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David Copperfield - Tome II

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CHAPITRE VI.

Enthousiasme.

Je commençai la journée du lendemain en allant me plonger encore dans l'eau des bains romains, puis je pris le chemin de Highgate. J'étais sorti de mon abattement; je n'avais plus peur des habits râpés, et je ne soupirais plus après les jolis coursiers gris. Toute ma manière de considérer nos malheurs était changée. Ce que j'avais à faire, c'était de prouver à ma tante que ses bontés passées n'avaient pas été prodiguées à un être ingrat et insensible. Ce que j'avais à faire, c'était de profiter maintenant de l'apprentissage pénible de mon enfance et de me mettre à l'oeuvre avec courage et résolution. Ce que j'avais à faire, c'était de prendre résolument la hache du bûcheron à la main pour m'ouvrir un chemin à travers la forêt des difficultés où je me trouvais égaré, en abattant devant moi les arbres enchantés qui me séparaient encore de Dora: et je marchais à grands pas somme si c'était un moyen d'arriver plus tôt à mon but.

Quand je me retrouvai sur cette route de Highgate qui m'était si familière, et que je suivais aujourd'hui dans des dispositions si différentes de mes anciennes idées de plaisir, il me sembla qu'un changement complet venait de s'opérer dans ma vie; mais je n'étais pas découragé. De nouvelles espérances, un nouveau but, m'étaient apparus en même temps que ma vie nouvelle. Le travail était grand, mais la récompense était sans prix. C'était Dora qui était la récompense, et il fallait bien conquérir Dora.

J'étais dans de tels transports de courage que je regrettais que mon habit ne fût pas déjà un peu râpé; il me tardait de commencer à abattre des arbres dans la forêt des difficultés, et cela avec assez de peine, pour prouver ma vigueur. J'avais bonne envie de demander à un vieux bonhomme qui cassait des pierres sur la route avec des lunettes de fil de fer, de me prêter un moment son marteau et de me permettre de commencer ainsi à m'ouvrir un chemin dans le granit pour arriver jusqu'à Dora. Je m'agitais si bien, j'étais si complètement hors d'haleine, et j'avais si chaud, qu'il me semblait que j'avais gagné je ne sais combien d'argent. J'étais dans cet état, quand j'entrai dans une petite maison qui était à louer, et je l'examinai scrupuleusement, sentant qu'il était nécessaire de devenir un homme pratique. C'était précisément tout ce qu'il nous fallait pour Dora et moi; il y avait un petit jardin devant la maison pour que Jip pût y courir à son aise et aboyer contre les marchands à travers les palissades. Je sortis de là plus échauffé que jamais, et je repris d'un pas si précipité la route de Highgate que j'y arrivai une heure trop tôt; au reste, quand je n'aurais pas été si fort en avance, j'aurais toujours été obligé de me promener un peu pour me rafraîchir, avant d'être tant soit peu présentable. Mon premier soin, après quelques préparatifs pour me calmer, fut de découvrir la demeure du docteur. Ce n'était pas du côté de Highgate où demeurait mistress Steerforth, mais tout à fait à l'autre bout de la petite ville. Quand je me fus assuré de ce fait, je revins, par un attrait auquel je ne pus résister, à une petite ruelle qui passait près de la maison de mistress Steerforth, et je regardai par-dessus le mur du jardin. Les fenêtres de la chambre de Steerforth étaient fermées. Les portes de la serre étaient ouvertes et Rosa Dartle, nu-tête, marchait en long et en large, d'un pas brusque et précipité, dans une allée sablée qui longeait la pelouse. Elle me fit l'effet d'une bête fauve qui fait toujours le même chemin, jusqu'au bout de la chaîne qu'elle traîne sur son sentier battu, en se rongeant le coeur.

Je quittai doucement mon poste d'observation, fuyant ce voisinage et regrettant de l'avoir seulement approché, puis je me promenai jusqu'à dix heures loin de là. L'église, surmontée d'un clocher élancé qui se voit maintenant du sommet de la colline, n'était pas là, à cette époque, pour m'indiquer l'heure. Il y avait à la place une vieille maison en briques rouges qui servait d'école, une belle maison, ma foi! on devait avoir du plaisir à y aller à l'école, autant qu'il m'en souvient.

En approchant de la demeure du docteur, joli cottage un peu ancien, et où il avait dû dépenser de l'argent, à en juger par les réparations et les embellissements qui semblaient encore tout frais, je l'aperçus qui se promenait dans le jardin avec ses guêtres et tout le reste, comme s'il n'avait jamais cessé de se promener depuis le temps où j'étais son écolier. Il était entouré aussi de ses anciens compagnons, car il ne manquait pas de grands arbres dans le voisinage, et je vis sur le gazon deux ou trois corbeaux qui le regardaient comme s'ils avaient reçu des lettres de leurs camarades de Canterbury sur son compte, et qu'ils le surveillassent de près en conséquence.

Je savais bien que ce serait peine perdue de chercher à attirer son attention à cette distance; je pris donc la liberté d'ouvrir la barrière et d'aller à sa rencontre, afin de me trouver en face de lui, au moment où il viendrait à se retourner. Quand il se retourna en effet, et qu'il s'approcha de moi, il me regarda d'un air pensif pendant un moment, évidemment sans me voir, puis sa physionomie bienveillante exprima la plus grande satisfaction, et il me prit les deux mains:

«Comment, mon cher Copperfield, mais vous voilà un homme! Vous vous portez bien? Je suis ravi de vous voir. Mais comme vous avez gagné, mon cher Copperfield! Vous voilà vraiment… Est-il possible?»

Je lui demandai de ses nouvelles, et de celles de mistress Strong.

«Très-bien! dit le docteur, Annie va très-bien; elle sera enchantée de vous voir. Vous avez toujours été son favori. Elle me le disait encore hier au soir, quand je lui ai montré votre lettre. Et… oui, certainement… vous vous rappelez M. Jack Maldon, Copperfield?

— Parfaitement, monsieur.

— Je me doutais bien, dit le docteur, que vous ne l'aviez pas oublié; lui aussi va assez bien.

— Est-il de retour, monsieur? demandai-je.

— Des Indes? dit le docteur, oui. M. Jack Maldon n'a pas pu supporter le climat, mon ami. Mistress Markleham… vous vous rappelez mistress Markleham?

— Si je me rappelle le Vieux-Troupier! tout comme si c'était hier.

— Eh bien! mistress Markleham était très-inquiéte de lui, la pauvre femme: aussi nous l'avons fait revenir, et nous lui avons acheté une petite place qui lui convient beaucoup mieux.»

Je connaissais assez M. Jack Maldon pour soupçonner, d'après cela, que c'était une place où il ne devait pas y avoir beaucoup d'ouvrage, et qui était bien payée. Le docteur continua, en appuyant toujours la main sur mon épaule et en me regardant d'un air encourageant:

«Maintenant, mon cher Copperfield, causons de votre proposition. Elle me fait grand plaisir et me convient parfaitement; mais croyez-vous que vous ne pourriez rien faire de mieux? Vous avez eu de grands succès chez nous, vous savez; vous avez des facultés qui peuvent vous mener loin. Les fondements sont bons: on y peut élever n'importe quel édifice; ne serait-ce pas grand dommage de consacrer le printemps de votre vie à une occupation comme celle que je puis vous offrir?»

Je repris une nouvelle ardeur, et je pressai le docteur avec de nombreuses fleurs de rhétorique, je le crains, de céder à ma demande, en lui rappelant que j'avais déjà, d'ailleurs, une profession.

«Oui, oui, dit le docteur, c'est vrai; certainement cela fait une différence, puisque vous avez une profession et que vous étudiez pour y réussir. Mais, mon cher ami, qu'est-ce que c'est que soixante-dix livres sterling par an?

— Cela double notre revenu, docteur Strong!

— Vraiment! dit le docteur. Qui aurait cru cela! Ce n'est pas que je veuille dire que le traitement sera strictement réduit à soixante-dix livres sterling, parce que j'ai toujours eu l'intention de faire, en outre, un présent à celui de mes jeunes amis que j'occuperais de cette manière. Certainement, dit le docteur en se promenant toujours de long en large, la main sur mon épaule, j'ai toujours fait entrer en ligne de compte un présent annuel.

«Mon cher maître, lui dis-je simplement, et sans phrases cette fois, j'ai contracté envers vous des obligations que je ne pourrai jamais reconnaître.

— Non, non, dit le docteur, pardonnez-moi! vous vous trompez.

— Si vous voulez accepter mes services pendant le temps que j'ai de libre, c'est-à-dire le matin et le soir, et que vous croyiez que cela vaille soixante-dix livres sterling par an, vous me ferez un plaisir que je ne saurais exprimer.

— Vraiment! dit le docteur d'un air naïf. Que si peu de chose puisse faire tant de plaisir! vraiment! vraiment! Mais promettez- moi que le jour où vous trouverez quelque chose de mieux vous le prendrez, n'est-ce pas? Vous m'en donnez votre parole? dit le docteur du ton avec lequel il en appelait autrefois à notre honneur, en classe, quand nous étions petits garçons.

— Je vous en donne ma parole, monsieur, répliquai-je aussi comme nous répondions en classe autrefois.

— En ce cas, c'est une affaire faite, dit le docteur en me frappant sur l'épaule et en continuant de s'y appuyer pendant notre promenade.

— Et je serais encore vingt fois plus heureux de penser, lui dis- je avec une petite flatterie innocente, j'espère…, si vous m'occupez au Dictionnaire.»

Le docteur s'arrêta, ma frappa de nouveau sur l'épaule en souriant, et s'écria d'un air de triomphe ravissant à voir, comme si j'étais un puits de sagacité humaine:

«Vous l'avez deviné, mon cher ami. C'est le Dictionnaire.»

Comment aurait-il pu être question d'autre chose? Ses poches en étaient pleines comme sa tête. Le Dictionnaire lui sortait par tous les pores. Il me dit que depuis qu'il avait renoncé à sa pension, son travail avançait de la manière la plus rapide, et que rien ne lui convenait mieux que les heures de travail que je lui proposais, attendu qu'il avait l'habitude de se promener dans le milieu du jour en méditant à son aise. Ses papiers étaient un peu en désordre pour le moment, grâce à M. Jack Maldon qui lui avait offert dernièrement ses services comme secrétaire, et qui n'avait pas l'habitude de cette occupation; mais nous aurions bientôt remis tout cela en état, et nous marcherions rondement. Je trouvai plus tard, quand nous fûmes tout de bon à l'oeuvre, que les efforts de M. Jack Maldon me donnaient plus de peine que je ne m'y étais attendu, vu qu'il ne s'était pas borné à faire de nombreuses méprises, mais qu'il avait dessiné tant de soldats et de têtes de femmes sur les manuscrits du docteur, que je me trouvais parfois plongé dans un dédale inextricable.

Le docteur était enchanté de la perspective de m'avoir pour collaborateur de son fameux ouvrage, et il fut convenu que nous commencerions dès le lendemain à sept heures. Nous devions travailler deux heures tous les matins et deux ou trois heures tous les soirs, excepté le samedi qui serait un jour de congé pour moi. Je devais naturellement me reposer aussi le dimanche; la besogne n'était donc pas bien pénible.

Nos arrangements faits ainsi, à notre mutuelle satisfaction, le docteur m'emmena dans la maison pour me présenter à mistress Strong que je trouvai dans le nouveau cabinet de son mari, occupée à épousseter ses livres, liberté qu'il ne permettait qu'à elle de prendre avec ces précieux favoris.

Ils avaient retardé leur déjeuner pour moi, et nous nous mîmes à table ensemble. Nous venions à peine d'y prendre place quand je devinai, d'après la figure de mistress Strong, qu'il allait venir quelqu'un, avant même d'entendre aucun bruit qui annonçât l'approche d'un visiteur. Un monsieur à cheval arriva à la grille, fit entrer son cheval par la bride, dans la petite cour, comme s'il était chez lui, l'attacha à un anneau sous la remise vide, et entra dans la salle à manger, son fouet à la main. C'était M. Jack Maldon, et je trouvai que M. Jack Maldon n'avait rien gagné à son voyage aux Indes. Il est vrai de dire que j'étais d'une humeur vertueuse et farouche contre tous les jeunes gens qui n'abattaient pas des arbres dans la forêt des difficultés, de sorte qu'il faut faire la part de ces impressions peu bienveillantes.

«Monsieur Jack, dit le docteur, je vous présente Copperfield!»

M. Jack Maldon me donna une poignée de main, un peu froidement à ce qu'il me sembla, et d'un air de protection languissante qui me choqua fort en secret. Du reste, son air de langueur était curieux à voir, excepté pourtant quand il parlait à sa cousine Annie.

«Avez-vous déjeuné, monsieur Jack? dit le docteur.

— Je ne déjeune presque jamais, monsieur, répliqua-t-il en laissant aller sa tête sur le dossier de son fauteuil. Cela m'ennuie.

— Y a-t-il des nouvelles aujourd'hui? demanda le docteur.

— Rien du tout, monsieur, repartit M. Maldon. Quelques histoires de gens qui meurent de faim en Écosse, et qui sont assez mécontents. Mais il y a toujours de ces gens qui meurent de faim et qui ne sont jamais contents.»

Le docteur lui dit d'un air grave et pour changer de conversation:

«Alors il n'y a pas de nouvelles du tout? Eh bien! pas de nouvelles, bonnes nouvelles, comme on dit.

— Il y a une grande histoire dans les journaux à propos d'un meurtre, monsieur, reprit M. Maldon, mais il y a tous les jours des gens assassinés, et je ne l'ai pas lu.»

On ne regardait pas dans ce temps-là une indifférence affectée pour toutes les notions et les passions de l'humanité comme une aussi grande preuve d'élégance qu'on l'a fait plus tard. J'ai vu, depuis, ces maximes-là très à la mode. Je les ai vu pratiquer avec un tel succès que j'ai rencontré de beaux messieurs et de belles dames, qui, pour l'intérêt qu'ils prenaient au genre humain, auraient aussi bien fait de naître chenilles. Peut-être l'impression que me fit alors M. Maldon ne fut-elle si vive que parce qu'elle m'était nouvelle, mais je sais que cela ne contribua pas à le rehausser dans mon estime, ni dans ma confiance.

«Je venais savoir si Annie voulait aller ce soir à l'Opéra, dit M. Maldon en se tournant vers elle. C'est la dernière représentation de la saison qui en vaille la peine, et il y a une cantatrice qu'elle ne peut pas se dispenser d'entendre. C'est une femme qui chante d'une manière ravissante, sans compter qu'elle est d'une laideur délicieuse.»

Là-dessus il retomba dans sa langueur.

Le docteur, toujours enchanté de ce qui pouvait être agréable à sa jeune femme, se tourna vers elle et lui dit:

«Il faut y aller, Annie, il faut y aller.

— Non, je vous en prie, dit-elle au docteur. J'aime mieux rester à la maison. J'aime beaucoup mieux rester à la maison.»

Et sans regarder son cousin, elle m'adressa la parole, me demanda des nouvelles d'Agnès, s'informa si elle ne viendrait pas la voir; s'il n'était pas probable qu'elle vint dans la journée; le tout d'un air si troublé que je me demandais comment il se faisait que le docteur lui-même, occupé pour le moment à étaler du beurre sur son pain grillé, ne voyait pas une chose qui sautait aux yeux.

Mais il ne voyait rien. Il lui dit en riant qu'elle était jeune, et qu'il fallait qu'elle s'amusât, au lieu de s'ennuyer avec un vieux bonhomme comme lui. D'ailleurs, disait-il, il comptait sur elle pour lui chanter tous les airs de la nouvelle cantatrice, et comment s'en tirerait-elle si elle n'allait pas l'entendre? Le docteur persista donc à arranger la soirée pour elle. M. Jack Maldon devait revenir dîner à Highgate. Ceci conclu, il retourna à sa sinécure, je suppose, mais en tout cas il s'en alla à cheval, sans se presser.

J'étais curieux, le lendemain matin, de savoir si elle était allée à l'Opéra. Elle n'y avait pas été, elle avait envoyé à Londres pour se dégager auprès de son cousin, et, dans la journée, elle avait fait visite à Agnès. Elle avait persuadé au docteur de l'accompagner, et ils étaient revenus à pied à travers champs, à ce qu'il me raconta lui-même, par une soirée magnifique. Je me dis à part moi qu'elle n'aurait peut-être pas manqué le spectacle, si Agnès n'avait pas été à Londres; Agnès était bien capable d'exercer aussi sur elle une heureuse influence!

On ne pouvait pas dire qu'elle eût l'air très-enchanté, mais enfin elle paraissait satisfaite, ou sa physionomie était donc bien trompeuse. Je la regardais souvent, car elle était assise près de la fenêtre pendant que nous étions à l'ouvrage, et elle préparait notre déjeuner que nous mangions tous en travaillant. Quand je partis à neuf heures, elle était à genoux aux pieds du docteur, pour lui mettre ses souliers et ses guêtres. Les feuilles de quelques plantes grimpantes qui croissaient près de la fenêtre jetaient de l'ombre sur son visage, et je pensai tout le long du chemin, en me rendant à la Cour, à cette soirée où je l'avais vue regarder son mari pendant qu'il lisait.

J'avais donc maintenant fort affaire: j'étais sur pied à cinq heures du matin, et je ne rentrais qu'à neuf ou dix heures du soir. Mais j'avais un plaisir infini à me trouver à la tête de tant de besogne, et je ne marchais jamais lentement; il me semblait que plus je me fatiguais, plus je faisais d'efforts pour mériter Dora. Elle ne m'avait pas encore vu dans cette nouvelle phase de mon caractère, parce qu'elle devait venir chez miss Mills prochainement; j'avais retardé jusqu'à ce moment tout ce que j'avais à lui apprendre, me bornant à lui dire dans mes lettres, qui passaient toutes secrètement par les mains de miss Mills, que j'avais beaucoup de choses à lui conter. En attendant, j'avais fort réduit ma consommation de graisse d'ours; j'avais absolument renoncé au savon parfumé et à l'eau de lavande, et j'avais vendu avec une perte énorme, trois gilets que je regardais comme trop élégants pour une vie aussi austère que la mienne.

Je n'étais pas encore satisfait: je brûlais de faire plus encore, et j'allai voir Traddles qui demeurait pour le moment sur le derrière d'une maison de Castle-Street-Holborn. J'emmenai avec moi M. Dick, qui m'avait déjà accompagné deux fois à Highgate et qui avait repris ses habitudes d'intimité avec le docteur.

J'emmenai M. Dick parce qu'il était si sensible aux revers de fortune de ma tante, et si profondément convaincu qu'il n'y avait pas d'esclave ou de forçat à la chaîne qui travaillât autant que moi, qu'il en perdait à la fois l'appétit et sa belle humeur, dans son désespoir de ne pouvoir rien y faire. Bien entendu qu'il se sentait plus incapable que jamais d'achever son mémoire, et plus il y travaillait, plus cette malheureuse tête du roi Charles venait l'importuner de ses fréquentes incursions. Craignant successivement que son état ne vint à s'aggraver si nous ne réussissions pas, par quelque tromperie innocente, à lui faire accroire qu'il nous était très-utile, ou si nous ne trouvions pas, ce qui aurait encore mieux valu, un moyen de l'occuper véritablement, je pris le parti de demander à Traddles s'il ne pourrait pas nous y aider. Avant d'aller le voir je lui avais écrit un long récit de tout ce qui était arrivé, et j'avais reçu de lui en réponse une excellente lettre où il m'exprimait toute sa sympathie et toute son amitié pour moi.

Nous le trouvâmes plongé dans son travail, avec son encrier et ses papiers, devant le petit guéridon et le pot à fleurs qui étaient dans un coin de sa chambrette pour rafraîchir ses yeux et son courage. Il nous fit l'accueil le plus cordial, et, en moins de rien, Dick et lui furent une paire d'amis. M. Dick déclara même qu'il était sûr de l'avoir déjà vu, et nous répondîmes tous les deux que c'était bien possible.

La première question que j'avais posée à Traddles était celle-ci: j'avais entendu dire que plusieurs hommes, distingués plus tard dans diverses carrières, avaient commencé par rendre compte des débats du parlement. Traddles m'avait parlé des journaux comme de l'une de ses espérances; partant de ces deux données, j'avais témoigné à Traddles dans ma lettre que je désirais savoir comment je pourrais arriver à rendre compte des discussions des chambres. Traddles me répondit alors, que, d'après ses informations, la condition mécanique, nécessaire pour cette occupation, excepté peut-être dans des cas fort rares, pour garantir l'exactitude du compte rendu, c'est-à-dire la connaissance complète de l'art mystérieux de la sténographie, offrait à elle seule, à peu près les mêmes difficultés que s'il s'agissait d'apprendre six langues, et qu'avec beaucoup de persévérance, on ne pouvait pas espérer d'y réussir en moins de plusieurs années. Traddles pensait naturellement que cela tranchait la question, mais je ne voyais là que quelques grands arbres de plus à abattre pour arriver jusqu'à Dora, et je pris à l'instant le parti de m'ouvrir un chemin à travers ce fourré, la hache à la main.

«Je vous remercie beaucoup, mon cher Traddles, lui dis-je, je vais commencer demain.»

Traddles me regarda d'un air étonné, ce qui était naturel, car il ne savait pas encore à quel degré d'enthousiasme j'étais arrivé.

«J'achèterai un livre qui traite à fond de cet art, lui dis-je, j'y travaillerai à la Cour, où je n'ai pas moitié assez d'ouvrage et je sténographierai les plaidoyers pour m'exercer. Traddles, mon ami, j'en viendrai à bout.

— Maintenant, dit Traddles en ouvrant les yeux de toute sa force, je n'avais pas l'idée que vous fussiez doué de tant de décision, Copperfield!»

Je ne sais comment il eût pu en avoir l'idée, car c'était encore un problème pour moi. Je changeai la conversation et je mis M. Dick sur le tapis.

«Voyez-vous, dit M. Dick d'un air convaincu, je voudrais pouvoir être bon à quelque chose, monsieur Traddles: à battre du tambour, par exemple, ou à souffler dans quelque chose!»

Pauvre homme! au fond du coeur, je crois bien qu'il eût préféré en effet une occupation de ce genre. Mais Traddles, qui n'eût pas souri pour tout au monde, répliqua gravement:

«Mais vous avez une belle main, monsieur; c'est vous qui me l'avez dit, Copperfield.

— Très-belle,» répliquai-je. Et le fait est que la netteté de son écriture était admirable.

«Ne pensez-vous pas, dit Traddles, que vous pourriez copier des actes, monsieur, si je vous en procurais?»

M. Dick me regarda d'un air de doute. «Qu'en dites-vous,
Trotwood?»

Je secouai la tête. M. Dick secoua la sienne et soupira.

«Expliquez-lui ce qui se passe pour le mémoire,» dit M. Dick.

J'expliquai à Traddles qu'il était très-difficile d'empêcher le
roi Charles Ier de faire des excursions dans les manuscrits de
M. Dick, qui, pendant ce temps-là, suçait son pouce en regardant
Traddles de l'air le plus respectueux et le plus sérieux.

«Mais vous savez que les actes dont je parle sont rédigés et terminés, dit Traddles après un moment de réflexion. M. Dick n'aurait rien à y faire. Cela ne serait-il pas différent, Copperfield? En tout cas, il me semble qu'on pourrait en essayer.»

Nous conçûmes là-dessus de nouvelles espérances, après un moment de conférence secrète entre Traddles et moi pendant lequel M. Dick nous regardait avec inquiétude de son siège. Bref, nous digérâmes un plan en vertu duquel il se mit à l'ouvrage le lendemain avec le plus grand succès.

Nous plaçâmes sur une table près de la fenêtre, à Buckingham- Street, l'ouvrage que Traddles s'était procuré; il fallait faire je ne sais plus combien de copies d'un document quelconque relatif à un droit de passage. Sur une autre table on étendit le dernier projet en train du grand mémoire. Nous donnâmes pour instructions à M. Dick de copier exactement ce qu'il avait devant lui sans se détourner le moins du monde de l'original, et, s'il éprouvait le besoin de faire la plus légère allusion au roi Charles Ier, il devait voler à l'instant vers le mémoire. Nous l'exhortâmes à suivre avec résolution ce plan de conduite, et nous laissâmes ma tante pour le surveiller. Elle nous raconta plus tard, qu'au premier moment, il était comme un timbalier entre ses deux tambours, et qu'il partageait sans cesse son attention entre les deux tables, mais, qu'ayant trouvé ensuite que cela le troublait et le fatiguait, il avait fini par se mettre tout simplement à copier le papier qu'il avait sous les yeux, remettant le mémoire à une autre fois. En un mot, quoique nous eussions grand soin qu'il ne travaillât pas plus que de raison, et quoiqu'il ne se fût pas mis à l'oeuvre au commencement de la semaine, il avait gagné le samedi suivant dix shillings, neuf pence, et je n'oublierai de ma vie ses courses dans toutes les boutiques des environs pour changer ce trésor en pièces de six pence, qu'il apporta ensuite à ma tante sur un plateau où il les avait arrangées en coeur; ses yeux étaient remplis de larmes de joie et d'orgueil. Depuis le moment où il fut occupé d'une manière utile, il ressemblait à un homme qui se sent sous l'influence d'un charme propice, et s'il y eut au monde ce soir-là une heureuse créature, c'était l'être reconnaissant qui regardait ma tante comme la femme la plus remarquable, et moi comme le jeune homme le plus extraordinaire qu'il y eût sur la terre.

«Il n'y a pas de danger qu'elle meure de faim maintenant, Trotwood, me dit M. Dick en me donnant une poignée de main dans un coin; je me charge de suffire à ses besoins, monsieur,» et il agitait en l'air ses dix doigts triomphants comme si c'eût été autant de banques à sa disposition.

Je ne sais pas quel était le plus content de Traddles ou de moi. «Vraiment, me dit-il tout d'un coup, en sortant une lettre de sa poche, cela m'a complètement fait oublier M. Micawber.»

La lettre m'était adressée (M. Micawber ne perdait jamais une occasion d'écrire une lettre), et portait: «Confiée aux bons soins de T. Traddles, esq., du Temple.»

«Mon cher Copperfield,

«Vous ne serez peut-être pas très-étonné d'apprendre que j'ai rencontré une bonne chance, car, si vous vous le rappelez, je vous avais prévenu, il y a quelque temps, que j'attendais incessamment quelque événement de ce genre.

«Je vais m'établir dans une ville de province de notre île fortunée. La société de cette cité peut être décrite comme un heureux mélange des éléments agricoles et ecclésiastiques, et j'y aurai des rapports directs avec l'une des professions savantes. Mistress Micawber et notre progéniture m'accompagneront. Nos cendres se trouveront probablement déposées un jour dans le cimetière dépendant d'un vénérable sanctuaire, qui a porté la réputation du lieu dont je parle, de la Chine au Pérou, si je puis m'exprimer ainsi.

«En disant adieu à la moderne Babylone où nous avons supporté bien des vicissitudes avec quelque courage, mistress Micawber et moi ne nous dissimulons pas que nous quittons peut-être pour bien des années, peut-être pour toujours, une personne qui se rattache par des souvenirs puissants à l'autel de nos dieux domestiques. Si, à la veille de notre départ, vous voulez bien accompagner notre ami commun, M. Thomas Traddles, à notre résidence présente, pour échanger les voeux ordinaires en pareil cas, vous ferez le plus grand honneur.

«à
    «un
         «homme
                «qui
                     «vous
                           «sera
                                 «toujours fidèle,

«Wilkins Micawber.»

Je fus bien aise de voir que M. Micawber avait enfin secoué son cilice et véritablement rencontré une bonne chance. J'appris de Traddles que l'invitation était justement pour ce soir même, et, avant qu'elle fût plus avancée, j'exprimai mon intention d'y faire honneur: nous prîmes donc ensemble le chemin de l'appartement que M. Micawber occupait sous le nom de M. Mortimer, et qui était situé en haut de Gray's-Inn-Road.

Les ressources du mobilier loué à M. Micawber étaient si limitées, que nous trouvâmes les jumeaux, qui avaient alors quelque chose comme huit ou neuf ans, endormis sur un lit-armoire dans le salon, où M. Micawber nous attendait avec un pot-à-l'eau rempli du fameux breuvage qu'il excellait à faire. J'eus le plaisir, dans cette occasion, de renouveler connaissance avec maître Micawber, jeune garçon de douze ou treize ans qui promettait beaucoup, s'il n'avait pas été sujet déjà à cette agitation convulsive dans tous les membres qui n'est pas un phénomène sans exemple chez les jeunes gens de son âge. Je revis aussi sa soeur, miss Micawber, en qui «sa mère ressuscitait sa jeunesse passée, comme le phénix,» à ce que nous apprit M. Micawber.

«Mon cher Copperfield, me dit-il, M. Traddles et vous, vous nous trouvez sur le point d'émigrer; vous excuserez les petites incommodités qui résultent de la situation.»

En jetant un coup d'oeil autour de moi, avant de faire une réponse convenable, je vis que les effets de la famille étaient déjà emballés, et que leur volume n'avait rien d'effrayant. Je fis mes compliments à mistress Micawber sur le changement qui allait avoir lieu dans sa position.

«Mon cher monsieur Copperfield, me dit mistress Micawber, je sais tout l'intérêt que vous voulez bien prendre à nos affaires. Ma famille peut regarder cet éloignement comme un exil, si cela lui convient, mais je suis femme et mère, et je n'abandonnerai jamais M. Micawber.»

Traddles, au coeur duquel les yeux de mistress Micawber faisaient appel, donna son assentiment d'un ton pénétré.

«C'est au moins, continua-t-elle, ma manière de considérer l'engagement que j'ai contracté, mon cher monsieur Copperfield, et vous aussi, monsieur Traddles, le jour où j'ai prononcé ces mots irrévocables: «Moi, Emma, je prends pour mari Wilkins.» J'ai lu d'un bout à l'autre l'office du mariage, à la chandelle, la veille de ce grand acte, et j'en ai tiré la conclusion que je n'abandonnerais jamais M. Micawber. Aussi, poursuivit-elle, je peux me tromper dans ma manière d'interpréter le sens de cette pieuse cérémonie, mais je ne l'abandonnerai pas.

— Ma chère, dit M. Micawber avec un peu d'impatience, qui vous a jamais parlé de cela?

— Je sais, mon cher monsieur Copperfield, reprit mistress Micawber, que c'est maintenant au milieu des étrangers que je dois planter ma tente; je sais que les divers membres de ma famille, auxquels M. Micawber a écrit dans les termes les plus polis pour leur annoncer ce fait, n'ont pas seulement répondu à sa communication. À vrai dire, c'est peut-être superstition de ma part, mais je crois M. Micawber prédestiné à ne jamais recevoir de réponse à la grande majorité des lettres qu'il écrit. Je suppose, d'après le silence de ma famille, qu'elle a des objections à la résolution que j'ai prise, mais je ne me laisserais pas détourner de la voie du devoir, même par papa et maman, s'ils vivaient encore, monsieur Copperfield.»

J'exprimai l'opinion que c'était là ce qui s'appelait marcher dans le droit chemin.

«On me dira que c'est s'immoler, dit mistress Micawber, que d'aller m'enfermer dans une ville presque ecclésiastique. Mais certes, monsieur Copperfield, pourquoi ne m'immolerais-je pas, quand je vois un homme doué des facultés que possède M. Micawber consommer un sacrifice bien plus grand encore?

— Oh! vous allez vivre dans une ville ecclésiastique?» demandai- je.

M. Micawber, qui venait de nous servir à la ronde avec son pot-à- l'eau, répliqua:

«À Canterbury. Le fait est, mon cher Copperfield, que j'ai pris des arrangements en vertu desquels je suis lié par un contrat à notre ami Heep, pour l'aider et le servir en qualité de… clerc de confiance.»

Je regardai avec étonnement M. Micawber, qui jouissait grandement de ma surprise.

«Je dois vous dire, reprit-il d'un air officiel, que les habitudes pratiques et les prudents avis de mistress Micawber ont puissamment contribué à ce résultat. Le gant dont mistress Micawber vous avait parlé naguère a été jeté à la société sous la forme d'une annonce, et notre ami Heep l'a relevé, de là une reconnaissance mutuelle. Je veux parler avec tout le respect possible de mon ami Heep, qui est un homme d'une finesse remarquable. Mon ami Heep, continua M. Micawber, n'a pas fixé le salaire régulier à une somme très-considérable, mais il m'a rendu de grands services pour me délivrer des embarras pécuniaires qui pesaient sur moi, comptant d'avance sur mes services, et il a raison: je mets mon honneur à lui rendre des services sérieux. L'intelligence et l'adresse que je puis posséder, dit M. Micawber d'un air de modestie orgueilleuse et de son ancien ton d'élégance, seront consacrées tout entières au service de mon ami Heep. J'ai déjà quelque connaissance du droit, comme ayant eu à soutenir pour mon compte plusieurs procès civils, et je vais m'occuper immédiatement d'étudier les commentaires de l'un des plus éminents et des plus remarquables juristes anglais; il est inutile, je crois, d'ajouter que je parle de M. le juge de paix Blackstone.»

Ces observations furent souvent interrompues par des représentations de mistress Micawber à maître Micawber, son fils, sur ce qu'il était assis sur ses talons, ou qu'il tenait sa tête à deux mains comme s'il avait peur de la perdre, ou bien qu'il donnait des coups de pieds à Traddles sous la table; d'autres fois il posait ses pieds l'un sur l'autre, ou étendait ses jambes à des distances contre nature; ou bien il se couchait de côté sur la table, trempant ses cheveux dans les verres; enfin il manifestait l'agitation qui régnait dans tous ses membres par une foule de mouvements incompatibles avec les intérêts généraux de la société, prenant d'ailleurs en mauvaise part les remarques que sa mère lui faisait à ce propos. Pendant tout ce temps, j'étais à me demander ce que signifiait la révélation de M. Micawber, dont je n'étais pas encore bien remis jusqu'à ce qu'enfin mistress Micawber reprit le fil de son discours et réclama toute mon attention.

«Ce que je demande à M. Micawber d'éviter surtout, dit-elle, c'est en se sacrifiant à cette branche secondaire du droit, de s'interdire les moyens de s'élever un jour jusqu'au faite. Je suis convaincue que M. Micawber, en se livrant à une profession qui donnera libre carrière à la fertilité de ses ressources et à sa facilité d'élocution, ne peut manquer de se distinguer. Voyons, monsieur Traddles, s'il s'agissait, par exemple, de devenir un jour juge ou même chancelier, ajouta-t-elle d'un air profond, ne se placerait-on pas en dehors de ces postes importants en commençant par un emploi comme celui que M. Micawber vient d'accepter?

— Ma chère, dit M. Micawber tout en regardant aussi Traddles d'un air interrogateur, nous avons devant nous tout le temps de réfléchir à ces questions-là.

— Non, Micawber! répliqua-t-elle. Votre tort, dans la vie, est toujours de ne pas regarder assez loin devant vous. Vous êtes obligé, ne fût-ce que par sentiment de justice envers votre famille, si ce n'est envers vous-même, d'embrasser d'un regard les points les plus éloignés de l'horizon auxquels peuvent vous porter vos facultés.»

M. Micawber toussa et but son punch de l'air le plus satisfait en regardant toujours Traddles, comme s'il attendait son opinion.

«Voyez-vous, la vraie situation, mistress Micawber, dit Traddles en lui dévoilant doucement la vérité, je veux dire le fait dans toute sa nudité la plus prosaïque…

— Précisément, mon cher monsieur Traddles, dit mistress Micawber, je désire être aussi prosaïque et aussi littéraire que possible dans une affaire de cette importance.

— C'est que, dit Traddles, cette branche de la carrière, quand même M. Micawber serait avoué dans toutes les règles…

— Précisément, repartit mistress Micawber… Wilkins, vous louchez, et après cela vous ne pourrez plus regarder droit.

— Cette partie de la carrière n'a rien à faire avec la magistrature. Les avocats seuls peuvent prétendre à ces postes importants, et M. Micawber ne peut pas être avocat sans avoir fait cinq ans d'études dans l'une des écoles de droit.

— Vous ai-je bien compris? dit mistress Micawber de son air le plus capable et le plus affable. Vous dites, mon cher monsieur Traddles, qu'à l'expiration de ce terme, M. Micawber pourrait alors occuper la situation de juge ou de chancelier?

— À la rigueur, il le pourrait, repartit Traddles en appuyant sur le dernier mot.

— Merci, dit mistress Micawber, c'est tout ce que je voulais savoir. Si telle est la situation, et si M. Micawber ne renonce à aucun privilège en se chargeant de semblables devoirs, mes inquiétudes cessent. Vous me direz que je parle là comme une femme, dit mistress Micawber, mais j'ai toujours cru que M. Micawber possédait ce que papa appelait l'esprit judiciaire, et j'espère qu'il entre maintenant dans une carrière où ses facultés pourront se développer et l'élever à un poste important.»

Je ne doute pas que M. Micawber ne se vit déjà, avec les yeux de son esprit judiciaire, assis sur le sac de laine. Il passa la main d'un air de complaisance sur sa tête chauve, et dit avec une résignation orgueilleuse:

«N'anticipons pas sur les décrets de la fortune, ma chère. Si je suis destiné à porter perruque, je suis prêt, extérieurement du moins, ajouta-t-il en faisant allusion à sa calvitie, à recevoir cette distinction. Je ne regrette pas mes cheveux, et qui sait si je ne les ai pas perdus dans un but déterminé. Mon intention, mon cher Copperfield, est d'élever mon fils pour l'Église; j'avoue que c'est surtout pour lui que je serais bien aise d'arriver aux grandeurs.

— Pour l'Église? demandai-je machinalement, car je ne pensais toujours qu'à Uriah Heep.

— Oui, dit M. Micawber. Il a une belle voix de tête, et il commencera dans les choeurs. Notre résidence à Canterbury et les relations que nous y possédons déjà, nous permettront sans doute de profiter des vacances qui pourront se présenter parmi les chanteurs de la cathédrale.»

En regardant de nouveau maître Micawber, je trouvai qu'il avait une certaine expression de figure qui semblait plutôt indiquer que sa voix partait de derrière ses sourcils, ce qui me fut bientôt démontré quand je lui entendis chanter (on lui avait donné le choix, de chanter ou d'aller se coucher) le Pivert au bec perçant. Après de nombreux compliments sur l'exécution de ce morceau, on retomba dans la conversation générale, et comme j'étais trop préoccupé de mes intentions désespérées pour taire le changement survenu dans ma situation, je racontai le tout à M. et mistress Micawber. Je ne puis dire combien ils furent enchantés tous les deux d'apprendre les embarras de ma tante, et comme cela redoubla leur cordialité et l'aisance de leurs manières.

Quand nous fûmes presque arrivés au fond du pot à l'eau, je m'adressai à Traddles et je lui rappelai que nous ne pouvions nous séparer sans souhaiter à nos amis une bonne santé et beaucoup de bonheur et de succès dans leur nouvelle carrière. Je priai M. Micawber de remplir les verres, et je portai leur santé avec toutes les formes requises: je serrai la main de M. Micawber à travers la table, et j'embrassai mistress Micawber en commémoration de cette grande occasion. Traddles m'imita pour le premier point, mais ne se crut pas assez intime dans la maison pour me suivre plus loin.

«Mon cher Copperfield, me dit M. Micawber en se levant, les pouces dans les poches de son gilet, compagnon de ma jeunesse, si cette expression m'est permise, et vous, mon estimable ami Traddles, si je puis vous appeler ainsi, permettez-moi, au nom de mistress Micawber, au mien et au nom de notre progéniture, de vous remercier de vos bons souhaits dans les termes les plus chaleureux et les plus spontanés. On peut s'attendre à ce qu'à la veille d'une émigration qui ouvre devant nous une existence toute nouvelle (M. Micawber parlait toujours comme s'il allait s'établir à deux cents lieues de Londres), je tienne à adresser quelques mots d'adieu à deux amis comme ceux que je vois devant moi. Mais j'ai dit là-dessus tout ce que j'avais à dire. Quelque situation dans la société que je puisse atteindre en suivant la profession savante dont je vais devenir un membre indigne, j'essayerai de ne point démériter et de faire honneur à mistress Micawber. Sous le poids d'embarras pécuniaires temporaires, qui venaient d'engagements contractés dans l'intention d'y répondre immédiatement, mais dont je n'ai pu me libérer par suite de circonstances diverses, je me suis vu dans la nécessité de revêtir un costume qui répugne à mes instincts naturels, je veux dire des lunettes, et de prendre possession d'un surnom sur lequel je ne pouvais établir aucune prétention légitime. Tout ce que j'ai à dire sur ce point, c'est que le nuage a disparu du sombre horizon, et que le Dieu du jour règne de nouveau sur le sommet des montagnes. Lundi, à quatre heures, à l'arrivée de la diligence à Canterbury, mon pied foulera ses bruyères natales, et mon nom sera… Micawber!»

M. Micawber reprit son siège après ces observations et but de suite deux verres de punch de l'air le plus grave; puis il ajouta d'un ton solennel:

«Il me reste encore quelque chose à faire avant de nous séparer, il me reste un acte de justice à accomplir. Mon ami, M. Thomas Traddles, a, dans deux occasions différentes, apposé sa signature, si je puis employer cette expression vulgaire, à des billets négociés pour mon usage. Dans la première occasion, M. Thomas Traddles a été… je dois dire qu'il a été pris au trébuchet. L'échéance du second billet n'est pas encore arrivée. Le premier effet montait (ici M. Micawber examina soigneusement des papiers), montait, je crois, à vingt-trois livres sterling, quatre shillings, neuf pence et demi; le second, d'après mes notes sur cet article, était de dix-huit livres, six shillings, deux pence. Ces deux sommes font ensemble un total de quarante une livres, dix shillings, onze pence et demi, si mes calculs sont exacts. Mon ami Copperfield veut-il me faire le plaisir de vérifier l'addition?»

Je le fis et je trouvai le compte exact.

«Ce serait un fardeau insupportable pour moi, dit M. Micawber, que de quitter cette métropole et mon ami M. Thomas Traddles, sans m'acquitter de la partie pécuniaire de mes obligations envers lui. J'ai donc préparé, et je tiens, en ce moment, à la main un document qui répondra à mes désirs sur ce point. Je demande à mon ami M. Thomas Traddles la permission de lui remettre mon billet pour la somme de quarante une livres, dix shillings onze pence et demi, et, cela fait, je rentre avec bonheur en possession de toute ma dignité morale, car je sens que je puis marcher la tête levée devant les hommes mes semblables!»

Après avoir débité cette préface avec une vive émotion, M. Micawber remit son billet entre les mains de Traddles, et l'assura de ses bons souhaits pour toutes les circonstances de sa vie. Je suis persuadé que non-seulement cette transaction faisait à M. Micawber le même effet que s'il avait payé l'argent, mais que Traddles lui-même ne se rendit bien compte de la différence que lorsqu'il eut eu le temps d'y penser.

Fortifié par cet acte de vertu, M. Micawber marchait la tête si haute devant les hommes ses semblables que sa poitrine semblait s'être élargie de moitié quand il nous éclaira pour descendre l'escalier. Nous nous séparâmes très-cordialement, et quand j'eus accompagné Traddles jusqu'à sa porte, en retournant tout seul chez moi, entre autres pensées étranges et contradictoires qui me vinrent à l'esprit, je me dis que probablement c'était à quelque souvenir de compassion pour mon enfance abandonnée que je devais que M. Micawber, avec toute ses excentricités, ne m'eût jamais demandé d'argent. Je n'aurais certainement pas eu assez de courage moral pour lui en refuser, et je ne doute pas, soit dit à sa louange, qu'il le sût aussi bien que moi.

CHAPITRE VII.

Un peu d'eau froide jetée sur mon feu.

Ma nouvelle vie durait depuis huit jours déjà, et j'étais plus que jamais pénétré de ces terribles absolutions pratiques que je regardais comme impérieusement exigées par la circonstance. Je continuais à marcher extrêmement vite, dans une vague idée que je faisais mon chemin. Je m'appliquais à dépenser ma force, tant que je pouvais, dans l'ardeur avec laquelle j'accomplissais tout ce que j'entreprenais. J'étais enfin une véritable victime de moi- même; j'en vins jusqu'à me demander si je ne ferais pas bien de me borner à manger des légumes, dans l'idée vague qu'en devenant un animal herbivore, ce serait un sacrifice que j'offrirais sur l'autel de Dora.

Jusqu'alors ma petite Dora ignorait absolument mes efforts désespérés et ne savait que ce que mes lettres avaient pu confusément lui laisser entrevoir. Mais le samedi arriva, et c'est ce soir-là qu'elle devait rendre visite à miss Mills, chez laquelle je devais moi-même aller prendre le thé, quand M. Mills se serait rendu à son cercle pour jouer au whist, événement dont je devais être averti par l'apparition d'une cage d'oiseau à la fenêtre du milieu du salon.

Nous étions alors complètement établis à Buckingham-Street, et M. Dick continuait ses copies avec une joie sans égale. Ma tante avait remporté une victoire signalée sur mistress Crupp en la soldant, en jetant par la fenêtre la première cruche qu'elle avait trouvée en embuscade sur l'escalier, et en protégeant de sa personne l'arrivée et le départ d'une femme de ménage qu'elle avait prise au dehors. Ces mesures de vigueur avaient fait une telle impression sur mistress Crupp, qu'elle s'était retirée dans sa cuisine, convaincue que ma tante était atteinte de la rage. Ma tante, à qui l'opinion de mistress Crupp comme celle du monde entier était parfaitement indifférente, n'était pas fâchée d'ailleurs d'encourager cette idée, et mistress Crupp, naguère si hardie, perdit bientôt si visiblement tout courage que, pour éviter de rencontrer ma tante sur l'escalier, elle tâchait d'éclipser sa volumineuse personne derrière les portes ou de se cacher dans des coins obscurs, laissant toutefois paraître, sans s'en douter, un ou deux lés de jupon de flanelle. Ma tante trouvait une telle satisfaction à l'effrayer que je crois qu'elle s'amusait à monter et à descendre tout exprès, son chapeau posé effrontément sur le sommet de sa tête, toutes les fois qu'elle pouvait espérer de trouver mistress Crupp sur son chemin.

Ma tante, avec ses habitudes d'ordre et son esprit inventif, introduisit tant d'améliorations dans nos arrangements intérieurs qu'on aurait dit que nous avions fait un héritage au lieu d'avoir perdu notre argent. Entre autres choses, elle convertit l'office en un cabinet de toilette à mon usage, et m'acheta un bois de lit qui faisait l'effet d'une bibliothèque dans le jour, autant qu'un bois de lit peut ressembler à une bibliothèque. J'étais l'objet de toute sa sollicitude, et ma pauvre mère elle-même n'eût pu m'aimer davantage, ni se donner plus de peine pour me rendre heureux.

Peggotty avait regardé comme une haute faveur le privilège de se faire accepter pour participer à tous ces travaux, et, quoiqu'elle conservât à l'égard de ma tante un peu de son ancienne terreur, elle avait reçu d'elle, dans les derniers temps, de si grandes preuves de confiance et d'estime, qu'elles étaient les meilleures amies du monde. Mais le temps était venu, pour Peggotty (je parle du samedi où je devais prendre le thé chez miss Mills), de retourner chez elle pour aller remplir auprès de Ham les devoirs de sa mission.

«Ainsi donc, adieu, Barkis! dit ma tante; soignez-vous bien. Je n'aurais jamais cru que je dusse éprouver tant de regrets à vous voir partir!»

Je conduisis Peggotty au bureau de la diligence et je la mis en voiture. Elle pleura en partant et confia son frère à mon amitié comme Ham l'avait déjà fait. Nous n'avions pas entendu parler de lui depuis qu'il était parti par cette belle soirée.

«Et maintenant, mon cher David, dit Peggotty, si pendant votre stage vous aviez besoin d'argent pour vos dépenses, ou si, votre temps expiré, mon cher enfant, il vous fallait quelque chose pour vous établir, dans l'un ou l'autre cas, ou dans l'un et l'autre, qui est-ce qui aurait autant de droit à vous le prêter que la pauvre vieille bonne de ma pauvre chérie?»

Je n'étais pas possédé d'une passion d'indépendance tellement sauvage que je ne voulusse pas au moins reconnaître ses offres généreuses, en l'assurant que, si j'empruntais jamais de l'argent à personne, ce serait à elle que je voudrais m'adresser et je crois, qu'à moins de lui faire à l'instant même l'emprunt d'une grosse somme, je ne pouvais pas lui faire plus de plaisir qu'en lui donnant cette assurance.

«Et puis, mon cher, dit Peggotty tout bas, dites à votre joli petit ange que j'aurais bien voulu la voir, ne fût-ce qu'une minute; dites-lui aussi qu'avant son mariage avec mon garçon, je viendrai vous arranger votre maison comme il faut, si vous le permettez.»

Je lui promis que personne autre n'y toucherait qu'elle, et elle en fut si charmée qu'elle était, en partant, à la joie de son coeur.

Je me fatiguai le plus possible ce jour-là à la Cour par une multitude de moyens pour trouver le temps moins long, et le soir, à l'heure dite, je me rendis dans la rue qu'habitait M. Mills. C'était un homme terrible pour s'endormir toujours après son dîner; il n'était pas encore sorti, et la cage n'était pas à la fenêtre.

Il me fit attendre si longtemps que je me mis à souhaiter, par forme de consolation, que les joueurs de whist, qui faisaient sa partie, le missent à l'amende pour lui apprendre à venir si tard. Enfin, il sortit, et je vis ma petite Dora suspendre elle-même la cage et faire un pas sur le balcon pour voir si j'étais là, puis, quand elle m'aperçut, elle rentra en courant pendant que Jip restait dehors pour aboyer de toutes ses forces contre un énorme chien de boucher qui était dans la rue et qui l'aurait avalé comme une pilule.

Dora vint à la porte du salon pour me recevoir; Jip arriva aussi en se roulant et en grognant, dans l'idée que j'étais un brigand, et nous entrâmes tous les trois dans la chambre d'un air très- tendre et très-heureux. Mais je jetai bientôt le désespoir au milieu de notre joie (hélas! c'était sans le vouloir, mais j'étais si plein de mon sujet!) en demandant à Dora, sans la moindre préface, si elle pourrait se décider à aimer un mendiant.

Ma chère petite Dora jugez de son épouvante! La seule idée que ce mot éveillât dans son esprit, c'était celle d'un visage ridé, surmonté d'un bonnet de coton, avec accompagnement de béquilles, d'une jambe de bois ou d'un chien tenant une sébile dans la gueule; aussi me regarda-t-elle tout effarée avec un air d'étonnement le plus drôle du monde.

«Comment pouvez-vous me faire cette folle question? dit-elle en faisant la moue; aimer un mendiant!

— Dora, ma bien-aimée, lui dis-je, je suis un mendiant!

— Comment pouvez-vous être assez fou, me répliqua-t-elle en me donnant une tape sur la main, pour venir nous faire de pareils contes! Je vais vous faire mordre par Jip.»

Ses manières enfantines me plaisaient plus que tout au monde, mais il fallait absolument m'expliquer, et je répétai d'un ton solennel:

«Dora, ma vie, mon amour, votre David est ruiné!

— Je vous assure que je vais vous faire mordre par Jip si vous continuez vos folies,» reprit Dora en secouant ses boucles de cheveux.

Mais j'avais l'air si grave que Dora cessa de secouer ses boucles, posa sa petite main tremblante sur mon épaule, me regarda d'abord d'un air de trouble et d'épouvante, puis se mit à pleurer. C'était terrible. Je tombai à genoux à côté du canapé, la caressant et la conjurant de ne pas me déchirer le coeur; mais pendant un moment ma pauvre petite Dora ne savait que répéter:

«Ô mon Dieu! mon Dieu! J'ai peur, j'ai peur! Où est Julia Mills?
Menez-moi à Julia Mills et allez-vous-en, je vous en prie!»

Je ne savais pas plus moi-même où j'en étais.

Enfin, à force de prières et de protestations, je décidai Dora à me regarder. Elle avait l'air terrifié, mais je la ramenai peu à peu par mes caresses à me regarder tendrement, et elle appuya sa bonne petite joue contre la mienne. Alors je lui dis, en la tenant dans mes bras, que je l'aimais de tout mon coeur, mais que je me croyais obligé en conscience de lui offrir de rompre notre engagement puisque j'étais devenu pauvre; que je ne pourrais jamais m'en consoler, ni supporter l'idée de la perdre; que je ne craignais pas la pauvreté si elle ne la craignait pas non plus; que mon coeur et mes bras puiseraient de la force dans mon amour pour elle; que je travaillais déjà avec un courage que les amants seuls peuvent connaître; que j'avais commencé à entrer dans la vie pratique et à songer à l'avenir; qu'une croûte de pain gagnée à la sueur de notre front était plus doux au coeur qu'un festin dû à un héritage; et beaucoup d'autres belles choses comme celles-là, débitées avec une éloquence passionnée qui m'étonna moi-même, quoique je me fusse préparé à ce moment-là nuit et jour depuis l'instant où ma tante m'avait surpris par son arrivée imprévue.

«Votre coeur est-il toujours à moi, Dora, ma chère? lui dis-je avec transport, car je savais qu'il m'appartenait toujours en la sentant se presser contre moi.

— Oh oui, s'écria Dora, tout à vous, mais ne soyez pas si effrayant!»

Moi effrayant! Pauvre Dora!

«Ne me parlez pas de devenir pauvre et de travailler comme un nègre, me dit-elle en se serrant contre moi, je vous en prie, je vous en prie!

— Mon amour, dis-je, une croûte de pain… gagnée à la sueur…

— Oui, oui, mais je ne veux plus entendre parler de croûtes de pain, et il faut à Jip tous les jours sa côtelette de mouton à midi, sans quoi il mourra!»

J'étais sous le charme séduisant de ses manières enfantines. Je lui expliquai tendrement que Jip aurait sa côtelette de mouton avec toute la régularité accoutumée. Je lui dépeignis notre vie modeste, indépendante, grâce à mon travail; je lui parlai de la petite maison que j'avais vue à Highgate, avec la chambre au premier pour ma tante.

«Suis-je encore bien effrayant, Dora? lui dis-je avec tendresse.

— Oh non, non! s'écria Dora. Mais j'espère que votre tante restera souvent dans sa chambre, et puis aussi que ce n'est pas une vieille grognon.»

S'il m'eût été possible d'aimer Dora davantage, à coup sûr je l'eusse fait alors. Mais pourtant je sentais qu'elle n'était pas bonne à grand'chose dans le cas présent. Ma nouvelle ardeur se refroidissait en voyant qu'il était si difficile de la lui communiquer. Je fis un nouvel effort. Quand elle fut tout à fait remise et qu'elle eut pris Jip sur ses genoux pour rouler ses oreilles autour de ses doigts, je repris ma gravité:

«Ma bien-aimée, puis-je vous dire un mot?

— Oh! je vous en prie, ne parlons pas de la vie pratique, me dit- elle d'un ton caressant; si vous saviez comme cela me fait peur!

— Mais, ma chérie, il n'y a pas de quoi vous effrayer dans tout ceci. Je voudrais vous faire envisager la chose autrement. Je voudrais, au contraire, que cela vous inspirât du nerf et du courage.

— Oh! mais c'est précisément ce qui me fait peur, cria Dora.

— Non, ma chérie. Avec de la persévérance et de la force de caractère, on supporte des choses bien plus pénibles.

— Mais je n'ai pas de force du tout, dit Dora en secouant ses boucles. N'est-ce pas Jip? Oh! voyons! embrassez Jip et soyez aimable!»

Il était impossible de refuser d'embrasser Jip quand elle me le tendait exprès, en arrondissant elle-même, pour l'embrasser aussi, sa jolie petite bouche rose, tout en dirigeant l'opération qui devait s'accomplir avec une précision mathématique sur le milieu du nez de son bichon. Je fis exactement ce qu'elle voulait, puis je réclamai la récompense de mon obéissance; et Dora réussit pendant assez longtemps à tenir ma gravité en échec.

«Mais, Dora, ma chérie, lui dis-je en reprenant mon air solennel, j'ai encore quelque chose à vous dire!»

Le juge de la Cour des prérogatives lui-même en serait tombé amoureux rien que de la voir joindre ses petites mains qu'elle tendait vers moi en me suppliant de ne plus lui faire peur.

«Mais je ne veux pas vous faire peur, mon amour, répétais-je; seulement, Dora, ma bien-aimée, si vous vouliez quelquefois penser, sans découragement, bien loin de là; mais si vous vouliez quelquefois penser, pour vous encourager au contraire, que vous êtes fiancée à un homme pauvre…

— Non, non, je vous en prie! criait Dora. C'est trop effrayant!

— Mais pas du tout, ma chère petite, lui dis-je gaiement; si vous vouliez seulement y penser quelquefois, et vous occuper de temps en temps des affaires du ménage de votre papa, pour tâcher de prendre quelque habitude… des comptes, par exemple…»

Ma pauvre Dora accueillit cette idée par un petit cri qui ressemblait à un sanglot.

«… Cela vous serait bien utile un jour, continuai-je. Et si vous vouliez me promettre de lire… un petit livre de cuisine que je vous enverrai, comme ce serait excellent pour vous et pour moi! Car notre chemin dans la vie est rude et raboteux pour le moment, ma Dora, lui dis-je en m'échauffant, et c'est à nous à l'aplanir. Nous avons à lutter pour arriver. Il nous faut du courage. Nous avons bien des obstacles à affronter: et il faut les affronter sans crainte, les écraser sous nos pieds.»

J'allais toujours, le poing fermé et l'air résolu, mais il était bien inutile d'aller plus loin, j'en avais dit bien assez. J'avais réussi… à lui faire peur une fois de plus! Oh! où était Julia Mills! «Oh! menez-moi à Julia Mills, et allez-vous-en, s'il vous plaît!» En un mot, j'étais à moitié fou et je parcourais le salon dans tous les sens.

Je croyais l'avoir tuée cette fois. Je lui jetai de l'eau à la figure. Je tombai à genoux. Je m'arrachai les cheveux. Je m'accusai d'être une bête brute sans remords et sans pitié. Je lui demandai pardon. Je la suppliai d'ouvrir les yeux. Je ravageai la boite à ouvrage de miss Mills pour y trouver un flacon, et dans mon désespoir je pris un étui d'ivoire à la place et je versai toutes les aiguilles sur Dora. Je montrai le poing à Jip qui était aussi éperdu que moi. Je me livrai à toutes les extravagances imaginables, et il y avait longtemps que j'avais perdu la tête quand miss Mills entra dans la chambre.

«Qu'y a-t-il! que vous a-t-on fait? s'écria miss Mills en venant au secours de son amie.»

Je répondis: «C'est moi, miss Mills, c'est moi qui suis le coupable! Oui, vous voyez le criminel!» et un tas de choses dans le même genre; puis, détournant ma tête, pour la dérober à la lumière, je la cachai contre le coussin du canapé.

Miss Mills crut d'abord que c'était une querelle, et que nous étions égarés dans le désert du Sahara, mais elle ne fut pas longtemps dans cette incertitude, car ma chère petite Dora s'écria en l'embrassant que j'étais un pauvre manoeuvre; puis elle se mit à pleurer pour mon compte en me demandant si je voulais lui permettre de me donner tout son argent à garder, et finit par se jeter dans les bras de miss Mills en sanglotant comme si son pauvre petit coeur allait se briser.

Heureusement miss Mills semblait née pour être notre bénédiction. Elle s'assura par quelques mots de la situation, consola Dora, lui persuada peu à peu que je n'étais pas un manoeuvre. D'après ma manière de raconter les choses, je crois que Dora avait supposé que j'étais devenu terrassier, et que je passais et repassais toute la journée sur une planche avec une brouette. Miss Mills, mieux informée, finit par rétablir la paix entre nous. Quand tout fut rentré dans l'ordre, Dora monta pour baigner ses yeux dans de l'eau de rose, et miss Mills demanda le thé. Dans l'intervalle, je déclarai à cette demoiselle qu'elle serait toujours mon amie, et que mon coeur cesserait de battre avant d'oublier sa sympathie.

Je lui développai alors le plan que j'avais essayé avec si peu de succès de faire comprendre à Dora. Miss Mills me répliqua d'après des principes généraux que la chaumière du contentement valait mieux que le palais de la froide splendeur, et que l'amour suffisait à tout.

Je dis à miss Mills que c'était bien vrai, et que personne ne pouvait le savoir mieux que moi, qui aimais Dora comme jamais mortel n'avait aimé avant moi. Mais sur la mélancolique observation de miss Mills qu'il serait heureux pour certains coeurs qu'ils n'eussent pas aimé autant que moi, je lui demandai par amendement la permission de restreindre ma remarque au sexe masculin seulement.

Je posai ensuite à miss Mills la question de savoir s'il n'y avait pas en effet quelque avantage pratique dans la proposition que j'avais voulu faire touchant les comptes, la tenue du ménage et les livres de cuisine?

Après un moment de réflexion, voici ce que miss Mills me répondit:

«Monsieur Copperfield, je veux être franche avec vous. Les souffrances et les épreuves morales suppléent aux années chez de certaines natures, et je vais vous parler aussi franchement que si nous étions à confesse. Non, votre proposition ne convient pas à notre Dora. Notre chère Dora est l'enfant gâté de la nature. C'est une créature de lumière, de gaieté et de joie. Je ne puis pas vous dissimuler que, si cela se pouvait, ce serait très-bien sans doute, mais…» Et miss Mills secoua la tête.

Cette demi-concession de miss Mills m'encouragea à lui demander si, dans le cas où il se présenterait une occasion d'attirer l'attention de Dora sur les conditions de ce genre nécessaires à la vie pratique, elle serait assez bonne pour en profiter? Miss Mills y consentit si volontiers que je lui demandai encore si elle ne voudrait pas bien se charger du livre de cuisine, et me rendre le service éminent de le faire accepter à Dora sans lui causer trop d'effroi. Miss Mills voulut bien se charger de la commission, mais on voyait bien qu'elle n'en attendait pas grand'chose.

Dora reparut, et elle était si séduisante que je me demandai si véritablement il était permis de l'occuper de détails si vulgaires. Et puis elle m'aimait tant, elle était si séduisante, surtout quand elle faisait tenir Jip debout pour demander sa rôtie, et qu'elle faisait semblant de lui brûler le nez avec la théière parce qu'il refusait de lui obéir, que je me regardais comme un monstre qui serait venu épouvanter de sa vue subite la fée dans son bosquet quand je songeais à l'effroi que je lui avais causé et aux pleurs que je lui avais fait répandre.

Après le thé, Dora prit sa guitare et chanta ses vieilles chansons françaises sur l'impossibilité absolue de cesser de danser sous aucun prétexte, tra la la, tra la la, et je sentis plus que jamais que j'étais un monstre.

Il n'y eut qu'un nuage sur notre joie; un moment avant de me retirer, miss Mills fit par hasard une allusion au lendemain matin, et j'eus le malheur de dire que j'étais obligé de travailler et que je me levais maintenant à cinq heures du matin. Je ne sais si Dora en conçut l'idée que j'étais veilleur dans quelque établissement particulier, mais cette nouvelle fit une grande impression sur son esprit, et elle cessa de jouer du piano et de chanter.

Elle y pensait encore quand je lui dis adieu, et elle me dit, de son petit air câlin, comme si elle parlait à sa poupée, à ce qu'il me semblait:

«Voyons, méchant, ne vous levez pas à cinq heures! Cela n'a pas de bon sens!

— J'ai à travailler, ma chérie.

— Eh bien! ne travaillez pas, dit Dora. Pourquoi faire?»

Il était impossible de dire autrement qu'en riant à ce joli petit visage étonné qu'il faut bien travailler pour vivre.

«Oh! que c'est ridicule! s'écria Dora.

— Et comment vivrions-nous sans cela, Dora?

— Comment? n'importe comment!» dit Dora.

Elle avait l'air convaincu qu'elle venait de trancher la question, et elle me donna un baiser triomphant qui venait si naturellement de son coeur innocent que je n'aurais pas voulu pour tout l'or du monde discuter avec elle sa réponse.

Car je l'aimais, et je continuai de l'aimer de toute mon âme, de toute ma force. Mais tout en travaillant beaucoup, tout en battant le fer pendant qu'il était chaud, cela n'empêchait pas que parfois le soir, quand je me trouvais en face de ma tante, je réfléchissais à l'effroi que j'avais causé à Dora ce jour-là, et je me demandais comment je ferais pour percer au travers de la forêt des difficultés, une guitare à la main, et à force d'y rêver il me semblait que mes cheveux en devenaient tout blancs.

CHAPITRE VIII.

Dissolution de société.

Je m'empressai de mettre immédiatement à exécution le plan que j'avais formé relativement aux débats du Parlement. C'était un des fers de ma forge qu'il fallait battre tandis qu'il était chaud, et je me mis à l'oeuvre avec une persévérance, qu'il doit m'être permis d'admirer. J'achetai un traité célèbre sur l'art de la sténographie (il me coûta bien dix bons shillings), et je me plongeai dans un océan de difficultés, qui, au bout de quelques semaines, m'avaient rendu presque fou. Tous les changements que pouvait apporter un de ces petits accents, qui, placés d'une façon signifiaient telle chose, et telle autre dans une autre position; tous ces caprices merveilleux figurés par des cercles indéchiffrables; les conséquences énormes d'une figure grosse comme une patte de mouche, les terribles effets d'une courbe mal placée ne me troublaient pas seulement pendant mes heures d'étude, elles me poursuivaient même pendant mes heures de sommeil. Quand je fus enfin venu à bout de m'orienter tant bien que mal, à tâtons, au milieu de ce labyrinthe, et de posséder à peu près l'alphabet qui, à lui seul, était tout un temple d'hiéroglyphes égyptiens, je fus assailli après cela par une procession d'horreurs nouvelles, appelées des caractères arbitraires. Jamais je n'ai vu de caractères aussi despotiques: par exemple ils voulaient absolument qu'une ligne plus fine qu'une toile d'araignée signifiât attente, et qu'une espèce de chandelle romaine se traduisit par désavantageux. À mesure que je parvenais à me fourrer dans la tête ce misérable grimoire, je m'apercevais que je ne savais plus du tout mon commencement. Je le rapprenais donc, et alors j'oubliais le reste; si je cherchais à le retrouver, c'était aux dépens de quelque autre bribe du système qui m'échappait. En un mot c'était navrant, c'est-à-dire, cela m'aurait paru navrant, si Dora n'avait été là pour me rendre du courage: Dora, ancre fidèle de ma barque agitée par la tempête! Chaque progrès dans le système me semblait un chêne noueux à jeter à bas dans la forêt des difficultés, et je me mettais à les abattre l'un après l'autre avec un tel redoublement d'énergie, qu'au bout de trois ou quatre mois je me crus en état de tenter une épreuve sur un de nos braillards de la Chambre des communes. Jamais je n'oublierai comment, pour mon début, mon braillard s'était déjà rassis avant que j'eusse seulement commencé, et laissa mon crayon imbécile se trémousser sur le papier, comme s'il avait des convulsions!

Cela ne pouvait pas aller: c'était bien évident, j'avais visé trop haut, il fallait en rabattre. Je recourus à Traddles pour quelques conseils; il me proposa de me dicter des discours, tout doucement, en s'arrêtant de temps en temps pour me faciliter la chose. J'acceptai son offre avec la plus vive reconnaissance, et, tous les soirs, pendant bien longtemps, nous eûmes dans Buckingham- Street, une sorte de parlement privé, lorsque j'étais revenu de chez le docteur.

Je voudrais bien voir quelque part un parlement de cette espèce. Ma tante et M. Dick représentaient le gouvernement ou l'opposition (suivant les circonstances), et Traddles, à l'aide de l'Orateur d'Enfield ou d'un volume des Débats parlementaires, les accablait des plus foudroyantes invectives. Debout, à côté de la table, une main sur le volume pour ne pas perdre sa page, et le bras droit levé au devant de sa tête, Traddles représentant alternativement M. Pitt, M. Fox, M. Sheridan, M. Burke, lord Castlereagh, le vicomte Sidmouth, ou M. Canning, se livrait à la plus violente colère; il accusait ma tante et M. Dick d'immoralité et de corruption; et moi, assis non loin de lui, mon cahier de notes à la main, j'essoufflais ma plume à le suivre dans ses déclamations. L'inconstance et la légèreté de Traddles ne sauraient être surpassées par aucune politique au monde. En huit jours il avait embrassé toutes les opinions les plus différentes, il avait arboré vingt drapeaux. Ma tante, immobile comme un chancelier de l'Échiquier, lançait parfois une interruption: «très-bien,» ou «Non!» ou: «Oh!» quand le texte semblait l'exiger, et M. Dick (véritable type du gentilhomme campagnard) lui servait immédiatement d'écho. Mais M. Dick fut accusé durant sa carrière parlementaire de choses si odieuses, et on lui en montra dans l'avenir de si redoutables conséquences qu'il finit par en être effrayé. Je crois même qu'il finit par se persuader qu'il fallait qu'il eût décidément commis quelque chose qui devait amener la ruine de la constitution de la Grande-Bretagne et la décadence inévitable du pays.

Bien souvent nous continuions nos débats jusqu'à ce que la pendule sonnât minuit et que les bougies fussent brûlées jusqu'au bout. Le résultat de tant de travaux fut que je finis par suivre assez bien Traddles; il ne manquait plus qu'une chose à mon triomphe, c'était de reconnaître après ce que signifiaient mes notes. Mais je n'en avais pas la moindre idée. Une fois qu'elles étaient écrites, loin de pouvoir en rétablir le sens, c'était comme si j'avais copié les inscriptions chinoises qu'on trouve sur les caisses de thé, ou les lettres d'or qu'on peut lire sur toutes les grandes fioles rouges et vertes qui ornent la boutique des apothicaires.

Je n'avais autre chose à faire que de me remettre courageusement à l'oeuvre. C'était bien dur, mais je recommençai, en dépit de mon ennui, à parcourir de nouveau laborieusement et méthodiquement tout le chemin que j'avais déjà fait, marchant à pas de tortue, m'arrêtant pour examiner minutieusement la plus petite marque, et faisant des efforts désespérés pour déchiffrer ces caractères perfides, partout où je les rencontrais. J'étais très-exact à mon bureau, très-exact aussi chez le docteur, enfin je travaillais comme un vrai cheval de fiacre.

Un jour que je me rendais à la Chambre des communes comme à l'ordinaire, je trouvai sur le seuil de la porte M. Spenlow, l'air très-grave et se parlant à lui-même. Comme il se plaignait souvent de maux de tête, et qu'il avait le cou très-court avec des cols de chemise trop empesés, j'eus d'abord l'idée qu'il avait le cerveau un peu pris, mais je fus bientôt rassuré sur ce point.

Au lieu de me rendre mon «Bonjour, monsieur,» avec son affabilité accoutumée, il me regarda d'un air hautain et cérémonieux, et m'engagea froidement à le suivre dans un certain café, qui, dans ce temps-là, donnait sur les Doctors'-Commons, dans la petite arcade près du cimetière de Saint-Paul. Je lui obéis, l'esprit tout troublé; je me sentais couvert d'une sueur éruptive, comme si toutes mes appréhensions allaient aboutir à la peau. Il marchait devant moi, le passage étant fort étroit, et la façon dont il portait la tête ne me présageait rien de bon: je me doutai qu'il avait découvert mes sentiments pour ma chère petite Dora.

Si je ne l'avais pas deviné en le suivant pour nous rendre au café dont j'ai parlé, je n'aurais pu me méprendre longtemps sur le fait dont il s'agissait, lorsqu'après être monté dans une pièce au premier étage, j'y trouvai miss Murdstone appuyée sur une sorte de buffet où étaient rangés divers carafons contenant des citrons et deux de ces boîtes extraordinaires toutes pleines de coins et de recoins, où jadis on piquait les couteaux et les fourchettes, mais qui, heureusement pour l'humanité, sont à présent entièrement passées de mode.

Miss Murdstone me tendit ses ongles glacés, et se rassit de l'air le plus austère. M. Spenlow ferma la porte, me fit signe de prendre une chaise, et se plaça debout sur le tapis devant la cheminée.

«Ayez la bonté, miss Murdstone, dit M. Spenlow, de montrer à
M. Copperfield ce que contient votre sac.»

Je crois vraiment que c'était identiquement le même ridicule à fermoir d'acier que je lui avais vu dans mon enfance. Les lèvres aussi serrées que le fermoir pouvait l'être, miss Murdstone poussa le ressort, entrouvrit un peu la bouche du même coup, tira de son sac ma dernière lettre à Dora, toute pleine des expressions de la plus tendre affection.

«Je crois que c'est votre écriture, monsieur Copperfield? dit
M. Spenlow.»

J'avais le front brûlant, et la voix qui résonna à mes oreilles ne ressemblait guère à la mienne lorsque je répondis:

«Oui, monsieur.

— Si je ne me trompe, dit M. Spenlow, tandis que miss Murdstone tirait de son sac un paquet de lettres, attaché avec un charmant petit ruban bleu, ces lettres sont aussi de votre écriture, monsieur Copperfield?»

Je pris le paquet avec un sentiment de désolation; et, en voyant d'un coup d'oeil au haut des pages: «Ma bien-aimée Dora, mon ange chéri, ma chère petite,» je rougis profondément et j'inclinai la tête.

«Non, merci, me dit froidement M. Spenlow, comme je lui tendais machinalement le paquet de lettres, je ne veux pas vous en priver. Miss Murdstone, soyez assez bonne pour continuer.»

Cette aimable créature, après avoir un moment réfléchi, les yeux baissés sur le papier, raconta ce qui suit, avec l'onction la plus glaciale:

«Je dois avouer que, depuis quelque temps déjà, j'avais mes soupçons sur miss Spenlow en ce qui concerne David Copperfield. J'avais l'oeil sur miss Spenlow et sur David Copperfield la première fois qu'ils se virent, et l'impression que j'en conçus alors ne fut pas agréable. La dépravation du coeur humain est telle…

— Vous me rendrez service, madame, fit remarquer M. Spenlow, en vous bornant à raconter les faits.»

Miss Murdstone baissa les yeux, hocha la tête comme pour protester contre cette interruption inconvenante, puis reprit d'un air de dignité offensée:

«Alors, si je dois me borner à raconter les faits, je les dirai aussi brièvement que possible, puisque c'est là tout ce qu'on demande. Je disais donc, monsieur, que, depuis quelque temps déjà, j'avais mes soupçons sur miss Spenlow et sur David Copperfield. J'ai souvent essayé, mais en vain, d'en trouver des preuves décisives. C'est ce qui m'a empêché d'en faire confidence au père de miss Spenlow (et elle le regarda d'un air sévère): je savais combien, en pareil cas, on est peu disposé à croire avec bienveillance ceux qui remplissent en cela fidèlement leur devoir.»

M. Spenlow semblait anéanti par la noble sévérité du ton de miss
Murdstone; il fit de la main un geste de conciliation.

«Lors de mon retour à Norwood, après m'être absentée à l'occasion du mariage de mon frère, poursuivit miss Murdstone d'un ton dédaigneux, je crus m'apercevoir que la conduite de miss Spenlow, également de retour d'une visite chez son amie miss Mills, que sa conduite, dis-je, donnait plus de fondement à mes soupçons; je la surveillai donc de plus près.»

Ma pauvre, ma chère petite Dora, qu'elle était loin de se douter que ces yeux de dragon étaient fixés sur elle!

«Cependant, reprit miss Murdstone, c'est hier au soir seulement que j'en ai acquis la preuve positive. J'étais d'avis que miss Spenlow recevait trop de lettres de son amie miss Mills, mais miss Mills était son amie, du plein consentement de son père (encore un coup d'oeil bien amer à M. Spenlow), je n'avais donc rien à dire. Puisqu'il ne m'est pas permis de faire allusion à la dépravation naturelle du coeur humain, il faut du moins qu'on me permette de parler d'une confiance mal placée.

— À la bonne heure, murmura M. Spenlow, en forme d'apologie.

— Hier au soir, reprit miss Murdstone, nous venions de prendre le thé, lorsque je remarquai que le petit chien courait, bondissait, grognait dans le salon, en mordillant quelque chose. Je dis à miss Spenlow: «Dora, qu'est-ce que c'est que ce papier que votre chien tient dans sa gueule?» Miss Spenlow tâta immédiatement sa ceinture, poussa un cri et courut vers le chien. Je l'arrêtai en lui disant: «Dora, mon amour, permettez!…»

— Oh! Jip, misérable épagneul, c'est donc toi qui es l'auteur de tant d'infortunes!

— Miss Spenlow essaya, dit miss Murdstone, de me corrompre à force de baisers, de nécessaires à ouvrage, de petits bijoux, de présents de toutes sortes: je passe rapidement là-dessus. Le petit chien courut se réfugier sous le canapé, et j'eus beaucoup de peine à l'en faire sortir avec l'aide des pincettes. Une fois tiré de là-dessous, la lettre était toujours dans sa gueule; et quand j'essayai de la lui arracher, au risque de me faire mordre, il tenait le papier si bien serré entre ses dents que tout ce que je pouvais faire c'était d'enlever le chien en l'air à la suite de ce précieux document. J'ai pourtant fini par m'en emparer. Après l'avoir lu, j'ai dit à miss Spenlow qu'elle devait avoir en sa possession d'autres lettres de même nature, et j'ai enfin obtenu d'elle le paquet qui est maintenant entre les mains de David Copperfield.»

Elle se tut, et, après avoir fermé son sac, elle ferma la bouche, de l'air d'une personne résolue à se laisser briser plutôt que de ployer.

«Vous venez d'entendre miss Murdstone, dit M. Spenlow, en se tournant vers moi. Je désire savoir, monsieur Copperfield, si vous avez quelque chose à répondre.»

Le peu de dignité dont j'aurais pu essayer de me parer était malheureusement fort compromis par le tableau qui venait sans cesse se présenter à mon esprit; je voyais celle que j'adorais, ma charmante petite Dora, pleurant et sanglotant toute la nuit; je me la représentais seule, effrayée, malheureuse, ou bien je songeais qu'elle avait supplié, mais en vain, cette mégère au coeur de rocher de lui pardonner; qu'elle lui avait offert des baisers, des nécessaires à ouvrage, des bijoux, le tout en pure perte; enfin, qu'elle était au désespoir, et tout cela pour moi; je tremblais donc d'émotion et de chagrin, bien que je fisse tout mon possible pour le cacher.

«Je n'ai rien à dire, monsieur, repris-je, si ce n'est que je suis le seul à blâmer… Dora…

— Miss Spenlow, je vous prie, repartit son père avec majesté…

— A été entraînée par moi, continuai-je, sans répéter après M. Spenlow ce nom froid et cérémonieux, à me promettre de vous cacher notre affection, et je le regrette amèrement.

— Vous avez eu le plus grand tort, monsieur, me dit M. Spenlow, en se promenant de long en large sur le tapis et en gesticulant avec tout son corps, au lieu de remuer seulement la tête, à cause de la raideur combinée de sa cravate et de son épine dorsale. Vous avez commis une action frauduleuse et immorale, monsieur Copperfield. Quand je reçois chez moi un gentleman, qu'il ait dix- neuf, ou vingt neuf, ou quatre-vingt-dix ans, je le reçois avec pleine confiance. S'il abuse de ma confiance, il commet une action malhonnête, monsieur Copperfield!

— Je ne le vois que trop maintenant, monsieur, vous pouvez en être sûr, repris-je, mais je ne le croyais pas auparavant. En vérité, monsieur Spenlow, dans toute la sincérité de mon coeur, je ne le croyais pas auparavant, j'aime tellement miss Spenlow…

— Allons donc! quelle sottise! dit M. Spenlow en rougissant. Ne venez pas me dire en face que vous aimez ma fille, monsieur Copperfield!

— Mais, monsieur, comment pourrais-je défendre ma conduite si cela n'était pas? répondis-je du ton le plus humble.

— Et comment pouvez-vous défendre votre conduite, si cela est, monsieur? dit M. Spenlow en s'arrêtant tout court sur le tapis. Avez-vous réfléchi à votre âge et à l'âge de ma fille, monsieur Copperfield? Savez-vous ce que vous avez fait en venant détruire la confiance qui devait exister entre ma fille et moi? Avez-vous songé au rang que ma fille occupe dans le monde, aux projets que j'ai pu former pour son avenir, aux intentions que je puis exprimer en sa faveur dans mon testament? Avez-vous songé à tout cela, monsieur Copperfield?

— Bien peu, monsieur, j'en ai peur, répondis-je d'un ton humble et triste, mais je vous prie de croire que je n'ai point méconnu ma propre position dans le monde. Quand je vous en ai parlé, nous étions déjà engagés l'un à l'autre.

— Je vous prie de ne pas prononcer ce mot devant moi, monsieur Copperfield!» et, au milieu de mon désespoir, je ne pus m'empêcher de remarquer qu'il ressemblait tout à fait à Polichinelle par la manière dont il frappait tour à tour ses mains l'une contre l'autre avec la plus grande énergie.

L'immobile miss Murdstone fit entendre un rire sec et dédaigneux.

«Lorsque je vous ai expliqué le changement qui était survenu dans ma situation, monsieur, repris-je voulant changer le mot qui l'avait choqué, il y avait déjà, par ma faute, un secret entre miss Spenlow et moi. Depuis que ma position a changé, j'ai lutté, j'ai fait tout mon possible pour l'améliorer: je suis sûr d'y parvenir un jour. Voulez-vous me donner du temps? Nous sommes si jeunes, elle et moi, monsieur…

— Vous avez raison, dit M. Spenlow en hochant plusieurs fois la tête et en fronçant le sourcil, vous êtes tous deux très-jeunes. Tout cela c'est des bêtises; il faut que ça finisse! Prenez ces lettres et jetez-les au feu. Rendez-moi les lettres de miss Spenlow, que je les jette au feu de mon côté. Et bien que nous devions, à l'avenir, nous borner à nous rencontrer ici ou à la Cour, il sera convenu que nous ne parlerons pas du passé. Voyons, monsieur Copperfield, vous ne manquez pas de raison, et vous voyez bien que c'est là la seule chose raisonnable à faire.»

Non, je ne pouvais pas être de cet avis. Je le regrettais beaucoup, mais il y avait une considération qui l'emportait sur la raison. L'amour passe avant tout, et j'aimais Dora à la folie, et Dora m'aimait. Je ne le dis pas tout à fait dans ces termes; mais je le fis comprendre, et j'y étais bien résolu. Je ne m'inquiétais guère de savoir si je jouais en cela un rôle ridicule, mais je sais que j'étais bien résolu.

«Très-bien, monsieur Copperfield, dit M. Spenlow, j'userai de mon influence auprès de ma fille.»

Miss Murdstone fit entendre un son expressif, une longue aspiration qui n'était ni un soupir ni un gémissement, mais qui tenait des deux, comme pour faire sentir à M. Spenlow que c'était par là qu'il aurait du commencer.

«J'userai de mon influence auprès de ma fille, dit M. Spenlow, enhardi par cette approbation. Refusez-vous de prendre ces lettres, monsieur Copperfield?»

J'avais posé le paquet sur la table.

Oui, je le refusai. J'espérais qu'il voudrait bien m'excuser, mais il m'était impossible de recevoir ces lettres de la main de miss Murdstone.

«Ni des miennes? dit M. Spenlow.

— Pas davantage, répondis-je avec le plus profond respect.

— À merveille!» dit M. Spenlow.

Il y eut un moment de silence. Je ne savais si je devais rester ou m'en aller. À la fin, je me dirigeai tranquillement vers la porte, avec l'intention de lui dire que je croyais répondre à ses sentiments en me retirant. Il m'arrêta pour me dire d'un air sérieux et presque dévot, en enfonçant ses mains dans les poches de son paletot, et c'était bien tout au plus s'il pouvait les y faire entrer:

«Vous savez probablement, monsieur Copperfield, que je ne suis pas absolument dépourvu des biens de ce monde, et que ma fille est ma plus chère et ma plus proche parente?»

Je lui répondis avec précipitation que j'espérais que, si un amour passionné m'avait fait commettre une erreur, il ne me supposait pas pour cela une âme avide et mercenaire.

«Ce n'est pas de cela que je parle, dit M. Spenlow. Il vaudrait mieux pour vous et pour nous tous, monsieur Copperfield, que vous fussiez un peu plus mercenaire, je veux dire que vous fussiez plus prudent, et moins facile à entraîner à ces folies de jeunesse; mais, je vous le répète, à un tout autre point de vue, vous savez probablement que j'ai quelque fortune à laisser à ma fille?»

Je répondis que je le supposais bien.

«Et vous ne pouvez pas croire qu'en présence des exemples qu'on voit ici tous les jours, dans cette Cour, de l'étrange négligence des hommes pour les arrangements testamentaires, car c'est peut- être le cas où l'on rencontre les plus étranges révélations de la légèreté humaine, vous ne pouvez pas croire que moi je n'aie pas fait mes dispositions?»

J'inclinai la tête en signe d'assentiment.

«Je ne souffrirai pas, dit M. Spenlow en se balançant alternativement sur la pointe des pieds ou sur les talons, tandis qu'il hochait lentement la tête comme pour donner plus de poids à ses pieuses observations, je ne souffrirai pas que les dispositions que j'ai cru devoir prendre pour mon enfant soient en rien modifiées par une folie de jeunesse; car c'est une vraie folie; tranchons le mot, une sottise. Dans quelque temps, tout cela ne pèsera pas plus qu'une plume. Mais il serait possible, il se pourrait… que, si cette sottise n'était pas complètement abandonnée, je me visse obligé, dans un moment d'anxiété, à prendre mes précautions pour annuler les conséquences de quelque mariage imprudent. J'espère, monsieur Copperfield, que vous ne me forcerez pas à rouvrir, même pour un quart d'heure, cette page close dans le livre de la vie, et à déranger, même pour un quart d'heure, de graves affaires réglées depuis longtemps déjà.»

Il y avait dans toute sa manière une sérénité, une tranquillité, un calme qui me touchaient profondément Il était si paisible et si résigné, après avoir mis ordre à ses affaires, et réglé ses dispositions dernières comme un papier de musique, qu'on voyait bien qu'il ne pouvait y penser lui-même sans attendrissement. Je crois même en vérité avoir vu monter du fond de sa sensibilité, à cette pensée, quelques larmes involontaires dans ses yeux.

Mais qu'y faire? je ne pouvais pas manquer à Dora et à mon propre coeur. Il me dit qu'il me donnait huit jours pour réfléchir. Pouvais-je répondre que je ne voulais pas y réfléchir pendant huit jours? Mais aussi ne devais-je pas croire que toutes les semaines du monde ne changeraient rien à la violence de mon amour?

«Vous ferez bien d'en causer avec miss Trotwood, ou avec quelque autre personne qui connaisse la vie, me dit M. Spenlow en redressant sa cravate. Prenez une semaine, monsieur Copperfield.»

Je me soumis et je me retirai, tout en donnant à ma physionomie l'expression d'un abattement désespéré qui ne pouvait changer en rien mon inébranlable constance. Les sourcils de miss Murdstone m'accompagnèrent jusqu'à la porte; je dis ses sourcils plutôt que ses yeux, parce qu'ils tenaient beaucoup plus de place dans son visage. Elle avait exactement la même figure que jadis, lorsque, dans notre petit salon, à Blunderstone, je récitais mes leçons en sa présence. Avec un peu de bonne volonté, j'aurais pu croire par souvenir que le poids qui oppressait mon coeur, c'était encore cet abominable alphabet d'autrefois avec ses vignettes ovales, que je comparais dans mon enfance à des verres de lunettes.

Quand j'arrivai à mon bureau, je me cachai le visage dans mes mains, et là, devant mon pupitre, assis dans mon coin, sans apercevoir ni le vieux Tiffey ni mes autres camarades; je me mis à réfléchir au tremblement de terre qui venait d'avoir lieu sous mes pieds; et, dans l'amertume de mon âme, je maudissais Jip, et j'étais si inquiet de Dora que je me demande encore comment je ne pris pas mon chapeau pour me diriger comme un fou vers Norwood. L'idée qu'on la tourmentait, qu'on la faisait pleurer, et que je n'étais pas là pour la consoler, m'était devenue tellement odieuse que je me mis à écrire une lettre insensée à M. Spenlow, où je le conjurais de ne pas faire peser sur elle les conséquences de ma cruelle destinée. Je le suppliais d'épargner cette douce nature, de ne pas briser une fleur si fragile. Bref, si j'ai bonne mémoire, je lui parlais comme si, au lieu d'être le père de Dora, il avait été un ogre ou un croque-mitaine. Je la cachetai et je la posai sur son pupitre avant son retour. Quand il rentra, je le vis, par la porte de son cabinet, qui était entrebâillée, prendre ma lettre et l'ouvrir.

Il ne m'en parla pas dans la matinée; mais le soir, avant de partir, il m'appela et me dit que je n'avais pas besoin de m'inquiéter du bonheur de sa fille. Il lui avait dit simplement que c'était une bêtise, et il ne comptait plus lui en reparler. Il se croyait un père indulgent (et il avait raison): je n'avais donc nul besoin de m'inquiéter à ce sujet.

«Vous pourriez m'obliger, par votre folie ou votre obstination, monsieur Copperfield, ajouta-t-il, à éloigner pendant quelque temps ma fille de moi; mais j'ai de vous une meilleure opinion. J'espère que dans quelques jours vous serez plus raisonnable. Quant à miss Murdstone, car j'avais parlé d'elle dans ma lettre, je respecte la vigilance de cette dame, et je lui en suis reconnaissant; mais je lui ai expressément recommandé d'éviter ce sujet. La seule chose que je désire, monsieur Copperfield, c'est qu'il n'en soit plus question. Tout ce que vous avez à faire, c'est de l'oublier.»

Tout ce que j'avais à faire! tout! Dans un billet que j'écrivis à miss Mills, je relevai ce mot avec amertume. Tout ce que j'avais à faire, disais-je avec une sombre dérision, c'était d'oublier Dora! C'était là tout! ne semblait-il pas que ce ne fût rien! Je suppliai miss Mills de me permettre de la voir ce soir-là même. Si miss Mills ne pouvait y consentir, je lui demandais de me recevoir en cachette dans la pièce de derrière, où on faisait la lessive. Je lui déclarai que ma raison chancelait sur sa base et qu'elle seule pouvait la remettre dans son assiette. Je finissais, dans mon égarement, par me dire à elle pour la vie, avec ma signature au bout; et en relisant ma lettre avant de la confier à un commissionnaire, je ne pus pas m'empêcher moi-même de lui trouver beaucoup de rapport avec le style de M. Micawber.

Je l'envoyai pourtant. Le soir, je me dirigeai vers la rue de miss Mills, et je l'arpentai dans tous les sens jusqu'à ce que sa servante vint m'avertir, à la dérobée, de la suivre par un chemin détourné. J'ai eu depuis des raisons de croire qu'il n'y avait aucun motif de m'empêcher d'entrer par la grande porte, ni même d'être reçu dans le salon, si ce n'est que miss Mills aimait tout ce qui avait un air de mystère.

Une fois dans l'arrière-cuisine, je m'abandonnai à tout mon désespoir. Si j'étais venu là dans l'intention de me rendre ridicule, je suis bien sûr d'y avoir réussi. Miss Mills avait reçu de Dora un billet écrit à la hâte, où elle lui disait que tout était découvert. Elle ajoutait: «Oh! venez me trouver, Julie, je vous en supplie!» Mais miss Mills n'avait pas encore été la voir, dans la crainte que sa visite ne fût pas du goût des autorités supérieures; nous étions tous comme des voyageurs égarés dans le désert du Sahara.

Miss Mills avait une prodigieuse volubilité, et elle s'y complaisait. Je ne pouvais m'empêcher de sentir, tandis qu'elle mêlait ses larmes aux miennes, que nos afflictions étaient pour elle une bonne occasion. Elle les choyait, je peux le dire, pour s'en faire du bien. Elle me faisait remarquer «qu'un abîme immense venait de s'ouvrir entre Dora et moi, et que l'amour pouvait seul le combler avec son arc-en-ciel. L'amour était fait pour souffrir dans ce bas monde: cela avait toujours été, et cela serait toujours. N'importe, reprenait-elle. Les coeurs ne se laissent pas enchaîner longtemps par ces toiles d'araignée: ils sauront bien les rompre, et l'amour sera vengé.»

Tout cela n'était pas très-consolant, mais miss Mills ne voulait pas encourager des espérances mensongères. Elle me renvoya bien plus malheureux que je n'étais en arrivant, ce qui ne m'empêcha pas de lui dire (et ce qu'il y a de plus fort, c'est que je le pensais) que je lui avais une profonde reconnaissance et que je voyais bien qu'elle était véritablement notre amie. Il fut résolu que le lendemain matin elle irait trouver Dora, et qu'elle inventerait quelque moyen de l'assurer, soit par un mot, soit par un regard, de toute mon affection et de mon désespoir. Nous nous séparâmes accablés de douleur; comme miss Mills devait être satisfaite!

En arrivant chez ma tante, je lui confiai tout; et, en dépit de ce qu'elle put me dire, je me couchai au désespoir. Je me levai au désespoir, et je sortis au désespoir. C'était le samedi matin, je me rendis immédiatement à mon bureau. Je fus surpris, en y arrivant, de voir les garçons de caisse devant la porte et causant entre eux; quelques passants regardaient les fenêtres qui étaient toutes fermées. Je pressai le pas, et, surpris de ce que je voyais, j'entrai en toute hâte.

Les employés étaient à leur poste, mais personne ne travaillait. Le vieux Tiffey était assis, peut-être pour la première fois de sa vie, sur la chaise d'un de ses collègues, et il n'avait pas même accroché son chapeau.

«Quel affreux malheur, monsieur Copperfield! me dit-il, au moment où j'entrais.

— Quoi donc? m'écriai-je. Qu'est-ce qu'il y a?

— Vous ne savez donc pas? cria Tiffey, et tout le monde m'entoura.

— Non! dis-je en les regardant tous l'un après l'autre.

— M. Spenlow, dit Tiffey.

— Eh bien?

— Il est mort!»

Je crus que la terre me croulait sous les pieds; je chancelai, un des commis me soutint dans ses bras. On me fit asseoir, on dénoua ma cravate, on me donna un verre d'eau. Je n'ai aucune idée du temps que tout cela dura.

«Mort? répétai-je.

— Il a dîné en ville hier, et il conduisait lui-même son phaéton, dit Tiffey. Il avait renvoyé son groom par la diligence, comme il faisait quelquefois, vous savez…

— Eh bien!

— Le phaéton est arrivé vide. Les chevaux se sont arrêtés à la porte de l'écurie. Le palfrenier est accouru avec une lanterne. Il n'y avait personne dans la voiture.

— Est-ce que les chevaux s'étaient emportés?

— Ils n'avaient pas chaud, dit Tiffey en mettant ses lunettes, pas plus chaud, dit-on, qu'à l'ordinaire quand ils rentrent. Les guides étaient brisées, mais elles avaient évidemment traîné par terre. Toute la maison a été aussitôt sur pied; trois domestiques ont parcouru la route qu'ils avaient suivie. On l'a retrouvé à un mille de la maison.

— À plus d'un mille, monsieur Tiffey, insinua un jeune employé.

— Croyez-vous? Vous avez peut-être raison dit Tiffey, à plus d'un mille, pas loin de l'église: il était étendu, le visage contre terre; une partie de son corps reposait sur la grande route, une autre sur la contre-allée. Personne ne sait s'il a eu une attaque qui l'a fait tomber de voiture, ou s'il en est descendu, parce qu'il se sentait indisposé; on ne sait même pas s'il était tout à fait mort quand on l'a retrouvé: ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il était parfaitement insensible. Peut-être respirait-il encore, mais il n'a pas prononcé une seule parole. On s'est procuré des médecins aussitôt qu'on a pu, mais tout a été inutile.»

Comment dépeindre ma situation d'esprit à cette nouvelle! Tout le monde comprend assez mon trouble, en apprenant un tel événement, et si subit, dont la victime était précisément l'homme avec lequel je venais d'avoir une discussion. Ce vide soudain qu'il laissait dans sa chambre encore occupée la veille, où sa chaise et sa table avaient l'air de l'attendre: ces lignes tracées par lui de sa main et laissées sur son bureau comme les dernières traces du spectre disparu: l'impossibilité de le séparer dans notre pensée du lieu où nous étions, au point que, quand la porte s'ouvrait, on s'attendait à le voir entrer; le silence morne et le désoeuvrement de ses bureaux, l'insatiable avidité de nos gens à en parler et celle des gens du dehors qui ne faisaient qu'entrer et sortir toute la journée pour se gorger de quelques détails nouveaux: quel spectacle navrant! Mais ce que je ne saurais décrire, c'est comment, dans les replis cachés de mon coeur, je ressentais une secrète jalousie de la mort même; comment je lui reprochais de me refouler au second plan dans les pensées de Dora; comment l'humeur injuste et tyrannique qui me possédait me rendait envieux même de son chagrin; comment je souffrais de la pensée que d'autres pourraient la consoler, qu'elle pleurerait loin de moi; enfin comment j'étais dominé par un désir avare et égoïste de la séparer du monde entier, à mon profit, pour être, moi seul, tout pour elle, dans ce moment si mal choisi pour ne songer qu'à moi.

Dans le trouble de cette situation d'esprit (j'espère que je ne suis pas le seul à l'avoir ressentie, et que d'autres pourront le comprendre), je me rendis le soir même à Norwood: j'appris par un domestique que miss Mills était arrivée; je lui écrivis une lettre dont je fis mettre l'adresse par ma tante. Je déplorais de tout mon coeur la mort si inattendue de M. Spenlow, et en écrivant je versai des larmes. Je la suppliais de dire à Dora, si elle était en état de l'entendre, qu'il m'avait traité avec une bonté et une bienveillance infinies, et n'avait prononcé le nom de sa fille qu'avec la plus grande tendresse, sans l'ombre d'un reproche. Je sais bien que c'était encore pur égoïsme de ma part. C'était un moyen de faire parvenir mon nom jusqu'à elle; mais je cherchais à me faire accroire que c'était un acte de justice envers sa mémoire. Et peut-être l'ai-je cru.

Ma tante reçut le lendemain quelques lignes en réponse; l'adresse était pour elle; mais la lettre était pour moi. Dora était accablée de douleur, et quand son amie lui avait demandé s'il fallait m'envoyer ses tendresses, elle s'était écriée en pleurant, car elle pleurait sans interruption: «Oh! mon cher papa, mon pauvre papa!» Mais elle n'avait pas dit non, ce qui me fit le plus grand plaisir.

M. Jorkins vint au bureau quelques jours après: il était resté à Norwood depuis l'événement. Tiffey et lui restèrent enfermés ensemble quelque temps, puis Tiffey ouvrit la porte, et me fit signe d'entrer.

«Oh! dit M. Jorkins, monsieur Copperfield, nous allons, monsieur Tiffey et moi, examiner le pupitre, les tiroirs et tous les papiers du défunt, pour mettre les scellés sur ses papiers personnels, et chercher son testament. Nous n'en trouvons de trace nulle part. Soyez assez bon pour nous aider.»

J'étais, depuis l'événement, dans des transes mortelles pour savoir dans quelle situation se trouverait ma Dora, quel serait son tuteur, etc., etc., et la proposition de M. Jorkins me donnait l'occasion de dissiper mes doutes. Nous nous mîmes tout de suite à l'oeuvre; M. Jorkins ouvrait les pupitres et les tiroirs, et nous en sortions tous les papiers. Nous placions d'un côté tous ceux du bureau, de l'autre tous ceux qui étaient personnels au défunt, et ils n'étaient pas nombreux. Tout se passait avec la plus grande gravité; et quand nous trouvions un cachet ou un porte-crayon, ou une bague, ou les autres menus objets à son usage personnel, nous baissions instinctivement la voix.

Nous avions déjà scellé plusieurs paquets, et nous continuions au milieu du silence et de la poussière, quand M. Jorkins me dit en se servant exactement des termes dans lesquels son associé, M. Spenlow, nous avait jadis parlé de lui:

«M. Spenlow n'était pas homme à se laisser facilement détourner des traditions et des sentiers battus. Vous le connaissiez. Eh bien! je suis porté à croire qu'il n'avait pas fait de testament.

— Oh, je suis sûr du contraire!» dis-je.

Tous deux s'arrêtèrent pour me regarder.

«Le jour où je l'ai vu pour la dernière fois, repris-je, il m'a dit qu'il avait fait un testament, et qu'il avait depuis longtemps mis ordre à ses affaires.»

M. Jorkins et le vieux Tiffey secouèrent la tête d'un commun accord.

«Cela ne promet rien de bon, dit Tiffey.

— Rien de bon du tout, dit M. Jorkins.

— Vous ne doutez pourtant pas? repartis-je.

— Mon bon monsieur Copperfield, me dit Tiffey, et il posa la main sur mon bras, tout en fermant les yeux et en secouant la tête; si vous aviez été aussi longtemps que moi dans cette étude, vous sauriez qu'il n'y a point de sujet sur lequel les hommes soient aussi imprévoyants, et pour lequel on doive moins les croire sur parole.

— Mais, en vérité, ce sont ses propres expressions! répliquai-je avec instance.

— Voilà qui est décisif, reprit Tiffey. Mon opinion alors, c'est… qu'il n'y a pas de testament.»

Cela me parut d'abord la chose du monde la plus bizarre, mais le fait est qu'il n'y avait pas de testament. Les papiers ne fournissaient pas le moindre indice qu'il eût voulu jamais en faire un; on ne trouva ni le moindre projet, ni le moindre mémorandum qui annonçât qu'il en eût jamais eu l'intention. Ce qui m'étonna presque autant, c'est que ses affaires étaient dans le plus grand désordre. On ne pouvait se rendre compte ni de ce qu'il devait, ni de ce qu'il avait payé, ni de ce qu'il possédait. Il était très-probable que, depuis des années, il ne s'en faisait pas lui-même la moindre idée. Peu à peu on découvrit que, poussé par le désir de briller parmi les procureurs des Doctors'-Commons, il avait dépensé plus que le revenu de son étude qui ne s'élevait pas bien haut, et qu'il avait fait une brèche importante à ses ressources personnelles qui probablement n'avaient jamais été bien considérables. On fit une vente de tout le mobilier de Norwood: on sous-loua la maison, et Tiffey me dit, sans savoir tout l'intérêt que je prenais à la chose, qu'une fois les dettes du défunt payées, et déduction faite de la part de ses associés dans l'étude, il ne donnerait pas de tout le reste mille livres sterling. Je n'appris tout cela qu'au bout de six semaines. J'avais été à la torture pendant tout ce temps-là, et j'étais sur le point de mettre un terme à mes jours, chaque fois que miss Mills m'apprenait que ma pauvre petite Dora ne répondait, lorsqu'on parlait de moi, qu'en s'écriant: «Oh, mon pauvre papa! Oh, mon cher papa!» Elle me dit aussi que Dora n'avait d'autres parents que deux tantes, soeurs de M. Spenlow, qui n'étaient pas mariées, et qui vivaient à Putney. Depuis longues années elles n'avaient que de rares communications avec leur frère. Ils n'avaient pourtant jamais eu rien ensemble; mais M. Spenlow les ayant invitées seulement à prendre le thé, le jour du baptême de Dora, au lieu de les inviter au dîner, comme elles avaient la prétention d'en être, elles lui avaient répondu par écrit, que, «dans l'intérêt des deux parties, elles croyaient devoir rester chez elles.» Depuis ce jour leur frère et elles avaient vécu chacun de leur côté.

Ces deux dames sortirent pourtant de leur retraite, pour venir proposer à Dora d'aller demeurer avec elles à Putney. Dora se suspendit à leur cou, en pleurant et en souriant. «Oh oui, mes bonnes tantes; je vous en prie, emmenez-moi à Putney, avec Julia Mills et Jip!» Elles s'en retournèrent donc ensemble, peu de temps après l'enterrement.

Je ne sais comment je trouvai le temps d'aller rôder du côté de Putney, mais le fait est que, d'une manière ou de l'autre, je me faufilai très-souvent dans le voisinage. Miss Mills, pour mieux remplir tous les devoirs de l'amitié, tenait un journal de ce qui se passait chaque jour; souvent elle venait me trouver, dans la campagne, pour me le lire, ou me le prêter, quand elle n'avait pas le temps de me le lire. Avec quel bonheur je parcourais les divers articles de ce registre consciencieux, dont voici un échantillon!

«Lundi. — Ma chère Dora est toujours très-abattue. — Violent mal de tête. — J'appelle son attention sur la beauté du poil de Jip. D. caresse J. — Associations d'idées qui ouvrent les écluses de la douleur. — Torrent de larmes. (Les larmes ne sont-elles pas la rosée du coeur? J. M.)

«Mardi. — Dora faible et agitée. — Belle dans sa pâleur. (Même remarque à faire pour la lune. J. M.) D. J. M. et J. sortent en voiture. J. met le nez hors de la portière, il aboie violemment contre un balayeur. — Un léger sourire paraît sur les lèvres de D. — (Voilà bien les faibles anneaux dont se compose la chaîne de la vie! J. M.)

«Mercredi. — D. gaie en comparaison des jours précédents. — Je lui ai chanté une mélodie touchante, Les cloches du soir, qui ne l'ont point calmée, bien au contraire. — D. émue au dernier point. — Je l'ai trouvée plus tard qui pleurait dans sa chambre; je lui ai cité des vers où je la comparais à une jeune gazelle. — Résultat médiocre. — Fait allusion à l'image de la patience sur un tombeau. (Question. Pourquoi sur un tombeau? J. M.)

«Jeudi. — D. mieux certainement. — Meilleure nuit. — Légère teinte rosée sur les joues. — Je me suis décidée à prononcer le nom de D. C. — Ce nom est encore insinué avec précaution, pendant la promenade. — D. immédiatement bouleversée. «Oh! chère, chère Julia! Oh! j'ai été un enfant désobéissant!» — Je l'apaise par mes caresses. — Je fais un tableau idéal de D. C. aux portes du tombeau. — D. de nouveau bouleversée. «Oh! que faire? que faire? Emmenez-moi quelque part!» — Grande alarme! — Évanouissement de D. — Verre d'eau apporté d'un café. (Ressemblance poétique. Une enseigne bigarrée sur la porte du café. La vie humaine aussi est bigarrée. Hélas! J. M.)

«Vendredi. — Jour plein d'événements. — Un homme se présente à la cuisine, porteur d'un sac bleu: il demande les brodequins qu'une dame a laissés pour qu'on les raccommode. La cuisinière répond qu'elle n'a pas reçu d'ordres. L'homme insiste. La cuisinière se retire pour demander ce qu'il en est; elle laisse l'homme seul avec Jip. Au retour de la cuisinière, l'homme insiste encore, puis il se retire. J. a disparu; D. est au désespoir. On fait avertir la police. L'homme a un gros nez, et les jambes en cerceau, comme les arches d'un pont. On cherche dans toutes les directions. Pas de J. — D. pleure amèrement; elle est inconsolable. — Nouvelle allusion à une jeune gazelle, à propos, mais sans effet. — Vers le soir, un jeune garçon inconnu se présente. On le fait entrer au salon. Il a un gros nez, mais pas les jambes en cerceau. Il demande une guinée, pour un chien qu'il a trouvé. Il refuse de s'expliquer plus clairement. D. lui donne la guinée; il emmène la cuisinière dans une petite maison, où elle trouva J. attaché au pied de la table. — Joie de D. qui danse tout autour de J. pendant qu'il mange son souper. — Enhardie par cet heureux changement, je parle de D. C. quand nous sommes au premier étage. D. se remet à sangloter. «Oh, non, non. C'est si mal de penser à autre chose qu'à mon papa!» Elle embrasse J. et s'endort en pleurant. (D. C. ne doit-il pas se confier aux vastes ailes du temps? J. M.)»

Miss Mills et son journal étaient alors ma seule consolation. Je n'avais d'autre ressource dans mon chagrin, que de la voir, elle qui venait de quitter Dora, de retrouver la lettre initiale du nom de Dora, à chaque ligne de ces pages pleines de sympathies, et d'augmenter encore par là ma douleur. Il me semblait que jusqu'alors j'avais vécu dans un château de cartes qui venait de s'écrouler, nous laissant miss Mills et moi au milieu des ruines! Il me semblait qu'un affreux magicien avait entouré la divinité de mon coeur d'un cercle magique, que les ailes du temps, ces ailes qui transportent si loin tant de créatures humaines, pourraient seules m'aider à franchir.

CHAPITRE IX.

Wickfield-et-Heep.

Ma tante commençant, je suppose, à s'inquiéter sérieusement de mon abattement prolongé, imagina de m'envoyer à Douvres, sous prétexte de voir si tout se passait bien dans son cottage qu'elle avait loué, et dans le but de renouveler le bail avec le locataire actuel. Jeannette était entrée au service de mistress Strong, où je la voyais tous les jours. Elle avait été indécise en quittant Douvres, si elle confirmerait ou renierait une bonne fois ce renoncement dédaigneux au sexe masculin, qui faisait le fond de son éducation. Il s'agissait pour elle d'épouser un pilote. Mais, ma foi! elle ne voulut pas s'y risquer, moins, pour l'honneur du principe en lui-même, je suppose, que parce que le pilote n'était pas de son goût.

Bien qu'il m'en coûtât de quitter miss Mills, j'entrai assez volontiers dans les intentions de ma tante; cela me permettait de passer quelques heures paisibles auprès d'Agnès. Je consultai le bon docteur pour savoir si je pouvais faire une absence de trois jours; il me conseilla de la prolonger un peu, mais j'avais le coeur trop à l'ouvrage pour prendre un si long congé. Enfin je me décidai à partir.

Quant à mon bureau des Doctors'-Commons, je n'avais pas grande raison de m'inquiéter de ce que je pouvais y avoir à faire. À vrai dire, nous n'étions pas en odeur de sainteté parmi les procureurs de première volée, et nous étions même tombés dans une position équivoque. Les affaires n'avaient pas été brillantes du temps de M. Jorkins, avant M. Spenlow, et bien qu'elles eussent été plus animées depuis que cet associé avait renouvelé, par une infusion de jeune sang, la vieille routine de l'étude, et qu'il lui eût donné quelque éclat par le train qu'il menait, cependant elle ne reposait pas sur des bases assez solides, pour que la mort soudaine de son principal directeur ne vint pas l'ébranler. Les affaires diminuèrent sensiblement. M. Jorkins, en dépit de la réputation qu'on lui faisait chez nous, était un homme faible et incapable, et sa réputation au dehors n'était pas de nature à relever son crédit. J'étais placé auprès de lui, depuis la mort de M. Spenlow, et chaque fois que je lui voyais prendre sa prise de tabac, et laisser là son travail, je regrettais plus que jamais les mille livres sterling de ma tante.

Ce n'était pas encore là le plus grand mal. Il y avait dans les Doctors'-Commons une quantité d'oisifs et de coulissiers qui, sans être procureurs eux-mêmes, s'emparaient d'une partie des affaires, pour les faire exécuter ensuite par de véritables procureurs disposés à prêter leurs noms en échange d'une part dans la curée. Comme il nous fallait des affaires à tout prix, nous nous associâmes à cette noble corporation de procureurs marrons, et nous cherchâmes à attirer chez nous les oisifs et les coulissiers. Ce que nous demandions surtout, parce que cela nous rapportait plus que le reste, c'étaient les autorisations de mariage ou les actes probatoires pour valider un testament; mais chacun voulait les avoir, et la concurrence était si grande, qu'on mettait en planton, à l'entrée de toutes les avenues qui conduisaient aux Commons, des forbans et des corsaires chargés d'amener à leurs bureaux respectifs toutes les personnes en deuil ou tous les jeunes gens qui avaient l'air embarrassés de leur personne. Ces instructions étaient si fidèlement exécutées, qu'il m'arriva par deux fois, avant que je fusse bien connu, d'être enlevé moi-même pour l'étude de notre rival le plus redoutable. Les intérêts contraires de ces recruteurs d'un nouveau genre étant de nature à mettre en jeu leur sensibilité, cela finissait souvent par des combats corps à corps, et notre principal agent, qui avait commencé par le commerce des vins en détail, avant de passer au brocantage judiciaire, donna même à la Cour le scandaleux spectacle, pendant quelques jours, d'un oeil au beurre noir. Ces vertueux personnages ne se faisaient pas le moindre scrupule quand ils offraient la main, pour descendre de sa voiture, à quelque vieille dame en noir, de tuer sur le coup le procureur qu'elle demandait, représentant leur patron comme le légitime successeur du défunt, et de lui amener en triomphe la vieille dame, souvent encore très-émue de la triste nouvelle qu'elle venait d'apprendre. C'est ainsi qu'on m'amena à moi-même bien des prisonniers. Quant aux autorisations de mariage, la concurrence était si formidable, qu'un pauvre monsieur timide, qui venait dans ce but de notre côté, n'avait rien de mieux à faire que de s'abandonner au premier agent qui venait à le happer, s'il ne voulait pas devenir le théâtre de la guerre et la proie du vainqueur. Un de nos commis, employé à cette spécialité, ne quittait jamais son chapeau quand il était assis, afin d'être toujours prêt à s'élancer sur les victimes qui se montraient à l'horizon. Ce système de persécution est encore en vigueur, à ce que je crois. La dernière fois que je me rendis aux Commons, un homme très-poli, revêtu d'un tablier blanc, me sauta dessus tout à coup, murmurant à mon oreille les mots sacramentels: «Une autorisation de mariage?» et ce fut à grand'peine que je l'empêchai de m'emporter à bras jusque dans une étude de procureur.

Mais après cette digression passons à Douvres.

Je trouvai tout dans un état très-satisfaisant, et je pus flatter les passions de ma tante en lui racontant que son locataire avait hérité de ses antipathies et faisait aux ânes une guerre acharnée. Je passai une nuit à Douvres pour terminer quelques petites affaires, puis je me rendis le lendemain matin de bonne heure à Canterbury. Nous étions en hiver; le temps frais et le vent piquant ranimèrent un peu mes esprits.

J'errai lentement au milieu des rues antiques de Canterbury avec un plaisir tranquille, qui me soulagea le coeur. J'y revoyais les enseignes, les noms, les figures que j'avais connus jadis. Il me semblait qu'il y avait si longtemps que j'avais été en pension dans cette ville, que je n'aurais pu comprendre qu'elle eût subi si peu de changements, si je n'avais songé que j'avais bien peu changé moi-même. Ce qui est étrange, c'est que l'influence douce et paisible qu'exerçait sur moi la pensée d'Agnès, semblait se répandre sur le lieu même qu'elle habitait. Je trouvais à toutes choses un air de sérénité, une apparence calme et pensive aux tours de la vénérable cathédrale comme aux vieux corbeaux dont les cris lugubres semblaient donner à ces bâtiments antiques quelque chose de plus solitaire que n'aurait pu le faire un silence absolu; aux portes en ruines, jadis décorées de statues, aujourd'hui renversées et réduites en poussière avec les pèlerins respectueux qui leur rendaient hommage, comme aux niches silencieuses où le lierre centenaire rampait jusqu'au toit le long des murailles pendantes aux vieilles maisons, comme au paysage champêtre; au verger comme au jardin: tout semblait porter en soi, comme Agnès, l'esprit de calme innocent, baume souverain d'une âme agitée.

Arrivé à la porte de M. Wickfield, je trouvai M. Micawber qui faisait courir sa plume avec la plus grande activité dans la petite pièce du rez-de-chaussée, où se tenait autrefois Uriah Heep. Il était tout de noir habillé, et sa massive personne remplissait complètement le petit bureau où il travaillait.

M. Micawber parut à la fois charmé et un peu embarrassé de me voir. Il voulait me mener immédiatement chez Uriah, mais je m'y refusai.

«Je connais cette maison de vieille date, lui dis-je, je saurai bien trouver mon chemin. Eh bien! qu'est-ce que vous dites du droit, M. Micawber?

— Mon cher Copperfield, me répondit-il, pour un homme doué d'une imagination transcendante, les études de droit ont un très-mauvais côté: elles le noient dans les détails. Même dans notre correspondance d'affaires, dit M. Micawber en jetant les yeux sur des lettres qu'il écrivait, l'esprit n'est pas libre de prendre un essor d'expression sublime qui puisse le satisfaire. Malgré ça, c'est un grand travail! un grand travail!»

Il me dit ensuite qu'il était devenu locataire de la vieille maison d'Uriah Heep, et que mistress Micawber serait ravie de me recevoir encore une fois sous son toit.

«C'est une humble demeure, dit M. Micawber, pour me servir d'une expression favorite de mon ami Heep; mais, peut être nous servira- t-elle de marchepied pour nous élever à des agencements domiciliaires plus ambitieux.»

Je lui demandai s'il était satisfait de la façon dont le traitait son ami Heep. Il commenta par s'assurer si la porte était bien fermée, puis il me répondit à voix basse:

«Mon cher Copperfield, quand on est sous le coup d'embarras pécuniaires, on est, vis-à-vis de la plupart des gens, dans une position très-fâcheuse, et ce qui n'améliore pas cette situation, c'est lorsque ces embarras pécuniaires vous obligent à demander vos émoluments avant leur échéance légale. Tout ce que je puis vous dire, c'est que mon ami Heep a répondu à des appels auxquels je ne veux pas faire plus ample allusion, d'une façon qui fait également honneur et à sa tête et à son coeur.

— Je ne le supposais pas si prodigue de son argent! remarquai-je.

— Pardonnez-moi! dit M. Micawber d'un air contraint, j'en parle par expérience.

— Je suis charmé que l'expérience vous ait si bien réussi, répondis-je.

— Vous êtes bien bon, mon cher Copperfield, dit M. Micawber, et il se mit à fredonner un air.

— Voyez-vous souvent M. Wickfield? demandai-je pour changer de sujet.

— Pas très-souvent, dit M. Micawber d'un air méprisant; M. Wickfield est à coup sûr rempli des meilleures intentions, mais… mais… Bref, il n'est plus bon à rien.

— J'ai peur que son associé ne fasse tout ce qu'il faut pour cela.

— Mon cher Copperfield! reprit M. Micawber après plusieurs évolutions qu'il exécutait sur son escabeau d'un air embarrassé. Permettez-moi de vous faire une observation. Je suis ici sur un pied d'intimité: j'occupe un poste de confiance; mes fonctions ne sauraient me permettre de discuter certains sujets, pas même avec mistress Micawber (elle qui a été si longtemps la compagne des vicissitudes de ma vie, et qui est une femme d'une lucidité d'intelligence remarquable). Je prendrai donc la liberté de vous faire observer que, dans nos rapports amicaux qui ne seront jamais troublés, j'espère, je désire faire deux parts. D'un côté, dit M. Micawber en traçant une ligne sur son pupitre, nous placerons tout ce que peut atteindre l'intelligence humaine, avec une seule petite exception; de l'autre, se trouvera cette seule exception, c'est-à-dire les affaires de MM. Wickfield-et-Heep et tout ce qui y a trait. J'ai la confiance que je n'offense pas le compagnon de ma jeunesse, en faisant à son jugement éclairé et discret une semblable proposition.»

Je voyais bien que M. Micawber avait changé d'allures; il semblait que ses nouveaux devoirs lui imposassent une gêne pénible, mais cependant je n'avais pas le droit de me sentir offensé. Il en parut soulagé et me tendit la main.

«Je suis enchanté de miss Wickfield, Copperfield, je vous le jure, dit M. Micawber. C'est une charmante jeune personne, pleine de charmes, de grâce et de vertu. Sur mon honneur, dit M. Micawber en faisant le salut le plus galant, comme pour envoyer un baiser, je rends hommage à miss Wickfield! Hum!

— J'en suis charmé, lui dis-je.

— Si vous ne nous aviez pas assuré, mon cher Copperfield, le jour où nous avons eu le plaisir de passer la matinée avec vous, que le D était votre lettre de prédilection, j'aurais été convaincu que c'était l'A que vous préfériez.»

Il y a des moments, tout le monde a passé par là, où ce que nous disons, ce que nous faisons, nous croyons l'avoir déjà dit, l'avoir déjà fait à une époque éloignée, il y a bien, bien longtemps; où nous nous rappelons que nous ayons été, il y a des siècles, entourés des mêmes personnes, des mêmes objets, des mêmes incidents; où nous savons parfaitement d'avance ce qu'on va nous dire après, comme si nous nous en souvenions tout à coup! Jamais je n'avais éprouvé plus vivement ce sentiment mystérieux, qu'avant d'entendre ces paroles de la bouche de M. Micawber.

Je le quittai bientôt en le priant de transmettre tous mes souvenirs à sa famille. Il reprit sa place et sa plume, se frotta le front comme pour se remettre à son travail; je voyais bien qu'il y avait dans ses nouvelles fonctions quelque chose qui nous empêcherait d'être désormais aussi intimes que par le passé.

Il n'y avait personne dans le vieux salon, mais mistress Heep y avait laissé des traces de son passage. J'ouvris la porte de la chambre d'Agnès: elle était assise près du feu et écrivait devant son vieux pupitre en bois sculpté.

Elle leva la tête pour voir qui venait d'entrer. Quel plaisir pour moi d'observer l'air joyeux que prit à ma vue ce visage réfléchi, et d'être reçu avec tant de bonté et d'affection!

«Ah! lui dis-je, Agnès, quand nous fumes assis à côté l'un de l'autre, vous m'avez bien manqué depuis quelque temps!

— Vraiment? répondit-elle. Il n'y a pourtant pas longtemps que vous nous avez quittés!»

Je secouai la tête.

«Je ne sais pas comment cela se fait, Agnès; mais il me manque évidemment quelque faculté que je voudrais avoir. Vous m'aviez si bien habitué à vous laisser penser pour moi dans le bon vieux temps; je venais si naturellement m'inspirer de vos conseils et chercher votre aide, que je crains vraiment d'avoir perdu l'usage d'une faculté dont je n'avais pas besoin près de vous.

— Mais qu'est-ce donc? dit gaiement Agnès.

— Je ne sais pas quel nom lui donner, répondis-je, je crois que je suis sérieux et persévérant!

— J'en suis sûre, dit Agnès.

— Et patient, Agnès? repris-je avec un peu d'hésitation.

— Oui, dit Agnès en riant, assez patient!

— Et cependant, dis-je, je suis quelquefois si malheureux et si agité, je suis si irrésolu et si incapable de prendre un parti, qu'évidemment il me manque, comment donc dire?… qu'il me manque un point d'appui!

— Soit, dit Agnès.

— Tenez! repris-je, vous n'avez qu'à voir vous-même. Vous venez à Londres, je me laisse guider par vous; aussitôt je trouve un but et une direction. Ce but m'échappe, je viens ici, et en un instant je suis un autre homme. Les circonstances qui m'affligeaient n'ont pas changé, depuis que je suis entré dans cette chambre: mais, dans ce court espace de temps, j'ai subi une influence qui me transforme, qui me rend meilleur! Qu'est-ce donc, Agnès, quel est votre secret?»

Elle avait la tête penchée, les yeux fixés vers le feu.

«C'est toujours ma vieille histoire,» lui dis-je. Ne riez pas si je vous dis que c'est maintenant pour les grandes choses, comme c'était jadis pour les petites. Mes chagrins d'autrefois étaient des enfantillages, aujourd'hui ils sont sérieux; mais toutes les fois que j'ai quitté ma soeur adoptive…

Agnès leva la tête: quel céleste visage! et me tendit sa main, que je baisai.

«Toutes les fois, Agnès, que vous n'avez pas été près de moi pour me conseiller et me donner, au début, votre approbation, je me suis égaré, je me suis engagé dans une foule de difficultés. Quand je suis venu vous retrouver, à la fin (comme je fais toujours), j'ai retrouvé en même temps la paix et le bonheur. Aujourd'hui encore, me voilà revenu au logis, pauvre voyageur fatigué, et vous ne vous figurez pas la douceur du repos que je goûte déjà près de vous.»

Je sentais si profondément ce que je disais, et j'étais si véritablement ému, que la voix me manqua; je cachai ma tête dans mes mains, et je me mis à pleurer. Je n'écris ici que l'exacte vérité! Je ne songeais ni aux contradictions ni aux inconséquences qui se trouvaient dans mon coeur, comme dans celui de la plupart des hommes; je ne me disais pas que j'aurais pu faire tout autrement et mieux que je n'avais fait jusque-là, ni que j'avais eu grand tort de fermer volontairement l'oreille au cri de ma conscience: non, tout ce que je savais, c'est que j'étais de bonne foi, quand je lui disais avec tant de ferveur que près d'elle je retrouvais le repos et la paix.

Elle calma bientôt cet élan de sensibilité, par l'expression de sa douce et fraternelle affection, par ses yeux rayonnants, par sa voix pleine de tendresse; et, avec ce calme charmant qui m'avait toujours fait regarder sa demeure comme un lieu béni, elle releva mon courage et m'amena naturellement à lui raconter tout ce qui s'était passé depuis notre dernière entrevue.

«Et je n'ai rien de plus à vous dire, Agnès, ajoutai-je, quand ma confidence fut terminée, si ce n'est que, maintenant, je compte entièrement sur vous.

— Mais ce n'est pas sur moi qu'il faut compter, Trotwood, reprit
Agnès, avec un doux sourire; c'est sur une autre.

— Sur Dora? dis-je.

— Assurément.

— Mais, Agnès, je ne vous ai pas dit, répondis-je avec un peu d'embarras, qu'il est difficile, je ne dirai pas de compter sur Dora, car elle est la droiture et la fermeté mêmes; mais enfin qu'il est difficile, je ne sais comment m'exprimer, Agnès… Elle est timide, elle se trouble et s'effarouche aisément. Quelque temps avant la mort de son père, j'ai cru devoir lui parler… Mais si vous avez la patience de m'écouter, je vous raconterai tout.»

En conséquence, je racontai à Agnès ce que j'avais dit à Dora de ma pauvreté, du livre de cuisine, du livre des comptes, etc., etc., etc…

«Oh! Trotwood! reprit-elle avec un sourire, vous êtes bien toujours le même. Vous aviez raison de vouloir chercher à vous tirer d'affaire en ce monde: mais fallait-il y aller si brusquement avec une jeune fille timide, aimante et sans expérience! Pauvre Dora!»

Jamais voix humaine ne put parler avec plus de bonté et de douceur que la sienne, en me faisant cette réponse. Il me semblait que je la voyais prendre avec amour Dora dans ses bras, pour l'embrasser tendrement; il me semblait qu'elle me reprochait tacitement, par sa généreuse protection, de m'être trop hâté de troubler ce petit coeur; il me semblait que je voyais Dora, avec toute sa grâce naïve, caresser Agnès, la remercier, et en appeler doucement à sa justice pour s'en faire une auxiliaire contre moi, sans cesser de m'aimer de toute la force de son innocence enfantine.

Comme j'étais reconnaissant envers Agnès, comme je l'admirais! Je les voyais toutes deux, dans une ravissante perspective, intimement unies, plus charmantes encore, par cette union, l'une et l'autre.

«Que dois-je faire maintenant, Agnès? lui demandai-je, après avoir contemplé le feu. Que me conseillez-vous de faire.

— Je crois, dit Agnès, que la marche honorable à suivre, c'est d'écrire à ces deux dames. Ne croyez-vous pas qu'il serait indigne de vous de faire des cachotteries?

— Certainement, puisque vous le croyez, lui dis-je.

— Je suis mauvais juge en ces matières, répondit Agnès avec une modeste hésitation; mais il me semble… en un mot je trouve que ce ne serait pas vous montrer digne de vous-même, que de recourir à des moyens clandestins.

— Vous avez trop bonne opinion de moi, Agnès, j'en ai peur!

— Ce ne serait pas digne de votre franchise habituelle, répliqua- t-elle. J'écrirais à ces deux dames; je leur raconterais aussi simplement et aussi ouvertement que possible, tout ce qui s'est passé, et je leur demanderais la permission de venir quelquefois chez elles. Comme vous êtes jeune, et que vous n'avez pas encore de position dans le monde, je crois que vous feriez bien de dire que vous vous soumettez volontiers à toutes les conditions qu'elles voudront vous imposer. Je les conjurerais de ne pas repousser ma demande, sans en avoir fait part à Dora, et de la discuter avec elle, quand cela leur paraîtrait convenable. Je ne serais pas trop ardent, dit Agnès doucement, ni trop exigeant; j'aurais foi en ma fidélité, en ma persévérance, et en Dora!

— Mais si Dora allait s'effaroucher, Agnès, quand on lui parlera de cela; si elle allait se mettre encore à pleurer, sans vouloir rien dire de moi!

— Est-ce vraisemblable? demanda Agnès, avec le plus affectueux intérêt.

— Ma foi, je n'en jurerais pas! elle prend peur et s'effarouche comme un petit oiseau. Et si les miss Spenlow ne trouvent pas convenable qu'on s'adresse à elles (les vieilles filles sont parfois si bizarres)…

— Je ne crois pas, Trotwood, dit Agnès, en levant doucement les yeux vers moi; qu'il faille se préoccuper beaucoup de cela. Il vaut mieux, selon moi, se demander simplement s'il est bien de le faire, et, si c'est bien, ne pas hésiter.»

Je n'hésitai pas plus longtemps. Je me sentais le coeur plus léger, quoique très-pénétré de l'immense importance de ma tâche, et je me promis d'employer toute mon après-midi à composer ma lettre. Agnès m'abandonna son pupitre, pour composer mon brouillon: Mais je commençai d'abord par descendre voir M. Wickfield et Uriah Heep.

Je trouvai Uriah installé dans un nouveau cabinet, qui exhalait une odeur de plâtre encore frais, et qu'on avait construit dans le jardin. Jamais mine plus basse ne figura au milieu d'une masse pareille de livres et de papiers. Il me reçut avec sa servilité accoutumée, faisant semblant de ne pas avoir su, de M. Micawber, mon arrivée, ce dont je me permis de douter. Il me conduisit dans le cabinet de M. Wickfield, ou plutôt dans l'ombre de son ancien cabinet, car on l'avait dépouillé d'une foule de commodités au profit du nouvel associé. M. Wickfield et moi nous échangeâmes nos salutations mutuelles tandis qu'Uriah se tenait debout devant le feu, se frottant le menton de sa main osseuse.

«Vous allez demeurer chez nous, Trotwood, tout le temps que vous comptez passer à Canterbury? dit M. Wickfield, non sans jeter à Uriah un regard qui semblait demander son approbation.

— Avez-vous de la place pour moi? lui dis-je.

— Je suis prêt, maître Copperfield, je devrais dire monsieur, mais c'est un mot de camaraderie qui me vient naturellement à la bouche, dit Uriah; je suis prêt à vous rendre votre ancienne chambre, si cela peut vous être agréable.

— Non, non, dit M. Wickfield, pourquoi vous déranger? il y a une autre chambre; il y a une autre chambre.

— Oh! mais, reprit Uriah, en faisant une assez laide grimace, je serais véritablement enchanté!»

Pour en finir, je déclarai que j'accepterais l'autre chambre, ou que j'irais loger ailleurs; on se décida donc pour l'autre chambre, puis je pris congé des associés, et je remontai.

J'espérais ne trouver en haut d'autre compagnie qu'Agnès, mais mistress Heep avait demandé la permission de venir s'établir près du feu, elle et son tricot, sous prétexte que la chambre d'Agnès était mieux exposée. Dans le salon, ou dans la salle à manger, elle souffrait cruellement de ses rhumatismes. Je l'aurais bien volontiers, et sans le moindre remords, exposée à toute la furie du vent sur le clocher de la cathédrale, mais il fallait faire de nécessité vertu, et je lui dis bonjour d'un ton amical.

«Je vous remercie bien humblement, monsieur, dit mistress Heep, quand je lui eus demandé des nouvelles de sa santé; je vais tout doucement. Il n'y a pas de quoi se vanter. Si je pouvais voir mon Uriah bien casé, je ne demanderais plus rien, je vous assure! Comment avez-vous trouvé mon petit Uriah, monsieur?»

Je l'avais trouvé tout aussi affreux qu'à l'ordinaire; je répondis qu'il ne m'avait pas paru changé.

«Ah! vous ne le trouvez pas changé? dit mistress Heep; je vous demande humblement la permission de ne pas être de votre avis. Vous ne le trouvez pas maigre?

— Pas plus qu'à l'ordinaire, répondis-je.

— Vraiment! dit mistress Heep; c'est que vous ne le voyez pas avec l'oeil d'une mère.»

L'oeil d'une mère me parut être un mauvais oeil pour le reste de l'espèce humaine, quand elle le dirigea sur moi, quelque tendre qu'il pût être pour lui, et je crois qu'elle et son fils s'appartenaient exclusivement l'un à l'autre. L'oeil de mistress Heep passa de moi à Agnès.

«Et vous, miss Wickfield, ne trouvez-vous pas qu'il est bien changé? demanda mistress Heep.

— Non, dit Agnès, tout en continuant tranquillement à travailler.
Vous vous inquiétez trop; il est très-bien!»

Mistress Heep renifla de toute sa force, et se remit à tricoter.

Elle ne quitta un seul instant ni nous, ni son tricot. J'étais arrivé vers midi, et nous avions encore bien des heures devant nous avant celle du dîner; mais elle ne bougeait pas, ses aiguilles se remuaient avec la monotonie d'un sablier qui se vide. Elle était assise à un coin de la cheminée: j'étais établi au pupitre en face du foyer: Agnès était de l'autre côté, pas loin de moi. Toutes les fois que je levais les yeux, tandis que je composais lentement mon épître, je voyais devant moi le pensif visage d'Agnès, qui m'inspirait du courage, par sa douce et angélique expression; mais je sentais en même temps le mauvais oeil qui me regardait, pour se diriger de là sur Agnès, et revenir ensuite à moi, pour retomber furtivement sur son tricot. Je ne suis pas assez versé dans l'art du tricot, pour pouvoir dire ce qu'elle fabriquait, mais, assise là, près du feu, faisant mouvoir ses longues aiguilles, mistress Heep ressemblait à une mauvaise fée, momentanément retenue dans ses mauvais desseins par l'ange assis en face d'elle, mais toute prête à profiter d'un bon moment pour enlacer sa proie dans ses odieux filets.

Pendant le dîner, elle continua à nous surveiller avec le même regard. Après le dîner, son fils prit sa place, et une fois que nous fûmes seuls, au dessert, M. Wickfield, lui et moi, il se mit à m'observer, du coin de l'oeil, tout en se livrant aux plus odieuses contorsions. Dans le salon, nous retrouvâmes la mère, fidèle à son tricot et à sa surveillance. Tant qu'Agnès chanta et fit de la musique, la mère était installée à côté du piano. Une fois, elle demanda à Agnès de chanter une ballade, que son Ury aimait à la folie (pendant ce temps-là, ledit Ury bâillait dans son fauteuil); puis elle le regardait, et racontait à Agnès qu'il était dans l'enthousiasme. Elle n'ouvrait presque jamais la bouche sans prononcer le nom de son fils. Il devint évident pour moi, que c'était une consigne qu'on lui avait donnée.

Cela dura jusqu'à l'heure de se coucher. Je me sentais si mal à l'aise, à force d'avoir vu la mère et le fils obscurcir cette demeure de leur atroce présence, comme deux grandes chauves-souris planant sur la maison, que j'aurais encore mieux aimé rester debout toute la nuit, avec le tricot et le reste, que d'aller me coucher. Je fermai à peine les yeux. Le lendemain, nouvelle répétition du tricot et de la surveillance, qui dura tout le jour.

Je ne pus trouver dix minutes pour parler à Agnès: c'est à peine si j'eus le temps de lui montrer ma lettre. Je lui proposai de sortir avec moi, mais mistress Heep répéta tant de fois qu'elle était très-souffrante, qu'Agnès eut la charité de rester pour lui tenir compagnie. Vers le soir, je sortis seul, pour réfléchir à ce que je devais faire, embarrassé de savoir s'il m'était permis de taire plus longtemps à Agnès ce qu'Uriah Heep m'avait dit à Londres; car cela commençait à m'inquiéter extrêmement.

Je n'étais pas encore sorti de la ville, du côté de la route de Ramsgate, où il faisait bon se promener, quand je m'entendis appeler, dans l'obscurité, par quelqu'un qui venait derrière moi. Il était impossible de se méprendre à cette redingote râpée, à cette démarche dégingandée; je m'arrêtai pour attendre Uriah Heep.

«Eh bien? dis-je.

— Comme vous marchez vite! dit-il; j'ai les jambes assez longues, mais vous les avez joliment exercées!

— Où allez-vous?

— Je viens avec vous, maître Copperfield, si vous voulez permettre à un ancien camarade de vous accompagner.» Et en disant cela, avec un mouvement saccadé, qui pouvait être pris pour une courbette ou pour une moquerie, il se mit à marcher à côté de moi.

«Uriah! lui dis-je aussi poliment que je pus, après un moment de silence.

— Maître Copperfield! me répondit Uriah.

— À vous dire vrai (n'en soyez pas choqué), je suis sorti seul, parce que j'étais un peu fatigué d'avoir été si longtemps en compagnie.»

Il me regarda de travers, et me dit avec une horrible grimace:

«C'est de ma mère que vous voulez parler?

— Mais oui.

— Ah! dame! vous savez, nous sommes si humbles, reprit-il; et connaissant, comme nous le faisons, notre humble condition, nous sommes obligés de veiller à ce que ceux qui ne sont pas humbles comme nous, ne nous marchent pas sur le pied. En amour, tous les stratagèmes sont de bonne guerre, monsieur.»

Et se frottant doucement le menton de ses deux grandes mains, il fit entendre un petit grognement. Je n'avais jamais vu une créature humaine qui ressemblât autant à un mauvais babouin.

«C'est que, voyez-vous, dit-il, tout en continuant de se caresser ainsi le visage et en hochant la tête, vous êtes un bien dangereux rival, maître Copperfield, et vous l'avez toujours été, convenez- en!

— Quoi! c'est à cause de moi que vous montez la garde autour de miss Wickfield, et que vous lui ôtez toute liberté dans sa propre maison? lui dis-je.

— Oh! maître Copperfield! voilà des paroles bien dures, répliqua- t-il.

— Vous pouvez prendre mes paroles comme bon vous semble; mais vous savez aussi bien que moi ce que je veux vous dire, Uriah.

— Oh non! il faut que vous me l'expliquiez, dit-il; je ne vous comprends pas.

— Supposez-vous, lui dis-je, en m'efforçant, à cause d'Agnès, de rester calme; supposez-vous que miss Wickfield soit pour moi autre chose qu'une soeur tendrement aimée?

— Ma foi! Copperfield, je ne suis pas forcé de répondre à cette question. Peut-être que oui, peut-être que non.»

Je n'ai jamais rien vu de comparable à l'ignoble expression de ce visage, à ces yeux chauves, sans l'ombre d'un cil.

«Alors venez! lui dis-je; pour l'amour de miss Wickfield…

— Mon Agnès! s'écria-t-il, avec un tortillement anguleux plus que dégoûtant. Soyez assez bon pour l'appeler Agnès, maître Copperfield!

— Pour l'amour d'Agnès Wickfield… que Dieu bénisse!

— Je vous remercie de ce souhait, maître Copperfield!

— Je vais vous dire ce que, dans toute autre circonstance, j'aurais autant songé à dire à… Jacques Retch.

— À qui, monsieur? dit Uriah, tendant le cou, et abritant son oreille de sa main, pour mieux entendre.

— Au bourreau, repris-je; c'est-à-dire à la dernière personne à qui l'on dût penser… Et pourtant il faut être franc, c'était le visage d'Uriah qui m'avait suggéré naturellement cette allusion. Je suis fiancé à une autre personne. J'espère que cela vous satisfait?

— Parole d'honneur?» dit Uriah.

J'allais répéter ma déclaration avec une certaine indignation, quand il s'empara de ma main, et la pressa fortement.

«Oh, maître Copperfield! dit-il; si vous aviez seulement daigné me témoigner cette confiance, quand je vous ai révélé l'état de mon âme, le jour où je vous ai tant dérangé en venant coucher dans votre salon, jamais je n'aurais songé à douter de vous. Puisqu'il en est ainsi, je m'en vais renvoyer immédiatement ma mère; trop heureux de vous donner cette marque de confiance. Vous excuserez, j'espère, des précautions inspirées par l'affection. Quel dommage, maître Copperfield, que vous n'ayez pas daigné me rendre confidence pour confidence! je vous en ai pourtant offert bien des occasions; mais vous n'avez jamais eu pour moi toute la bienveillance que j'aurais souhaitée. Oh non! bien sûr, vous ne m'avez jamais aimé, comme je vous aimais!»

Et, tout en disant cela, il me serrait la main entre ses doigts humides et visqueux. En vain, je m'efforçai de me dégager. Il passa mon bras sous la manche de son paletot chocolat, et je fus ainsi forcé de l'accompagner.

«Revenons-nous à la maison? dit Uriah, en reprenant le chemin de la ville.» La lune commençait à éclairer les fenêtres de ses rayons argentés.

«Avant de quitter ce sujet, lui dis-je après un assez long silence, il faut que vous sachiez bien, qu'à mes yeux, Agnès Wickfield est aussi élevée au-dessus de vous et aussi loin de toutes vos prétentions, que la lune qui nous éclaire!

— Elle est si paisible, n'est-ce pas? dit Uriah; mais avouez, maître Copperfield, que vous ne m'avez jamais aimé comme je vous aimais. Vous me trouviez trop humble, j'en suis sûr.

— Je n'aime pas qu'on fasse tant profession d'humilité, pas plus que d'autre chose, répondis-je.

— Là! dit Uriah, le visage plus pâle et plus terne encore que de coutume; j'en étais sûr. Mais vous ne savez pas, maître Copperfield, à quel point l'humilité convient à une personne dans ma situation. Mon père et moi nous avons été élevés dans une école de charité; ma mère a été aussi élevée dans un établissement de même nature. Du matin au soir, on nous enseignait à être humbles, et pas grand'chose avec. Nous devions être humbles envers celui- ci, et humbles envers celui-là; ici, il fallait ôter notre casquette; là, il fallait faire la révérence, ne jamais oublier notre situation, et toujours nous abaisser devant nos supérieurs; Dieu sait combien nous en avions de supérieurs! Si mon père a gagné la médaille de moniteur, c'est à force d'humilité; et moi de même. Si mon père est devenu sacristain, c'est à force d'humilité. Il avait la réputation, parmi les gens bien élevés, de savoir si bien se tenir à sa place, qu'on était décidé à le pousser. «Soyez humble, Uriah, disait mon père, et vous ferez votre chemin.» C'est ce qu'on nous a rabâché, à vous comme à moi, à l'école; et c'est ce qui réussit le mieux. «Soyez humble, disait-il, et vous parviendrez.» Et réellement, ça n'a pas trop mal tourné.

Pour la première fois, j'apprenais que ce détestable semblant d'humilité était héréditaire dans la famille Heep; j'avais vu la récolte, mais je n'avais jamais pensé aux semailles.

«Je n'étais pas plus grand que ça, dit Uriah, que j'appris à apprécier l'humilité et à en faire mon profit. Je mangeais mon humble chausson de pommes de bon appétit. Je n'ai pas voulu pousser trop loin mes humbles études, et je me suis dit: «Tiens bon!» Vous m'avez offert de m'enseigner le latin, mais pas si bête! Mon père me disait toujours: «Les gens aiment à vous dominer, courbez la tête et laissez faire.» En ce moment, par exemple, je suis bien humble, maître Copperfield, mais ça n'empêche pas que j'ai déjà acquis quelque pouvoir!»

Tout ce qu'il me disait là, je lisais bien sur son visage, au clair de la lune, que c'était tout bonnement pour me faire comprendre qu'il était décidé à se servir de ce pouvoir-là. Je n'avais jamais mis en doute sa bassesse, sa ruse et sa malice; mais je commençais seulement alors à comprendre tout ce que la longue contrainte de sa jeunesse avait amassé dans cette âme vile et basse de vengeance impitoyable.

Ce qu'il y eut de plus satisfaisant dans ce récit dégoûtant qu'il venait de me faire, c'est qu'il me lâcha le bras pour pouvoir encore se prendre le menton à deux mains. Une fois séparé de lui, j'étais décidé à garder cette position. Nous marchâmes à une certaine distance l'un de l'autre, n'échangeant que quelques mots.

Je ne sais ce qui l'avait mis en gaieté, si c'était la communication que je lui avais faite, ou le récit qu'il m'avait prodigué de son passé; mais il était beaucoup plus en train que de coutume. À dîner, il parla beaucoup; il demanda à sa mère (qu'il avait relevée de faction à notre retour de la promenade) s'il n'était pas bien temps qu'il se mariât, et une fois il jeta sur Agnès un tel regard que j'aurais donné tout au monde pour qu'il me fût permis de l'assommer.

Lorsque nous restâmes seuls après le dîner, M. Wickfield, lui et moi, Uriah se lança plus encore. Il n'avait bu que très-peu de vin; ce n'était donc pas là ce qui pouvait l'exciter; il fallait que ce fût l'ivresse de son triomphe insolent, et le désir d'en faire parade en ma présence.

La veille, j'avais remarqué qu'il cherchait à faire boire M. Wickfield; et, sur un regard que m'avait lancé Agnès en quittant la chambre, j'avais proposé, au bout de cinq minutes, que nous allassions rejoindre miss Wickfield au salon. J'étais sur le point d'en faire autant, mais Uriah me devança.

«Nous voyons rarement notre visiteur d'aujourd'hui, dit-il en s'adressant à M. Wickfield assis à l'autre bout de la table (quel contraste dans les deux pendants!), et si vous n'y aviez pas d'objection, nous pourrions vider un ou deux verres de vin à sa santé. Monsieur Copperfield, je bois à votre santé et à votre prospérité!»

Je fus obligé de toucher, pour la forme, la main qu'il me tendait à travers la table, puis je pris, avec une émotion bien différente, la main de sa pauvre victime.

«Allons, mon brave associé, dit Uriah, permettez-moi de vous donner l'exemple, en buvant encore à la santé de quelque ami de Copperfield!»

Je passe rapidement sur les divers toasts proposés par M. Wickfield, à ma tante, à M. Dick, à la Cour des Doctors'- Commons, à Uriah. À chaque santé il vidait deux fois son verre, tout en sentant sa faiblesse et en luttant vainement contre cette misérable passion: pauvre homme! comme il souffrait de la conduite d'Uriah, et pourtant comme il cherchait à se le concilier. Heep triomphait et se tordait de plaisir, il faisait trophée du vaincu, dont il étalait la honte à mes yeux. J'en avais le coeur serré; maintenant encore, ma main répugne à l'écrire.

«Allons, mon brave associé, dit enfin Uriah; à mon tour à vous en proposer une; mais je demande humblement qu'on nous donne de grands verres: buvons à la plus divine de son sexe.»

Le père d'Agnès avait à la main son verre vide. Il le posa, fixa les yeux sur le portrait de sa fille, porta la main à son front, puis retomba dans son fauteuil.

«Je ne suis qu'un bien humble personnage pour vous proposer sa santé, reprit Uriah; mais je l'admire, ou plutôt je l'adore!»

Quelle angoisse que celle de ce père qui pressait convulsivement sa tête grise dans ses deux mains pour y comprimer une souffrance intérieure plus cruelle à voir mille fois que toutes les douleurs physiques qu'il put jamais endurer!

«Agnès, dit Uriah sans faire attention à l'état de M. Wickfield ou sans vouloir paraître le comprendre, Agnès Wickfield est, je puis le dire, la plus divine des femmes. Tenez, on peut parler librement, entre amis, eh bien! on peut être fier d'être son père, mais être son mari…»

Dieu m'épargne d'entendre jamais un cri comme celui que poussa
M. Wickfield en se relevant tout à coup.

«Qu'est-ce qu'il a donc? dit Uriah qui devint pâle comme la mort. Ah çà! ce n'est pas un accès de folie, j'espère, monsieur Wickfield? J'ai tout autant de droit qu'un autre à dire, ce me semble, qu'un jour votre Agnès sera mon Agnès! J'y ai même plus de droit que personne.»

Je jetai mes bras autour de M. Wickfield, je le conjurai, au nom de tout ce que je pus imaginer, de se calmer, mais surtout au nom de son affection pour Agnès. Il était hors de lui, il s'arrachait les cheveux, il se frappait le front, il essayait de me repousser loin de lui, sans répondre un seul mot, sans voir qui que ce fût, sans savoir, hélas! dans son désespoir aveugle, ce qu'il voulait, le visage fixe et bouleversé. Quel spectacle effrayant!

Je le conjurai, dans ma douleur, de ne pas s'abandonner à cette angoisse et de vouloir bien m'écouter. Je le suppliai de songer à Agnès; à Agnès et à moi; de se rappeler comment Agnès et moi nous avions grandi ensemble, elle que j'aimais et que je respectais, elle qui était son orgueil et sa joie. Je m'efforçai de remettre sa fille devant ses yeux; je lui reprochai même de ne pas avoir assez de fermeté pour lui épargner la connaissance d'une pareille scène. Je ne sais si mes paroles eurent quelque effet, ou si la violence de sa passion finit par s'user d'elle-même; mais peu à peu il se calma, il commença à me regarder, d'abord avec égarement, puis avec une lueur de raison. Enfin il me dit: «Je le sais, Trotwood! ma fille chérie et vous… je le sais! Mais lui, regardez-le!»

Il me montrait Uriah, pâle et tremblant dans un coin. Évidemment le drôle avait fait une école: il s'était attendu à toute autre chose.

«Regardez mon bourreau, reprit M. Wickfield. Voilà l'homme qui m'a fait perdre, petit à petit, mon nom, ma réputation, ma paix, le bonheur de mon foyer domestique.

— Dites plutôt que c'est moi qui vous ai conservé votre nom, votre réputation, votre paix et le bonheur de votre foyer, dit Uriah en cherchant d'un air maussade, boudeur et déconfit, à raccommoder les choses. Ne vous fâchez pas, monsieur Wickfield: si j'ai été un peu plus loin que vous ne vous y attendiez, je peux bien reculer un peu, je pense! Après tout, où est donc le mal?

— Je savais que chacun avait son but dans la vie, dit M. Wickfield, et je croyais me l'être attaché par des motifs d'intérêt. Mais, voyez!… oh! voyez ce que c'est que cet homme- là!

— Vous ferez bien de le faire taire, Copperfield, si vous pouvez, s'écria Uriah en tournant vers moi ses mains osseuses. Il va dire, faites-y bien attention, il va dire des choses qu'il sera fâché d'avoir dites après, et que vous serez fâché vous-même d'avoir entendues!

— Je dirai tout! s'écria M. Wickfield d'un air désespéré. Puisque je suis à votre merci, pourquoi ne me mettrais-je pas à la merci du monde entier?

— Prenez garde, vous dis-je, reprit Uriah en continuant de s'adresser à moi; si vous ne le faites pas taire, c'est que vous n'êtes pas son ami. Vous demandez pourquoi vous ne vous mettriez pas à la merci du monde entier, monsieur Wickfield? parce que vous avez une fille. Vous et moi nous savons ce que nous savons, n'est- ce pas? Ne réveillons pas le chat qui dort! Ce n'est pas moi qui en aurais l'imprudence; vous voyez bien que je suis aussi humble que faire se peut. Je vous dis que, si j'ai été trop loin, j'en suis fâché. Que voulez-vous de plus, monsieur?

— Oh! Trotwood, Trotwood! s'écria M. Wickfield en se tordant les mains. Je suis tombé bien bas depuis que je vous ai vu pour la première fois dans cette maison! J'étais déjà sur cette fatale pente, mais, hélas! que de chemin, quel triste chemin j'ai parcouru depuis! C'est ma faiblesse qui m'a perdu. Ah! si j'avais eu la force de moins me rappeler ou de moins oublier! Le souvenir douloureux de la perte que j'avais faite en perdant la mère de mon enfant est devenu une maladie; mon amour pour mon enfant, poussé jusqu'à l'oubli de tout le reste, m'a porté le dernier coup. Une fois atteint de ce mal incurable, j'ai infecté à mon tour tout ce que j'ai touché. J'ai causé le malheur de tout ce que j'aime si tendrement: vous savez si je l'aime! J'ai cru possible d'aimer une créature au monde à l'exclusion de toutes les autres; j'ai cru possible d'en pleurer une qui avait quitté le monde, sans pleurer avec ceux qui pleurent. Voilà comme j'ai gâté ma vie. Je me suis dévoré le coeur dans une lâche tristesse, et il se venge en me dévorant à son tour. J'ai été égoïste dans ma douleur! égoïste dans mon amour, égoïste dans le soin avec lequel je me suis fait ma part de la douleur et de l'affection communes. Et maintenant, je ne suis plus qu'une ruine; voyez, oh! voyez ma misère! Fuyez- moi! haïssez-moi!

Il tomba sur une chaise et se mit à sangloter. Il n'était plus soutenu par l'exaltation de son chagrin. Uriah sortit de son coin.

«Je ne sais pas tout ce que j'ai pu faire dans ma folie, dit M. Wickfield en étendant les mains comme pour me conjurer de ne pas le condamner encore; mais il le sait, lui qui s'est toujours tenu à mon côté pour me souffler ce que je devais faire. Vous voyez le boulet qu'il m'a mis au pied; vous le trouvez installé dans ma maison, vous le trouvez fourré dans toutes mes affaires. Vous l'avez entendu, il n'y a qu'un moment! Que pourrais-je vous dire de plus?

— Vous n'avez pas besoin de rien dire de plus, vous auriez même mieux fait de ne rien dire du tout, repartit Uriah d'un air à la fois arrogant et servile. Vous ne vous seriez pas mis dans ce bel état si vous n'aviez pas tant bu; vous vous en repentirez demain, monsieur. Si j'en ai dit moi-même un peu plus que je ne voulais peut-être, le beau malheur! Vous voyez bien que je n'y ai pas mis d'obstination.»

La porte s'ouvrit, Agnès entra doucement, pâle comme une morte; elle passa son bras autour du cou de son père, et lui dit avec fermeté:

«Papa, vous n'êtes pas bien, venez avec moi!»

Il laissa tomber sa tête sur l'épaule de sa fille, comme accablé de honte, et ils sortirent ensemble. Les yeux d'Agnès rencontrèrent les miens: je vis qu'elle savait ce qui s'était passé.

«Je ne croyais pas qu'il prît la chose de travers comme cela, maître Copperfield, dit Uriah, mais ce n'est rien. Demain nous serons raccommodés. C'est pour son bien. Je désire humblement son bien.»

Je ne lui répondis pas un mot, et je montai dans la tranquille petite chambre où Agnès était venue si souvent s'asseoir près de moi pendant que je travaillais: J'y restai assez tard, sans que personne vint m'y tenir compagnie. Je pris un livre et j'essayai de lire; j'entendis les horloges sonner minuit, et je lisais encore sans savoir ce que je lisais, quand Agnès me toucha doucement l'épaule.

«Vous partez de bonne heure demain, Trotwood, je viens vous dire adieu.»

Elle avait pleuré, mais son visage était redevenu beau et calme.

«Que Dieu vous bénisse! dit-elle en me tendant la main.

— Ma chère Agnès, répondis-je, je vois que vous ne voulez pas que je vous en parle ce soir; mais n'y a-t-il rien à faire?

— Se confier en Dieu! reprit-elle.

— Ne puis-je rien faire… moi qui viens vous ennuyer de mes pauvres chagrins?

— Vous en rendez les miens moins amers, répondit-elle, mon cher
Trotwood!

— Ma chère Agnès, c'est une grande présomption de ma part que de prétendre à vous donner un conseil, moi qui ai si peu de ce que vous possédez à un si haut degré, de bonté, de courage, de noblesse; mais vous savez combien je vous aime et tout ce que je vous dois. Agnès, vous ne vous sacrifierez jamais à un devoir mal compris?»

Elle recula d'un pas et quitta ma main. Jamais je ne l'avais vue si agitée.

«Dites-moi que vous n'avez pas une telle pensée, chère Agnès. Vous qui êtes pour moi plus qu'une soeur, pensez à ce que valent un coeur comme le vôtre, un amour comme le vôtre.»

Ah! que de fois depuis j'ai revu en pensée cette douce figure et ce regard d'un instant, ce regard où il n'y avait ni étonnement, ni reproche, ni regret! Que de fois depuis j'ai revu le charmant sourire avec lequel elle me dit qu'elle était tranquille sur elle- même, qu'il ne fallait donc pas craindre pour elle; puis elle m'appela son frère et disparut!

Il faisait encore nuit le lendemain matin quand je montai sur la diligence à la porte de l'auberge. Nous allions partir et le jour commençait à poindre, lorsqu'au moment où ma pensée se reportait vers Agnès, j'aperçus la tête d'Uriah qui grimpait à côté de moi.

«Copperfield, me dit-il à voix basse tout en s'accrochant à la voiture, j'ai pensé que vous seriez bien aise d'apprendre, avant votre départ, que tout était arrangé. J'ai déjà été dans sa chambre, et je vous l'ai rendu doux comme un agneau. Voyez-vous, j'ai beau être humble, je lui suis utile; et quand il n'est pas en ribote, il comprend ses intérêts! Quel homme aimable, après tout, n'est-ce pas, maître Copperfield?»

Je pris sur moi de lui dire que j'étais bien aise qu'il eût fait ses excuses.

«Oh! certainement, dit Uriah; quand on est humble, vous savez, qu'est-ce que ça fait de demander excuse? C'est si facile. À propos, je suppose, maître Copperfield, ajouta-t-il avec une légère contorsion, qu'il vous est arrivé quelquefois de cueillir une poire avant qu'elle fut mûre?

— C'est assez probable, répondis-je.

— C'est ce que j'ai fait hier soir, dit Uriah; mais la poire mûrira! Il n'y a qu'à y veiller. Je puis attendre.»

Et tout en m'accablant d'adieux, il descendit au moment où le conducteur montait sur son siège. Autant que je puis croire, il mangeait sans doute quelque chose pour éviter de humer le froid du matin; du moins, à voir le mouvement de sa bouche, on aurait dit que la poire était déjà mûre et qu'il la savourait en faisant claquer ses lèvres.

CHAPITRE X.

Triste voyage à l'aventure.

Nous eûmes ce soir-là à Buckingham-Street une conversation très- sérieuse sur les événements domestiques que j'ai racontés en détail, dans le dernier chapitre. Ma tante y prenait le plus grand intérêt, et, pendant plus de deux heures, elle arpenta la chambre, les bras croisés. Toutes les fois qu'elle avait quelque sujet particulier de déconvenue, elle accomplissait une prouesse pédestre de ce genre, et l'on pouvait toujours mesurer l'étendue de cette déconvenue à la durée de sa promenade. Ce jour-là, elle était tellement émue qu'elle jugea à propos d'ouvrir la porte de sa chambre à coucher, pour se donner du champ, parcourant les deux pièces d'un bout à l'autre, et tandis qu'avec M. Dick, nous étions paisiblement assis près du feu, elle passait et repassait à côté de nous, toujours en ligne droite, avec la régularité d'un balancier de pendule.

M. Dick nous quitta bientôt pour aller se coucher; je me mis à écrire une lettre aux deux vieilles tantes de Dora. Ma tante, à moi, fatiguée de tant d'exercice, finit par venir s'asseoir près du feu, sa robe relevée comme de coutume. Mais au lieu de poser son verre sur son genou, comme elle faisait souvent, elle le plaça négligemment sur la cheminée, et le coude gauche appuyé sur le bras droit, tandis que son menton reposait sur sa main gauche, elle me regardait d'un air pensif. Toutes les fois que je levais les yeux, j'étais sûr de rencontrer les siens.

«Je vous aime de tout mon coeur, Trotwood, me répétait-elle, mais je suis agacée et triste.»

J'étais trop occupé de ce que j'écrivais, pour avoir remarqué, avant qu'elle se fût retirée pour se coucher, qu'elle avait laissé ce soir-là sur la cheminée, sans y toucher, ce qu'elle appelait sa potion pour la nuit. Quand elle fut rentrée dans sa chambre, j'allai frapper à sa porte pour lui faire part de cette découverte; elle vint m'ouvrir et me dit avec plus de tendresse encore que de coutume:

«Merci, Trot, mais je n'ai pas le courage de la boire ce soir.»
Puis elle secoua la tête et rentra chez elle.

Le lendemain matin, elle lut ma lettre aux deux vieilles dames, et l'approuva. Je la mis à la poste; il ne me restait plus rien à faire que d'attendre la réponse, aussi patiemment que je pourrais. Il y avait déjà près d'une semaine que j'attendais, quand je quittai un soir la maison du docteur pour revenir chez moi.

Il avait fait très-froid dans la journée, avec un vent de nord-est qui vous coupait la figure. Mais le vent avait molli dans la soirée, et la neige avait commencé à tomber par gros flocons; elle couvrait déjà partout le sol: on n'entendait ni le bruit des roues, ni le pas des piétons; on eût dit que les rues étaient rembourrées de plume.

Le chemin le plus court pour rentrer chez moi (ce fut naturellement celui que je pris ce soir-là) me menait par la ruelle Saint-Martin. Dans ce temps-là, l'église qui a donné son nom à cette ruelle étroite n'était pas dégagée comme aujourd'hui; il n'y avait seulement pas d'espace ouvert devant le porche, et la ruelle faisait un coude pour aboutir au Strand. En passant devant les marches de l'église, je rencontrai au coin une femme. Elle me regarda, traversa la rue, et disparut. Je reconnus ce visage-là, je l'avais vu quelque part, sans pouvoir dire où. Il se liait dans ma pensée avec quelque chose qui m'allait droit au coeur. Mais, comme au moment où je la rencontrai, je pensais à autre chose, ce ne fut pour moi qu'une idée confuse.

Sur les marches de l'église, un homme venait de déposer un paquet au milieu de la neige; il se baissa pour arranger quelque chose: je le vis en même temps que cette femme. J'étais à peine remis de ma surprise, quand il se releva et se dirigea vers moi. Je me trouvai vis-à-vis de M. Peggotty.

Alors je me rappelai qui était cette femme. C'était Marthe, celle à qui Émilie avait remis de l'argent un soir dans la cuisine, Marthe Endell, à côté de laquelle M. Peggotty n'aurait jamais voulu voir sa nièce chérie, pour tous les trésors que l'océan recelait dans son sein. Ham me l'avait dit bien des fois.

Nous nous serrâmes affectueusement la main. Nous ne pouvions parler ni l'un ni l'autre.

«Monsieur Davy! dit-il en pressant ma main entre les siennes, cela me fait du bien de vous revoir. Bonne rencontre, monsieur, bonne rencontre!

— Oui, certainement, mon vieil ami, lui dis-je.

— J'avais eu l'idée de vous aller trouver ce soir, monsieur, dit- il; mais sachant que votre tante vivait avec vous, car j'ai été de ce côté-là, sur la route de Yarmouth, j'ai craint qu'il ne fût trop tard. Je comptais vous voir demain matin, monsieur, avant de repartir. Oui, monsieur, répétait-il, en secouant patiemment la tête, je repars demain.

— Et où allez-vous? lui demandai-je.

— Ah! répliqua-t-il en faisant tomber la neige qui couvrait ses longs cheveux, je m'en vais faire encore un voyage.»

Dans ce temps-là il y avait une allée qui conduisait de l'église Saint-Martin à la cour de la Croix-d'Or, cette auberge qui était si étroitement liée dans mon esprit au malheur de mon pauvre ami. Je lui montrai la grille; je pris son bras et nous entrâmes. Deux ou trois des salles de l'auberge donnaient sur la cour; nous vîmes du feu dans l'une de ces pièces, et je l'y menai.

Quand on nous eut apporté de la lumière, je remarquai que ses cheveux étaient longs et en désordre. Son visage était brûlé par le soleil. Les rides de son front étaient plus profondes, comme s'il avait péniblement erré sous les climats les plus divers; mais il avait toujours l'air très-robuste, et si décidé à accomplir son dessein qu'il comptait pour rien la fatigue. Il secoua la neige de ses vêtements et de son chapeau, s'essuya le visage qui en était couvert, puis s'asseyant en face de moi près d'une table, le dos tourné à la porte d'entrée, il me tendit sa main ridée et serra cordialement la mienne.

«Je vais vous dire, maître Davy, où j'ai été, et ce que j'ai appris. J'ai été loin, et je n'ai pas appris grand'chose, mais je vais vous le dire!»

Je sonnai pour demander à boire. Il ne voulut rien prendre que de l'ale, et, tandis qu'on la faisait chauffer, il paraissait réfléchir. Il y avait dans toute sa personne une gravité profonde et imposante que je n'osais pas troubler.

«Quand elle était enfant, me dit-il en relevant la tête lorsque nous fûmes seuls, elle me parlait souvent de la mer; du pays où la mer était couleur d'azur, et où elle étincelait au soleil. Je pensais, dans ce temps-là, que c'était parce que son père était noyé, qu'elle y songeait tant. Peut-être croyait-elle ou espérait- elle, me disais-je, qu'il avait été entraîné vers ces rives, où les fleurs sont toujours épanouies, et le soleil toujours brillant.

— Je crois bien que c'était plutôt une fantaisie d'enfant, répondis-je.

— Quand elle a été… perdue, dit M. Peggotty, j'étais sûr qu'il l'emmènerait dans ces pays-là. Je me doutais qu'il lui en aurait conté merveille pour se faire écouter d'elle, surtout en lui disant qu'il en ferait une dame par là-bas. Quand nous sommes allés voir sa mère, j'ai bien vu tout de suite que j'avais raison. J'ai donc été en France, et j'ai débarqué là comme si je tombais des nues.»

En ce moment, je vis la porte s'entr'ouvrir, et la neige tomber dans la chambre. La porte s'ouvrit un peu plus; il y avait une main qui la tenait doucement entrouverte.

«Là, reprit M. Peggotty, j'ai trouvé un monsieur, un Anglais qui avait de l'autorité, et je lui ai dit que j'allais chercher ma nièce. Il m'a procuré les papiers dont j'avais besoin pour circuler, je ne sais pas bien comment on les appelle: il voulait même me donner de l'argent, mais heureusement je n'en avais pas besoin. Je le remerciai de tout mon coeur pour son obligeance. «J'ai déjà écrit des lettres pour vous recommander à votre arrivée, me dit-il, et je parlerai de vous à des personnes qui prennent le même chemin. Cela fait que, quand vous voyagerez tout seul, loin d'ici, vous vous trouverez en pays de connaissance.» Je lui exprimai de mon mieux ma gratitude, et je me remis en route à travers la France.

— Tout seul, et à pied? lui dis-je.

— En grande partie à pied, répondit-il, et quelquefois dans des charrettes qui se rendaient au marché, quelquefois dans des voitures qui s'en retournaient à vide. Je faisais bien des milles à pied dans une journée, souvent avec des soldats ou d'autres pauvres diables qui allaient revoir leurs amis. Nous ne pouvions pas nous parler; mais, c'est égal, nous nous tenions toujours compagnie tout le long de la route, dans la poussière du chemin.»

Comment, en effet, cette voix si bonne et si affectueuse ne lui aurait-elle pas fait trouver des amis partout?

— Quand j'arrivais dans une ville, continua-t-il, je me rendais à l'auberge, et j'attendais dans la cour qu'il passât quelqu'un qui sût l'anglais (ce n'était pas rare). Alors je leur racontais que je voyageais pour chercher ma nièce, et je me faisais dire quelle espèce de voyageurs il y avait dans la maison puis j'attendais pour voir si elle ne serait pas parmi ceux qui entraient ou qui sortaient. Quand je voyais qu'Émilie n'y était pas, je repartais. Petit à petit, en arrivant dans de nouveaux villages, je m'apercevais qu'on leur avait parlé de moi. Les paysans me priaient d'entrer chez eux, ils me faisaient manger et boire, et me donnaient la couchée. J'ai vu plus d'une femme, maître David, qui avait une fille de l'âge d'Émilie, venir m'attendre à la sortie du village, au pied de la croix de notre Sauveur, pour me faire toute sorte d'amitiés. Il y en avait dont les filles étaient mortes. Dieu seul sait comme ces mères-là étaient bonnes pour moi.»

C'était Marthe qui était à la porte. Je voyais distinctement à présent son visage hagard, avide de nous entendre. Tout ce que je craignais, c'était qu'il ne tournât la tête, et qu'il ne l'aperçût.

«Et bien souvent, dit M. Peggotty, elles mettaient leurs enfants, surtout leurs petites filles, sur mes genoux; et bien souvent vous auriez pu me voir assis devant leurs portes, le soir, presque comme si c'étaient les enfants de mon Émilie. Oh! ma chère petite Émilie!»

Il se mit à sangloter dans un soudain accès de désespoir. Je passai en tremblant ma main sur la sienne, dont il cherchait à se couvrir le visage.

«Merci, monsieur, me dit-il, ne faites pas attention.»

Au bout d'un moment, il se découvrit les yeux, et continua son récit.

«Souvent, le matin, elles m'accompagnaient un petit bout de chemin, et quand nous nous séparions, et que je leur disais dans ma langue: «Je vous remercie bien! Dieu vous bénisse!» elles avaient toujours l'air de me comprendre, et me répondaient d'un air affable. À la fin, je suis arrivé au bord de la mer. Ce n'était pas difficile, pour un marin comme moi, de gagner son passage jusqu'en Italie. Quand j'ai été arrivé là, j'ai erré comme j'avais fait auparavant. Tout le monde était bon pour moi, et j'aurais peut-être voyagé de ville en ville, ou traversé la campagne, si je n'avais pas entendu dire qu'on l'avait vue dans les montagnes de la Suisse. Quelqu'un qui connaissait son domestique, à lui, les avait vus là tous les trois; on me dit même comment ils voyageaient, et où ils étaient. J'ai marché jour et nuit, maître David, pour aller trouver ces montagnes. Plus j'avançais, plus les montagnes semblaient s'éloigner de moi. Mais je les ai atteintes et je les ai franchies. Quand je suis arrivé près du lieu dont on m'avait parlé, j'ai commencé à me dire dans mon coeur: «Qu'est-ce que je vais faire quand je la reverrai?»

Le visage qui était resté à nous écouter, insensible à la rigueur de la nuit, se baissa, et je vis cette femme, à genoux devant la porte et les mains jointes, comme pour me prier, me supplier de ne pas la renvoyer.

«Je n'ai jamais douté d'elle, dit M. Peggotty, non, pas une minute. Si j'avais seulement pu lui faire voir ma figure, lui faire entendre ma voix, représenter à sa pensée la maison d'où elle avait fui, lui rappeler son enfance, je savais bien que, lors même qu'elle serait devenue une princesse du sang royal, elle tomberait à mes genoux. Je le savais bien. Que de fois, dans mon sommeil, je l'ai entendue crier: «Mon oncle!» et l'ai vue tomber comme morte à mes pieds! Que de fois, dans mon sommeil, je l'ai relevée en lui disant tout doucement: «Émilie, ma chère, je viens pour vous pardonner et vous emmener avec moi!»

Il s'arrêta, secoua la tête, puis reprit avec un soupir:

«Lui, il n'était plus rien pour moi, Émilie était tout. J'achetai une robe de paysanne pour elle; je savais bien qu'une fois que je l'aurais retrouvée, elle viendrait avec moi le long de ces routes rocailleuses; qu'elle irait où je voudrais, et qu'elle ne me quitterait plus jamais, non jamais. Tout ce que je voulais maintenant, c'était de lui faire passer cette robe, et fouler aux pieds celle qu'elle portait; c'était de la prendre comme autrefois dans mes bras, et puis de retourner vers notre demeure, en nous arrêtant parfois sur la route, pour laisser reposer ses pieds malades, et son coeur, plus malade encore! Mais lui, je crois que je ne l'aurais seulement pas regardé. À quoi bon? Mais tout cela ne devait pas être, maître David, non pas encore! J'arrivai trop tard, ils étaient partis. Je ne pus pas même savoir où ils allaient. Les uns disaient par ici, les autres par là. J'ai voyagé par ici et par là, mais je n'ai pas trouvé Émilie, et alors je suis revenu.

— Y a-t-il longtemps? demandai-je.

— Peu de jours seulement. J'aperçus dans le lointain mon vieux bateau, et la lumière qui brillait dans la cabine, et en m'approchant je vis la fidèle mistress Gummidge, assise toute seule au coin du feu. Je lui criai: «N'ayez pas peur, c'est Daniel!» et j'entrai. Je n'aurais jamais cru qu'il pût m'arriver d'être si étonné de me retrouver dans ce vieux bateau!»

Il tira soigneusement d'une poche de son gilet un petit paquet de papiers qui contenait deux ou trois lettres et les posa sur la table.

«Cette première lettre est venue, dit-il, en la triant parmi les autres, quand il n'y avait pas huit jours que j'étais parti. Il y avait dedans, à mon nom, un billet de banque de cinquante livres sterling; on l'avait déposée une nuit sous la porte. Elle avait cherché à déguiser son écriture, mais c'était bien impossible avec moi.»

Il replia lentement et avec soin le billet de banque, et le plaça sur la table.

«Cette autre lettre, adressée à mistress Gummidge, est arrivée il y a deux ou trois mois.» Après l'avoir contemplée un moment, il me la passa, ajoutant à voix basse: «Soyez assez bon pour la lire, monsieur.»

Je lus ce qui suit:

«Oh! que penserez-vous quand vous verrez cette écriture, et que vous saurez que c'est ma main coupable qui trace ces lignes. Mais essayez, essayez, non par amour pour moi, mais par amour pour mon oncle, essayez d'adoucir un moment votre coeur envers moi! Essayez, je vous en prie, d'avoir pitié d'une pauvre infortunée; écrivez-moi sur un petit morceau de papier pour me dire s'il se porte bien, et ce qu'il a dit de moi avant que vous ayez renoncé à prononcer mon nom entre vous. Dites-moi, si le soir, vers l'heure où je rentrais autrefois, il a encore l'air de penser à celle qu'il aimait tant. Oh! mon coeur se brise quand je pense à tout cela! Je tombe à vos genoux, je vous supplie de ne pas être aussi sévère pour moi que je le mérite… je sais bien que je le mérite, mais soyez bonne et compatissante, écrivez-moi un mot, et envoyez- le moi. Ne m'appelez plus «ma petite,» ne me donnez plus le nom que j'ai déshonoré; mais ayez pitié de mon angoisse, et soyez assez miséricordieuse pour me parler un peu de mon oncle, puisque jamais, jamais dans ce monde, je ne le reverrai de mes yeux.

«Chère mistress Gummidge, si vous n'avez pas pitié de moi, vous en avez le droit, je le sais, oh! alors, demandez à celui avec lequel je suis le plus coupable, à celui dont je devais être la femme, s'il faut repousser ma prière. S'il est assez généreux pour vous conseiller le contraire (et je crois qu'il le fera, il est si bon et si indulgent!), alors, mais alors seulement, dites-lui que, quand j'entends la nuit souffler la brise, il me semble qu'elle vient de passer près de lui et de mon oncle, et qu'elle remonte à Dieu pour lui reporter le mal qu'ils ont dit de moi. Dites-lui que si je mourais demain (oh! comme je voudrais mourir, si je me sentais préparée!) mes dernières paroles seraient pour le bénir lui et mon oncle, et ma dernière prière pour son bonheur!»

Il y avait aussi de l'argent dans cette lettre: cinq livres sterling. M. Peggotty l'avait laissée intacte comme l'autre, et il replia de même le billet. Il y avait aussi des instructions détaillées sur la manière de lui faire parvenir une réponse; on voyait bien que plusieurs personnes s'en étaient mêlées pour mieux dissimuler l'endroit où elle était cachée; cependant il paraissait assez probable qu'elle avait écrit du lieu même où on avait dit à M. Peggotty qu'on l'avait vue.

«Et quelle réponse a-t-on faite?

— Mistress Gummidge n'est pas forte sur l'écriture, reprit-il, et Ham a bien voulu se charger de répondre pour elle. On lui a écrit que j'étais parti pour la chercher, et ce que j'avais dit en m'en allant.

— Est-ce encore une lettre que vous tenez là?

— Non, c'est de l'argent, monsieur, dit M. Peggotty en le dépliant à demi: dix livres sterling, comme vous voyez; et il y a écrit en dedans de l'enveloppe «de la part d'une amie véritable.» Mais la première lettre avait été mise sous la porte, et celle-ci est venue par la poste, avant-hier. Je vais aller chercher Émilie dans la ville dont cette lettre porte le timbre.»

Il me le montra. C'était une ville sur les bords du Rhin. Il avait trouvé à Yarmouth quelques marchands étrangers qui connaissaient ce pays-là; on lui en avait dessiné une espèce de carte, pour mieux lui faire comprendre la chose. Il la posa entre nous sur la table, et me montra son chemin d'une main, tout en appuyant son menton sur l'autre.

Je lui demandai comment allait Ham? Il secoua la tête:

«Il travaille d'arrache-pied, me dit-il: son nom est dans toute la contrée connu et respecté autant qu'un nom peut l'être en ce monde. Chacun est prêt à lui venir en aide, vous comprenez, il est si bon avec tout le monde! On ne l'a jamais entendu se plaindre. Mais ma soeur croit, entre nous, qu'il a reçu là un rude coup.

— Pauvre garçon; je le crois facilement.

— Maître David, reprit M. Peggotty à voix basse, et d'un ton solennel, Ham ne tient plus à la vie. Toutes les fois qu'il faut un homme pour affronter quelque péril en mer, il est là; toutes les fois qu'il y a un poste dangereux à remplir, le voilà parti de l'avant. Et pourtant, il est doux comme un enfant; il n'y a pas un enfant dans tout Yarmouth qui ne le connaisse.»

Il réunit ses lettres d'un air pensif, les replia doucement, et replaça le petit paquet dans sa poche. On ne voyait plus personne à la porte. La neige continuait de tomber; mais voilà tout.

«Eh bien! me dit-il, en regardant son sac, puisque je vous ai vu ce soir, maître David, et cela m'a fait du bien, je partirai de bonne heure demain matin. Vous avez vu ce que j'ai là, et il mettait sa main sur le petit paquet; tout ce qui m'inquiète, c'est la pensée qu'il pourrait m'arriver quelque malheur avant d'avoir rendu cet argent. Si je venais à mourir, et que cet argent fut perdu ou volé, et qu'il pût croire que je l'ai gardé, je crois vraiment que l'autre monde ne pourrait pas me retenir; oui, vraiment, je crois que je reviendrais!»

Il se leva, je me levai aussi, et nous nous serrâmes de nouveau la main.

«Je ferais dix mille milles, dit-il, je marcherais jusqu'au jour où je tomberais mort de fatigue, pour pouvoir lui jeter cet argent à la figure. Que je puisse seulement faire cela et retrouver mon Émilie, et je serai content. Si je ne la retrouve pas, peut-être un jour apprendra-t-elle que son oncle, qui l'aimait tant, n'a cessé de la chercher que quand il a cessé de vivre; et, si je la connais bien, il n'en faudra pas davantage pour la ramener alors au bercail!»

Quand nous sortîmes, la nuit était froide et sombre, et je vis fuir devant nous cette apparition mystérieuse. Je retins M. Peggotty encore un moment, jusqu'à ce qu'elle eut disparu.

Il me dit qu'il allait passer la nuit dans une auberge, sur la route de Douvres, où il trouverait une bonne chambre. Je l'accompagnai jusqu'au pont de Westminster, puis nous nous séparâmes. Il me semblait que tout dans la nature gardait un silence religieux, par respect pour ce pieux pèlerin qui reprenait lentement sa course solitaire à travers la neige.

Je retournai dans la cour de l'auberge, je cherchai des yeux celle dont le visage m'avait fait une si profonde impression; elle n'y était plus. La neige avait effacé la trace de nos pas, on ne voyait plus que ceux que je venais d'y imprimer; encore la neige était si forte qu'ils commençaient à disparaître, le temps seulement de tourner la tête pour les regarder par derrière.

CHAPITRE XI.

Les tantes de Dora.

À la fin, je reçus une réponse des deux vieilles dames. Elles présentaient leurs compliments à M. Copperfield et l'informaient qu'elles avaient lu sa lettre avec la plus sérieuse attention, «dans l'intérêt des deux parties.» Cette expression me parut assez alarmante, non-seulement parce qu'elles s'en étaient déjà servies autrefois dans leur discussion avec leur frère, mais aussi parce que j'avais remarqué que les phrases de convention sont comme ces bouquets de feu d'artifice dont on ne peut prévoir, au départ, la variété de formes et de couleurs qui les diversifient, sans le moindre égard pour leur forme originelle. Ces demoiselles ajoutaient qu'elles ne croyaient pas convenable d'exprimer, «par lettre,» leur opinion sur le sujet dont les avait entretenues M. Copperfield; mais que si M. Copperfield voulait leur faire l'honneur d'une visite, à un jour désigné, elles seraient heureuses d'en converser avec lui; M. Copperfield pouvait, s'il le jugeait à propos, se faire accompagner d'une personne de confiance.

M. Copperfield répondit immédiatement à cette lettre qu'il présentait à mesdemoiselles Spenlow ses compliments respectueux, qu'il aurait l'honneur de leur rendre visite au jour désigné, et qu'il serait accompagné, comme elles avaient bien voulu le lui permettre, de son ami M. Thomas Traddles, du Temple. Une fois cette lettre expédiée, M. Copperfield tomba dans un état d'agitation nerveuse qui dura jusqu'au jour fixé.

Ce qui augmentait beaucoup mon inquiétude, c'était de ne pouvoir, dans une crise aussi importante, avoir recours aux inestimables services de miss Mills. Mais M. Mills qui semblait prendre à tâche de me contrarier (du moins je le croyais, ce qui revenait au même). M. Mills, dis-je, venait de prendre un parti extrême, en se mettant dans la tête de partir pour les Indes. Je vous demande un peu ce qu'il voulait aller faire aux Indes, si ce n'était pour me vexer? Vous me direz à cela qu'il n'avait rien à faire dans aucune autre partie du monde, et que celle-là l'intéressait particulièrement, puisque tout son commerce se faisait avec l'Inde. Je ne sais trop quel pouvait être ce commerce (j'avais, sur ce sujet, des notions assez vagues de châles lamés d'or et de dents d'éléphants); il avait été à Calcutta dans sa jeunesse, et il voulait retourner s'y établir, en qualité d'associé résident. Mais tout cela m'était bien égal: il n'en était pas moins vrai qu'il allait partir, qu'il emmenait Julia, et que Julia était en voyage pour dire adieu à sa famille; leur maison était affichée à vendre ou à louer; leur mobilier (la machine à lessive comme le reste) devait se vendre sur estimation. Voilà donc encore un tremblement de terre sous mes pieds, avant que je fusse encore bien remis du premier.

J'hésitais fort sur la question de savoir comment je devais m'habiller pour le jour solennel: j'étais partagé entre le désir de paraître à mon avantage, et la crainte que quelque apprêt dans ma toilette ne vînt altérer ma réputation d'homme sérieux aux yeux des demoiselles Spenlow. J'essayai un heureux mezzo termine dont ma tante approuva l'idée, et, pour assurer le succès de notre entreprise, M. Dick, selon les usages matrimoniaux du pays, jeta son soulier en l'air derrière Traddles et moi, comme nous descendions l'escalier.

Malgré toute mon estime pour les bonnes qualités de Traddles, et malgré toute l'affection que je lui portais, je ne pouvais m'empêcher, dans une occasion aussi délicate, de souhaiter qu'il n'eût pas pris l'habitude de se coiffer en brosse, comme il faisait toujours: ses cheveux, dressés en l'air sur sa tête, lui donnaient un air effaré, je pourrais même dire une mine de balai de crin dont mes appréhensions superstitieuses ne me faisaient augurer rien de bon.

Je pris la liberté de le lui dire en chemin et de lui insinuer que, s'il pouvait seulement les aplatir un peu…

«Mon cher Copperfield, dit Traddles en ôtant son chapeau, et en lissant ses cheveux dans tous les sens, rien ne saurait m'être plus agréable, mais ils ne veulent pas.

— Ils ne veulent pas se tenir lisses?

— Non, dit Traddles. Rien ne peut les y décider. J'aurais beau porter sur ma tête un poids de cinquante livres d'ici à Putney, que mes cheveux se redresseraient aussitôt derechef, dès que le poids aurait disparu. Vous ne pouvez vous faire une idée de leur entêtement, Copperfield. Je suis comme un porc-épic en colère.»

J'avoue que je fus un peu désappointé, tout en lui sachant gré de sa bonhomie. Je lui dis que j'adorais son bon caractère, et que certainement il fallait que tout l'entêtement qu'on peut avoir dans sa personne eût passé dans ses cheveux, car pour lui, il ne lui en restait pas trace.

«Oh! reprit Traddles, en riant, ce n'est pas d'aujourd'hui que j'ai à me plaindre de ces malheureux cheveux. La femme de mon oncle ne pouvait pas les souffrir. Elle disait que ça l'exaspérait. Et cela m'a beaucoup nui, aussi, dans les commencements, quand je suis devenu amoureux de Sophie. Oh! mais beaucoup!

— Vos cheveux lui déplaisaient?

— Pas à elle, reprit Traddles, mais, sa soeur aînée, la beauté de la famille, ne pouvait se lasser d'en rire, à ce qu'il paraît. Le fait est que toutes ses soeurs en font des gorges chaudes.

— C'est agréable!

— Oh! oui, reprit Traddles avec une innocence adorable, cela nous amuse tous. Elles prétendent que Sophie a une mèche de mes cheveux dans son pupitre, et que, pour les tenir aplatis, elle est obligée de les enfermer dans un livre à fermoir. Nous en rions bien, allez!

— À propos, mon cher Traddles, votre expérience pourra m'être utile. Quand vous avez été fiancé à la jeune personne dont vous venez de me parler, avez-vous eu à faire à la famille une proposition en forme? Par exemple, avez-vous eu à accomplir la cérémonie par laquelle nous allons passer aujourd'hui? ajoutai-je d'une voix émue.

— Voyez-vous, Copperfield, dit Traddles, et son visage devint plus sérieux, c'est une affaire qui m'a donné bien du tourment. Vous comprenez, Sophie est si utile dans sa famille qu'on ne pouvait pas supporter l'idée qu'elle pût jamais se marier. Ils avaient même décidé, entre eux, qu'elle ne se marierait jamais, et on l'appelait d'avance la vieille fille. Aussi, quand j'en ai dit un mot à mistress Crewler, avec toutes les précautions imaginables…

— C'est la mère?

— Oui; son père est le révérend Horace Crewler. Quand j'ai dit un mot à mistress Crewler, en dépit de toutes mes précautions oratoires, elle a poussé un grand cri, et s'est évanouie. Il m'a fallu attendre des mois entiers avant de pouvoir aborder le même sujet.

— Mais à la fin, pourtant, vous y êtes revenu?

— C'est le révérend Horace, dit Traddles; l'excellent homme! exemplaire dans tous ses rapports; il lui a représenté que, comme chrétienne, elle devait se soumettre à ce sacrifice, d'autant plus que ce n'en était peut-être pas un, et se garder de tout sentiment contraire à la charité à mon égard. Quant à moi, Copperfield, je vous en donne ma parole d'honneur, je me faisais horreur: je me regardais comme un vautour qui venait de fondre sur cette estimable famille.

— Les soeurs ont pris votre parti, Traddles, j'espère?

— Mais je ne peux pas dire ça. Quand mistress Crewler fut un peu réconciliée avec cette idée, nous eûmes à l'annoncer à Sarah. Vous vous rappelez ce que je vous ai dit de Sarah? c'est celle qui a quelque chose dans l'épine dorsale!

— Oh! parfaitement.

— Elle s'est mise à croiser les mains avec angoisse, en me regardant d'un air désolé; puis elle a fermé les yeux, elle est devenue toute verte; son corps était roide comme un bâton, et pendant deux jours elle n'a pu prendre que de l'eau panée, par cuillerées à café.

— C'est donc une fille insupportable, Traddles?

— Je vous demande pardon, Copperfield. C'est une personne charmante, mais elle a tant de sensibilité! Le fait est qu'elles sont toutes comme ça. Sophie m'a dit ensuite que rien ne pourrait jamais me donner une idée des reproches qu'elle s'était adressés à elle-même, tandis qu'elle soignait Sarah. Je suis sûr qu'elle en a dû bien souffrir, Copperfield; j'en juge par moi, car j'étais là comme un vrai criminel. Quand Sarah a été guérie, il a fallu l'annoncer aux huit autres, et sur chacune d'elles l'effet a été des plus attendrissants. Les deux petites que Sophie élève commencent seulement maintenant à ne pas me détester.

— Mais enfin, ils sont tous maintenant réconciliés avec cette idée, j'espère?

— Oui… oui, à tout prendre, je crois qu'ils se sont résignés, dit Traddles d'un ton de doute. À vrai dire, nous évitons d'en parler: ce qui les console beaucoup, c'est l'incertitude de mon avenir et la médiocrité de ma situation. Mais, si jamais nous nous marions, il y aura une scène déplorable. Cela ressemblera bien plus à un enterrement qu'à une noce, et ils m'en voudront tous à la mort de la leur ravir.»

Son visage avait une expression de candeur à la fois sérieuse et comique, dont le souvenir me frappe peut-être plus encore à présent que sur le moment, car j'étais alors dans un tel état d'anxiété et de tremblement pour moi-même, que j'étais tout à fait incapable de fixer mon attention sur quoi que ce fût. À mesure que nous approchions de la maison des demoiselles Spenlow, je me sentais si peu rassuré sur mes dehors personnels et sur ma présence d'esprit, que Traddles me proposa, pour me remettre, de boire quelque chose de légèrement excitant, comme un verre d'ale. Il me conduisit à un café voisin, puis, au sortir de là, je me dirigeai d'un pas tremblant vers la porte de ces demoiselles.

J'eus comme une vague sensation que nous étions arrivés, quand je vis une servante nous ouvrir la porte. Il me sembla que j'entrais en chancelant dans un vestibule où il y avait un baromètre, et qui donnait sur un tout petit salon au rez-de-chaussée. Le salon ouvrait sur un joli petit jardin. Puis, je crois que je m'assis sur un canapé, que Traddles ôta son chapeau, et que ses cheveux, en se redressant, lui donnèrent l'air d'une de ces petites figures d'épouvantail à ressort qui sortent d'une boîte quand on lève le couvercle. Je crois avoir entendu une vieille pendule rococo qui ornait la cheminée faire tic tac, et que j'essayai de mettre celui de mon coeur à l'unisson; mais bah! il battait trop fort. Je crois que je cherchai des yeux quelque chose qui me rappelât Dora, et que je ne vis rien. Je crois aussi que j'entendis Jip aboyer dans le lointain et que quelqu'un étouffa aussitôt ses cris. Enfin, je manquai de pousser du coup Traddles dans la cheminée, en faisant la révérence, avec une extrême confusion, à deux vieilles petites dames habillées en noir, qui ressemblaient à deux diminutifs ratatinés de feu M. Spenlow.

«Asseyez-vous, je vous prie, dit l'une des deux petites dames.»

Quand j'eus cessé de faire tomber Traddles et que j'eus trouvé un autre siège qu'un chat sur lequel je m'étais premièrement installé, je recouvrai suffisamment mes sens pour m'apercevoir que M. Spenlow devait évidemment être le plus jeune de la famille; il devait y avoir six ou huit ans de différence entre les deux soeurs. La plus jeune paraissait chargée de diriger la conférence, d'autant qu'elle tenait ma lettre à la main (ma pauvre lettre! je la reconnaissais bien, et pourtant je tremblais de la reconnaître), et qu'elle la consultait de temps en temps avec son lorgnon. Les deux soeurs étaient habillées de même, mais la plus jeune avait pourtant dans sa personne je ne sais quoi d'un peu plus juvénile; et aussi dans sa toilette quelque dentelle de plus à son col ou à sa chemisette, peut-être une broche ou un bracelet, ou quelque chose comme cela qui lui donnait un air plus lutin. Toutes deux étaient roides, calmes et compassées. La soeur qui ne tenait pas ma lettre avait les bras croisés sur la poitrine, comme une idole.

«M. Copperfield, je pense? dit la soeur qui tenait ma lettre, en s'adressant à Traddles.»

Quel effroyable début! Traddles, obligé d'expliquer que c'était moi qui étais M. Copperfield, et moi réduit à réclamer ma personnalité! et elles forcées à leur tour de se défaire d'une opinion préconçue que Traddles était M. Copperfield. Jugez comme c'était agréable! et par-dessus le marché nous entendions très- distinctement deux petits aboiements de Jip, puis sa voix fut encore étouffée.

«Monsieur Copperfield!» dit la soeur qui tenait la lettre.

Je fis je ne sais quoi, je saluai probablement, puis je prêtai l'oreille la plus attentive à ce que me dit l'autre soeur.

«Ma soeur Savinia étant plus versée que moi dans de pareilles matières va vous dire ce que nous croyons qu'il y ait de mieux à faire dans l'intérêt des deux parties.»

Je découvris plus tard que miss Savinia faisait autorité pour les affaires de coeur, parce qu'il avait existé jadis un certain M. Pidger, qui jouait au whist, et qui avait été, à ce qu'on croyait, amoureux d'elle. Mon opinion personnelle, c'est que la supposition était entièrement gratuite et que Pidger était parfaitement innocent d'un tel sentiment; ce qu'il y a de sûr, c'est que je n'ai jamais entendu dire qu'il en eût donné la moindre atteinte. Mais enfin, miss Savinia et miss Clarissa croyaient comme un article de foi qu'il aurait déclaré sa passion s'il n'avait été emporté, à la fleur de l'âge (il avait environ soixante ans), par l'abus des liqueurs fortes, corrigé ensuite mal à propos par l'abus des eaux de Bath, comme antidote. Elles avaient même un secret soupçon qu'il était mort d'un amour rentré, celui qu'il portait à Savinia. Je dois dire que le portrait qu'elles avaient conservé de lui présentait un nez cramoisi qui ne paraissait pas avoir autrement souffert de cet amour dissimulé.

«Nous ne voulons pas, dit miss Savinia, remonter dans le passé jusqu'à l'origine de la chose. La mort de notre pauvre frère Francis a effacé tout cela.

— Nous n'avions pas, dit miss Clarissa, de fréquents rapports avec notre frère Francis; mais il n'y avait point de division ni de désunion positive entre nous. Francis est resté de son côté, nous du nôtre. Nous avons trouvé que c'était ce qu'il y avait de mieux à faire dans l'intérêt des deux parties, et c'était vrai.»

Les deux soeurs se penchaient également en avant pour parler, puis elles secouaient la tête et se redressaient quand elles avaient fini. Miss Clarissa ne remuait jamais les bras. Elle jouait quelquefois du piano dessus avec ses doigts, des menuets et des marches, je suppose, mais ses bras n'en restaient pas moins immobiles.

«La position de notre nièce, du moins sa position supposée, est bien changée depuis la mort de notre frère Francis. Nous devons donc croire, dit miss Savinia, que l'avis de notre frère sur la position de sa fille n'a plus la même importance. Nous n'avons pas de raison de douter, M. Copperfield, que vous ne possédiez une excellente réputation et un caractère honorable, ni que vous ayez de l'attachement pour notre nièce, ou du moins que vous ne croyiez fermement avoir de l'attachement pour elle.»

Je répondis, comme je n'avais garde en aucun cas d'en laisser échapper l'occasion, que jamais personne n'avait aimé quelqu'un comme j'aimais Dora. Traddles me prêta main-forte par un murmure confirmatif.

Miss Savinia allait faire quelque remarque quand miss Clarissa, qui semblait poursuivie sans cesse du besoin de faire allusion à son frère Francis, reprit la parole.

«Si la mère de Dora, dit-elle, nous avait dit, le jour où elle épousa notre frère Francis, qu'il n'y avait pas de place pour nous à sa table, cela aurait mieux valu dans l'intérêt des deux parties.

— Ma soeur Clarissa, dit miss Savinia, peut-être vaudrait-il mieux laisser cela de côté.

— Ma soeur Savinia, dit miss Clarissa, cela a rapport au sujet. Je ne me permettrai pas de me mêler de la branche du sujet qui vous regarde. Vous seule êtes compétente pour en parler. Mais, quant à cette autre branche du sujet, je me réserve ma voix et mon opinion. Il aurait mieux valu, dans l'intérêt des deux parties, que la mère de Dora nous exprimât clairement ses intentions le jour où elle a épousé notre frère Francis. Nous aurions su à quoi nous en tenir. Nous lui aurions dit: «Ne prenez pas la peine de nous inviter jamais,» et tout malentendu aurait été évité.»

Quand miss Clarissa eut fini de secouer la tête, miss Savinia reprit la parole, tout en consultant ma lettre à travers son lorgnon. Les deux soeurs avaient de petits yeux ronds et brillants qui ressemblaient à des yeux d'oiseau. En général, elles avaient beaucoup de rapport avec de petits oiseaux, et il y avait dans leur ton bref, prompt et brusque, comme aussi dans le soin propret avec lequel elles rajustaient leur toilette, quelque chose qui rappelait la nature et les moeurs des canaris.

Miss Savinia reprit donc la parole.

«Vous nous demandez, monsieur Copperfield, à ma soeur Clarissa et à moi, l'autorisation de venir nous visiter, comme fiancé de notre nièce?

— S'il a convenu à notre frère Francis, dit miss Clarissa qui éclata de nouveau (si tant est qu'on puisse dire éclater en parlant d'une interruption faite d'un air si calme), s'il lui a plu de s'entourer de l'atmosphère des Doctors'-Commons, avions- nous le droit ou le désir de nous y opposer? Non, certainement. Nous n'avons jamais cherché à nous imposer à personne. Mais pourquoi ne pas le dire? mon frère Francis et sa femme étaient bien maîtres de choisir leur société, comme ma soeur Clarissa et moi de choisir la nôtre. Nous sommes assez grandes pour ne pas nous en laisser manquer, je suppose!»

Comme cette apostrophe semblait s'adresser à Traddles et à moi, nous nous crûmes obligés d'y faire quelque réponse. Traddles parla trop bas, on ne put l'entendre; moi, je dis, à ce que je crois, que cela faisait le plus grand honneur à tout le monde. Je ne sais pas du tout ce que je voulais dire par là.

«Ma soeur Savinia, dit miss Clarissa maintenant qu'elle venait de se soulager le coeur, continuez.»

Miss Savinia continua:

«Monsieur Copperfield, ma soeur Clarissa et moi nous avons mûrement réfléchi au sujet de votre lettre; et, avant d'y réfléchir, nous avons commencé par la montrer à notre nièce et par la discuter avec elle. Nous ne doutons pas que vous ne croyiez l'aimer beaucoup.

— Si je crois l'aimer, madame! oh!…»

J'allais entrer en extase; mais miss Clarissa me lança un tel regard (exactement celui d'un petit serin), comme pour me prier de ne pas interrompre l'oracle, que je me tus en demandant pardon.

«L'affection, dit miss Savinia en regardant sa soeur comme pour lui demander de l'appuyer de son assentiment, et miss Clarissa n'y manquait pas à la fin de chaque phrase par un petit hochement de tête ad hoc, l'affection solide, le respect, le dévouement ont de la peine à s'exprimer. Leur voix est faible. Modeste et réservé, l'amour se cache, il attend, il attend toujours. C'est comme un fruit qui attend sa maturité. Souvent la vie se passe, et il reste encore à mûrir à l'ombre.»

Naturellement, je ne compris pas alors que c'était une allusion aux souffrances présumées du malheureux Pidger; je vis seulement, à la gravité avec laquelle miss Clarissa remuait la tête, qu'il y avait un grand sens dans ces paroles.

«Les inclinations légères (car je ne saurais les comparer avec les sentiments solides dont je parle), continua miss Savinia, les inclinations légères des petits jeunes gens ne sont auprès de cela que ce que la poussière est au roc. Il est si difficile de savoir si elles ont un fondement solide, que ma soeur Clarissa et moi nous ne savions que faire, en vérité, monsieur Copperfield, et vous monsieur…

— Traddles, dit mon ami en voyant qu'on le regardait.

— Je vous demande pardon, monsieur Traddles du Temple, je crois? dit miss Clarissa en lorgnant encore la lettre.

— Précisément,» dit Traddles, et il devint rouge comme un coq.

«Je n'avais encore reçu aucun encouragement positif, mais il me semblait remarquer que les deux petites soeurs, et surtout miss Savinia, se complaisaient dans cette nouvelle question d'intérêt domestique; qu'elles cherchaient à en tirer tout le parti possible, à la faire durer le plus possible, et cela me donnait bon espoir. Je croyais voir que miss Savinia serait ravie d'avoir à gouverner deux jeunes amants, comme Dora et moi, et que miss Clarissa serait presque aussi contente de la voir nous gouverner, en se donnant de temps à autre le plaisir de disserter sur la branche de la question qu'elle s'était réservée pour sa part. Cela me donna le courage de déclarer avec la plus grande chaleur que j'aimais Dora plus que je ne pouvais le dire, ou qu'on ne pouvait le croire; que tous mes amis savaient combien je l'aimais; que ma tante, Agnès, Traddles, tous ceux qui me connaissaient, savaient combien mon amour pour elle m'avait rendu sérieux. J'appelai Traddles en témoignage. Traddles prit feu comme s'il se plongeait à corps perdu dans un débat parlementaire, et vint noblement à mon aide; évidemment, ses paroles simples, sensées et pratiques produisirent une impression favorable.

«J'ai, s'il m'est permis de le dire, une certaine expérience en cette matière, dit Traddles; je suis fiancé à une jeune personne qui est l'aînée de dix enfants, en Devonshire, et même pour le moment je ne vois aucune probabilité que nous puissions nous marier.

— Vous pourrez donc confirmer ce que j'ai dit, M. Traddles, repartit miss Savinia, à laquelle il inspirait évidemment un intérêt tout nouveau, sur l'affection modeste et réservée qui sait attendre, et toujours attendre.

— Entièrement,» madame, dit Traddles.

Miss Clarissa regarda miss Savinia en lui faisant un signe de tête plein de gravité. Miss Savinia regarda miss Clarissa d'un air sentimental et poussa un léger soupir.

«Ma soeur Savinia, dit miss Clarissa, prenez mon flacon.»

Miss Savinia se réconforta au moyen des sels de sa soeur, puis elle continua d'une voix plus faible, tandis que Traddles et moi nous la regardions avec sollicitude.

«Nous avons eu de grands doutes, ma soeur et moi, monsieur Traddles, sur la marche qu'il convenait de suivre quant à l'attachement, ou du moins quant à l'attachement supposé de deux petite jeunes gens comme votre ami M. Copperfield et notre nièce.

— L'enfant de notre frère Francis, fit remarquer miss Clarissa. Si la femme de notre frère Francis avait, de son vivant, jugé convenable (bien qu'elle eût certainement le droit d'agir différemment) d'inviter la famille à dîner chez elle, nous connaîtrions mieux aujourd'hui l'enfant de notre frère Francis. Ma soeur Savinia, continuez.»

Miss Savinia retourna ma lettre, pour en remettre l'adresse sous ses yeux, puis elle parcourut avec son lorgnon quelques notes bien alignées qu'elle y avait inscrites.

«Il nous semble prudent, monsieur Traddles, dit-elle, de juger par nous-mêmes de la profondeur de tels sentiments. Pour le moment nous n'en savons rien, et nous ne pouvons savoir ce qu'il en est réellement; tout ce que nous croyons donc pouvoir faire, c'est d'autoriser M. Copperfield à nous venir voir.

— Je n'oublierai jamais votre bonté, mademoiselle, m'écriai-je, le coeur soulagé d'un grand poids.

— Mais, pour le moment, reprit miss Savinia, nous désirons, monsieur Traddles, que ces visites s'adressent à nous. Nous ne voulons sanctionner aucun engagement positif entre M. Copperfield et notre nièce, avant que nous ayons eu l'occasion…

— Avant que vous ayez eu l'occasion, ma soeur Savinia, dit miss
Clarissa.

— Je le veux bien, répondit miss Savinia, avec un soupir, avant que j'aie eu l'occasion d'en juger.

— Copperfield, dit Traddles en se tournant vers moi, vous sentez, j'en suis sûr, qu'on ne saurait rien dire de plus raisonnable ni de plus sensé.

— Non, certainement, m'écriai-je, et j'y suis on ne peut plus sensible.

— Dans l'état actuel des choses, dit miss Savinia, qui eut de nouveau recours à ses notes, et une fois qu'il est établi sur quel pied nous autorisons les visites de M. Copperfield, nous lui demandons de nous donner sa parole d'honneur qu'il n'aura avec notre nièce aucune communication, de quelque espèce que ce soit, sans que nous en soyons prévenues; et qu'il ne formera, par rapport à notre nièce, aucun projet, sans nous le soumettre préalablement…

— Sans vous le soumettre, ma soeur Savinia, interrompit miss
Clarissa.

— Je le veux bien, Clarissa, répondit miss Savinia d'un ton résigné, à moi personnellement… et sans qu'il ait obtenu notre approbation. Nous en faisons une condition expresse et absolue qui ne devra être enfreinte sous aucun prétexte. Nous avions prié M. Copperfield de se faire accompagner aujourd'hui d'une personne de confiance (et elle se tourna vers Traddles qui salua), afin qu'il ne pût y avoir ni doute ni malentendu sur ce point. M. Copperfield, si vous ou M. Traddles vous avez le moindre scrupule à nous faire cette promesse, je vous prie de prendre du temps pour y réfléchir.»

Je m'écriai, dans mon enthousiasme, que je n'avais pas besoin d'y réfléchir un seul instant de plus. Je jurai solennellement, et, du ton le plus passionné, j'appelai Traddles à me servir de témoin; je me déclarai d'avance le plus atroce et le plus pervers des hommes si jamais je manquais le moins du monde à cette promesse.

«Attendez, dit miss Savinia en levant la main: avant d'avoir le plaisir de vous recevoir, messieurs, nous avions résolu de vous laisser seuls un quart d'heure, pour vous donner le temps de réfléchir à ce sujet. Permettez-nous de nous retirer.»

En vain je répétai que je n'avais pas besoin d'y réfléchir; elles persistèrent à se retirer pour un quart d'heure. Les deux petits oiseaux s'en allèrent en sautillant avec dignité, et nous restâmes seuls: moi, transporté dans des régions délicieuses, et Traddles occupé à m'accabler de ses félicitations. Au bout du quart d'heure, ni plus ni moins, elles reparurent, toujours avec la même dignité! À leur sortie le froissement de leurs robes avait fait un léger bruissement comme si elles étaient composées de feuilles d'automne; quand elles revinrent, le même frémissement se fit encore entendre.

Je promis de nouveau d'observer fidèlement la prescription.

«Ma soeur Clarissa, dit miss Savinia, le reste vous regarde.»

Miss Clarissa cessa, pour la première fois, de laisser ses bras croisés, prit ses notes et les regarda.

«Nous serons heureux, dit miss Clarissa, de recevoir
M. Copperfield à dîner tous les dimanches, si cela lui convient.
Nous dînons à trois heures.»

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