avoir été jusqu'au bac pour vous attendre, je suis revenu ici en flânant, et j'ai trouvé la maison déserte; c'est ce qui m'a plongé dans les réflexions au milieu desquelles vous m'avez trouvé.»
L'arrivée de mistress Gummidge avec un panier au bras expliqua pourquoi la maison était restée vide. Elle était sortie précipitamment pour acheter quelque chose qui lui manquait, avant le retour de M. Peggotty, qui devait revenir avec la marée, et elle avait laissé la porte ouverte, de peur que Ham et Émilie, qui devaient rentrer de bonne heure, n'arrivassent en son absence. Steerforth, après avoir désopilé la rate de mistress Gummidge par un salut des plus enjoués et une embrassade des plus comiques, prit mon bras et m'entraîna précipitamment.
En arrachant mistress Gummidge à la mélancolie, il avait repris lui-même sa gaieté ordinaire, et ne fit que rire et plaisanter tout le long du chemin.
«Ainsi donc nous quittons demain cette vie de boucaniers? me dit- il gaiement.
— Vous savez que nous en sommes convenus, répondis-je, et que nos places sont arrêtées à la diligence?
— Oui, il n'y a pas moyen de faire autrement, je suppose, dit Steerforth; j'avais presque oublié qu'il y eût autre chose à faire dans le monde que de se balancer sur une barque. C'est ma foi bien dommage!
— Au nouveau tout est beau, lui dis-je en riant.
— C'est possible, répliqua-t-il, quoique ce soit une observation bien sarcastique pour un aimable chef-d'oeuvre d'innocence comme mon jeune ami. Eh bien! je ne dis pas non: je suis capricieux, David; je le sais et je l'avoue, mais cela n'empêche pas que je sais battre le fer pendant qu'il est chaud. Savez-vous que je n'ai pas perdu mon temps ici? Je parie que je suis en état de passer un bon petit examen de pilote pour les eaux de Yarmouth!
— M. Peggotty dit que vous êtes un prodige, répliquai-je.
— Un phénomène nautique? reprit Steerforth en riant.
— Il n'y a pas de doute, et vous savez que c'est vrai; vous mettez tant d'ardeur à tout ce que vous faites que vous y devenez bientôt passé maître. Mais ce qui m'étonne toujours, Steerforth, c'est que vous vous contentiez d'un emploi si mobile et si capricieux de vos facultés.
— Me contenter? répondit-il gaiement. Je ne suis content de rien, si ce n'est de votre naïveté, ma chère Pâquerette; quant à mes caprices, je n'ai pas encore appris l'art de m'attacher à l'une de ces roues sur lesquelles les Ixions de nos jours tournent éternellement. J'ai manqué mon apprentissage, et cela ne m'importe guère. À propos, savez-vous que j'ai acheté un bateau ici?
— Quel étrange garçon vous faites, Steerforth! m'écriai-je en m'arrêtant, car c'était la première fois que j'en entendais parler. Comme si vous déviez avoir jamais la fantaisie de revenir ici!
— Je ne sais pas! l'endroit me plaît. En tous cas, continua-t-il, en hâtant le pas, j'ai acheté un bateau qui était à vendre; c'est un caboteur, à ce que dit M. Peggotty, et c'est lui qui le commandera en mon absence.
— Maintenant, je comprends, Steerforth! dis-je avec ravissement. Vous faites semblant d'avoir acheté ce bateau pour vous-même, mais c'est en réalité pour rendre service à M. Peggotty; j'aurais dû le deviner, vous connaissant comme je vous connais. Mon cher Steerforth, comment vous dire tout ce que je pense de votre générosité?
— Chut! dit-il en rougissant: moins vous en parlerez, mieux cela vaudra.
— Quand je vous disais, m'écriai-je, qu'il n'y a pas une joie, un chagrin ni une seule émotion de ces braves gens, qui pût vous être indifférente?
— Oui, oui, répondit-il: vous m'avez déjà dit tout cela. N'en parlons plus. En voilà assez.»
Craignant de le fâcher en poursuivant un sujet qu'il traitait si légèrement, je me contentai de continuer à y rêver, tout en marchant plus vite encore qu'auparavant.
«Il faut que ce bateau soit remis en état, dit Steerforth: je chargerai Littimer d'y veiller, afin d'être sûr que tout soit fait comme il faut. Vous ai-je dit que Littimer était arrivé?
— Non!
— Eh bien! il est venu ce matin avec une lettre de ma mère.»
Nos yeux se rencontrèrent; je remarquai sa pâleur, qui descendait jusqu'à ses lèvres, quoique son regard fût ferme et calme. Je craignis que quelque altercation avec sa mère ne fût la cause de la disposition d'esprit dans laquelle je l'avais trouvé près du foyer solitaire de M. Peggotty; j'y fis une légère allusion.
«Oh! non, dit-il en secouant la tête et en criant un peu. Pas le moins du monde! je vous disais donc que cet homme est arrivé.
— Toujours le même?
— Toujours le même, repartit Steerforth, calme et froid comme le pôle Nord. Il s'occupera du nouveau nom que je veux faire inscrire sur le bateau. Il s'appelle pour le moment: La Mouette de la tempête! M. Peggotty ne se soucie guère des mouettes. Je vais changer son nom de baptême.
— Comment l'appellerez-vous?
— La petite Émilie.»
Il me regardait toujours en face: je crus que c'était pour me rappeler qu'il n'aimait pas à m'entendre extasier sur ses égards pour les pauvres gens. Je ne pus m'empêcher de laisser voir sur mon visage le plaisir que j'éprouvais; mais je ne dis que quelques mots: le sourire reparut sur ses lèvres; il semblait soulagé d'un fardeau.
«Mais, voyez, dit-il en regardant devant lui, voilà la véritable petite Émilie qui vient en personne! Et ce garçon avec elle! Sur mon âme c'est un fidèle chevalier: il ne la quitte jamais.»
Ham était à présent constructeur de bâtiments: il avait cultivé son goût naturel pour ce métier où il était devenu un habile ouvrier. Il portait ses vêtements de travail, et, malgré une certaine rudesse, son air d'honnête et mâle franchise faisait de lui un protecteur bien assorti pour la jolie petite personne qui marchait à ses côtés. La loyauté de son visage, l'orgueil et l'affection que lui inspirait Émilie rehaussaient sa bonne mine. Je me disais, en les voyant s'avancer vers nous, qu'ils se convenaient parfaitement sous tous les rapports.
Elle quitta doucement le bras de son fiancé quand nous nous arrêtâmes pour leur parler, et rougit en tendant la main à Steerforth, puis à moi. Quand ils se remirent en route, après avoir échangé quelques mots avec nous, elle ne reprit pas le bras de Ham et marcha seule d'un air encore timide et embarrassé. J'admirais la grâce et la délicatesse de ses manières, et Steerforth semblait du même avis que moi, pendant que nous les regardions s'éloigner au clair de la lune qui en était alors à son premier quartier.
Tout à coup une jeune femme passa près de nous: évidemment elle les suivait. Nous ne l'avions pas entendue approcher, mais j'aperçus son visage maigre, et il me sembla que j'en avais un vague souvenir. Elle était légèrement vêtue, elle avait l'air hardi et l'oeil hagard, un air de misère et de vanité; mais, pour le moment, elle n'avait pas seulement l'air d'y penser; elle ne songeait qu'à une chose, à les rattraper. Comme l'horizon s'obscurcissant au loin ne nous permettait plus de distinguer Émilie et son fiancé, la femme qui les suivait disparut aussi sans avoir gagné sur eux du terrain, et nous ne vîmes plus que la mer et les nuages.
«C'est un fantôme bien sombre pour suivre la petite Émilie, dit Steerforth qui restait là sans bouger; qu'est-ce que cela signifie?»
Il parlait à voix basse, et d'un accent qui me parut étrange.
«Je suppose qu'elle veut leur demander l'aumône, répondis-je.
— Les mendiantes ne sont pas rares, dit Steerforth, mais il est étonnant qu'une mendiante ait pris cette forme-là ce soir.
— Pourquoi donc? demandai-je.
— Tout simplement, dit-il après un moment de silence, parce que justement je pensais à quelque chose de ce genre, quand elle a paru. Je me demande d'où diable elle peut venir.
— De l'ombre que projette cette muraille, je suppose, dis-je en montrant un mur qui surplombait la route sur laquelle nous venions de déboucher.
— Enfin, la voilà disparue! répondit-il en regardant par-dessus son épaule; puisse le malheur disparaître avec elle! Allons dîner.»
Mais il jeta de nouveau un regard par-dessus son épaule sur la ligne de l'océan qui brillait au loin, et renouvela plusieurs fois ce mouvement. Il marmotta encore quelques paroles entrecoupées pendant le reste de notre promenade, et ne parut oublier cet incident qu'en se trouvant gaiement à table, près d'un bon feu, à la clarté des bougies.
Littimer nous attendait et produisit sur moi son effet accoutumé. Quand je lui dis que j'espérais que mistress Steerforth et miss Dartle se portaient bien, il me répondit d'un ton respectueux (et convenable, cela va sans dire), qu'il me remerciait, qu'elles étaient assez bien et me faisaient leurs compliments. C'était tout, et pourtant il semblait me dire aussi clairement que possible: «Vous êtes bien jeune, Monsieur, vous êtes extrêmement jeune.»
Nous avions presque fini de dîner, quand il fit un pas hors du coin de la chambre d'où il surveillait nos mouvements, ou plutôt les miens, à ce qu'il me sembla, et il dit à son maître:
«Pardon, Monsieur, miss Mowcher est ici.
— Qui donc? demanda Steerforth avec étonnement.
— Miss Mowcher, monsieur.
— Allons donc! que diable vient-elle faire ici? dit Steerforth.
— Il parait, monsieur, qu'elle est de ce pays-ci. Elle m'a dit qu'elle faisait tous les ans une tournée par ici, dans l'exercice de sa profession; je l'ai rencontrée dans la rue ce matin, et elle désirait savoir si elle pourrait avoir l'honneur de se présenter chez vous, après dîner, monsieur.
— Connaissez-vous la géante en question? Pâquerette,» demanda
Steerforth.
Je fus obligé d'avouer, avec une certaine honte d'en être réduit là devant Littimer, que je ne connaissais pas du tout miss Mowcher.
«Eh bien! vous allez faire sa connaissance, dit Steerforth, c'est une des sept merveilles du monde… Quand miss Mowcher viendra, faites-la entrer.»
J'éprouvais quelque curiosité de connaître cette dame, d'autant mieux que Steerforth partait d'un éclat de rire, chaque fois que je parlais d'elle, et refusait positivement de répondre à toutes les questions que je lui adressais sur ce sujet. Je restai donc dans un état d'attente inquiète; on avait enlevé la nappe depuis une demi-heure; nous étions près du feu avec une bouteille de vin près de nous, quand la porte s'ouvrit, et qu'avec tout son calme ordinaire Littimer annonça:
«Miss Mowcher!»
Je regardai du côté de la porte, mais je n'aperçus rien. Je regardai encore, pensant que miss Mowcher tardait bien à paraître, quand, à mon grand étonnement, je vis surgir près d'un canapé placé entre la porte et moi, une naine âgée de quarante ou de quarante-cinq ans, avec une grosse tête, des yeux gris très-malins et des bras si courts que, pour mettre le doigt d'un air fin sur son nez camus, en regardant Steerforth, elle fut obligée d'avancer la tête pour appuyer son nez sur son doigt. Son double menton était si gras que les rubans et la rosette de son chapeau disparaissaient dedans. Elle n'avait point de cou, point de taille, point de jambes, à vrai dire, car bien qu'elle fût au moins de grandeur ordinaire, jusqu'à l'endroit où la taille aurait dû se trouver, et bien qu'elle possédât des pieds comme tout le monde, elle était si petite qu'elle se tenait devant une chaise ordinaire comme devant une table, déposant sur le siège le sac qu'elle portait. Cette dame, habillée d'une manière un peu négligée, portant son nez et son doigt tout d'une pièce, par le rapprochement pénible dont j'ai parlé; gardant la tête nécessairement penchée d'un côté, et fermant un oeil de l'air le plus malin, commença par fixer sur Steerforth ses oeillades pénétrantes; après quoi elle laissa échapper un torrent de paroles.
«Ah! mon joli muguet, s'écria-t-elle en secouant sa grosse tête, vous voilà donc ici! Oh! le méchant garçon! fi! que c'est vilain! qu'est-ce que vous venez faire, si loin de chez vous? quelque mauvais tour, je parie! Oh! vous êtes une maligne pièce, Steerforth, et moi aussi, n'est-ce pas! Ah! ah! ah! vous auriez parié cent livres sterling contre cinq guinées, n'est-ce pas, que vous ne me retrouveriez pas ici! Eh bien! mon garçon, on me retrouve partout. À droite, à gauche, dans tous les coins, comme la demi-couronne que l'escamoteur cache dans le mouchoir d'une dame. À propos de mouchoirs et de dames, c'est votre chère mère qui doit être bien heureuse de vous avoir, mon mignon; j'en mettrais bien ma main au feu, n'importe laquelle!»
À cet endroit de son discours, miss Mowcher dénoua son chapeau, rejeta les brides en arrière, et, tout essoufflée, s'assit sur un tabouret devant le feu, se faisant de la table à manger une sorte de dais qui étendait sur elle comme une tente d'acajou.
«Ouf! continua-t-elle en appuyant ses mains sur ses petits genoux et en me regardant d'un air fin, je suis trop forte, voilà le fait, Steerforth. Quand j'ai monté un étage, j'ai autant de peine à rattraper mon haleine que s'il s'agissait de tirer du puits un seau d'eau. Si vous me voyiez regarder par la fenêtre du premier, vous me prendriez pour une belle femme, n'est-ce pas?
— Mais je ne vous prends pas pour autre chose toutes les fois que je vous vois, répliqua Steerforth.
— Allons! vaurien, taisez-vous, dit la petite créature en le menaçant du mouchoir avec lequel elle s'essuyait la figure, pas d'impertinence! Mais je vous donne ma parole que j'étais chez lady Mithers la semaine dernière. En voilà une femme! comme elle se conserve! et Mithers lui-même, qui est entré pendant que j'attendais sa femme, en voilà un homme! comme il se conserve! et sa perruque aussi, car il l'a depuis dix ans; si bien donc qu'il s'est lancé si éperdument dans les compliments que je commençais à croire que j'allais être obligée de sonner. Ah! ah! ah! c'est un très-aimable mauvais sujet: quel dommage qu'il n'ait pas de principes!
— Qu'est-ce que vous alliez faire chez lady Mithers? demanda
Steerforth.
— Je ne fais pas de cancans, mon cher enfant, répliqua-t-elle, en mettant encore son doigt sur son nez avec une grimace et un alignement d'yeux qui la faisait ressembler à un lutin de l'autre monde. Cela ne vous regarde pas! Vous voudriez bien savoir si j'empêche ses cheveux de tomber, si je les teins, si je lui mets du rouge ou si j'arrange ses sourcils, n'est-ce pas? Eh bien! mon mignon, vous saurez tout cela… quand je vous le dirai. Savez- vous le nom de mon arrière grand-père?
— Non, dit Steerforth.
— Walker, mon cher enfant, répliqua mistress Mowcher, et il était descendant d'une longue suite de Walker, ce qui fait que j'hérite de tous les domaines de Hookey.»
Je n'ai jamais rien vu d'aussi singulier que le clignement d'yeux de miss Mowcher, si ce n'est son air d'assurance, qui n'était pas moins extraordinaire. Elle avait aussi une manière toute particulière de pencher sa tête d'un côté, en levant un oeil comme les pies, quand elle écoutait ce qu'on lui disait, ou qu'elle attendait une réponse à ses observations. Bref, je ne pouvais pas en revenir, et je continuai à la regarder fixement, sans égard, je le crains, pour les règles de la politesse.
Elle avait réussi à tirer la chaise près d'elle, et elle plongea son petit bras dans le sac, à plusieurs reprises, ramenant à la surface, à chaque plongeon, une quantité de petites bouteilles, de brosses, d'éponges, de peignes, de morceaux de flanelle, de fers à friser, et d'autres instruments qu'elle amoncelait sur la chaise. Elle s'arrêta tout d'un coup au milieu de cette occupation pour dire à Steerforth, à ma grande confusion:
«Comment s'appelle votre ami?
— M. Copperfield, dit Steerforth; il désire faire votre connaissance.
— Eh bien! on lui donnera ce plaisir-là! Il me semblait bien qu'il en avait envie, dit mistress Mowcher, s'approchant de moi en riant, son sac à la main. Des joues comme des pêches! dit-elle en se dressant sur la pointe des pieds pour atteindre à la hauteur de mon visage. C'est tentant! j'aime beaucoup les pêches! Je suis très-heureuse de faire votre connaissance, monsieur Copperfield, je vous assure.»
Je répondis que je me félicitais d'avoir l'honneur de faire la sienne et que l'avantage était réciproque.
«Ah! Dieu du ciel! comme nous sommes polis, s'écria miss Mowcher en faisant un petit effort pour couvrir son large visage avec sa petite main. Avouez qu'il y a terriblement de blague et de cajoleries dans ce monde.»
Ceci nous était adressé en manière de confidence à tous les deux, tandis que la petite main quittait le visage et que le petit bras disparaissait encore tout entier dans le sac.
«Que voulez-vous dire, miss Mowcher? demanda Steerforth.
— Ah! ah! ah! quel tas d'enjôleurs nous faisons, n'est-ce pas, mon cher enfant? répliqua la petite femme cherchant dans le sac, un oeil en l'air et la tête de côté. Voyez donc! dit-elle en tirant un petit paquet: «rognures des ongles d'un prince russe,» le prince Alphabet-Sens-Dessus-Dessous, comme je l'appelle, car son nom comprend toutes les lettres de l'alphabet, pêle-mêle.
— Le prince russe est un de vos clients, n'est-ce pas? dit
Steerforth.
— Je crois bien! mon fils, répliqua miss Mowcher; je lui coupe les ongles deux fois par semaine! aux mains et aux pieds!
— Il paye bien, j'espère? dit Steerforth.
— Il parle du nez, mais il paye bien, dit miss Mowcher. Il n'y regarde pas de près comme tous vos blancs-becs, à preuve la longueur de ses moustaches, rouges par nature, mais noires grâce à l'art.
— Grâce à votre art, naturellement?» dit Steerforth.
Miss Mowcher cligna de l'oeil en signe d'assentiment.
«Il a bien été obligé de m'envoyer chercher; il ne pouvait faire autrement. Le climat faisait tort à la teinture; cela pouvait encore aller en Russie, mais ici pas. Vous n'avez jamais vu de prince aussi couleur de rouille que lui quand je l'ai entrepris. Une barre de vieille ferraille.
— Est-ce que c'est lui que vous appeliez un enjôleur tout à l'heure? demanda Steerforth.
— Oh! vous êtes une fine mouche! répliqua miss Mowcher en branlant vivement la tête. J'ai dit que nous faisions tous en général un tas d'enjôleurs; et je vous ai montré les ongles du prince à preuve. C'est que, voyez-vous, les ongles du prince me servent plus dans les familles que tous mes talents ensemble. Je les porte toujours avec moi: C'est ma lettre de recommandation. Si miss Mowcher coupe les ongles du prince, tout est dit. Je les donne aux jeunes personnes qui les mettent dans des albums, je crois. Ah! ah! ah! ma parole d'honneur, tout l'édifice social (comme disent ces messieurs quand ils font des discours au parlement) ne repose que sur des ongles de princes,» dit cette petite femme en essayant de croiser les bras et en secouant sa grosse tête.
Steerforth riait de tout son coeur et moi aussi. Miss Mowcher continuait à branler la tête qu'elle portait de côté et à regarder d'un oeil en l'air, pendant qu'elle clignait de l'autre.
«C'est bel et bon, dit-elle en frappant sur ses petits genoux et en se levant, mais tout cela ne fait pas les affaires. Voyons, Steerforth, une exploration des régions polaires et finissons-en.»
Elle choisit alors deux ou trois de ses légers instruments avec une petite fiole, et demanda, à ma grande surprise, si la table était solide. Sur la réponse affirmative de Steerforth, elle approcha une chaise, et me demandant de lui donner la main, elle monta assez lestement sur la table comme sur un théâtre.
«Si l'un de vous a vu le bas de ma cheville, dit-elle, une fois arrivée en sûreté, il n'a qu'à le dire, et je vais me pendre.
— Je n'ai rien vu, dit Steerforth.
— Ni moi, ajoutai-je.
— Eh bien! alors, s'écria miss Mowcher, je consens à vivre. Allons, mon fils, venez vous mettre entre les mains de l'exécuteur.»
Steerforth, cédant à son appel, s'assit le dos contre la table, et tournant de mon côté son visage, il soumit sa tête à l'examen de la naine, évidemment sans autre but que de nous amuser. C'était un curieux spectacle que de voir miss Mowcher penchée sur lui et examinant ses beaux cheveux bruns, à l'aide d'une loupe qu'elle venait de tirer de sa poche.
«Vous faites un joli garçon, allez! dit miss Mowcher après un court examen; sans moi vous seriez chauve comme un moine avant la fin de l'année. Je ne vous demande qu'une dernière minute, et je vais laver vos cheveux avec une eau qui vous les conservera dix ans.»
En même temps elle versa le contenu de sa fiole sur un petit morceau de flanelle, puis imbibant de la même préparation une des petites brosses, elle commença à frotter la tête de Steerforth avec une activité incomparable, toujours parlant, sans discontinuer.
«Vous connaissez Charlot Pyegrave, le fils du duc, dit-elle; vous savez bien? et elle regarda Steerforth par-dessus sa tête.
— Oui, un peu, dit Steerforth.
— En voilà un homme! en voilà des favoris! Si ses jambes étaient seulement aussi droites, elles seraient sans égales. Croiriez-vous qu'il a voulu essayer de se passer de moi? un officier des gardes! comprend-on ça?
— Il était donc fou? dit Steerforth.
— Cela m'en a tout l'air; mais fou ou non, il a voulu en faire l'essai, répliqua miss Mowcher. Que fait-il, je vous prie? il entre chez un parfumeur, et demande une bouteille d'eau de Madagascar.
— Charlot?
— Charlot en personne. Mais on n'avait pas d'eau de Madagascar.
— Qu'est-ce que c'est que ça? quelque chose pour boire? demanda
Steerforth.
— Pour boire? répliqua miss Mowcher en s'arrêtant pour lui donner un petit soufflet. Pour arranger lui-même ses moustaches, vous savez? Il y avait une femme dans la boutique, un peu âgée, un vrai Cerbère, qui n'avait jamais entendu ce nom-là. «Pardon, monsieur, dit le Cerbère à Charlot, ce n'est pas… ce n'est pas du rouge, par hasard? — Du rouge! dit Charlot au Cerbère, que voulez-vous que je fasse de votre rouge? — Pardon, monsieur, dit le Cerbère, mais on nous demande cet article-là sous tant de noms différents, que je pensais que c'en était peut-être un de plus.» Voilà, mon cher enfant, continua miss Mowcher en frottant toujours de toutes ses forces, voilà un autre échantillon de ces jolis enjôleurs dont je vous parlais tout à l'heure. Je ne dis pas que je ne m'en mêle pas comme un autre, peut-être même plus qu'un autre, peut-être moins; mais motus! mon garçon, cela ne vous regarde pas.
— De quoi dites-vous que vous vous mêlez? du commerce en rouge? dit Steerforth.
— Vous n'avez qu'à additionner ceci et cela, mon cher élève, dit la rusée miss Mowcher en touchant le bout de son nez; faites-en une règle de trois multipliée par les secrets de commerce, et cela vous donnera pour produit le résultat demandé. Je dis que je me mêle un peu d'enjôler aussi dans mon genre. Il y a des douairières qui m'appellent soi-disant pour avoir du baume pour les lèvres; telle autre me demande des gants; une troisième, une chemisette; une dernière, un éventail. Moi, je donne à tout cela le nom qu'elles veulent. Je leur fournis l'article demandé; mais nous nous gardons si bien le secret l'une à l'autre, et faisons si bonne contenance, ma foi! qu'elles ne se gêneraient pas plus pour se pommader de leur rouge devant le monde que devant moi. Je vais chez elles, n'ont-elles pas le front de me dire quelquefois, avec un bon doigt de rouge sur la figure, pour le moins: «Quelle mine me trouvez-vous, miss Mowcher? ne suis-je pas un peu pâle?» Ah! ah! ah! en voilà encore des enjôleuses; qu'en dites-vous, mon garçon?»
Jamais de ma vie ni de mes jours je n'ai rien vu qui approchât de miss Mowcher debout sur la table à manger, riant de cette bonne plaisanterie, et frottant sans relâche le crâne de Steerforth, pendant qu'elle clignait de l'oeil de mon côté, en me regardant par-dessus la tête.
«Ah! par exemple, on ne demande pas beaucoup ces articles-là de ce côté-ci, dit-elle. Voilà qui m'étonne. Je n'ai pas vu une jolie femme depuis que je suis ici, Steerforth.
— Non? dit Steerforth.
— Pas seulement l'ombre, répliqua miss Mowcher.
— Nous pourrions lui en montrer le corps en substance, je pense, dit Steerforth en tournant les yeux vers moi. N'est-ce pas, Pâquerette?
— Bien certainement, répondis-je.
— Ah! ah! dit la petite créature en me regardant d'un oeil perçant, puis en jetant un coup d'oeil sur Steerforth, ah! ah!»
La première exclamation semblait une question adressée à tous deux, la seconde était évidemment à l'adresse de Steerforth seul. Ne recevant de l'un ni de l'autre la réponse qu'elle espérait sans doute, elle continua de frotter en penchant la tête et en tournant un oeil vers le plafond, comme si elle cherchait dans les airs la réponse qui lui faisait défaut ici-bas, et qu'elle s'attendit à la voir apparaître immédiatement.
«Une soeur à vous, monsieur Copperfield? s'écria-t-elle après un moment de silence et en conservant toujours la même attitude; une soeur à vous?
— Non, dit Steerforth sans me laisser le temps de répondre, point du tout. Au contraire, M. Copperfield a eu lui-même beaucoup de goût pour elle ou je me trompe fort.
— Et c'est passé? répliqua miss Mowcher. Il est donc volage? quelle honte!
Il a sucé le suc de chaque fleur,
Portant partout son inconstante ardeur
Jusqu'au jour où, belle Marie,
Vous l'avez fixé pour la vie.
Qu'en dites-vous? est-ce bien Marie qu'elle s'appelle?»
Cette question tombait si brusquement sur moi, et l'espèce de lutin qui me l'adressait me regardait d'un air si rusé, que je fus tout à fait déconcerté pendant un moment.
«Non, miss Mowcher, répondis-je, elle s'appelle Émilie.
— Ah! ah! dit-elle du même ton. Voyez-vous ça? Je suis sûre que vous me trouvez bien bavarde, n'est-ce pas, monsieur Copperfield? Mais n'ayez pas peur, je suis discrète.»
Son ton et ses regards avaient une signification qui ne me plaisaient pas dans la circonstance. Je lui dis donc d'un air plus grave que celui que nous avions pris jusqu'alors:
«Elle est aussi vertueuse qu'elle est jolie; elle doit épouser un excellent et digne homme de sa condition. Si je l'aime pour sa beauté, je ne l'estime pas moins pour son bon sens.
— Bien parlé! dit Steerforth. Écoutez, écoutez! maintenant, ma chère Pâquerette, je vais éteindre la curiosité de cette petite Fatime, pour qu'elle n'aille pas se mettre martel en tête… C'est une jeune fille qui est pour le moment en apprentissage, miss Mowcher, chez Omer et Joram, marchands de nouveautés, de modes, etc., dans cette ville. Vous entendez bien? Omer et Joram! Elle est fiancée, comme mon ami vous l'a dit, à son cousin, nom de baptême, Ham; nom de famille, Peggotty; état, constructeur de bâtiments, de la même ville. Elle vit avec un de ses parents; nom de baptême, inconnu; nom de famille, Peggotty; état, marin, de la même ville. C'est la plus jolie et la plus charmante petite fée qu'on puisse voir: je la trouve, comme mon ami… extrêmement jolie. Si ce n'était que j'aurais l'air de rabaisser son fiancé, ce qui déplairait à mon ami, j'ajouterais qu'il me semble qu'elle déroge, qu'elle aurait pu trouver un meilleur parti, et qu'elle était née pour être une dame, ma parole d'honneur!»
Miss Mowcher écouta ces paroles, qui furent prononcées lentement et distinctement, en penchant sa tête de côté et en cherchant toujours de l'oeil la réponse qu'elle attendait. Quand il eut fini, elle reprit tout à coup son activité, et recommença à bavarder avec une volubilité étonnante.
«Oh! voilà toute l'histoire? s'écria-t-elle en coupant les favoris de son client, avec une petite paire de ciseaux qu'elle faisait voltiger autour de sa tête dans toutes les directions, très-bien! très-bien! c'est tout un roman. Cela devrait finir par «et ils vécurent heureux,» n'est ce pas? Ah! comment donc dit-on aux petits jeux? «J'aime mon amie par E, parce qu'elle est Enchanteresse; je déteste mon amie par E, parce qu'elle est Engagée; je l'ai menée à l'enseigne de l'Enjôleur, et je l'ai régalée d'un Enlèvement; elle s'appelle Émilie, et elle demeure dans l'Est.» Ah! ah! ah! monsieur Copperfield, n'est-ce pas que vous me trouvez bien folichonne?»
Elle n'attendit pas ma réponse, et, se contentant de me regarder de l'air le plus rusé, elle continua sans reprendre haleine:
«Là! s'il y a jamais eu un mauvais sujet peigné et arrangé dans la perfection, c'est bien vous, Steerforth. S'il y a une caboche au monde que je connaisse comme ma poche, c'est la vôtre. M'entendez- vous, mon garçon? Je vous connais, dit-elle en se penchant sur lui. Maintenant votre affaire est jugée; huissier appelez celle qui suit sur le rôle, comme nous disons à la Cour; si M. Copperfield veut prendre votre place, je vais l'opérer à son tour.
— Qu'en dites-vous, Pâquerette? demanda Steerforth en riant et en me cédant son siège; voulez-vous un petit coup de peigne?
— Je vous remercie, miss Mowcher, pas ce soir.
— Ne refusez pas, dit la petite femme en me regardant d'un air de connaisseur, un peu plus de sourcils!
— Merci, répliquai-je, une autre fois.
— Il leur faudrait un centimètre plus près de la tempe, dit miss
Mowcher, c'est l'affaire de quinze jours au plus.
— Non, merci. Pas pour le moment.
— Et vous ne voulez pas une petite houppe, reprit-elle, non? Eh bien! laissez-moi seulement relever l'échafaudage de votre chevelure, après cela nous passerons aux favoris. Allons!»
Je ne pus m'empêcher de rougir tout en refusant, car je sentais qu'elle venait de toucher là mon côté faible. Mais miss Mowcher, voyant que je n'étais pas disposé à subir les améliorations que son art pouvait apporter dans ma personne, et que je résistais, pour le moment du moins, aux séductions de la petite fiole qu'elle tenait en l'air à mon intention, me dit que nous ne tarderions pas à nous revoir, et me demanda la main pour descendre de son poste élevé. Grâce à ce secours, elle descendit très-lestement et commença à replier son double menton par-dessus les cordons de son chapeau.
«Je vous dois…? dit Steerforth.
— Cinq shillings, dit miss Mowcher, et c'est pour rien, mon garçon. N'est-ce pas que je suis bien folichonne, monsieur Copperfield?»
Je répondis poliment par un, «mais non.» Ce qui ne m'empêchait pas de protester intérieurement contre cet aveu pusillanime, quand je la vis l'instant d'après jeter en l'air sa pièce de cinq shillings, la rattraper comme un escamoteur et la glisser dans sa poche en frappant dessus.
«C'est là la petite caisse, dit miss Mowcher, qui s'approcha ensuite de la chaise, et remit dans le sac tous les menus objets qu'elle en avait sortis. Voyons, dit-elle, ai-je bien toutes mes affaires? Il me semble que oui. Il ne serait pas agréable de se trouver dans la situation de Ned Bradwood, quand on le mena à l'église pour lui faire épouser quelqu'un, comme il disait, et qu'on avait oublié la mariée. Ah! ah! ah! un franc mauvais sujet que ce Ned, mais il est si drôle! Maintenant je sais que je vais vous briser le coeur, mais je suis obligé de vous quitter. Prenez votre courage à deux mains et tâchez de supporter ce coup. Bonsoir, monsieur Copperfield! soignez-vous bien, Jockey de Norfolk! Ai-je assez babillé! C'est votre faute, petits coquins. Allez, je vous pardonne! Boun'soir comme disait Bob, après sa première leçon de français, «Boun'soir, mes enfants!»
Son sac suspendu à son bras, et jacassant toujours, elle s'avança en se balançant vers la porte, et s'arrêta tout à coup pour demander si nous ne voulions pas une mèche de ses cheveux. «Vous devez me trouver bien folichonne?» dit-elle en guise de commentaire à cette proposition, et elle disparut le doigt appuyé sur son nez.
Steerforth riait si fort que je ne pus m'empêcher d'en faire autant; je ne sais sans cela si j'aurais ri. Après cette explosion de gaieté qui dura un moment, il me dit que miss Mowcher avait une clientèle très-étendue, et qu'elle se rendait utile à quantité de gens de toute manière. Il y avait des personnes qui la traitaient légèrement comme un échantillon des excentricités de la nature, mais elle avait l'esprit observateur et fin autant que qui que ce fût; si elle avait les bras courts, elle n'en avait pas moins le nez long. Il ajouta qu'elle avait dit la vérité en se vantant d'être à la fois à droite, à gauche et en tous lieux, car elle faisait de temps en temps des excursions en province; elle y ramassait toujours quelques pratiques et finissait par connaître tout le monde. Je lui demandai quel était son caractère, si la malignité en faisait le fond, et si sa sympathie se trouvait en général du bon côté; mais voyant que mes questions n'avaient pas le don de l'intéresser, après deux ou trois tentatives malheureuses, je renonçai à les renouveler. Au lieu de ce que je lui demandais, il se contenta de me conter en l'air une foule de détails sur son habileté et ses profits; il m'apprit même qu'elle était très-adroite à poser des ventouses dans le cas où j'aurais besoin de lui demander ce genre de service.
Miss Mowcher fut donc le principal sujet de notre conversation ce soir-là, et en nous séparant pour la nuit, Steerforth se pencha encore sur la rampe de l'escalier, pendant que je descendais, pour me répéter «Boun'soir.»
Je fus très-étonné, en arrivant devant la maison de M. Barkis, de trouver Ham qui marchait en long et en large, et plus surpris encore d'apprendre que la petite Émilie était chez sa tante. Je demandai naturellement pourquoi Ham n'entrait pas au lieu de se promener en long et en large dans la rue.
«Voyez-vous, monsieur David, dit-il en hésitant, c'est qu'Émilie est en train de parler avec quelqu'un.
— J'aurais cru, dis-je en souriant, que c'était une raison de plus pour que vous y fussiez aussi, Ham.
— Oui, monsieur David, c'est vrai, en général, répliqua-t-il, mais voyez-vous, monsieur David, dit-il en baissant la voix et en parlant d'un ton grave, c'est une jeune femme, monsieur, une jeune femme qu'Émilie a connue autrefois, et qu'elle ne doit plus voir.»
Ses paroles furent un trait de lumière qui vint éclairer mes doutes sur la personne que j'avais vue suivre Émilie quelques heures auparavant.
«C'est une pauvre femme, monsieur David, qui est vilipendée par toute la ville, de droite et de gauche. Il n'y a pas un mort dans le cimetière dont le revenant soit plus capable de faire sauver tout le monde.
— N'est-ce pas elle que j'ai vue ce soir sur la plage, après vous avoir quitté?
— Qui nous suivait? dit Ham. C'est probable, monsieur David. Je ne savais pas qu'elle fût là, mais elle s'est approchée de la petite fenêtre d'Émilie quand elle a vu la lumière, et elle disait tout bas: «Émilie, Émilie, pour l'amour du Christ, ayez un coeur de femme avec moi. J'ai été jadis comme vous!» C'étaient là des paroles bien solennelles, monsieur David: comment refuser de l'entendre?
— Vous avez bien raison, Ham. Et Émilie, qu'a-t-elle fait? Émilie a dit: «Marthe, est-ce vous? Marthe, est-il possible que ce soit vous!» car elles avaient travaillé ensemble pendant longtemps chez M. Omer.
«Je me souviens d'elle, m'écriai-je, car je me rappelais une des deux filles que j'avais vues la première fois que j'étais allé chez M. Omer. Je me souviens parfaitement d'elle.
— Marthe Endell, dit Ham: elle a deux ou trois ans de plus qu'Émilie, mais elles ont été à l'école ensemble.
— Je n'ai jamais su son nom: pardon de vous avoir interrompu.
— Quant à cela, monsieur David, dit Ham, l'histoire n'est pas longue: la voilà tout entière dans ce peu de mots: «Émilie, Émilie, pour l'amour du Christ, ayez un coeur de femme avec moi. J'ai été jadis comme vous!» Elle voulait parler à Émilie: Émilie ne pouvait lui parler à la maison, car son bon oncle venait de rentrer, et quelque tendre, quelque charitable qu'il soit, il ne voudrait pas, il ne pourrait pas, monsieur David, voir ces deux jeunes filles à côté l'une de l'autre, pour tous les trésors qui sont cachés dans la mer.»
Je savais bien que c'était vrai. Ham n'avait pas besoin de me le dire.
Émilie écrivit donc au crayon sur un petit morceau de papier, et lui passa son billet par la fenêtre.
«Montrez ceci, dit-elle, à ma tante mistress Barkis, et elle vous fera asseoir au coin du feu pour l'amour de moi jusqu'à ce que mon oncle soit sorti et que je puisse aller vous parler.» Puis elle me dit ce que je viens de vous raconter, monsieur David, en me demandant de l'amener ici. «Que pouvais-je faire? Elle ne devrait pas connaître une femme comme ça, mais comment voulez-vous que je lui refuse quelque chose quand elle se met à pleurer?»
Il plongea la main dans la poche de sa grosse veste et en tira avec grand soin une jolie petite bourse.
«Et si je pouvais lui refuser quelque chose quand elle se met à pleurer, monsieur David, dit Ham, en étalant soigneusement la petite bourse dans sa main calleuse, comment aurais-je pu lui refuser de porter cela ici, quand je savais si bien ce qu'elle en voulait faire? Un petit joujou comme ça, dit Ham en regardant la bourse d'un air pensif, et si peu garni d'argent! chère Émilie!»
Je lui donnai une poignée de main quand il eut remis la bourse dans sa poche, car je ne savais comment lui exprimer mieux ma sympathie, et nous continuâmes à marcher de long en large, gardant le silence pendant quelques minutes. La porte s'ouvrit alors; Peggotty parut et fit signe à Ham d'entrer. J'aurais voulu rester en arrière, mais elle revint me prier d'entrer aussi. Je n'en aurais pas moins évité de passer par la chambre où l'on était réuni, mais ils étaient dans cette cuisine proprette dont j'ai parlé et la porte de la rue y donnait directement, en sorte que je me trouvai au milieu du groupe avant de savoir où j'allais.
La jeune fille que j'avais vue sur la plage était près du feu. Elle était assise par terre, la tête et le bras appuyés sur une chaise qu'Émilie venait de quitter, j'imagine, et sur laquelle elle avait tenu sans doute la tête de la pauvre abandonnée posée sur ses genoux. Je vis à peine sa figure, ses cheveux étaient épars comme si elle les avait défaits de ses propres mains. Cependant je pus voir qu'elle était jeune et qu'elle avait un beau teint. Peggotty avait pleuré, la petite Émilie aussi. Pas un mot ne fut prononcé au moment de notre arrivée, et le tic tac de la vieille horloge hollandaise à côté du dressoir semblait deux fois plus fort qu'à l'ordinaire dans ce profond silence.
Émilie parla la première.
«Marthe voudrait aller à Londres, dit-elle à Ham.
— Pourquoi à Londres? répondit Ham.»
Il était debout entre elles et regardait la jeune fille étendue à terre, avec un mélange de compassion pour elle et de déplaisir de la voir dans la société de celle qu'il aimait tant. Je me suis toujours rappelé ce regard. Ils parlaient tout bas l'un et l'autre comme si elle était malade, mais on entendait tout distinctement, quoique leurs voix s'élevassent à peine au-dessus d'un murmure.
«Je serai mieux là qu'ici, dit tout haut une troisième voix, celle de Marthe, qui restait toujours à terre. Personne ne m'y connaît: tout le monde me connaît ici.
— Que fera-t-elle là-bas?» demanda Ham. Elle se souleva, le regarda un moment d'un air sombre, puis, baissant la tête de nouveau, elle se passa le bras droit autour de son cou, avec une expression de douleur aussi vive que si elle était dans l'agonie de la fièvre, ou qu'elle vînt de recevoir un plomb mortel.
«Elle tâchera de se bien conduire, dit la petite Émilie. Vous ne savez pas tout ce qu'elle nous a dit. N'est-ce pas, ma tante, ils ne peuvent pas savoir?»
Peggotty secoua la tête d'un air de compassion.
«Oui, je tâcherai, dit Marthe, si vous voulez m'aider à m'en aller. Je ne puis toujours faire pis qu'ici. Peut-être me conduirai-je mieux. Oh! dit-elle avec un frisson de terreur, arrachez-moi de ces rues où tout le monde me connaît depuis mon enfance!»
Émilie étendit la main, je vis que Ham y plaçait un petit sac. Elle le prit, croyant que c'était sa bourse, et fit un pas en avant; puis, reconnaissant son erreur, elle revint à lui (il s'était retiré près de moi) en lui montrant ce qu'il venait de lui donner.
«C'est à vous, Émilie, lui dit-il. Je n'ai rien au monde qui ne soit à vous, ma chère, et je n'ai de plaisir qu'en vous.»
Les yeux d'Émilie se remplirent encore de larmes, mais elle se détourna, puis s'approcha de Marthe. Je ne sais ce qu'elle lui donna. Je la vis se pencher sur elle et lui mettre de l'argent dans son tablier. Elle prononça quelques mots à voix basse et lui demanda si c'était suffisant. «Plus que suffisant,» dit l'autre; et, prenant sa main, elle la baisa.
Alors Marthe se leva et, s'enveloppant dans son châle, elle y cacha son visage et s'avança lentement vers la porte en pleurant à chaudes larmes. Elle s'arrêta un moment avant de sortir, comme si elle voulait dire quelque chose et retourner en arrière, mais pas une parole ne s'échappa de ses lèvres. Elle sortit en poussant seulement par-dessous son châle le même gémissement sourd et douloureux.
Quand la porte se referma, la petite Émilie jeta sur nous un regard rapide, puis cacha sa tête dans ses mains et se mit à sangloter.
«Allons, Émilie, dit Ham en lui tapant doucement sur l'épaule, allons, ma chère, ne pleurez pas ainsi.
— Oh! s'écria-t-elle, les yeux pleins de larmes, je ne suis pas aussi bonne fille que je le devrais, Ham! Je sais que je ne suis pas toujours reconnaissante comme je le devrais.
— Que si, que si, vous êtes reconnaissante, dit Ham, j'en suis sûr.
— Non, dit la petite Émilie en sanglotant et en secouant la tête. Je ne suis pas aussi bonne fille que je le devrais, à beaucoup près, à beaucoup près!»
Et elle pleurait toujours comme si son coeur allait se briser.
«Je mets trop souvent votre affection à l'épreuve, je le sais bien, continua-t-elle. Je suis maussade et capricieuse avec vous, quand je devrais être tout le contraire. Ce n'est pas vous qui seriez comme cela avec moi! Pourquoi donc suis-je ainsi avec vous, quand je ne devrais penser qu'à vous montrer ma reconnaissance et à tâcher de vous rendre heureux!
— Vous me rendez toujours heureux, dit Ham. Je suis heureux quand je vous vois, ma chère. Je suis heureux tout le jour, en pensant à vous.
— Ah! cela ne suffit pas, s'écria-t-elle. Cela vient de votre bonté et non de la mienne. Oh! vous auriez eu plus de chances de bonheur, Ham, si vous en aviez aimé une autre, une créature plus sensée et plus digne de vous, une femme à vous, tout entière, et non pas vaine et variable comme moi.
— Pauvre petit coeur! dit Ham à voix basse, Marthe l'a toute bouleversée.
— Je vous en prie, ma tante, balbutia Émilie, venez ici, que j'appuie ma tête sur votre épaule. Je suis bien malheureuse ce soir, ma tante. Je sens bien que je ne suis pas aussi bonne fille que je devrais être!»
Peggotty s'était hâtée de s'asseoir auprès du feu: Émilie à genoux près d'elle, les bras passés autour de son cou, la regardait d'un air suppliant.
«Oh! je vous en prie, ma tante, venez-moi en aide! Ham, mon ami, essayez aussi de me venir en aide! Monsieur David, pour l'amour du temps passé, je vous en prie, essayez de me venir en aide! Je veux devenir meilleure que je ne suis! Je voudrais me sentir mille fois plus reconnaissante. Je voudrais me rappeler toujours quel bonheur c'est d'être la femme d'un excellent homme, et de mener une vie paisible. Oh! mon coeur, mon coeur!»
Elle cacha sa tête sur le sein de ma vieille bonne, et cessant cet appel suppliant qui, dans son angoisse, tenait à la fois de la femme et de l'enfant, comme toute sa personne, comme le caractère de sa beauté même, elle continua de pleurer en silence, pendant que Peggotty l'apaisait comme un baby qui pleure.
Peu à peu elle se calma, et nous pûmes la consoler en lui parlant d'abord d'un ton encourageant, puis en la plaisantant un peu; si bien qu'elle commença à relever la tête et à parler aussi. Elle en vint bientôt à sourire, puis à rire, puis à s'asseoir, un peu honteuse; alors Peggotty remit en ordre ses boucles éparses, lui essuya les yeux et lui rangea ses vêtements, de peur que son oncle, en la voyant rentrer, ne demandât pourquoi sa fille chérie avait pleuré.
Je lui vis faire ce soir-là ce que je ne lui avais jamais vu faire. Je la vis embrasser innocemment son fiancé, puis se presser contre ce tronc robuste comme pour y chercher son plus sûr appui. Lorsqu'ils s'en allaient et que je les regardais s'éloigner à la clarté de la lune, en comparant dans mon esprit ce départ et celui de Marthe, je vis qu'elle lui tenait le bras à deux mains et qu'elle se serrait contre lui, comme pour ne point le quitter.
CHAPITRE XXIII.
Je corrobore l'avis de M. Dick et je fais choix d'une profession.
En me réveillant le lendemain matin, je pensai longtemps à la petite Émilie et à l'émotion qu'elle avait montrée la veille au soir, après le départ de Marthe. Il me semblait que j'étais entré dans une confidence sacrée, en me trouvant témoin de ces faiblesses et de ces tendresses de famille, et que je n'avais pas le droit de les dévoiler, même à Steerforth. Je n'éprouvais pour aucune créature au monde un sentiment plus doux que celui que je portais à cette jolie petite créature qui avait été la compagne de mes jeux, et que j'avais si tendrement aimée alors, comme j'en étais et comme j'en serai convaincu jusqu'à mon dernier jour. Il m'aurait semblé indigne de moi-même, indigne de l'auréole de notre pureté enfantine, que je voyais toujours autour de sa tête, de répéter aux oreilles de Steerforth lui-même ce qu'elle n'avait pu taire, au moment où un incident inattendu l'avait forcée d'ouvrir son âme devant moi. Je pris donc le parti de lui garder au fond du coeur son secret, qui donnait, selon moi, à son image une grâce nouvelle.
Pendant le déjeuner, on me remit une lettre de ma tante. Comme elle traitait une question sur laquelle je pensais que les avis de Steerforth vaudraient bien ceux d'un autre, je résolus de discuter avec lui cette affaire pendant notre voyage, ravi de le consulter. Pour le moment, nous avions assez de prendre congé de tous nos amis. M. Barkis n'était pas le moins affligé de notre départ, et je crois qu'il eût volontiers ouvert de nouveau son coffre et sacrifié une seconde pièce d'or, si nous avions voulu, à ce prix, rester quarante-huit heures de plus à Yarmouth. Peggotty et toute sa famille, étaient au désespoir de nous voir partir. Toute la maison d'Omer et Joram sortit pour nous dire adieu, et Steerforth se vit entouré d'une telle foule de pêcheurs, au moment où nos malles prirent le chemin de la diligence, que si nous avions possédé tout le bagage d'un régiment, les porteurs volontaires n'eussent pas manqué pour le déménager. En un mot, nous emportions les regrets et l'affection de toutes nos connaissances, et nous laissions derrière nous je ne sais combien de gens affligés de notre départ.
«Allez-vous rester longtemps ici, Littimer? lui dis-je, pendant qu'il attendait pour voir partir la diligence.
— Non, monsieur, répliqua-t-il: probablement, ce ne sera pas très-long, monsieur.
— Il n'en sait trop rien pour le moment, dit Steerforth d'un air indifférent. Il sait ce qu'il a à faire, et il le fera.
— J'en suis bien sûr,» lui répondis-je.
Littimer mit la main à son chapeau pour me remercier de ma bonne opinion, et il me sembla que je n'avais pas plus de huit ans. Il nous salua de nouveau en nous souhaitant un bon voyage, et nous laissâmes debout, au milieu de la rue, cet homme aussi respectable et aussi mystérieux qu'une pyramide d'Égypte.
Pendant quelque temps, nous restâmes sans nous dire un mot, car Steerforth était plongé dans un silence inaccoutumé; et moi je me demandais quand je reverrais tous ces lieux témoins de mon enfance et quels changements nous aurions subis dans l'intervalle, eux et moi. Enfin Steerforth, reprenant tout à coup sa gaieté et son entrain, grâce à la faculté qu'il possédait de changer de ton et de manière à volonté, me tira par le bras.
«Eh bien! vous ne me dites rien, David! Que disait donc cette lettre dont vous parliez à déjeuner?
— Oh! dis-je en la tirant de ma poche, c'est de ma tante!
— Et vous dit-elle quelque chose d'intéressant?
— Mais elle me rappelle que j'ai entrepris cette expédition dans le but de voir le monde et d'y réfléchir un peu.
— Et vous n'y avez pas manqué, je pense?
— Je suis obligé d'avouer que je n'y ai pas beaucoup songé, et, à vous dire le vrai, j'ai un peu peur de l'avoir oublié.
— Eh bien, regardez autour de vous, maintenant, dit Steerforth, et réparez votre négligence. Regardez à droite, vous avez un pays plat, un peu marécageux; regardez à gauche, vous en voyez autant; regardez en avant, il n'y a point de différence, et c'est la même chose par derrière.»
Je me mis à rire en lui disant que je ne découvrais point de profession convenable pour moi dans le paysage, ce qui tenait peut-être à son uniformité.
«Et que dit votre tante sur ce sujet? demanda Steerforth en regardant la lettre que je tenais à la main. Vous suggère-t-elle quelque idée?
— Oui, répondis-je, elle me demande si j'aurais du goût pour le métier de procureur: qu'en pensez-vous?
— Mais, je ne sais pas, dit Steerforth tranquillement. Vous pouvez aussi bien vous faire procureur qu'autre chose, je suppose.»
Je ne pus m'empêcher de rire encore de lui voir mettre toutes les professions sur la même ligne et je lui en témoignai ma surprise.
«Qu'est-ce que c'est que ça un procureur, Steerforth? ajoutai-je.
— Oh! c'est une sorte d'avoué monacal, répliqua-t-il. Il joue, près de ces vieilles cours surannées qu'on appelle l'Officialité et qui tiennent leurs assises dans un petit coin, près du cimetière de Saint-Paul, le même rôle que les avoués jouent dans les cours de justice. C'est un fonctionnaire dont l'existence aurait dû, selon le cours naturel des choses, se terminer il y a plus de deux cents ans, mais je vous ferai mieux comprendre ce qu'est un procureur en vous expliquant ce que c'est que l'Officialité. C'est un petit endroit retiré, où l'on applique ce qu'on appelle la loi ecclésiastique et où l'on fait toutes sortes de tours de passe-passe avec de vieux monstres d'actes du parlement, dont la moitié du monde ignore l'existence, et dont le reste suppose qu'ils étaient déjà à l'état fossile du temps des Édouards. C'est une cour qui jouit d'un ancien monopole pour les procès relatifs aux testaments, aux contrats de mariage et aux discussions qui s'élèvent à propos des navires et des bateaux.
— Allons donc, Steerforth, m'écriai-je, vous ne me ferez pas croire qu'il y ait le moindre rapport entre les affaires de l'Église et celles de la marine?
— Je n'ai pas cette prétention, mon cher garçon, répliqua-t-il, mais je veux dire que tout cela est traité et jugé par les mêmes gens, dans cette même cour de l'Officialité. Vous pouvez y aller un jour, et vous les trouverez empêtrés dans tous les termes de marine, du dictionnaire de Young, et cela à propos de la Nancy, qui a coulé bas la Marie-Jeanne, ou à propos de M. Peggotty et des pêcheurs de Yarmouth qui, pendant un coup de vent, auront porté une ancre et un câble au paquebot de l'Inde le Nelson en détresse; mais, si vous y retournez quelques jours après, vous les trouverez occupés à examiner les témoignages pour et contre un ecclésiastique qui s'est mal conduit, et vous verrez que le juge du procès maritime est en même temps l'avocat de l'affaire ecclésiastique, vice versa. Tout se passe comme au théâtre, on est juge aujourd'hui, on ne l'est plus le lendemain; on passe d'un emploi à un autre, on change sans cesse de rôle, mais c'est toujours une petite affaire très-avantageuse que cette comédie de société représentée devant un public extrêmement choisi.
— Mais les avocats et les procureurs ne sont pas une seule et même chose, n'est-ce pas? dis-je un peu troublé.
— Non, répliqua Steerforth, les avocats ne sont que des pékins, des gens qui doivent avoir pris leur grade de docteur à l'université, c'est ce qui fait que je ne suis pas étranger à ces questions-là. Les procureurs emploient les avocats. Ils reçoivent en commun de bons honoraires et mènent là une bonne petite vie très-agréable. Bref, David, je vous conseille de ne pas dédaigner la cour de l'Officialité. Je vous dirai de plus, si cela peut vous faire plaisir, qu'ils se flattent d'exercer là un état de la plus haute distinction.»
En faisant la part de la légèreté avec laquelle Steerforth traitait le sujet, et en réfléchissant à la gravité antique que j'associais dans mon esprit avec ce vieux petit coin près du cimetière de Saint-Paul, je me sentais assez disposé à accepter la proposition de ma tante, sur laquelle elle me laissait parfaitement libre d'ailleurs, me disant franchement que cette idée lui était venue en allant voir dernièrement son procureur à la cour de l'Officialité, pour régler son testament en ma faveur.
«En tout cas, c'est un procédé louable de la part de votre tante, dit Steerforth quand je lui communiquai cette circonstance, et qui mérite encouragement. Pâquerette, mon avis est que vous ne dédaigniez pas l'Officialité.»
C'est aussi ce que je résolus. Je dis alors à Steerforth que ma tante m'attendait à Londres, et qu'elle avait pris, pour une huitaine, un appartement dans un hôtel très-tranquille aux environs de Lincoln's-Inn, attendu qu'il y avait dans cette maison un escalier de pierre et une porte donnant sur le toit, ma tante étant fermement convaincue que ce n'était pas une précaution inutile dans une ville comme Londres, où toutes les maisons devaient prendre feu toutes les nuits.
Nous achevâmes précisément le reste de notre voyage en revenant quelquefois à la question des Doctors'-Commons, et en prévoyant le temps éloigné où je serais procureur, perspective que Steerforth représentait sous une infinité de points de vue plus bouffons les uns que les autres, qui nous faisaient rire aux larmes. Quand nous fûmes au terme de notre voyage, il s'en retourna chez lui, en me promettant de venir me voir le surlendemain, et je pris le chemin de Lincoln's-Inn, où je trouvai ma tante encore debout et m'attendant pour souper.
Si j'avais fait le tour du monde depuis notre séparation, nous n'aurions pas été, je crois, plus heureux de nous revoir. Ma tante pleurait de tout son coeur en m'embrassant, et elle me dit, en faisant semblant de rire, que, si ma pauvre mère était encore de ce monde, elle ne doutait pas que la petite innocente eût versé des larmes.
«Et vous avez donc abandonné M. Dick, ma tante? lui demandai-je.
J'en suis fâché. Ah, Jeannette, comment vous portez-vous?»
Pendant que Jeannette me faisait la révérence en me demandant des nouvelles de ma santé, je remarquai que le visage de ma tante s'allongeait considérablement.
«J'en suis fâchée aussi, dit ma tante en se frottant le nez, mais je n'ai pas eu un moment l'esprit en repos depuis que je suis ici, Trot.»
Avant que j'eusse pu en demander la raison, elle me l'apprit.
«Je suis convaincue, dit ma tante en appuyant sa main sur la table avec une fermeté mélancolique, je suis convaincue que le caractère de Dick n'est pas de force à chasser les ânes. Décidément il manque d'énergie. J'aurais dû laisser Jeannette à sa place, j'en aurais eu l'esprit plus tranquille. Si jamais un âne a passé sur ma pelouse, dit ma tante avec vivacité, il y en avait un cette après-midi, à quatre heures: car j'ai senti un frisson qui m'a couru de la tête aux pieds, et je suis sûre que c'était un âne!»
J'essayai de la consoler sur ce point, mais elle rejetait toute consolation.
«C'était un âne, dit ma tante, et c'était cet âne anglais que montait la soeur de ce Meur… de ce Meurtrier, le jour où elle est venue chez moi.»
Depuis lors, en effet, ma tante n'appelait pas autrement miss
Murdstone, dont elle écorchait ainsi le nom.
«S'il y a un âne à Douvres dont l'audace me soit insupportable, continua ma tante en donnant un coup de poing sur la table, c'est cet animal-là.»
Jeannette risqua la supposition que ma tante avait peut-être tort de s'inquiéter; qu'elle croyait, au contraire, que l'âne en question était occupé, pour le moment, à des transports de sable, ce qui ne lui laissait guère la faculté d'aller commettre des délits sur sa pelouse. Mais ma tante ne voulait pas entendre raison.
On nous servit un bon souper bien chaud, quoiqu'il y eût loin de la cuisine à l'appartement de ma tante, situé au haut de la maison. L'avait-elle ainsi choisi pour avoir plus de marches à monter, afin d'en avoir pour son argent, ou pour être plus à même de s'échapper, en cas d'incendie, par la porte qui donnait sur le toit, je n'en sais rien. Le repas se composait d'un poulet rôti, d'une tranche de boeuf et d'un plat de légumes: le tout excellent, et j'y fis honneur. Mais ma tante, qui avait ses idées sur les comestibles de Londres, ne mangeait presque pas.
«Je parierais que ce malheureux poulet a été élevé dans une cave, où il sera né, dit ma tante, et qu'il n'a jamais pris l'air autre part que sur une place de fiacres. J'espère que cette viande est du boeuf, mais je n'en suis pas sûre. On ne trouve rien ici au naturel que de la crotte.
— Ne pensez-vous pas que ce poulet pourrait être venu de la campagne, ma tante?
— Non, certes, répliqua ma tante. Les marchands de Londres seraient bien fâchés de vous vendre quelque chose sous son vrai nom.»
Je n'essayai pas de contredire cette opinion, mais je soupai de bon appétit, ce qui la satisfit pleinement. Quand on eut desservi, Jeannette coiffa ma tante, l'aida à mettre son bonnet de nuit, qui était plus élégant que de coutume («en cas de feu,» disait ma tante), puis elle replia sa robe sur ses genoux, selon son habitude, pour se chauffer les pieds avant de se coucher. Puis je lui préparai, suivant des règles établies dont on ne devait jamais, sous aucun prétexte, s'écarter le moins du monde, un verre de vin blanc chaud mélangé d'eau, et je lui coupai un morceau de pain pour le faire griller en tranches longues et minces. On nous laissa seuls pour finir la soirée avec ces rafraîchissements. Ma tante était assise en face de moi, et buvait son eau et son vin en y trempant l'une après l'autre ses rôties avant de les manger, et me regardant tendrement du fond des garnitures de son bonnet de nuit.
«Eh bien! Trot, dit-elle, avez-vous pensé à ma proposition de faire de vous un procureur? ou bien n'y avez-vous pas encore songé?
— J'y ai beaucoup pensé, ma chère tante: j'en ai beaucoup causé avec Steerforth. Cela me plaît infiniment.
— Allons, dit ma tante, voilà qui me réjouit.
— Je n'y vois qu'une difficulté, ma tante.
— Laquelle, Trot?
— C'est que je voulais vous demander, ma tante, si mon admission dans cette profession, qui ne se compose pas, je crois, d'un grand nombre de membres, ne sera pas horriblement chère?
— C'est une affaire de mille livres sterling tout nets, dit ma tante.
— Eh bien, ma chère tante, lui dis-je en me rapprochant d'elle, voilà ce qui me préoccupe. C'est une somme considérable! Vous avez dépensé beaucoup d'argent pour mon éducation, et en toutes choses vous avez été aussi libérale que possible à mon égard. Rien ne peut donner une idée de votre générosité envers moi. Mais il y a certainement des carrières que je pourrais embrasser, sans dépenser, pour ainsi dire, tout en ayant des chances de réussir par le travail et la persévérance. Êtes-vous bien sûre qu'il ne valût pas mieux en essayer? Êtes-vous bien sûre de pouvoir faire encore ce sacrifice, et qu'il ne valût pas mieux vous l'épargner? je vous demande seulement à vous, ma chère et seconde mère, d'y réfléchir avant de prendre ce parti.»
Ma tante finit sa rôtie en me regardant toujours en face, puis elle posa son verre sur la cheminée, et, appuyant ses mains croisées sur sa robe relevée, elle me répondit comme suit:
«Trot, mon cher entant, si j'ai un but dans la vie, c'est de faire de vous un homme vertueux, sensé et heureux; c'est tout mon désir, et Dick pense comme moi. Je voudrais que certaines gens de ma connaissance pussent entendre la conversation de Dick sur ce sujet. Il est d'une merveilleuse sagacité, mais il n'y a que moi qui connaisse bien toutes les ressources d'intelligence de cet homme!»
Elle s'arrêta un moment pour prendre ma main dans les siennes, puis elle reprit:
«Il est inutile, Trot, de rappeler le passé, quand ces souvenirs ne peuvent servir de rien pour le présent. Peut-être aurais-je pu être mieux avec votre père, peut-être aurais-je pu être mieux avec votre mère, la pauvre enfant, même après le désappointement que m'a causé votre soeur Betsy Trotwood. Quand vous êtes arrivé chez moi, pauvre petit garçon errant, couvert de poussière et épuisé de fatigue, peut-être me le suis-je dit tout de suite en vous voyant. Depuis ce temps jusqu'à présent, Trot, vous m'avez toujours fait honneur, vous avez été pour moi un sujet d'orgueil et de satisfaction; personne que vous n'a de droits sur ma fortune, c'est-à-dire…» Ici, à ma grande surprise, elle hésita et parut embarrassée. «Non, personne n'a de droit sur ma fortune, et vous êtes mon fils adoptif: je ne vous demande que d'être aussi pour moi un fils affectueux, de supporter mes fantaisies et mes caprices, et vous ferez pour une vieille femme, dont la jeunesse n'a été ni aussi heureuse, ni aussi conciliante qu'elle eût pu l'être, plus que cette vieille femme n'aura jamais fait pour vous.»
C'était la première fois que j'entendais ma tante faire allusion à sa vie passée. Il y avait tant de noblesse dans le ton tranquille dont elle en parlait pour n'y plus revenir, que mon affection et mon respect s'en seraient accrus, s'il avait été possible.
«Voilà qui est entendu et convenu entre nous, Trot; dit ma tante, n'en parlons plus, embrassez-moi, et demain matin, après le déjeuner, nous irons à la cour des Doctors'-Commons.»
Nous causâmes longtemps au coin du feu avant d'aller nous coucher. Ma chambre était située près de celle de ma tante, et je fus souvent réveillé pendant la nuit, en l'entendant frapper à ma porte et me demander, toutes les fois qu'elle distinguait dans le lointain le bruit des fiacres et des charrettes, «si j'entendais venir les pompes;» mais, vers le matin, elle se laissa gagner par le sommeil, et me permit de dormir en paix.
Vers midi, nous primes le chemin de l'étude de MM. Spenlow et Jorkins, près de la cour des Doctors'-Commons. Ma tante qui avait sur Londres, en général, l'idée que tous les hommes qu'elle rencontrait étaient des voleurs, me donna sa bourse à garder: elle contenait deux cents francs en or, et quelque menue monnaie.
Nous nous arrêtâmes un moment devant la boutique de joujoux de Fleet-Street, à voir les géants de Saint-Dunstan sonner la cloche; nous avions calculé notre promenade de manière à y arriver juste à midi pour les voir accomplir cet exercice; puis nous reprîmes le chemin de Ludgate-Hill et du cimetière Saint-Paul. Nous allions arriver à notre première destination, quand je m'aperçus que ma tante pressait le pas d'un air effrayé; je remarquai, en même temps, qu'un homme mal vêtu et de mauvaise mine, qui s'était arrêté pour nous regarder un moment auparavant en passant à côté de nous, nous suivait de si près que ses habits frôlaient la robe de ma tante.
«Trot, mon cher Trot, me dit-elle à voix basse et d'un ton d'effroi, en me serrant le bras; je ne sais que faire!
— Ne craignez rien, lui dis-je; il n'y a pas de quoi s'effrayer. Entrez dans une boutique, et je vous aurai bientôt débarrassée de cet homme.
— Non, non, mon enfant, répliqua-t-elle, ne lui parlez pas, pour rien au monde! je vous en conjure! je vous l'ordonne!
— Grand dieu, ma tante! lui dis-je, mais ce n'est qu'un mendiant effronté.
— Vous ne savez pas qui c'est, répliqua ma tante; vous ne savez pas qui c'est! vous ne savez pas ce que vous dites!»
Pendant cet épisode, nous nous étions arrêtés sous une porte cochère, et il s'était arrêté aussi.
«Ne le regardez pas, dit ma tante, au moment où je me retournais avec indignation; appelez un fiacre, mon cher enfant, et attendez- moi dans le cimetière de Saint-Paul.
— Vous attendre? répétai-je.
— Oui, repartit ma tante; il faut que vous me laissiez seule; il faut que j'aille avec lui.
— Avec lui, ma tante, avec cet homme?
— Je suis dans mon bon sens, répliqua-t-elle, et je vous dis qu'il le faut; trouvez-moi un fiacre.»
Quel que fût mon étonnement, je sentais que je n'avais pas le droit de désobéir à un ordre si péremptoire. Je fis précipitamment quelques pas, et j'appelai un fiacre qui passait à vide. J'avais à peine eu le temps de baisser le marchepied, que ma tante s'élança dans la voiture, je ne sais comment, et que l'homme l'y suivit; elle me fit signe de la main de m'éloigner d'un tel air d'autorité, que, malgré ma surprise, je me détournai à l'instant. Au même moment, je l'entendis dire au cocher: «Allez n'importe où! tout droit devant vous.» Et un instant après, le fiacre passa à côté de moi, gravissant la montagne.
Je me rappelai alors ce que m'avait dit M. Dick; j'avais pris cela pour une illusion de son imagination, mais je ne pouvais plus douter que l'homme que je venais de voir ne fût la personne dont il m'avait fait la description mystérieuse, quoiqu'il me fût impossible d'imaginer quelle pouvait être la nature de ses droits sur ma tante. Après une demi-heure d'attente dans le cimetière, où il ne faisait pas chaud, je vis le fiacre revenir. Le cocher arrêta ses chevaux près de moi. Ma tante était seule.
Elle n'était pas encore assez bien remise de son agitation pour être en état de faire la visite que nous avions projetée. Elle me fit donc monter dans la voiture, et me pria de donner l'ordre au cocher de faire quelques tours au pas. Elle me dit seulement: «Mon cher enfant, ne me demandez jamais d'explications sur ce qui vient de se passer, n'y faites même jamais allusion.» Après un moment de silence, elle avait repris tout son sang-froid. Elle me dit qu'elle était tout à fait remise, et que nous pouvions descendre de voiture. Lorsqu'elle me donna sa bourse pour payer le cocher, je m'aperçus que toutes les pièces d'or avaient disparu, et qu'il ne restait plus que de la monnaie.
On arrivait à la porte des Doctors'-Commons par une porte voûtée un peu basse; nous avions à peine fait quelques pas dans la rue qui y conduisait, que le bruit de la cité s'éteignait déjà dans le lointain, comme par enchantement; des cours sombres et tristes, des allées étroites, nous amenèrent bientôt aux bureaux de MM. Spenlow et Jorkins, qui tiraient leur jour d'en haut. Dans le vestibule de ce temple, où les pèlerins pénétraient sans accomplir la cérémonie de frapper à la porte, deux ou trois clercs étaient occupés aux écritures; l'un d'entre eux, un petit homme sec, assis tout seul dans un coin, et porteur d'une perruque brune, qui avait l'air d'être faite de pain d'épice, se leva pour recevoir ma tante et pour nous faire entrer dans le cabinet de M. Spenlow.
«M. Spenlow est à la Cour, madame; dit le petit homme sec; c'est jour de Cour des arches, mais c'est à côté, et je vais l'envoyer chercher.»
Comme nous n'avions rien de mieux à faire en attendant, que de regarder autour de nous, pendant qu'on était à la recherche de M. Spenlow, je profitai de l'occasion. L'ameublement de la chambre était de jaune antique et tout couvert de poussière; le drap vert du bureau avait perdu sa couleur primitive, il était terne et ridé comme un vieux pauvre; il était chargé d'une quantité de paquets de papiers, dont les uns portaient l'étiquette d'allégations, et d'autres, à mon grand étonnement, le titre de libelles; il y en avait pour la Cour du consistoire, pour la Cour des arches, pour la Cour des prérogatives, pour la Cour des délégués; aussi me demandais-je avec inquiétude, combien il pouvait y avoir de Cours en tout, et combien de temps il me faudrait pour comprendre les affaires qui s'y traitaient. En outre, il y avait de gros volumes manuscrits de témoignages rendus sous serment, solidement reliés et attachés ensemble par d'énormes séries, une série par cause, comme si chaque cause était une histoire en dix ou douze volumes. Je me dis que tout cela devait entraîner beaucoup de dépenses, et j'en conçus une agréable idée des profits du métier. Je jetais les yeux avec une satisfaction toujours croissante sur ces objets et d'autres semblables, quand on entendit des pas précipités dans la chambre voisine, et M. Spenlow, revêtu d'une robe noire garnie de fourrures blanches, entra vivement en ôtant son chapeau.
C'était un petit homme blond, avec des bottes irréprochables, une cravate blanche et un col de chemise tout roide d'empois; son habit était boutonné jusqu'en haut, bien serré à la taille, et ses favoris devaient lui avoir pris beaucoup de temps pour leur donner une frisure si élégante; la chaîne qu'il portait à sa montre était tellement massive, que je ne pus m'empêcher de dire qu'il fallait qu'il eût, pour la sortir de sa poche, un bras d'or aussi robuste que ceux qu'on voit pour enseignes à la porte des batteurs d'or. Il était tellement tiré à quatre épingles, et si roide par conséquent, qu'il pouvait à peine se courber, et qu'il était obligé, quand il était assis et qu'il voulait regarder des papiers sur son bureau, de remuer son corps tout d'une pièce, depuis la naissance de l'épine dorsale, comme Polichinelle.
Ma tante m'avait présenté à M. Spenlow, qui m'avait reçu très- poliment. Il reprit ensuite:
«Ainsi, M. Copperfield, vous avez quelque idée d'embrasser notre profession. J'ai dit par hasard à miss Trotwood, quand j'ai eu le plaisir de la voir l'autre jour… (nouveau salut de Polichinelle), qu'il y avait chez moi une place vacante; miss Trotwood a eu la bonté de m'apprendre qu'elle avait un neveu qu'elle avait adopté, et qu'elle cherchait à lui assurer une bonne situation. C'est ce neveu, je crois, que j'ai maintenant le plaisir de…» (Encore Polichinelle.)
Je fis un salut de remercîment, et je lui dis que ma tante m'avait parlé de cette vacance, et que cette idée me plaisait beaucoup. J'ajoutai que j'étais très-porté à croire que la carrière me conviendrait, et que j'avais accédé tout de suite à la proposition; que je ne pouvais pourtant pas m'engager positivement avant de mieux connaître la question; que, quoique ce ne fut, à la vérité, qu'une affaire de forme, je ne serais pas fâché d'avoir l'occasion d'essayer si la profession me convenait, avant de me lier d'une manière irrévocable.
«Oh! sans doute, sans doute! dit M. Spenlow; nous proposons toujours chez nous un mois d'essai. Je ne demanderais pas mieux pour mon compte que d'en donner deux… même trois… un temps indéfini, en un mot; mais j'ai un associé, M. Jorkins.
— Et la prime est de mille livres sterling, monsieur? repris-je.
«Et la prime, enregistrement compris, est de mille livres sterling, répondit M. Spenlow, comme je l'ai dit à miss Trotwood. Je ne suis point dirigé par des considérations pécuniaires: il y a peu d'hommes qui y soient moins sensibles que moi, je crois; mais M. Jorkins a son avis sur ce sujet, et je suis obligé de respecter l'avis de M. Jorkins; en un mot, Jorkins trouve que mille livres sterling, ce n'est pas grand'chose.
— Je suppose, monsieur, lui dis-je, toujours pour épargner l'argent de ma tante, que lorsqu'un clerc se rend très-utile, et qu'il est parfaitement au courant de sa profession… (je ne pus m'empêcher de rougir, j'avais l'air de faire d'avance mon propre éloge), je suppose que ce n'est pas l'habitude, dans les dernières années de son engagement, de lui accorder un…»
M. Spenlow, avec un grand effort, réussit à sortir assez sa tête de sa cravate pour pouvoir la secouer, et répondit, sans attendre, le mot «traitement.»
«Non; je ne sais pas quelle opinion je pourrais avoir sur ce sujet, monsieur Copperfield, si j'étais seul, mais M. Jorkins est inébranlable.»
J'étais très-effrayé de l'idée de ce terrible Jorkins; mais je découvris plus tard que c'était un homme doux, un peu lourd, et dont la position dans l'association consistait à se tenir toujours au second plan, et à prêter son nom pour qu'on le représentât comme le plus endurci et le plus cruel des hommes. Si l'un des employés demandait une augmentation de salaire, M. Jorkins ne voulait pas entendre parler de cette proposition; si quelque client mettait du temps à régler son compte, M. Jorkins était décidé à se faire payer, et quelque pénible que des choses pareilles pussent être et fussent réellement pour les sentiments de M. Spenlow, M. Jorkins faisait mettre en prison les retardataires. Le coeur et la main du bon ange Spenlow auraient toujours été ouverts sans ce démon de Jorkins, qui le retenait toujours. En vieillissant, je crois avoir rencontré d'autres maisons dont le commerce était réglé d'après le système Spenlow et Jorkins.
Il fut convenu que je commencerais le mois d'essai quand cela me conviendrait, sans que ma tante eût besoin de rester à Londres ou d'y revenir au terme de cette épreuve; il serait facile de lui envoyer à signer le traité dont je devais être l'objet. Quand nous en fûmes là, M. Spenlow offrit de me faire entrer un moment à la Cour, pour voir les lieux. Comme je ne demandais pas mieux, nous sortîmes ensemble, laissant là ma tante, qui n'avait pas envie, disait-elle, de s'aventurer par là, car elle prenait, si je ne me trompe, toutes les cours judiciaires pour autant de poudrières, toujours prêtes à sauter.
M. Spenlow me conduisit par une cour pavée, entourée de graves maisons de brique, portant inscrits sur leurs portes les noms des docteurs; c'étaient apparemment la demeure officielle des avocats dont m'avait parlé Steerforth. De là nous entrâmes, à gauche, dans une grande salle assez triste, qui ressemblait, selon moi, à une chapelle. Le fond de cette pièce était défendu par une balustrade, et là, des deux côtés d'une estrade en fer à cheval, je vis installés sur des chaises de salle à manger, commodes et de forme ancienne, de nombreux personnages, revêtus de robes rouges et de perruques grises: c'étaient les docteurs en question. Au centre du fer à cheval était un vieillard qui s'appuyait sur un petit pupitre assez semblable à un lutrin. Si j'avais rencontré ce vieux monsieur dans une volière, je l'aurais certainement pris pour un hibou; mais non, informations prises, c'était le juge président. Dans l'espace vide de l'intérieur du fer à cheval, au niveau du plancher, on voyait de nombreux personnages du même rang que M. Spenlow, vêtus comme lui de robes noires garnies de fourrures blanches; ils étaient assis autour d'une grande table verte. Leurs cravates étaient, en général, très-roides, leur mine me semblait de même; mais je ne tardai pas à reconnaître que je leur avais fait tort sous ce rapport, car deux ou trois d'entre eux ayant dû se lever, pour répondre aux questions du dignitaire qui les présidait, j'ai rarement vu rien de plus humble que leurs manières. Le public, représenté par un petit garçon paré d'un cache-nez, et par un homme d'une élégance un peu râpée, qui grignotait, à la sourdine, des miettes de pain qu'il tirait de ses poches, se chauffait près du poêle placé au centre de la Cour. Le calme languissant de ce lieu n'était interrompu que par le pétillement du feu, et par la voix de l'un des docteurs, qui errait à pas lents à travers toute une bibliothèque de témoignages, et s'arrêtait de temps en temps au milieu de son voyage, dans de petites hôtelleries de discussions incidentes qui se trouvaient sur son chemin. Bref, je ne me suis jamais trouvé dans une petite réunion de famille aussi pacifique, aussi somnolente, aussi rococo, aussi surannée, aussi endormante, et je sentis que l'effet qu'elle devait produire à tous ceux qui en faisaient partie, excepté peut-être au plaideur qui demandait justice, devait être celui d'un narcotique puissant.
Satisfait du calme profond de cette retraite, je déclarai à M. Spenlow que j'en avais assez vu pour cette fois, et nous rejoignîmes ma tante, avec laquelle je quittai bientôt les régions des Doctors'-Commons; ah! comme je me sentis jeune en sortant de chez MM. Spenlow et Jorkins, quand je vis les signes que les clercs se faisaient les uns aux autres en me montrant du bout de leur plume.
Nous arrivâmes à Lincoln's-Inn Fields sans nouvelles aventures, à l'exception d'une rencontre avec un âne attelé à la charrette d'un marchand des quatre saisons, qui rappela à ma tante de douloureux souvenirs. Une fois en sûreté chez nous, nous eûmes encore une longue conversation sur mes projets d'avenir, et comme je savais qu'elle était pressée de retourner chez elle, et qu'entre le feu, les comestibles et les voleurs, elle ne passait pas agréablement une demi-heure à Londres, je lui demandai de ne pas s'inquiéter de moi, et de me laisser me tirer d'affaire tout seul.
«Ne croyez pas que je sois à Londres depuis huit jours, mon cher enfant, sans y avoir songé, répliqua-t-elle; il y a un petit appartement meublé à louer dans Adelphi, qui doit vous convenir à merveille.»
Après cette courte préface, elle tira de sa poche une annonce soigneusement découpée dans un journal, et qui déclarait qu'il y avait à louer dans Buckingham-Street, Adelphi, un joli petit appartement de garçon meublé, avec vue sur la rivière, fraîchement décoré, particulièrement propre à servir de résidence pour un jeune gentleman, membre de l'une des corporations légales, ou autre, pour entrer immédiatement en jouissance. Prix modéré; on pouvait le louer au mois.
«Mais, c'est justement ce qu'il me faut, ma tante, dis-je en rougissant de plaisir à la seule idée d'avoir un appartement à moi.
— Alors, venez, dit ma tante en remettant à l'instant le chapeau qu'elle venait d'ôter. Allons voir.»
Nous partîmes. L'écriteau annonçait qu'il fallait s'adresser à mistress Crupp, et nous tirâmes la sonnette de la porte de service que nous supposions communiquer au logis de cette dame. Ce ne fut qu'après avoir sonné deux ou trois fois que nous pûmes réussir à persuader à mistress Crupp de communiquer avec nous. Enfin, pourtant, elle arriva sous la forme d'une grosse commère, bourrée d'un jupon de flanelle qui passait sous une robe de nankin.
«Nous voudrions voir l'appartement, s'il vous plaît, madame, dit ma tante.
— Pour monsieur? dit mistress Crupp en cherchant ses clefs dans sa poche.
— Oui, pour mon neveu, dit ma tante.
— C'est juste son affaire, dit mistress Crupp.»
Et nous montâmes l'escalier.
L'appartement était situé au haut de la maison, grand avantage aux yeux de ma tante, puisqu'il était facile d'arriver sur le toit en cas d'incendie; il se composait d'une antichambre avec imposte vitrée, où l'on ne voyait pas bien clair, d'un office tout à fait noir où l'on ne voyait pas du tout, d'un petit salon et d'une chambre à coucher. Les meubles étaient un peu fanés, mais je n'étais pas difficile, et la rivière passait sous les fenêtres.
J'étais enchanté, ma tante et mistress Crupp se retirèrent dans l'office pour discuter les conditions, pendant que je restais assis sur le canapé du salon, osant à peine croire possible que je fusse destiné à habiter une résidence si cossue. Après un combat singulier qui dura quelque temps, les deux champions reparurent, et je lus avec joie dans la physionomie de mistress Crupp comme dans celle de ma tante que l'affaire était conclue.
«Est-ce le mobilier du dernier locataire? demanda ma tante.
— Oui, madame, dit mistress Crupp.
— Qu'est-il devenu?» demanda ma tante.
Mistress Crupp fut saisie d'une quinte de toux terrible au milieu de laquelle elle articula avec une grande difficulté:
«Il est tombé malade ici, madame, et… Heu! Heu!… Heu!… ah!… il est mort.
— Ah! Et de quoi est-il mort? demanda ma tante.
— Ma foi! madame, il est mort de boisson, dit mistress Crupp en confidence, et de fumée.
— De fumée? vous ne voulez pas dire que les cheminées fument?
— Non, madame, repartit mistress Crupp; je parle de pipes et de cigares.
— C'est un mal qui n'est pas contagieux au moins, Trot, dit ma tante en se tournant vers moi.
— Non, certes,» répondis-je.
En un mot, ma tante, voyant combien j'étais enchanté de l'appartement, l'arrêta pour un mois, avec le droit de le garder un an, après le premier mois d'essai. Mistress Crupp devait fournir le linge et faire la cuisine, toutes les autres nécessités de la vie se trouvaient déjà dans l'appartement, et cette dame s'engagea expressément à ressentir pour moi toute la tendresse d'une mère. Je devais entrer en jouissance dès le surlendemain, et mistress Crupp rendit grâce au ciel d'avoir enfin trouvé quelqu'un à qui prodiguer ses soins.
En rentrant à l'hôtel, ma tante me dit qu'elle comptait sur la vie que j'allais mener, pour me donner de la fermeté et de la confiance en moi-même, la seule chose qui me manquât encore. Elle me répéta le même avis plusieurs fois le lendemain, pendant que nous prenions nos arrangements pour faire venir mes habits et mes livres qui étaient chez M. Wickfield. J'écrivis à ce sujet une longue lettre à Agnès, dans laquelle je lui racontais en même temps mes dernières vacances; ma tante, qui devait partir le jour suivant, se chargea de mon épître. Pour ne pas prolonger ces détails, j'ajouterai seulement qu'elle pourvut libéralement à tous les besoins que je pouvais avoir à satisfaire pendant le mois d'essai; que Steerforth, à notre grand désappointement, n'apparut pas avant son départ; que je ne la quittai qu'après l'avoir vue installée en sûreté dans la diligence de Douvres, avec Jeannette à côté d'elle, et triomphant d'avance des victoires qu'elle allait remporter sur les ânes errants; qu'enfin, après le départ de la diligence, je repris le chemin d'Adelphi, en songeant au temps où je rôdais dans ses arcades souterraines, et aux heureux changements qui m'avaient ramené sur l'eau.
CHAPITRE XXIV.
Mes premiers excès.
N'était-ce pas une bien belle chose que d'être chez moi, dans ce bel appartement, et d'éprouver, quand j'avais fermé la porte d'entrée, le même sentiment de fière indépendance que Robinson Crusoé quand il avait escaladé ses fortifications et retiré son échelle derrière lui? N'était-ce pas une belle chose que de me promener dans la ville avec la clef de ma maison dans ma poche, et de savoir que je pouvais inviter qui je voudrais à venir chez moi, sans avoir à craindre de gêner personne, quand cela ne me dérangerait pas moi-même? N'était-ce pas une belle chose que de pouvoir entrer et sortir, aller et venir sans rendre de compte à personne, et, d'un coup de sonnette, de faire monter mistress Crupp tout essoufflée des profondeurs de la terre, quand j'avais besoin d'elle… et quand il lui convenait de venir? Certainement oui, c'était une bien belle chose, mais je dois dire aussi qu'il y avait des moments où c'était bien triste.
C'était charmant le matin, surtout quand il faisait beau. C'était une vie très-agréable et très-libre en plein jour, surtout quand il y avait du soleil; mais quand le jour baissait, le charme de l'existence baissait aussi d'un cran. Je ne sais pas comment cela se faisait, mais elle perdait beaucoup de ses avantages à la chandelle. À cette heure-là, j'avais besoin d'avoir quelqu'un à qui parler. Agnès me manquait. Je trouvais un bien grand vide à la place de l'aimable sourire de ma confidente. Mistress Crupp me faisait l'effet d'être à cent lieues. Je pensais à mon prédécesseur qui était mort à force de boire et de fumer, et j'en étais presque à souhaiter qu'il eût eu plutôt la bonté de vivre au lieu de mourir exprès pour m'emb… pour m'ennuyer.
Après deux jours et deux nuits, il me semblait qu'il y avait un an que je demeurais dans cet appartement, et pourtant je n'avais pas vieilli d'une heure, et j'étais aussi tourmenté que par le passé de mon extrême jeunesse.
Steerforth n'apparaissant pas, ce qui faisait craindre qu'il ne fût malade, je quittai la cour de bonne heure le troisième jour pour prendre le chemin de Highgate. Mistress Steerforth me reçut avec beaucoup de bonté, et me dit que son fils était allé avec un de ses amis d'Oxford voir un de leurs amis communs qui demeurait près de Saint-Albans, mais qu'elle l'attendait le lendemain. Je l'aimais tant que je me sentis jaloux de ses amis d'Oxford.
Elle me pressa de rester à dîner, j'acceptai, et je crois que nous ne parlâmes pas d'autre chose que de lui tout le jour. Je lui racontai les succès qu'il avait eus à Yarmouth, en me félicitant de l'aimable compagnon que j'avais eu là. Miss Dartle n'épargnait ni les insinuations, ni les questions mystérieuses, mais elle prenait le plus grand intérêt à nos faits et gestes, et répéta si souvent: «En vérité?… est-il possible!» qu'elle me fit dire tout ce qu'elle voulait savoir. Elle n'avait point changé du tout depuis le jour où je l'avais vue pour la première fois, mais la société des deux dames me parut si agréable, et j'y trouvai tant de bienveillance, que je vis le moment où j'allais devenir un peu amoureux de miss Dartle. Je ne pus m'empêcher de penser plusieurs fois pendant le soirée, et surtout en retournant chez moi le soir, qu'elle ferait une charmante compagne pour mes soirées de Buckingham-Street.
J'étais en train de déjeuner avec du café et un petit pain, le lendemain matin, avant de me rendre à la Cour (à propos, je crois que c'est le moment de m'étonner, en passant, de la prodigieuse quantité de café que mistress Crupp achetait à mon compte, pour le faire si faible et si insipide), quand Steerforth lui-même entra, à ma grande joie.
«Mon cher Steerforth, m'écriai-je, je commençais à croire que je ne vous reverrais plus jamais.
— J'ai été enlevé à force de bras, dit Steerforth, le lendemain de mon arrivée à la maison… Mais, Pâquerette, dites-moi donc, savez-vous que vous voilà installé comme un bon vieux célibataire.»
Je lui montrai tout mon établissement, sans oublier l'office, avec un certain orgueil, et il ne fut pas avare de ses louanges.
«Tenez! mon vieux, je vais vous dire, reprit-il, je ferai ma maison de ville de votre appartement, à moins que vous ne me donniez congé.»
Quelle agréable promesse! Je lui dis que, s'il attendait son congé, il pourrait bien attendre jusqu'au jugement dernier.
«Mais vous allez prendre quelque chose, lui dis-je en étendant la main vers la sonnette; mistress Crupp va vous faire du café: et moi, je vais vous faire griller quelques tranches de lard sur un petit fourneau que j'ai là.
— Non! non! dit Steerforth, ne sonnez pas! je vais déjeuner avec un de ces jeunes gens qui logent à Piazza-hôtel, près de Covent- Garden!
— Au moins, vous reviendrez pour dîner? dis-je.
— Je ne pense pas, sur ma parole; j'en ai bien du regret, mais il faut que je reste avec mes deux compagnons. Nous partons tous les trois demain matin.
— Alors, amenez-les dîner ici, répliquai-je, si vous croyez qu'ils puissent accepter.
— Oh! ils viendraient bien volontiers, dit Steerforth; mais nous vous gênerions. Vous feriez mieux de venir dîner avec nous, quelque part.»
Je ne voulus pas consentir à cet arrangement, car je m'étais mis dans la tête qu'il fallait absolument que je donnasse une petite fête pour mon installation, et que je ne pouvais rencontrer une meilleure occasion de pendre la crémaillère. J'étais plus fier que jamais de mon appartement, depuis que Steerforth l'avait honoré de son approbation, et je brûlais du désir de lui en développer toutes les ressources. Je lui fis promettre positivement de venir avec ses deux amis, et nous fixâmes le dîner à six heures.
Quand il fut parti, je sonnai mistress Crupp, et je lui annonçai mon hardi projet. Mistress Crupp me dit d'abord que naturellement on ne pouvait pas s'attendre à la voir servir à table, mais qu'elle connaissait un jeune homme très-adroit, qui consentirait peut-être à servir, moyennant cinq schellings, avec une petite gratification en sus. Je lui répondis que certainement il fallait avoir ce jeune homme. Ensuite mistress Crupp ajouta qu'il était bien clair qu'elle ne pouvait pas être en deux endroits à la fois (ce qui me parut raisonnable), et qu'une petite fille installée dans l'office avec un bougeoir, pour laver sans relâche les assiettes, serait indispensable. Je demandai quel pourrait être le prix des services de cette jeune personne; mistress Crupp supposait que dix-huit pence ne me ruineraient pas. Je ne le supposais pas non plus, et ce fut encore un point convenu. Alors, mistress Crupp me dit: «Maintenant, passons au menu du dîner.»
Le fumiste qui avait construit la cheminée de la cuisine de mistress Crupp avait fait preuve d'une rare imprévoyance, en la faisant de manière qu'on n'y pouvait cuire que des côtelettes et des pommes de terre. Quant à une poissonnière, mistress Crupp dit que je n'avais qu'à aller regarder la batterie de cuisine: elle ne pouvait pas m'en dire davantage; je n'avais qu'à venir voir. Comme je n'aurais pas été beaucoup plus avancé d'aller voir, je refusai en disant: «On peut se passer de poisson.» Mais ce n'était pas le compte de mistress Crupp.
«Pourquoi cela? dit-elle. C'est la saison des huîtres, vous ne pouvez pas vous dispenser d'en prendre?
— Va donc pour les huîtres!»
Mistress Crupp me dit alors que son avis serait de composer le dîner comme il suit: Une paire de poulets rôtis… qu'on ferait venir de chez le traiteur; un plat de boeuf à la mode, avec des carottes… de chez le traiteur; deux petites entrées comme une tourte chaude et des rognons sautés… de chez le traiteur; une tarte, et si cela me convenait, une gelée… de chez le traiteur, «Ce qui me permettrait, dit mistress Crupp, de concentrer mon attention sur les pommes de terre, et de servir à point le fromage et le céleri à la poivrade.»
Je me conformai à l'avis de mistress Crupp, et j'allai moi-même faire mes commandes chez le traiteur. En descendant le Strand un peu plus tard, j'aperçus à la fenêtre d'un charcutier un bloc d'une substance veinée qui ressemblait à du marbre, et qui portait cette étiquette: «Fausse tortue.» J'entrai et j'en achetai une tranche suffisante, à ce que j'ai vu depuis, pour quinze personnes. Mistress Crupp consentit avec quelque difficulté à réchauffer cette préparation qui diminua si fort en se liquéfiant, que nous la trouvâmes, comme disait Steerforth, un peu juste pour nous quatre.
Ces préparatifs heureusement terminés, j'achetai un petit dessert au marché de Covent-Garden, et je fis une commande assez considérable chez un marchand de vins en détail du voisinage. Quand je rentrai chez moi, dans l'après-midi, et que je vis les bouteilles rangées en bataille dans l'office, elles me semblèrent si nombreuses (quoiqu'il y en eût deux qu'on ne pût pas retrouver, au grand mécontentement de mistress Crupp), que j'en fus littéralement effrayé.
L'un des amis de Steerforth s'appelait Grainger, et l'autre Markham. Ils étaient tous les deux gais et spirituels; Grainger était un peu plus âgé que Steerforth, Markham avait l'air plus jeune, je ne lui aurais pas donné plus de vingt ans. Je remarquai que ce dernier parlait toujours de lui-même d'une manière indéfinie en se servant de la particule on pour remplacer la première personne du singulier qu'il n'employait presque jamais.
«On pourrait très-bien vivre ici, monsieur Copperfield, dit
Markham, voulant parler de lui-même.
— La situation est assez agréable, répondis-je, et l'appartement est vraiment commode.
— J'espère que vous avez fait provision d'appétit, dit Steerforth à ses amis.
— Sur mon honneur, dit Markham, je crois que c'est Londres qui vous donne comme cela de l'appétit. On a faim toute la journée. On ne fait que manger.»
J'étais un peu embarrassé d'abord, et je me trouvais trop jeune pour présider au repas; je fis donc asseoir Steerforth à la place du maître de la maison, quand on annonça le dîner, et je m'assis en face de lui. Tout était excellent, nous n'épargnions pas le vin, et Steerforth fit tant de frais pour que la soirée se passât gaiement, qu'en effet ce fut une véritable fête d'un bout à l'autre. Pendant le dîner, je me reprochais de ne pas être aussi gracieux pour mes hôtes que je l'aurais voulu mais ma chaise était en face de la porte, et mon attention était troublée par la vue du jeune homme très-adroit qui sortait à chaque instant du salon, et dont j'apercevais la silhouette se dessiner le moment d'après sur le mur de l'antichambre, une bouteille à la bouche. La jeune personne me donnait également quelques inquiétudes, non pas pour la propreté des assiettes, mais dans l'intérêt de ma vaisselle dont je l'entendais faire un carnage affreux. La petite était curieuse, et, au lieu de se renfermer tacitement dans l'office, comme le portaient ses instructions, elle s'approchait constamment de la porte pour nous regarder, puis, quand elle croyait être aperçue, elle se retirait précipitamment sur les assiettes dont elle avait tapissé soigneusement le plancher dans l'office, et vous jugez des conséquences désastreuses de cette retraite précipitée.
Ce n'étaient pourtant, après tout, que de petites misères, et je les eus bientôt oubliées quand on eut enlevé la nappe, et que le dessert fut placé sur la table; on découvrit alors que le jeune homme très-adroit avait perdu la parole; je lui donnai en secret le conseil utile d'aller retrouver mistress Crupp et d'emmener aussi la jeune personne dans les régions inférieures de la maison, après quoi je m'abandonnai tout entier au plaisir.
Je commençai par une gaieté et un entrain singuliers; une foule de sujets à demi oubliés se pressèrent à la fois dans mon esprit, et je parlai avec une abondance inaccoutumée. Je riais de tout mon coeur de mes plaisanteries et de celles des autres; je rappelai Steerforth à l'ordre parce qu'il ne faisait pas circuler le vin; je pris l'engagement d'aller à Oxford; j'annonçai mon intention de donner toutes les semaines un dîner exactement pareil à celui que nous venions d'achever, en attendant mieux, et je pris du tabac dans la tabatière de Grainger avec une telle frénésie que je fus obligé de me retirer dans l'office pour y éternuer à mon aise, dix minutes de suite sans désemparer. Je continuai en faisant circuler le vin toujours plus rapidement, et en me précipitant pour déboucher de nouvelles bouteilles, longtemps avant que ce fut nécessaire. Je proposai la santé de Steerforth, «à mon meilleur ami, au protecteur de mon enfance, au compagnon de ma jeunesse.» Je déclarai que j'avais envers lui des obligations que je ne pourrais jamais reconnaître, et que j'éprouvais pour lui une admiration que je ne pourrais jamais exprimer. Je finis en disant:
«À la santé de Steerforth! que Dieu le protège! Hurrah!»
Nous bûmes trois fois trois verres de vin en son honneur, puis encore un petit coup, puis un bon coup pour en finir. Je cassai mon verre en faisant le tour de la table pour aller lui donner une poignée de main, et je lui dis: (en deux mots) «Steerforthvousêtesl'étoilepolairedemonexist…ence.»
Ce n'était pas fini: voilà que je m'aperçois tout à coup que quelqu'un en était au milieu d'une chanson, c'était Markham qui chantait:
Quand les soucis nous accablent…
En finissant, il nous proposa de boire à la santé de «la femme!» Je fis des objections et je ne voulus pas admettre le toast. Je n'en trouvais pas la forme assez respectueuse. Jamais je ne permettrais qu'on portât chez moi pareil toast autrement qu'en ces termes: «les dames!» Ce qui fit que je pris un air très-arrogant avec lui, ce fut surtout parce que je voyais que Steerforth et Grainger se moquaient de moi… ou de lui… peut-être de tous les deux. Il me répondit qu'on ne se laissait pas faire la loi. Je lui dis qu'on serait bien obligé de se la laisser faire. Il répliqua qu'on ne devait pas se laisser insulter. Je lui dis qu'il avait raison, et qu'on n'avait pas cela à craindre sous mon toit où les dieux lares étaient sacrés et l'hospitalité toute-puissante. Il dit qu'on ne manquait pas à sa dignité en reconnaissant que j'étais un excellent garçon. Je proposai sur-le-champ de boire à sa santé.
Quelqu'un se mit à fumer. Nous fumâmes tous, moi aussi malgré le frisson qui me gagnait. Steerforth avait fait un discours en mon honneur, pendant lequel j'avais été ému presque jusqu'aux larmes. Je lui répondis en exprimant le voeu que la compagnie présente voulût bien dîner chez moi le lendemain et le jour suivant, et tous les jours à cinq heures, afin que nous pussions jouir du plaisir de la société et de la conversation tout le long de la soirée. Je me crus obligé de porter une santé nominative. Je proposai donc de boire à la santé de ma tante, «miss Betsy Trotwood, l'honneur de son sexe!»
Il y avait quelqu'un qui se penchait à la fenêtre de ma chambre à coucher, en appuyant son front brûlant contre les pierres de la balustrade, et en recevant le vent sur son visage. C'était moi. Je me parlais à moi-même sous le nom de Copperfield. Je me disais: «Pourquoi avez-vous essayé un cigare? Vous saviez bien que vous ne pouvez pas fumer!» Il y avait après cela quelqu'un qui n'était pas bien solide sur ses jambes et qui se regardait dans la glace. C'était encore moi. Je me trouvais l'air pâlot, les yeux vagues, et les cheveux, seulement les cheveux, rien de plus… ivres.
Quelqu'un me dit: «Allons au spectacle, Copperfield!» Je ne vis plus la chambre à coucher, je ne vis que la table branlante, couverte de verres retentissants, avec la lampe dessus; Grainger était à ma droite, Markham à ma gauche, Steerforth en face, tous assis dans le brouillard et loin de moi.
«Au spectacle? sans doute! c'est cela! allons! excusez-moi seulement si je sors le dernier pour éteindre la lampe, de peur du feu.»
Grâce à quelque confusion dans l'obscurité, sans doute, il fallait que la porte fût partie: je ne la trouvais plus. Je la cherchais dans les rideaux de la fenêtre, quand Steerforth me prit par le bras en riant, et me fit sortir. Nous descendîmes l'escalier, les uns après les autres. Au moment d'arriver en bas, quelqu'un tomba et roula jusqu'au palier. Je ne sais quel autre dit que c'était Copperfield. J'étais indigné de ce faux rapport jusqu'au moment où, me trouvant sur le dos dans le corridor, je commençai à croire qu'il y avait peut-être quelque fondement à cette supposition.
Il faisait cette nuit-là un brouillard épais avec des halos de lumière autour des réverbères dans la rue. On disait vaguement qu'il pleuvait. Moi, je trouvais qu'il gelait. Steerforth m'épousseta sous un réverbère, retapa mon chapeau que quelqu'un avait ramassé quelque part, je ne sais comment, car je ne l'avais pas auparavant. Steerforth me dit alors: «Comment vous trouvez- vous, Copperfield?» Et je lui répondis: «Mieux q'jamais.»
Un homme, niché dans un petit coin, m'apparut à travers le brouillard, et reçut l'argent de quelqu'un, en demandant si on avait payé pour moi; il eut l'air d'hésiter (autant que je me rappelle cet instant, rapide comme un éclair) s'il me laisserait entrer ou non. Le moment d'après, nous étions placés très-haut dans un théâtre étouffant; nous plongions de là dans un parterre qui m'avait l'air de fumer, tant les gens qui y étaient entassés se confondaient à mes yeux. Il y avait aussi une grande scène qui paraissait très-propre et très-unie, quand on venait de la rue; et puis il y avait des gens qui s'y promenaient, et qui parlaient de quelque chose, mais d'une manière très-confuse. Il y avait beaucoup de lumière, de la musique, des dames dans les loges, et je ne sais quoi encore. Il me semblait que tout l'édifice prenait une leçon de natation, à voir les oscillations étranges avec lesquelles il m'échappait quand j'essayais de le fixer des yeux.
Sur la proposition de quelqu'un, nous résolûmes de descendre aux premières loges, où étaient les dames. J'aperçus un monsieur en grande toilette, couché tout de son long sur un canapé, une lorgnette à la main, et je vis aussi ma personne en pied dans une glace. On m'introduisit dans une loge où je m'aperçus que je parlais en m'asseyant, et qu'on criait autour de moi silence à quelqu'un; je vis que les dames me jetaient des regards d'indignation et… quoi?… oui!… Agnès, assise devant moi, dans la même loge, à côté d'un monsieur et d'une dame que je ne connaissais pas. Je vois son visage, maintenant bien mieux, probablement, que je ne le vis alors, se tourner vers moi avec une expression ineffaçable d'étonnement et de regret.
«Agnès, dis-je d'une voix tremblante, bonté du ciel, Agnès!
— Chut! je vous en prie! répondit-elle sans que je pusse comprendre pourquoi. Vous dérangez vos voisins. Regardez le théâtre.»
J'essayai, sur son ordre, de voir et d'entendre quelque chose de ce qui se passait, mais ce fut inutile. Je la regardai de nouveau, et je la vis se cacher dans son coin et appuyer son front sur sa main gantée.
«Agnès, lui dis-je, j'aipeurquevousn'soyezsouffrante.
— Non, non, ne faites pas attention à moi, Trotwood, repliqua-t- elle. Écoutez-moi. Partez-vous bientôt?
— Sij'm'envaisbientôt? répétai-je.
— Oui.»
N'avais-je pas la sotte idée de lui répondre que j'attendrais pour lui donner le bras en descendant! Je suppose que j'en exprimai quelque chose, car, après m'avoir regardé attentivement un moment, elle parut comprendre, et répliqua à voix basse:
«Je sais que vous allez faire ce que je vous demande, quand je vous dirai que j'y tiens beaucoup. Allez-vous-en tout de suite, Trotwood, pour l'amour de moi, et priez vos amis de vous ramener chez vous.»
Sa présence avait déjà produit assez d'effet sur moi, pour que je me sentisse tout honteux malgré ma colère, et avec un bref «booir» (qui voulait dire «bonsoir»), je me levai et je sortis. Steerforth me suivit, et je ne fis qu'un pas de la porte de ma loge à celle de ma chambre à coucher où je me trouvai seul avec lui; il m'aidait à me déshabiller, pendant que je lui disais alternativement qu'Agnès était ma soeur, et que je le conjurais de m'apporter le tire-bouchon pour déboucher une autre bouteille de vin.
Il y eut quelqu'un qui passa la nuit dans mon lit à rabâcher sans cesse les mêmes choses, à bâtons rompus, dans un rêve fiévreux, battu par une mer agitée qui ne voulait pas se calmer. Puis quand ce quelqu'un retrouva peu à peu son identité, alors ma gorge commença à se dessécher, il me sembla que ma peau était sèche comme une planche, que ma langue était le fond d'une vieille bouilloire vide qui se calcinait peu à peu sur un petit feu, et que les paumes de mes mains étaient des plaques de métal brûlant que la glace même ne pourrait rafraîchir!
Quelle angoisse d'esprit, quels remords, quelle honte je ressentis quand je revins à moi-même le lendemain! Quelle horreur j'éprouvai en pensant aux mille sottises que j'avais faites sans le savoir et sans pouvoir les réparer jamais! Le souvenir de cet ineffaçable regard d'Agnès; l'impossibilité où je me trouvais d'avoir aucune explication avec elle, puisque je ne savais pas seulement, animal que j'étais, ni pourquoi elle était venue à Londres, ni chez qui elle était descendue; le dégoût que me causait la vue seule de la chambre où avait eu lieu le festin, l'odeur du tabac, la vue des verres, le mal de tête que j'éprouvais sans pouvoir sortir, ni même me lever! Quelle journée que celle-là!
Et quelle soirée, quand, assis près du feu, je dégustai lentement une tasse de bouillon de mouton couvert de graisse, et que je me dis que je prenais le même chemin que mon prédécesseur, et que je succéderais à son triste sort comme à son appartement! J'avais bien envie d'aller tout de suite à Douvres, faire une confession générale. Quelle soirée, quand mistress Crupp vint chercher la tasse de bouillon, et qu'elle m'apporta, dans un plat à fromage, un rognon, un seul rognon, comme l'unique reste, disait-elle, du festin de la veille! Je fus sur le point de tomber sur son sein de nankin, et de m'écrier dans un repentir véritable: «Oh! mistress Crupp, mistress Crupp, ne me parlez pas de restes! allez! Je suis bien malheureux!» Seulement, ce qui m'arrêta dans cet élan du coeur, c'est que je n'étais pas bien sûr que mistress Crupp fût précisément le genre de femme à qui on dût donner sa confiance!
CHAPITRE XXV.
Le bon et le mauvais ange.
J'allais sortir le matin qui suivit cette déplorable journée de maux de tête, de maux de coeur et de repentance, sans bien savoir la date du dîner que j'avais donné, comme si un escadron de géants avait pris un énorme levier pour refouler l'avant-veille dans un passé de plusieurs mois, quand je vis un commissionnaire qui montait une lettre à la main. Il ne se pressait point pour exécuter sa commission, mais quand il me vit au haut de l'escalier, le regarder par-dessus la rampe, il prit le petit trot et arriva près de moi, aussi essoufflé que s'il venait de courir de manière à se mettre en nage.
«T. Copperfield Esquire?» dit le commissionnaire en touchant son chapeau.
J'étais si troublé par la conviction que cette lettre devait être d'Agnès, que j'étais à peine en état de répondre que c'était moi. Je finis pourtant par lui dire que j'étais le T. Copperfield Esquire en question, et il ne fit aucune difficulté de me croire. «Voici la lettre, me dit-il, il y a réponse.» Je le laissai sur le palier pour attendre, et je fermai sur lui la porte en rentrant chez moi; j'étais si ému que je fus obligé de poser la lettre sur la table, à côté de mon déjeuner, pour me familiariser un peu avec la suscription, avant de me résoudre à rompre le cachet.
Je vis en l'ouvrant que le billet était très-affectueux, et ne faisait aucune allusion à l'état dans lequel je m'étais trouvé la veille au spectacle. Il disait seulement: «Mon cher Trotwood, je suis chez l'homme d'affaires de mon père, M. Waterbrook, Elyplace, Holborn. Pouvez-vous venir me voir aujourd'hui? J'y serai à l'heure que vous voudrez m'indiquer. Tout à vous, très- affectueusement. «Agnès.»
Je mis si longtemps à écrire une réponse qui me satisfit un peu, que je ne sais pas ce que le commissionnaire dut croire, à moins qu'il n'ait imaginé que je prenais une leçon d'écriture. Je suis sûr que je fis au moins une demi-douzaine de brouillons. L'un commençait par: «Comment puis-je espérer, ma chère Agnès, effacer jamais de votre souvenir l'impression de dégoût…» Là, je ne fus pas satisfait, et je le déchirai. Je commençai une autre lettre: «Shakespeare a fait déjà la remarque, ma chère Agnès, qu'il était bien étrange qu'on mit dans sa bouche son ennemi…» Ce on me rappela Markham et je n'allai pas plus loin. J'essayai même de la poésie; je commentai un billet en vers de huit pieds:
Chère Agnès, laissez-moi vous dire.
Mais, je ne sais pourquoi, la tantirelire lire me revint à l'esprit, et cette rime absurde me fit renoncer à tout. Après bien des essais, voici ce que je lui écrivis:
«Ma chère Agnès, votre lettre vous ressemble; que puis-je dire de plus en sa faveur? Je serai chez vous à quatre heures. Croyez à mon affection et à mon repentir. T. C., etc.»
Le commissionnaire partit enfin avec cette missive que je fus vingt fois sur le point de rappeler dès qu'elle fut sortie de mes mains.
Si la journée fut à moitié aussi pénible pour qui que ce soit des légistes employés à Doctors'-Commons qu'elle le fut pour moi, je crois en vérité qu'il expia cruellement la part qui lui était échue de ce vieux fromage ecclésiastique persillé. Je quittai mon bureau à trois heures et demie; quelques minutes après j'errais dans les environs de la maison de M. Waterbrook, et pourtant le moment fixé pour mon rendez-vous était déjà passé depuis un quart- d'heure au moins, d'après l'horloge de Saint-André, Holborn, avant que j'eusse rassemblé assez de courage pour tirer la sonnette particulière à gauche de la porte de M. Waterbrook.
Les affaires courantes de M. Waterbrook se faisaient au rez-de- chaussée, et celles d'un ordre plus relevé, fort nombreuses dans sa clientèle, se traitaient au premier étage. On me fit entrer dans un joli salon, un peu étouffé, où je trouvai Agnès tricotant une bourse.
Elle avait l'air si paisible et si pur, et me rappela si vivement les jours de fraîche et douce innocence que j'avais passés à Canterbury, en contraste avec le misérable spectacle d'ivrognerie et de débauche que je lui avais présenté l'avant-veille, que, me laissant aller à mon repentir et à ma honte, je me conduisis comme un enfant. Oui, il faut que je l'avoue, je me mis à fondre en larmes, et je ne sais pas encore, à l'heure qu'il est, si ce n'est pas, au bout du compte, ce que j'avais de mieux à faire, ou si je ne me couvris pas de ridicule.
«Si c'était tout autre que vous qui m'eût vu dans est état, Agnès, lui dis-je en détournant la tête, je n'en serais pas la moitié aussi affligé. Mais que ce fût vous, précisément vous! Ah! je sens que j'aurais mieux aimé mourir!»
Elle posa un instant sur mon bras sa main caressante, et je me sentis consolé et encouragé; je ne pus m'empêcher de porter cette main à mes lèvres et de la baiser avec reconnaissance.
«Asseyez-vous, dit Agnès d'un ton affectueux. Ne vous désolez pas, Trotwood. Si vous ne pouvez pas avoir en moi pleine confiance, à qui donc vous confierez-vous?
— Ah! Agnès, repartis-je, vous êtes mon bon ange!» Elle sourit un peu tristement à ce qu'il me sembla, et secoua la tête.
«Oui, Agnès, mon bon ange! toujours mon bon ange!
— Si cela était véritablement, Trotwood, répliqua-t-elle, il y a une chose qui me tiendrait bien au coeur.»
Je la regardai d'un air interrogateur; mais je devinais déjà ce qu'elle voulait dire.
«Je voudrais vous mettre en garde, dit Agnès en me regardant en face, contre votre mauvais ange.
— Ma chère Agnès, lui dis-je, si vous voulez parler de
Steerforth…
— Oui, Trotwood, répondit-elle.
— Alors, Agnès, vous lui faites grand tort. Lui, mon mauvais ange, ou celui de qui que ce soit! Lui, qui n'est pour moi qu'un guide, un appui, un ami! Ma chère Agnès! ce serait une injustice indigne de votre caractère bienveillant de le juger d'après l'état dans lequel vous m'avez vu l'autre soir.
— Je ne le juge pas d'après l'état dans lequel je vous ai vu l'autre soir, répliqua-t-elle tranquillement.
— D'après quoi, alors?
— D'après beaucoup de choses, qui sont des bagatelles en elles- mêmes, mais qui prennent plus d'importance dans leur ensemble. Je le juge, Trotwood, en partie d'après ce que vous m'avez dit de lui vous-même, d'après votre caractère, et l'influence qu'il a sur vous.»
Sa voix douce et modeste semblait faire résonner en moi une corde qui ne vibrait qu'à ce son. Cette voix était toujours pénétrante, mais lorsqu'elle était émue comme elle l'était alors, elle avait un accent qui allait au fond de mon coeur. Je restais là sur ma chaise à l'écouter encore, tandis qu'elle baissait les yeux sur son ouvrage; et l'image de Steerforth, en dépit de mon attachement pour lui, s'obscurcissait à sa voix.
«Je suis bien hardie, dit Agnès, en relevant les yeux, moi qui ai toujours vécu dans la retraite, et qui connais si peu le monde, de vous donner mon avis avec tant d'assurance, peut-être même d'avoir un avis si décidé. Mais je sais d'où vient ma sollicitude, Trotwood; je sais qu'elle remonte au souvenir fidèle de notre enfance commune, et à l'intérêt sincère que je prends à tout ce qui vous regarde. Voilà ce qui m'enhardit. Je suis sûre de ne pas me tromper dans ce que je vous dis. J'en suis certaine. Il me semble que c'est un autre et non pas moi qui vous parle, quand je vous garantis que vous avez là un ami dangereux.»
Je la regardais toujours, je l'écoutais toujours après qu'elle avait parlé, et l'image de Steerforth, quoique gravée encore dans mon coeur, se couvrit de nouveau d'un nuage sombre.
«Je ne suis pas assez déraisonnable pour espérer, dit Agnès, en prenant son ton ordinaire au bout d'un moment, que vous puissiez changer tout d'un coup de sentiments et de conviction, surtout quand il s'agit d'un sentiment qui a sa source dans votre nature confiante. D'ailleurs ce n'est pas une chose que vous deviez faire à la légère. Je vous demande seulement, Trotwood, si vous pensez jamais à moi… je veux dire, continua-t-elle avec un doux sourire, car j'allais l'interrompre et elle savait bien pourquoi… je veux dire, toutes les fois que vous penserez à moi, de vous rappeler le conseil que je vous donne. Me pardonnerez-vous tout ce que je vous dis là?
— Je vous pardonnerai, Agnès, répliquai-je, quand vous aurez fini par rendre justice à Steerforth et à l'aimer comme je l'aime.
— Pas avant?» dit Agnès.
Je vis passer une ombre sur sa figure, quand je prononçai le nom de Steerforth; mais elle me rendit bientôt mon sourire, et nous reprîmes toute notre confiance d'autrefois.
«Et vous, Agnès, quand est-ce que vous me pardonnerez cette soirée?
— Quand je vous en reparlerai, dit Agnès. Elle voulait ainsi écarter ce souvenir, mais moi j'en étais trop préoccupé pour y consentir, et j'insistai pour lui raconter comment j'en étais venu à m'abaisser jusque-là, et je lui déroulai la chaîne de circonstances dont le théâtre n'avait été, pour ainsi dire, que le dernier anneau. Ce fut pour moi un grand soulagement, et je me donnai en même temps le plaisir de m'étendre sur les obligations que j'avais à Steerforth, et sur les soins qu'il avait pris de moi dans un temps où je n'étais pas en état de prendre, soin de moi- même.
— N'oubliez pas, dit Agnès, en changeant tranquillement la conversation dès que j'eus fini, que vous vous êtes engagé à me raconter non-seulement vos peines, mais aussi vos passions. Qui est-ce qui a succédé à miss Larkins, Trotwood?
— Personne, Agnès.
— Quelqu'un, Trotwood, dit Agnès en riant et en me menaçant du doigt.
— Non, Agnès, sur ma parole. Il y a certainement chez mistress Steerforth une dame qui a beaucoup d'esprit, et avec laquelle j'aime à causer, miss Dartle… Mais je ne l'adore pas.»
Agnès se mit à rire de sa pénétration, et me dit que, si je lui conservais ma confiance, elle avait l'intention de tenir un petit registre de mes attachements violents avec la date de leur naissance et de leur fin, comme la table des règnes de chaque roi et de chaque reine dans l'histoire d'Angleterre. Après quoi elle me demanda si j'avais vu Uriah.
«Uriah Heep? dis-je. Non, est-ce qu'il est à Londres?
— Il vient tous les jours ici dans les bureaux du rez-de-
chaussée, répliqua Agnès. Il était à Londres huit jours avant moi.
Je crains que ce ne soit pour quelque affaire désagréable,
Trotwood.
— Quelque affaire qui vous inquiète, je le vois, Agnès. Qu'est-ce donc?»
Agnès posa son ouvrage, et me répondit en croisant les mains et en me regardant d'un air pensif avec ses beaux yeux si doux:
«Je crois qu'il va devenir l'associé de mon père!
— Qui? Uriah! le misérable aurait-il réussi par ses bassesses insinuantes à se glisser dans un si beau poste! m'écriai-je avec indignation. N'avez-vous pas essayé quelque remontrance, Agnès? Songez aux relations qui vont s'ensuivre. Il faut parler; il ne faut pas laisser votre père faire une démarche si imprudente: il faut l'empêcher, Agnès, pendant qu'il en est encore temps!»
Agnès, me regardant toujours, secouait sa tête en souriant faiblement de la chaleur que j'y mettais, puis elle me répondit:
«Vous vous rappelez notre dernière conversation à propos de papa? Ce fut peu de temps après… deux ou trois jours peut-être, qu'il me laissa entrevoir pour la première fois ce que je vous apprends aujourd'hui. C'était bien triste de le voir lutter contre son désir de me faire accroire que c'était une affaire de son libre choix, et la peine qu'il avait à me cacher qu'il y était obligé. J'en ai eu bien du chagrin.
— Obligé! Agnès! qu'est-ce qui l'y oblige?
— Uriah, répondit-elle après un moment d'hésitation, s'est arrangé pour lui devenir indispensable. Il est fin et vigilant. Il a deviné les faiblesses de mon père, il les a encouragées, il en a profité; enfin, si vous voulez que je vous dise tout ce que je pense, Trotwood, papa a peur de lui.»
Je vis clairement qu'elle eût pu en dire davantage; qu'elle en savait ou qu'elle en devinait plus long. Je ne voulus pas lui donner le chagrin de lui demander ce qu'elle me cachait: je savais qu'elle se taisait pour épargner son père: Je savais que, depuis longtemps, les choses prenaient ce chemin; oui, en y réfléchissant, je ne pouvais me dissimuler qu'il y avait longtemps que cet événement se préparait. Je gardai le silence.
«Son ascendant sur papa est très-grand, dit Agnès. Il professe beaucoup d'humilité et de reconnaissance, c'est peut-être vrai… je l'espère, mais il a vraiment pris une position qui lui donne beaucoup de pouvoir, et je crains qu'il n'en use durement.
— Lui! ce n'est qu'un chacal; lui dis-je, et ce fut pour moi, sur le moment, un grand soulagement.
— Au moment dont je parle, celui où papa me fit cette confidence, poursuivit Agnès, Uriah lui avait dit qu'il allait le quitter; qu'il en était bien fâché; que cela lui faisait beaucoup de peine, mais qu'on lui faisait de très-belles propositions. Papa était très-abattu et plus accablé de soucis que nous ne l'avions jamais vu, vous et moi, mais il a semblé soulagé par cet expédient d'association, quoiqu'il parût en même temps en être blessé et humilié.
— Et comment avez-vous reçu cette nouvelle, Agnès?
— J'ai fait ce que je devais, je l'espère, Trotwood, répliqua-t- elle. J'étais certaine qu'il était nécessaire pour la tranquillité de papa que ce sacrifice fut accompli; je l'ai donc prié de le faire. Je lui ai dit que ce serait un grand poids de moins pour lui… puissé-je avoir dit vrai!… et que cela me donnerait plus d'occasions encore que par le passé de lui tenir compagnie. Oh! Trotwood, s'écria Agnès en couvrant son visage de ses mains pour cacher ses larmes, il me semble presque que j'ai joué le rôle d'une ennemie de mon père, plutôt que celui d'une fille pleine de tendresse, car je sais que les changements que nous avons remarqués en lui ne viennent que de son dévouement pour moi. Je sais que s'il a rétréci le cercle de ses devoirs et de ses affections, c'était pour les concentrer sur moi tout entiers. Je sais toutes les privations qu'il s'est imposées pour moi, toutes les sollicitudes paternelles qui ont assombri sa vie, énervé ses forces et son énergie, en concentrant toutes ses pensées sur une seule idée. Ah! si je pouvais tout réparer! si je pouvais réussir à le relever, comme j'ai été la cause innocente de son abaissement!»
Je n'avais jamais vu pleurer Agnès. J'avais bien vu des larmes dans ses yeux chaque fois que je rapportais de nouveaux prix de la pension, j'en avais vu encore la dernière fois que nous avions parlé de son père; je l'avais vue détourner son doux visage quand nous nous étions séparés, mais je n'avais jamais été témoin d'un chagrin pareil. J'en étais si triste que je ne pouvais pas lui dire autre chose que des enfantillages comme ces simples paroles: «Je vous en prie, Agnès, je vous en prie, ne pleurez pas, ma chère soeur!»
Mais Agnès m'était trop supérieure par le caractère et la persévérance (je le sais maintenant, que je le comprisse ou non alors), pour avoir longtemps besoin de mes prières. La sérénité angélique de ses manières qui l'a marquée dans mon souvenir d'un sceau si différent de toute autre créature, reparut bientôt, comme lorsqu'un nuage s'efface d'un ciel serein.
«Nous ne serons probablement pas seuls bien longtemps, dit Agnès, et puisque j'en ai l'occasion, permettez-moi de vous demander instamment, Trotwood, de montrer de la bienveillance pour Uriah. Ne le rebutez pas. Ne lui en voulez pas (comme je sais que vous y êtes en général disposé) de ce que vos caractères n'ont pas de sympathie. Ce n'est peut-être que lui rendre justice, car nous ne savons rien de positif contre lui. En tous cas, pensez d'abord à papa et à moi!»
Agnès n'eut pas le temps d'en dire davantage, car la porte s'ouvrit et mistress Waterbrook, une femme étoffée, ou qui portait une robe très-étoffée, je ne sais lequel, car je ne pouvais pas distinguer ce qui appartenait à la robe de ce qui appartenait à la dame, entra toutes voiles dehors. J'avais un vague souvenir de l'avoir vue au spectacle, comme si elle avait passé devant moi dans une lanterne magique mal éclairée; mais elle eut l'air de se rappeler parfaitement ma personne, qu'elle soupçonnait encore d'être en état d'ivresse.
Découvrant pourtant par degrés que j'étais de sens rassis, et, j'espère aussi, que j'étais un jeune homme bien élevé, mistress Waterbrook s'adoucit considérablement à mon égard, et commença par me demander si je me promenais beaucoup dans les parcs, puis, en second lieu, si j'allais souvent dans le monde. Sur ma réponse négative à ces deux questions, il me sembla que je recommençais à perdre beaucoup dans son estime: cependant elle mit beaucoup de bonne grâce à dissimuler la chose, et m'invita à dîner pour le lendemain. J'acceptai l'invitation et je pris congé d'elle, en demandant Uriah dans les bureaux en sortant; il était absent et je laissai ma carte.
Quand j'arrivai pour dîner le lendemain, la porte de la rue, en s'ouvrant, me permit de pénétrer dans un bain de vapeur, parfumé d'une odeur de mouton, qui me fit deviner que je n'étais pas le seul invité; je reconnus à l'instant le commissionnaire revêtu d'une livrée et posté au bas de l'escalier pour aider le domestique à annoncer. Il fit de son mieux pour avoir l'air de ne pas me connaître, quand il me demanda mon nom en confidence, mais moi, je le reconnus bien, et lui aussi, ce qui ne nous mettait pas à notre aise: ce que c'est que la conscience!
Je trouvai dans M. Waterbrook un monsieur entre deux âges, le cou très-court, avec un col de chemise très-vaste; il ne lui manquait que d'avoir le nez noir pour ressembler parfaitement à un roquet, il me dit qu'il était heureux d'avoir l'honneur de faire ma connaissance, et quand j'eus déposé mes hommages aux pieds de mistress Waterbrook, il me présenta avec beaucoup de cérémonie à une dame très-imposante, revêtue d'une robe de velours noir, avec une grande toque de velours noir sur la tête; bref, je la pris pour une proche parente d'Hamlet, sa tante par exemple.
Elle s'appelait mistress Henry Spiker; son mari était là aussi et il avait un air si glacial, que ses cheveux me firent l'effet, non pas d'être gris, mais d'être parsemés de givre ou de frimas. On montrait la plus grande déférence au couple Spiker; Agnès m'apprit que cela venait de ce que M. Henry Spiker était l'avoué de quelqu'un ou de quelque chose, je ne sais lequel, qui tenait de loin à la trésorerie.
Je trouvai Uriah Heep vêtu de noir au milieu de la compagnie. Il était plein d'humilité et me dit, quand je lui donnai une poignée de main, qu'il était fier de ce que je voulais bien faire attention à lui, et qu'il m'était très-obligé de ma condescendance. J'aurais voulu qu'il en fût un peu moins touché, car, dans l'excès de sa reconnaissance, il ne fit que roder toute la soirée autour de moi, et chaque fois que je disais un mot à Agnès, j'étais sûr d'apercevoir dans un coin ses yeux vitreux et son visage cadavéreux, qui nous hantaient comme ceux d'un déterré.
Les autres invités me firent l'effet d'avoir été frappés à la glace comme le champagne. L'un d'eux pourtant attira mon attention avant même d'être introduit; j'avais entendu annoncer M. Traddles; mes pensées se reportèrent à l'instant vers Salem-House; serait-il possible, me disais-je, que ce fut ce Tommy qui dessinait toujours des squelettes!
J'attendais l'entrée de M. Traddles avec un intérêt inaccoutumé. Je vis un jeune homme tranquille, à l'air grave, aux manières modestes, avec des cheveux très-étranges et des yeux un peu trop ouverts; il disparut si vite dans un coin sombre, que j'eus quelque peine à l'examiner. Enfin je parvins à le voir en face, et mes yeux me trompaient bien si ce n'était pas mon pauvre vieux Tommy.
Je m'approchai de M. Waterbrook pour lui dire que je croyais avoir le plaisir de retrouver chez lui un ancien camarade.
«En vérité? dit M. Waterbrook d'un air étonné, vous êtes trop jeune pour avoir été en pension avec M. Henry Spiker?
— Oh! ce n'est pas de lui que je parle, repartis-je. Je parle d'un monsieur qui s'appelle Traddles.
— Oh! oui, oui, en vérité? dit mon hôte avec beaucoup moins d'intérêt, c'est possible.
— Si c'est véritablement mon ancien camarade, dis-je en regardant du côté de Traddles, nous avons été ensemble dans une pension qui s'appelait Salem-House: c'était un excellent garçon.
— Oh! oui, Traddles est un bon garçon, répliqua mon hôte en hochant la tête d'un air de condescendance; Traddles est un très- bon garçon.
— C'est vraiment, lui dis-je, une coïncidence assez curieuse.
— D'autant plus, répondit mon hôte, que c'est par hasard qu'il est ici: il n'a été invité ce matin que parce qu'il s'est trouvé une place vacante à table, par suite de l'indisposition du père de mistress Henry Spiker. C'est un homme très-bien élevé que le père de mistress Henry Spiker, M. Copperfield.»
Je murmurai quelques mots d'assentiment très-chaleureux et véritablement méritoires de la part d'un homme qui n'avait jamais entendu parler de lui; puis je demandai quelle était la profession de M. Traddles.
«Traddles, dit M. Waterbrook, étudie pour le barreau; c'est un très-bon garçon… incapable de faire du mal à personne qu'à lui- même.
— Quel mal peut-il se faire à lui-même? répliquai-je, contrarié d'apprendre cette mauvaise nouvelle.
— Voyez-vous, repartit M. Waterbrook en faisant une petite moue et en jouant avec sa chaîne de montre, d'un certain air d'aisance presque impertinente, je ne crois pas qu'il arrive jamais à grand'chose. Je parierais, par exemple, qu'il n'aura jamais vaillant cinq cents livres sterling. Traddles m'a été recommandé par un de mes amis du barreau. Oh! certainement, certainement, il ne manque pas de quelque talent pour étudier une cause et pour exposer clairement une question par écrit, mais voilà tout. J'ai le plaisir de lui jeter de temps en temps quelque affaire qui ne laisse pas que d'être considérable… pour lui s'entend. Oh! certainement, certainement!»
J'étais très-frappé de l'air de satisfaction dégagée dont M. Waterbrook prononçait de temps en temps son petit «Oh! certainement!» L'expression qu'il y mettait était étrange. Cela vous donnait tout de suite l'idée d'un homme qui était né, non pas comme on dit, avec une cuiller d'argent dans la bouche, mais avec une échelle à la main, et qui avait escaladé l'un après l'autre tous les échelons de la vie jusqu'à ce qu'il pût jeter du faîte un regard de patronage philosophique sur les gens qui pataugaient en bas dans le fossé.
Je continuai de réfléchir sur ce sujet, quand on annonça le dîner. M. Waterbrook offrit son bras à la tante d'Hamlet; M. Henry Spiker donna le sien à mistress Waterbrook; Agnès, que j'avais envie de réclamer, fut confiée à un monsieur souriant qui avait les jambes un peu grêles. Uriah, Traddles et moi, en notre qualité de jeunesse, nous descendîmes les derniers, sans cérémonie. Je ne fus pas tout à fait aussi contrarié que je l'aurais été d'avoir manqué le bras d'Agnès, en trouvant l'occasion, sur l'escalier, de renouer connaissance avec Traddles, qui fut ravi de me revoir, tandis qu'Uriah se tortillait près de nous avec une humilité et une satisfaction si indiscrètes, que j'avais grande envie de le jeter par-dessus la rampe.
Nous fûmes séparés à table, Traddles et moi. Nous étions aux deux bouts opposés; il était perdu dans l'éclat éblouissant d'une robe de velours rouge, et moi dans le deuil de la tante d'Hamlet. Le dîner fut très-long, et la conversation roula tout entière sur l'aristocratie de naissance, sur ce qu'on appelle… le sang. Mistress Waterbrook nous répéta plusieurs fois que, si elle avait une faiblesse, c'était pour le sang.
Il me vint plusieurs fois à l'esprit que nous n'en aurions pas été plus mal, si nous n'avions pas été si comme il faut. Nous étions tellement comme il faut, que le cercle de la conversation était extrêmement restreint. Il y avait au nombre des invités un monsieur et une madame Gulpidge, qui avaient quelque rapport (M. Gulpidge, du moins) de seconde main avec les affaires légales de la Banque; et entre la Banque et la Trésorerie, nous étions aussi exclusifs que le journal de la Cour, qui ne sort pas de là. Pour ajouter à l'agrément de la chose, la tante d'Hamlet avait le défaut de la famille et se livrait constamment à des soliloques décousus sur tous les sujets auxquels on faisait allusion. Il est vrai de dire qu'ils étaient peu nombreux, mais comme nous retombions toujours sur le sang, elle avait un champ aussi vaste pour donner carrière à ses spéculations abstraites que son neveu lui-même.
Le sang! le sang! on aurait pu se croire à un dîner d'ogres, tant la conversation prenait un ton sanguinaire.
«J'avoue que je suis de l'avis de mistress Waterbrook, dit M. Waterbrook en élevant son verre à la hauteur de ses yeux. Il y a bien des choses qui ont aussi leur valeur, mais moi je tiens pour le sang!
— Oh! il n'y a rien d'aussi satisfaisant, observa la tante d'Hamlet, il n'y a rien qui rappelle autant le beau idéal de toutes ces sortes de choses en général. Il y a des esprits vulgaires (il y en a peu, j'espère, mais enfin il y en a) qui aiment mieux se prosterner devant ce que j'appellerais des idoles, positivement des idoles: devant de grands services rendus, des facultés éminentes, et ainsi de suite. Mais tout cela ce sont des êtres d'imagination. Il n'en est pas ainsi du sang. On voit le sang dans un nez, et on le reconnaît; on le rencontre dans un menton, et on dit: «Le voilà, voilà du sang!» C'est quelque chose de positif; on le touche au doigt, cela n'admet pas de doute.»
Le monsieur souriant, doué de jambes grêles, qui avait donné le bras à Agnès, posa la question d'une manière plus nette encore, à ce qu'il me sembla.
«Dame! vous savez, dit ce monsieur, en jetant un regard stupide tout autour de la table; nous ne pouvons pas nous défaire de ça, voyez-vous; nous avons du sang, bon gré mal gré, voyez-vous. Il y a des jeunes gens, voyez-vous, qui peuvent être un peu au-dessous de leur rang comme éducation et comme manières, qui font quelques sottises, voyez-vous, et qui se mettent dans de grands embarras, eux et les autres, et cætera. Mais du diable si on n'a pas toujours du plaisir à trouver qu'au fond ils ont du sang, voyez- vous. Pour mon compte, j'aimerais mieux, en tout cas, être jeté à terre par un homme qui aurait du sang, que d'être ramassé par quelqu'un qui n'en aurait pas.»
Cette déclaration, qui résumait admirablement l'essence de la question, eut le plus grand succès, et attira l'attention sur l'orateur jusqu'au moment de la retraite des dames. Je remarquai alors que M. Gulpidge et M. Henry Spiker, qui jusque-là s'étaient tenus à distance réciproque, formèrent une ligne défensive contre nous, gens de rien, comme étant l'ennemi commun, et échangèrent à travers la table un dialogue mystérieux pour notre mystification.
«Cette affaire de la première créance de quatre mille cinq cents livres sterling n'a pas suivi le cours auquel on s'attendait, Gulpidge, dit M. Henry Spiker.
— Voulez-vous parler du D. de A.? dit M. Spiker.
— Du C. de B.,» dit M. Gulpidge.
M. Spiker fit un mouvement de sourcils et parut très-ému.
«Quand la question fut présentée à lord ***, je n'ai pas besoin de le nommer… dit M. Gulpidge en s'arrêtant.
— Je comprends, dit M. Spiker, W***.»
M. Gulpidge fit un signe mystérieux.
«Quand la question lui fut présentée, il répondit: «Point d'argent, point de liberté!»
— Bonté du ciel! s'écria M. Spiker.
— Point d'argent point de liberté, répéta M. Gulpidge d'un ton ferme. L'héritier présomptif, vous me comprenez?…
— K… dit M. Spiker avec un regard de connivence.
— K… alors a refusé absolument de signer. On l'a suivi jusqu'à New-Market pour le faire rétracter, et il a péremptoirement refusé sa signature.»
L'intérêt de M. Spiker devint si vif qu'il en était pétrifié.
«Voilà où en sont les choses, dit M. Gulpidge en se rejetant dans son fauteuil. Notre ami Waterbrook me pardonnera si j'évite de m'expliquer plus clairement, par égard pour l'importance des intérêts en jeu.»
M. Waterbrook était trop heureux, c'était facile à voir, qu'on voulût bien à sa table traiter, même par allusion, des intérêts si distingués et sous-entendre de tels noms. Il revêtit une expression de grave intelligence, quoique je sois persuadé qu'il ne comprenait pas plus que moi le sujet de la discussion, et exprima sa haute approbation de la discrétion qu'on observait. M. Spiker, après avoir reçu de son ami, M. Gulpidge, une confidence si importante, désira naturellement lui rendre la pareille. Le dialogue précédent fut suivi d'un autre qui fit le pendant; ce fut au tour de M. Gulpidge à témoigner sa surprise; puis il reprit; M. Spiker fut surpris à son tour, et ainsi de suite. Pendant ce temps, nous autres profanes, nous étions accablés par la grandeur des intérêts enveloppés dans cette conversation mystérieuse, et notre hôte nous regardait avec orgueil comme des victimes d'une admiration et d'un respect salutaires.
Jugez si j'eus du plaisir à rejoindre Agnès dans le salon! Après avoir causé avec elle dans un coin, je lui présentai Traddles qui était timide, mais très-aimable et toujours aussi bon enfant qu'autrefois. Il était obligé de nous quitter de bonne heure, attendu qu'il partait le lendemain matin pour un mois, de sorte que je ne pus pas causer avec lui aussi longtemps que je l'aurais voulu; mais nous nous promîmes, en échangeant nos adresses, de nous donner le plaisir de nous revoir quand il serait de retour à Londres. Il apprit avec grand intérêt que j'avais retrouvé Steerforth, et parla de lui avec un tel enthousiasme, que je lui fis répéter devant Agnès ce qu'il en pensait. Mais Agnès se contenta de me regarder et de secouer un peu la tête quand elle fut sûre que j'étais seul à la voir.
Comme elle se trouvait entourée de gens avec lesquels il me semblait qu'elle ne devait pas être à son aise, je fus presque content de lui entendre dire qu'elle devait retourner chez elle au bout de peu de jours, malgré tous mes regrets de la perdre si vite. L'idée de cette séparation prochaine m'engagea à rester jusqu'à la fin de la soirée. Je me rappelais avec tant de plaisir, en causant avec elle et en l'entendant vanter l'heureuse vie que j'avais menée dans la vieille et grave maison qu'elle parait de tant de charmes, que j'aurais volontiers passé ainsi la moitié de la nuit. Mais à la fin, je n'avais plus d'excuses pour rester plus longtemps; toutes les lumières de la soirée de M. Waterbrook étaient éteintes, et je fus bien obligé de partir à mon tour. Je sentis alors plus que jamais qu'elle était mon bon ange, et, en voyant son doux sourire et son visage serein, si je crus que c'étaient ceux d'un ange qui brillaient sur moi d'une sphère éloignée, j'espère qu'on me pardonnera cette illusion innocente.
J'ai dit que toute la société s'était retirée, j'aurais dû en excepter Uriah que je ne comprenais pas dans cette catégorie, et qui n'avait pas cessé de nous poursuivre. Il descendit l'escalier derrière moi. Il sortit de la maison derrière moi, et je le vois encore, faisant glisser sur ses longs doigts de squelette les doigts plus longs encore d'une paire de gants, qui semblaient faits pour la main de Guy Fawkes.
Je n'étais pas d'humeur à me soucier de la compagnie d'Uriah, mais je me souvins de la prière d'Agnès, et je lui demandai s'il voulait venir chez moi prendre une tasse de café.
«Oh! vraiment, M. Trotwood, répliqua-t-il, je devrais dire M. Copperfield, mais l'autre nom me vient tout naturellement à la bouche… je ne voudrais pas vous gêner; ne vous croyez pas obligé, je vous prie, d'inviter un humble personnage comme moi à venir chez vous.
— Cela ne me gêne pas, répondis-je, voulez-vous venir?
— J'en serais bien heureux, répliqua Uriah, en se tortillant.
— Eh bien! alors, venez!»
Je ne pouvais m'empêcher de lui parler un peu sèchement, mais il n'avait pas l'air de s'en apercevoir. Nous prîmes le chemin le plus court, sans entretenir grande conversation en route, et il avait poussé l'humilité jusqu'à ne faire autre chose tout le long du chemin, que de mettre perpétuellement ses abominables gants; il les mettait encore quand nous arrivâmes à ma porte.
L'escalier était sombre, et je le pris par la main pour éviter qu'il se cognât la tête contre les murs, quoiqu'il me semblât que je tenais une grenouille dans la main, tant la sienne était froide et humide; si bien que je fus tenté vingt fois de le lâcher et de m'enfuir. Mais Agnès et l'hospitalité l'emportèrent, et je l'amenai jusqu'au coin de mon feu. Quand j'eus allumé les bougies, il entra dans des transports d'humilité à la vue du salon qui lui était révélé, et quand je fis chauffer le café dans un simple pot d'étain que mistress Crupp affectionnait particulièrement pour cet usage (sans doute parce qu'il n'avait pas été fait pour cela, mais bien plutôt pour contenir l'eau chaude destinée à se faire la barbe, et peut-être aussi parce qu'il y avait une cafetière brevetée, d'un grand prix, qu'elle laissait moisir dans l'office), il manifesta une telle émotion que j'avais la plus grande envie de la lui verser sur la tête pour l'échauder.
«Oh! vraiment, M. Trotwood… pardon, je voulais dire M. Copperfield! je ne me serais jamais attendu à vous voir me servir! mais il m'arrive de tous côtés tant de choses auxquelles je ne pouvais pas non plus m'attendre dans une situation aussi humble que la mienne, qu'il me semble que les bénédictions pleuvent sur ma tête. Vous avez sans doute entendu parler d'un changement dans mon avenir, M. Trotwood… pardon, je voulais dire M. Copperfield?»
En le voyant assis sur mon canapé, ses longues jambes rapprochées pour soutenir sa tasse, son chapeau et ses gants par terre à côté de lui, sa cuiller s'agitant doucement dans sa tasse, avec ses yeux d'un rouge vif, qui semblaient avoir brûlé leurs cils, ses narines qui se dilataient et se resserraient comme toujours chaque fois qu'il respirait, des ondulations de serpent qui couraient tout le long de son corps depuis le menton jusqu'aux bottes, je me dis que décidément il m'était souverainement désagréable. J'éprouvais un malaise véritable à le voir chez moi, car j'étais jeune alors, et je n'avais pas encore l'habitude de cacher ce que je sentais vivement.
«Vous avez, je pense, entendu parler d'un changement dans mon avenir, Trotwood… pardon, je voulais dire M. Copperfield? répéta Uriah.
— Oui, j'en ai entendu parler.
— Ah! répondit-il tranquillement, je pensais bien que miss Agnès le savait; je suis bien aise d'apprendre que miss Agnès en est instruite. Oh! merci, M. Trot… M. Copperfield.»
J'avais bonne envie de lui jeter mon tire-bottes, qui était là tout prêt devant le feu, pour le punir de m'avoir ainsi tiré un renseignement qui regardait Agnès, quelque insignifiant qu'il pût être, mais je me contentai de boire mon café.
«Comme vous avez été bon prophète, monsieur Copperfield, poursuivit-il, comme vous avez vu les choses de loin! Vous rappelez-vous que vous m'avez dit un jour que je deviendrais peut- être l'associé de M. Wickfield, et qu'alors l'étude porterait les noms de Wickfield et Heep! Vous ne vous en souvenez peut-être pas; mais une personne humble comme moi, M. Copperfield, n'oublie pas ces choses-là.
— Je me rappelle vous en avoir parlé, lui dis-je, quoique certainement cela ne me parût pas très-probable alors.
— Et qui aurait pu le croire probable, monsieur Copperfield! dit Uriah avec enthousiasme. Ce n'était pas moi, toujours! Je me rappelle vous avoir dit moi-même que ma position était beaucoup trop humble: et je vous disais là bien véritablement ce que je pensais.»
Il regardait le feu avec une grimace de possédé, et moi je le regardais.
«Mais les individus les plus humbles, monsieur Copperfield, peuvent servir d'instrument pour faire le bien, reprit-il. Je suis heureux d'avoir pu servir d'instrument au bonheur de M. Wickfield, et j'espère lui rendre encore des services. Quel excellent homme, monsieur Copperfield, mais comme il a été imprudent!
— Je suis bien fâché de ce que vous me dites là, lui dis-je, et je ne pus m'empêcher d'ajouter d'un ton significatif… sous tous les rapports.
— Certainement, monsieur Copperfield, répliqua Uriah, sous tous les rapports. Pour miss Agnès par-dessus tout! Vous ne vous rappelez pas, monsieur Copperfield, l'éloquente expression dont vous vous êtes servi en me parlant d'elle, mais moi je me la rappelle bien. Vous m'avez dit un jour que tout le monde lui devait de l'admiration, et je vous en ai bien remercié, mais vous avez oublié tout cela naturellement, monsieur Copperfield?
— Non, dis-je sèchement.
— Oh! combien j'en suis heureux, s'écria Uriah! quand je pense que c'est vous qui avez le premier allumé une étincelle d'ambition dans mon humble coeur et que vous ne l'avez pas oublié! Oh!… voulez-vous me permettre de vous demander encore une tasse de café?»
Il y avait quelque chose dans l'emphase qu'il avait mise à me rappeler ces étincelles que j'avais allumées, quelque chose dans le regard qu'il m'avait lancé en parlant, qui m'avait fait tressaillir comme si je l'avais vu tout d'un coup dévoilé par un jet de lumière. Rappelé à moi par la demande qu'il me faisait d'un ton si différent, je fis les honneurs du pot d'étain, mais d'une main si tremblante, avec un sentiment si soudain de mon impuissance à lutter contre lui, et avec tant d'inquiétude de ce qui allait survenir, que j'étais bien sûr de ne pouvoir lui cacher mon trouble.
Il ne disait rien. Il faisait fondre son sucre, buvait une gorgée de café, puis se caressait le menton de sa main décharnée, regardait le feu, jetait un coup d'oeil sur la chambre, me faisait une grimace sous forme de sourire, se tortillait de nouveau dans l'excès de son respect servile, reprenait sa tasse de café, et me laissait le soin de recommencer la conversation.
«Ainsi donc, lui dis-je enfin, M. Wickfield qui vaut mieux que cinq cents jeunes gens comme vous… ou moi (ma vie en aurait dépendu que je n'aurais pas pu m'empêcher de couper ma phrase par un geste d'impatience bien prononcé), M. Wickfield a commis des imprudences, monsieur Heep?
— Oh! beaucoup d'imprudences, monsieur Copperfield, répliqua Uriah avec un soupir de modestie, beaucoup, beaucoup!… Mais vous seriez bien bon de m'appeler Uriah comme autrefois!
— Eh bien! Uriah, dis-je en prononçant le mot avec quelque difficulté.
— Merci bien! répliqua-t-il avec chaleur, merci bien, monsieur Copperfield! Il me semble sentir la brise ou entendre les cloches d'autrefois, comme aux jours de ma jeunesse, quand je vous entends dire Uriah. Je vous demande pardon. Que disais-je donc?
— Vous parliez de M. Wickfield.
— Ah! oui, c'est vrai, dit-il, de grandes imprudences, monsieur Copperfield! C'est un sujet auquel je ne voudrais faire allusion devant personne autre que vous. Et même avec vous, je ne puis qu'y faire allusion. Si tout autre que moi avait été à ma place depuis quelques années, à l'heure qu'il est, il aurait M. Wickfield (quel excellent homme, pourtant, monsieur Copperfield!) sous sa coupe. Sous… sa… coupe…» dit Uriah très-lentement en étendant sa main décharnée sur la table, et en la pressant si fort de son pouce sec et dur que la table et la chambre même en tremblèrent.
J'aurais été condamné à le regarder avec son vilain pied plat sur la tête de M. Wickfield, que je n'aurais pas pu, je crois, le détester davantage.
«Oh! oui, monsieur Copperfield, continua-t-il d'une voix douce qui formait un contraste frappant avec la pression obstinée de ce pouce dur et sec, il n'y a pas le moindre doute. Ç'aurait été sa ruine, son déshonneur, je ne sais pas quoi, M. Wickfield ne l'ignore pas. Je suis l'humble instrument destiné à le servir dans mon humilité, et il m'élève à une situation que je pouvais à peine espérer d'atteindre. Combien je dois lui en être reconnaissant!» Son visage était tourné de mon côté, mais il ne me regardait pas; il ôta sa main de la table, et frotta lentement et d'un air pensif sa mâchoire décharnée comme s'il se faisait la barbe.
Je me rappelle quelle indignation remplissait mon coeur, en voyant l'expression de ce rusé visage, qui, à la lueur rouge de la flamme, m'annonçait de nouvelles révélations.
«Monsieur Copperfield, me dit-il… mais ne vous fais-je pas veiller trop tard?
— Ce n'est pas vous qui me faites veiller, je me couche toujours tard.
— Merci, monsieur Copperfield. J'ai monté de quelques degrés dans mon humble situation depuis le temps où vous m'avez connu, cela est vrai, mais je suis toujours aussi humble. J'espère que je le serai toujours. Vous ne douterez pas de mon humilité si je vous fais une petite confidence, monsieur Copperfield, n'est-ce pas?
— Non, dis-je avec effort.
— Merci bien! Il tira son mouchoir de sa poche et se mit à en frotter la paume de ses mains. Miss Agnès, monsieur Copperfield?
— Eh bien! Uriah?
— Oh! quel plaisir de vous entendre dire Uriah spontanément, s'écria-t-il en faisant un petit saut comme une torpille électrique. Vous l'avez trouvée bien belle ce soir, monsieur Copperfield?
— J'ai trouvé comme de coutume qu'elle avait l'air d'être sous tous les rapports au-dessus de tous ceux qui l'entouraient.
— Oh! merci! c'est parfaitement vrai, s'écria-t-il. Merci mille fois de ce que vous venez de dire là!
— Point du tout, répondis-je avec hauteur; il n'y a pas de quoi.
— Voyez-vous, monsieur Copperfield, dit Uriah; c'est précisément là-dessus que roule la confidence que je vais prendre la liberté de vous faire. Quelque humble que je sois, et il frottait ses mains plus énergiquement en les regardant de près, puis il regardait le feu; quelque humble que soit ma mère, quelque modeste que soit notre pauvre mais honnête demeure (je n'ai pas d'objection à vous confier mon secret, monsieur Copperfield; j'ai toujours eu de la tendresse pour vous, depuis que j'ai eu le plaisir de vous voir pour la première fois dans un tilbury), l'image de miss Agnès habite dans mon coeur depuis bien des années! Oh! monsieur Copperfield! si vous saviez comme je l'adore! Je baiserais la trace de ses pas.»
Je crois que je fus saisi de la folle idée de prendre dans la cheminée les pincettes toutes rouges, et de l'en poursuivre au grand galop. Heureusement, elle me sortit brusquement de la tête, comme une balle sort de la carabine, mais l'image d'Agnès souillée, rien que par l'ignoble audace des pensées de cet abominable rousseau ne me quitta pas l'esprit, pendant qu'il était là, assis tout de travers sur le canapé, comme si son âme odieuse donnait la colique à son corps: j'en avais presque le vertige. Il me semblait qu'il grandissait et s'enflait sous mes yeux, que la chambre retentissait des échos de sa voix; enfin je me sentis possédé par une étrange sensation que tout le monde connaît peut- être jusqu'à un certain point; il me semblait que tout ce qui venait de se passer était arrivé autrefois, n'importe quand, et que je savais d'avance ce qu'il allait me dire.
Je m'aperçus à temps que son visage exprimait sa confiance dans le pouvoir qu'il avait entre les mains, et cette observation contribua plus que tout le reste, plus que tous les efforts que j'aurais pu faire, à rappeler à mon souvenir la prière d'Agnès dans toute sa force. Je lui demandai avec une apparence de calme, dont je ne me serais pas cru capable l'instant d'auparavant, s'il avait fait connaître ses sentiments à Agnès.
«Oh! non! monsieur Copperfield, répliqua-t-il, mon Dieu, non, je n'en ai parlé qu'à vous. Vous comprenez, je commence à peine à sortir de l'humilité de ma situation; je fonde en partie mes espérances sur les services qu'elle me verra rendre à son père, (car j'espère bien lui être très-utile, monsieur Copperfield), elle verra comme je faciliterai les choses à ce brave homme pour le tenir en bonne voie. Elle aime tant son père, monsieur Copperfield (quelle belle qualité chez une fille!), que j'espère qu'elle arrivera peut-être, par affection pour lui, à avoir quelques bontés pour moi.»
Je sondais la profondeur de l'intrigue de ce misérable, et je comprenais dans quel but il m'en faisait la confidence.
«Si vous voulez bien avoir la bonté de me garder le secret, monsieur Copperfield, poursuivit-il, et de ne rien faire pour le traverser, je regarderai cela comme une grande faveur. Vous ne voudriez pas me causer de désagréments. Je sais la bonté de votre coeur, mais comme vous ne m'avez connu que dans une humble situation (dans la plus humble situation, je devrais dire, car je suis bien humble encore), vous pourriez, sans le vouloir, me faire un peu de tort auprès de mon Agnès. Je l'appelle mon Agnès, voyez- vous, monsieur Copperfield. Il y a une chanson qui dit:
Un sceptre n'est rien sans toi, Et je renonce à tout si tu veux être à moi.
Eh bien! c'est ce que je compte faire un de ces jours.»
Chère Agnès! Elle, pour qui je ne connaissais personne qui fût digne d'un coeur si aimant et si bon, était-il bien possible qu'elle fût réservée à devenir la femme d'un misérable comme celui-là!
«Il n'y a rien de pressé pour le moment, voyez-vous, monsieur Copperfield, continua Uriah, pendant que je me disais cela en le regardant se tortiller devant moi. Mon Agnès est très-jeune encore, et nous avons, ma mère et moi, bien du chemin à faire et bien des arrangements à prendre, avant qu'il soit à propos d'y penser. J'aurai, par conséquent, le temps de la familiariser avec mes espérances, à mesure que les occasions se présenteront. Oh! que je vous suis reconnaissant de votre confiance. Oh! vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir tout le soulagement que j'éprouve à penser que vous comprenez notre situation et que vous ne voudriez pas me causer des désagréments dans la famille en vous tournant contre moi.»
Il me prit la main sans que j'osasse la lui refuser, et après l'avoir serrée dans sa patte humide, il regarda le cadran effacé de sa montre.
«Bon Dieu! dit-il; il est plus d'une heure. Le temps passe si vite dans les confidences entre de vieux amis, monsieur Copperfield, qu'il est presque une heure et demie.»
Je lui répondis que je croyais qu'il était plus tard; non que je le crusse réellement, mais parce que j'étais à bout. Je ne savais plus, en vérité, ce que je disais.
«Mon Dieu! dit-il par réflexion; dans la maison que j'habite, une espèce d'hôtel, de pension bourgeoise, près de New-River-Head, je vais trouver tout le monde couché depuis deux heures, monsieur Copperfield.
— Je suis bien fâché, répondis-je, de n'avoir ici qu'un seul lit, et de…
— Oh! ne parlez pas de lit, monsieur Copperfield, répondit-il d'un ton suppliant, en relevant une de ses jambes. Mais, est-ce que vous verriez quelque inconvénient à me laisser coucher par terre devant le feu?
— Si vous en êtes là, prenez mon lit, je vous en prie, et moi, je m'étendrai devant le feu.»
Il refusa mon offre, d'une voix assez perçante, dans l'excès de sa surprise et de son humilité, pour aller réveiller mistress Crupp, endormie, je suppose, à cette heure indue, dans une chambre éloignée, située à peu près au niveau de la marée basse, et bercée probablement dans son sommeil, par le bruit d'une horloge incorrigible, à laquelle elle en appelait toujours quand nous avions quelque petite discussion sur une question d'exactitude; cette horloge était toujours de trois quarts d'heure en retard, quoiqu'elle eût été réglée chaque matin sur les autorités les plus compétentes. Aucun des arguments qui me venaient à l'esprit dans mon état de trouble, n'ayant d'effet sur sa modestie, je renonçai à lui persuader d'accepter ma chambre à coucher, et je fus obligé de lui improviser, le mieux possible, un lit auprès du feu. Le matelas du canapé (beaucoup trop court pour ce grand cadavre), les coussins du canapé, une couverture, le tapis de la table, une nappe propre et un gros paletot, tout cela composait un coucher dont il me fut platement reconnaissant. Je lui prêtai un bonnet de nuit dont il s'affubla à l'instant, et qui le rendait si horrible, que je n'ai jamais pu en porter depuis; après quoi je le laissai reposer en paix.
Je n'oublierai jamais cette nuit-là. Je n'oublierai jamais combien de fois je me tournai et me retournai dans mon lit; combien de fois je me fatiguai à penser à Agnès et à cet animal; combien de fois je me demandai ce que je pouvais et ce que je devais faire, et tout cela, pour aboutir toujours à cette impasse, que je n'avais rien de mieux à faire pour le repos d'Agnès, que de ne rien faire du tout, et de garder pour moi ce que j'avais appris. Si je m'endormais un moment, l'image d'Agnès avec ses yeux si doux, et celle de son père la regardant tendrement, s'élevaient devant moi, pour me supplier de venir à leur aide, et me remplissaient de vagues terreurs. Chaque fois que je me réveillais, l'idée qu'Uriah dormait dans la chambre à côté m'oppressait comme un cauchemar, et je me sentais sur le coeur un poids de plomb; j'avais peur d'avoir pris pour locataire un démon de la plus vile espèce.
Les pincettes me revenaient aussi à l'esprit dans mon sommeil, sans que je pusse m'en débarrasser. Il me semblait, tandis que j'étais à demi endormi et à demi éveillé, qu'elles étaient encore toutes rouges, et que je venais de les saisir pour les lui passer au travers du corps. Cette idée me poursuivait tellement, quoique sachant bien qu'elle n'avait aucune solidité, que je me glissai dans la pièce voisine pour m'assurer qu'il y était bien en effet, couché sur le dos, ses jambes étendues jusqu'au bout de la chambre; il ronflait; il avait un rhume de cerveau et sa bouche était ouverte comme une boîte aux lettres; enfin, il était en réalité beaucoup plus affreux que mon imagination malade ne l'avait rêvé, et mon dégoût même devint une sorte d'attraction qui m'obligeait à revenir à peu près toutes les demi-heures pour le regarder de nouveau. Aussi cette longue nuit me sembla plus lente et plus sombre que jamais, et le ciel chargé de nuages s'obstinait à ne laisser paraître aucune trace du jour.
Quand je le vis descendre de bonne heure, le lendemain matin (car, grâce au ciel, il refusa de rester à déjeuner), il me sembla que la nuit disparaissait avec lui; mais en prenant le chemin de mon bureau, je recommandai particulièrement à mistress Crupp de laisser mes fenêtres ouvertes, pour donner de l'air à mon salon, et le purifier de toutes les souillures de sa présence.
CHAPITRE XXVI.
Me voilà tombé en captivité.
Je ne vis plus Uriah Heep jusqu'au jour du départ d'Agnès. J'étais au bureau de la diligence pour lui dire adieu et la voir partir, et je la trouvai là qui retournait à Canterbury par le même véhicule. J'éprouvai du moins une petite satisfaction à voir cette redingote marron trop courte de taille, étroite et mal fagotée, en compagnie d'un parapluie qui ressemblait à une tente, plantés au bord du siège de derrière sur l'impériale, tandis qu'Agnès avait naturellement une place d'intérieur; mais je méritais bien cette petite indemnité pour la peine que je pris de faire l'aimable avec lui pendant qu'Agnès pouvait nous voir. À la portière de la diligence, de même qu'au dîner de mistress Waterbrook, il planait autour de nous sans relâche comme un grand vautour, dévorant chaque parole que je disais à Agnès ou qu'elle me disait.
Dans l'état de trouble où m'avait jeté la confidence qu'il m'avait faite au coin de mon feu, j'avais réfléchi souvent aux expressions qu'Agnès avait employées en parlant de l'association. «J'ai fait, j'espère, ce que je devais faire. Je savais qu'il était nécessaire pour le repos de papa que ce sacrifice s'accomplit, et je l'ai engagé à le consommer.» J'étais poursuivi depuis lors par le triste pressentiment qu'elle céderait à ce même sentiment, et qu'elle y puiserait la force d'accomplir tout autre sacrifice par amour pour son père. Je connaissais son affection pour lui. Je savais combien sa nature était dévouée. J'avais appris d'elle-même qu'elle se regardait comme la cause innocente des erreurs de M. Wickfield, et qu'elle croyait avoir ainsi contracté envers lui une dette qu'elle désirait ardemment d'acquitter. Je ne trouvais aucune consolation à remarquer la différence qui existait entre elle et ce misérable rousseau en redingote marron, car je sentais que le grand danger venait précisément de la différence qu'il y avait entre la pureté et le dévouement de son âme et la bassesse sordide de celle d'Uriah. Il le savait bien, et il avait sans doute fait entrer tout cela en ligne de compte dans ses calculs hypocrites.
Cependant, j'étais si convaincu que la perspective lointaine d'un tel sacrifice suffirait pour détruire le bonheur d'Agnès, et j'étais tellement sûr, d'après ses manières, qu'elle ne se doutait encore de rien, et que cette ombre n'était pas encore tombée sur son front, que je ne songeais pas plus à l'avertir du coup dont elle était menacée, qu'à lui faire quelque insulte gratuite. Nous nous séparâmes donc sans aucune explication; elle me faisait des signes et me souriait à la portière de la diligence pour me dire adieu, pendant que je voyais sur l'impériale son mauvais génie qui se tortillait de plaisir, comme s'il l'avait déjà tenue dans ses griffes triomphantes.
Pendant longtemps, ce dernier regard jeté sur eux ne cessa pas de me poursuivre. Quand Agnès m'écrivit pour m'annoncer son heureuse arrivée, sa lettre me trouva aussi malheureux de ce souvenir qu'au moment même de son départ. Toutes les fois que je tombais dans la rêverie, j'étais sûr que cette vision allait encore m'apparaître et redoubler mes tourments. Je ne passais pas une seule nuit sans y rêver. Cette pensée était devenue une partie de ma vie, aussi inséparable de mon être que ma tête l'était de mon corps.
J'avais tout le temps de me torturer à mon aise, car Steerforth était à Oxford, m'écrivait-il, et quand je n'étais pas à la cour des Commons', j'étais presque toujours seul. Je crois que je commençais déjà à me sentir une secrète méfiance de Steerforth. Je lui répondis de la manière la plus affectueuse, mais il me semble qu'au bout du compte, je n'étais pas fâché qu'il ne pût pas venir à Londres pour le moment. Je soupçonne qu'à dire le vrai, l'influence d'Agnès, n'étant plus combattue par la présence de Steerforth, agissait sur moi avec d'autant plus de puissance qu'elle tenait plus de place dans mes pensées et mes préoccupations.
Cependant, les jours et les semaines s'écoulaient. J'avais décidément pris place chez MM. Spenlow et Jorkins. Ma tante me donnait quatre-vingts livres sterling par an, payait mon loyer et beaucoup d'autres dépenses. Elle avait loué mon appartement pour un an, et quoiqu'il m'arrivât encore de le trouver un peu triste le soir, et les soirées bien longues, j'avais fini par me faire une espèce de mélancolie uniforme, et par me résigner au café de mistress Crupp, et même par l'avaler, non plus à la tasse, mais à grands seaux, autant que je me rappelle cette période de mon existence. Ce fut à peu près à cette époque que je fis aussi trois découvertes: la première, c'est que mistress Crupp était très- sujette à une indisposition extraordinaire qu'elle appelait des espasmes, généralement accompagnée d'une inflammation dans les fosses nasales, et qui exigeait pour traitement une consommation perpétuelle d'absinthe; la seconde, c'est qu'il fallait qu'il y eût quelque chose de particulier dans la température de mon office, qui fit casser les bouteilles d'eau-de-vie; enfin je découvris que j'étais seul au monde, et j'étais fort enclin à rappeler cette circonstance dans des fragments de poésie nationale de ma composition.
Le jour de mon installation définitive chez MM. Spenlow et Jorkins ne fut marqué par aucune autre réjouissance, si ce n'est que je régalai les clercs au bureau de sandwiches et de xérès, et que je me régalai tout seul, le soir, d'un spectacle. J'allai voir l'Étranger comme une pièce qui ne dérogeait pas à la dignité de la cour des Doctors'-Commons, et j'en revins dans un tel état que je ne me reconnaissais plus dans la glace. M. Spenlow me dit à l'occasion de mon installation, en terminant nos arrangements, qu'il aurait été heureux de m'inviter à venir passer la soirée chez lui à Norwood, en l'honneur des relations qui s'établissaient entre lui et moi, mais que sa maison était un peu en désordre parce qu'il attendait le retour de sa fille qui venait de finir son éducation à Paris. Mais il ajouta que, lorsqu'elle serait arrivée, il espérait avoir le plaisir de me recevoir. Je savais en effet, qu'il était resté veuf avec une fille unique; je le remerciai de ses bonnes intentions.
M. Spenlow tint fidèlement sa parole; une quinzaine de jours après, il me rappela sa promesse en me disant que, si je voulais lui faire le plaisir de venir à Norwood le samedi suivant, pour y rester jusqu'au lundi, il en serait extrêmement heureux. Je répondis naturellement que j'étais tout prêt à lui donner ce plaisir, et il fut convenu qu'il m'emmènerait et me ramènerait dans son phaéton.
Le jour venu, mon sac de nuit même devint un objet de vénération pour les employés subalternes, pour lesquels la maison de Norwood était un mystère sacré. L'un d'eux m'apprit qu'il avait entendu dire que le service de table de M. Spenlow se composait exclusivement de vaisselle d'argent et de porcelaine de Chine, et un autre, qu'on y buvait du champagne tout le long du repas, comme on boit de la bière ailleurs. Le vieux clerc à perruque, qui s'appelait M. Tiffey, avait été plusieurs fois à Norwood, pour affaires, dans le courant de sa carrière, et, dans ces occasions solennelles, il avait pu pénétrer jusque dans la salle à manger qu'il décrivait comme une pièce des plus somptueuses, d'autant plus qu'il y avait bu du xérès brun de la Compagnie des Indes, d'une qualité si particulière, qu'il en faisait venir les larmes aux yeux.
La cour s'occupait ce jour-là d'une affaire qui avait déjà été ajournée; il s'agissait de condamner un boulanger qui avait fait opposition dans sa paroisse à une taxe pour le pavage, et comme la dossier était deux fois plus long que Robinson Crusoé, d'après un calcul que j'avais fait, cela ne put finir qu'un peu tard. Pourtant le boulanger fut mis au ban de la paroisse pour six mois et obligé de payer des frais de toute espèce, après quoi le procureur du boulanger, le juge et les avocats des deux parties, qui étaient tous des parents très-proches, s'en allèrent ensemble à la campagne, pendant que je montais en phaéton avec M. Spenlow.
Ce phaéton était très-élégant; les chevaux se rengorgeaient et levaient les jambes comme s'ils savaient qu'ils appartenaient aux Doctors'-Commons. Il y avait beaucoup d'émulation parmi ces messieurs à qui ferait le plus d'embarras, et nous pouvions nous vanter d'avoir là des équipages joliment soignés; quoique j'aie toujours cru, comme je le croirai toujours, que de mon temps, le grand objet d'émulation, pour les docteurs de la cour, était l'empois; car je ne doute pas que les procureurs n'en fissent alors une aussi grande consommation que peut le comporter la nature humaine.
Notre petit voyage pour nous rendre à Norwood fut donc très- agréable, et M. Spenlow profita de cette occasion pour me donner quelques avis sur ma profession. Il me dit que c'était la profession la plus distinguée; qu'il fallait bien se garder de la confondre avec le métier d'avoué; que cela ne se ressemblait pas; que la nôtre était infiniment plus spéciale, moins routinière, et rapportait de plus beaux profits. Nous traitions les choses beaucoup plus à notre aise aux Commons' qu'on ne pouvait les traiter ailleurs, et ce privilège seul faisait le nous une classe à part. Il me dit, qu'à la vérité, nous ne pouvions pas nous dissimuler (ce qui était bien désagréable) que nous étions surtout employés par des avoués; mais il me donna à entendre que ce n'en était pas moins une race de gens bien inférieure à la nôtre, et que tous les procureurs qui se respectaient les regardaient du haut en bas.
Je demandai à M. Spenlow quelle était, selon lui, la meilleure espèce d'affaires dans la profession. Il me répondit qu'un bon procès sur un testament contesté, quand il s'agissait d'une petite terre de trente à quarante mille livres sterling, était peut-être ce qu'il y avait de mieux. Dans une affaire de cette espèce, il y avait d'abord à chaque phase de la procédure, une bonne petite récolte de profits à faire par voie d'argumentation; puis les dossiers de témoignages s'entassaient les uns sur les autres à chaque interrogatoire pour et contre, sans parler des appels qu'on peut faire d'abord à la Cour des délégués et de là à la Chambre des lords; mais comme on est à peu près sûr de retrouver les dépens sur la valeur de la propriété, les deux parties vont gaillardement de l'avant, sans s'inquiéter des frais. Là-dessus il se lança dans un éloge général de la Cour des Commons. «Ce qu'il y a le plus à admirer dans la Cour des Doctors'-Commons, disait-il, c'est la concentration des affaires. Il n'y a pas de tribunal aussi bien organisé dans le monde. On a tout sous la main, dans une coquille de noix. Par exemple, on porte devant la Cour du consistoire une affaire de divorce, ou une affaire de restitution. Très-bien. Vous commencez par essayer de la Cour du consistoire. Cela se passe tranquillement, en famille; on prend son temps. À supposer qu'on ne soit pas satisfait de la Cour du consistoire, que fait-on? On va devant la Cour des arches. Qu'est-ce que la Cour des arches? La même Cour, dans le même local, avec la même barre, les mêmes conseillers; il n'y a que le juge de changé, car le premier juge, celui de la Cour du consistoire, peut revenir plaider ici, quand cela lui convient, devant la Cour des arches, comme avocat. Ici, on recommence le même jeu. Vous n'êtes pas encore satisfait, très-bien. Alors, que fait-on? On se présente devant la Cour des délégués. Qu'est-ce que la Cour des délégués? Eh bien! les délégués ecclésiastiques sont les avocats sans cause, qui ont vu le jeu qui s'est joué dans les deux Cours; qui ont vu donner, couper et jeter les cartes; qui en ont parlé à tous les joueurs, et qui, en conséquence, se présentent comme des juges tout neufs à l'affaire, pour tout régler à la satisfaction de tout le monde. Les mécontents peuvent parler de la corruption de la Cour, de l'insuffisance de la Cour, de la nécessité d'une réforme dans la Cour; mais, avec tout cela, dit solennellement M. Spenlow, en terminant, plus le boisseau de grain est cher au marché, plus la Cour a d'affaires évoquées devant elle, et on peut dire au monde entier, la main sur la conscience: «Touchez seulement à la Cour, et c'en est fait du pays.»
J'écoutais avec attention, et quoique je doive avouer que j'avais quelques doutes sur la question de savoir si l'État était aussi redevable à la Cour que M. Spenlow le disait, je me soumis aussi respectueusement à ses opinions. Quant à l'affaire du prix du boisseau de blé, je sentis modestement que c'était un argument trop fort pour moi, mais qu'il n'en tranchait pas moins la question. Je n'ai pas pu me remettre encore, à l'heure qu'il est, de ce boisseau de blé. Il a reparu bien des fois durant ma vie, dans toute sorte de questions, toujours pour m'écraser. Je ne sais pas encore ce qu'il me veut, ni quel droit il a de venir m'opprimer dans une infinité d'occasions; mais toutes les fois que je vois arriver sur la scène mon vieil ami, le boisseau de blé, toujours amené là, autant que je puis croire, comme des cheveux sur la soupe, je regarde la cause comme perdue sans ressource.
Mais ceci n'est qu'une digression. Je n'étais pas homme à toucher à la Cour et à bouleverser le pays. J'exprimai donc par un silence modeste l'assentiment que je donnais à tout ce que je venais d'entendre dire à mon supérieur en âge et en connaissances, et la conversation roula bientôt sur le drame et sur l'Étranger, puis sur les chevaux du phaéton, jusqu'au moment de notre arrivée devant la porte de M. Spenlow.
Un très-joli jardin s'étendait devant la maison, et quoique la saison ne fût pas favorable pour voir un jardin, tout était si bien tenu, que je fus enchanté. La pelouse était charmante, et j'apercevais dans l'obscurité des groupes d'arbres et de longues tonnelles, couvertes, sans doute, de fleurs et de plantes grimpantes au retour du printemps. «C'est là que miss Spenlow va se promener à l'écart,» me dis-je.
Nous entrâmes dans la maison qui était joyeusement éclairée, et je me trouvai dans un vestibule rempli de chapeaux, de paletots, de gants, de fouets et de cannes. «Où est miss Dora?» demanda M. Spenlow au domestique. «Dora!, pensai-je, quel joli nom!»
Nous entrâmes dans une pièce voisine, le fameux petit salon, où le vieux clerc avait bu du xérès brun de la Compagnie des Indes, et j'entendis une voix qui disait: «Ma fille Dora et Mademoiselle l'amie de confiance de ma fille Dora, je vous présente M. Copperfield.» C'était, sans doute, la voix de M. Spenlow, mais je n'en savais rien et peu m'importait. C'en était fait! ma destinée était accomplie. J'étais captif, esclave. J'aimais Dora Spenlow à la folie.
C'était pour moi comme un être surhumain, une fée, une sylphide, je ne sais quoi; quelque chose de tel qu'on n'avait jamais rien vu de pareil, et que tout le monde en raffolait. Je disparus à l'instant dans un abîme d'amour. Je n'eus pas le temps de m'arrêter sur le bord, ni de regarder en avant ou en arrière, je me précipitai la tête la première, avant d'avoir assez recouvré mes sens pour lui adresser la parole.
«J'ai déjà vu M. Copperfield,» dit une voix bien connue pendant que je saluais en murmurant quelques mots.
Ce n'était pas Dora qui parlait, non; c'était son amie de confiance, miss Murdstone!
J'aurais bien dû m'étonner, eh bien! non. Il me semble que je n'avais plus la faculté de m'étonner. Il n'y avait au monde que Dora Spenlow qui valût la peine qu'on s'étonnât pour elle. Je me mis à dire:
«Comment vous portez-vous, miss Murdstone? J'espère que votre santé est bonne?
— Très-bonne, répondit-elle.
— Et comment va M. Murdstone?
— Mon frère se porte à merveille, je vous remercie.»
M. Spenlow, qui avait, je suppose, été surpris de me voir en pays de connaissance, plaça ici son mot:
«Je suis bien aise de voir, Copperfield, dit-il, que miss
Murdstone et vous, vous soyez d'anciennes connaissances.
— Nous sommes alliés, M. Copperfield et moi, dit miss Murdstone d'un ton calme et sévère. Nous nous sommes un peu connus autrefois, dans son enfance; les circonstances nous ont séparés depuis lors; je ne l'aurais pas reconnu.»
Je répliquai que je l'aurais reconnue n'importe où, ce qui était vrai.
«Miss Murdstone a eu la bonté, me dit M. Spenlow, d'accepter l'office… si elle veut bien me permettre de l'appeler ainsi, d'amie confidentielle de ma fille Dora. Ma fille Dora étant malheureusement privée de sa mère, miss Murdstone veut bien lui accorder sa compagnie et sa protection.»
À propos de protection, il me passa une idée par la tête, c'est que miss Murdstone, comme ces pistolets de poche appelés life preserver, était plutôt faite pour l'attaque que pour la protection de personne. Mais c'est une idée qui ne fit que me passer dans l'esprit, comme toutes celles qui ne se rapportaient pas à Dora, que je regardai à l'instant même; et il me sembla voir dans ses petites manières un peu volontaires et capricieuses qu'elle n'était pas très-disposée à mettre sa confiance dans sa compagne et protectrice Mlle Murdstone. Mais une cloche sonna; M. Spenlow dit que c'était le premier coup pour le dîner, et me conduisit dans ma chambre.
Le moyen de s'habiller ou de faire quelque chose qui exigeât le moindre soin, quand on était plongé dans ce rêve d'amour! c'eût été par trop ridicule. Tout ce que je pus faire, ce fut de m'asseoir devant le feu, la clef de mon sac de nuit entre les dents, incapable de toute autre chose que de penser à cette petite Dora, à sa grâce, à ses charmes, à ses yeux brillants. Quelle taille, quel visage, quelles manières enchanteresses, gracieuses jusques dans leurs caprices!
La cloche sonna si vite le second coup, que j'eus à peine le temps d'enfiler comme je pus mes habits, au lieu d'accomplir cette opération avec le soin que j'aurais voulu y apporter dans cette circonstance, et je descendis. Il y avait quelques personnes dans le salon. Dora parlait à un vieux monsieur en cheveux blancs. En dépit de ses cheveux blancs et de ses arrière-petits-enfants (car il se disait lui-même bisaïeul), j'étais horriblement jaloux de lui.
Quel état d'esprit que celui dans lequel j'étais plongé! J'étais jaloux de tout le monde! Je ne pouvais supporter l'idée que quelqu'un connût M. Spenlow mieux que moi. C'était une torture pour moi que d'entendre parler d'événements auxquels je n'avais pas pris part. Un monsieur parfaitement chauve, à tête luisante, fort aimable du reste, s'étant avisé de me demander à travers la table si c'était la première fois que je voyais le jardin, dans ma colère féroce et sauvage je ne sais pas ce que je lui aurais fait.
Je ne me rappelle pas les autres convives, je ne me rappelle que Dora. Je n'ai aucune idée de ce qu'on servit au dîner, je ne vis que Dora; je crois vraiment que je dînai de Dora uniquement, et que je renvoyai une demi-douzaine d'assiettes sans y avoir touché. J'étais assis près d'elle, je lui parlais; elle avait la plus douce petite voix, le petit rire le plus gai, les petites manières les plus charmantes et les plus séduisantes qui aient jamais réduit en servage un pauvre garçon éperdu. En tout, c'était une petite miniature; elle n'en est que plus précieuse, me disais-je.
Quand elle quitta la salle à manger avec miss Murdstone (il n'y avait point là d'autres dames), je tombai dans une douce rêverie qui n'était troublée que par une vive inquiétude de ce que miss Murdstone pourrait dire de malveillant sur mon compte. Le monsieur aimable et chauve me raconta une longue histoire d'horticulture, je crois. Il me semble que je l'entendis me répéter plusieurs fois: «Mon jardinier.» J'avais l'air de lui prêter l'attention la plus soutenue, mais en réalité j'errais pendant tout ce temps dans le jardin d'Éden avec Dora. Mes craintes d'être desservi auprès de l'objet de toutes mes affections se ranimèrent quand nous rentrâmes dans le salon, à l'aspect du sombre visage de miss Murdstone dans le lointain. Mais j'en fus soulagé d'une manière inattendue.
«David Copperfield, dit miss Murdstone me faisant signe de venir la rejoindre près d'une fenêtre, un mot!»
Je me trouvai en face de miss Murdstone:
«David Copperfield, me dit miss Murdstone, je n'ai pas besoin de m'étendre sur nos affaires de famille, le sujet n'est pas séduisant.
— Loin de là, mademoiselle, répliquai-je.
— Loin de là, répéta miss Murdstone. Je n'ai aucun désir de rappeler des querelles passées et des injures oubliées. J'ai été outragée par une personne, par une femme, je suis fâchée de le dire pour l'honneur de mon sexe, et, comme je ne pourrais parler d'elle sans mépris et sans dégoût, j'aime mieux ne pas y faire allusion.»
J'étais prêt à prendre feu pour ma tante. Cependant je me contins et lui dis qu'il serait certainement plus convenable, si miss Murdstone le voulait bien, de ne pas y faire allusion; j'ajoutai que je ne pouvais entendre parler d'elle qu'avec respect, qu'autrement je prendrais hautement sa défense.»
Miss Murdstone ferma les yeux, pencha la tête avec dédain, puis, rouvrant lentement les yeux, elle reprit:
«David Copperfield, je n'essayerai pas de vous dissimuler que je me suis fait une opinion défavorable sur votre compte dans votre enfance. Je me suis peut-être trompée, ou bien vous avez cessé de justifier cette manière de voir; ce n'est pas la question pour le moment. Je fais partie d'une famille remarquable, je crois, pour sa fermeté, et je ne suis sujette ni à changer d'avis ni à me laisser gouverner par les circonstances. Je puis avoir mon opinion sur votre compte. Vous pouvez avoir la vôtre sur le mien.»
J'inclinai la tête à mon tour.
«Mais il n'est pas nécessaire, dit miss Murdstone, que ces opinions en viennent à une collision ici même. Dans les circonstances actuelles, il vaut mieux pour tout le monde qu'il n'en soit rien. Puisque les hasards de la vie nous ont rapprochés de nouveau, et que d'autres occasions du même genre peuvent se présenter, je suis d'avis que nous nous traitions l'un l'autre comme de simples connaissances. Nos relations de famille éloignées sont une raison suffisante pour expliquer ce genre de rapports entre nous, et il est inutile que nous nous fassions remarquer. Êtes-vous du même avis?
— Miss Murdstone, répliquai-je, je trouve que M. Murdstone et vous, vous en avez usé cruellement à mon égard, et que vous avez traité ma mère avec une grande dureté; je conserverai cette opinion toute ma vie. Mais je souscris complètement à ce que vous proposez.»
Miss Murdstone ferma de nouveau les yeux, et pencha encore la tête; puis touchant le revers de ma main du bout de ses doigts roides et glacés, elle s'éloigna en arrangeant les petites chaînes qu'elle portait aux bras et au cou, les mêmes et dans le même état exactement que la dernière fois que je l'avais vue. Je me rappelai alors, en pensant au caractère de miss Murdstone, les chaînes et les fers qu'on met au-dessus de la porte d'une prison pour annoncer au dehors à tous les passants ce qu'on peut s'attendre à trouver au dedans.
Tout ce que je sais du reste de la soirée, c'est que j'entendis la souveraine de mon coeur chanter des ballades merveilleuses composées en français et dont la moralité était en général qu'en tout état de cause, il fallait toujours danser, tra la la, tra la la! Elle s'accompagnait sur un instrument enchanté qui ressemblait à une guitare. J'étais plongé dans un délire de béatitude. Je refusai tout rafraîchissement. Le punch en particulier révoltait tout mon être. Quand miss Murdstone vint l'arrêter pour l'emmener, elle sourit et me tendit sa charmante petite main. Je jetai par hasard un coup d'oeil sur une glace et je vis que j'avais l'air d'un imbécile, d'un idiot. Je revins à ma chambre dans un état d'imbécillité, et je me levai le lendemain plongé toujours dans la même extase.
Il faisait beau, et comme je m'étais levé de grand matin, je pensai que je pouvais aller me promener dans une des allées en berceau, et nourrir ma passion en contemplant son image dans mon coeur. En traversant le vestibule, je rencontrai son petit chien qu'on appelait Jip, diminutif de Gipsy. Je l'approchai avec tendresse, car mon amour s'étendait jusqu'à lui, mais il me montra les dents, et il se réfugia sous une chaise en grognant, sans vouloir me permettre la plus légère familiarité.
Le jardin était frais et solitaire. Je me promenais en rêvant au bonheur que j'éprouverais si j'étais jamais fiancé à cette merveilleuse petite créature. Quant au mariage et à la fortune, je crois que j'étais presque aussi innocent de toute pensée de ce genre que dans le temps où j'aimais la petite Émilie. Être admis à l'appeler «Dora», à lui écrire, à l'aimer, à l'adorer, à croire qu'elle ne m'oubliait pas, même lorsqu'elle était entourée d'autres amis, c'était pour moi le nec plus ultra de l'ambition humaine, de la mienne au moins, bien certainement. Il n'y a pas de doute que je ne fusse alors un pauvre garçon ridicule et sentimental, mais ces sentiments annonçaient une pureté de coeur qui m'empêche d'en mépriser absolument le souvenir, quelque risible qu'il me semble aujourd'hui.
Je ne me promenais pas depuis bien longtemps quand, au détour d'une allée, je la rencontrai. Je rougis encore des pieds à la tête en tournant, par souvenir, le coin de cette allée, et la plume tremble entre mes doigts.
«Vous… sortez de bien bonne heure, miss Spenlow, lui dis-je.
— Oh! je m'ennuie à la maison, dit-elle, et miss Murdstone est si absurde! Elle a les idées les plus étranges sur la nécessité que l'atmosphère soit bien purifiée avant que je sorte. Purifiée!» Ici elle se mit à éclater du rire le plus mélodieux. «Le dimanche matin, je ne joue pas du piano. Il faut bien faire quelque chose. Aussi j'ai dit à papa hier soir que j'étais décidée à sortir. Et puis, c'est le plus beau moment de la journée. N'est-ce pas?»
Là-dessus je pris mon vol à l'étourdie et je lui dis ou plutôt je balbutiai que le temps me paraissait magnifique pour le moment, quoique je le trouvasse bien sombre il n'y avait pas plus d'une minute.
«Est-ce un compliment, dit Dora, ou si le temps est réellement changé?»
Je répondis en balbutiant plus que jamais que ce n'était pas un compliment mais la vérité pure, quoique je ne me fusse pas aperçu du moindre changement dans le temps. Je parlais seulement de celui que j'éprouvais dans mes sentiments, ajoutai-je timidement pour achever l'explication.
Je n'ai jamais vu de boucles pareilles à celles qu'elle secoua alors pour cacher sa rougeur, et ce n'est pas étonnant, il n'y en a jamais eu de semblables au monde! Quant au chapeau de paille et aux rubans bleus qui couronnaient ces boucles, quel trésor inestimable à suspendre dans ma chambre de Buckingham-Street, si je les avais eus en ma possession!
«Vous arrivez de Paris? lui dis-je.
— Oui, répondit-elle. Y avez-vous jamais été?
— Non.
— Oh! J'espère pour vous que vous irez bientôt. Cela vous amusera tant!»
Ma physionomie exprimait une profonde souffrance. Il m'était insupportable de penser qu'elle espérait me voir aller à Paris, qu'elle supposait que je pusse avoir l'idée d'y aller. Je me moquais bien de Paris; je me moquais bien de la France! Il me serait impossible, dans les circonstances présentes, de quitter l'Angleterre pour tous les trésors du monde. Rien ne pourrait m'y décider. Bref, j'en dis tant qu'elle recommençait à se voiler de ses boucles, quand le petit chien arriva en courant le long de l'allée, à notre grand soulagement.
Il était horriblement jaloux de moi, et s'obstinait à m'aboyer dans les jambes. Elle le prit dans ses bras, oh ciel! et le caressa, sans qu'il cessât d'aboyer, il ne voulait pas me laisser le toucher, et, alors elle le battait; mes souffrances redoublaient en voyant les jolies petites tapes qu'elle lui donnait sur le museau pour le punir, pendant qu'il clignait des yeux et lui léchait la main, tout en continuant de grommeler entre ses dents d'une voix de basse-taille. Enfin il se calma (je crois bien! avec ce petit menton à fossettes appuyé sur son museau!) et nous prîmes le chemin de la serre.
«Vous n'êtes pas très-lié avec miss Murdstone, n'est-ce pas? dit
Dora… Mon chéri! (Ces deux derniers mots s'adressaient au chien.
Oh! si c'eût été seulement à moi!)
— Non, répliquai-je, pas du tout.
— Elle est bien ennuyeuse, reprit-elle en faisant la moue. Je ne sais pas à quoi papa peut avoir pensé d'aller prendre quelqu'un d'aussi insupportable pour me tenir compagnie. Ne semble-t-il pas qu'on ait besoin d'être protégée! Ce n'est pas moi toujours. Jip est un bien meilleur protecteur que miss Murdstone: n'est-ce pas, Jip, mon amour?»
Il se contenta de fermer les yeux négligemment pendant qu'elle baisait sa petite caboche.
«Papa l'appelle mon amie de confiance, mais ce n'est pas vrai du tout, n'est-ce pas, Jip? Nous n'avons pas l'intention de donner notre confiance à des gens si grognons, n'est-ce pas Jip? Nous avons l'intention de la placer où il nous plaira, et de chercher nos amis nous-mêmes, sans qu'on aille à la découverte pour nous, n'est-ce pas Jip?»
Jip fit en réponse un petit bruit qui ressemblait assez à celui d'une bouilloire à thé sur le feu. Quant à moi, chaque parole était un anneau de plus qu'on rivait à ma chaîne.
«C'est un peu dur, parce que nous n'avons pas une maman bien bonne, d'être obligée au lieu de cela de traîner une vieille femme ennuyeuse et maussade comme miss Murdstone, toujours à notre suite, n'est-ce pas, Jip? Mais ne t'inquiète pas, Jip; nous ne lui accorderons pas notre confiance, et nous nous donnerons autant de bon temps que nous pourrons en dépit d'elle, et nous la ferons enrager: c'est tout ce que nous pouvons faire pour elle, n'est-ce pas, Jip?»
Pour peu que ce dialogue eût duré deux minutes de plus, je crois que j'aurais fini par me mettre à genoux sur le sable, au risque de les écorcher, et de me faire mettre à la porte par-dessus le marché. Mais, par bonheur, la serre n'était pas loin, et nous y arrivâmes comme elle finissait de parler.
Elle était remplie de beaux géraniums. Nous restions en contemplation devant les fleurs; Dora sautait sans cesse pour admirer cette plante, puis cette autre; et moi je m'arrêtais pour admirer celles qu'elle admirait. Dora tout en riant soulevait le chien dans ses bras par un geste enfantin pour lui faire sentir les fleurs; si nous n'étions pas tous les trois en paradis, je sais que pour mon compte j'y étais. Le parfum d'une feuille de géranium me donne encore à l'heure qu'il est une certaine émotion demi-comique, demi-sérieuse qui change à l'instant le cours de mes idées. Je revois aussitôt un chapeau de paille avec des rubans bleus sur une forêt de boucles de cheveux, et un petit chien noir soulevé par deux jolis bras effilés, pour lui faire respirer le parfum des fleurs et des feuilles de géraniums.
Miss Murdstone nous cherchait. Elle nous rejoignit alors, et présenta sa joue disparate à la joue de Dora pour qu'elle embrassât ses rides toutes remplies de pondre de riz; puis elle saisit le bras de son amie confidentielle, et, en avant marche! nous emboitâmes le pas pour la salle à manger, comme si nous allions à l'enterrement d'un militaire.
Je ne sais pas le nombre de tasses de thé que j'acceptai, parce que c'était Dora qui l'avait fait, mais je me souviens parfaitement que j'en consommai tant que j'aurais dû détruire à jamais mon système nerveux, si j'avais eu des nerfs dans ce temps- là. Un peu plus tard, nous nous rendîmes à l'église, miss Murdstone se plaça entre nous deux, mais j'entendais chanter Dora, et je ne voyais plus la congrégation. On fit un sermon… sur Dora, naturellement, … et voilà j'en ai peur, tout ce que je retirai du service divin.
La journée se passa paisiblement, il ne vint personne; on alla se promener, puis on dîna en famille, et nous passâmes la soirée à regarder des livres et des gravures. Miss Murdstone, une homélie devant elle et l'oeil sur nous, montait la garde avec vigilance. Ah! M. Spenlow ne se doutait guère, lorsqu'il était assis en face de moi après le dîner, avec son foulard sur la tête, de l'ardeur avec laquelle je le serrais en imagination dans mes bras, comme le plus tendre des gendres. Il ne se doutait guère, lorsque je pris congé de lui, le soir, qu'il venait de donner son consentement à mes fiançailles avec Dora, et que j'appelais en retour les bénédictions du ciel sur sa tête!
Nous partîmes de bonne heure le lendemain, car il y avait une affaire de sauvetage qui se présentait devant la Cour de l'amirauté et qui exigeait une connaissance assez exacte de toute la science de la navigation; or, comme naturellement nous n'étions pas très-habiles sur cette matière à la Cour, le juge avait prié deux vieux Trinity-Masters d'avoir la charité de venir à son aide. Dora non moins matinale était déjà à table pour nous faire le thé, et j'eus le triste plaisir de lui ôter mon chapeau du haut du phaéton, pendant qu'elle se tenait sur le seuil de la porte avec Jip dans ses bras.
Je ne tenterai point d'inutiles efforts pour dépeindre ce que la Cour de l'amirauté me représenta ce jour-là, ni la confusion de mon esprit à l'endroit de l'affaire qui s'y traitait, je ne raconterai pas comment je lisais le nom de Dora inscrit sur la rame d'argent déposée sur la table comme emblème de notre haute juridiction, ni ce que je sentis quand M. Spenlow retourna chez lui sans moi (j'avais formé l'espoir insensé qu'il m'y ramènerait peut-être): il me semblait que j'étais un matelot abandonné sur une île déserte par son vaisseau. Si cette vieille Cour pouvait se réveiller de son assoupissement et présenter sous une forme visible tous les beaux rêves que je fis sur Dora dans son sein, je m'en rapporterais à elle pour rendre témoignage à la vérité de mes paroles.
Je ne parle pas des rêves de ce jour-là seulement, mais de ceux qui me poursuivirent de jour en jour, de mois en mois. Quand je me rendais à la Cour ce n'était pas le moins du monde pour y étudier les affaires, non, c'était uniquement pour penser à Dora. S'il m'arrivait de donner un moment aux procès qui se plaidaient devant moi, c'était pour me demander, quand il s'agissait d'affaires matrimoniales, comment il se faisait que tous les gens mariés ne fussent pas heureux, car je pensais à Dora: et s'il était question de succession, je considérais quelles démarches j'aurais faites si tout cet argent m'avait été légué, pour obtenir enfin Dora. Pendant la première semaine de ma passion, j'achetai quatre gilets magnifiques, non pour ma propre satisfaction, je n'y mettais pas de vanité, mais à cause de Dora; je pris l'habitude de porter des gants paille dans la rue, et c'est alors que je jetai les premiers fondements de tous les cors aux pieds dont j'aie jamais souffert. Si les bottes que je portais dans ce temps-là pouvaient reparaître pour les comparer avec la taille naturelle de mes pieds, elles prouveraient de la manière la plus touchante quel était alors l'état de mon coeur.
Et cependant, estropié volontaire en l'honneur de Dora, je faisais tous les jours plusieurs lieues à pied dans l'espérance de la voir. Non-seulement je fus bientôt aussi connu que le facteur sur la route de Norwood, mais je ne négligeais pas davantage les rues de Londres. J'errais dans les environs des magasins à la mode, je hantais les bazars comme un revenant, je me promenais en long et en large dans le parc: j'en étais éreinté. Parfois, à de longs intervalles et dans de rares occasions, je l'apercevais. Parfois je lui voyais agiter son gant à la portière d'une voiture, parfois je la rencontrais à pied, je faisais quelques pas avec elle et miss Murdstone, et je lui parlais. Dans ce dernier cas, j'étais toujours très-malheureux ensuite de ne lui avoir rien dit de ce qui m'occupait le plus, de ne pas lui avoir assez fait voir toute l'étendue de mon dévouement, dans la crainte qu'elle ne songeât seulement pas à moi. Je vous laisse à penser si je soupirais après une nouvelle invitation de M. Spenlow. Mais non, j'étais constamment désappointé, car je n'en recevais aucune.
Il fallait que mistress Crupp fût une femme douée d'une grande pénétration, car cet attachement ne datait que de quelques semaines, et je n'avais pas eu le courage, en écrivant à Agnès, de m'expliquer plus nettement qu'en disant que j'avais été chez M. Spenlow, dont toute la famille, ajoutais-je, se réduit à une fille unique; il fallait, dis-je, que mistress Crupp fût une femme douée d'une grande pénétration, car, même dès le début de ma passion, elle avait découvert mon secret. Elle monta, un soir que j'étais plongé dans un grand abattement, me demander si je ne pouvais pas lui donner, pour la soulager dans une attaque de ses espasmes, une cuillerée de teinture de cardamome à la rhubarbe, parfumés de cinq gouttes d'essence de clous de girofle, c'était le meilleur remède pour sa maladie: si je n'avais pas cette liqueur sous la main, on pouvait la remplacer par un peu d'eau-de-vie, ce qui ne lui était pas aussi agréable, ajouta-t-elle, mais après la teinture de cardamome, c'était le meilleur pis aller. Comme je n'avais jamais entendu parler du premier remède et que j'avais toujours une bouteille du second dans mon armoire, j'en donnai un verre à mistress Crupp qui commença à le boire en ma présence pour me prouver qu'elle n'était pas femme à en faire un mauvais usage.