David Copperfield - Tome II
CHAPITRE XVII.
Marthe.
Nous étions entrés dans le quartier de Westminster. Comme nous avions rencontré Marthe venant dans un sens opposé, nous étions retournés sur nos pas pour la suivre, et c'était près de l'abbaye de Westminster qu'elle avait quitté les rues bruyantes et passagères. Elle marchait si vite, qu'une fois hors de la foule qui traversait le pont en tout sens, nous ne parvînmes à la rejoindre que dans l'étroite ruelle qui longe la rivière près de Millbank. À ce même moment, elle traversa la chaussée, comme pour éviter ceux qui s'attachaient à ses pas, et, sans prendre seulement le temps de regarder derrière elle, elle accéléra encore sa marche.
La rivière m'apparut à travers un sombre passage où étaient remisés quelques chariots, et cette vue me fit changer de dessein. Je touchai le bras de mon compagnon sans dire un mot, et, au lieu de traverser le chemin comme venait de le faire Marthe, nous continuâmes à suivre le même côté de la route, nous cachant le plus possible à l'ombre des maisons, mais toujours tout près d'elle.
Il existait alors, et il existe encore aujourd'hui, au bout de cette ruelle, un petit hangar en ruines, jadis, sans doute, destiné à abriter les mariniers du bac. Il est placé tout juste à l'endroit où la rue cesse, et où la route commence à s'étendre entre la rivière et une rangée de maisons. Aussitôt qu'elle arriva là et qu'elle aperçut le fleuve, elle s'arrêta comme si elle avait atteint sa destination, et puis elle se mit à descendre lentement le long de la rivière, sans la perdre de vue un seul instant.
J'avais cru d'abord qu'elle se rendait dans quelque maison; j'avais même vaguement espéré que nous y trouverions quelque chose qui nous mettrait sur la trace de celle que nous cherchions. Mais en apercevant l'eau verdâtre, à travers la ruelle, j'eus un secret instinct qu'elle n'irait pas plus loin.
Tout ce qui nous entourait était triste, solitaire et sombre ce soir-là. Il n'y avait ni quai ni maisons sur la route monotone qui avoisinait la vaste étendue de la prison. Un étang d'eau saumâtre déposait sa vase aux pieds de cet immense bâtiment. De mauvaises herbes à demi pourries couvraient le terrain marécageux. D'un côté, des maisons en ruines, mal commencées et qui n'avaient jamais été achevées; de l'autre, un amas de pièces de fer informes, de roues, de crampons, de tuyaux, de fourneaux, d'ancres, de cloches à plongeur, de cabestans et je ne sais combien d'autres objets honteux d'eux-mêmes, qui semblaient vainement chercher à se cacher sous la poussière et la boue dont ils étaient recouverts. Sur la rive opposée, la lueur éclatante et le fracas des usines semblaient prendre à tâche de troubler le repos de la nuit, mais l'épaisse fumée que vomissaient leurs cheminées massives ne s'en émouvait pas et continuait de s'élever en une colonne incessante. Des trouées et des jetées limoneuses serpentaient entre des blocs de bois tout recouverts d'une mousse verdâtre, semblable à une perruque de chiendent, et sur lesquels on pouvait encore lire des fragments d'affiches de l'année dernière offrant une récompense à ceux qui recueilleraient des noyés apportés là par la marée, à travers la vase et la bourbe. On disait que jadis, dans le temps de la grande peste, on avait creusé là une fosse pour y jeter les morts, et cette croyance semblait avoir répandu sur tout le voisinage une fatale influence; il semblait que la peste eût fini graduellement par se décomposer en cette forme nouvelle, et qu'elle se fût combinée là avec l'écume du fleuve souillée par son contact pour former ce bourbier immonde et gluant.
C'est là que, se croyant sans doute pétrie du même limon et se regardant comme le rebut de la nature réclamé par ce cloaque de pourriture et de corruption, la jeune fille que nous avions suivie dans sa course égarée se tenait au milieu de cette scène nocturne, seule et triste, regardant l'eau.
Quelques barques étaient jetées çà et là sur la vase du rivage; nous pûmes, en les longeant, nous glisser près d'elle sans être vus. Je fis signe à M. Peggotty de rester où il était, et je m'approchai d'elle. Je ne m'avançais pas sans trembler, car, en la voyant terminer si brusquement sa course rapide, en l'observant là, debout, sous l'ombre du pont caverneux, toujours absorbée dans le spectacle de ces ondes mugissantes, je ne pouvais réprimer en moi une secrète épouvante.
Je crois qu'elle se parlait à elle-même. Je la vis ôter son châle et s'envelopper les mains dedans avec l'agitation nerveuse d'une somnambule. Jamais je n'oublierai que, dans toute sa personne, il y avait un trouble sauvage qui me tint dans une transe mortelle de la voir s'engloutir à mes yeux, jusqu'au moment où enfin je sentis que je tenais son bras serré dans ma main.
Au même instant, je criai: «Marthe!» Elle poussa un cri d'effroi, et chercha à m'échapper; seul, je n'aurais pas eu la force de la retenir, mais un bras plus vigoureux que le mien la saisit; et quand elle leva les yeux, et qu'elle vit qui c'était, elle ne fit plus qu'un seul effort pour se dégager, avant de tomber à nos pieds. Nous la transportâmes hors de l'eau, dans un endroit où il y avait quelques grosses pierres, et nous la fîmes asseoir; elle ne cessait de pleurer et de gémir, la tête cachée dans ses mains.
«Oh! la rivière! répétait-elle avec angoisse. Oh! la rivière!
— Chut! chut! lui dis-je. Calmez-vous.»
Mais elle répétait toujours les mêmes paroles, et s'écriait avec rage: «Oh! la rivière!»
«Elle me ressemble! disait-elle; je lui appartiens. C'est la seule compagnie digne de moi maintenant. Comme moi, elle descend d'un lieu champêtre et paisible, où ses eaux coulaient innocentes; à présent, elle coule, informe et troublée, au milieu des rues sombres, elle s'en va, comme ma vie, vers un immense océan sans cesse agité, et je sens bien qu'il faut que j'aille avec elle!»
Jamais je n'ai entendu une voix ni des paroles aussi pleines de désespoir.
«Je ne peux pas y résister. Je ne peux pas m'empêcher d'y penser sans cesse. Elle me hante nuit et jour. C'est la seule chose au monde à laquelle je convienne, ou qui me convienne. Oh! l'horrible rivière!»
En regardant le visage de mon compagnon, je me dis alors que j'aurais deviné dans ses traits toute l'histoire de sa nièce si je ne l'avais pas sue d'avance. En voyant l'air dont il observait Marthe, sans dire un mot et sans bouger, jamais je n'ai vu, ni en réalité ni en peinture, l'horreur et la compassion mêlées d'une façon plus frappante. Il tremblait comme la feuille et sa main était froide comme le marbre. Son regard m'alarma. «Elle est dans un accès d'égarement, murmurai-je à l'oreille de M. Peggotty. Dans un moment elle parlera différemment.»
Je ne sais ce qu'il voulut me répondre; il remua les lèvres, et crut sans doute m'avoir parlé, mais il n'avait fait autre chose que de me la montrer en étendant la main.
Elle éclatait de nouveau en sanglots, la tête cachée au milieu des pierres, image lamentable de honte et de ruine. Convaincu qu'il fallait lui laisser le temps de se calmer avant de lui adresser la parole, j'arrêtai M. Peggotty qui voulait la relever, et nous attendîmes en silence qu'elle fût devenue plus tranquille.
«Marthe, lui dis-je alors en me penchant pour la relever, car elle semblait vouloir s'éloigner, mais dans sa faiblesse elle allait retomber à terre; Marthe, savez-vous qui est là avec moi?»
Elle me dit faiblement: «Oui.»
«Savez-vous que nous vous avons suivie bien longtemps, ce soir?»
Elle secoua la tête; elle ne regardait ni lui ni moi, mais elle se tenait humblement penchée, son chapeau et son châle à la main, tandis que de l'autre elle se pressait convulsivement le front.
«Êtes-vous assez calme, lui dis-je, pour causer avec moi d'un sujet qui vous intéressait si vivement (Dieu veuille vous en garder le souvenir!), un soir, par la neige?»
Elle recommença à sangloter, et murmura d'une voix entrecoupée qu'elle me remerciait de ne pas l'avoir alors chassée de la porte.
«Je ne veux rien dire pour me justifier, reprit-elle au bout d'un moment; je suis coupable, je suis perdue. Je n'ai point d'espoir. Mais dites-lui, monsieur, et elle s'éloignait de M. Peggotty, si vous avez quelque pitié de moi, dites-lui que ce n'est pas moi qui ai causé son malheur.
— Jamais personne n'en a eu la pensée, repris-je avec émotion.
— C'est vous, si je ne me trompe, dit-elle d'une voix tremblante, qui êtes venu dans la cuisine, le soir où elle a eu pitié de moi, où elle a été si bonne pour moi; car elle ne me repoussait pas comme les autres, elle venait à mon secours. Était-ce vous, monsieur?
— Oui, répondis-je.
— Il y a longtemps que je serais dans la rivière, reprit-elle en jetant sur l'eau un terrible regard, si j'avais eu à me reprocher de lui avoir jamais fait le moindre tort. Dès la première nuit de cet hiver je me serais rendu justice, si je ne m'étais pas sentie innocente de ce qu'elle a fait.
— On ne sait que trop bien la cause de sa fuite, lui dis-je. Nous croyons, nous sommes sûrs que vous en êtes, en effet, entièrement innocente.
— Oh! si je n'avais pas eu un si mauvais coeur, reprit la pauvre fille avec un regret navrant, j'aurais dû changer par ses conseils: elle était si bonne pour moi! Jamais elle ne m'a parlé qu'avec sagesse et douceur. Comment est-il possible de croire que j'eusse envie de la rendre semblable à moi, me connaissant comme je me connais? Moi qui ai perdu tout ce qui pouvait m'attacher à la vie, moi dont le plus grand chagrin a été de penser que, par ma conduite, j'étais séparée d'elle pour toujours!»
M. Peggotty se tenait les yeux baissés, et, la main droite appuyée sur le rebord d'une barque, il porte l'autre devant son visage.
«Et quand j'ai appris de quelqu'un du pays ce qui était arrivé, s'écria Marthe, ma plus grande angoisse a été de me dire qu'on se souviendrait que jadis elle avait été bonne pour moi, et qu'on dirait que je l'avais pervertie. Oh! Dieu sait, bien au contraire, que j'aurais donné ma vie pour lui rendre plutôt son honneur et sa bonne renommée!»
Et la pauvre fille, peu habituée à se contraindre, s'abandonnait à toute l'agonie de sa douleur et de ses remords.
«J'aurais donné ma vie! non, j'aurais fait plus encore, s'écria-t- elle, j'aurais vécu! j'aurais vécu vieille et abandonnée, dans ces rues si misérables! j'aurais erré dans les ténèbres! j'aurais vu le jour se lever sur ces murailles blanchies, je me serais souvenue que jadis se même soleil brillait dans ma chambre et me réveillait jeune et… Oui, j'aurais fait cela, pour la sauver!»
Elle se laissa retomber au milieu des pierres, et, les saisissant à deux mains dans son angoisse, elle semblait vouloir les broyer. À chaque instant elle changeait de posture: tantôt elle raidissait ses bras amaigris; tantôt elle les tordait devant sa tête pour échapper au peu de jour dont elle avait honte; tantôt elle penchait son front vers la terre comme s'il était trop lourd pour elle, sous le poids de tant de douloureux souvenirs.
«Que voulez-vous que je devienne? dit-elle enfin, luttant avec son désespoir. Comment pourrai-je continuer à vivre ainsi, moi qui porte avec moi la malédiction de moi-même, moi qui ne suis qu'une honte vivante pour tout ce qui m'approche?» Tout à coup elle se tourna vers mon compagnon. «Foulez-moi aux pieds, tuez-moi! Quand elle était encore votre orgueil, vous auriez cru que je lui faisais du mal en la coudoyant dans la rue. Mais à quoi bon! vous ne me croirez pas… et pourquoi croiriez-vous une seule des paroles qui sortent de la bouche d'une misérable comme moi? Vous rougiriez de honte, même en ce moment, si elle échangeait une parole avec moi. Je ne me plains pas. Je ne dis pas que nous soyons semblables, elle et moi, je sais qu'il y a une grande… grande distance entre nous. Je dis seulement, en sentant tout le poids de mon crime et de ma misère, que je lui suis reconnaissante du fond du coeur, et que je l'aime. Oh! ne croyez pas que je sois devenue incapable d'aimer! Rejetez-moi comme le monde me rejette! Tuez-moi, pour me punir de l'avoir recherchée et connue, criminelle comme je suis, mais ne pensez pas cela de moi!»
Pendant qu'elle lui adressait ses supplications, il la regardait l'âme navrée. Quand elle se tut, il la releva doucement.
«Marthe, dit-il, Dieu me préserve de vous juger! Dieu m'en préserve, moi plus que tout autre homme au monde! Vous ne savez pas combien je suis changé. Enfin!» Il s'arrêta un moment, puis il reprit: «Vous ne comprenez pas pourquoi M. Copperfield et moi nous désirons vous parler. Vous ne savez pas ce que nous voulons. Écoutez-moi!»
Son influence sur elle fut complète. Elle resta devant lui, sans bouger, comme si elle craignait de rencontrer son regard, mais sa douleur exaltée devint muette.
Puisque vous avez entendu ce qui s'est passé entre maître Davy et moi, le soir où il neigeait si fort, vous savez que j'ai été (hélas! où n'ai-je pas été?…) chercher bien loin ma chère nièce. Ma chère nièce, répéta-t-il d'un ton ferme, car elle m'est plus chère aujourd'hui, Marthe, qu'elle ne l'a jamais été.»
Elle mit ses mains sur ses yeux, mais elle resta tranquille.
«J'ai entendu dire à Émilie, continua M. Peggotty, que vous étiez restée orpheline toute petite, et que pas un ami n'était venu remplacer vos parents. Peut-être si vous aviez eu un ami, tout rude et tout bourru qu'il pût être, vous auriez fini par l'aimer, peut-être seriez-vous devenue pour lui ce que ma nièce était pour moi.»
Elle tremblait en silence; il l'enveloppa soigneusement de son châle, qu'elle avait laissé tomber.
«Je sais, dit-il, que si elle me revoyait une fois, elle me suivrait au bout du monde, mais aussi qu'elle fuirait au bout du monde pour éviter de me revoir. Elle n'a pas le droit de douter de mon amour, elle n'en doute pas; non, elle n'en doute pas, répéta- t-il avec une calme certitude de la vérité de ses paroles, mais il y a de la honte entre nous, et c'est là ce qui nous sépare!»
Il était évident, à la façon ferme et claire dont il parlait, qu'il avait étudié à fond chaque détail de cette question qui était tout pour lui.
«Nous croyons probable, reprit-il, maître Davy que voici et moi, qu'un jour elle dirigera vers Londres sa pauvre course égarée et solitaire. Nous croyons, maître Davy et moi, et nous tous, que vous êtes aussi innocente que l'enfant qui vient de naître de tout le mal qui lui est arrivé. Vous disiez qu'elle avait été bonne et douce pour vous. Que Dieu la bénisse, je le sais bien! Je sais qu'elle a toujours été bonne pour tout le monde. Vous lui avez de la reconnaissance, et vous l'aimez. Aidez-nous à la retrouver, et que le ciel vous récompense!»
Pour la première fois elle leva rapidement les yeux sur lui, comme si elle n'en pouvait croire ses oreilles.
«Vous voulez vous fier à moi? demanda-t-elle avec étonnement et à voix basse.
— De tout notre coeur, dit M. Peggotty.
— Vous me permettez de lui parler si je la retrouve; de lui donner un abri, si j'ai un abri à partager avec elle, et puis de venir, sans le lui dire, vous chercher pour vous amener auprès d'elle?» demanda-t-elle vivement.
Nous répondîmes au même instant: «Oui!»
Elle leva les yeux au ciel et déclara solennellement qu'elle se vouait à cette tâche, ardemment et fidèlement; qu'elle ne l'abandonnerait pas, qu'elle ne s'en laisserait jamais distraire, tant qu'il y aurait une lueur d'espoir. Elle prit le ciel à témoin que, si elle chancelait dans son oeuvre, elle consentait à être plus misérable et plus désespérée, si c'était possible, qu'elle ne l'avait été ce soir-là, au bord de cette rivière, et qu'elle renonçait à tout jamais à implorer le secours de Dieu ou des hommes!
Elle parlait à voix basse, sans se tourner de notre côté, comme si elle s'adressait au ciel qui était au-dessus de nous; puis elle fixait de nouveau les yeux sur l'eau sombre.
Nous crûmes nécessaire de lui dire tout ce que nous savions, et je le lui racontai tout au long. Elle écoutait avec une grande attention, en changeant souvent de visage, mais dans toutes ses diverses expressions on lisait le même dessein. Parfois ses yeux se remplissaient de larmes, mais elle les réprimait à l'instant. Il semblait que son exaltation passée eût fait place à un calme profond.
Quand j'eus cessé de parler, elle demanda où elle pourrait venir nous chercher, si l'occasion s'en présentait. Un faible réverbère éclairait la route, j'écrivis nos deux adresses sur une feuille de mon agenda, je la lui remis, elle la cacha dans son sein. Je lui demandai où elle demeurait. Après un moment de silence, elle me dit qu'elle n'habitait pas longtemps le même endroit; mieux valait peut-être ne pas le savoir.
M. Peggotty me suggéra, à voix basse, une pensée qui déjà m'était venue; je tirai ma bourse, mais il me fut impossible de lui persuader d'accepter de l'argent, ni d'obtenir d'elle la promesse qu'elle y consentirait plus tard. Je lui représentai que, pour un homme de sa condition, M. Peggotty n'était pas pauvre, et que nous ne pouvions nous résoudre à la voir entreprendre une pareille tâche à l'aide de ses seules ressources. Elle fut inébranlable. M. Peggotty n'eut pas, auprès d'elle, plus de succès que moi; elle le remercia avec reconnaissance, mais sans changer de résolution.
«Je trouverai de l'ouvrage, dit-elle, j'essayerai.
— Acceptez au moins, en attendant, notre assistance, lui disais- je.
— Je ne peux pas faire pour de l'argent ce que je vous ai promis, répondit-elle; lors même que je mourrais de faim, je ne pourrais l'accepter. Me donner de l'argent, ce serait me retirer votre confiance, m'enlever le but auquel je veux tendre, me priver de la seule chose au monde qui puisse m'empêcher de me jeter dans cette rivière.
— Au nom du grand Juge, devant lequel nous paraîtrons tous un jour, bannissez cette terrible idée. Nous pouvons tous faire du bien en ce monde, si nous le voulons seulement.»
Elle tremblait, son visage était plus pâle, lorsqu'elle répondit:
«Peut-être avez-vous reçu d'en haut la mission de sauver une misérable créature. Je n'ose le croire, je ne mérite pas cette grâce. Si je parvenais à faire un peu de bien, je pourrais commencer à espérer; mais jusqu'ici ma conduite n'a été que mauvaise. Pour la première fois, depuis bien longtemps, je désire de vivre pour me dévouer à l'oeuvre que vous m'avez donnée à faire. Je n'en sais pas davantage, et je n'en peux rien dire de plus.»
Elle retint ses larmes qui recommençaient à couler, et, avançant vers M. Peggotty sa main tremblante, elle le toucha comme s'il possédait quelque vertu bienfaisante, puis elle s'éloigna sur la route solitaire. Elle avait été malade; on le voyait à son maigre et pâle visage, à ses yeux enfoncés qui révélaient de longues souffrances et de cruelles privations.
Nous la suivîmes de loin, jusqu'à ce que nous fussions de retour au milieu des quartiers populeux. J'avais une confiance si absolue dans ses promesses, que j'insinuai à M. Peggotty qu'il vaudrait peut-être mieux ne pas aller plus loin; elle croirait que nous voulions la surveiller. Il fut de mon avis, et laissant Marthe suivre sa route, nous nous dirigeâmes vers Highgate. Il m'accompagna quelque temps encore, et lorsque nous nous séparâmes, en priant Dieu de bénir ce nouvel effort, il y avait dans sa voix une tendre compassion bien facile à comprendre.
Il était minuit quand j'arrivai chez moi. J'allais rentrer, et j'écoutais le son des cloches de Saint-Paul qui venait jusqu'à moi au milieu du bruit des horloges de la ville, lorsque je remarquai avec surprise que la porte du cottage de ma tante était ouverte et qu'on apercevait une faible lueur devant la maison.
Je m'imaginai que ma tante avait repris quelqu'une de ses terreurs d'autrefois, et qu'elle observait au loin les progrès d'un incendie imaginaire; je m'avançai donc pour lui parler. Quel ne fut pas mon étonnement quand je vis un homme debout dans son petit jardin!
Il tenait à la main une bouteille et un verre et était occupé à boire. Je m'arrêtai au milieu des arbres, et, à la lueur de la lune qui paraissait à travers les nuages, je reconnus l'homme que j'avais rencontré une fois avec ma tante dans les rues de la cité, après avoir cru longtemps auparavant que cet être fantastique n'était qu'une hallucination de plus du pauvre cerveau de M. Dick.
Il mangeait et buvait de bon appétit, et en même temps il observait curieusement le cottage, comme si c'était la première fois qu'il l'eût vu. Il se baissa pour poser la bouteille sur le gazon, puis regarda autour de lui d'un oeil inquiet, comme un homme pressé de s'éloigner.
La lumière du corridor s'obscurcit un moment, quand ma tante passa devant. Elle paraissait agitée, et j'entendis qu'elle lui mettait de l'argent dans la main.
«Qu'est-ce que vous voulez que je fasse de cela? demanda-t-il?
— Je ne peux pas vous en donner plus, répondit ma tante.
— Alors je ne m'en vais pas, dit-il; tenez! reprenez ça.
— Méchant homme, reprit ma tante avec une vive émotion, comment pouvez-vous me traiter ainsi? Mais je suis bien bonne de vous le demander. C'est parce que vous connaissez ma faiblesse! Si je voulais me débarrasser à tout jamais de vos visites, je n'aurais qu'à vous abandonner au sort que vous méritez!
— Eh bien! pourquoi ne pas m'abandonner au sort que je mérite?
— Et c'est vous qui me faites cette question! reprit ma tante. Il faut que vous ayez bien peu de coeur.»
Il restait là à faire sonner en rechignant l'argent dans sa main, et à secouer la tête d'un air mécontent; enfin:
«C'est tout ce que vous voulez me donner? dit-il.
— C'est tout ce que je peux vous donner, dit ma tante. Vous savez que j'ai fait des pertes, je suis plus pauvre que je n'étais. Je vous l'ai dit. Maintenant que vous avez ce que vous vouliez, pourquoi me faites-vous le chagrin de rester près de moi un instant de plus et de me montrer ce que vous êtes devenu?
— Je suis devenu bien misérable, répondit-il. Je vis comme un hibou.
— Vous m'avez dépouillée de tout ce que je possédais, dit ma tante, vous m'avez, pendant de longues années, endurci le coeur. Vous m'avez traitée de la manière la plus perfide, la plus ingrate, la plus cruelle. Allez, et repentez-vous; n'ajoutez pas de nouveaux torts à tous les torts que vous vous êtes déjà donnés avec moi.
— Voyez-vous! reprit-il. Tout cela est très-joli, ma foi! Enfin! puisqu'il faut que je m'en accommode pour le quart d'heure!…»
En dépit de lui-même, il parut honteux des larmes de ma tante et sortit en tapinois du jardin. Je m'avançai rapidement, comme si je venais d'arriver, et je le rencontrai qui s'éloignait. Nous nous jetâmes un coup d'oeil peu amical.
«Ma tante, dis-je vivement, voilà donc encore cet homme qui vient vous faire peur? Laissez-moi lui parler. Qui est-ce?
— Mon enfant! répondit-elle en me prenant le bras, entrez et ne me parlez pas, de dix minutes d'ici.»
Nous nous assîmes dans son petit salon. Elle s'abrita derrière son vieil écran vert, qui était vissé au dos d'une chaise, et, pendant un quart d'heure environ, je la vis s'essuyer souvent les yeux. Puis elle se leva et vint s'asseoir à côté de moi.
«Trot, me dit-elle avec calme, c'est mon mari.
— Votre mari, ma tante? je croyais qu'il était mort!
— Il est mort pour moi, répondit ma tante, mais il vit.»
J'étais muet d'étonnement.
«Betsy Trotwood n'a pas l'air très-propre à se laisser séduire par une tendre passion, dit-elle avec tranquillité; mais il y a eu un temps, Trot, où elle avait mis en cet homme sa confiance tout entière; un temps, Trot, où elle l'aimait sincèrement, et où elle n'aurait reculé devant aucune preuve d'attachement et d'affection. Il l'en a récompensée en mangeant sa fortune et en lui brisant le coeur. Alors elle a pour toujours enterré toute espèce de sensibilité, une bonne fois et à tout jamais, dans un tombeau dont elle a creusé, comblé et aplani la fosse.
— Ma chère, ma bonne tante!
— J'ai été généreuse envers lui, continua-t-elle, en posant sa main sur les miennes. Je puis le dire maintenant, Trot, j'ai été généreuse envers lui. Il avait été si cruel pour moi que j'aurais pu obtenir une séparation très-profitable à mes intérêts: je ne l'ai pas voulu. Il a dissipé en un clin d'oeil tout ce que je lui avais donné, il est tombé plus bas de jour en jour: je ne sais pas s'il n'a pas épousé une autre femme, c'est devenu un aventurier, un joueur, un fripon. Vous venez de le voir tel qu'il est aujourd'hui, mais c'était un bien bel homme lorsque je l'ai épousé, dit ma tante, dont la voix contenait encore quelque trace de son admiration passée, et, pauvre folle que j'étais, je le croyais l'honneur incarné.»
Elle me serra la main et secoua la tête.
«Il n'est plus rien pour moi maintenant, Trot, il est moins que rien. Mais, plutôt que de le voir punir pour ses fautes (ce qui lui arriverait infailliblement s'il séjournait dans ce pays), je lui donne de temps à autre plus que je ne puis, à condition qu'il s'éloigne. J'étais folle quand je l'ai épousé, et je suis encore si incorrigible que je ne voudrais pas voir maltraiter l'homme sur lequel j'ai pu me faire une fois de si bizarres illusions, car je croyais en lui, Trot, de toute mon âme.»
Ma tante poussa un profond soupir, puis elle lissa soigneusement avec sa main les plis de sa robe.
«Voilà! mon ami, dit-elle. Maintenant vous savez tout, le commencement, le milieu et la fin. Nous n'en parlerons plus; et, bien entendu, vous n'en ouvrirez la bouche à personne. C'est l'histoire de mes sottises, Trot, gardons-la pour nous!»
CHAPITRE XVIII.
Événement domestique.
Je travaillais activement à mon livre, sans interrompre mes occupations de sténographe, et, quand il parut, il obtint un grand succès. Je ne me laissai point étourdir par les louanges qui retentirent à mes oreilles, et pourtant j'en jouis vivement et je pensai plus de bien encore de mon oeuvre, sans nul doute, que tout le monde. J'ai souvent remarqué que ceux qui ont des raisons légitimes d'estimer leur propre talent n'en font pas parade aux yeux des autres pour se recommander à l'estime publique. C'est pour cela que je restais modeste, par respect pour moi-même. Plus on me donnait d'éloges, plus je m'efforçais de les mériter.
Mon intention n'est pas de raconter, dans ce récit complet d'ailleurs de ma vie, l'histoire aussi des romans que j'ai mis au jour. Ils peuvent parler pour eux et je leur en laisserai le soin; je n'y fais allusion ici en passant que parce qu'ils servent à faire connaître en partie le développement de ma carrière.
J'avais alors quelque raison de croire que la nature, aidée par les circonstances, m'avait destiné à être auteur; je me livrais avec assurance à ma vocation. Sans cette confiance, j'y aurais certainement renoncé pour donner quelque autre but à mon énergie. J'aurais cherché à découvrir ce que la nature et les circonstances pouvaient réellement faire de moi pour m'y vouer exclusivement.
J'avais si bien réussi depuis quelque temps dans mes essais littéraires, que je crus pouvoir raisonnablement, après un nouveau succès, échapper enfin à l'ennui de ces terribles débats. Un soir donc (quel heureux soir!) j'enterrai bel et bien cette transcription musicale des trombones parlementaires. Depuis ce jour, je n'ai même plus jamais voulu les entendre; c'est bien assez d'être encore poursuivi, quand je lis le journal, par ce bourdonnement éternel et monotone tout le long de la session, sans autre variation appréciable qu'un peu plus de bavardage, je crois, et partant plus d'ennui.
Au moment dont je parle, il y avait à peu près un an que nous étions mariés. Après diverses expériences, nous avions fini par trouver que ce n'était pas la peine de diriger notre maison. Elle se dirigeait toute seule, pourtant avec l'aide d'un page, dont la principale fonction était de se disputer avec la cuisinière, et, sous ce rapport, c'était un parfait Wittington; toute la différence, c'est qu'il n'avait pas de chat ni la moindre chance de devenir jamais lord-maire comme lui.
Il vivait, au milieu d'une averse continuelle de casseroles. Sa vie était un combat. On l'entendait crier au secours dans les occasions les plus incommodes, par exemple quand nous avions du monde à dîner ou quelques amis le soir, ou bien il sortait en hurlant de la cuisine, et tombait sous le poids d'une partie de nos ustensiles de ménage, que son ennemie jetait après lui. Nous désirions nous en débarrasser, mais il nous était si attaché qu'il ne voulait pas nous quitter. Il larmoyait sans cesse, et quand il était question de nous séparer de lui, il poussait de telles lamentations que nous étions contraints de le garder. Il n'avait pas de mère, et pour tous parents, il ne possédait qu'une soeur qui s'était embarquée pour l'Amérique le jour où il était entré à notre service; il nous restait donc sur les bras, comme un petit idiot que sa famille est bien obligée d'entretenir. Il sentait très-vivement son infortune et s'essuyait constamment les yeux avec la manche de sa veste, quand il n'était pas occupé à se moucher dans un coin de son petit mouchoir, qu'il n'aurait pas voulu pour tout au monde tirer tout entier de sa poche, par économie et par discrétion.
Ce diable de page, que nous avions eu le malheur, dans une heure néfaste, d'engager à notre service, moyennant six livres sterling par an, était pour moi une source continuelle d'anxiété. Je l'observais, je le regardais grandir, car, vous savez, la mauvaise herbe… et je songeais avec angoisse au temps où il aurait de la barbe, puis au temps où il serait chauve. Je ne voyais pas la moindre perspective de me défaire de lui, et, rêvant à l'avenir, je pensais combien il nous gênerait quand il serait vieux.
Je ne m'attendais guère au procédé qu'employa l'infortuné pour me tirer d'embarras. Il vola la montre de Dora, qui naturellement n'était jamais à sa place, comme tout ce qui nous appartenait. Il en fit de l'argent et dépensa le produit (pauvre idiot!) à se promener toujours et sans cesse sur l'impériale de l'omnibus de Londres à Cambridge. Il allait accomplir son quinzième voyage quand un policeman l'arrêta; on ne trouva plus sur lui que quatre shillings, avec un flageolet d'occasion dont il ne savait pas jouer.
Cette découverte et toutes ses conséquences ne m'auraient pas aussi désagréablement surpris, s'il n'avait pas été repentant. Mais c'est qu'il l'était, au contraire, d'une façon toute particulière… pas en gros, si vous voulez, c'était plutôt en détail. Par exemple, le lendemain du jour où je fus obligé de déposer contre lui, il fit certains aveux concernant un panier de vin, que nous supposions plein, et qui ne contenait plus que des bouteilles vides. Nous espérions que c'était fini cette fois, qu'il s'était déchargé la conscience, et qu'il n'avait plus rien à nous apprendre sur le compte de la cuisinière; mais, deux ou trois jours après, ne voilà-t-il pas un nouveau remords de conscience qui le prend et le pousse à nous confesser qu'elle avait une petite fille qui venait tous les jours, de grand matin, dérober notre pain, et qu'on l'avait suborné lui-même pour fournir de charbon le laitier. Deux ou trois jours après, les magistrats m'informèrent qu'il avait fait découvrir des aloyaux entiers au milieu des restes de rebut, et des draps dans le panier aux chiffons. Puis, au bout de quelque temps, le voilà reparti dans une direction pénitente toute différente, et il se met à nous dénoncer le garçon du café voisin comme ayant l'intention de faire une descente chez nous. On arrête le garçon. J'étais tellement confus du rôle de victime qu'il me faisait par ces tortures répétées, que je lui aurais donné tout l'argent qu'il m'aurait demandé pour se taire; ou que j'aurais offert volontiers une somme ronde pour qu'on lui permît de se sauver. Ce qu'il y avait de pis, c'est qu'il n'avait pas la moindre idée du désagrément qu'il me causait, et qu'il croyait, au contraire, me faire une réparation de plus à chaque découverte nouvelle. Dieu me pardonne! je ne serais pas étonné qu'il s'imaginât multiplier ainsi ses droits à ma reconnaissance.
À la fin je pris le parti de me sauver moi-même, toutes les fois que j'apercevais un émissaire de la police chargé de me transmettre quelque révélation nouvelle, et je vécus, pour ainsi dire, en cachette, jusqu'à ce que ce malheureux garçon fût jugé et condamné à la déportation. Même alors il ne pouvait pas se tenir en repos, et nous écrivait constamment. Il voulut absolument voir Dora avant de s'en aller; Dora se laissa faire; elle y alla, et s'évanouit en voyant la grille de fer de la prison se refermer sur elle. En un mot, je fus malheureux comme les pierres jusqu'au moment de son départ; enfin il partit, et j'appris depuis qu'il était devenu berger «là-bas, dans la campagne» quelque part, je ne sais où. Mes connaissances géographiques sont en défaut.
Tout cela me fit faire de sérieuses réflexions, et me présenta nos erreurs sous un nouvel aspect; je ne pus m'empêcher de le dire à Dora un soir, en dépit de ma tendresse pour elle.
«Mon amour, lui dis-je, il m'est très-pénible de penser que la mauvaise administration de nos affaires ne nuit pas à nous seulement (nous en avons pris notre parti), mais qu'elle fait tort à d'autres.
— Voilà bien longtemps que vous n'aviez rien dit, n'allez-vous pas maintenant redevenir grognon! dit Dora.
— Non, vraiment, ma chérie! Laissez-moi vous expliquer ce que je veux dire.
— Je n'ai pas envie de le savoir.
— Mais il faut que vous le sachiez, mon amour. Mettez Jip par terre.»
Dora posa le nez de Jip sur le mien, en disant: «Boh! boh!» pour tâcher de me faire rire; mais voyant qu'elle n'y réussissait pas, elle renvoya le chien dans sa pagode, et s'assit devant moi, les mains jointes, de l'air le plus résigné.
«Le fait est, repris-je, mon enfant, que voilà notre mal qui se gagne; nous le donnons à tout le monde autour de nous!»
J'allais continuer dans ce style figuré, si le visage de Dora ne m'avait pas averti qu'elle s'attendait à me voir lui proposer quelque nouveau mode de vaccine, ou quelque autre remède médical, pour guérir ce mal contagieux dont nous étions atteints. Je me décidai donc à lui dire tout bonnement:
«Non-seulement, ma chérie, nous perdons de l'argent et du bien- être, par notre négligence; non seulement notre caractère en souffre parfois, mais encore nous avons le tort grave de gâter tous ceux qui entrent à notre service, ou qui ont affaire à nous. Je commence à craindre que tout le tort ne soit pas d'un seul côté, et que, si tous ces individus tournent mal, ce ne soit parce que nous ne tournons pas bien non plus nous-mêmes.
— Oh! quelle accusation! s'écria Dora en écarquillant les yeux, comment! voulez-vous dire que vous m'ayez jamais vue voler des montres en or? Oh!
— Ma chérie, répondis-je, ne disons pas de bêtises! Qui est-ce qui vous parle de montres le moins du monde?
— C'est vous! reprit Dora, vous le savez bien. Vous avez dit que je n'avais pas bien tourné non plus, et vous m'avez comparée à lui.
— À qui? demandai-je.
— À notre page! dit-elle en sanglotant. Oh! quel méchant homme vous faites, de comparer une femme qui vous aime tendrement à un page qu'on vient de déporter! Pourquoi ne pas m'avoir dit ce que vous pensiez de moi avant de m'épouser? Pourquoi ne pas m'avoir prévenue que vous me trouviez plus mauvaise qu'un page qu'on vient de déporter? Oh! quelle horrible opinion vous avez de moi, Dieu du ciel!
— Voyons, Dora, mon amour, repris-je en essayant tout doucement de lui ôter le mouchoir qui cachait ses yeux, non-seulement ce que vous dites là est ridicule, mais c'est mal. D'abord, ce n'est pas vrai.
— C'est cela. Vous l'avez toujours accusé en effet de dire des mensonges; et elle pleurait de plus belle, et voilà que vous dites la même chose de moi. Oh! que vais-je devenir? Que vais-je devenir?
— Ma chère enfant, repris-je, je vous supplie très-sérieusement d'être un peu raisonnable, et d'écouter ce que j'ai à vous dire. Ma chère Dora, si nous ne remplissons pas nos devoirs vis-à-vis de ceux qui nous servent, ils n'apprendront jamais à faire leur devoir envers nous. J'ai peur que nous ne donnions aux autres des occasions de mal faire. Lors même que ce serait par goût que nous serions aussi négligents (et cela n'est pas); lors même que cela nous paraîtrait agréable (et ce n'est pas du tout le cas), je suis convaincu que nous n'avons pas le droit d'agir ainsi. Nous corrompons véritablement les autres. Nous sommes obligés, en conscience, d'y faire attention. Je ne puis m'empêcher d'y songer, Dora. C'est une pensée que je ne saurais bannir, et qui me tourmente beaucoup. Voilà tout, ma chérie. Venez ici, et ne faites pas l'enfant!»
Mais Dora m'empêcha longtemps de lui enlever son mouchoir. Elle continuait à sangloter, en murmurant que, puisque j'étais si tourmenté, j'aurais bien mieux fait de ne pas me marier. Que ne lui avais-je dit, même la veille de notre mariage, que je serais trop tourmenté et que j'aimais mieux y renoncer? Puisque je ne pouvais pas la souffrir, pourquoi ne pas la renvoyer auprès de ses tantes, à Putney, ou auprès de Julia Mills, dans l'Inde? Julia serait enchantée de la voir, et elle ne la comparerait pas à un page déporté; jamais elle ne lui avait fait pareille injure. En un mot, Dora était si affligée, et son chagrin me faisait tant de peine, que je sentis qu'il était inutile de répéter mes exhortations, quelque douceur que je pusse y mettre, et qu'il fallait essayer d'autre chose.
Mais que pouvais-je faire? tâcher de «former son esprit?» Voilà de ces phrases usuelles qui promettent; je résolus de former l'esprit de Dora.
Je me mis immédiatement à l'oeuvre. Quand je voyais Dora faire l'enfant, et que j'aurais eu grande envie de partager son humeur, j'essayais d'être grave… et je ne faisais que la déconcerter et moi aussi. Je lui parlais des sujets qui m'occupaient dans ce temps-là; je lui lisais Shakespeare, et alors je la fatiguais au dernier point. Je tâchais de lui insinuer, comme par hasard, quelques notions utiles, ou quelques opinions sensées, et, dès que j'avais fini, vite elle se dépêchait de m'échapper, comme si je l'avais tenue dans un étau. J'avais beau prendre l'air le plus naturel quand je voulais former l'esprit de ma petite femme, je voyais qu'elle devinait toujours où je voulais en arriver, et qu'elle en tremblait par avance. En particulier, il m'était évident qu'elle regardait Shakespeare comme un terrible fâcheux. Décidément elle ne se formait pas vite.
J'employai Traddles à cette grande entreprise, sans l'en prévenir, et, toutes les fois qu'il venait nous voir, j'essayais sur lui mes machines de guerre, pour l'édification de Dora, par voie indirecte. J'accablais Traddles d'une foule d'excellentes maximes; mais toute ma sagesse n'avait d'autre effet que d'attrister Dora; elle avait toujours peur que ce ne fût bientôt son tour. Je jouais le rôle d'un maître d'école, ou d'une souricière, ou d'une trappe obstinée; j'étais devenu l'araignée de cette pauvre petite mouche de Dora, toujours prêt à fondre sur elle du fond de ma toile: je le voyais bien à son trouble.
Cependant je persévérai pendant des mois, espérant toujours qu'il viendrait un temps où il s'établirait entre nous une sympathie parfaite, et où j'aurais enfin «formé son esprit» à mon entier contentement. À la fin je crus m'apercevoir qu'en dépit de toute ma résolution, et quoique je fusse devenu un hérisson, un véritable porc-épic, je n'y avais rien gagné, et je me dis que peut-être «l'esprit de Dora était déjà tout formé.»
En y réfléchissant plus mûrement, cela me parut si vraisemblable que j'abandonnai mon projet, qui était loin d'avoir répondu à mes espérances, et je résolus de me contenter à l'avenir d'avoir une femme-enfant, au lieu de chercher à la changer sans succès. J'étais moi-même las de ma sagesse et de ma raison solitaires; je souffrais de voir la contrainte habituelle à laquelle j'avais réduit ma chère petite femme. Un beau jour, je lui achetai une jolie paire de boucles d'oreilles avec un collier pour Jip, et je retournai chez moi décidé à rentrer dans ses bonnes grâces.
Dora fut enchantée des petits présents et m'embrassa tendrement, mais il y avait entre nous un nuage, et, quelque léger qu'il fut, je ne voulais absolument pas le laisser subsister: j'avais pris le parti de porter à moi seul tous les petits ennuis de la vie.
Je m'assis sur le canapé, près de ma femme, et je lui mis ses boucles d'oreilles, puis je lui dis que, depuis quelque temps, nous n'étions pas tout à fait aussi bons amis que par le passé, et que c'était ma faute, que je le reconnaissais sincèrement; et c'était vrai.
«Le fait est, repris-je, ma Dora, que j'ai essayé de devenir raisonnable.
— Et aussi de me rendre raisonnable, dit timidement Dora, n'est- ce pas, David?»
Je lui fis un signe d'assentiment, tandis qu'elle levait doucement sur moi ses jolis yeux, et je baisai ses lèvres entrouvertes.
«C'est bien inutile, dit Dora en secouant la tête et en agitant ses boucles d'oreilles; vous savez que je suis une pauvre petite femme, et vous avez oublié le nom que je vous avais prié de me donner dès le commencement. Si vous ne pouvez pas vous y résigner, je crois que vous ne m'aimerez jamais. Êtes-vous bien sûr de ne pas penser quelquefois que… peut-être… il aurait mieux valu…
— Mieux valu quoi, ma chérie?» car elle s'était tue.
— Rien! dit Dora.
— Rien? répétai-je.»
Elle jeta ses bras autour de mon cou, en riant, se traitant elle- même comme toujours de petite niaise, et cacha sa tête sur mon épaule, au milieu d'une belle forêt de boucles que j'eus toutes les peines du monde à écarter de son visage pour la regarder en face.
«Vous voulez me demander si je ne crois pas qu'il aurait mieux valu ne rien faire que d'essayer de former l'esprit de ma petite femme? dis-je en riant moi-même de mon heureuse invention. N'est- ce pas là votre question? Eh bien! oui, vraiment, je le crois.
— Comment, c'était donc là ce que vous essayiez? cria Dora. Oh! le méchant garçon!
— Mais je n'essayerai plus jamais, dis-je, car je l'aime tendrement telle qu'elle est.
— Vrai? bien vrai? demanda-t-elle en se serrant contre moi.
— Pourquoi voudrais-je essayer de changer ce qui m'est si cher depuis longtemps? Vous ne pouvez jamais vous montrer plus à votre avantage que lorsque vous restez vous-même, ma bonne petite Dora; nous ne ferons donc plus d'essais téméraires; reprenons nos anciennes habitudes pour être heureux.
— Pour être heureux! repartit Dora… Oh oui! toute la journée. Et vous me promettez de ne pas être fâché si les choses vont quelquefois un peu de travers?
— Non, non! dis-je. Nous tâcherons de faire de notre mieux.
— Et vous ne me direz plus que nous gâtons ceux qui nous approchent, dit-elle d'un petit air câlin, n'est-ce pas? c'est si méchant!
— Non, non, dis-je.
— Mieux vaut encore que je sois stupide que désagréable, n'est-ce pas? dit Dora.
— Mieux vaut être tout simplement Dora, que si vous étiez n'importe qui en ce monde.
— En ce monde! Ah! mon David, c'est un grand pays!»
Et, secouant gaiement la tête, elle tourna vers moi des yeux ravis, se mit à rire, m'embrassa, et sauta pour attraper Jip, afin de lui essayer son nouveau collier.
Ainsi finit mon dernier essai. J'avais eu tort de tenter de changer Dora; je ne pouvais supporter ma sagesse solitaire; je ne pouvais oublier comment jadis elle m'avait demandé de l'appeler ma petite femme-enfant. J'essayerais à l'avenir, me disais-je, d'améliorer le plus possible les choses, mais sans bruit. Cela même n'était guère facile; je risquais toujours de reprendre mon rôle d'araignée et de me mettre aux aguets au fond de ma toile.
Et l'ombre d'autrefois ne devait plus descendre entre nous; ce n'était plus que sur mon coeur qu'elle devait peser désormais. Vous allez voir comment:
Le sentiment pénible que j'avais conçu jadis se répandit dès lors sur ma vie tout entière, plus profond peut-être que par le passé, mais aussi vague que jamais, comme l'accent plaintif d'une musique triste que j'entendais vibrer au milieu de la nuit. J'aimais tendrement ma femme, et j'étais heureux, mais le bonheur dont je jouissais n'était pas celui que j'avais rêvé autrefois: il me manquait toujours quelque chose.
Décidé à tenir la promesse que je me suis faite à moi-même, de faire de ce papier le récit fidèle de ma vie, je m'examine soigneusement, sincèrement, pour mettre à nu tous les secrets de mon coeur. Ce qui me manquait, je le regardais encore, je l'avais toujours regardé comme un rêve de ma jeune imagination; un rêve qui ne pouvait se réaliser. Je souffrais, comme le font plus ou moins tous les hommes, de sentir que c'était une chimère impossible. Mais, après tout, je ne pouvais m'empêcher de me dire qu'il aurait mieux valu que ma femme me vînt plus souvent en aide, qu'elle partageât toutes mes pensées, au lieu de m'en laisser seul le poids. Elle aurait pu le faire: elle ne le faisait pas. Voilà ce que j'étais bien obligé de reconnaître.
J'hésitais donc entre deux conclusions qui ne pouvaient se concilier. Ou bien ce que j'éprouvais était général, inévitable; ou bien c'était un fait qui m'était particulier, et dont on aurait pu m'épargner le chagrin. Quand je revoyais en esprit ces châteaux en l'air, ces rêves de ma jeunesse, qui ne pouvaient se réaliser, je reprochais à l'âge mûr d'être moins riche en bonheur que l'adolescence; et alors ces jours de bonheur auprès d'Agnès, dans sa bonne vieille maison, se dressaient devant moi comme des spectres du temps passé qui pourraient ressusciter peut-être dans un autre monde, mais que je ne pouvais espérer de voir revivre ici-bas.
Parfois une autre pensée me traversait l'esprit: que serait-il arrivé si Dora et moi nous ne nous étions jamais connus? Mais elle était tellement mêlée à toute ma vie que c'était une idée fugitive qui bientôt s'envolait loin de moi, comme le fil de la bonne Vierge qui flotte et disparaît dans les airs.
Je l'aimais toujours. Les sentiments que je dépeins ici sommeillaient au fond de mon coeur; j'en avais à peine conscience. Je ne crois pas qu'ils eussent aucune influence sur mes paroles ou sur mes actions. Je portais le poids de tous nos petits soucis, de tous nos projets: Dora me tenait mes plumes, et nous sentions tous deux que les choses étaient aussi bien partagées qu'elles pouvaient l'être. Elle m'aimait et elle était fière de moi; et quand Agnès lui écrivait que mes anciens amis se réjouissaient de mes succès, quand elle disait qu'en me lisant on croyait entendre ma voix, Dora avait des larmes de joie dans les yeux, et m'appelait son cher, son illustre, son bon vieux petit mari.
«Le premier mouvement d'un coeur indiscipliné!» Ces paroles de mistress Strong me revenaient sans cesse à l'esprit; elles m'étaient toujours présentes. La nuit, je les retrouvais à mon réveil; dans mes rêves, je les lisais inscrites sur les murs des maisons. Car maintenant je savais que mon propre coeur n'avait point connu de discipline lorsqu'il s'était attaché jadis à Dora; et que, si aujourd'hui même il était mieux discipliné, je n'aurais pas éprouvé, après notre mariage, les sentiments dont il faisait la secrète expérience.
«Il n'y a pas de mariage plus mal assorti que celui où il n'y a pas de rapports d'idées et de caractère.» Je n'avais pas oublié non plus ces paroles. J'avais essayé de façonner Dora à mon caractère, et je n'avais pas réussi. Il ne me restait plus qu'à me façonner au caractère de Dora, à partager avec elle ce que je pourrais et à m'en contenter; à porter le reste sur mes épaules, à moi tout seul, et de m'en contenter encore. C'était là la discipline à laquelle il fallait soumettre mon coeur. Grâce à cette résolution, ma seconde année de mariage fut beaucoup plus heureuse que la première, et, ce qui valait mieux encore, la vie de Dora n'était qu'un rayon de soleil.
Mais, en s'écoulant, cette année avait diminué la force de Dora. J'avais espéré que des mains plus délicates que les miennes viendraient m'aider à modeler son âme, et que le sourire d'un baby ferait de «ma femme-enfant» une femme. Vaine espérance! Le petit esprit qui devait bénir notre ménage tressaillit un moment sur le seuil de sa prison, puis s'envola vers les cieux, sans connaître seulement sa captivité.
«Quand je pourrai recommencer à courir comme autrefois, ma tante, disait Dora, je ferai sortir Jip; il devient trop lourd et trop paresseux.
— Je soupçonne, ma chère, dit ma tante, qui travaillait tranquillement à côté de ma femme, qu'il a une maladie plus grave que la paresse: c'est son âge, Dora.
— Vous croyez qu'il est vieux? dit Dora avec surprise. Oh! comme c'est drôle que Jip soit vieux!
— C'est une maladie à laquelle nous sommes tous exposés, petite, à mesure que nous avançons dans la vie. Je m'en ressens plus qu'autrefois, je vous assure.
— Mais Jip, dit Dora en le regardant d'un air de compassion, quoi! le petit Jip aussi! Pauvre ami!
— Je crois qu'il vivra encore longtemps, Petite-Fleur,» dit ma tante en embrassant Dora, qui s'était penchée sur le bord du canapé pour regarder Jip. Le pauvre animal répondait à ses caresses en se tenant sur les pattes de derrière, et en s'efforçant, malgré son asthme, de grimper sur sa maîtresse, «Je ferai doubler sa niche de flanelle cet hiver, et je suis sûre qu'au printemps prochain il sera plus frais que jamais, comme les fleurs. Vilain petit animal! s'écria ma tante, il serait doué d'autant de vies qu'un chat, et sur le point de les perdre toutes, que je crois vraiment qu'il userait son dernier souffle à aboyer contre moi!»
Dora l'avait aidé à grimper sur le canapé, d'où il avait l'air de défier ma tante avec tant de furie qu'il ne voulait pas se tenir en place et ne cessait d'aboyer de côté. Plus ma tante le regardait, et plus il la provoquait, sans doute parce qu'elle avait récemment adopté des lunettes, et que Jip, pour des raisons à lui connues, considérait ce procédé comme une insulte personnelle.
À force de persuasion, Dora était parvenue à le faire coucher près d'elle, et quand il était tranquille, elle caressait doucement ses longues oreilles, en répétant, d'un air pensif: «Toi aussi, mon petit Jip, pauvre chien!
— Il a encore un bon coeur, dit gaiement ma tante, et la vivacité de ses antipathies montre bien qu'il n'a rien perdu de sa force. Il a bien des années devant lui, je vous assure. Mais si vous voulez un chien qui coure aussi bien que vous, Petite-Fleur, Jip a trop vécu pour faire ce métier: je vous en donnerai un autre.
— Merci, ma tante, dit faiblement Dora, mais n'en faites rien, je vous prie.
— Non? dit ma tante en ôtant ses lunettes.
— Je ne veux pas d'autre chien que Jip, dit Dora. Ce serait trop de cruauté. D'ailleurs, je n'aimerai jamais un autre chien comme j'aime Jip; il ne me connaîtrait pas depuis mon mariage, ce ne serait pas lui qui aboyait jadis quand David arrivait chez nous. J'ai bien peur, ma tante, de ne pas pouvoir aimer un autre chien comme Jip!
— Vous avez bien raison, dit ma tante en caressant la joue de
Dora; vous avez bien raison.
— Vous ne m'en voulez pas? dit Dora, n'est-ce pas?
— Mais quelle petite sensitive! s'écria ma tante en la regardant tendrement. Comment pouvez-vous supposer que je vous en veuille?
— Oh! non, je ne le crois pas, répondit Dora; seulement, je suis un peu fatiguée, c'est ce qui me rend si sotte; je suis toujours une petite sotte, vous savez, mais cela m'a rendu plus sotte encore de parler de Jip. Il m'a connue pendant toute ma vie, il sait tout ce qui m'est arrivé, n'est-ce pas, Jip? Et je ne veux pas le mettre de côté, parce qu'il est un peu changé, n'est-il pas vrai, Jip?»
Jip se tenait contre sa maîtresse et lui léchait languissamment la main.
«Vous n'êtes pas encore assez vieux pour abandonner votre maîtresse, n'est-ce pas, Jip? dit Dora. Nous nous tiendrons compagnie encore quelque temps.»
Ma jolie petite Dora! Quand elle descendit à table, le dimanche d'après, et qu'elle se montra ravie de revoir Traddles, qui dînait toujours avec nous le dimanche, nous croyions que dans quelques jours elle se remettrait à courir partout, comme par le passé. On nous disait: Attendez encore quelques jours, et puis, quelques jours encore; mais elle ne se mettait ni à courir, ni à marcher. Elle était bien jolie et bien gaie; mais ces petits pieds qui dansaient jadis si joyeusement autour de Jip, restaient faibles et sans mouvement.
Je pris l'habitude de la descendre dans mes bras tous les matins et de la remonter tons les soirs. Elle passait ses bras autour de mon cou et riait tout le long du chemin, comme si c'était une gageure. Jip nous précédait en aboyant et s'arrêtait tout essoufflé sur le palier pour voir si nous arrivions. Ma tante, la meilleure et la plus gaie des gardes-malades, nous suivait, en portant un chargement de châles et d'oreillers. M. Dick n'aurait cédé à personne le droit d'ouvrir la marche, un flambeau à la main. Traddles se tenait souvent au pied de l'escalier, à recevoir tous les messages folâtres dont le chargeait Dora pour la meilleure fille du monde. Nous avions l'air d'une joyeuse procession, et ma femme-enfant était plus joyeuse que personne.
Mais parfois, quand je l'enlevais dans mes bras, et que je la sentais devenir chaque jour moins lourde, un vague sentiment de peine s'emparait de moi; il me semblait que je marchais vers une contrée glaciale qui m'était inconnue, et dont l'idée assombrissait ma vie. Je cherchais à étouffer cette pensée, je me la cachais à moi-même; mais un soir, après avoir entendu ma tante lui crier: «Bonne nuit, Petite-Fleur,» je restai seul assis devant mon bureau, et je pleurai en me disant: «Nom fatal! si la fleur allait se flétrir sur sa tige, comme font les fleurs!»
CHAPITRE XIX.
Je suis enveloppé dans un mystère.
Je reçus un matin par la poste la lettre suivante, datée de Canterbury, et qui m'était adressée aux Doctors'-Commons; j'y lus, non sans surprise, ce qui suit:
«Mon cher monsieur,
«Des circonstances qui n'ont pas dépendu de ma volonté ont depuis longtemps refroidi une intimité qui m'a toujours causé les plus douces émotions. Aujourd'hui encore, lorsqu'il m'est possible, dans les rares instants de loisir que me laisse ma profession, de contempler les scènes du passé, embellies des couleurs brillantes qui décorent le prisme de la mémoire, je les retrouve avec bonheur. Je ne saurais me permettre, mon cher monsieur, maintenant que vos talents vous ont élevé à une si haute distinction, de donner au compagnon de ma jeunesse le nom familier de Copperfield! Il me suffit de savoir que ce nom auquel j'ai l'honneur de faire allusion restera éternellement entouré d'estime et d'affection dans les archives de notre maison (je veux parler des archives relatives à nos anciens locataires, conservées soigneusement par mistress Micawber).
«Il ne m'appartient pas, à moi qui, par une suite d'erreurs personnelles et une combinaison fortuite d'événements néfastes, me trouve dans la situation d'une barque échouée (s'il m'est permis d'employer cette comparaison nautique), il ne m'appartient pas, dis-je, de vous adresser des compliments ou des félicitations. Je laisse ce plaisir à des mains plus pures et plus capables.
«Si vos importantes occupations (je n'ose l'espérer) vous permettent de parcourir ces caractères imparfaits, vous vous demanderez certainement dans quel but je trace la présente épître. Permettez-moi de vous dire que je comprends toute la justesse de cette demande, et que je vais y faire droit, en vous déclarant d'abord qu'elle n'a pas trait à des affaires pécuniaires.
«Sans faire d'allusion directe au talent que je puis avoir pour lancer la foudre ou pour diriger la flamme vengeresse, n'importe contre qui, je puis me permettre de remarquer en passant que mes plus brillantes visions sont détruites, que ma paix est anéantie et que toutes mes joies sont taries, que mon coeur n'est plus à sa place, et que je ne marche plus la tête levée devant mes concitoyens. La chenille est dans la fleur, la coupe d'amertume déborde, le ver est à l'oeuvre, et bientôt il aura rongé sa victime. Le plus tôt sera le mieux. Mais je ne veux pas m'écarter de mon sujet.
«Placé, comme je le suis, dans la plus pénible situation d'esprit, trop malheureux pour que l'influence de mistress Micawber puisse adoucir ma souffrance, bien qu'elle l'exerce en sa triple qualité de femme, d'épouse et de mère, j'ai l'intention de me fuir moi- même pendant quelques instants, et d'employer quarante-huit heures à visiter dans la capitale les lieux qui ont été jadis le théâtre de mon contentement. Parmi ces ports tranquilles où j'ai connu la paix de l'âme, je me dirigerai naturellement vers la prison du Banc du Roi. J'aurai atteint mon but dans cette communication épistolaire en vous annonçant que je serai (D. V.) près du mur extérieur de ce lieu d'emprisonnement pour affaires civiles, après-demain! à sept heures du soir.
«Je n'ose demander à mon ancien ami monsieur Copperfield, ou à mon ancien ami M. Thomas Traddles, du Temple, si ce dernier vit encore, de daigner venir m'y trouver, pour renouer (autant que cela sera possible) nos relations du bon vieux temps. Je me borne à jeter aux vents cette indication: à l'heure et au lieu précités, on pourra trouver les vestiges ruinés de ce qui
«reste
«d'une
«tour écroulée,
«Wilkins Micawber.
«P. S. Il est peut-être sage d'ajouter que je n'ai pas mis mistress Micawber dans ma confidence.»
Je relus plusieurs fois cette lettre. J'avais beau me rappeler le style pompeux des compositions de M. Micawber et le goût extraordinaire qu'il avait toujours eu pour écrire des lettres interminables dans toutes les occasions possibles ou impossibles, il me semblait qu'il devait y avoir au fond de ce pathos quelque chose d'important. Je posai la lettre pour y réfléchir, puis je la repris pour la lire encore une fois, et j'étais plongé dans cette nouvelle lecture quand Traddles entra chez moi.
«Mon cher ami, lui dis-je, je n'ai jamais été plus charmé de vous voir. Vous venez m'aider de votre jugement réfléchi dans un moment fort opportun. J'ai reçu, mon cher Traddles, la lettre la plus singulière de M. Micawber.
— Vraiment? s'écria Traddles. Allons donc! Et moi j'en ai reçu une de mistress Micawber!»
Là-dessus, Traddles, animé par la marche, et les cheveux hérissés comme s'il venait de voir apparaître un revenant sous la double influence d'un exercice précipité et d'une émotion vive, me tendit sa lettre et prit la mienne. Je le regardais lire, et je vis son sourire quand il arriva à «lancer la foudre, ou diriger la flamme vengeresse.» — «Bon Dieu! Copperfield,» s'écria-t-il. Puis je m'adonnai à la lecture de la lettre de mistress Micawber.
La voici:
«Je présente tous mes compliments à monsieur Thomas Traddles et, s'il garde quelque souvenir d'une personne qui a jadis eu le bonheur d'être liée avec lui, j'ose lui demander de vouloir bien me consacrer quelques instants. J'assure monsieur Thomas Traddles que je n'abuserais pas de sa bonté, si je n'étais sur le point de perdre la raison.
«Il m'est bien douloureux de dire que c'est la froideur de M. Micawber envers sa femme et ses enfants (lui jadis si tendre!) qui me force à m'adresser aujourd'hui à monsieur Traddles, et à solliciter son appui. Monsieur Traddles ne peut se faire une juste idée du changement qui s'est opéré dans la conduite de M. Micawber, de sa bizarrerie, de sa violence. Cela a toujours été croissant, et c'est devenu maintenant une véritable aberration. Je puis assurer Monsieur Traddles qu'il ne se passe pas un jour sans que j'aie à supporter quelque paroxysme de ce genre. Monsieur Traddles n'aura pas besoin que je m'étende sur ma douleur, quand je lui dirai que j'entends sans cesse M. Micawber affirmer qu'il s'est vendu au diable. Le mystère et le secret sont devenus depuis longtemps son caractère habituel, et remplacent une confiance illimitée. Sur la plus frivole provocation, si, par exemple, je lui fais seulement cette question: «Qu'est-ce que vous voulez pour votre dîner?» il me déclare qu'il va demander une séparation de corps et de biens. Hier soir, ses enfants lui ayant demandé deux sous pour acheter des pralines au citron, friandise locale, il a tendu un grand couteau aux petits jumeaux.
«Je supplie monsieur Traddles de me pardonner ces détails, qui seuls peuvent lui donner une faible idée de mon horrible situation.
«Puis-je maintenant confier à monsieur Traddles le but de ma lettre? Me permet-il de m'abandonner à son amitié? Oh! oui, je connais son coeur!
«L'oeil de l'affection voit clair, surtout chez nous autres femmes. M. Micawber va à Londres. Quoiqu'il ait cherché ce matin à se cacher de moi, tandis qu'il écrivait une adresse pour la petite malle brune qui a connu nos jours de bonheur, le regard d'aigle de l'anxiété conjugale a su lire la dernière syllabe dres. Sa voiture descend à la Croix d'Or. Puis-je conjurer M. Traddles de voir mon époux qui s'égare, et de chercher à le ramener? Puis-je demander à M. Traddles de venir en aide à une famille désespérée? Oh! non, ce serait trop d'importunité!
«Si M. Copperfield, dans sa gloire, se souvient encore d'une personne aussi inconnue que moi, M. Traddles voudra-t-il bien lui transmettre mes compliments et mes prières? En tout cas, je le prie de bien vouloir regarder cette lettre comme expressément particulière, et de n'y faire aucune allusion, sous aucun prétexte, en présence de M. Micawber. Si M. Traddles daignait jamais me répondre (ce qui me semble extrêmement improbable), une lettre adressée à M. E., poste restante, Canterbury, aura, sous cette adresse, moins de douloureuses conséquences que sous toute autre, pour celle qui a l'honneur d'être, avec le plus profond désespoir,
«Très-respectueusement votre amie suppliante,
«Emma Micawber.»
«Que pensez-vous de cette lettre? me dit Traddles en levant les yeux sur moi.
— Et vous, que pensez-vous de l'autre? car il la lisait d'un air d'anxiété.
— Je crois, Copperfield, que ces deux lettres ensemble sont plus significatives que ne le sont en général les épîtres de M. et de mistress Micawber, mais je ne sais pas trop ce qu'elles veulent dire. Je ne doute pas qu'ils ne les aient écrites de la meilleure foi du monde. Pauvre femme! dit-il en regardant la lettre de mistress Micawber, tandis que nous comparions les deux missives; en tout cas, il faut avoir la charité de lui écrire, et de lui dire que nous ne manquerons pas de voir M. Micawber.»
J'y consentis d'autant plus volontiers que je me reprochais d'avoir traité un peu trop légèrement la première lettre de cette pauvre femme. J'y avais réfléchi dans le temps, comme je l'ai déjà dit, mais j'étais préoccupé de mes propres affaires, je connaissais bien les individus, et peu à peu j'avais fini par n'y plus songer. Le souvenir des Micawber me tracassait souvent l'esprit, mais c'était surtout pour me demander quels «engagements pécuniaires» ils étaient en train de contracter à Canterbury, et pour me rappeler avec quel embarras M. Micawber m'avait reçu jadis, quand il était devenu le commis d'Uriah Heep.
J'écrivis une lettre consolante à mistress Micawber, en notre nom collectif, et nous la signâmes tous les deux. Nous sortîmes pour la mettre à la poste, et chemin faisant nous nous livrâmes, Traddles et moi, à une foule de suppositions qu'il est inutile de répéter ici. Nous appelâmes ma tante en conseil, mais le seul résultat positif de notre conférence fut que nous ne manquerions pas de nous trouver au rendez-vous fixé par M. Micawber.
En effet, nous arrivâmes au lieu convenu, un quart d'heure d'avance; M. Micawber y était déjà. Il se tenait debout, les bras croisés, appuyé contre le mur, et il regardait d'un oeil sentimental les pointes en fer qui le surmontent, comme si c'étaient les branches entrelacées des arbres qui l'avaient abrité durant les jours de sa jeunesse.
Quand nous fûmes près de lui, nous lui trouvâmes l'air plus embarrassé et moins élégant qu'autrefois. Il avait mis de côté ce jour-là son costume noir; il portait son vieux surtout et son pantalon collant, mais non plus avec la même grâce que par le passé. À mesure que nous causions, il retrouvait un peu ses anciennes manières; mais son lorgnon ne pendait plus avec la même aisance, et son col de chemise retombait plus négligemment.
«Messieurs, dit M. Micawber, quand nous eûmes échangé les premiers saluts, vous êtes vraiment des amis, les amis de l'adversité. Permettez-moi de vous demander quelques détails sur la santé physique de mistress Copperfield in esse, et de mistress Traddles in posse, en supposant toutefois que M. Traddles ne soit pas encore uni à l'objet de son affection pour partager le bien et le mal du ménage.»
Nous répondîmes, comme il convenait, à sa politesse. Puis il nous montra du doigt la muraille, et il avait déjà commencé son discours par: «Je vous assure, messieurs…» Quand je me permis de m'opposer à ce qu'il nous traitât avec tant de cérémonie, et à lui demander de nous regarder comme de vieux amis, «mon cher Copperfield, reprit-il en me serrant la main, votre cordialité m'accable. En recevant avec tant de bonté ce fragment détruit d'un temple auquel on donnait jadis le nom d'homme, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, vous faites preuve de sentiments qui honorent notre commune nature. J'étais sur le point de remarquer que je revoyais aujourd'hui le lieu paisible où se sont écoulées quelques-unes des plus belles années de mon existence.
— Grâce à mistress Micawber, j'en suis convaincu, répondis-je; j'espère qu'elle se porte bien?
— Merci, reprit M. Micawber, dont le visage s'était assombri, elle va comme ci comme ça. Voilà donc, dit M. Micawber en inclinant tristement la tête, voilà donc le Banc! voilà ce lieu où pour la première fois, pendant de longues années, le douloureux fardeau d'engagements pécuniaires n'a pas été proclamé chaque jour par des voix importunes qui refusaient de me laisser sortir; où il n'y avait pas à la porte de marteau qui permît aux créanciers de frapper, où on n'exigeait aucun service personnel, et où ceux qui vous détenaient en prison attendaient à la grille. Messieurs, dit M. Micawber, lorsque l'ombre de ces piques de fer qui ornent le sommet des briques venait se réfléchir sur le sable de la Parade, j'ai vu mes enfants s'amuser à suivre avec leurs pieds le labyrinthe compliqué du parquet en évitant les points noirs. Il n'y a pas une pierre de ce bâtiment qui ne me soit familière. Si je ne puis vous dissimuler ma faiblesse, veuillez m'excuser.
— Nous avons tous fait du chemin en ce monde depuis ce temps-là, monsieur Micawber, lui dis-je.
— Monsieur Copperfield, me répondit-il avec amertume, lorsque j'habitais cette retraite, je pouvais regarder en face mon prochain, je pouvais l'assommer s'il venait à m'offenser. Mon prochain et moi, nous ne sommes plus sur ce glorieux pied d'égalité!»
M. Micawber s'éloigna d'un air abattu, et prenant le bras de Traddles d'un côté, tandis que, de l'autre, il s'appuyait sur le mien, il continua ainsi:
«Il y a sur la voie qui mène à la tombe des bornes qu'on voudrait n'avoir jamais franchies, si l'on ne sentait qu'un pareil voeu serait impie. Tel est le Banc du Roi dans ma vie bigarrée!
— Vous êtes bien triste, monsieur Micawber, dit Traddles.
— Oui, monsieur, repartit M. Micawber.
— J'espère, dit Traddles, que ce n'est pas parce que vous avez pris du dégoût pour le droit, car je suis avocat, comme vous savez.»
M. Micawber ne répondit pas un mot.
«Comment va notre ami Heep, monsieur Micawber? lui dis-je après un moment de silence.
— Mon cher Copperfield, répondit M. Micawber, qui parut d'abord en proie à une violente émotion, puis devint tout pâle, si vous appelez votre ami celui qui m'emploie, j'en suis fâché, si vous l'appelez mon ami, je vous réponds par un rire sardonique. Quelque nom que vous donniez à ce monsieur, je vous demande la permission de vous répondre simplement que, quel que puisse être son état de santé, il a l'air d'un renard, pour ne pas dire d'un diable. Vous me permettrez de ne pas m'étendre davantage, comme individu, sur un sujet qui, comme homme public, m'a entraîné presque au bord de l'abîme.»
Je lui exprimai mon regret d'avoir bien innocemment abordé un thème de conversation qui semblait l'émouvoir si vivement.
«Puis-je vous demander, sans courir le risque de commettre la même faute, comment vont mes vieux amis, M. et miss Wickfield?
— Miss Wickfield, dit M. Micawber, et son visage se colora d'une vive rougeur, miss Wickfield est, ce qu'elle a toujours été, un modèle, un exemple radieux. Mon cher Copperfield, c'est la seule étoile qui brille au milieu d'une profonde nuit. Mon respect pour cette jeune fille, mon admiration de sa vertu, mon dévouement à sa personne… tant de bonté, de tendresse, de fidélité… Emmenez- moi dans un endroit écarté, dit-il enfin, sur mon âme, je ne suis plus maître de moi!»
Nous le conduisîmes dans une étroite ruelle: il s'appuya contre le mur et tira son mouchoir. Si je le regardais d'un air aussi grave que le faisait Traddles, notre compagnie ne devait pas être propre à lui rendre beaucoup de courage.
«Je suis condamné, dit M. Micawber en sanglotant, mais sans oublier de sangloter avec quelque reste de son élégance passée, je suis condamné, messieurs, à souffrir de tous les bons sentiments que renferme la nature humaine. L'hommage que je viens de rendre à miss Wickfield m'a percé le coeur. Tenez! laissez-moi, plutôt, errer sur la terre, triste vagabond que je suis. Je vous réponds que les vers ne mettront pas longtemps à régler mon compte.»
Sans répondre à cette invocation, nous attendîmes qu'il eut remis son mouchoir dans sa poche, tiré le col de sa chemise, et sifflé de l'air le plus dégagé pour tromper les passants qui auraient pu remarquer ses larmes. Je lui dis alors, bien décidé à ne pas le perdre de vue, pour ne pas perdre non plus ce que nous voulions savoir, que je serais charmé de le présenter à ma tante, s'il voulait bien nous accompagner jusqu'à Highgate, où nous avions un lit à son service.
«Vous nous ferez un verre de votre excellent punch d'autrefois, monsieur Micawber, lui dis-je, et de plus agréables souvenirs vous feront oublier vos soucis du moment.
— Ou si vous trouvez quelque soulagement à confier à des amis la cause de votre anxiété, monsieur Micawber, nous serons tout prêts à vous écouter, ajouta prudemment Traddles.
— Messieurs, répondit M. Micawber, faites de moi tout ce que vous voudrez! Je suis une paille emportée par l'Océan en furie; je suis ballotté en tout sens par les éléphants, je vous demande pardon, c'est par les éléments que j'aurais dû dire.»
Nous nous remîmes en marche, bras dessus bras dessous; nous prîmes bientôt l'omnibus et nous arrivâmes sans encombre à Highgate. J'étais fort embarrassé, je ne savais que faire ni que dire. Traddles ne valait pas mieux. M. Micawber était sombre. De temps à autre il faisait un effort pour se remettre en sifflant quelques fragments de chansonnettes; mais il retombait bientôt dans une profonde mélancolie, et plus il semblait abattu, plus il mettait son chapeau sur l'oreille, plus il tirait son col de chemise jusqu'à ses yeux.
Nous nous rendîmes chez ma tante plutôt que chez moi, parce que Dora était souffrante. Ma tante accueillit M. Micawber avec une gracieuse cordialité. M. Micawber lui baisa la main, se retira dans un coin de la fenêtre, et, sortant son mouchoir de sa poche, se livra une lutte intérieure contre lui-même.
M. Dick était à la maison. Il avait naturellement pitié de tous ceux qui paraissaient mal à leur aise, et il les découvrait si vite qu'il donna bien dix poignées de main à M. Micawber en cinq minutes. Cette affection, à laquelle il ne pouvait s'attendre de la part d'un étranger, toucha tellement M. Micawber, qu'il répétait à chaque instant: «Mon cher monsieur, c'en est trop!» Et M. Dick, encouragé par ses succès, revenait à la charge avec une nouvelle ardeur.
«La bonté de ce monsieur, madame, dit M. Micawber à l'oreille de ma tante, si vous voulez bien me permettre d'emprunter une figure fleurie au vocabulaire de nos jeux nationaux un peu vulgaires, me passe la jambe; une pareille réception est une épreuve bien sensible pour un homme qui lutte, comme je le fais, contre un tas de troubles et de difficultés.
— Mon ami M. Dick, reprit fièrement ma tante, n'est pas un homme ordinaire.
— J'en suis convaincu, madame, dit M. Micawber. Mon cher monsieur, continua-t-il, car M. Dick lui serrait de nouveau les mains, je sens vivement votre bonté!
— Comment allez-vous? dit M. Dick d'un air affectueux.
— Comme ça, monsieur, répondit en soupirant M. Micawber.
— Il ne faut pas se laisser abattre, dit M. Dick, bien au contraire; tâchez de vous égayer comme vous pourrez.»
Ces paroles amicales émurent vivement M. Micawber, et il serra la main de M. Dick entre les siennes.
«J'ai eu l'avantage de rencontrer quelquefois dans le panorama si varié de l'existence humaine une oasis sur mon chemin, mais jamais je n'en ai vu de si verdoyante ni de si rafraîchissante que celle qui s'offre à ma vue!»
À un autre moment j'aurais ri de cette image; mais nous nous sentions tous gênés et inquiets, et je suivais avec tant d'anxiété les incertitudes de M. Micawber, partagé entre le désir manifeste de nous faire une révélation et le contre-désir de ne rien révéler du tout, que j'en avais véritablement la fièvre. Traddles, assis sur le bord de sa chaise, les yeux écarquillés et les cheveux plus droits que jamais, regardait alternativement le plancher et M. Micawber, sans dire un seul mot. Ma tante, tout en cherchant avec beaucoup d'adresse à comprendre son nouvel hôte, gardait plus de présence d'esprit qu'aucun de nous, car elle causait avec lui et le forçait à causer, bon gré mal gré.
«Vous êtes un ancien ami de mon neveu, monsieur Micawber, dit ma tante; je regrette de ne pas avoir eu le plaisir de vous connaître plus tôt.
— Madame, dit M. Micawber, j'aurais été heureux de faire plus tôt votre connaissance. Je n'ai pas toujours été le misérable naufragé que vous pouvez contempler en ce moment.
— J'espère que mistress Micawber et toute votre famille se portent bien, monsieur?» dit ma tante.
M. Micawber salua. «Ils sont aussi bien, madame, reprit-il d'un ton désespéré, que peuvent l'être de malheureux proscrits.
— Eh bon Dieu! monsieur, s'écria ma tante, avec sa brusquerie habituelle, qu'est-ce que vous nous dites là?
— L'existence de ma famille, répondit M. Micawber, ne tient plus qu'à un fil. Celui qui m'emploie…»
Ici M. Micawber s'arrêta, à mon grand déplaisir, et commença à peler les citrons que j'avais fait placer sur la table devant lui, avec tous les autres ingrédients dont il avait besoin pour faire le punch.
«Celui qui vous emploie, disiez-vous… reprit M. Dick en le poussant doucement du coude.
— Je vous remercie, mon cher monsieur, répondit M. Micawber, de me rappeler ce que je voulais dire. Eh bien! donc, madame, celui qui m'emploie, M. Heep, m'a fait un jour l'honneur de me dire que, si je ne touchais pas le traitement attaché aux fonctions que je remplis auprès de lui, je ne serais probablement qu'un malheureux saltimbanque, et que je parcourrais les campagnes, faisant métier d'avaler des lames de sabre ou de dévorer des flammes. Et il n'est que trop probable, en effet, que mes enfants seront réduits à gagner leur vie, à faire des contorsions et des tours de force, tandis que mistress Micawber jouera de l'orgue de Barbarie pour accompagner ces malheureuses créatures dans leurs atroces exercices.»
M. Micawber brandit alors son couteau d'un air distrait, mais expressif, comme s'il voulait dire que, heureusement, il ne serait plus là pour voir ça; puis il se remit à peler ses citrons d'un air navré.
Ma tante le regardait attentivement, le coude appuyé sur son petit guéridon. Malgré ma répugnance à obtenir de lui par surprise les confidences qu'il ne paraissait pas disposé à nous faire, j'allais profiter de l'occasion pour le faire parler; mais il n'y avait pas moyen: il était trop occupé à mettre l'écorce de citron dans la bouilloire, le sucre dans les mouchettes, l'esprit-de-vin dans la carafe vide, à prendre le chandelier pour en verser de l'eau bouillante, enfin à une foule de procédés les plus étranges. Je voyais que nous touchions à une crise: cela ne tarda pas. Il repoussa loin de lui tous ses matériaux et ses ustensiles, se leva brusquement, tira son mouchoir et fondit en larmes.
«Mon cher Copperfield, me dit-il, tout en s'essuyant les yeux, cette occupation demande plus que toute autre du calme et le respect de soi-même. Je ne suis pas capable de m'en charger. C'est une chose indubitable.
— Monsieur Micawber, lui dis-je, qu'est-ce que vous avez donc?
Parlez, je vous en prie, il n'y a ici que des amis.
— Des amis! monsieur, répéta M. Micawber; et le secret qu'il avait contenu jusque-là à grand'peine lui échappa tout à coup! Grand Dieu, c'est précisément parce que je suis entouré d'amis que vous me voyez dans cet état. Ce que j'ai, et ce qu'il y a, messieurs? Demandez-moi plutôt ce que je n'ai pas. Il y a de la méchanceté, il y a de la bassesse, il y a de la déception, de la fraude, des complots; et le nom de cette masse d'atrocités, c'est… HEEP!»
Ma tante frappa des mains, et nous tressaillîmes tous comme des possédés.
«Non, non, plus de combat, plus de lutte avec moi-même, dit M. Micawber en gesticulant violemment avec son mouchoir et en étendant ses deux bras devant lui de temps en temps, en mesure, comme s'il nageait dans un océan de difficultés surhumaines; je ne saurais mener plus longtemps cette vie, je suis trop misérable; on m'a enlevé tout ce qui rend l'existence supportable. J'ai été condamné à l'excommunication du Tabou tout le temps que je suis resté au service de ce scélérat. Rendez-moi ma femme, rendez-moi mes enfants; remettez Micawber à la place du malheureux qui marche aujourd'hui dans mes bottes, et puis dites-moi d'avaler demain un sabre, et je le ferai; vous verrez avec quel appétit!»
Je n'avais jamais vu un homme aussi exalté. Je m'efforçai de le calmer pour tâcher de tirer de lui quelques paroles plus sensées, mais il montait comme une soupe au lait sans vouloir seulement écouter un mot.
«Je ne donnerai une poignée de main à personne, continua-t-il en étouffant un sanglot, et en soufflant comme un homme qui se noie, jusqu'à ce que j'aie mis en morceaux ce détestable… serpent de Heep! Je n'accepterai de personne l'hospitalité, jusqu'à ce que j'aie décidé le mont Vésuve à faire jaillir ses flammes… sur ce misérable bandit de Heep! Je ne pourrai avaler le… moindre rafraîchissement… sous ce toit… surtout du punch… avant d'avoir arraché les yeux… à ce voleur, à ce menteur de Heep! Je ne veux voir personne… je ne veux rien dire… je… ne veux loger nulle part… jusqu'à ce que j'aie réduit… en une impalpable poussière cet hypocrite transcendant, cet immortel parjure de Heep!»
Je commençais à craindre de voir M. Micawber mourir sur place. Il prononçait toutes ces phrases courtes et saccadées d'une voix suffoquée; puis, quand il approchait du nom de Heep, il redoublait de vitesse et d'ardeur, son accent passionné avait quelque chose d'effrayant; mais quand il se laissa retomber sur sa chaise, tout en nage, hors de lui, nous regardant d'un air égaré, les joues violettes, la respiration gênée, le front couvert de sueur, il avait tout l'air d'être à la dernière extrémité. Je m'approchai de lui pour venir à son aide, mais il m'écarta d'un signe de sa main et reprit:
«Non, Copperfield!… Point de communication entre nous… jusqu'à ce que miss Wickfield… ait obtenu réparation… du tort que lui a causé cet adroit coquin de Heep!» Je suis sûr qu'il n'aurait pas eu la force de prononcer trois mots s'il n'avait pas senti au bout ce nom odieux qui lui rendait courage… «Qu'un secret inviolable soit gardé!… Pas d'exceptions!… D'aujourd'hui en huit, à l'heure du déjeuner… que tous ceux qui sont ici présents… y compris la tante… et cet excellent monsieur… se trouvent réunis à l'hôtel de Canterbury… Ils y rencontreront mistress Micawber et moi… Nous chanterons en choeur le souvenir des beaux jours enfuis, et… je démasquerai cet épouvantable scélérat de Heep! Je n'ai rien de plus à dire… rien de plus à entendre… Je m'élance immédiatement… car la société me pèse… sur les traces de ce traître, de ce scélérat, de ce brigand de HEEP!»
Et après cette dernière répétition du mot magique qui l'avait soutenu jusqu'au bout, après y avoir épuisé tout ce qui lui restait de force, M. Micawber se précipita hors de la maison, nous laissant tous dans un tel état d'excitation, d'attente et d'étonnement, que nous n'étions guère moins haletants, moins essoufflés que lui. Mais, même alors, il ne put résister à sa passion épistolaire, car, tandis que nous étions encore dans le paroxysme de notre excitation, de notre attente et de notre étonnement, on m'apporta le billet suivant, qu'il venait de m'écrire dans un café du voisinage:
«très-secret et confidentiel,
«Mon cher Monsieur,
«Je vous prie de vouloir bien transmettre à votre excellente tante toutes mes excuses pour l'agitation que j'ai laissé paraître devant elle. L'explosion d'un volcan longtemps comprimé a suivi une lutte intérieure que je ne saurais décrire. Vous la devinerez.
«J'espère vous avoir fait comprendre, cependant, que d'aujourd'hui en huit je compte sur vous, au café de Canterbury, là où jadis nous eûmes l'honneur, mistress Micawber et moi, d'unir nos voix à la vôtre pour répéter les fameux accents du douanier immortel nourri et élevé sur l'autre rive de la Tweed.
«Une fois ce devoir rempli et cet acte de réparation accompli, le seul qui puisse me rendre le courage d'envisager mon prochain en face, je disparaîtrai pour toujours, et je ne demanderai plus qu'à être déposé dans ce lieu d'asile universel
Où dorment pour toujours dans leur étroit caveau Les ancêtres obscurs de cet humble hameau
avec cette simple inscription:
«WILKINS MICAWBER.»
CHAPITRE XX.
Le rêve de M. Peggotty se réalise.
Cependant, quelques mois s'étaient écoulés depuis qu'avait eu lieu notre entrevue avec Marthe, au bord de la Tamise. Je ne l'avais jamais revue depuis, mais elle avait eu diverses communications avec M. Peggotty. Son zèle avait été en pure perte, et je ne voyais dans ce qu'il me disait rien qui nous mît sur la voie du destin d'Émilie. J'avoue que je commençais à désespérer de la retrouver, et que je croyais chaque jour plus fermement qu'elle était morte.
Pour lui, sa conviction restait la même, autant que je pouvais croire, et son coeur ouvert n'avait rien de caché pour moi. Jamais il ne chancela un moment, jamais il ne fut ébranlé dans sa certitude solennelle de finir par la découvrir. Sa patience était infatigable, et quand parfois je tremblais à l'idée de son désespoir si un jour cette assurance positive recevait un coup funeste, je ne pouvais cependant m'empêcher d'estimer et de respecter tous les jours davantage cette foi si solide, si religieuse, qui prenait sa source dans un coeur pur et élevé.
Il n'était pas de ceux qui s'endorment dans une espérance et dans une confiance oisives. Toute sa vie avait été une vie d'action et d'énergie. Il savait qu'en toutes choses il fallait remplir fidèlement son rôle et ne pas se reposer sur autrui. Je l'ai vu partir la nuit, à pied, pour Yarmouth, dans la crainte qu'on n'oubliât d'allumer le flambeau qui éclairait son bateau. Je l'ai vu, si par hasard il lisait dans un journal quelque crise qui pût se rapporter à Émilie, prendre son bâton de voyage et entreprendre une nouvelle course de trente ou quarante lieues. Lorsque je lui eus raconté ce que j'avais appris par l'entremise de miss Dartle, il se rendit à Naples par mer. Tous ces voyages étaient très- pénibles, car il économisait tant qu'il pouvait pour l'amour d'Émilie. Mais jamais je ne l'entendis se plaindre, jamais je ne l'entendis avouer qu'il fût fatigué ou découragé.
Dora l'avait vu souvent depuis notre mariage et l'aimait beaucoup. Je le vois encore debout près du canapé où elle repose; il tient son bonnet à la main; ma femme-enfant lève sur lui ses grands yeux bleus avec une sorte d'étonnement timide. Souvent, le soir, quand il avait à me parler, je l'emmenais fumer sa pipe dans le jardin: nous causions en marchant, et alors je me rappelais sa demeure abandonnée et tout ce que j'avais aimé là dans ce vieux bateau qui présentait à mes yeux d'enfant un spectacle si étonnant le soir, quand le feu brûlait gaiement, et que le vent gémissait tout autour de nous.
Un soir, il me dit qu'il avait trouvé Marthe près de sa maison, la veille, et qu'elle lui avait demandé de ne quitter Londres en aucun cas jusqu'à ce qu'elle l'eût revu.
«Elle ne vous a pas dit pourquoi?
— Je le lui ai demandé, maître Davy, me répondit-il, mais elle parle très-peu, et dès que je le lui ai eu promis, elle est repartie.
— Vous a-t-elle dit quand elle reviendrait?
— Non, maître Davy, reprit-il en se passant la main sur le front d'un air grave. Je le lui ai demandé, mais elle m'a répondu qu'elle ne pouvait pas me le dire.»
J'avais résolu depuis longtemps de ne pas encourager des espérances qui ne tenaient qu'à un fil; je ne fis donc aucune réflexion; j'ajoutai seulement que, sans doute, il la reverrait bientôt. Je gardai pour moi toutes mes suppositions, sans attacher du reste aux paroles de Marthe une bien grande importance.
Quinze jours après, je me promenais seul un soir dans le jardin. Je me rappelle parfaitement cette soirée. C'était le lendemain de la visite de M. Micawber. Il avait plu toute la journée, l'air était humide, les feuilles semblaient pesantes sur les branches chargées de pluie, le ciel était encore sombre, mais les oiseaux recommençaient à chanter gaiement. À mesure que le crépuscule augmentait, ils se turent les uns après les autres; tout était silencieux autour de moi: pas un souffle de vent n'agitait les arbres: je n'entendais que le bruit des gouttes d'eau qui découlaient lentement des rameaux verts pendant que je me promenais de long en large dans le jardin.
Il y avait là, contre notre cottage, un petit abri construit avec du lierre, le long d'un treillage d'où l'on apercevait la route. Je jetais les yeux de ce côté, tout en pensant à une foule de choses, quand je vis quelqu'un qui semblait m'appeler.
«Marthe! dis-je en m'avançant vers elle.
— Pouvez-vous venir avec moi? me demanda-t-elle d'une voix émue. J'ai été chez lui, je ne l'ai pas trouvé. J'ai écrit sur un morceau de papier l'endroit où il devait venir nous retrouver, j'ai posé l'adresse sur sa table. On m'a dit qu'il ne tarderait pas à rentrer. J'ai des nouvelles à lui donner. Pouvez-vous venir tout de suite?»
Je ne lui répondis qu'en ouvrant la grille pour la suivre. Elle me fit un signe de la main, comme pour m'enjoindre la patience et le silence, et se dirigea vers Londres; à la poussière qui couvrait ses habits, on voyait qu'elle était venue à pied en toute hâte.
Je lui demandai si nous allions à Londres. Elle me fit signe que oui. J'arrêtai une voiture qui passait, et nous y montâmes tous deux. Quand je lui demandai où il fallait aller, elle me répondit: «Du côté de Golden-Square! et vite! vite!» Puis elle s'enfonça dans un coin, en se cachant la figure d'une main tremblante, et en me conjurant de nouveau de garder le silence, comme si elle ne pouvait pas supporter le son d'une voix.
J'étais troublé, je me sentais partagé entre l'espérance et la crainte; je la regardais pour obtenir quelque explication; mais évidemment elle voulait rester tranquille, et je n'étais pas disposé non plus à rompre le silence. Nous avancions sans nous dire un mot. Parfois elle regardait à la portière, comme si elle trouvait que nous allions trop lentement, quoique en vérité la voiture eût pris un bon pas, mais elle continuait à se taire.
Nous descendîmes au coin du square qu'elle avait indiqué; je dis au cocher d'attendre, pensant que peut-être nous aurions encore besoin de lui. Elle me prit le bras et m'entraîna rapidement vers une de ces rues sombres qui jadis servaient de demeure à de nobles familles, mais où maintenant on loue séparément des chambres à un prix peu élevé. Elle entra dans l'une de ces grandes maisons, et, quittant mon bras, elle me fit signe de la suivre sur l'escalier qui servait de nombreux locataires, et versait toute une population d'habitants dans la rue.
La maison était remplie de monde. Tandis que nous montions l'escalier, les portes s'ouvraient sur notre passage; d'autres personnes nous croisaient à chaque instant. Avant d'entrer, j'avais aperçu des femmes et des enfants qui passaient leur tête à la fenêtre, entre des pots de fleurs; nous avions probablement excité leur curiosité, car c'étaient eux qui venaient ouvrir leurs portes pour nous voir passer. L'escalier était large et élevé, avec une rampe massive de bois sculpté; au-dessus des portes on voyait des corniches ornées de fleurs et de fruits; les fenêtres avaient de grandes embrasures. Mais tous ces restes d'une grandeur déchue étaient en ruines; le temps, l'humidité et la pourriture avaient attaqué le parquet qui tremblait sous nos pas. On avait essayé de faire couler un peu de jeune sang dans ce corps usé par l'âge: en divers endroits les belles sculptures avaient été réparées avec des matériaux plus grossiers, mais c'était comme le mariage d'un vieux noble ruiné avec une pauvre fille du peuple: les deux parties semblaient ne pouvoir se résoudre à cette union mal assortie. On avait bouché plusieurs des fenêtres de l'escalier. Il n'y avait presque plus de vitres à celles qui restaient ouvertes, et, au travers des boiseries vermoulues qui semblaient aspirer le mauvais air sans le renvoyer jamais, je voyais d'autres maisons dans le même état, et je plongeais sur une cour resserrée et obscure qui semblait le tas d'ordures du vieux manoir.
Nous montâmes presque tout en haut de la maison. Deux ou trois fois je crus apercevoir dans l'ombre les plis d'une robe de femme; quelqu'un nous précédait. Nous gravissions le dernier étage quand je vis cette personne s'arrêter devant une porte, puis elle tourna la clef et entra.
«Qu'est-ce que cela veut dire? murmura Marthe. Elle entre dans ma chambre et je ne la connais pas!»
Moi, je la connaissais. À ma grande surprise j'avais vu les traits de miss Dartle.
Je fis comprendre en peu de mots à Marthe que c'était une dame que j'avais vue jadis, et à peine avais-je cessé de parler que nous entendîmes sa voix dans la chambre, mais, placés comme nous l'étions, nous ne pouvions comprendre ce qu'elle disait. Marthe me regarda d'un air étonné, puis elle me fit monter jusqu'au palier de l'étage où elle habitait, et là, poussant une petite porte sans serrure, elle me conduisit dans un galetas vide, à peu près de la grandeur d'une armoire. Il y avait entre ce recoin et sa chambre une porte de communication à demi ouverte. Nous nous plaçâmes tout près. Nous avions marché si vite que je respirais à peine; elle posa doucement sa main sur mes lèvres. Je pouvais voir un coin d'une pièce assez grande où se trouvait un lit: sur les murs quelques mauvaises lithographies de vaisseaux. Je ne voyais pas miss Dartle, ni la personne à laquelle elle s'adressait. Ma compagne devait les voir encore moins que moi.
Pendant un instant il régna un profond silence. Marthe continuait de tenir une main sur mes lèvres et levait l'autre en se penchant pour écouter.
«Peu m'importe qu'elle ne soit pas ici, dit Rosa Dartle avec hauteur. Je ne la connais pas. C'est vous que je viens voir.
— Moi? répondit une douce voix.»
Au son de cette voix, mon coeur tressaillit. C'était la voix d'Émilie.
«Oui, répondit miss Dartle, je suis venue pour vous regarder. Comment, vous n'avez pas honte de ce visage qui a fait tant de mal?»
La haine impitoyable et résolue qui animait sa voix, la froide amertume et la rage contenue de son ton me la rendaient aussi présente que si elle avait été vis-à-vis de moi. Je voyais, sans les voir, ces yeux noirs qui lançaient des éclairs, ce visage défiguré par la colère; je voyais la cicatrice blanchâtre au travers de ses lèvres trembler et frémir, tandis qu'elle parlait.
«Je suis venue voir, dit-elle, celle qui a tourné la tête à James Steerforth; la fille qui s'est sauvée avec lui et qui fait jaser tout le monde dans sa ville natale; l'audacieuse, la rusée, la perfide maîtresse d'un individu comme James Steerforth. Je veux savoir à quoi ressemble une pareille créature!»
On entendit du bruit, comme si la malheureuse femme qu'elle accablait de ses insultes eût tenté de s'échapper. Miss Dartle lui barra le passage. Puis elle reprit, les dents serrées et en frappant du pied:
«Restez là! ou je vous démasque devant tous les habitants de cette maison et de cette rue! Si vous cherchez à me fuir, je vous arrête, dussé-je vous prendre par les cheveux et soulever contre vous les pierres mêmes de la muraille.»
Un murmure d'effroi fut la seule réponse qui arriva jusqu'à moi; puis il y eut un moment de silence. Je ne savais que faire. Je désirais ardemment mettre un terme à cette entrevue, mais je n'avais pas le droit de me présenter; c'était à M. Peggotty seul qu'il appartenait de la voir et de la réclamer. Quand donc arriverait-il?
«Ainsi, dit Rosa Dartle avec un rire de mépris, je la vois enfin! Je n'aurais jamais cru qu'il se laissât prendre à cette fausse modestie et à ces airs penchés!
— Oh, pour l'amour du ciel, épargnez-moi! s'écriait Émilie. Qui que vous soyez, vous savez ma triste histoire; pour l'amour de Dieu, épargnez-moi, si vous voulez qu'on ait pitié de vous!
— Si je veux qu'on ait pitié de moi! répondit miss Dartle d'un ton féroce, et qu'y a-t-il de commun entre nous, je vous prie?
— Il n'y a que notre sexe, dit Émilie fondant en larmes.
— Et c'est un lien si fort quand il est invoqué par une créature aussi infâme que vous, que, si je pouvais avoir dans le coeur autre chose que du mépris et de la haine pour vous, la colère me ferait oublier que vous êtes une femme. Notre sexe! Le bel honneur pour notre sexe!
— Je n'ai que trop mérité ce reproche, cria Émilie, mais c'est affreux! Oh! madame, chère madame, pensez à tout ce que j'ai souffert et aux circonstances de ma chute! Oh! Marthe, revenez! Oh! quand retrouverai-je l'abri du foyer domestique!»
Miss Dartle se plaça sur une chaise en vue de la porte; elle tenait ses yeux fixés sur le plancher, comme si Émilie rampait à ses pieds. Je pouvais voir maintenant ses lèvres pincées et ses yeux cruellement attachés sur un seul point, dans l'ivresse de son triomphe.
«Écoutez ce que je vais vous dire, continua-t-elle, et gardez pour vos dupes toute votre ruse. Vous ne me toucherez pas plus par vos larmes que vous ne sauriez me séduire par vos sourires, beauté vénale.
— Oh! ayez pitié de moi! répétait Émilie. Montrez-moi quelque compassion, ou je vais mourir folle!
— Ce ne serait qu'un faible châtiment de vos crimes! dit Rosa Dartle. Savez-vous ce que vous avez fait? Osez-vous invoquer encore ce foyer domestique que vous avez désolé?
— Oh! s'écria Émilie, il ne s'est pas passé un jour ni une nuit sans que j'y aie pensé: et je la vis tomber à genoux, la tête en arrière, son pâle visage levé vers le ciel, les mains jointes avec angoisse, ses longs cheveux flottant sur ses épaules, il ne s'est pas écoulé un seul instant où je ne l'aie revue, cette chère maison, présente devant moi, comme dans les jours qui ne sont plus, quand je l'ai quittée pour toujours! Oh! mon oncle, mon cher oncle, si vous aviez pu savoir quelle douleur me causerait le souvenir poignant de votre tendresse, quand je me suis éloignée de la bonne voie, vous ne m'auriez pas témoigné tant d'amour; vous auriez, une fois au moins, parlé durement à Émilie, cela lui aurait servi de consolation. Mais non, je n'ai pas de consolation en ce monde, ils ont tous été trop bons pour moi!»
Elle tomba le visage contre terre, en s'efforçant de toucher le bas de la robe du tyran femelle qui se tenait immobile devant elle.
Rosa Dartle la regardait froidement; une statue d'airain n'eût pas été plus inflexible. Elle serrait fortement les lèvres comme si elle était forcée de se retenir pour ne pas fouler aux pieds la charmante créature qui était si humblement étendue devant elle; je la voyais distinctement, elle semblait avoir besoin de toute son énergie pour se contenir. Quand donc arriverait-il?
«Voyez un peu la ridicule vanité qu'ont ces vers de terre! dit- elle quand elle eut un peu calmé sa fureur qui l'empêchait de parler. Votre maison, votre foyer domestique! Et vous vous imaginez que je fais à ces gens-là l'honneur d'y songer ou de croire que vous ayez pu faire à un pareil gîte quelque tort qu'on ne puisse payer largement avec de l'argent? Votre famille! mais vous n'étiez pour elle qu'un objet de négoce, comme tout le reste, quelque chose à vendre et à acheter.
— Oh non! s'écria Émilie. Dites de moi tout ce que vous voudrez; mais ne faites pas retomber ma honte (hélas! elle ne pèse que trop sur eux déjà!) sur des gens qui sont aussi respectables que vous. Si vous êtes vraiment une dame, honorez-les du moins, quand vous n'auriez point pitié de moi.
— Je parle, dit miss Dartle, sans daigner entendre cet appel, et elle retirait sa robe comme si Émilie l'eût souillée en y touchant, je parle de sa demeure à lui, celle où j'habite. Voilà, dit-elle avec un rire de dédain, et en regardant la pauvre victime d'un air sarcastique, voilà une belle cause de division entre une mère et un fils! voilà celle qui a mis le désespoir dans une maison où on n'aurait pas voulu d'elle pour laveuse de vaisselle! celle qui y a apporté la colère, les reproches, les récriminations. Vile créature, qu'on a ramassée au bord de l'eau pour s'en amuser pendant une heure, et la repousser après du pied dans la fange où elle est née.
— Non! non! s'écria Émilie, en joignant les mains: la première fois qu'il s'est trouvé sur mon chemin (ah! si Dieu avait permis qu'il ne m'eût rencontrée que le jour où on allait me déposer dans mon tombeau!), j'avais été élevée dans des idées aussi sévères et aussi vertueuses que vous, ou que toute autre femme; j'allais épouser le meilleur des hommes. Si vous vivez près de lui, si vous le connaissez, vous savez peut-être quelle influence il pouvait exercer sur une pauvre fille, faible et vaine comme moi. Je ne me défends pas, mais ce que je sais, et ce qu'il sait bien aussi, au moins ce qu'il saura, à l'heure de sa mort, quand son âme en sera troublée, c'est qu'il a usé de tout son pouvoir pour me tromper, et que moi, je croyais en lui, je me confiais en lui, je l'aimais!»
Rosa Dartle bondit sur sa chaise, recula d'un pas pour la frapper, avec une telle expression de méchanceté et de rage, que j'étais sur le point de me jeter entre elles deux. Le coup, mal dirigé, se perdit dans le vide. Elle resta debout, tremblante de fureur, toute pantelante des pieds à la tête comme une vraie furie; non, je n'avais jamais vu, je ne pourrai jamais revoir de rage pareille.
«Vous l'aimez? vous?» criait-elle, en serrant le poing, comme si elle eût voulu y tenir une arme pour en frapper l'objet de sa haine.
Je ne pouvais plus voir Émilie. Il n'y eut pas de réponse.
«Et vous me dites cela, à moi, ajouta-t-elle, avec cette bouche dépravée? Ah! que je voudrais qu'on fouettât ces gueuses-là! Oui, si cela ne dépendait que de moi, je les ferais fouetter à mort.»
Et elle l'aurait fait, j'en suis sûr. Tant que dura ce regard de Némésis, je n'aurais pas voulu lui confier un instrument de torture. Puis, petit à petit, elle se mit à rire, mais d'un rire saccadé, en montrant du doigt Émilie comme un objet de honte et d'ignominie devant Dieu et devant les hommes.
«Elle l'aime! dit-elle, l'infâme! Et elle voudrait me faire croire qu'il s'est jamais soucié d'elle! Ah! ah! comme c'est menteur ces femmes vénales!»
Sa moquerie dépassait encore sa rage en cruauté; c'était plus atroce que tout: elle ne se déchaînait plus que par moment, et au risque de faire éclater sa poitrine, elle y refoulait sa rage pour mieux torturer sa victime.
«Je suis venue ici, comme je vous disais tout à l'heure, ô pure source d'amour, pour voir à quoi vous pouviez ressembler. J'en étais curieuse. Je suis satisfaite. Je voulais aussi vous conseiller de retourner bien vite chez vous, d'aller vous cacher au milieu de ces excellents parents qui vous attendent et que votre argent consolera du reste. Quand vous aurez tout dépensé, eh bien, vous n'aurez qu'à chercher quelque remplaçant pour croire en lui, vous confier en lui et l'aimer! Je croyais trouver ici un jouet brisé qui avait fait son temps; un bijou de clinquant terni par l'usage et jeté au coin de la borne. Mais puisque, au lieu de cela, je trouve une perle fine, une dame, ma foi! une pauvre innocente qu'on a trompée, avec un coeur encore tout frais, plein d'amour et de vertu, car vraiment vous en avez l'air, et vous jouez bien la comédie, j'ai encore quelque chose à vous dire. Écoutez-moi, et sachez que ce que je vais vous dire je le ferai; vous m'entendez, belle fée? Ce que je dis, je veux le faire.»
Elle ne put réprimer alors sa fureur; mais ce fut l'affaire d'un moment, un simple spasme qui fit place tout de suite à un sourire.
«Allez vous cacher: si se n'est pas dans votre ancienne demeure, que ce soit ailleurs: cachez-vous bien loin. Allez vivre dans l'obscurité, ou mieux encore, allez mourir dans quelque coin. Je m'étonne que vous n'ayez pas encore trouvé un moyen de calmer ce tendre coeur qui ne veut pas se briser. Il y a pourtant de ces moyens-là: ce n'est pas difficile à trouver, ce me semble.»
Elle s'interrompit un moment, pendant qu'Émilie sanglotait: elle l'écoutait pleurer, comme si c'eût été pour elle une ravissante mélodie.
«Je suis peut-être singulièrement faite, reprit Rosa Dartle; mais je ne peux pas respirer librement dans le même air que vous, je le trouve corrompu. Il faut donc que je le purifie, que je le purge de votre présence. Si vous êtes encore ici demain, votre histoire et votre conduite seront connues de tous ceux qui habitent cette maison. On me dit qu'il y a ici des femmes honnêtes; ce serait dommage qu'elles ne fussent pas mises à même d'apprécier un trésor tel que vous. Si, une fois partie d'ici, vous revenez chercher un refuge dans cette ville, en toute autre qualité que celle de femme perdue (soyez tranquille, pour celle-là, je ne vous empêcherai pas de la prendre), je viendrai vous rendre le même service, partout où vous irez. Et je suis sûre de réussir, avec l'aide d'un certain monsieur qui a prétendu à votre belle main, il n'y a pas bien longtemps.»
Il n'arriverait donc jamais, jamais! Combien de temps fallait-il encore supporter cela? Combien de temps pouvais-je être sûr de me contenir encore?
«Ô mon Dieu!» s'écriait la malheureuse Émilie, d'un ton qui aurait dû toucher le coeur le plus endurci.
Rosa Dartle souriait toujours.
«Que voulez-vous donc que je fasse!
— Ce que je veux que vous fassiez! reprit Rosa, mais vous pouvez vivre heureuse, avec vos souvenirs. Vous pouvez passer votre vie à vous rappeler la tendresse de James Steerforth; il voulait vous faire épouser son domestique, n'est-ce pas? Ou bien vous pouvez songer avec reconnaissance à l'honnête homme qui voulait bien accepter l'offre de son maître. Vous pouvez encore, si toutes ces douces pensées, si le souvenir de vos vertus et de la position honorable qu'elles vous ont acquise, ne suffisent pas à remplir votre coeur, vous pouvez épouser cet excellent homme, et mettre à profit sa condescendance. Si cela n'est pas assez pour vous satisfaire, alors mourez! Il ne manque pas d'allées ou de tas d'ordures qui sont bons pour aller y mourir quand on a de ces chagrins-là. Allez en chercher un, pour vous envoler de là vers le ciel!»
J'entendis marcher. J'en étais bien sûr, c'était lui. Que Dieu soit loué!
Elle s'approcha lentement de la porte, et disparut à mes yeux.
«Mais rappelez-vous! ajouta-t-elle d'une voix lente et dure, que je suis bien décidée, par des raisons à moi connues, et des haines qui me sont personnelles, à vous poursuivre partout, à moins que vous ne vous enfuyiez loin de moi, ou que vous jetiez ce beau petit masque d'innocence que vous voulez prendre. Voilà ce que j'avais à vous dire, et ce que je dis, je veux le faire.»
Les pas se rapprochaient, on venait; on entra, on se précipita dans la chambre.
«Mon oncle!»
Un cri terrible suivit ces paroles. J'attendis un moment, avant d'entrer, et je le vis tenant dans ses bras sa nièce évanouie. Un instant il contempla son visage; puis il se baissa pour l'embrasser, oh! avec quelle tendresse! et posa doucement un mouchoir sur la tête d'Émilie.
«Maître Davy, dit-il d'une voix basse et tremblante, quand il eut couvert le visage de la jeune femme, je bénis notre Père céleste, mon rêve s'est réalisé. Je lui rends grâces de tout mon coeur pour m'avoir, selon son bon plaisir, ramené mon enfant!»
Puis il l'enleva dans ses bras, pendant qu'elle restait la face voilée, la tête penchée sur sa poitrine, et serrant contre la sienne les joues pâles et froides de sa nièce chérie, il l'emporta lentement au bas de l'escalier.
CHAPITRE XXI.
Préparatifs d'un plus long voyage.
Le lendemain matin, de bonne heure, je me promenais dans le jardin avec ma tante (qui ne se promenait plus guère ailleurs, parce qu'elle tenait presque toujours compagnie à ma chère Dora), quand on vint me dire que M. Peggotty désirait me parler. Il entra dans le jardin au moment où j'allais à sa rencontre, et s'avança vers nous tête nue, comme il faisait toujours quand il voyait ma tante, pour laquelle il avait un profond respect. Elle savait tout ce qui s'était passé la veille. Sans dire un mot, elle l'aborda d'un air cordial, lui donna une poignée de main, et lui frappa affectueusement sur le bras. Elle y mit tant d'expression, que toute parole eût été superflue. M. Peggotty l'avait parfaitement comprise.
«Maintenant, Trot, dit ma tante, je vais rentrer, pour voir ce que devient Petite-Fleur, qui va se lever bientôt.
— Ce n'est pas à cause de moi, madame, j'espère? dit M. Peggotty. Et pourtant, si mon esprit n'a pas pris ce matin la clef du chant, … il voulait dire la clef des champs, … j'ai bien peur que ce ne soit à cause de moi que vous allez nous quitter?
— Vous avez quelque chose à vous dire, mon bon ami, reprit ma tante; vous serez plus à votre aise sans moi.
— Mais, madame, répondit M. Peggotty, si vous étiez assez bonne pour rester… à moins que mon bavardage ne vous ennuie…
— Vraiment? dit ma tante, d'un ton affectueux et bref à la fois.
Alors, je reste.»
Elle prit le bras de M. Peggotty et le conduisit jusqu'à une petite salle de verdure qui se trouvait au fond du jardin; elle s'assit sur un banc, et je me plaçai à côté d'elle. M. Peggotty resta debout, la main appuyée sur la table de bois rustique, il était immobile, les yeux fixés sur son bonnet, et je ne pouvais m'empêcher d'observer la vigueur de caractère et de résolution que trahissait la contraction de ses mains nerveuses, si bien en harmonie avec son front honnête et loyal, et ses cheveux gris de fer.
«J'ai emporté hier soir ma chère enfant, dit-il en levant les yeux sur nous, dans le logement que j'avais préparé depuis bien longtemps pour la recevoir. Des heures se sont passées avant qu'elle m'ait bien reconnu, et puis elle est venue s'agenouiller à mes pieds, comme pour dire sa prière, après quoi elle m'a raconté tout ce qui lui était arrivé. Vous pouvez croire que mon coeur s'est serré en entendant sa voix larmoyante, cette voix que j'avais entendue si folâtre à la maison, en la voyant humiliée dans la poussière où Notre Sauveur écrivait autrefois, de sa main bénie, des paroles de miséricorde. J'avais le coeur bien navré au milieu de tous ces témoignages de reconnaissance.»
Il passa sa manche sur ses yeux, sans chercher à dissimuler son émotion; puis il reprit d'une voix plus ferme: «Mais cela n'a pas duré longtemps, car je l'avais retrouvée. Je ne pensai plus qu'à elle, et j'eus bientôt oublié le reste. Je ne sais même pas pourquoi je vous parle maintenant de ce moment de tristesse. Je ne comptais pas vous en dire un mot, il n'y a qu'une minute, mais cela m'est venu si naturellement, que je n'ai pas pu m'en empêcher.
— Vous êtes un noble coeur, lui dit ma tante, et un jour vous en recevrez la récompense.»
Les branches des arbres ombrageaient la figure de M. Peggotty; il s'inclina d'un air surpris, comme pour la remercier de ce qu'elle avait si bonne opinion de lui pour si peu de chose, puis il continua avec un mouvement de colère passagère:
«Quand mon Émilie s'enfuit de la maison où elle était retenue prisonnière par un serpent à sonnettes que maître Davy connaît bien (ce qu'il m'a raconté était bien vrai: que Dieu punisse le traître!); il faisait tout à fait nuit; les étoiles brillaient dans le ciel. Elle était comme folle. Elle courait le long de la plage, croyant retrouver notre vieux bateau, et nous criait, dans son égarement, de nous cacher le visage, parce qu'elle allait passer. Elle croyait, dans ses cris de douleur, entendre pleurer une autre personne, et elle se coupait les pieds en courant sur les pierres et sur les rochers, mais elle ne s'en apercevait pas plus que si elle avait été elle-même un bloc de pierre. Plus elle courait, plus elle sentait sa tête devenir brûlante, et plus elle entendait de bourdonnements dans ses oreilles. Tout d'un coup, ou du moins elle le crut ainsi, le jour parut, humide et orageux, et elle se trouva couchée sur un tas de pierres; une femme lui parlait dans la langue du pays, et lui demandait ce qui lui était arrivé.»
Il voyait tout ce qu'il racontait. Cette scène lui était tellement présente, que, dans son émotion, il décrivait chaque particularité avec une netteté que je ne saurais rendre. Aujourd'hui, il me semble avoir assisté moi-même à tous ces événements, tant les récits de M. Peggotty avaient l'apparence fidèle de la réalité.
«Peu à peu, continua-t-il, Émilie reconnut cette femme pour lui avoir parlé quelque fois sur la plage. Elle avait fait souvent de longues excursions, à pied, ou en bateau, ou en voiture, et elle connaissait tout le pays, le long de la côte. Cette femme venait de se marier et n'avait pas encore d'enfant, mais elle en attendait bientôt un. Dieu veuille permettre que cet enfant soit pour elle un appui, une consolation, un honneur toute sa vie! Qu'il l'aime et qu'il la respecte dans sa vieillesse, qu'il la serve fidèlement jusqu'à la fin; qu'il soit pour elle un ange, sur la terre et dans le ciel!
— Ainsi soit-il, dit ma tante.
— Les premières fois, elle avait été un peu intimidée, et quand Émilie parlait aux enfants sur la grève, elle restait à filer, sans s'approcher. Mais Émilie, qui l'avait remarquée, était allée lui parler d'elle-même, et comme la jeune femme aimait beaucoup aussi les enfants, elles furent bientôt bonnes amies ensemble; si bien que, quand Émilie allait de ce côté, la jeune femme lui donnait toujours des fleurs. C'était elle qui demandait en ce moment à Émilie ce qui lui était arrivé. Émilie le lui dit, et elle… elle l'emmena chez elle. Oui, vraiment, elle l'emmena chez elle, dit M. Peggotty en se couvrant le visage de ses deux mains.»
Il était plus ému de cet acte de bonté, que je ne l'avais jamais vu se laisser émouvoir depuis le jour où sa nièce l'avait quitté. Ma tante et moi, nous ne cherchâmes pas à le distraire.
«C'était une toute petite chaumière, vous comprenez, dit-il bientôt; mais elle trouva moyen d'y loger Émilie; son mari était en mer. Elle garda le secret et obtint des voisins (qui n'étaient pas nombreux) la promesse de n'être pas moins discrets. Émilie tomba malade, et ce qui m'étonne bien, peut-être des gens plus savants le comprendraient-ils mieux que moi, c'est qu'elle perdit tout souvenir de la langue du pays; elle ne se rappelait plus que sa propre langue, et personne ne l'entendait. Elle se souvient, comme d'un rêve, qu'elle était couchée dans cette petite cabane, parlant toujours sa propre langue, et toujours convaincue que le vieux bateau était là tout près, dans la baie; elle suppliait qu'on vint nous dire qu'elle allait mourir, et qu'elle nous conjurait de lui envoyer un mot, un seul mot de pardon. Elle se figurait à chaque instant que l'individu dont j'ai déjà parlé l'attendait sous la fenêtre pour l'enlever, ou bien que son séducteur était dans la chambre, et elle criait à la bonne jeune femme de ne pas la laisser prendre; mais, en même temps, elle savait qu'on ne la comprenait pas, et elle craignait toujours de voir entrer quelqu'un pour l'emmener. Sa tête brûlait comme du feu, des sons étranges remplissaient ses oreilles, elle ne connaissait ni aujourd'hui, ni hier, ni demain, et pourtant tout ce qui s'était passé, ou qui aurait pu se passer dans sa vie, tout ce qui n'avait jamais eu lieu et ne pouvait jamais avoir lieu, lui venait en foule à l'esprit: et au milieu de ce trouble pénible, elle riait et elle chantait! Je ne sais combien de temps cela dura; mais au jour elle s'endormit. Au lieu de se retrouver après dix fois plus forte qu'elle n'était, comme pendant sa fièvre, elle se réveilla faible comme un tout petit enfant.»
Ici il s'arrêta: il se sentait soulagé de n'avoir plus à raconter cette terrible maladie. Après un moment de silence, il poursuivit:
«Quand elle se réveilla, il faisait beau, et la mer était si tranquille qu'on n'entendait que le bruit des lames bleues, qui se brisaient tout doucement sur la grève. D'abord elle crut que c'était dimanche et qu'elle était chez nous; mais les feuilles de vigne qui passaient par la fenêtre, et les collines qu'on voyait à l'horizon lui firent bien voir qu'elle n'était pas chez nous, et qu'elle se trompait. Alors son amie s'approcha de son lit; et elle comprit que le vieux bateau n'était pas là tout près, à la pointe de la baie, mais qu'il était bien loin: et elle se rappela où elle était, et pourquoi. Alors elle se mit à pleurer sur le sein de cette bonne jeune femme, là où son enfant repose maintenant, j'espère, réjouissant sa vue avec ses jolis petits yeux.»
Il avait beau faire, il ne pouvait parler de l'amie de son Émilie sans fondre en larmes, il se mit à pleurer de nouveau en murmurant: «Dieu la bénisse!
— Cela fit du bien à Émilie, dit-il avec une émotion que je ne pouvais m'empêcher de partager; quant à ma tante, elle pleurait de tout son coeur. Cela fit du bien à mon Émilie, et elle commença à se remettre. Mais elle avait oublié le langage du pays et elle en était réduite à parler par signes. Peu à peu, cependant, elle se mit à rapprendre le nom des choses usuelles, comme si elle ne l'avait jamais su: mais un soir qu'elle était à sa fenêtre, à voir jouer une petite fille sur la grève, l'enfant lui tendit la main en disant: «Fille de pêcheur, voilà une coquille!» Il faut que vous sachiez que dans les commencements on l'appelait: «ma jolie dame,» comme c'est la coutume du pays, et qu'elle leur avait appris à l'appeler: «Fille de pêcheur.» Tout à coup, l'enfant s'écria: «Fille de pêcheur, voilà une coquille!» Émilie l'avait comprise, elle lui répond en fondant en larmes; depuis ce jour, elle a retrouvé la langue du pays!
«Quand Émilie a eu un peu repris ses forces, dit M. Peggotty après un court moment de silence, elle s'est décidée à quitter cette excellente jeune créature et à retourner dans son pays. Le mari était revenu au logis, et ils la menèrent tous deux à Livourne, où elle s'embarqua sur un petit bâtiment de commerce, qui devait la ramener en France. Elle avait un peu d'argent, mais ils ne voulurent rien accepter en retour de tout ce qu'ils avaient fait pour elle. Je crois que j'en suis bien aise, quoiqu'ils fussent si pauvres! Ce qu'ils ont fait est en dépôt là où les vers ni la rouille ne peuvent rien ronger, et où les larrons n'ont rien à prendre. Maître Davy, ce trésor-là vaut mieux que tous les trésors du monde.
«Émilie arriva en France, et elle se plaça dans un hôtel, pour servir les dames en voyage. Mais voilà qu'un jour arrive ce serpent. Qu'il ne m'approche jamais; je ne sais pas ce que je lui ferais! Dès qu'elle l'aperçut (il ne l'avait pas vue), son ancienne terreur lui revint, et elle fuit loin de cet homme. Elle vint en Angleterre, et débarqua à Douvres.
«Je ne sais pas bien, dit M. Peggotty, quand est-ce que le courage commença à lui manquer; mais tout le long du chemin, elle avait pensé à venir nous retrouver. Dès qu'elle fut en Angleterre, elle tourna ses pas vers son ancienne demeure. Mais soit qu'elle craignit qu'on ne lui pardonnât pas, et qu'on ne la montrât partout au doigt; soit qu'elle eût peur que quelqu'un de nous ne fût mort, elle ne put pas aller plus loin. «Mon oncle, mon oncle, m'a-t-elle dit, ce que je redoutais le plus au monde, c'était de ne pas me sentir digne d'accomplir ce que mon pauvre coeur désirait si passionnément! Je changeai de route, et pourtant je ne cessais de prier Dieu, pour qu'il me permît de me traîner jusqu'à votre seuil, pendant le nuit, de le baiser, d'y reposer ma tête coupable, pour qu'on m'y retrouvât morte le lendemain matin.
«Elle vint à Londres, dit M. Peggotty d'une voix murmurante, troublée par l'émotion. Elle qui n'avait jamais vu Londres, elle y vint, toute seule, sans un sou, jeune et charmante, comme elle est, vous jugez! Elle était à peine arrivée que, dans son isolement, elle crut avoir trouvé une amie; une femme à l'air respectable vint lui offrir de l'ouvrage à l'aiguille, comme elle en faisait jadis, lui proposa un logement pour la nuit, en lui promettant de s'enquérir le lendemain de moi et de tout ce qui l'intéressait. Mon enfant, dit-il avec une reconnaissance si profonde qu'il tremblait de tout son corps, mon enfant était sur le bord de l'abîme, je n'ose ni en parler, ni y songer, quand Marthe, fidèle à sa promesse, est venue la sauver.»
Je ne pus retenir un cri de joie.
«Maître Davy! dit-il en serrant mon bras dans sa robuste main, c'est vous qui m'avez parlé d'elle; je vous remercie, monsieur! Elle a été jusqu'au bout. Elle savait par une amère expérience où il fallait veiller et ce qu'il y avait à faire. Elle l'a fait, qu'elle soit bénie, et le Seigneur au-dessus de tout! Elle vint, pâle et tremblante, appeler Émilie pendant son sommeil. Elle lui dit: «Levez-vous, fuyez un danger pire que la mort, et venez avec moi!» Ceux à qui appartenait la maison voulaient l'empêcher; mais ils auraient aussi bien pu tenter d'arrêter les flots de la mer. «Retirez-vous, leur dit-elle, je suis un fantôme qui vient l'arracher au sépulcre ouvert devant elle!» Elle dit à Émilie qu'elle m'avait vu et qu'elle savait que je lui pardonnais et que je l'aimais. Elle l'aida précipitamment à s'habiller, puis elle lui prit le bras et l'emmena toute faible et chancelante. Elle n'écoutait pas plus ce qu'on lui disait que si elle n'avait pas eu d'oreilles. Elle passa au travers de tous ces gens-là en tenant mon enfant, ne songeant qu'à elle, et elle l'enleva saine et sauve, au milieu de la nuit, du fond de l'abîme de perdition!
«Elle soigna mon Émilie, continua-t-il, la main appuyée sur son coeur qui battait trop vite; elle s'épuisa à la soigner et à courir pour elle de côté et d'autre, jusqu'au lendemain soir. Puis elle vint me chercher, et vous aussi, maître Davy. Elle ne dit pas à Émilie où elle allait, de peur que le courage ne vînt à lui manquer et qu'elle n'eût l'idée de se dérober à nos yeux. Je ne sais comment la méchante dame apprit qu'elle était là. Peut-être l'individu dont je n'ai que trop parlé les avait-il vues entrer; ou plutôt, peut-être l'avait-il su de cette femme qui avait voulu la perdre. Mais, qu'importe! ma nièce est retrouvée.
«Toute la nuit, dit M. Peggotty, nous sommes restés ensemble, Émilie et moi. Elle ne m'a pas dit grand'chose, au milieu de ses larmes; j'ai à peine vu le cher visage de celle qui a grandi sous mon toit. Mais, toute la nuit j'ai senti ses bras autour de mon cou; sa tête a reposé sur mon épaule, et nous savons maintenant que nous pouvons avoir confiance l'un dans l'autre, et pour toujours.»
Il cessa de parler et posa sa main sur la table avec une énergie capable de dompter un lion.
«Quand j'ai pris autrefois la résolution d'être marraine de votre soeur, Trot, dit ma tante, de Betsy Trotwood, qui, par parenthèse, m'a fait faux bond, je ne peux pas vous dire quel bonheur je m'en étais promis. Mais, après cela, rien au monde n'aurait pu me faire plus de plaisir que d'être marraine de l'enfant de cette bonne jeune femme!»
M. Peggotty fit un signe d'assentiment, mais il n'osa pas prononcer de nouveau le nom de celle dont ma tante faisait l'éloge. Nous gardions tous le silence, absorbés dans nos réflexions (ma tante s'essuyait les yeux, elle pleurait, elle riait, elle se moquait de sa propre faiblesse). Enfin je me hasardai à dire:
«Vous avez pris un parti pour l'avenir, mon bon ami? J'ai à peine besoin de vous le demander?
— Oui, maître Davy, répondit-il, et je l'ai dit à Émilie. Il y a de grands pays, loin d'ici. Notre vie future se passera au delà des mers!
— Ils vont émigrer ensemble, ma tante; vous l'entendez!
— Oui! dit M. Peggotty avec un sourire plein d'espoir; en Australie, personne n'aura rien à reprocher à mon enfant. Nous recommencerons là une nouvelle vie.»
Je lui demandai s'il savait déjà à quelle époque ils partiraient.
«J'ai été à la douane ce matin, monsieur, me répondit-il, pour prendre des renseignements sur les vaisseaux en partance. Dans six semaines ou deux mois il y en aura un qui mettra à la voile, j'ai été à bord de ce bâtiment: c'est sur celui-là que nous nous embarquerons.
— Tout seuls? demandai-je.
— Oui, maître Davy! répondit-il; ma soeur, voyez-vous, vous aime trop vous et les vôtres; elle ne voit rien de si beau que son pays natal; il ne serait pas juste de la laisser partir. D'ailleurs, maître Davy, elle a à prendre soin de quelqu'un qu'il ne faut pas oublier.
— Pauvre Ham!» m'écriai-je.
— Ma bonne soeur prend soin de son ménage, voyez-vous, madame, et lui, il a beaucoup d'amitié pour elle, ajouta-t-il pour mettre ma tante bien au courant. Il lui parlera peut-être tout tranquillement, quand il ne pourrait pas ouvrir la bouche à d'autres. Pauvre garçon! dit M. Peggotty en hochant la tête, il lui reste si peu de chose! on peut bien au moins lui laisser ce qu'il a.
— Et mistress Gummidge? demandai-je.
— Ah! répondit M. Peggotty, d'un air embarrassé, qui ne tarda pas à se dissiper, à mesure qu'il parlait, mistress Gummidge m'a donné bien à penser. Voyez-vous, quand mistress Gummidge se met à broyer du noir, en songeant à l'ancien, elle n'est pas ce qu'on appelle d'une compagnie bien agréable. Entre nous, maître Davy, et vous, madame, quand mistress Gummidge se met à pleurnicher, ceux qui n'ont pas connu l'ancien la trouvent grognon. Moi qui ai connu l'ancien, ajouta-t-il, et qui sais tout ce qu'il valait, je puis la comprendre; mais ce n'est pas la même chose pour les autres, voyez-vous, c'est tout naturel!»
Nous fîmes un signe d'approbation.
«Ma soeur, reprit M. Peggotty, pourrait bien, ce n'est pas sûr, mais c'est possible, pourrait bien trouver parfois mistress Gummidge un peu ennuyeuse. Je n'ai donc pas l'intention de laisser mistress Gummidge demeurer chez eux; je lui trouverai un endroit où elle pourra se tirer d'affaire. Et pour cela, dit M. Peggotty, je compte lui faire une petite pension qui puisse la mettre à son aise. C'est la meilleure des femmes! Mais, à son âge, on ne peut s'attendre à ce que cette bonne vieille mère, qui est déjà si seule et si triste, aille s'embarquer pour venir vivre dans le désert, au milieu des forêts d'un pays quasi sauvage. Voilà donc ce que je compte faire d'elle.»
Il n'oubliait personne. Il pensait aux besoins et au bonheur de tous, excepté au sien.
«Émilie restera avec moi, continua-t-il, pauvre enfant! elle a si grand besoin de repos et de calme jusqu'au moment de notre départ! Elle préparera son petit trousseau de voyage, et j'espère qu'une fois près de son vieil oncle qui l'aime tant, malgré la rudesse de ses façons, elle finira par oublier le temps où elle était malheureuse.»
Ma tante confirma cette espérance par un signe de tête, ce qui causa à M. Peggotty une vive satisfaction.
«Il y a encore une chose, maître Davy, dit-il, en remettant la main dans la poche de son gilet, pour en tirer gravement le petit paquet de papiers que j'avais déjà vu, et qu'il déroula sur la table. Voilà ces billets de banque! l'un de cinquante livres sterling, l'autre de dix. Je veux y ajouter l'argent qu'elle a dépensé pour son voyage, je lui ai demandé combien c'était, sans lui dire pourquoi, et j'ai fait l'addition; mais je ne suis pas fort en arithmétique. Voulez-vous être assez bon pour voir si c'est juste?»
Il me tendit un morceau de papier, et ne me quitta pas des yeux, tandis que j'examinais son addition. Elle était parfaitement exacte.
«Merci, monsieur, me dit-il, en resserrant le papier. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, maître Davy, je mettrai cette somme sous enveloppe, avant de m'en aller, à son adresse à lui, et le tout dans une autre enveloppe adressée à sa mère; à qui je dirai seulement ce qu'il en est, et, comme je serai parti, il n'y aura pas moyen de me le renvoyer.»
Je trouvai qu'il avait raison, parfaitement raison.
«J'ai dit qu'il y avait encore une chose, continua-t-il avec un grave sourire, en remettant le petit paquet dans sa poche, mais il y en avait deux. Je ne savais pas bien ce matin si je ne devais pas aller moi-même annoncer à Ham notre grand bonheur. J'ai fini par écrire une lettre que j'ai mise à la poste, pour leur dire à tous ce qui s'était passé; et demain j'irai décharger mon coeur de ce qui n'a que faire d'y rester, et, probablement, faire mes adieux à Yarmouth!
— Voulez-vous que j'aille avec vous? lui dis-je, voyant qu'il avait encore quelque chose à me demander…
— Si vous étiez assez bon pour cela, maître Davy, répondit-il, je sais que ça leur ferait du bien de vous voir.»
Ma petite Dora se sentait mieux et montrait un vif désir que j'allasse avec M. Peggotty; je lui promis donc de l'accompagner. Et le lendemain matin nous étions dans la diligence de Yarmouth, pour parcourir une fois encore ce pays que je connaissais si bien.
Tandis que nous traversions la rue qui m'était familière (M. Peggotty avait voulu, à toute force se charger de porter mon sac de nuit), je jetai un coup d'oeil dans la boutique d'Omer et Joram, et j'y aperçus mon vieil ami M. Omer, qui fumait sa pipe. J'aimais mieux ne pas assister à la première entrevue de M. Peggotty avec sa soeur et avec Ham; M. Omer me servit de prétexte pour rester en arrière.
«Comment va M. Omer? il y a bien longtemps que je ne l'ai vu,» dis-je en entrant.
Il détourna sa pipe pour mieux me voir, et me reconnut bientôt à sa grande joie.
«Je devrais me lever, monsieur, pour vous remercier de l'honneur que vous me faites, dit-il, mais mes jambes ne sont plus très- alertes, et on me roule dans un fauteuil. Du reste, sauf mes jambes, et ma respiration qui est un peu courte, je me porte, grâce à Dieu, aussi bien que possible.»
Je le félicitai de son air de contentement et de ses bonnes dispositions. Je vis alors qu'il avait un fauteuil à roulettes.
«C'est très-ingénieux, n'est-ce pas? me demanda-t-il, en suivant la direction de mes yeux, et en passant son bras sur l'acajou pour le polir. C'est léger comme une plume, et sûr comme une diligence. Ma petite Minnie, ma petite fille, vous savez, l'enfant de Minnie, n'a qu'à s'appuyer contre le dossier, et me voilà parti le plus joyeusement du monde! Et puis, savez-vous, c'est une excellente chaise pour y fumer sa pipe.»
Jamais je n'ai vu un aussi bon vieillard que M. Omer, toujours prêt à voir le beau côté des choses, ou à s'en trouver satisfait. Il avait l'air radieux, comme si son fauteuil, son asthme et ses mauvaises jambes avaient été les diverses branches d'une grande invention destinée à ajouter aux agréments d'une pipe.
«Je vous assure que je reçois beaucoup de monde dans ce fauteuil: beaucoup plus qu'auparavant, reprit M. Omer; vous seriez surpris de la quantité de gens qui entrent pour faire une petite causette. Vraiment oui! Et puis, depuis que je me sers de ce fauteuil, le journal contient dix fois plus de nouvelles qu'auparavant. Je lis énormément. Voilà ce qui me réconforte, voyez-vous. Si j'avais perdu les yeux, que serais-je devenu? Mais mes jambes, qu'est-ce que cela fait? Elles ne servaient qu'à rendre ma respiration encore plus courte. Et maintenant, si j'ai envie de sortir dans la rue ou sur la plage, je n'ai qu'à appeler Dick, le plus jeune des apprentis de Joram, et me voilà parti, dans mon équipage, comme le lord-maire de Londres.»
Il se pâmait de rire.
«Que le bon Dieu vous bénisse! dit M. Omer, en reprenant sa pipe; il faut bien savoir prendre le gras et le maigre dont ce monde est entrelardé. Joram réussit à merveille dans ses affaires.
— Je suis enchanté de cette bonne nouvelle.
— J'en étais bien sûr, dit M. Omer. Et Joram et Minnie sont comme deux tourtereaux! Qu'est-ce qu'on peut demander de plus? Qu'est-ce que c'est que des jambes au prix de ça?»
Son souverain mépris pour ses jambes me paraissait une des choses les plus comiques que j'eusse jamais vues.
«Et depuis que je me suis mis à lire, vous vous êtes mis à écrire, vous, monsieur? dit M. Omer, en m'examinant d'un air d'admiration. Quel charmant ouvrage vous avez fait! Quels récits intéressants! Je n'en ai pas sauté une ligne. Et quand à avoir sommeil, oh! pas le moins du monde!»
J'exprimai ma satisfaction en riant, mais j'avoue que cette association d'idées me parut significative.
«Je vous donne ma parole d'honneur, monsieur, dit M. Omer, que quand je pose ce livre sur la table et que j'en regarde le dos, trois jolis petits volumes compactes, un, deux, trois, je suis tout fier de penser que j'ai eu jadis l'honneur de connaître votre famille. Il y a bien longtemps de ça, voyons! C'était à Blunderstone. Il y avait là un joli petit individu couché près de l'autre. Vous-même, vous n'étiez pas bien gros non plus. Ce que c'est! ce que c'est!»
Je changeai de sujet de conversation, en parlant d'Émilie. Après avoir assuré M. Omer que je n'avais pas oublié avec quelle bonté et quel intérêt il l'avait toujours traitée, je lui racontai en gros comment son oncle l'avait retrouvée, avec l'aide de Marthe; j'étais sûr que cela ferait plaisir au vieillard. Il m'écouta avec la plus grande attention, puis il me dit d'un ton ému:
«J'en suis enchanté, monsieur! Il y a longtemps que je n'avais appris de si bonnes nouvelles. Ah! mon Dieu, mon Dieu! Et que va- t-on faire pour cette pauvre Marthe?
— Vous touchez là une question qui me préoccupe depuis hier, M. Omer, mais sur laquelle je ne puis encore vous donner aucun renseignement. M. Peggotty ne m'en a pas parlé, et je n'ose le questionner. Mais je suis sûr qu'il ne l'a pas oubliée. Il n'oublie jamais les gens qui montrent, comme elle, une bonté désintéressée.
— Parce que, voyez-vous, dit M. Omer, en reprenant sa phrase là où il l'avait laissée, quand on fera quelque chose pour elle, je désire m'y associer. Inscrivez mon nom pour telle somme que vous jugerez convenable, et faites-le moi savoir, je n'ai jamais pu croire que cette fille fut aussi odieuse qu'on le disait, et je suis bien aise de voir que j'avais raison. Ma fille Minnie en sera contente aussi, les jeunes femmes vous disent souvent des choses qu'elles ne pensent pas, pour vous contrarier. Sa mère était tout comme elle: mais avec tout ça leurs coeurs sont bons et tendres; si Minnie fait la grosse voix quand elle parle de Marthe, ce n'est que pour le monde. Pourquoi cela? je n'en sais rien; mais au fond croyez bien que ce n'est sas sérieux. Elle ferait tout, au contraire, pour lui rendre service en cachette. Ainsi inscrivez mon nom, je vous prie, pour ce que vous croirez convenable, et écrivez-moi une ligne pour me dire où je dois vous adresser mon offrande. Ah! dit M. Omer, quand on arrive à cette époque de la vie, où les deux extrêmes se touchent, quand on se voit forcé, quelque robuste qu'on soit, de se faire rouler pour la seconde fois dans une espèce de chariot, on est trop heureux de rendre service à quelqu'un. On a soi-même tant besoin des autres! Je ne parle pas de moi; seulement, dit M. Omer, parce que, monsieur, je dis que nous descendons tous la colline, quelque âge que nous ayons; le temps ne reste jamais immobile. Faisons donc du bien aux autres, ne fût-ce que pour nous rendre heureux nous-mêmes. Voilà mon opinion.»
Il secoua la cendre de sa pipe, qu'il posa dans un petit coin du dossier de son fauteuil, adapté à cet usage.
«Voyez le cousin d'Émilie, celui qu'elle devait épouser, dit M. Omer, en se frottant lentement les mains; un brave garçon comme il n'y en a pas dans tout Yarmouth! Il vient souvent le soir causer avec moi, ou me faire la lecture une heure de suite. Voilà de la bonté, j'espère! mais toute sa vie n'est que bonté parfaite.
— Je vais le voir de ce pas, lui dis-je.
— Ah! vraiment, dit M. Omer; dites-lui que je me porte bien, et que je lui présente mes respects. Minnie et Joram sont à un bal; ils seraient aussi heureux que moi de vous voir, s'ils étaient au logis. Minnie ne sort presque jamais, à cause de son père, comme elle dit; aussi ce soir, je lui avais juré que si elle n'allait pas au bal, je me coucherais à six heures; et elle est allée au bal avec Joram!» M. Omer secouait son fauteuil, tout joyeux d'avoir si bien réussi dans sa ruse innocente.
Je lui serrai la main en lui disant bonsoir.
«Encore une demi-minute, monsieur, dit M. Omer; si vous vous en alliez sans voir mon petit éléphant, vous perdriez le plus charmant de tous les spectacles. Vous n'avez jamais vu rien de pareil!… Minnie!»
On entendit une petite voix mélodieuse, qui répondait de l'étage supérieur: «Me voilà, grand-père!» Et une jolie petite fille, aux longues boucles blondes, arriva bientôt en courant.
«Voilà mon petit éléphant, monsieur, me dit M. Omer, en embrassant l'enfant! pur sang de Siam, monsieur. Allons, petit éléphant!»
Le petit éléphant ouvrit la porte du salon, qu'on avait transformé en une chambre à coucher pour M. Omer, parce qu'il avait de la peine à monter; puis il appuya son joli front, et laissa tomber ses longs cheveux contre le dossier du fauteuil de M. Omer.
«Les éléphants vont tête baissée quand ils se dirigent vers un objet, vous savez, monsieur, me dit M. Omer en me guignant de l'oeil. Petit éléphant! un, deux, trois!»
À ce signal, le petit éléphant fit tourner le fauteuil de M. Omer, avec une dextérité merveilleuse chez un si petit animal, et le fit entrer dans le salon, sans l'accrocher à la porte, tandis que M. Omer me regardait avec une joie indicible, à la vue de cette évolution, comme s'il était tout glorieux de finir par ce tour de force les succès de sa vie passée.
Après avoir erré dans la ville, je me rendis à la maison de Ham. Peggotty y habitait avec lui; elle avait loué sa propre chaumière au successeur de M. Barkis, qui lui avait acheté le fond de clientèle, la charrette et le cheval. Je crois que c'était toujours le même coursier pacifique que du temps de M. Barkis.
Je les trouvai dans une petite cuisine très-bien tenue, en compagnie de mistress Gummidge, que M. Peggotty avait amenée du vieux bateau. Je doute qu'un autre eût pu la décider à abandonner son poste. Il leur avait évidemment tout dit. Peggotty et mistress Gummidge s'essuyaient les yeux avec leurs tabliers. Ham était sorti pour faire un tour sur la grève. Il rentra bientôt, et parut charmé de me voir; j'espère que ma visite leur fit du bien. Nous parlâmes, le plus gaiement qu'il nous fut possible, de la fortune qu'allait faire M. Peggotty dans son nouveau pays, et des merveilles qu'il nous décrirait dans ses lettres, nous ne nommâmes pas Émilie, mais plus d'une fois on fit allusion à elle. Ham avait l'air plus serein que personne.
Mais Peggotty me dit, quand elle m'eut fait monter dans une petite chambre, où le livre aux crocodiles m'attendait sur la table, que Ham était toujours le même; elle était sûre qu'il avait le coeur brisé (me dit-elle en pleurant); mais il était plein de courage et de douceur, et il travaillait avec plus d'activité et d'adresse que tous les constructeurs de barques du port. Parfois, le soir, il rappelait leur vie passée à bord du vieux bateau; et alors il parlait d'Émilie, quand elle était toute petite; mais jamais il ne parlait d'elle, devenue femme.
Je crus lire sur le visage du jeune homme qu'il avait envie de causer seul avec moi. Je résolus donc de me trouver sur son chemin le lendemain soir, quand il reviendrait de son travail; puis je m'endormis. Cette nuit-là, pour la première fois depuis bien longtemps, on éteignit la lumière qui brillait toujours à la fenêtre du vieux bateau, et M. Peggotty se coucha dans son vieux hamac, au son du vent qui gémissait, comme autrefois, autour de lui.
Le lendemain, il s'occupa à disposer sa barque de pêche et tous ses filets; à emballer et à diriger sur Londres, par le roulage, les effets mobiliers qui pouvaient lui servir dans son ménage; à donner à mistress Gummidge ce dont il croyait ne pas avoir besoin. Elle ne le quitta pas de tout le jour. J'avais un triste désir de revoir ce lieu où j'avais vécu jadis, avant qu'on l'abandonnât. Je convins donc avec eux, de venir les y retrouver le soir; mais je m'arrangeai pour voir Ham auparavant.
Comme je savais où il travaillait, il m'était facile de le trouver en chemin. J'allai l'attendre dans un coin retiré de la grève, que je savais qu'il devait traverser, et je m'en revins avec lui, pour qu'il eût le temps de me parler, s'il en avait vraiment envie. Je ne m'étais pas mépris sur l'expression de son visage; nous n'avions pas fait vingt pas qu'il me dit, sans lever les yeux sur moi:
«Maître David, vous l'avez vue?
— Seulement un instant, pendant qu'elle était évanouie, répondis- je doucement.»
Nous marchâmes un instant en silence, puis il me dit:
«Est-ce que vous la reverrez, monsieur David?
— Cela lui serait peut-être trop pénible.
— J'y ai pensé, répondit-il; c'est probable, monsieur, c'est probable.
— Mais, Ham, lui dis-je doucement, si vous vouliez que je lui écrivisse quelque chose de votre part, dans le cas où je ne pourrais pas le lui dire; si vous aviez quelque chose à lui communiquer par mon entremise, je regarderais cette confidence comme un dépôt sacré.
— J'en suis sûr. Vous êtes bien bon, monsieur, je vous remercie! je crois qu'il y a quelque chose que je voudrais lui faire dire ou lui faire écrire.
— Qu'est-ce donc?
Nous allâmes encore quelques pas, puis il reprit:
«Il ne s'agit pas de dire que je lui pardonne, cela n'en vaudrait pas la peine; mais c'est que je la prie de me pardonner de lui avoir presque imposé mon affection. Souvent je me dis, monsieur, que, si elle ne m'avait pas promis de m'épouser, elle aurait eu assez de confiance en moi, en raison de notre amitié, pour venir me dire la lutte qu'elle souffrait dans son coeur, et s'adresser à mes conseils; je l'aurais peut-être sauvée.»
Je lui serrai la main.
«Est-ce tout?
— Il y a encore quelque chose, dit-il; si je peux seulement vous le dire, maître David.»
Nous marchâmes longtemps sans qu'il ouvrît la bouche; enfin, il parla. Il ne pleurait pas; quand il s'arrêtait aux endroits où le lecteur verra des points, il se recueillait seulement pour s'expliquer plus clairement:
«Je l'aimais trop… et sa mémoire… m'est, trop chère… pour que je puisse chercher à lui faire croire que je suis heureux. Je ne pourrais être heureux… qu'en l'oubliant, et je crains bien de ne pouvoir supporter qu'on lui promette pour moi pareille chose; mais, si vous, maître David, qui êtes si savant, si vous pouviez trouver quelque chose à lui dire pour lui faire croire que je n'ai pas trop souffert, que je l'aime toujours, et que je la plains; si vous pouviez lui faire croire que je ne suis pas las de la vie, qu'au contraire, j'espère la voir un jour, sans reproches, là où les méchante cessent de troubler les bons, et où on trouve le repos de ses peines… Si vous pouviez lui dire quelque chose qui soulagerait son chagrin, sans pourtant lui faire croire que je me marierai jamais, ou que jamais une autre me sera de rien, je vous demanderais de bien vouloir le dire… et encore que je prie pour elle… elle qui m'était si chère.»
Je serrai encore vivement la main de Ham entre les miennes, et je lui promis de m'acquitter de mon mieux de sa commission.
«Je vous remercie, monsieur, répondit-il; vous avez été bien bon de venir me trouver; vous avez été bien bon aussi d'accompagner mon oncle jusqu'ici, maître Davy; je comprends bien que je ne le reverrai plus, quoique ma tante doive aller les revoir encore à Londres, et leur dire adieu avant leur départ. J'y suis bien décidé; nous ne nous le disons pas, mais c'est sûr, et cela vaut mieux. La dernière fois que vous le verrez, au dernier moment, voulez-vous lui dire tous les remercîments, toute la respectueuse affection de l'orphelin pour lequel il a été plus qu'un père?»
Je le lui promis.
«Merci encore, monsieur, dit-il, en me pressant cordialement la main; je sais où vous allez. Adieu.»
Il fit un petit signe de la main, comme pour m'expliquer qu'il ne pouvait pas retourner dans ce lieu qu'il avait aimé autrefois, puis s'éloigna. Je le vis tourner les yeux vers une bande de lumière argentée, sur les flots, et passer son chemin en la regardant, jusqu'au moment où il ne fut plus qu'une ombre dans le lointain.
La porte du vieux bateau était ouverte lorsque j'en approchai; je vis qu'il n'y avait plus de meubles, sauf un vieux coffre, sur lequel était assise mistress Gummidge, avec un panier sur les genoux. Elle regardait M. Peggotty, qui avait le coude appuyé sur la cheminée, et semblait examiner les cendres rougeâtres d'un feu à demi éteint; mais il leva la tête d'un air serein, et me dit:
«Ah! vous voilà, maître Davy; vous venez dire adieu à notre vieille maison, comme vous l'aviez promis. C'est un peu nu, n'est- ce pas?
— Vous n'avez pas perdu votre temps, lui dis-je.
— Oh non, monsieur, nous avons bien travaillé; mistress Gummidge a travaillé comme un… je ne sais vraiment pas comme quoi mistress Gummidge n'a pas travaillé, dit M. Peggotty en la regardant, sans avoir pu trouver de comparaison assez flatteuse.»
Mistress Gummidge, toujours appuyée sur son panier, ne fit aucune réflexion.
«Voilà le coffre sur lequel vous vous asseyiez jadis à côté d'Émilie, dit M. Peggotty à voix basse; je vais l'emporter avec moi. Et voilà votre ancienne chambre, maître David, elle est aussi nue qu'on peut le désirer.»
Le vent soufflait doucement, avec un gémissement solennel, qui enveloppait cette demeure à demi déserte d'une atmosphère pleine de tristesse. Tout était parti, jusqu'au petit miroir avec son cadre de nacre. Je pensai au temps où, pour la première fois, j'avais couché là, tandis qu'un si grand changement s'accomplissait dans la maison de ma mère. Je pensai à l'enfant aux yeux bleus qui m'avait charmé. Je pensai à Steerforth, et, tout d'un coup, je me sentis saisi d'une folle crainte qu'il ne fût près de là et qu'on ne pût le rencontrer au premier moment.
«Il se passera du temps avant que le bateau soit habité de nouveau, dit tout bas Peggotty. On le regarde ici à présent comme un lieu de malédiction.
— Appartient-il à quelqu'un du pays? demandai-je.
— À un constructeur de mâts de Yarmouth, dit M. Peggotty. Je compte lui remettre la clef ce soir.»
Nous entrâmes dans l'autre petite chambre, puis nous vînmes retrouver mistress Gummidge, qui était toujours assise sur le coffre. M. Peggotty posa la bougie sur la cheminée, et pria la bonne femme de se lever pour qu'il pût transporter le coffre dehors avant d'éteindre la bougie.
«Daniel, dit mistress Gummidge en quittant tout à coup son panier pour s'attacher au bras de M. Peggotty, mon cher Daniel, voici mes dernières paroles en m'éloignant de cette maison: c'est que je ne veux pas me séparer de vous. Ne pensez pas à me laisser là, Daniel! Oh! non, n'en faites rien.»
M. Peggotty, surpris, regarda mistress Gummidge et puis moi, comme s'il sortait d'un songe.
«N'en faites rien, mon bon Daniel, je vous en conjure, cria mistress Gummidge du ton le plus ému. Emmenez-moi avec vous, Daniel, emmenez-moi avec vous, avec Émilie! Je serai votre servante, votre constante et fidèle servante. S'il y a des esclaves dans le pays où vous allez, je serai votre esclave, et j'en serai bien contente, mais ne m'abandonnez pas, Daniel, je vous en conjure!
— Ma chère amie, dit M. Peggotty en secouant la tête, vous ne savez pas comme le voyage est long et comme la vie sera rude!
— Si, Daniel, je le sais bien! Je le devine! s'écria mistress Gummidge. Mais, je vous le répète, voici mes dernières paroles avant notre séparation: c'est que, si vous me laissez là, je veux rentrer dans cette maison pour y mourir. Je sais bêcher, Daniel; je sais travailler; je sais ce que c'est que la peine. Je serai bonne et patiente, Daniel, plus que vous ne croyez. Voulez-vous seulement essayer? Je ne toucherai jamais un sou de cette pension, Daniel Peggotty, non; pas même quand je mourrais de faim; mais si vous voulez m'emmener, j'irai avec vous et Émilie jusqu'au bout du monde. Je sais bien ce que c'est; je sais que vous croyez que je suis maussade et grognon; mais, mon cher ami, ce n'est déjà plus comme autrefois, je ne suis pas restée toute seule ici sans gagner quelque chose à penser à tous vos chagrins. Maître David, parlez- lui pour moi! Je connais ses habitudes et celles d'Émilie; je connais aussi leurs chagrins, je pourrai les consoler quelquefois, et je travaillerai toujours pour eux. Daniel, mon cher Daniel, laissez-moi aller avec vous!»
Mistress Gummidge prit sa main et la baisa avec une émotion et une tendresse reconnaissante qu'il méritait bien.
Nous transportâmes le coffre hors de la maison, on éteignit les lumières, on ferma la porte, et on quitta le vieux bateau, qui resta comme un point noir au milieu d'un ciel chargé d'orages. Le lendemain, nous retournions à Londres sur l'impériale de la diligence; mistress Gummidge était installée avec son panier dans la rotonde, et elle était bien heureuse.
CHAPITRE XXII.
J'assiste à une explosion.
Quand nous fûmes arrivés à la veille du jour pour lequel M. Micawber nous avait donné un si mystérieux rendez-vous, nous nous consultâmes, ma tante et moi, pour savoir ce que nous ferions, car ma tante n'avait nulle envie de quitter Dora. Hélas! qu'il m'était facile de monter Dora dans mes bras, maintenant!
Nous étions disposés, en dépit du désir exprimé par M. Micawber, à décider que ma tante resterait à la maison; M. Dick et moi, nous nous chargerions de représenter la famille. C'était même une chose convenue, quand Dora vint tout déranger en déclarant que jamais elle se pardonnerait à elle-même, et qu'elle ne pardonnerait pas non plus à son méchant petit mari, si ma tante n'allait pas avec nous à Canterbury.
«Je ne vous adresserai pas la parole, dit-elle à ma tante en secouant ses boucles; je serai désagréable, je ferai aboyer Jip toute la journée contre vous. Si vous n'y allez pas, je dirai que vous êtes une vieille grognon.
— Bah! bah! Petite-Fleur, dit ma tante en riant, vous savez bien que vous ne pouvez pas vous passer de moi!
— Mais si, certainement! dit Dora, vous ne me servez à rien du tout. Vous ne montez jamais me voir dans ma chambre, toute la sainte journée; vous ne venez jamais vous asseoir près de moi pour me raconter comme quoi mon Dody avait des souliers tout percés, et comment il était couvert de poussière, le pauvre petit homme! Vous ne faites jamais rien pour me faire plaisir, convenez-en.»
Et Dora s'empressa d'embrasser ma tante en disant: «Non, non, c'est pour rire,» comme si elle avait peur que ma tante ne pût croire qu'elle parlait sérieusement.
«Mais, ma tante, reprit-elle d'un ton câlin, écoutez-moi bien: il faut y aller, je vous tourmenterai jusqu'à ce que vous m'ayez dit oui, et je rendrai ce méchant garçon horriblement malheureux s'il ne vous y emmène pas. Je serai insupportable, et Jip aussi! Je ne veux pas vous laisser un moment de répit, pour vous faire regretter, tout le temps, de n'y être pas allée. Mais d'ailleurs, dit-elle, rejetant en arrière ses longs cheveux et nous regardant, ma tante et moi, d'un air interrogateur, pourquoi n'iriez-vous pas tous deux? Je ne suis pas si malade, n'est-ce pas?
— Là! quelle question! s'écria ma tante.
— Quelle idée! lui dis-je.
— Oui! je sais bien que je suis une petite sotte! dit Dora en nous regardant l'un après l'autre, puis elle tendit sa jolie bouche pour nous embrasser. Eh bien, alors, il faut que vous y alliez tous les deux, ou bien je ne vous croirai pas, et ça me fera pleurer.»
Je vis sur le visage de ma tante qu'elle commençait à céder, et
Dora s'épanouit en le voyant aussi.
«Vous aurez tant de choses à me raconter, qu'il me faudra au moins huit jours pour l'entendre et le comprendre, dit Dora; car je ne comprendrai pas tout de suite, si ce sont des affaires, comme c'est bien probable. Et puis, s'il y a des additions à faire, je n'en viendrai pas à bout, et ce méchant garçon aura l'air contrarié tout le temps. Allons, vous irez, n'est-ce pas? Vous ne serez absents qu'une nuit, et Jip prendra soin de moi pendant ce temps-là. David me portera dans ma chambre avant que vous partiez, et je ne redescendrai que quand vous serez de retour; vous porterez aussi à Agnès une lettre de reproches; je veux la gronder de n'être jamais venue nous voir!»
Nous décidâmes, sans plus de contestations, que nous partirions tous les deux, et que Dora était une petite rusée qui s'amusait à faire la malade pour se faire soigner. Elle était enchantée et de très-bonne humeur; nous prîmes ce soir-là la malle-poste de Canterbury, ma tante, M. Dick, Traddles et moi.
Je trouvai une lettre de M. Micawber à l'hôtel où il nous avait priés de l'attendre et où nous eûmes assez de peine à nous faire ouvrir au milieu de la nuit; il m'écrivait qu'il nous viendrait voir le lendemain matin à neuf heures et demie précises. Après quoi, nous allâmes tout frissonnants nous coucher, à cette heure incommode, passant, pour gagner nos lits respectifs, à travers d'étroits corridors qu'on aurait dits, d'après l'odeur, confits dans une solution de soupe et de fumier.
Le lendemain matin, de bonne heure, j'errai dans les rues paisibles de cette antique cité: je me promenai à l'ombre des vénérables cloîtres et des églises. Les corbeaux planaient toujours sur les tours de la cathédrale, et les tours elles-mêmes, qui dominent tout le riche pays d'alentour avec ses rivières gracieuses, semblaient fendre l'air du matin, sereines et paisibles, comme si rien ne changeait sur la terre. Et pourtant les cloches, en résonnant à mes oreilles, ne me rappelaient que trop que tout change ici-bas; elles me rappelaient leur propre vieillesse et la jeunesse de ma charmante Dora; elles me racontaient la vie de tous ceux qui avaient passé près d'elles pour aimer, puis pour mourir, tandis que leur son plaintif venait frapper l'armure rouillée du prince Noir dans la cathédrale, pour aller se perdre après dans l'espace, comme un cercle qui se forme, et disparaît sur la surface des eaux.
Je jetai un coup d'oeil sur la vieille maison qui faisait le coin de la rue, mais j'en restai éloigné: peut-être, si on m'avait aperçu, aurais-je pu nuire involontairement à la cause que je venais servir. Le soleil du matin dorait de ses rayons le toit et les fenêtres de cette demeure, et mon coeur ressentait quelque chose de la paix qu'il avait connue autrefois.
Je fis un tour aux environs pendant une heure ou deux, puis je revins par la grande rue, qui commençait à reprendre de l'activité. Dans une boutique qui s'ouvrait, je vis mon ancien ennemi, le boucher, qui berçait un petit enfant et semblait devenu un membre très-paisible de la société.
Nous nous mîmes à déjeuner; l'impatience commençait à nous gagner. Il était près de neuf heures et demie, nous attendions M. Micawber avec une extrême agitation. À la fin, nous laissâmes là le déjeuner; M. Dick seul y avait fait quelque honneur. Ma tante se mit à arpenter la chambre, Traddles s'assit sur le canapé, sous prétexte de lire un journal qu'il étudiait, les yeux au plafond; je me mis à la fenêtre pour avertir les autres, dès que j'apercevrais M. Micawber. Je n'eus pas longtemps à attendre: neuf heures et demie sonnaient lorsque je le vis paraître dans la rue.
«Le voilà! m'écriai-je, et il n'a pas son habit noir!»
Ma tante renoua son chapeau (qu'elle avait gardé pendant tout le temps de son déjeuner) et mit son châle, comme si elle s'apprêtait à quelque événement qui demandât toute son énergie. Traddles boutonna sa redingote d'un air déterminé, M. Dick, ne comprenant rien à ces préparatifs redoutables, mais jugeant nécessaire de les imiter, enfonça son chapeau sur sa tête, de toutes ses forces, puis l'ôta immédiatement pour dire bonjour à M. Micawber.
«Messieurs et madame, dit M. Micawber, bonjour! Mon cher monsieur, dit-il à M. Dick, qui lui avait donné une vigoureuse poignée de main, vous êtes bien bon.
— Avez-vous déjeuné? dit M. Dick. Voulez-vous une côtelette?
— Pour rien au monde, mon cher monsieur! s'écria M. Micawber en l'empêchant de sonner; depuis longtemps, monsieur Dixon, l'appétit et moi, nous sommes étrangers l'un à l'autre.»
M. Dixon fut si charmé de son nouveau nom, qu'il donna à
M. Micawber une nouvelle poignée de main en riant comme un enfant.
«Dick, lui dit ma tante, attention!»
M. Dick rougit et se redressa.
«Maintenant, monsieur, dit ma tante à M. Micawber tout en mettant ses gants, nous sommes prêts à partir pour le mont Vésuve ou ailleurs, aussitôt qu'il vous plaira.
— Madame, répondit M. Micawber, j'ai l'espérance, en effet, de vous faire assister bientôt à une éruption. Monsieur Traddles, vous me permettez, n'est-ce pas, de dire que nous avons eu quelques communications, vous et moi?
— C'est un fait, Copperfield, dit Traddles, que je regardais d'un air surpris. M. Micawber m'a consulté sur ce qu'il comptait faire, et je lui ai donné mon avis aussi bien que j'ai pu.
— À moins que je ne me fasse illusion, monsieur Traddles, continua M. Micawber, ce que j'ai l'intention de découvrir ici est très-important?
— Extrêmement important, dit Traddles.
— Peut-être, dans de telles circonstances, madame et messieurs, dit M. Micawber, me ferez-vous l'honneur de vous laisser diriger par un homme qui, tout indigne qu'il est d'être considéré comme autre chose qu'un frêle esquif échoué sur la grève de la vie humaine, est cependant un homme comme vous; des erreurs individuelles et une fatale combinaison d'événements l'ont seules fait déchoir de sa position naturelle.
— Nous avons pleine confiance en vous, monsieur Micawber, lui dis-je; nous ferons tout ce qu'il vous plaira.
— Monsieur Copperfield, repartit M. Micawber, votre confiance n'est pas mal placée pour le moment, je vous demande de vouloir bien me laisser vous devancer de cinq minutes; puis soyez assez bons pour venir rendre visite à miss Wickfield, au bureau de MM. Wickfield-et-Heep, où je suis commis salarié.»
Ma tante et moi, nous regardâmes Traddles qui faisait un signe d'approbation.
«Je n'ai plus rien à ajouter,» continua M. Micawber.
Puis, à mon grand étonnement, il nous fit un profond salut d'un air très-cérémonieux, et disparut. J'avais remarqué qu'il était extrêmement pâle.
Traddles se borna à sourire en hochant la tête, quand je le regardai pour lui demander ce que tout cela signifiait: ses cheveux étaient plus indisciplinés que jamais. Je tirai ma montre pour attendre que le délai de cinq minutes fût expiré. Ma tante, sa montre à la main, faisait de même. Enfin, Traddles lui offrit le bras, et nous sortîmes tous ensemble pour nous rendre à la maison des Wickfield, sans dire un mot tout le long du chemin.
Nous trouvâmes M. Micawber à son bureau du rez-de-chaussée, dans la petite tourelle; il avait l'air de travailler activement. Sa grande règle était cachée dans son gilet, mais elle passait, à une des extrémités, comme un jabot de nouvelle espèce.
Voyant que c'était à moi de prendre la parole, je dis tout haut:
«Comment allez-vous, monsieur Micawber?
— Monsieur Copperfield, dit gravement M. Micawber, j'espère que vous vous portez bien?
— Miss Wickfield est-elle chez elle?
— M. Wickfield est souffrant et au lit, monsieur, dit-il, il a une fièvre rhumatismale; mais miss Wickfield sera charmée, j'en suis sûre, de revoir d'anciens amis. Voulez-vous entrer, monsieur?»
Il nous précéda dans la salle à manger; c'était là que, pour la première fois, on m'avait reçu dans cette maison; puis, ouvrant la porte de la pièce qui servait jadis de bureau à M. Wickfield, il annonça d'une voix retentissante:
«Miss Trotwood, monsieur David Copperfield, monsieur Thomas
Traddles et monsieur Dick.»
Je n'avais pas revu Uriah Heep depuis le jour où je l'avais frappé. Évidemment notre visite l'étonnait presque autant qu'elle nous étonnait nous-mêmes. Il ne fronça pas les sourcils, parce qu'il n'en avait pas à froncer, mais il plissa son front de manière à fermer presque complètement ses petits yeux, tandis qu'il portait sa main hideuse à son menton, d'un air de surprise et d'anxiété. Ce ne fut que l'affaire d'un moment: je l'entrevis en le regardant par-dessus l'épaule de ma tante. La minute d'après, il était aussi humble et aussi rampant que jamais.
«Ah vraiment! dit-il, voilà un plaisir bien inattendu! C'est une fête sur laquelle je ne comptais guère, tant d'amis à la fois! Monsieur Copperfield, vous allez bien, j'espère? et si je peux humblement m'exprimer ainsi, vous êtes toujours bienveillant envers vos anciens amis? Mistress Copperfield va mieux, j'espère, monsieur? Nous avons été bien inquiets de sa santé depuis quelque temps, je vous assure.»
Je me souciais fort peu de lui laisser prendre ma main, mais comment faire?
«Les choses ont bien changé ici, miss Trotwood, depuis le temps où je n'étais qu'un humble commis, et où je tenais votre poney; n'est-ce pas? dit Uriah de son sourire le plus piteux. Mais, moi, je n'ai pas changé, miss Trotwood.
— À vous parler franchement, monsieur, dit ma tante, si cela peut vous être agréable, je vous dirai bien que vous avez tenu tout ce que vous promettiez dans votre jeunesse.
— Merci de votre bonne opinion, miss Trotwood, dit Uriah, avec ses contorsions accoutumées.
— Micawber, voulez-vous avertir miss Agnès et ma mère! Ma mère va être dans tous ses états, en voyant si brillante compagnie! dit Uriah en nous offrant des chaises.
— Vous n'êtes pas occupé, monsieur Heep? dit Traddles, dont les yeux venaient de rencontrer l'oeil fauve du renard qui le regardait à la dérobée d'un air interrogateur.
— Non, monsieur Traddles, répondit Uriah en reprenant sa place officielle et en serrant l'une contre l'autre deux mains osseuses, entre deux genoux également osseux, pas autant que je le voudrais. Mais les jurisconsultes sont comme les requins ou comme les sangsues, vous savez: ils ne sont pas aisés à satisfaire! Ce n'est pas que M. Micawber et moi nous n'ayons assez à faire, monsieur, grâce à ce que M. Wickfield ne peut se livrer à aucun travail, pour ainsi dire. Mais c'est pour nous un plaisir aussi bien qu'un devoir, de travailler pour lui. Vous n'êtes pas lié avec M. Wickfield, je crois, monsieur Traddles? il me semble que je n'ai eu moi-même l'honneur de vous voir qu'une seule fois?
— Non, je ne suis pas lié avec M. Wickfield, répondit Traddles; sans cela j'aurais peut-être eu l'occasion de vous rendre visite plus tôt.»
Il y avait dans le ton dont Traddles prononça ces mots quelque chose qui inquiéta de nouveau Uriah; il jeta les yeux sur lui d'un air sinistre et soupçonneux. Mais il se remit en voyant le visage ouvert de Traddles, ses manières simples et ses cheveux hérissés, et il continua en sautant sur sa chaise:
«J'en suis fâché, monsieur Traddles, vous l'auriez apprécié comme moi, ses petits défauts n'auraient fait que vous le rendre plus cher. Mais si vous voulez entendre l'éloge de mon maître, adressez-vous à Copperfield! D'ailleurs, toute la famille de M. Wickfield est un sujet sur lequel son éloquence ne tarit pas.»
Je n'eus pas le temps de décliner le compliment, quand j'aurais été disposé à le faire. Agnès venait d'entrer, suivie de mistress Heep. Elle n'avait pas l'air aussi calme qu'à l'ordinaire; évidemment elle avait eu à supporter beaucoup d'anxiété et de fatigue. Mais sa cordialité empressée et sa sereine beauté n'en étaient que plus frappantes.
Je vis Uriah l'observer tandis qu'elle nous disait bonjour, il me rappela la laideur des mauvais génies épiant une bonne fée. Puis je vis M. Micawber faire un signe à Traddles, qui sortit aussitôt.
«Vous n'avez pas besoin de rester ici, Micawber, dit Uriah.»
Mais M. Micawber restait debout devant la porte, une main appuyée sur la règle qu'il avait placée dans son gilet. On voyait bien, à ne pas s'y méprendre, qu'il avait l'oeil fixé sur un individu, et que cet individu, c'était son abominable patron.
«Qu'est-ce que vous attendez? dit Uriah. Micawber, n'avez-vous pas entendu que je vous ai dit de ne pas rester ici?
— Si, dit M. Micawber, toujours immobile.
— Alors, pourquoi restez-vous? dit Uriah.
— Parce que… parce que cela me convient, répondit M. Micawber, qui ne pouvait plus se contenir.»
Les joues d'Uriah perdirent toute leur couleur et se couvrirent d'une pâleur mortelle, faiblement illuminée par le rouge de ses paupières. Il regarda attentivement M. Micawber avec une figure toute haletante.
«Vous n'êtes qu'un pauvre sujet, tout le monde le sait bien, dit- il en s'efforçant de sourire, et j'ai peur que vous ne m'obligiez à me débarrasser de vous. Sortez! je vous parlerai tout à l'heure.
— S'il y a en ce monde un scélérat, dit M. Micawber, en éclatant tout à coup avec une véhémence inouïe, un coquin auquel je n'ai que trop parlé en ma vie, ce gredin-là se nomme… Heep!»
Uriah recula, comme s'il avait été piqué par un reptile venimeux. Il promena lentement ses regards sur nous, de l'air le plus sombre et le plus méchant; puis il dit à voix basse:
«Ah! ah! c'est un complot! Vous vous êtes donné rendez-vous ici; vous voulez vous entendre avec mon commis, Copperfield, à ce qu'il paraît! Mais prenez garde. Vous ne réussirez pas; nous nous connaissons, vous et moi: nous ne nous aimons guère. Depuis votre première visite ici, vous avez toujours fait le chien hargneux, vous êtes jaloux de mon élévation, n'est-ce pas! mais je vous en avertis, pas de complots contre moi, ou les miens vaudront bien les vôtres. Micawber, sortez, j'ai deux mots à vous dire.
— Monsieur Micawber, dis-je, il s'est fait un étrange changement dans ce drôle, il en est venu à dire la vérité sur un point, c'est qu'il se sent menacé. Traitez-le comme il le mérite!
— Vous êtes d'aimables gens, dit Uriah, toujours du même ton, en essuyant, de sa longue main, les gouttes de sueur gluante qui coulaient sur son front, de venir acheter mon commis, l'écume de la société; un homme tel que vous étiez jadis, Copperfield, avant qu'on vous eût fait la charité; et de le payer pour me diffamer par des mensonges! Mistress Trotwood, vous ferez bien d'arrêter tout ça, ou je me charge de faire arrêter votre mari, plutôt qu'il ne vous conviendra. Ce n'est pas pour des prunes que j'ai étudié à fond votre histoire, en homme du métier, ma brave dame! Miss Wickfield, au nom de l'affection que vous avez pour votre père, ne vous joignez pas à cette bande, si vous ne voulez pas que je le ruine… Et maintenant, Micawber, venez-y! je vous tiens entre mes griffes. Regardez-y à deux fois, si vous ne voulez pas être écrasé. Je vous recommande de vous éloigner, tandis qu'il en est encore temps. Mais où est ma mère? dit-il, en ayant l'air de remarquer avec une certaine alarme l'absence de Traddles, et en tirant brusquement la sonnette. La jolie scène à venir faire chez les gens!
— Mistress Heep est ici, monsieur, dit Traddles, qui reparut suivi de la digne mère de ce digne fils. J'ai pris la liberté de me faire connaître d'elle.
— Et qui êtes-vous, pour vous faire connaître? répondit Uriah; que venez-vous demander ici?
— Je suis l'ami et l'agent de M. Wickfield, monsieur, dit Traddles d'un air grave et calme. Et j'ai dans ma poche ses pleins pouvoirs, pour agir comme procureur en son nom, quoi qu'il arrive.
— Le vieux baudet aura bu jusqu'à en perdre l'esprit, dit Uriah, qui devenait toujours de plus en plus affreux à voir, et on lui aura soutiré cet acte par des moyens frauduleux!
— Je sais qu'on lui a soutiré quelque chose par des moyens frauduleux, reprit doucement Traddles; et vous le savez aussi bien que moi, monsieur Heep. Nous laisserons cette question à traiter à M. Micawber, si vous le voulez bien.
— Uriah! dit mistress Heep d'un ton inquiet.
— Taisez-vous, ma mère, répondit-il, moins on parle, moins on se trompe.
— Mais, mon ami…
— Voulez-vous me faire le plaisir de vous taire, ma mère, et de me laisser parler?»
Je savais bien depuis longtemps que sa servilité n'était qu'une feinte, et qu'il n'y avait en lui que fourberie et fausseté; mais, jusqu'au jour où il laissa tomber son masque, je ne m'étais fait aucune idée de l'étendue de son hypocrisie. J'avais beau le connaître depuis de longues années, et le détester cordialement, je fus surpris de la rapidité avec laquelle il cessa de mentir, quand il reconnut que tout mensonge lui serait inutile; de la malice, de l'insolence et de la haine qu'il laissa éclater, de sa joie en songeant, même alors, à tout le mal qu'il avait fait. Je croyais savoir à quoi m'en tenir sur son compte, et pourtant ce fut toute une révélation pour moi, car en même temps qu'il affectait de triompher, il était au désespoir, et ne savait comment se tirer de ce mauvais pas.
Je ne dis rien du regard qu'il me lança, pendant qu'il se tenait là debout, à nous lorgner les uns après les autres, car je n'ignorais pas qu'il me haïssait, et je me rappelais les marques que ma main avait laissées sur sa joue. Mais, quand ses yeux se fixèrent sur Agnès, ils avaient une expression de rage qui me fit frémir: on voyait qu'il sentait qu'elle lui échappait; il ne pourrait satisfaire l'odieuse passion qui lui avait fait espérer de posséder une femme dont il était incapable d'apprécier toutes les vertus. Était-il possible qu'Agnès eût été condamnée à vivre, seulement une heure, dans la compagnie d'un pareil homme!
Il se grattait le menton, puis nous regardait avec colère, enfin il se tourna de nouveau vers moi et me dit d'un ton demi-patelin, demi-insolent:
«Et vous, Copperfield, qui faites tant de fracas de votre honneur et de tout ce qui s'ensuit; comment m'expliquerez-vous, monsieur l'honnête homme, que vous veniez espionner ce qui se passe chez moi, et suborner mon commis pour qu'il vous contât mes affaires? Si c'était moi, je n'en serais pas surpris, car je n'ai pas la prétention d'être un gentleman (bien que je n'aie jamais erré dans les rues, comme vous le faisiez jadis, à ce que raconte Micawber), mais vous! cela ne vous fait pas peur? Vous ne songez pas à tout ce que je pourrai faire, en retour, jusqu'à vous faire poursuivre pour complot, etc., etc.? très-bien. Nous verrons! monsieur… Comment vous appelez-vous? Vous qui vouliez faire une question à Micawber, tenez! le voilà. Pourquoi donc ne lui dites- vous pas de parler? Il sait sa leçon par coeur, à ce que je puis croire.»
Il s'aperçut que tout ce qu'il disait ne faisait aucun effet sur nous, et, s'asseyant sur le bord de la table, il mit ses mains dans ses poches, et, les jambes entrelacées, il attendit d'un air résolu la suite des événements.
M. Micawber, que j'avais eu beaucoup de peine à contenir, et qui avait plusieurs fois articulé la première syllabe du mot scélérat! sans que je lui permisse de prononcer le reste, éclata enfin, tira de son sein la grande règle (probablement destinée à lui servir d'arme défensive), et sortit de sa poche un volumineux document sur papier ministre, plié en forme de grandes lettres. Il ouvrit ce paquet d'un air dramatique et le contempla avec admiration, comme s'il était ravi à l'avance de ses talents d'auteur, puis il commença à lire ce qui suit:
«Chère miss Trotwood, Messieurs…
— Que le bon Dieu le bénisse! s'écria ma tante, il s'agirait d'un recours en grâces pour crime capital, qu'il dépenserait une rame de papier pour écrire sa pétition.»
M. Micawber ne l'avait pas entendue, et continuait:
«En paraissant devant vous pour vous dénoncer le plus abominable coquin qui, selon moi, ait jamais existé, dit-il sans lever les yeux de dessus la lettre, mais en brandissant sa règle, comme si c'était un monstrueux gourdin, dans la direction d'Uriah Heep, je ne viens pas vous demander de songer à moi. Victime, depuis mon enfance, d'embarras pécuniaires dont il m'a été impossible de sortir, j'ai été le jouet des plus tristes circonstances. L'ignominie, la misère, l'affliction et la folie, ont été, collectivement ou successivement, mes compagnes assidues pendant ma douloureuse carrière.»
La satisfaction avec laquelle M. Micawber décrivait tous les malheurs de sa vie ne saurait être égalée que par l'emphase avec laquelle il lisait sa lettre, et l'hommage qu'il rendait lui-même à ce petit chef-d'oeuvre, en roulant la tête chaque fois qu'il croyait avoir rencontré une expression suffisamment énergique.
«Un jour, sous le coup de l'ignominie, de la misère, de l'affliction et de la folie combinées, j'entrai dans le bureau de l'association connue sous le nom de Wickfield-et-Heep, mais en réalité dirigée par Heep tout seul. HEEP, le seul HEEP est le grand ressort de cette machine. HEEP, le seul HEEP est un faussaire et un fripon.»
Uriah devint bleu, de pâle qu'il était; il bondit pour s'emparer de la lettre, et la mettre en morceaux. M. Micawber, avec une dextérité couronnée de succès, lui attrapa les doigts à la volée, avec la règle, et mit sa main droite hors de combat. Uriah laissa tomber son poignet comme si on le lui avait cassé. Le bruit que fit le coup était aussi sec que s'il avait frappé sur un morceau de bois.
«Que le diable vous emporte! dit Uriah en se tordant de douleur, je vous revaudrai ça.
— Approchez seulement, vous, vous Heep, tas d'infamie, s'écria M. Micawber, et si votre tête est une tête d'homme et non de diable, je la mets en pièces. Approchez, approchez!»
Je n'ai jamais rien vu, je crois, de plus risible que cette scène. M. Micawber faisait le moulinet avec sa règle, en criant: «Approchez! approchez!» tandis que Traddles et moi, nous le poussions dans un coin, d'où il faisait des efforts inimaginables pour sortir.
Son ennemi grommelait entre ses dents en frottant sa main meurtrie; il prit son mouchoir pour l'envelopper, puis il se rassit sur sa table, les yeux baissés, d'un air sombre.
Quand M. Micawber se fut un peu calmé, il reprit sa lecture.
«Le traitement qui me décida à entrer au service de… Heep (il s'arrêtait toujours avant de prononcer ce nom, pour y mettre plus de vigueur) n'avait été provisoirement fixé qu'à vingt-deux shillings six pences par semaine. Le reste devait être réglé d'après mon travail au bureau, ou plutôt, pour dire la vérité, d'après la bassesse de ma nature, d'après la cupidité de mes désirs, d'après la pauvreté de ma famille, d'après la ressemblance morale, ou plutôt immorale, qui pourrait exister entre moi et… Heep! Ai-je besoin de dire que bientôt je me vis contraint de solliciter de… Heep des secours pécuniaires pour venir en aide à mistress Micawber et à notre famille infortunée, qui ne faisait que s'accroître au milieu de nos malheurs! Ai-je besoin de dire que cette nécessité avait été prévue par… Heep et que les avances qu'il me faisait étaient garanties par des reconnaissances conformes aux lois de ce pays? Ai-je besoin d'ajouter que ce fut ainsi que cette araignée perfide m'attira dans la toile qu'elle avait tissée pour ma perte?»
M. Micawber était tellement fier de ses talents épistolaires, tout en décrivant un si douloureux état de choses, qu'il semblait avoir oublié le chagrin ou l'anxiété que lui avait jadis causé la réalité. Il continuait:
«Ce fut alors que… Heep commença à me favoriser d'une certaine dose de confiance qui lui était nécessaire pour que je vinsse en aide à ses plans infernaux. Ce fut alors que, pour me servir du langage de Shakespeare, je commençai à languir, à dépérir, à m'étioler. On me demandait constamment ma coopération pour falsifier des documents et pour tromper un individu que je désignerai sous le nom de M. W… M. W… ignorait tout; on l'abusait de toutes les manières, sans que ce scélérat de… Heep cessât de témoigner au pauvre malheureux une reconnaissance et une amitié sans bornes. C'était déjà assez vilain, mais, comme l'observe le prince de Danemark avec cette hauteur de philosophie qui distingue l'illustre ornement de l'ère d'Élisabeth, «c'est le reste qui est le pis.»
M. Micawber fut si charmé de cette heureuse citation que, sous prétexte de ne plus savoir où il en était de sa lecture, il nous relut ce passage deux fois de suite.
«Je n'ai pas l'intention, reprit-il, de vous donner le détail de toutes les petites fraudes qu'on a pratiquées contre l'individu désigné sous le nom de M. W…, et auxquelles j'ai prêté un concours tacite; cette lettre ne saurait les contenir, mais je les ai recueillies ailleurs. Lorsque je cessai de discuter en moi-même la douloureuse alternative où je me trouvais de toucher ou non mon traitement, de manger ou de mourir de faim, de vivre ou de ne pas vivre, je résolus de m'appliquer à découvrir et à exposer tous les crimes commis par… Heep au détriment de ce malheureux monsieur. Stimulé par le conseiller silencieux qui veillait au dedans de ma conscience et par un conseiller non moins touchant, que je nommerai brièvement miss W…, je cherchai à établir, non sans peine, une série d'investigations secrètes, remontant, si je ne me trompe, à une période de plus de douze mois.»
Il lut ce passage comme si c'était un acte du parlement, et parût singulièrement étonné de la majesté des expressions.
«Voici ce dont j'accuse… Heep,» dit-il en regardant Uriah, et en plaçant sa règle sous son bras gauche, de façon à pouvoir la retrouver en cas de besoin.
Nous retenions tous notre respiration, Heep, je crois, plus que personne.
«D'abord, dit M. Micawber, quand les facultés de M. W… devinrent, par des causes qu'il est inutile de rappeler, troubles et faibles, Heep s'étudia à compliquer toutes les transactions officielles. Plus M. W… était impropre à s'occuper d'affaires, plus Heep voulait le contraindre à s'en occuper. Dans de tels moments, il fit signer à M. W… des documents d'une grande importance, pour d'autres qui n'en avaient aucune. Il amena M. W… à lui donner l'autorisation d'employer une somme considérable qui lui avait été confiée, prétendant qu'on avait à payer des charges très-onéreuses déjà liquidées ou qui même n'avaient jamais existé. Et, en même temps, il mettait au compte de M. W… l'invention d'une indélicatesse si criante; dont il s'est servi depuis pour torturer et contraindre M. W… à lui céder sur tous les points.
— Vous aurez à prouver tout cela, Copperfield! dit Uriah en secouant la tête d'un air menaçant. Patience!
— Monsieur Traddles, demandez à… Heep qui est-ce qui a demeuré dans cette maison après lui, dit M. Micawber en s'interrompant dans sa lecture; voulez-vous?
— Un imbécile qui y demeure encore, dit Uriah d'un air dédaigneux.
— Demandez à… Heep s'il n'a pas, par hasard, possédé certain livre de mémorandum dans cette maison, dit M. Micawber; voulez- vous?»
Je vis Uriah cesser tout à coup de se gratter le menton.
«Ou bien, demandez-lui, dit M. Micawber, s'il n'en a pas brûlé un dans cette maison. S'il vous dit oui, et qu'il vous demande où sont les cendres de cet agenda, adressez-le à Wilkins Micawber, et il apprendra des choses qui lui seront peu agréables.»
M. Micawber prononça ces paroles d'un ton si triomphant qu'il parvint à alarmer sérieusement la mère, qui s'écria avec la plus vive agitation:
«Uriah! Uriah! Soyez humble et tentez d'arranger l'affaire, mon enfant!
— Mère, répliqua-t-il, voulez-vous vous taire? Vous avez peur, et vous ne savez ce que vous dites. Humble! répéta-t-il, en me regardant d'un air méchant. Je les ai humiliés il y a déjà longtemps, tout humble que je suis!»
M. Micawber rentra tout doucement son menton dans sa cravate, puis il reprit:
«Secundo. Heep a plusieurs fois, à ce que je puis croire et savoir…
— Les belles preuves! murmura Uriah d'un ton de soulagement. Ma mère, restez donc tranquille.
— Nous tâcherons d'en trouver de meilleures pour vous achever, monsieur,» répondit M. Micawber.
«Secundo. Heep a plusieurs fois, à ce que je puis croire et savoir, fait des faux, en imitant dans divers papiers, livres et documents, la signature de M. W…, particulièrement dans une circonstance dont je pourrai donner la preuve, par exemple, de la manière suivante, à savoir…»
M. Micawber aimait singulièrement à entasser ainsi des formules officielles, mais cela ne lui était pas particulier, je dois le dire. C'est plutôt la règle générale. Bien souvent j'ai pu remarquer que les individus appelés à prêter serment, par exemple, semblent être dans l'enchantement quand ils peuvent enfiler des mots identiques à la suite les uns des autres pour exprimer une seule idée; ils disent qu'ils détestent, qu'ils haïssent et qu'ils exècrent, etc., etc. Les anathèmes étaient jadis conçus d'après le même principe. Nous parlons de la tyrannie des mots, mais nous aimons bien aussi à les tyranniser; nous aimons à nous en faire une riche provision qui puisse nous servir de cortège dans les grandes occasions; il nous semble que cela nous donne de l'importance, que cela a bonne façon. De même que dans les jours d'apparat nous ne sommes pas très-difficiles sur la qualité des valets qui endossent notre livrée, pourvu qu'ils la portent bien et qu'ils fassent nombre; de même nous n'attachons qu'une importance secondaire au sens ou à l'utilité des mots que nous employons pourvu qu'ils défilent à la parade. Et, de même qu'on s'attire des ennemis en affichant trop la magnificence de ses livrées, ou du moins que des esclaves trop nombreux se révoltent contre leurs maîtres, de même aussi je pourrais citer un peuple qui s'est attiré de grands embarras et s'en attirera bien d'autres pour avoir voulu conserver un répertoire trop riche de synonymes dans son vocabulaire national.
M. Micawber continua sa lecture en se léchant les barbes.
«… Par exemple, de la manière suivante, à savoir: M. W… était malade, il était fort probable que sa mort amènerait des découvertes propres à détruire l'influence de… Heep sur la famille W… ce que je puis affirmer, moi, soussigné, Wilkins Micawber… à moins qu'on ne pût obtenir de sa fille de renoncer par affection filiale à toute investigation du passé; dans cette prévision, le susdit… Heep jugea prudent d'avoir un acte tout prêt, comme lui venant de M. W…, établissant que les sommes ci- dessus mentionnées avaient été avancées par… Heep à M. W…, pour le sauver du déshonneur. La vérité est que cette somme n'a jamais été avancée par lui. C'est… Heep qui a forgé les signatures de ce document; il y a mis le nom de M. W… et, en dessous, une attestation de Wilkins Micawber. J'ai en ma possession, dans son agenda, plusieurs imitations de la signature de M. W… un peu endommagées par les flammes, mais encore lisibles. Jamais de ma vie je n'ai soussigné un pareil acte. J'ai en ma possession le document original.»
Uriah Heep tressaillit, puis il tira de sa poche un trousseau de clefs et ouvrit un tiroir; mais, changeant soudainement de résolution, il se tourna de nouveau vers nous sans y regarder.
«Et j'ai le document… reprit M. Micawber en jetant les yeux tout autour de lui, comme s'il relisait le texte d'un sermon… en ma possession, c'est-à-dire, je l'avais ce matin quand j'ai écrit ceci! mais, depuis, je l'ai remis à M. Traddles.
— C'est parfaitement vrai, dit Traddles.
— Uriah! Uriah! cria sa mère, soyez humble et arrangez-vous avec ces messieurs. Je sais que mon fils sera humble, si vous lui donnez le temps de la réflexion. Monsieur Copperfield, vous savez comme il a toujours été humble!»
Il était curieux de voir la mère rester fidèle à ses vieilles habitudes de ruse, pendant que le fils les repoussait à présent comme inutiles.
«Ma mère, dit-il en mordant avec impatience le mouchoir qui enveloppait sa main, vous feriez mieux de prendre tout de suite un fusil chargé et de tirer sur moi.
— Mais je vous aime, Uriah! s'écria mistress Heep.» Et certainement elle l'aimait et il avait de l'affection pour elle: quelque étrange que cela puisse paraître, c'était un couple bien assorti. «Je ne peux pas souffrir de vous entendre insulter ces messieurs, vous n'y gagnerez rien. Je l'ai dit tout de suite à monsieur, quand il m'a affirmé, en descendant l'escalier, qu'on savait tout; j'ai promis que vous seriez humble, et que vous répareriez vos torts. Oh! voyez comme je suis humble, moi, messieurs, et ne l'écoutez pas.
— Mais, ma mère, dit-il d'un air de fureur en tournant vers moi son doigt long et maigre, voilà Copperfield qui vous aurait volontiers donné cent livres sterling pour en savoir moitié moins que vous n'en avez dit depuis un quart d'heure. C'était à moi qu'il en voulait par-dessus tout, convaincu que j'avais été le principal moteur de cette affaire: je ne cherchai pas à le détromper.
— C'est plus fort que moi, Uriah, cria sa mère. Je ne peux pas vous voir ainsi vous exposer au danger par fierté. Mieux vaut être humble comme vous l'avez toujours été.»
Il resta un moment silencieux à dévorer son mouchoir, puis il me dit avec un grognement sourd:
«Avez-vous encore quelque chose à avancer? S'il y a autre chose, dites-le. Qu'est-ce que vous attendez?»
M. Micawber reprit sa lettre; il était trop heureux de pouvoir reprendre un rôle dont il était tellement satisfait.
«Tertio. Enfin je suis en état de prouver, d'après les livres falsifiés de… Heep, et d'après l'agenda authentique de… Heep, que pendant nombre d'années… Heep s'est servi des faiblesses et des défauts de M. W… pour arriver à ses infâmes desseins. Dans ce but, il a su même employer les vertus, le sentiment d'honneur, l'affection paternelle de l'infortuné M. W… Tout cela sera démontré par moi, grâce au petit carnet, en partie calciné (que je n'ai pas pu comprendre tout d'abord, lorsque mistress Micawber le découvrit accidentellement dans notre domicile, au fond du coffre destiné à contenir les cendres consumées sur notre foyer domestique). Pendant des années, M. W… a été trompé et volé de toutes les façons imaginables par l'avare, le faux, le perfide… Heep. Le but suprême de… Heep, après sa passion pour le gain, c'était de prendre un empire absolu sur M. et miss W… (Je ne dis rien de ses vues ultérieures sur icelle.) Son dernier acte fut, il y a quelques mois, d'amener M. W… à abandonner sa part de l'association et même à vendre le mobilier de sa maison, à condition qu'il recevrait exactement et fidèlement de… Heep une rente viagère payable tous les trois mois. Peu à peu, on a si bien embrouillé toutes les affaires, que l'infortuné M. W… n'a plus été capable de s'y retrouver. On a établi de faux états du domaine dont M. W… répond, à une époque où M. W… s'était lancé dans des spéculations hasardeuses, et n'avait pas entre les mains la somme dont il était moralement et légalement responsable. On a déclaré qu'il avait emprunté de l'argent à un intérêt fabuleux, tandis que… Heep avait frauduleusement soustrait cet argent à M. W… On a dressé un catalogue inouï de chicanes inconcevables. Enfin le malheureux M. W… crut à la banqueroute de sa fortune, de ses espérances terrestres, de son honneur, et ne vit plus de salut que dans le monstre à forme humaine qui, en se rendant indispensable, avait su perpétrer la ruine de cette famille infortunée. (M. Micawber aimait beaucoup l'expression de monstre à figure humaine, qui lui semblait neuve et originale.) Tout ceci, je puis le prouver, et probablement bien d'autres choses encore!»
Je murmurai quelques mots à l'oreille d'Agnès qui pleurait de joie et de tristesse à côté de moi; il se fit un mouvement dans la chambre, comme si M. Micawber avait fini. Mais il reprit du ton le plus grave! «Je vous demande pardon,» et continua avec un mélange d'extrême abattement et d'éclatante joie, la lecture de sa péroraison:
«J'ai fini. Il me reste seulement à établir la vérité de ces accusations; puis à disparaître, avec une famille prédestinée au malheur, d'un lieu où nous semblons être à charge à tout le monde. Ce sera bientôt un fait accompli. On peut supposer avec quelque raison que notre plus jeune enfant expirera le premier d'inanition, lui qui est le plus frêle de tous; les jumeaux le suivront. Qu'il en soit ainsi! Quant à moi, mon séjour à Canterbury a déjà bien avancé les choses; la prison pour dettes et la misère feront le reste. J'ai la confiance que le résultat heureux d'une enquête longuement et péniblement exécutée, au milieu de travaux incessants et de craintes douloureuses, au lever du soleil comme à son coucher, et pendant l'ombre de la nuit, sous le regard vigilant d'un individu qu'il est superflu d'appeler un démon, et dans l'angoisse que me causait la situation de mes infortunés héritiers, répandra sur mon bûcher funèbre quelques gouttes de miséricorde. Je n'en demande pas davantage. Qu'on me rende seulement justice, et qu'on dise de moi comme de ce noble héros maritime, auquel je n'ai pas la prétention de me comparer, que ce que j'ai fait, je l'ai fait, en dépit d'intérêts égoïstes ou mercenaires,
Par amour pour la vérité, Pour l'Angleterre et la beauté.
«Je suis pour la vie, etc., etc.
«Wilkins Micawber.»
M. Micawber plia sa lettre avec une vive émotion, mais avec une satisfaction non moins vive, et la tendit à ma tante comme un document qu'elle aurait sans doute du plaisir à garder.
Il y avait dans la chambre un coffre-fort en fer: je l'avais déjà remarqué lors de ma première visite. La clef était sur la serrure. Un soupçon soudain sembla s'emparer d'Uriah; il jeta un regard sur M. Micawber, s'élança vers le coffre-fort, et l'ouvrit avec fracas. Il était vide.
«Où sont les livres? s'écria-t-il, avec une effroyable expression de rage. Un voleur a dérobé mes livres!»
M. Micawber se donna un petit coup de règle sur les doigts:
«C'est moi: vous m'avez remis la clef comme à l'ordinaire, un peu plus tôt même que de coutume, et j'ai ouvert le coffre.
— Soyez sans inquiétude, dit Traddles. Ils sont en ma possession.
J'en prendrai soin, d'après les pouvoirs que j'ai reçus.
— Vous êtes donc un recéleur? cria Uriah.
— Dans des circonstances comme celles-ci, certainement oui,» répondit Traddles.
Quel fut mon étonnement quand je vis ma tante, qui jusque-là avait écouté avec un calme parfait, ne faire qu'un bond vers Uriah Heep et le saisir au collet!
«Vous savez ce qu'il me faut? dit ma tante.
— Une camisole de force, dit-il.
— Non. Ma fortune! répondit ma tante. Agnès, ma chère, tant que j'ai cru que c'était votre père qui l'avait laissé perdre, je n'ai pas soufflé mot: Trot lui-même n'a pas su que c'était entre les mains de M. Wickfield que je l'avais déposée. Mais, maintenant que je sais que c'est à cet individu de m'en répondre, je veux l'avoir! Trot, venez la lui reprendre!»
Je suppose que ma tante croyait sur le moment retrouver sa fortune dans la cravate d'Uriah Heep, car elle la secouait de toutes ses forces. Je m'empressai de les séparer, en assurant ma tante qu'il rendrait jusqu'au dernier sou tout ce qu'il avait acquis indûment. Au bout d'un moment de réflexion, elle se calma et alla se rasseoir, sans paraître le moins du monde déconcertée de ce qu'elle venait de faire (je ne saurais en dire autant de son chapeau).
Pendant le quart d'heure qui venait de s'écouler, mistress Heep s'était épuisée à crier à son fils d'être «humble;» elle s'était mise à genoux devant chacun de nous successivement, en faisant les promesses les plus extravagantes. Son fils la fit rasseoir, puis se tenant près d'elle d'un air sombre, le bras appuyé sur la main de sa mère, mais sans rudesse, il me dit avec un regard féroce:
«Que voulez-vous que je fasse?
— Je m'en vais vous dire ce qu'il faut faire, dit Traddles.
— Copperfield n'a donc pas de langue? murmura Uriah. Je vous donnerais quelque chose de bon coeur, si vous pouviez m'affirmer, sans mentir, qu'on la lui a coupée.
— Mon Uriah va se faire humble, s'écria sa mère. Ne l'écoutez pas, mes bons messieurs!
— Voilà ce qu'il faut faire, dit Traddles. D'abord, vous allez me remettre, ici même, l'acte par lequel M. Wickfield vous faisait l'abandon de ses biens.
— Et si je ne l'ai pas?
— Vous l'avez, dit Traddles, ainsi nous n'avons pas à faire cette supposition.»
Je ne puis m'empêcher d'avouer que je rendis pour la première fois justice, en cette occasion, à la sagacité et au bon sens simple et pratique de mon ancien camarade.
«Ainsi donc, dit Traddles, il faut vous préparer à rendre gorge, à restituer jusqu'au dernier sou tout ce que votre rapacité a fait passer entre vos mains. Nous garderons en notre possession tous les livres et tous les papiers de l'association; tous vos livres et tous vos papiers; tous les comptes et reçus; en un mot, tout ce qui est ici.
— Vraiment? Je ne suis pas décidé à cela, dit Uriah. Il faut me donner le temps d'y penser.
— Certainement, répondit Traddles, mais en attendant, et jusqu'à ce que tout soit réglé à notre satisfaction, nous prendrons possession de toutes ces garanties, et nous vous prierons, ou s'il le faut, nous vous contraindrons de rester dans votre chambre, sans communiquer avec qui que ce soit.
— Je ne le ferai pas, dit Uriah en jurant comme un diable.
— La prison de Maidstone est un lieu de détention plus sûr, reprit Traddles, et bien que la loi puisse tarder à nous faire justice, et nous la fasse peut-être moins complète que vous ne le pourriez, cependant il n'y a pas de doute qu'elle ne vous punisse. Vous le savez aussi bien que moi. Copperfield, voulez-vous aller à Guildhall chercher deux policemen?»
Ici mistress Heep tomba de nouveau à genoux, elle conjura Agnès d'intercéder en leur faveur, elle s'écria qu'il était très-humble, qu'elle en était bien sûre, et que s'il ne faisait pas ce que nous voulions, elle le ferait à sa place. Et en effet, elle aurait fait tout ce qu'on aurait voulu, car elle avait presque perdu la tête, tant elle tremblait pour son fils chéri; quant à lui, à quoi bon se demander ce qu'il aurait pu faire, s'il avait eu un peu plus de hardiesse; autant vaudrait demander ce que ferait un vil roquet animé de l'audace d'un tigre. C'était un lâche, de la tête aux pieds; et, en ce moment plus que jamais, il montrait bien la bassesse de sa nature par son air mortifié et son désespoir sombre.
«Attendez! cria-t-il d'une voix sourde, en essuyant ses joues couvertes de sueur. Ma mère, pas tant de bruit! Qu'on leur donne ce papier! Allez le chercher.
— Voulez-vous avoir la bonté de lui prêter votre concours, monsieur Dick? dit Traddles.
Tout fier de cette commission dont il comprenait la portée, M. Dick accompagna mistress Heep, comme un chien de berger accompagne un mouton. Mais mistress Heep lui donna peu de peine; car elle rapporta, non-seulement le document demandé, mais même la boîte qui le contenait, où nous trouvâmes un livre de banque, et d'autres papiers qui furent utiles plus tard.
«Bien, dit Traddles en les recevant. Maintenant, monsieur Heep, vous pouvez vous retirer pour réfléchir; mais dites-vous bien, je vous prie, que vous n'avez qu'une chose à faire, comme je vous l'ai déjà expliqué, et qu'il faut la faire sans délai.»
Uriah traversa la chambre sans lever les yeux, en se passant la main sur le menton, puis s'arrêtant à la porte, il me dit:
«Copperfield, je vous ai toujours détesté. Vous n'avez jamais été qu'un parvenu, et vous avez toujours été contre moi.
— Je vous ai déjà dit, répondis-je, que c'est vous qui avez toujours été contre le monde entier par votre fourberie et votre avidité. Songez désormais que jamais la fourberie et l'avidité ne savent s'arrêter à temps, même dans leur propre intérêt. C'est un fait aussi certain que nous mourrons un jour.
— C'est peut-être un fait aussi incertain que ce qu'on nous enseignait à l'école, dit-il avec un ricanement expressif, à cette même école où j'ai appris à être si humble, de neuf heures à onze heures, on nous disait que le travail était une malédiction; de onze heures à une heure, que c'était un bien, une bénédiction, et que sais-je encore? Vous nous prêchez là des doctrines à peu près aussi conséquentes que ces gens-là. L'humilité vaut mieux que tout cela, c'est un excellent système. Je n'aurais pas sans elle si bien enlacé mon noble associé, je vous en réponds… Micawber, vieil animal, vous me payerez ça!»
M. Micawber le regarda d'un air de souverain mépris jusqu'à ce qu'il eut quitté la chambre, puis il se tourna vers moi, et me proposa de me donner le plaisir de venir voir la confiance se rétablir entre lui et mistress Micawber. Après quoi, il invita toute la compagnie à contempler une si touchante cérémonie.
«Le voile qui nous a longtemps séparés, mistress Micawber et moi, s'est enfin déchiré, dit M. Micawber; mes enfants et l'auteur de leur existence peuvent maintenant se rapprocher sans rougir les uns des autres.»
Nous lui avions tous beaucoup de reconnaissance, et nous désirions lui en donner un témoignage, autant du moins que nous le permettait le désordre de nos esprits: aussi, aurions-nous tous volontiers accepté son offre, si Agnès n'avait été forcée d'aller retrouver son père, auquel on n'avait encore osé que faire entrevoir une lueur d'espérance; il fallait d'ailleurs que quelqu'un montât la garde auprès d'Uriah. Traddles se consacra à cet emploi où M. Dick devait bientôt venir le relayer; ma tante, M. Dick et moi, nous accompagnâmes M. Micawber. En me séparant si précipitamment de ma chère Agnès, à qui je devais tant, et en songeant au danger dont nous l'avions sauvée peut-être ce jour-là, car qui aurait su si son courage n'aurait pas succombé dans cette lutte? je me sentais le coeur plein de reconnaissance pour les malheurs de ma jeunesse qui m'avaient amené à connaître M. Micawber.
Sa maison n'était pas loin; la porte du salon donnait sur la rue, il s'y précipita avec sa vivacité habituelle, et nous nous trouvâmes au milieu de sa famille. Il s'élança dans les bras de mistress Micawber en s'écriant: «Emma, mon bonheur et ma vie!» Mistress Micawber poussa un cri perçant et serra M. Micawber sur son coeur. Miss Micawber, qui était occupée à bercer l'innocent étranger dont me parlait mistress Micawber dans sa lettre, fut extrêmement émue. L'étranger sauta de joie. Les jumeaux témoignèrent leur satisfaction par diverses démonstrations incommodes, mais naïves. Maître Micawber, dont l'humeur paraissait aigrie par les déceptions précoces de sa jeunesse, et dont la mine avait conservé quelque chose de morose, céda à de meilleurs sentiments et pleurnicha.
«Emma! dit M. Micawber, le nuage qui voilait mon âme s'est dissipé. La confiance qui a si longtemps existé entre nous revit à jamais! Salut, pauvreté! s'écria-t-il en versant des larmes. Salut, misère bénie! que la faim, les haillons, la tempête, la mendicité soient les bienvenus! Salut! La confiance réciproque nous soutiendra jusqu'à la fin!»
En parlant ainsi, M. Micawber embrassait tous ses enfants les uns après les autres, et faisait asseoir sa femme, poursuivant de ses saluts, avec enthousiasme, la perspective d'une série d'infortunes qui ne me paraissaient pas trop désirables pour sa famille; et les invitant tous à venir chanter en choeur dans les rues de Canterbury, puisque c'était la seule ressource qui leur restât pour vivre.
Mais mistress Micawber venait de s'évanouir, vaincue par tant d'émotions; la première chose à faire, même avant de songer à compléter le choeur en question, c'était de la faire revenir à elle. Ma tante et M. Micawber s'en chargèrent; puis on lui présenta ma tante, et mistress Micawber me reconnut.
«Pardonnez-moi, cher monsieur Copperfield, dit la pauvre femme en me tendant la main, mais je ne suis pas forte, et je n'ai pu résister au bonheur de voir disparaître tant de désaccord entre M. Micawber et moi.
— Sont-ce là tous vos enfants, madame? dit ma tante.
— C'est tout ce que nous en avons pour le moment, répondit mistress Micawber…
— Grand Dieu! ce n'est pas là ce que je veux dire, madame, reprit ma tante. Ce que je vous demande, c'est si tous ces enfants-là sont à vous?
— Madame, répartit M. Micawber, c'est bien le compte exact.
— Et ce grand jeune homme-là, dit ma tante d'un air pensif, qu'est-ce que vous en faites?
— Lorsque je suis venu ici, dit M. Micawber, j'espérais placer Wilkins dans l'Église, ou, pour parler plus correctement, dans le choeur. Mais il n'y a pas de place de ténor vacante dans le vénérable édifice, qui fait à juste titre la gloire de cette cité; et il a… en un mot, il a pris l'habitude de chanter dans des cafés, au lieu de s'exercer dans une enceinte consacrée.
— Mais c'est à bonne intention, dit mistress Micawber avec tendresse.
— Je suis sûr, mon amour, reprit M. Micawber, qu'il a les meilleures intentions du monde; seulement, jusqu'ici, je ne vois pas trop à quoi cela lui sert.»
Ici maître Micawber reprit son air morose et demanda avec quelque aigreur ce qu'on voulait qu'il fît. Croyait-on qu'il pût se faire charpentier de naissance, ou forgeron sans apprentissage? autant lui demander de voler dans les airs comme un oiseau! Voulait-on qu'il allât s'établir comme pharmacien dans la rue voisine? Ou bien pouvait-il se précipiter devant la Cour, aux prochaines assises, pour y prendre la parole comme avocat? Ou se faire entendre de force à l'Opéra, et emporter les bravos de haute lutte? Ne voulait-on pas qu'il fût prêt à tout faire, sans qu'on lui eût rien appris?
Ma tante réfléchit un instant, puis:
«Monsieur Micawber, dit-elle, je suis surprise que vous n'ayez jamais songé à émigrer.
— Madame, répondit M. Micawber, c'était le rêve de ma jeunesse; c'est encore le trompeur espoir de mon âge mûr;» et à propos de cela, je suis pleinement convaincu qu'il n'y avait jamais pensé.
«Eh! dit ma tante, en jetant un regard sur moi, quelle excellente chose ce serait pour vous et pour votre famille, monsieur et mistress Micawber!
— Et des fonds? madame, des fonds? s'écria M. Micawber, d'un air sombre.
— C'est là la principale, pour ne pas dire la seule difficulté, mon cher monsieur Copperfield, ajouta sa femme.
— Des fonds! dit ma tante, mais vous nous rendez, vous nous avez rendu un grand service. Je puis bien le dire, car on sauvera certainement bien des choses de ce désastre; et que pourrions-nous faire de mieux pour vous, que de vous procurer des fonds pour cet usage?
«— Je ne saurais l'accepter en pur don, dit M. Micawber avec foi, mais si on pouvait m'avancer une somme suffisante, à un intérêt de cinq pour cent, sous ma responsabilité personnelle, je pourrais rembourser petit à petit, à douze, dix-huit, vingt-quatre mois de date, par exemple» pour me laisser le temps d'amasser…