David Copperfield - Tome II
— Si on pouvait? répondit ma tante. On le peut, et on le fera, pour peu que cela vous convienne. Pensez-y bien tous deux, David a des amis qui vont partir pour l'Australie: si vous vous décidez à partir aussi, pourquoi ne profiteriez-vous pas du même bâtiment? Vous pourriez vous rendre service mutuellement. Pensez-y bien, monsieur et mistress Micawber. Prenez du temps et pesez mûrement la chose.
— Je n'ai qu'une question à vous adresser, dit mistress Micawber: le climat est sain, je crois?
— Le plus beau climat du monde, dit ma tante.
— Parfaitement, reprit mistress Micawber. Alors, voici ce que je vous demande: l'état du pays est-il tel qu'un homme distingué comme M. Micawber, puisse espérer de s'élever dans l'échelle sociale? Je ne veux pas dire, pour l'instant, qu'il pourrait prétendre à être gouverneur ou à quelque fonction de cette nature, mais trouverait-il un champ assez vaste pour le développement expansif de ses grandes facultés?
— Il ne saurait y avoir nulle part un plus bel avenir, pour un homme qui a de la conduite et de l'activité, dit ma tante.
— Pour un homme qui a de la conduite et de l'activité, répéta lentement mistress Micawber. Précisément il est évident pour moi que l'Australie est le lieu où M. Micawber trouvera la sphère d'action légitime pour donner carrière à ses grandes qualités.
— Je suis convaincu, ma chère madame, dit M. Micawber, que c'est dans les circonstances actuelles, le pays, le seul pays où je puisse établir ma famille; quelque chose d'extraordinaire nous est réservé sur ce rivage inconnu. La distance n'est rien, à proprement parler; et bien qu'il soit convenable de réfléchir à votre généreuse proposition, je vous assure que c'est purement une affaire de forme.»
Jamais je n'oublierai comment, en un instant, il devint l'homme des espérances les plus folles, et se vit emporté déjà sur la roue de la fortune, ni comment mistress Micawber se mit à discourir à l'instant sur les moeurs du kangourou? Jamais je ne pourrai penser à cette rue de Canterbury, un jour de marché, sans me rappeler en même temps de quel air délibéré il marchait à nos côtés; il avait déjà pris les manières rudes, insouciantes et voyageuses d'un colon lointain; il fallait la voir examiner en passant les bêtes a cornes, de l'oeil exercé d'un fermier d'Australie.
CHAPITRE XXIII.
Encore un regard en arrière.
Il faut que je fasse encore ici une pause. Ô! ma femme-enfant, je revois devant moi, sereine et calme, au milieu de la foule mobile qui agite ma mémoire, une figure qui me dit, avec son innocente tendresse et sa naïve beauté: «Arrêtez-vous pour songer à moi; retournez-vous pour jeter un regard sur la petite fleur qui va tomber et se flétrir!»
Je m'arrête. Tout le reste pâlit et s'efface à mes yeux. Je me retrouve avec Dora, dans notre petite maison. Je ne sais pas depuis combien de temps elle est malade, j'ai une si longue habitude de la plaindre, que je ne compte plus le temps. Il n'est pas bien long peut-être à le détailler par mois et par jours, mais pour moi qui en souffre comme elle à tous les moments de la journée, Dieu! qu'il parait long et pénible!
On ne me dit plus: «Il faut encore quelques jours.» Je commence à craindre en secret de ne plus voir le jour où ma femme-enfant reprendra sa course au soleil avec Jip, son vieux camarade.
Chose singulière! il a vieilli presque subitement; peut-être ne trouve-t-il plus, auprès de sa maîtresse, cette gaieté qui le rendait plus jeune et plus gaillard; il se traîne lentement, il voit à peine, il n'a plus de force, et ma tante regrette le temps où il aboyait à son approche, au lieu de ramper comme il le fait à présent, jusqu'à elle, sans quitter le lit de Dora et de lécher doucement la main de son ancienne ennemie, qui est toujours au chevet du lit de ma femme.
Dora est couchée: elle nous sourit avec son charmant visage; jamais elle ne se plaint; jamais elle ne prononce un mot d'impatience. Elle dit que nous sommes tous très-bons pour elle, que son cher mari se fatigue à la soigner, que ma tante ne dort plus, qu'elle est toujours, au contraire, près d'elle, bonne, active et vigilante. Quelquefois les deux petites dames qui ressemblent à des oiseaux viennent la voir, et alors nous causons de notre jour de noces et de tout cet heureux temps.
Quel étrange repos dans toute mon existence d'alors, au dedans comme au dehors! Assis dans cette paisible petite chambre, je vois ma femme-enfant tourner vers moi ses yeux bleus: ses petits doigts s'entrelacent dans les miens. Bien des heures s'écoulent ainsi; mais, dans toutes ces heures uniformes, il y a trois épisodes qui me sont plus présents encore à l'esprit que les autres.
Nous sommes au matin; Dora est toute belle, grâce aux soins de ma tante: elle me montre comme ses cheveux frisent encore sur l'oreiller, comme ils sont longs et brillants, et comme elle aime à les laisser flotter à l'aise dans son filet.
«Ce n'est pas que j'en sois fière,» dit-elle en me voyant sourire, vilain moqueur, mais c'est parce que vous les trouviez beaux; et parce que, quand j'ai commencé à penser à vous, je me regardais souvent dans la glace, en me demandant si vous ne seriez pas bien aise d'en avoir une mèche. Oh! comme vous faisiez des folies, mon Dody, le jour où je vous en ai donné une!
— C'est le jour où vous étiez en train de copier des fleurs que je vous avais offertes, Dora, et où je vous ai dit combien je vous aimais.
— Ah! mais, moi, je ne vous ai pas dit alors, reprit Dora, comme j'ai pleuré sur ces fleurs, en pensant que vous aviez vraiment l'air de m'aimer! Quand je pourrai courir comme autrefois, David, nous irons revoir les endroits où nous avons fait tant d'enfantillages, n'est-ce pas? Nous reprendrons nos vieilles promenades? et nous n'oublierons pas mon pauvre papa.
— Oui certainement, et nous serons encore bien heureux; mais il faut vous dépêcher de vous guérir, ma chérie!
— Oh! ce ne sera pas long! je vais déjà beaucoup mieux, sans que ça paraisse.»
Maintenant nous sommes au soir; je suis assis dans le même fauteuil, auprès du même lit, le même doux visage tourné vers moi. Nous avons gardé un moment le silence; elle me sourit. J'ai cessé de transporter chaque jour dans le salon mon léger fardeau. Elle ne quitte plus son lit.
«Dody!
— Ma chère Dora!
— Ne me trouvez pas trop déraisonnable, après ce que vous m'avez appris l'autre jour de l'état de M. Wickfield, si je vous dis que je voudrais voir Agnès? J'ai bien envie de la voir!
— Je vais lui écrire, ma chérie.
— Vraiment?
— À l'instant même.
— Comme vous êtes bon, David! soutenez-moi sur votre bras. En vérité, mon ami, ce n'est pas une fantaisie, un vain caprice, j'ai vraiment besoin de la voir!
— Je conçois cela, et je n'ai qu'à le lui dire; elle viendra tout de suite.
— Vous êtes bien seul quand vous descendez au salon maintenant, murmura-t-elle en jetant ses bras autour de mon cou.
— C'est bien naturel, mon enfant chérie, quand je vois votre place vide!
— Ma place vide! Elle me serre contre son coeur, sans rien dire. Vraiment, je vous manque donc, David? reprend-elle avec un joyeux sourire. Moi qui suis si sotte, si étourdie, si enfant?
— Mon trésor, qui donc me manquerait sur la terre comme vous?
— Oh, mon mari! je suis si contente et si fâchée, pourtant! Elle se serre encore plus contre moi, et m'entoure de ses deux bras. Elle rit, puis elle pleure; enfin elle se calme, elle est heureuse.
«Oui, bien heureuse! dit-elle. Vous enverrez à Agnès toutes mes tendresses, et vous lui direz que j'ai grande envie de la voir, je n'ai plus d'autre envie.
— Excepté de vous guérir, Dora.
— Oh! David! quelquefois, je me dis… vous savez que j'ai toujours été une petite sotte!… que ce jour là n'arrivera jamais!
— Ne dites pas cela, Dora! Mon amour, ne vous mettez pas de ces idées-là dans la tête.
— Je ne peux pas, David, et je ne le voudrais pas d'ailleurs. Mais cela ne m'empêche pas d'être très-heureuse, quoique j'éprouve de la peine à penser que mon cher mari se trouve bien seul, devant la place vide de sa femme-enfant.»
Cette fois, il fait nuit; je suis toujours auprès d'elle. Agnès est arrivée; elle a passé avec nous un jour entier. Nous sommes restés la matinée avec Dora: ma tante, elle et moi. Nous n'avons pas beaucoup causé, mais Dora a eu l'air parfaitement heureux et paisible. Maintenant nous sommes seuls.
Est-il bien vrai que ma femme-enfant va bientôt me quitter! On me l'a dit; hélas! ce n'était pas nouveau pour mes craintes; mais je veux en douter encore. Mon coeur se révolte contre cette pensée. Bien des fois, aujourd'hui, je l'ai quittée pour aller pleurer à l'écart. Je me suis rappelé que Jésus pleura sur cette dernière séparation des vivants et des morts. J'ai repassé dans mon coeur cette histoire pleine de grâce et de miséricorde. J'ai cherché à me soumettre, à prendre courage; mais, je le crains, sans y réussir tout à fait. Non, je ne peux admettre qu'elle touche à sa fin. Je tiens sa main dans les miennes; son coeur repose sur le mien; je vois son amour pour moi tout vivant encore. Je ne puis m'empêcher, me défendre d'une pâle et faible espérance qu'elle me sera conservée.
«Je veux vous parler, David. Je veux vous dire une chose que j'ai souvent pensé à vous dire, depuis quelque temps. Vous voulez bien? ajouta-t-elle avec un doux regard.
— Oui, certainement, mon enfant. Pourquoi ne le voudrais-je pas?
— Ah! c'est que je ne sais pas ce que vous en penserez; peut-être vous l'êtes-vous déjà dit vous-même? peut-être l'avez-vous déjà pensé? David, mon ami, je crois que j'étais trop jeune.»
Je pose ma tête près de la sienne sur l'oreiller; elle plonge ses yeux dans les miens et me parle tout doucement. Petit à petit, à mesure qu'elle avance, je sens, le coeur brisé, qu'elle me parle d'elle-même comme au passé.
«Je crois, mon ami, que j'étais trop jeune. Je ne parle pas seulement de mon âge, j'étais trop jeune d'expérience, de pensées, trop jeune en tout. J'étais une pauvre petite créature. Peut-être eût-il mieux valu que nous ne nous fussions aimés que comme des enfants, pour l'oublier ensuite? Je commence à craindre que je ne fusse pas en état de faire une femme.»
J'essaye d'arrêter mes larmes, et de lui répondre: «Oh! Dora, mon amour, vous ne l'étiez pas moins que moi de faire un mari!
— Je n'en sais rien. Et elle secouait comme jadis ses longues boucles. Peut-être. Mais si j'avais été plus en état de me marier, cela vous aurait peut-être fait du bien aussi. D'ailleurs, vous avez beaucoup d'esprit et moi je n'en ai pas.
— Est-ce que nous n'avons pas été très-heureux, ma petite Dora?»
— Oh! moi, j'ai été bien heureuse, bien heureuse. Mais, avec le temps, mon cher mari se serait lassé de sa femme-enfant. Elle aurait été de moins en moins sa compagne. Il aurait senti tous les jours davantage ce qui manquait à son bonheur. Elle n'aurait pas fait de progrès. Cela vaut mieux ainsi.
— Ô Dora, ma bien-aimée, ne me dites pas cela. Chacune de vos paroles a l'air d'un reproche!
— Vous savez bien que non, répond-elle en m'embrassant. Ô mon ami, vous n'avez jamais mérité cela de moi, et je vous aimais bien trop pour vous faire, sérieusement, le plus petit reproche; c'était mon seul mérite, sauf celui d'être jolie, du moins vous le trouviez… Êtes-vous bien seul en bas David?
— Oh! oui, bien seul!
— Ne pleurez pas… Mon fauteuil est-il toujours là!
— À son ancienne place.
— Oh! comme mon pauvre ami pleure! Chut! Chut! Maintenant promettez-moi une chose. Je veux parler à Agnès. Quand vous descendrez, priez Agnès de monter chez moi, et pendant que je causerai avec elle, que personne ne vienne, pas même ma tante. Je veux lui parler à elle seule. Je veux parler à Agnès toute seule!»
Je lui promets de lui envoyer tout de suite Agnès; mais je ne peux pas la quitter; j'ai trop de chagrin.
«Je vous disais que cela valait mieux ainsi! murmure-t-elle en me serrant dans ses bras. Oh! David, plus tard vous n'auriez pas pu aimer votre femme-enfant plus que vous ne le faites; plus tard, elle vous aurait causé tant d'ennuis et de désagréments, que peut- être vous l'auriez moins aimée. J'étais trop jeune et trop enfant, je le sais. Cela vaut bien mieux ainsi!»
Je vais dans le salon et j'y trouve Agnès; je la prie de monter.
Elle disparaît, et je reste seul avec Jip.
Sa petite niche chinoise est près du feu; il est couché sur son lit de flanelle; il cherche à s'endormir en gémissant. La lune brille de sa plus douce clarté. Et mes larmes tombent à flots, et mon triste coeur est plein d'une angoisse rebelle, il lutte douloureusement contre le coup qui le châtie, oh! oui bien douloureusement.
Je suis assis au coin du feu, je songe, avec un vague remords, à tous les sentiments que j'ai nourris en secret depuis mon mariage. Je pense à toutes les petites misères qui se sont passées entre Dora et moi, et je sens combien on a raison de dire que ce sont toutes ces petites misères qui composent la vie. Et je revois toujours devant moi la charmante enfant, telle que je l'ai d'abord connue, embellie par mon jeune amour, comme par le sien, de tous les charmes d'un tel amour. Aurait-il mieux valu, comme elle me le disait, que nous nous fussions aimés comme des enfants, pour nous oublier ensuite? Coeur rebelle, répondez.
Je ne sais comment le temps se passe; enfin je suis rappelé à moi par le vieux compagnon de ma petite femme, il est plus agité, il se traîne hors de sa niche, il me regarde, il regarde la porte, il pleure parce qu'il veut monter.
«Pas ce soir, Jip! pas ce soir!» Il se rapproche lentement de moi, il lèche ma main, et lève vers moi ses yeux qui ne voient plus qu'à peine.
«Oh, Jip! peut-être plus jamais!» Il se couche à mes pieds, s'étend comme pour dormir, pousse un gémissement plaintif: il est mort.
«Oh! Agnès! venez, venez voir!»
Car Agnès vient de descendre en effet. Son visage est plein de compassion et de douleur, un torrent de larmes s'échappe de ses yeux, elle me regarde sans me dire un mot, sa main me montre le ciel!
«Agnès?»
C'est fini. Je ne vois plus rien; mon esprit se trouble, et au même instant, tout s'efface de mon souvenir.
CHAPITRE XXIV.
Les opérations de M. Micawber.
Ce n'est pas le moment de dépeindre l'état de mon âme sous l'influence de cet horrible événement. J'en vins à croire que l'avenir était fermé pour moi, que j'avais perdu à jamais toute activité et toute énergie, qu'il n'y avait plus pour moi qu'un refuge: le tombeau, je n'arrivai que par degrés à ce marasme languissant, qui m'aurait peut-être dominé dès les premiers moments, si mon affliction n'avait été troublée d'abord, et augmentée plus tard par des événements que je vais raconter dans la suite de cette histoire. Quoiqu'il en soit, ce qu'il y a de certain, c'est qu'il se passa un certain temps avant que je comprisse toute l'étendue de mon malheur; je croyais presque que j'avais déjà traversé mes plus douloureuses angoisses, et je trouvais une consolation à méditer sur tout ce qu'il y avait de beau et de pur dans cette histoire touchante qui venait de finir pour toujours.
À présent même, je ne me rappelle pas distinctement l'époque où on me parla de faire un voyage, ni comment nous fûmes amenés à penser que je ne trouverais que dans le changement de lieu et de distractions, la consolation et le repos dont j'avais besoin. Agnès exerçait tant d'influence sur tout ce que nous pensions, sur tout ce que nous disions, sur tout ce que nous faisions, pendant ces jours de deuil, que je crois pouvoir lui attribuer ce projet. Mais cette influence s'exerçait si paisiblement, que je n'en sais pas davantage.
Je commençais à croire que, lorsque j'associais jadis la pensée d'Agnès au vieux vitrail de l'église, c'était par un instinct prophétique de ce qu'elle serait pour moi, à l'heure du grand chagrin qui devait fondre un jour sur ma vie. En effet, à partir du moment que je n'oublierai jamais, où elle m'apparut debout, la main levée vers le ciel, elle fut, pendant ces heures si douloureuses, comme une sainte dans ma demeure solitaire; lorsque l'ange de la mort descendit près de Dora, ce fut sur le sein d'Agnès qu'elle s'endormit, le sourire sur les lèvres; je ne le sus qu'après, lorsque je fus en état d'entendre ces tristes détails. Quand je revins à moi, je la vis à mes côtés, versant des larmes de compassion, et ses paroles pleines d'espérance et de paix, son doux visage qui semblait descendre d'une région plus pure et plus voisine du ciel, pour se pencher sur moi, vinrent calmer mon coeur indocile, et adoucir mon désespoir.
Il faut poursuivre mon récit.
Je devais voyager. C'était, à ce qu'il parait, une résolution arrêtée entre nous dès les premiers moments. La terre ayant reçu tout ce qui pouvait périr de celle qui m'avait quitté, il ne me restait plus qu'à attendre ce que M. Micawber appelait le dernier acte de la pulvérisation de Heeps, et le départ des émigrants.
Sur la demande de Traddles, qui fut pour moi, pendant mon affliction, le plus tendre et le plus dévoué des amis, nous retournâmes à Canterbury, ma tante, Agnès et moi. Nous nous rendîmes tout droit chez M. Micawber qui nous attendait. Depuis l'explosion de notre dernière réunion, Traddles n'avait cessé de partager ses soins entre la demeure de M. Micawber et celle de M. Wickfield. Quand la pauvre mistress Micawber me vit entrer, dans mes vêtements de deuil, elle fut extrêmement émue, il y avait encore dans ce coeur-là beaucoup de bon, malgré les tracas et les souffrances prolongées qu'elle avait subis depuis tant d'années.
«Eh bien! monsieur et mistress Micawber, dit ma tante, dès que nous fûmes assis, avez-vous songé à la proposition d'émigrer que je vous ai faite?
— Ma chère madame, reprit M. Micawber, je ne saurais mieux exprimer la conclusion à laquelle nous sommes arrivés. Mistress Micawber, votre humble serviteur, et je puis ajouter nos enfants, qu'en empruntant le langage d'un poète illustre, et en vous disant avec lui:
Notre barque aborda au rivage,
Et de loin je vois sur les flots
Le navire et ses matelots,
Préparer tout pour le voyage.
— À la bonne heure! dit ma tante. J'augure bien pour vous de cette décision qui fait honneur à votre bon sens.
— C'est vous, madame, qui nous faites beaucoup d'honneur, répondit-il; puis, consultant son carnet: Quant à l'assistance pécuniaire qui doit nous mettre à même de lancer notre frêle canot sur l'océan des entreprises, j'ai pesé de nouveau ce point capital, et je vous propose l'arrangement suivant, que j'ai libellé, je n'ai pas besoin de le dire, sur papier timbré, d'après les prescriptions des divers actes du Parlement relatifs à cette sorte de garanties: j'offre le remboursement aux échéances ci- dessous indiquées, dix-huit mois, deux ans, et deux ans et demi. J'avais d'abord proposé un an, dix-huit mois, et deux ans; mais je craindrais que le temps ne fût un peu court pour amasser quelque chose. Nous pourrions, à la première échéance, ne pas avoir été favorisés dans nos récoltes,» et M. Micawber regardait par toute la chambre comme s'il y voyait quelques centaines d'ares d'une terre bien cultivée, «ou bien il se pourrait que nous n'eussions pas encore serré nos grains. On ne trouve pas toujours des bras comme on veut, je le crains, dans cette partie de nos colonies où nous devrons désormais lutter contre la fécondité luxuriante d'un sol vierge encore.
— Arrangez cela comme il vous plaira, monsieur, dit ma tante.
— Madame, répliqua-t-il, mistress Micawber et moi, nous sentons vivement l'extrême bonté de nos amis et de nos parents. Ce que je désire, c'est d'être parfaitement en règle, et parfaitement exact. Nous allons tourner un nouveau feuillet du livre de la vie, nous allons essayer d'un ressort inconnu et prendre en main un levier puissant: je tiens, pour moi, comme pour mon fils, à ce que ces arrangements soient conclus, comme cela se doit, d'homme à homme.»
Je ne sais si M. Micawber attachait à cette dernière phrase un sens particulier. Je ne sais si jamais ceux qui l'emploient sont bien sûrs que cela veuille dire quelque chose, mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'il aimait beaucoup cette locution, car il répéta, avec une toux expressive: «Comme cela se doit, d'homme à homme.»
«Je propose, dit M. Micawber, des lettres de change; elles sont en usage dans tout le monde commerçant (c'est aux juifs, je crois, que nous devons en attribuer l'origine, et ils n'ont su que trop y conserver encore une bonne part, depuis ce jour); je les propose parce que ce sont des effets négociables. Mais si on préférait toute autre garantie, je serais heureux de me conformer aux voeux énoncés à ce sujet: Comme cela se doit d'homme à homme.»
Ma tante déclara que, quand on était décidé des deux côtés à consentir à tout, il lui semblait qu'il ne pouvait s'élever aucune difficulté. M. Micawber fut de son avis.
«Quant à nos préparatifs intérieurs, madame, reprit M. Micawber avec un sentiment d'orgueil, permettez-moi de vous dire comment nous cherchons à nous rendre propres au sort qui nous sera désormais dévolu. Ma fille aînée se rend tous les matins à cinq heures, dans un établissement voisin, pour y acquérir le talent, si l'on peut ainsi parler, de traire les vaches. Mes plus jeunes enfants étudient, d'aussi près que les circonstances le leur permettent, les moeurs des porcs et des volailles qu'on élève dans les quartiers moins élégants de cette cité: deux fois déjà, on les a rapportés à la maison, pour ainsi dire, écrasés par des charrettes. J'ai moi-même, la semaine passée, donné toute mon attention à l'art de la boulangerie, et mon fils Wilkins s'est consacré à conduire des bestiaux, lorsque les grossiers conducteurs payés pour cet emploi lui ont permis de leur rendre gratis quelques services en ce genre. Je regrette, pour l'honneur de notre espèce, d'être obligé d'ajouter que de telles occasions ne se présentent que rarement; en général, on lui ordonne, avec des jurements effroyables, de s'éloigner au plus vite.
— Tout cela est à merveille, dit ma tante du ton le plus encourageant. Mistress Micawber n'est pas non plus restée oisive, J'en suis persuadée?
— Chère madame, répondit mistress Micawber, de son air affairé, je dois avouer que je n'ai pas jusqu'ici pris une grande part à des occupations qui aient un rapport direct avec la culture ou l'élevage des bestiaux, bien que je me propose d'y donner toute mon attention lorsque nous serons là-bas. Le temps que j'ai pu dérober à mes devoirs domestiques, je l'ai consacré à une correspondance étendue avec ma famille. Car j'avoue, mon cher monsieur Copperfield, ajouta mistress Micawber, qui s'adressait souvent à moi, probablement parce que jadis elle avait l'habitude de prononcer mon nom au début de ses discours, j'avoue que, selon moi, le temps est venu d'ensevelir le passé dans un éternel oubli; ma famille doit aujourd'hui donner la main à M. Micawber, M. Micawber doit donner la main à ma famille: il est temps que le lion repose à côté de l'agneau, et que ma famille se réconcilie avec M. Micawber.
Je déclarai que c'était aussi mon avis.
«C'est du moins sous cet aspect, mon cher monsieur Copperfield, que j'envisage les choses. Quand je demeurais chez nous avec papa et maman, papa avait l'habitude de me demander, toutes les fois qu'on discutait une question dans notre petit cercle: «Que pense mon Emma de cette affaire?» Peut-être papa me montrait-il plus de déférence que je n'en méritais, mais cependant, il m'est permis naturellement d'avoir mon opinion sur la froideur glaciale qui a toujours régné dans les relations de M. Micawber avec ma famille; je puis me tromper, mais enfin j'ai mon opinion.
— Certainement. C'est tout naturel, madame, dit ma tante.
— Précisément, continua mistress Micawber. Certainement, je puis me tromper, c'est même très-probable, mais mon impression individuelle, c'est que le gouffre qui sépare M. Micawber et ma famille, est venu de ce que ma famille a craint que M. Micawber n'eût besoin d'assistance pécuniaire. Je ne puis m'empêcher de croire qu'il y a des membres de ma famille, ajouta-t-elle avec un air de grande pénétration, qui ont craint de voir M. Micawber leur demander de s'engager personnellement pour lui, en lui prêtant leur nom. Je ne parle pas ici de donner leurs noms pour le baptême de nos enfants; mais ce qu'ils redoutaient, c'était qu'on ne s'en servît pour des lettres de change, qui auraient ensuite couru le risque d'être négociées à la Banque.»
Le regard sagace avec lequel mistress Micawber nous annonçait cette découverte, comme si personne n'y avait jamais songé, sembla étonner ma tante qui répondit un peu brusquement:
«Eh bien! madame, à tout prendre, je ne serais pas étonnée que vous eussiez raison.
— M. Micawber est maintenant sur le point de se débarrasser des entraves pécuniaires qui ont si longtemps entravé sa marche; il va prendre un nouvel essor dans un pays où il trouvera une ample carrière pour déployer ses facultés; point extrêmement important à mes yeux; les facultés de M. Micawber ont besoin d'espace. Il me semble donc que ma famille devrait profiter de cette occasion pour se mettre en avant. Je voudrais que M. Micawber et ma famille se réunissent dans une fête donnée… aux frais de ma famille; un membre important de ma famille y porterait un toast à la santé et à la prospérité de M. Micawber, et M. Micawber y trouverait l'occasion de leur développer ses vues.
— Ma chère, dit M. Micawber, avec quelque vivacité, je crois devoir déclarer tout de suite que, si j'avais à développer mes vues devant une telle assemblée, elle en serait probablement choquée: mon avis étant qu'en masse votre famille se compose de faquins impertinents, et, en détail, de coquins fieffés.
— Micawber, dit mistress Micawber, en secouant la tête, non! Vous ne les avez jamais compris, et ils ne vous ont jamais compris, voilà tout.»
M. Micawber toussa légèrement.
«Ils ne vous ont jamais compris, Micawber, dit sa femme. Peut-être en sont-ils incapables. Si cela est, il faut les plaindre, et j'ai compassion de leur infortune.
— Je suis extrêmement fâché, ma chère Emma, dit M. Micawber, d'un ton radouci, de m'être laissé aller à des expressions qu'on peut trouver un peu vives. Tout ce que je veux dire, c'est que je peux quitter cette contrée sans que votre famille se mette en avant pour me favoriser… d'un adieu, en me poussant de l'épaule pour précipiter mon départ; enfin, j'aime autant m'éloigner d'Angleterre, de mon propre mouvement, que de m'y faire encourager par ces gens-là. Cependant, ma chère, s'ils daignaient répondre à votre communication, ce qui d'après notre expérience à tous deux, me semble on ne peut plus improbable, je serais bien loin d'être un obstacle à vos désirs.»
La chose étant ainsi décidée à l'amiable, M. Micawber offrit le bras à mistress Micawber, et jetant un coup d'oeil sur le tas de livres et de papiers placés sur la table, devant Traddles, il déclara qu'ils allaient se retirer pour nous laisser libres; ce qu'ils firent de l'air le plus cérémonieux.
«Mon cher Copperfield, dit Traddles en s'enfonçant dans son fauteuil, lorsqu'ils furent partis, et en me regardant avec un attendrissement qui rendait ses yeux plus rouges encore qu'à l'ordinaire, et donnait à ses cheveux les attitudes les plus bizarres, je ne vous demande pas pardon de venir vous parler d'affaires: je sais tout l'intérêt que vous prenez à celles-ci, et cela pourra d'ailleurs apporter quelque diversion à votre douleur. Mon cher ami, j'espère que vous n'êtes pas trop fatigué?
— Je suis tout prêt, lui dis-je après un moment de silence. C'est à ma tante qu'il faut penser d'abord. Vous savez tout le mal qu'elle s'est donné?
— Sûrement, sûrement, répondit Traddles: qui pourrait l'oublier!
— Mais ce n'est pas tout, repris-je. Depuis quinze jours, elle a de nouveaux chagrins; elle n'a fait que courir dans Londres tous les jours. Plusieurs fois elle est sortie le matin de bonne heure, pour ne revenir que le soir. Hier encore, Traddles, avec ce voyage en perspective, il était près de minuit quand elle est rentrée. Vous savez combien elle pense aux autres. Elle ne veut pas me dire le sujet de ses peines.»
Ma tante, le front pâle et sillonné de rides profondes, resta immobile à m'écouter. Quelques larmes coulèrent lentement sur ses joues, elle mit sa main dans la mienne.
«Ce n'est rien, Trot, ce n'est rien. C'est fini. Vous le saurez un jour. Maintenant, Agnès, ma chère, occupons-nous de nos affaires.
— Je dois rendre à M. Micawber la justice de dire, reprit Traddles, que bien qu'il n'ait pas su travailler utilement pour son propre compte, il est infatigable quand il s'agit des affaires d'autrui. Je n'ai jamais rien vu de pareil. S'il a toujours eu cette activité dévorante, il doit avoir à mon compte au moins deux cents ans, à l'heure qu'il est. C'est quelque chose d'extraordinaire que l'état dans lequel il se met, que la passion avec laquelle il se plonge, jour et nuit, dans l'examen des papiers et des livres de compte: je ne parle pas de l'immense quantité de lettres qu'il m'a écrites, quoique nous soyons porte à porte: souvent même il m'en passe à travers la table, quand il serait infiniment plus court de nous expliquer de vive voix.
— Des lettres! s'écrie ma tante. Mais je suis sûre qu'il ne rêve que par lettres!
— Et M. Dick, dit Traddles, lui aussi il a fait merveille! Aussitôt qu'il a été délivré du soin de veiller sur Uriah Heep, ce qu'il a fait avec un soin inouï, il s'est dévoué aux intérêts de M. Wickfield, et il nous a véritablement rendu les plus grands services, en nous aidant dans nos recherches, en faisant mille petites commissions pour nous, en nous copiant tout ce dont nous avions besoin.
— Dick est un homme très-remarquable, s'écria ma tante, je l'ai toujours dit. Trot, vous le savez!
— Je suis heureux de dire, miss Wickfield, poursuivit Traddles, avec une délicatesse et un sérieux vraiment touchants, que pendant votre absence l'état de M. Wickfield s'est grandement amélioré. Délivré du poids qui l'accablait depuis si longtemps, et des craintes terribles qui l'éprouvaient, ce n'est plus le même homme. Il retrouve même souvent la faculté de concentrer sa mémoire et son attention sur des questions d'affaires, et il nous a aidés à éclaircir plusieurs points épineux sur lesquels nous n'aurions peut-être jamais pu nous former un avis sans son aide. Mais je me hâte d'en venir aux résultats, qui ne seront pas longs à vous faire connaître; je n'en finirais jamais si je me mettais à vous conter en détail tout ce qui me donne bon espoir pour l'avenir.»
Il était aisé de voir que cet excellent Traddles disait cela pour nous faire prendre courage, et pour permettre à Agnès d'entendre prononcer le nom de son père sans inquiétude; mais nous n'en fûmes pas moins charmés tous.
«Voyons! dit Traddles, en classant les papiers qui étaient sur la table. Nous avons examiné l'état de nos fonds, et, après avoir mis en ordre des comptes dont les uns étaient fort embrouillés sans mauvaise intention, et dont les autres étaient embrouillés et falsifiés à dessein, il nous parait évident que M. Wickfield pourrait aujourd'hui se retirer des affaires, sans rester le moins du monde en déficit.
— Que Dieu soit béni! dit Agnès, avec une fervente reconnaissance.
— Mais, dit Traddles, il lui resterait si peu de chose pour vivre (car même à supposer qu'il vendit la maison, il ne posséderait plus que quelques centaines de livres sterling), que je crois devoir vous engager à réfléchir, miss Wickfield, s'il ne ferait pas mieux de continuer à gérer les propriétés dont il a été si longtemps chargé. Ses amis pourraient, vous sentez, l'aider de leurs conseils, maintenant qu'il serait affranchi de tout embarras. Vous-même, miss Wickfield, Copperfield et moi…
— J'y ai pensé, Trotwood, dit Agnès en me regardant, et je crois que cela ne peut pas, que cela ne doit pas être; même sur les instances d'un ami auquel nous devons tant, et auquel nous sommes si reconnaissants.
— J'aurais tort de faire des instances, reprit Traddles. J'ai cru seulement devoir vous en donner l'idée. N'en parlons plus.
— Je suis heureuse de vous entendre, répondit Agnès avec fermeté, car cela me donne l'espoir, et presque la certitude que nous pensons de même, cher monsieur Traddles, et vous aussi, cher Trotwood. Une fois mon père délivré d'un tel fardeau, que pourrais-je souhaiter? Rien autre chose que de le voir soulagé d'un travail si pénible, et de pouvoir lui consacrer ma vie, pour lui rendre un peu de l'amour et des soins dont il m'a comblée. Depuis des années, c'est ce que je désire le plus au monde. Rien ne pourrait me rendre plus heureuse que la pensée d'être chargée de notre avenir, si ce n'est le sentiment que mon père ne sera plus accablé par une trop pesante responsabilité.
— Avez-vous songé à ce que vous pourriez faire, Agnès?
— Souvent, cher Trotwood. Je ne suis pas inquiète. Je suis certaine de réussir. Tout le monde me connaît ici, et l'on me veut du bien, j'en suis sûre. Ne craignez pas pour moi. Nos besoins ne sont pas grands. Si je peux mettre en location notre chère vieille maison, et tenir une école, je serai heureuse de me sentir utile.»
En entendant cette voix ardente, émue, mais paisible, j'avais si présent le souvenir de la vieille et chère maison, autrefois ma demeure solitaire, que je ne pus répondre un seul mot: j'avais le coeur trop plein. Traddles fit semblant de chercher une note parmi ses papiers.
«À présent, miss Trotwood, dit Traddles, nous avons à nous occuper de votre fortune.
— Eh bien! monsieur, répondit ma tante en soupirant; tout ce que je peux vous en dire, c'est que si elle n'existe plus, je saurai en prendre mon parti; et que si elle existe encore, je serai bien aise de la retrouver.
— C'était je crois, originairement, huit mille livres sterling, dans les consolidés? dit Traddles.
— Précisément! répondit ma tante.
— Je ne puis en retrouver que cinq, dit Traddles d'un air perplexe.
— Est-ce cinq mille livres ou cinq livres? dit ma tante avec le plus grand sang-froid.
— Cinq mille livres, repartit Traddles.
— C'était tout ce qu'il y avait, répondit ma tante. J'en avais vendu moi-même trois mille, dont mille pour votre installation, mon cher Trot; j'ai gardé le reste. Quand j'ai perdu ce que je possédais, j'ai cru plus sage de ne pas vous parler de cette dernière somme, et de la tenir en réserve pour parer aux événements. Je voulais voir comment vous supporteriez cette épreuve, Trot; vous l'avez noblement supportée, avec persévérance, avec dignité, avec résignation. Dick a fait de même. Ne me parlez pas, car je me sens les nerfs un peu ébranlés.»
Personne n'aurait pu le deviner à la voir si droite sur sa chaise, les bras croisés; elle était au contraire merveilleusement maîtresse d'elle-même.
«Alors je suis heureux de pouvoir vous dire, s'écrie Traddles d'un air radieux, que nous avons retrouvé tout votre argent.
— Surtout que personne ne m'en félicite, je vous prie, dit ma tante… Et comment cela, monsieur?
— Vous croyiez que M. Wickfield avait mal à propos disposé de cette somme? dit Traddles.
— Certainement, dit ma tante. Aussi je n'ai pas eu de peine à garder le silence. Agnès, ne me dites pas un mot!
— Et le fait est, dit Traddles, que vos fonds avaient été vendus en vertu des pouvoirs que vous lui aviez confiés; je n'ai pas besoin de vous dire par qui, ni sur quelle signature. Ce misérable osa plus tard affirmer et même prouver, par des chiffres, à M. Wickfield, qu'il avait employé la somme (d'après des instructions générales, disait-il) pour pallier d'autres déficits et d'autres embarras d'affaires. M. Wickfield n'a pris d'autre participation à cette fraude, que d'avoir la malheureuse faiblesse de vous payer plusieurs fois les intérêts d'un capital qu'il savait ne plus exister.
— Et à la fin, il s'en attribua tout le blâme, ajouta ma tante; il m'écrivit alors une lettre insensée où il s'accusait de vol, et des crimes les plus odieux. Sur quoi je lui fis une visite un matin, je demandai une bougie, je brûlai sa lettre, et je lui dis de me payer un jour, si cela lui était possible, mais en attendant, s'il ne le pouvait pas, de veiller sur ses propres affaires pour l'amour de sa fille… Si on me parle, je sors de la chambre!»
Nous restâmes silencieux; Agnès se cachait la tête dans ses mains.
«Eh bien, mon cher ami, dit ma tante après un moment, vous lui avez donc arraché cet argent?
— Ma foi! dit Traddles, M. Micawber l'avait si bien traqué et s'était muni de tant de preuves irrésistibles que l'autre n'a pas pu nous échapper. Ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que je crois en vérité que c'est encore plus par haine pour Copperfield que pour satisfaire son extrême avarice, qu'il avait dérobé cet argent. Il me l'a dit tout franchement. Il n'avait qu'un regret, c'était de n'avoir pas dissipé cette somme, pour vexer Copperfield et pour lui faire tort.
— Voyez-vous! dit ma tante en fronçant les sourcils d'un air pensif, et en jetant un regard sur Agnès. Et qu'est-il devenu?
— Je n'en sais rien. Il est parti, dit Traddles, avec sa mère, qui ne faisait que crier, supplier, confesser tout. Ils sont partis pour Londres, par la diligence de soir, et je ne sais rien de plus sur son compte, si ce n'est qu'il a montré pour moi en partant la malveillance la plus audacieuse. Il ne m'en voulait pas moins qu'à M. Micawber; j'ai pris cette déclaration pour un compliment, et je me suis fait un plaisir de le lui dire.
— Croyez-vous qu'il ait quelque argent, Traddles? lui demandai- je.
— Oh! oui, j'en suis bien convaincu, répondit-il en secouant la tête d'un air sérieux. Je suis sûr que, d'une façon ou d'une autre, il doit avoir empoché un joli petit magot. Mais je crois, Copperfield, que si vous aviez l'occasion de l'observer plus tard dans le cours de sa destinée, vous verriez que l'argent ne l'empêchera pas de mal tourner. C'est un hypocrite fini; quoi qu'il fasse, soyez sûr qu'il ne marchera jamais que par des voies tortueuses. C'est le seul plaisir qui le dédommage de la contrainte extérieure qu'il s'impose. Comme il rampe sans cesse à plat ventre pour arriver à quelque petit but particulier, il se fera toujours un monstre de chaque obstacle qu'il rencontrera sur son chemin; par conséquent il poursuivra de sa haine et de ses soupçons chacun de ceux qui le gêneront dans ses vues, fût-ce le plus innocemment du monde. Alors ses voies deviendront de plus en plus tortueuses, au moindre ombrage qu'il pourra prendre. Il n'y a qu'à voir sa conduite ici pour s'en convaincre.
— C'est un monstre de bassesse comme on n'en voit pas, dit ma tante.
— Je n'en sais trop rien, répliqua Traddles d'un air pensif. Il n'est pas difficile de devenir un monstre de bassesse, quand on veut s'en donner la peine.
— Et M. Micawber? dit ma tante.
— Ah! réellement, dit Traddles d'un air réjoui, je ne peux pas m'empêcher de donner encore les plus grands éloges à M. Micawber. Sans sa patience et sa longue persévérance, nous n'aurions fait rien qui vaille. Et il ne faut pas oublier que M. Micawber a bien agi, par pur dévouement: quand on songe à tout ce qu'il aurait pu obtenir d'Uriah Heep, en se faisant payer son silence!
— Vous avez bien raison, lui dis-je.
— Et maintenant que faut-il lui donner? demanda ma tante.
— Oh! avant d'en venir là dit Traddles d'un air un peu déconcerté, j'ai cru devoir, par discrétion, omettre deux points dans l'arrangement fort peu légal (car il ne faut pas se dissimuler qu'il est fort peu légal d'un bout à l'autre) de cette difficile question. Les billets souscrits par M. Micawber au profit d'Uriah, pour les avances qu'il lui faisait…
— Eh bien! il faut les lui rembourser, dit ma tante.
— Oui, mais je ne sais pas quand on voudra s'en servir contre lui, ni où ils sont, reprit Traddles en écarquillant les yeux; et je crains fort que d'ici à son départ, M. Micawber ne soit constamment arrêté ou saisi pour dettes.
— Alors il faudra le mettre constamment en liberté, et faire lever chaque saisie, dit ma tante. À quoi cela monte-t-il en tout?
— Mais, M. Micawber a porté avec beaucoup d'exactitude ces transactions (il appelle ça des transactions) sur son grand-livre, reprit Traddles en souriant, et cela monte à cent trois livres sterling et cinq shillings.
— Voyons, que lui donnerons-nous, cette somme-là comprise? dit ma tante. Agnès, ma chère, nous reparlerons plus tard ensemble de votre part proportionnelle dans ce petit sacrifice… Eh bien! combien dirons-nous? Cinq cents livres?»
Nous prîmes la parole en même temps, sur cette offre, Traddles et moi. Nous insistâmes tous deux pour qu'on ne remît à M. Micawber qu'une petite somme à la fois, et que, sans le lui promettre d'avance, on soldât à mesure ce qu'il devait à Uriah Heep. Nous fûmes d'avis qu'on payât le passage et les frais d'installation de la famille, qu'on leur donnât en outre cent livres sterling, et qu'on eût l'air de prendre au sérieux l'arrangement proposé par M. Micawber pour payer ces avances: il lui serait salutaire de se sentir sous le coup de cette responsabilité. À cela j'ajoutai que je donnerais sur son caractère quelques détails à M. Peggotty, sur qui je savais qu'on pouvait compter. On pourrait aussi confier à M. Peggotty le soin de lui avancer plus tard cent livres sterling en sus de ce qu'il aurait déjà reçu au départ. Je me proposais encore d'intéresser M. Micawber à M. Peggotty, en lui confiant, de l'histoire de ce dernier, ce qu'il me semblerait utile ou convenable de ne lui point cacher, afin de les amener à s'entr'aider mutuellement, dans leur intérêt commun. Nous entrâmes tous chaudement dans ces plans; et je puis dire par avance qu'en effet la plus parfaite bonne volonté et la meilleure harmonie ne tardèrent pas à régner entre les deux parties intéressées.
Voyant que Traddles regardait ma tante d'un air soucieux, je lui rappelai qu'il avait fait allusion à deux questions dont il devait nous parler.
«Votre tante m'excusera et vous aussi, Copperfield, si j'aborde un sujet aussi pénible, dit Traddles en hésitant, mais je crois nécessaire de le rappeler à votre souvenir. Le jour où M. Micawber nous a fait cette mémorable dénonciation, Uriah Heep a proféré des menaces contre le mari de votre tante.»
Ma tante inclina la tête, sans changer de position, avec le même calme apparent.
«Peut-être, continua Traddles, n'était-ce qu'une impertinence en l'air.
— Non, répondit ma tante.
— Il y avait donc… je vous demande bien pardon… une personne portant ce titre…? dit Traddles, et elle était sous sa coupe?
— Oui, mon ami,» dit ma tante.
Traddles expliqua, et d'une mine allongée, qu'il n'avait pas pu aborder ce sujet, et que dans l'arrangement qu'il avait fait, il n'en était pas question, non plus que des lettres de créance contre M. Micawber; que nous n'avions plus aucun pouvoir sur Uriah Heep, et que s'il était à même de nous faire du tort, ou de nous jouer un mauvais tour, aux uns ou aux autres, il n'y manquerait certainement pas.
Ma tante gardait le silence; quelques larmes coulaient sur ses joues.
«Vous avez raison, dit-elle. Vous avez bien fait d'en parler.
— Pouvons-nous faire quelque chose, Copperfield ou moi? demanda doucement Traddles.
— Rien, dit ma tante. Je vous remercie mille fois. Trot, mon cher, ce n'est qu'une vaine menace. Faites rentrer M. et mistress Micawber. Et surtout ne me dites rien ni les uns ni les autres.» En même temps, elle arrangea les plis de sa robe, et se rassit, toujours droite comme à l'ordinaire, les yeux fixés sur la porte.
«Eh bien, M. et mistress Micawber, dit ma tante en les voyant entrer, nous avons discuté la question de votre émigration, je vous demande bien pardon de vous avoir laissés si longtemps seuls; voici ce que nous vous proposons.»
Puis elle expliqua ce qui avait été convenu, à l'extrême satisfaction de la famille, petits et grands, là présents. M. Micawber en particulier fut tellement enchanté de trouver une si belle occasion de pratiquer ses habitudes de transactions commerciales, en souscrivant des billets, qu'on ne put l'empêcher de courir immédiatement chez le marchand de papier timbré. Mais sa joie reçut tout à coup un rude choc; cinq minutes après, il revint escorté d'un agent du shériff, nous informer en sanglotant que tout était perdu. Comme nous étions préparés à cet événement, et que nous avions prévu la vengeance d'Uriah Heep, nous payâmes aussitôt la somme, et, cinq minutes après, M. Micawber avait repris sa place devant la table, et remplissait les blancs de ses feuilles de papier timbré avec une expression de ravissement, que nulle autre occupation ne pouvait lui donner, si ce n'est celle de faire du punch. Rien que de le voir retoucher ses billets avec un ravissement artistique, et les placer à distance pour mieux en voir l'effet, les regarder du coin de l'oeil, et inscrire sur son carnet les dates et les totaux, enfin contempler son oeuvre terminée, avec la profonde conviction que c'était de l'or en barre, il ne pouvait y avoir de spectacle plus amusant.
«Et maintenant, monsieur, si vous me permettez de vous le dire, ce que vous avez de mieux à faire, dit ma tante après l'avoir observé un moment en silence, c'est de renoncer pour toujours à cette occupation.
— Madame, répondit M. Micawber, j'ai l'intention d'inscrire ce voeu sur la page vierge de notre nouvel avenir. Mistress Micawber peut vous le dire. J'ai la confiance, ajouta-t-il, d'un ton solennel, que mon fils Wilkins n'oubliera jamais qu'il vaudrait mieux pour lui plonger son poing dans les flammes que de manier les serpents qui ont répandu leur venin dans les veines glacées de son malheureux père!» Profondément ému, et transformé en une image du désespoir, M. Micawber contemplait ces serpents invisibles avec un regard rempli d'une sombre haine (quoi qu'à vrai dire, on y retrouvât encore quelques traces de son ancien goût pour ces serpents figurés), puis il plia les feuilles et les mit dans sa poche.
La soirée avait été bien remplie. Nous étions épuisés de chagrin et de fatigue; sans compter que ma tante et moi nous devions retourner à Londres le lendemain. Il fut convenu que les Micawber nous y suivraient, après avoir vendu leur mobilier; que les affaires de M. Wickfield seraient réglées le plus promptement possible, sous la direction de Traddles, et qu'Agnès viendrait ensuite à Londres. Nous passâmes la nuit dans la vieille maison qui, délivrée maintenant de la présence des Heep, semblait purgée d'une pestilence, et je couchai dans mon ancienne chambre, comme un pauvre naufragé qui est revenu au gîte.
Le lendemain nous retournâmes chez ma tante, pour ne pas aller chez moi, et nous étions assis tous deux à côté l'un de l'autre, comme par le passé, avant d'aller nous coucher, quand elle me dit:
«Trot, avez-vous vraiment envie de savoir ce qui me préoccupait dernièrement?
— Oui certainement, ma tante, aujourd'hui, moins que jamais, je ne voudrais vous voir un chagrin ou une inquiétude dont je n'eusse ma part.
— Vous avez déjà eu assez de chagrins vous-même, mon enfant, dit ma tante avec affection, sans que j'y ajoute encore mes petites misères. Je n'ai pas eu d'autre motif, mon cher Trot, de vous cacher quelque chose.
— Je le sais bien. Mais dites-le-moi maintenant.
— Voulez-vous sortir en voiture avec moi demain matin? me demanda ma tante.
— Certainement.
— À neuf heures, reprit-elle, je vous dirai tout, mon ami.»
Le lendemain matin, nous montâmes en voiture pour nous rendre à Londres. Nous fîmes un long trajet à travers les rues, avant d'arriver devant un des grands hôpitaux de la capitale. Près du bâtiment, je vis un corbillard très-simple. Le cocher reconnut ma tante, elle lui fit signe de la main de se mettre en marche, il obéit, nous le suivîmes.
«Vous comprenez maintenant, Trot, dit ma tante. Il est mort.
— Est-il mort à l'hôpital?
— Oui.»
Elle était assise, immobile, à côté de moi, mais je voyais de nouveau de grosses larmes couler sur ses joues.
«Il y était déjà venu une fois, reprit ma tante. Il était malade depuis longtemps, c'était une santé détruite. Quand il a su son état, pendant sa dernière maladie, il m'a fait demander. Il était repentant; très-repentant.
— Et je suis sûr que vous y êtes allée! ma tante.
— Oui. Et j'ai passé depuis bien des heures près de lui.
— Il est mort la veille de notre voyage à Canterbury?»
Ma tante me fit signe que oui. «Personne ne peut plus lui faire de tort à présent, dit-elle. Vous voyez que c'était une vaine menace.»
Nous arrivâmes au cimetière d'Hornsey. «J'aime mieux qu'il repose ici que dans la ville, dit ma tante. Il était né ici.»
Nous descendîmes de voiture, et nous suivîmes à pied le cercueil jusqu'au coin de terre dont j'ai gardé le souvenir, et où on lut le service des morts. Tu es poussière et…
«Il y a trente-six ans, mon ami, que je l'avais épousé, me dit ma tante, lorsque nous remontâmes en voiture. Que Dieu nous pardonne à tous.»
Nous nous rassîmes en silence, et elle resta longtemps sans parler, tenant toujours ma main serrée dans les siennes. Enfin elle fondit tout à coup en larmes, et me dit:
«C'était un très-bel homme quand je l'épousai, Trot… Mais grand
Dieu, comme il avait changé!»
Cela ne dura pas longtemps. Ses pleurs la soulagèrent, elle se calma bientôt, et reprit sa sérénité, «C'est que j'ai les nerfs un peu ébranlés, me disait-elle, sans cela je ne me serais pas ainsi laissée aller à mon émotion. Que Dieu nous pardonne à tous!»
Nous retournâmes chez elle à Highgate, et là nous trouvâmes un petit billet qui était arrivé par le courrier du matin, de la part de M. Micawber.
«Canterbury, vendredi.
«Chère madame, et vous aussi, mon cher Copperfield, le beau pays de promesse qui commençait à poindre à l'horizon est de nouveau enveloppé d'un brouillard impénétrable, et disparaît pour toujours des yeux d'un malheureux naufragé, dont l'arrêt est porté!
«Un autre mandat d'arrêt vient en effet d'être lancé par Heep contre Micawber (dans la haute cour du Banc du roi à Westminster), et le défendeur est la proie du shériff revêtu de l'autorité légale dans ce bailliage.
Voici le jour, voici l'heure cruelle.
Le front de bataille chancelle;
D'un air superbe Édouard, victorieux,
M'apporte l'esclavage et des fers odieux.
«Une fois retombé dans les fers, mon existence sera de courte durée (les angoisses de l'âme ne sauraient se supporter quand une fois elles ont atteint un certain point; je sens que j'ai dépassé ces limites). Que Dieu vous bénisse! Qu'il vous bénisse! Un jour peut-être, quelque voyageur, visitant par des motifs de curiosité, et aussi, je l'espère, de sympathie, le lieu où l'on renferme les débiteurs dans cette ville, réfléchira longtemps, en lisant gravées sur le mur, avec l'aide d'un clou rouillé, «Ces obscures initiales: «W.M.
«P. S. Je rouvre cette lettre pour vous dire que notre commun ami, M. Thomas Traddles qui ne nous a pas encore quittés, et qui paraît jouir de la meilleure santé, vient de payer mes dettes et d'acquitter tous les frais, au nom de cette noble et honorable miss Trotwood; ma famille et moi nous sommes au comble du bonheur.»
CHAPITRE XXV.
La tempête.
J'arrive maintenant à un événement qui a laissé dans mon âme des traces terribles et ineffaçables, à un événement tellement uni à tout ce qui précède cette partie de ma vie que, depuis les premières pages de mon récit, il a toujours grandi à mes yeux, comme une tour gigantesque isolée dans la plaine, projetant son ombre sur les incidents qui ont marqué même les jours de mon enfance.
Pendant les années qui suivirent cet événement, j'en rêvais sans cesse. L'impression en avait été si profonde que, durant le calme des nuits, dans ma chambre paisible, j'entendais encore mugir le tonnerre de sa furie redoutable. Aujourd'hui même il m'arrive de revoir cette scène dans mes rêves, bien qu'à de plus rares intervalles. Elle s'associe dans mon esprit au bruit du vent pendant l'orage, au nom seul du rivage de l'Océan. Je vais essayer de la raconter, telle que je la vois de mes yeux, car ce n'est pas un souvenir, c'est une réalité présente.
Le moment approchait où le navire des émigrants allait mettre à la voile: ma chère vieille bonne vint à Londres; son coeur se brisa de douleur à notre première entrevue. J'étais constamment avec elle, son frère et les Micawber, qui ne les quittaient guère; mais je ne revis plus Émilie.
Un soir, j'étais seul avec Peggotty et son frère. Nous en vînmes à parler de Ham. Elle nous raconta avec quelle tendresse il l'avait quittée, toujours calme et courageux. Il ne l'était jamais plus, disait-elle, que quand elle le croyait le plus abattu par le chagrin. L'excellente femme ne se lassait jamais de parler de lui, et nous mettions à entendre ses récits le même intérêt qu'elle mettait à nous les faire.
Nous avions renoncé, ma tante et moi, à nos deux petites maisons de Highgate: moi, pour voyager, et elle pour retourner habiter sa maison de Douvres. Nous avions pris, en attendant, un appartement dans Covent-Garden. Je rentrais chez moi ce soir-là, réfléchissant à ce qui s'était passé entre Ham et moi, lors de ma dernière visite à Yarmouth, et je me demandais si je ne ferais pas mieux d'écrire tout de suite à Émilie, au lieu de remettre une lettre pour elle à son oncle, au moment où je dirais adieu à ce pauvre homme sur le tillac, comme j'en avais d'abord formé le projet. Peut-être voudrait-elle, après avoir lu ma lettre, envoyer par moi quelque message d'adieu à celui qui l'aimait tant. Mieux valait lui en faciliter l'occasion.
Avant de me coucher, je lui écrivis. Je lui dis que j'avais vu Ham, et qu'il m'avait prié de lui dire ce que j'ai déjà raconté plus haut. Je le répétai fidèlement, sans rien ajouter. Lors même que j'en aurais eu le droit, je n'avais nul besoin de rien dire de plus. Ni moi, ni personne, nous n'aurions pu rendre plus touchantes ses paroles simples et vraies. Je donnai l'ordre de porter cette lettre le lendemain matin, en y ajoutant seulement pour M. Peggotty la prière de la remettre à Émilie. Je ne me couchai qu'à la pointe du jour.
J'étais alors plus épuisé que je ne le croyais; je ne m'endormis que lorsque le ciel paraissait déjà à l'horizon, et la fatigue me tint au lit assez tard le lendemain. Je fus réveillé par la présence de ma tante à mon chevet, quoiqu'elle eût gardé le silence. Je sentis dans mon sommeil qu'elle était là, comme cela nous arrive quelquefois.
«Trot, mon ami, dit-elle en me voyant ouvrir les yeux, je ne pouvais pas me décider à vous réveiller. M. Peggotty est ici; faut-il le faire monter?»
Je répondis que oui; il parut bientôt.
«Maître Davy, dit-il quand il m'eut donné une poignée de main, j'ai remis à Émilie votre lettre, et voici le billet qu'elle a écrit après l'avoir lu. Elle vous prie d'en prendre connaissance et, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, d'être assez bon pour vous en charger.
— L'avez-vous lu?» lui dis-je.
Il hocha tristement la tête; je l'ouvris et je lus ce qui suit:
«J'ai reçu votre message. Oh! que pourrais-je vous dire pour vous remercier de tant de bonté et d'intérêt?
«J'ai serré votre lettre contre mon coeur. Elle y restera jusqu'au jour de ma mort. Ce sont des épines bien aiguës, mais elles me font du bien. J'ai prié par là-dessus. Oh! oui, j'ai bien prié. Quand je songe à ce que vous êtes, et à ce qu'est mon oncle, je comprends ce que Dieu doit être, et je me sens le courage de crier vers lui.
«Adieu pour toujours, mon ami; adieu pour toujours dans ce monde.
Dans un autre monde, si j'obtiens mon pardon, peut-être me
retrouverai-je enfant et pourrai-je venir alors vous retrouver?
Merci, et que Dieu vous bénisse! Adieu, adieu pour toujours!»
Voilà tout ce qu'il y avait dans sa lettre, avec la trace de ses larmes.
«Puis-je lui dire que vous n'y voyez pas d'inconvénient, maître
Davy, et que vous serez assez bon pour vous en charger? me demanda
M. Peggotty quand j'eus fini ma lecture.
— Certainement, lui dis-je, mais je réfléchissais…
— Oui, maître Davy?
— J'ai envie de me rendre à Yarmouth. J'ai plus de temps qu'il ne m'en faut pour aller et venir avant le départ du bâtiment. Il ne me sort pas de l'esprit, lui et sa solitude; si je puis lui remettre la lettre d'Émilie et vous charger de dire à votre nièce, à l'heure du départ, qu'il l'a reçue, cela leur fera du bien à tous deux. J'ai accepté solennellement la commission dont il me chargeait, l'excellent homme, je ne saurais m'en acquitter trop complètement. Le voyage n'est rien pour moi. J'ai besoin de mouvement, cela me calmera. Je partirai ce soir.»
Il essaya de me dissuader, mais je vis qu'il était au fond de mon avis, et cela m'aurait confirmé dans mon intention si j'en avais eu besoin. Il alla au bureau de la diligence, sur ma demande, et prit pour moi une place d'impériale. Je partis le soir par cette même route que j'avais traversée jadis, au milieu de tant de vicissitudes diverses.
«Le ciel ne vous paraît-il pas bien étrange ce soir? dis-je au cocher à notre premier relais. Je ne me souviens pas d'en avoir jamais vu un pareil.
— Ni moi non plus; je n'ai même jamais rien vu d'approchant, répondit-il. C'est du vent, monsieur. Il y aura des malheurs en mer, j'en ai peur, avant longtemps.»
C'était une confusion de nuages sombres et rapides, traversés ça et là par des bandes d'une couleur comme celle de la fumée qui s'échappe du bois mouillé: ces nuages s'entassaient en masses énormes, à des profondeurs telles que les plus profonds abîmes de la terre n'en auraient pu donner l'idée, et la lune semblait s'y plonger tête baissée, comme si, dans son épouvante de voir un si grand désordre dans les lois de la nature, elle eût perdu sa route à travers le ciel. Le vent, qui avait soufflé avec violence tout le jour, recommençait avec un bruit formidable. Le ciel se chargeait toujours de plus en plus.
Mais à mesure que la nuit avançait et que les nuages précipitaient leur course, noirs et serrés, sur toute la surface du ciel, le vent redoublait de fureur. Il était tellement violent que les chevaux pouvaient à peine faire un pas. Plusieurs fois, au milieu de l'obscurité de la nuit (nous étions à la fin de septembre, et les nuits étaient déjà longues), le conducteur s'arrêta, sérieusement inquiet pour la sûreté de ses passagers. Des ondées rapides se succédaient, tombant comme des lames d'acier, et nous étions bien aises de nous arrêter chaque fois que nous trouvions quelque mur ou quelque arbre pour nous abriter, car il devenait impossible de continuer à lutter contre l'orage.
Au point du jour, le vent redoubla encore de fureur. J'avais vu à Yarmouth des coups de vent que les marins appelaient des canonnades, mais jamais je n'avais rien vu de pareil, rien même qui y ressemblât. Nous arrivâmes très-tard à Norwich, disputant à la tempête chaque pouce de terrain, à partir de quatre lieues de Londres, et nous trouvâmes sur la place du marché une quantité de personnes qui s'étaient levées au milieu de la nuit, et au bruit de la chute des cheminées. On nous dit, pendant que nous changions de chevaux, que de grandes feuilles de tôle avaient été enlevées de la tour de l'église et lancées par le vent dans une rue voisine, qu'elles barraient absolument; d'autres racontaient que des paysans, venus des villages d'alentour, avaient vu de grands arbres déracinés dont les branches éparses jonchaient les routes et les champs. Et cependant, loin de s'apaiser, l'orage redoublait toujours de violence.
Nous avançâmes péniblement: nous approchions de la mer, qui nous envoyait ce vent redoutable. Nous n'étions pas encore en vue de l'Océan, que déjà des flots d'écume venaient nous inonder d'une pluie salée. L'eau montait toujours, couvrant jusqu'à plusieurs milles de distance le pays plat qui avoisine Yarmouth. Tous les petits ruisseaux, devenus des torrents, se répandaient au loin. Lorsque nous aperçûmes la mer, les vagues se dressaient à l'horizon de l'abîme en furie, comme des tours et des édifices, sur un rivage éloigné. Quand enfin nous entrâmes dans la ville, tous les habitants, sur le seuil de la porte, venaient d'un air inquiet, les cheveux au vent, voir passer la malle-poste qui avait eu le courage de voyager pendant cette terrible nuit.
Je descendis à la vieille auberge, puis je me dirigeai vers la mer, en trébuchant le long de la rue, couverte de sable et d'herbes marines encore tout inondées d'écume blanchâtre; à chaque pas j'avais à éviter de recevoir une tuile sur la tête ou à m'accrocher à quelque passant, au détour des rues, pour n'être pas entraîné par le vent. En approchant du rivage, je vis, non- seulement les marins, mais la moitié de la population de la ville, réfugiée derrière des maisons; on bravait parfois la furie de l'orage pour contempler la mer, mais on se dépêchait de revenir à l'abri, comme on pouvait, en faisant mille zigzags pour couper le vent.
J'allai me joindre à ces groupes: on y voyait des femmes en pleurs; leurs maris étaient à la pêche du hareng ou des huîtres; il n'y avait que trop de raisons de craindre que leurs barques n'eussent été coulées à fond avant qu'ils pussent chercher quelque part un refuge. De vieux marins secouaient la tête et se parlaient à l'oreille, en regardant la mer, d'abord, puis le ciel; des propriétaires de navires se montraient parmi eux, agités et inquiets; des enfants, pêle-mêle, dans les groupes, cherchaient à lire dans les traits des vieux loups de mer; de rigoureux matelots, troublés et soucieux, se réfugiaient derrière un mur pour diriger vers l'Océan leurs lunettes d'approche, comme s'ils étaient en vedette devant l'ennemi.
Lorsque je pus contempler la mer, en dépit du vent qui m'aveuglait, des pierres et du sable qui volaient de toute part, et des formidables mugissements des flots, je fus tout confondu de ce spectacle. On voyait des murailles d'eau qui s'avançaient en roulant, puis s'écroulaient subitement de toute leur hauteur; on aurait dit qu'elles allaient engloutir la ville. Les vagues, en se retirant avec un bruit sourd, semblaient creuser sur la grève des caves profondes, comme pour miner le sol. Lorsqu'une lame blanche se brisait avec fracas, avant d'atteindre le rivage, chaque fragment de ce tout redoutable, animé de la même furie, courait, dans sa colère, former un autre monstre pour un assaut nouveau. Les collines se transformaient en vallées, les vallées redevenaient des collines, sur lesquelles s'abattait tout à coup quelque oiseau solitaire; l'eau bouillonnante venait bondir sur la grève, masse tumultueuse qui changeait sans cesse de forme et de place, pour céder bientôt l'espace à des formes nouvelles; le rivage idéal qui semblait se dresser à l'horizon montrait et cachait tour à tour ses clochers et ses édifices; les nuages s'enfuyaient épais et rapides; on eût cru assister à un soulèvement, à un déchirement suprême de la nature entière.
Je n'avais pas aperçu Ham parmi les marins que ce vent mémorable (car on se le rappelle encore aujourd'hui, comme le plus terrible sinistre qui ait jamais désolé la côte) avait rassemblés sur le rivage; je me rendis à sa chaumière; elle était fermée, je frappai en vain. Alors je gagnai par de petits chemins le chantier où il travaillait. J'appris là qu'il était parti pour Lowestoft où on l'avait demandé pour un radoub pressé que lui seul pouvait faire, mais qu'il reviendrait le lendemain matin de bonne heure.
Je retournai à l'hôtel, et, après avoir fait ma toilette de nuit, j'essayai de dormir, mais en vain; il était cinq heures de l'après-midi. Je n'étais pas depuis cinq minutes au coin du feu, dans la salle à manger, quand le garçon entra sous prétexte de mettre tout en ordre, ce qui lui servait d'excuse pour causer. Il me dit que deux bateaux de charbon venaient de sombrer, avec leur équipage, à quelques milles de Yarmouth, et qu'on avait vu d'autres navires bien en peine à la dérive, qui s'efforçaient de s'éloigner du rivage: le danger était imminent.
«Que Dieu ait pitié d'eux, et de tous les pauvres matelots! dit- il; que vont-ils devenir, si nous avons encore une nuit comme la dernière!»
J'étais bien abattu; mon isolement et l'absence de Ham me causaient un malaise insurmontable. J'étais sérieusement affecté, sans bien m'en rendre compte, par les derniers événements, et le vent violent auquel je venais de rester longtemps exposé avait troublé mes idées. Tout me semblait si confus que j'avais perdu le souvenir du temps et de la distance. Je n'aurais pas été surpris, je crois, de rencontrer dans les rues de Yarmouth quelqu'un que je savais devoir être à Londres. Il y avait, sous ce rapport, un vide bizarre dans mon esprit. Et pourtant il ne restait pas oisif, mais il était absorbé dans les pensées tumultueuses que me suggérait naturellement ce lieu, si plein pour moi de souvenirs distincts et vivants.
Dans cet état, les tristes nouvelles que me donnait le garçon sur les navires en détresse s'associèrent, sans aucun effort de ma volonté, à mon anxiété au sujet de Ham. J'étais convaincu qu'il aurait voulu revenir de Lowestoft par mer, et qu'il était perdu. Cette appréhension devint si forte que je résolus de retourner au chantier avant de me mettre à dîner, et de demander au constructeur s'il croyait probable que Ham pût songer à revenir par mer. S'il me donnait la moindre raison de le croire, je partirais pour Lowestoft, et je l'en empêcherais en le ramenant avec moi.
Je commandai mon dîner, et je me rendis au chantier. Il était temps; le constructeur, une lanterne à la main, en fermait la porte. Il se mit à rire, quand je lui posai cette question, et me dit qu'il n'y avait rien à craindre: jamais un homme dans son bon sens, ni même un fou, ne songerait à s'embarquer par un pareil coup de vent; Ham Peggotty moins que tout autre, lui qui était né dans le métier.
Je m'en doutais d'avance, et pourtant je n'avais pu résister au besoin de faire cette question, quoique je fusse tout honteux en moi-même de la faire. J'avais repris le chemin de l'hôtel. Le vent semblait encore augmenter de violence, s'il est possible. Ses hurlements, et le fracas des vagues, le claquement des portes et des fenêtres, le gémissement étouffé des cheminées, le balancement apparent de la maison qui m'abritait, et le tumulte de la mer en furie, tout cela était plus effrayant encore que le matin, la profonde obscurité venait ajouter à l'ouragan ses terreurs réelles et imaginaires.
Je ne pouvais pas manger, je ne pouvais pas me tenir tranquille, je ne pouvais me fixer à rien: il y avait en moi quelque chose qui répondait à l'orage extérieur, et bouleversait vaguement mes pensées orageuses. Mais au milieu de cette tempête de mon âme, qui s'élevait comme les vagues rougissantes, je retrouvais constamment en première ligne mon inquiétude sur le sort de Ham.
On emporta mon dîner sans que j'y eusse pour ainsi dire touché, et j'essayai de me remonter avec un ou deux verres de vin. Tout était inutile. Je m'assoupis devant le feu sans perdre le sentiment ni du bruit extérieur, ni de l'endroit où j'étais. C'était une horreur indéfinissable qui me poursuivait dans mon sommeil, et lorsque je me réveillai, ou plutôt lorsque je sortis de la léthargie qui me clouait sur ma chaise, je tremblais de tout mon corps, saisi d'une crainte inexplicable.
Je marchai dans la chambre, j'essayai de lire un vieux journal, je prêtai l'oreille au bruit du vent, je regardai les formes bizarres que figurait la flamme du foyer. À la fin, le tic-tac monotone de la pendule contre la muraille m'agaça tellement les nerfs, que je résolus d'aller me coucher.
Je fus bien aise de savoir, par une nuit pareille, que quelques- uns des domestiques de l'hôtel étaient décidés à rester sur pied jusqu'au lendemain matin. Je me couchai horriblement las et la tête lourde; mais, à peine dans mon lit, ces sensations disparurent comme par enchantement, et je restai parfaitement réveillé, avec la plénitude de mes sens.
Pendant des heures j'écoutai le bruit du vent et de la mer; tantôt je croyais entendre des cris dans le lointain, tantôt c'était le canon d'alarme qu'on tirait, tantôt des maisons qui s'écroulaient dans la ville. Plusieurs fois je me levai, et je m'approchai de la fenêtre, mais je n'apercevais à travers les vitres que la faible lueur de ma bougie, et ma figure pâle et bouleversée qui s'y réfléchissait au milieu des ténèbres.
À la fin, mon agitation devint telle que je me rhabillai en toute hâte, et je redescendis. Dans la vaste cuisine, où pendaient aux solives de longues rangées d'oignons et de tranches de lard, je vis les gens qui veillaient, groupés ensemble autour d'une table qu'on avait exprès enlevée de devant la grande cheminée pour la placer près de la porte. Une jolie servante qui se bouchait les oreilles avec son tablier, tout en tenant les yeux fixés sur la porte, se mit à crier quand elle m'aperçut, me prenant pour un esprit; mais les autres eurent plus de courage, et furent charmés que je vinsse leur tenir compagnie. L'un d'eux me demanda si je croyais que les âmes des pauvres matelots qui venaient de périr avec les bateaux de charbon, n'auraient pas, en s'envolant, été éteintes par l'orage.
Je restai là, je crois, deux heures. Une fois, j'ouvris la porte de la cour et je regardai dans la rue solitaire. Le sable, les herbes marines et les flaques d'écume encombrèrent le passage en un moment; je fus obligé de me faire aider pour parvenir à refermer la porte et la barricader contre le vent.
Il y avait une sombre obscurité dans ma chambre solitaire, quand je finis par y rentrer; mais j'étais fatigué, et je me recouchai; bientôt je tombai dans un profond sommeil, comme on tombe, en songe, du haut d'une tour au fond d'un précipice. J'ai le souvenir que pendant longtemps j'entendais le vent dans mon sommeil; bien que mes rêves me transportassent en d'autres lieux et au milieu de scènes bien différentes. À la fin, cependant, tout sentiment de la réalité disparut, et je me vis, avec deux de mes meilleurs amis dont je ne sais pas le nom, au siège d'une ville qu'on canonnait à outrance.
Le bruit du canon était si fort et si continu, que je ne pouvais parvenir à entendre quelque chose que j'avais le plus grand désir de savoir; enfin, je fis un dernier effort et je me réveillai. Il était grand jour, huit ou neuf heures environ: c'était l'orage que j'entendais et non plus les batteries; on frappait à ma porte et on m'appelait.
«Qu'y a-t-il? m'écriai-je.
— Un navire qui s'échoue tout près d'ici.»
Je sautai à bas de mon lit et je demandai quel navire c'était?
«Un schooner qui vient d'Espagne ou de Portugal avec un chargement de fruits et de vin. Dépêchez-vous, monsieur, si vous voulez le voir! On dit qu'il va se briser à la côte, au premier moment.»
Le garçon redescendit l'escalier quatre à quatre; je m'habillai aussi vite que je pus, et je m'élançai dans la rue.
Le monde me précédait en foule; tous couraient dans la même direction, vers la plage. J'en dépassai bientôt un grand nombre, et j'arrivai en présence de la mer en furie.
Le vent s'était plutôt un peu calmé, mais quel calme! C'était comme si une demi-douzaine de canons se fussent tus, parmi les centaines de bouches à feu qui résonnaient à mon oreille pendant mon rêve. Quant à la mer, toujours plus agitée, elle avait une apparence bien plus formidable encore que la veille au soir. Elle semblait s'être gonflée de toutes parts; c'était quelque chose d'effrayant que de voir à quelle hauteur s'élevaient ses vagues immenses qui grimpaient les unes sur les autres pour rouler au rivage et s'y briser avec bruit.
Au premier moment, le rugissement du vent et des flots, la foule et la confusion universelle, joints à la difficulté que j'éprouvais à résister à la tempête, troublèrent tellement mes sens que je ne vis nulle part le navire en danger: je n'apercevais que le sommet des grandes vagues. Un matelot à demi nu, debout à côté de moi, me montra, de son bras tatoué, où l'on voyait l'image d'une flèche, la pointe vers la main, le côté gauche de la plage. Mais alors, grand Dieu! je ne le vis que trop, ce malheureux navire, et tout près de nous.
Un des mâts était brisé à six ou huit pieds du pont, et gisait, étendu de côté, au milieu d'une masse de voiles et de cordages. À mesure que le bateau était ballotté par le roulis et le tangage qui ne lui laissaient pas un moment de repos, ces ruines embarrassantes battaient le flanc du bâtiment comme pour en crever la carcasse; on faisait même quelques efforts pour les couper tout à fait et les jeter à la mer, car, lorsque le roulis nous ramenait en vue le tillac, je voyais clairement l'équipage à l'oeuvre, la hache à la main. Il y en avait un surtout, avec de longs cheveux bouclés, qui se distinguait des autres par son activité infatigable. Mais en ce moment, un grand cri s'éleva du rivage, dominant le vent et la mer: les vagues avaient balayé le pont, emportant avec elles, dans l'abîme bouillonnant, les hommes, les planches, les cordages, faibles jouets pour sa fureur!
Le second mât restait encore debout, enveloppé de quelques débris de voiles et de cordes à demi détachées qui venaient le frapper en tous sens. Le vaisseau avait déjà touché, à ce que me dit à l'oreille la voix rauque du marin; il se releva, puis il toucha de nouveau. J'entendis bientôt la même voix m'annoncer que le bâtiment craquait par le travers, et ce n'était pas difficile à comprendre, on voyait bien que l'assaut livré au navire était trop violent pour que l'oeuvre de la main des hommes pût y résister longtemps. Au moment où il me parlait, un autre cri, un long cri de pitié partit du rivage, en voyant quatre hommes sortir de l'abîme avec le vaisseau naufragé, s'accrocher au tronçon du mât encore debout, et, au milieu d'eux, ce personnage aux cheveux frisés dont on avait admiré tout à l'heure l'énergie.
Il y avait une cloche à bord, et, tandis que le vaisseau se démenait comme une créature réduite à la folie par le désespoir, nous montrant tantôt toute l'étendue du pont dévasté qui regardait la grève, tantôt sa quille qui se retournait vers nous pour se replonger dans la mer, la cloche sonnait sans repos le glas funèbre de ces infortunés que le vent portait jusqu'à nous. Le navire s'abîma de nouveau dans les eaux, puis il reparut: deux des hommes avaient été engloutis. L'angoisse des témoins de cette scène déchirante augmentait toujours. Les hommes gémissaient en joignant les mains; les femmes criaient et détournaient la tête. On courait çà et là sur la plage en appelant du secours, là où tout secours était impossible. Moi-même, je conjurais un groupe de matelots que je connaissais, de ne pas laisser ces deux victimes périr ainsi sous nos yeux.
Ils me répondirent, dans leur agitation (je ne sais comment, dans un pareil moment, je pus seulement les comprendre), qu'une heure auparavant on avait essayé, mais sans succès, de mettre à la mer le canot de sauvetage, et que, comme personne n'aurait l'audace de se jeter à l'eau avec une corde dont l'extrémité resterait sur le rivage, il n'y avait absolument rien à tenter. Tout à coup je vis le peuple s'agiter sur la grève, il s'entr'ouvrait pour laisser passer quelqu'un. C'était Ham qui arrivait en courant de toutes ses forces.
J'allai à lui; je crois en vérité que c'était pour le conjurer d'aller au secours de ces infortunés. Mais, quelque ému que je fusse d'un spectacle si nouveau et si terrible, l'expression de son visage, et son regard dirigé vers la mer, ce regard que je ne lui avais vu qu'une fois, le jour de la fuite d'Émilie, réveillèrent en moi le sentiment de son danger. Je jetai mes bras autour de lui; je criai à ceux qui m'entouraient de ne pas l'écouter, que ce serait un meurtre, qu'il fallait l'empêcher de quitter le rivage.
Un nouveau cri retentit autour de nous; nous vîmes la voile cruelle envelopper à coups répétés celui des deux qu'elle put atteindre et s'élancer triomphant vers l'homme au courage indomptable qui restait seul au mât.
En présence d'un tel spectacle, et devant la résolution calme et désespérée du brave marin accoutumé à exercer tant d'empire sur la plupart des gens qui se pressaient autour de lui, je compris que je ne pouvais rien contre sa volonté; autant aurait valu implorer les vents et les vagues.
«Maître David, me dit-il en me serrant affectueusement les mains, si mon heure est venue, qu'elle vienne; si elle n'est pas venue, vous me reverrez. Que le Dieu du ciel vous bénisse! qu'il vous bénisse tous, camarades! Apprêtez tout: je pars!»
On me repoussa doucement, on me pria de m'écarter; puisqu'il voulait y aller, à tort ou à raison; je ne ferais, par ma présence, que compromettre les mesures de sûreté qu'il y avait à prendre, en troublant ceux qui en étaient chargés. Dans la confusion de mes sentiments et de mes idées, je ne sais ce que je répondis ou ce qu'on me répondit, mais je vis qu'on courait sur la grève; on détacha les cordes d'un cabestan, plusieurs groupes s'interposèrent entre lui et moi. Bientôt seulement je le revis debout, seul, en costume de matelot, une corde à la main, enroulée autour du poignet, une autre à la ceinture, pendant que les plus vigoureux se saisissaient de celle qu'il venait de leur jeter à ses pieds.
Le navire allait se briser; il n'y avait pas besoin d'être du métier pour s'en apercevoir. Je vis qu'il allait se fendre par le milieu, et que la vie de cet homme, abandonné au haut du mât, ne tenait plus qu'à un fil; pourtant il y restait fermement attaché. Il avait un béret de forme singulière, d'un rouge plus éclatant que celui des marins; et, tandis que les faibles planches qui le séparaient de la mort roulaient et craquaient sous ses pieds, tandis que la cloche sonnait d'avance son chant de mort, il nous saluait en agitant son bonnet. Je le vis, en ce moment, et je crus que j'allais devenir fou, en retrouvant dans ce geste le vieux souvenir d'un ami jadis bien cher.
Ham regardait la mer, debout et immobile, avec le silence d'une foule sans haleine derrière lui, et devant lui la tempête, attendant qu'une vague énorme se retirât pour l'emporter. Alors il fit un signe à ceux qui tenaient la corde attachée à sa ceinture, puis s'élança au milieu des flots, et en un moment, il commençait contre eux la lutte, s'élevant avec leurs collines, retombant au fond de leurs vallées, perdu sous des monceaux d'écume, puis rejeté sur la grève. On se dépêcha de le retirer.
Il était blessé. Je vis d'où j'étais du sang sur son visage, mais lui, il ne sembla pas s'en apercevoir. Il eut l'air de leur donner à la hâte quelques instructions pour qu'on le laissât plus libre, autant que je pus en juger par un mouvement de son bras, puis il s'élança de nouveau.
Il s'avança vers le navire naufragé, luttant contre les flots, s'élevant avec leurs collines, retombant au fond de leurs vallées, perdu sous les monceaux d'écume, repoussé vers le rivage, puis ramené vers le vaisseau, hardiment et vaillamment. La distance n'était rien, mais la force du vent et de la mer rendait la lutte mortelle. Enfin, il approchait du navire, il en était si près, qu'encore un effort et il allait s'y accrocher, lorsque, voyant une montagne immense, verte, impitoyable, rouler de derrière le vaisseau vers le rivage, il s'y précipita d'un bond puissant; le vaisseau avait disparu!
Je vis sur la mer quelques fragments épars; en courant à l'endroit où on l'attirait sur le rivage, je n'aperçus plus que de faibles débris, comme si c'étaient seulement les fragments de quelque misérable futaille. La consternation était peinte sur tous les visages. On tira Ham à mes pieds… insensible… mort. On le porta dans la maison la plus voisine, et maintenant, personne ne m'empêcha plus de rester près de lui, occupé avec tous les autres à tenter tout au monde pour le ramener à la vie; mais la grande vague l'avait frappé à mort; son noble coeur avait pour toujours cessé de battre.
J'étais assis près du lit, longtemps après que tout espoir avait cessé; un pêcheur qui m'avait connu jadis, lorsque Émilie et moi nous étions des enfants, et qui m'avait revu depuis, vint m'appeler à voix basse.
«Monsieur, me dit-il avec de grosses larmes qui coulaient sur ses joues bronzées, sur ses lèvres tremblantes, pâles comme la mort; monsieur, pouvez-vous sortir un moment?»
Dans son regard, je retrouvai le souvenir qui m'avait frappé tout à l'heure. Frappé de terreur, je m'appuyai sur le bras qu'il m'offrait pour me soutenir.
«Est-ce qu'il y a, lui dis-je, un autre corps sur le rivage?
— Oui, me répondit-il.
— Est-ce quelqu'un que je connais?»
Il ne répondit rien.
Mais il me conduisit sur la grève, et là, où jadis, enfants tous deux, elle et moi nous cherchions des coquilles, là où quelques débris du vieux bateau détruit par l'ouragan de la nuit précédente, étaient épars au milieu des galets; parmi les ruines de la demeure qu'il avait désolée, je le vis couché, la tête appuyée sur son bras, comme tant de fois jadis je l'avais vu s'endormir dans le dortoir de Salem-House.
CHAPITRE XXVI.
La nouvelle et l'ancienne blessure.
Vous n'aviez pas besoin, ô Steerforth, de me dire le jour où je vous vis pour la dernière fois, ce jour que je ne croyais guère celui de nos derniers adieux; non, vous n'aviez plus besoin de me dire «quand vous penserez à moi, que ce soit avec indulgence!» Je l'avais toujours fait; et ce n'est pas à la vue d'un tel spectacle que je pouvais changer.
On apporta une civière, on l'étendit dessus, on le couvrit d'un pavillon, on le porta dans la ville. Tous les hommes qui lui rendaient ce triste devoir l'avaient connu, ils avaient navigué avec lui, ils l'avaient vu joyeux et hardi. Ils le transportèrent, au bruit des vagues, au bruit des cris tumultueux qu'on entendait sur leur passage, jusqu'à la chaumière où l'autre corps était déjà.
Mais, quand ils eurent déposé la civière sur le seuil, ils se regardèrent, puis se tournèrent vers moi, en parlant à voix basse. Je compris pourquoi ils sentaient qu'on ne pouvait les placer côte à côte dans le même lieu de repos.
Nous entrâmes dans la ville, pour le porter à l'hôtel. Aussitôt que je pus recueillir mes pensées, j'envoyai chercher Joram, pour le prier de me procurer une voiture funèbre, qui pût l'emporter à Londres cette nuit même. Je savais que moi seul je pouvais m'acquitter de ce soin et remplir le douloureux devoir d'annoncer à sa mère l'affreuse nouvelle, et je voulais remplir avec fidélité ce devoir pénible.
Je choisis la nuit pour mon voyage, afin d'échapper à la curiosité de toute la ville au moment du départ. Mais, bien qu'il fût près de minuit quand je partis de l'hôtel, dans ma chaise de poste, suivi par derrière de mon précieux dépôt, il y avait beaucoup de monde qui attendait. Tout le long des rues, et même à une certaine distance sur la route, je vis des groupes nombreux; mais enfin je n'aperçus plus que la nuit sombre, la campagne paisible, et les cendres d'une amitié qui avait fait les délices de mon enfance.
Par un beau jour d'automne, à peu près vers midi, lorsque le sol était déjà parfumé de feuilles tombées, tandis que les autres, nombreuses encore, avec leurs teintes nuancées de jaune, de rouge et de violet, toujours suspendues à leurs rameaux, laissaient briller le soleil au travers, j'arrivai à Highgate. J'achevai le dernier mille à pied, songeant en chemin à ce que je devais faire, et laissant derrière moi la voiture qui m'avait suivi toute la nuit, en attendant que je lui fisse donner l'ordre d'avancer.
Lorsque j'arrivai devant la maison, je la revis telle que je l'avais quittée. Tous les stores étaient baissés, pas un signe de vie dans la petite cour pavée, avec sa galerie couverte qui conduisait à une porte depuis longtemps inutile. Le vent s'était apaisé, tout était silencieux et immobile.
Je n'eus pas d'abord le courage de sonner à la porte; et lorsque je m'y décidai, il me sembla que la sonnette même, par son bruit lamentable, devait annoncer le triste message dont j'étais porteur. La petite servante vint m'ouvrir, et me regardant d'un air inquiet, tandis qu'elle me faisait passer devant elle, elle me dit:
«Pardon, monsieur, seriez-vous malade?
— Non, c'est que j'ai été très-agité, et je suis fatigué.
— Est-ce qu'il y a quelque chose, monsieur? Monsieur James?
— Chut! lui dis-je. Oui, il est arrivé quelque chose, que j'ai à annoncer à mistress Steerforth. Est-elle chez elle?»
La jeune fille répondit d'un air inquiet que sa maîtresse sortait très-rarement à présent, même en voiture; qu'elle gardait la chambre, et ne voyait personne, mais qu'elle me recevrait. Sa maîtresse était dans sa chambre, ajouta-t-elle, et miss Dartle était près d'elle. «Que voulez-vous que je monte leur dire de votre part?»
Je lui recommandai de s'observer pour ne pas les effrayer, de remettre seulement ma carte et de dire que j'attendais en bas. Puis je m'arrêtai dans le salon, je pris un fauteuil. Le salon n'avait plus cet air animé qu'il avait autrefois, et les volets étaient à demi fermés. La harpe n'avait pas servi depuis bien longtemps. Le portrait de Steerforth, enfant, était là. À côté, le secrétaire où sa mère serrait les lettres de son fils. Les relisait-elle jamais? les relirait-elle encore?
La maison était si calme, que j'entendis dans l'escalier le pas léger de la petite servante. Elle venait me dire que mistress Steerforth était trop malade pour descendre; mais, que si je voulais l'excuser et prendre la peine de monter, elle serait charmée de me voir. En un instant, je fus près d'elle.
Elle était dans la chambre de Steerforth; et non pas dans la sienne: je sentais qu'elle l'occupait, un souvenir de lui, et que c'était aussi pour la même raison qu'elle avait laissé là, à leur place accoutumée, une foule d'objets dont elle était entourée, souvenirs vivants des goûts et des talents de son fils. Elle murmura, en me disant bonjour, qu'elle avait quitté sa chambre, parce que, dans son état de santé, elle ne lui était pas commode, et prit un air imposant qui semblait repousser tout soupçon de la vérité.
Rosa Dartle se tenait, comme toujours, auprès de son fauteuil. Du moment où elle fixa sur moi ses yeux noirs, je vis qu'elle comprenait que j'apportais de mauvaises nouvelles. La cicatrice parut au même instant. Elle recula d'un pas, comme pour échapper à l'observation de mistress Steerforth, et m'épia d'un regard perçant et obstiné qui ne me quitta plus.
«Je regrette de voir que vous êtes en deuil, monsieur, me dit mistress Steerforth.
— J'ai eu le malheur de perdre ma femme, lui dis-je.
— Vous êtes bien jeune pour avoir éprouvé un si grand chagrin, répondit-elle. Je suis fâchée, très-fâchée de cette nouvelle. J'espère que le temps vous apportera quelque soulagement.
— J'espère, dis-je en la regardant, que le temps nous apportera à tous quelque soulagement. Chère mistress Steerforth, c'est une espérance qu'il faut toujours nourrir, même au milieu de nos plus douloureuses épreuves.»
La gravité de mes paroles et les larmes qui remplissaient mes yeux l'alarmèrent. Ses idées parurent tout à coup s'arrêter, pour prendre un autre cours.
J'essayai de maîtriser mon émotion, quand je prononçai doucement le nom de son fils, mais ma voix tremblait. Elle se le répéta deux ou trois fois à elle-même à voix basse. Puis, se tournant vers moi, elle me dit, avec un calme affecté:
«Mon fils est malade?
— Très-malade.
— Vous l'avez vu?
— Je l'ai vu.
— Vous êtes réconciliés?»
Je ne pouvais pas dire oui, je ne pouvais pas dire non. Elle tourna légèrement la tête vers l'endroit où elle croyait retrouver à ses côtés Rosa Dartle, et je profitai de ce moment pour murmurer à Rosa, du bout des lèvres: «Il est mort.»
Pour que mistress Steerforth n'eût pas l'idée de regarder derrière elle et de lire sur le visage ému de Rosa la vérité qu'elle n'était pas encore préparée à savoir, je me hâtai de rencontrer son regard, car j'avais vu Rosa Dartle lever les mains au ciel avec une expression violente d'horreur et de désespoir, puis elle s'en était voilé la figure avec angoisse.
La belle et noble figure que celle de la mère… Ah! quelle ressemblance! quelle ressemblance!… était tournée vers moi avec un regard fixe. Sa main se porta à son front. Je la suppliai d'être calme et de se préparer à entendre ce que j'avais à lui dire; j'aurais mieux fait de la conjurer de pleurer, car elle était là comme une statue.
«La dernière fois que je suis venu ici, repris-je d'une voix défaillante, miss Dartle m'a dit qu'il naviguait de côté et d'autre. L'avant-dernière nuit a été terrible sur mer. S'il était en mer cette nuit-là, et près d'une côte dangereuse, comme on le dit, et si le vaisseau qu'on a vu était bien celui qui…
— Rosa! dit mistress Steerforth, venez ici.»
Elle y vint, mais de mauvaise grâce, avec peu de sympathie. Ses yeux étincelaient et lançaient des flammes, elle fit éclater un rire effrayant.
«Enfin, dit-elle, votre orgueil est-il apaisé, femme insensée? maintenant qu'il vous a donné satisfaction… par sa mort! Vous m'entendez? par sa mort!»
Mistress Steerforth était retombée roide sur son fauteuil: elle n'avait fait entendre qu'un long gémissement en fixant sur elle ses yeux tout grands ouverts.
«Oui! cria Rosa en se frappant violemment la poitrine, regardez- moi, pleurez et gémissez, et regardez-moi! Regardez! dit-elle en touchant du doigt sa cicatrice, regardez le beau chef-d'oeuvre de votre fils mort!»
Le gémissement que poussait de temps en temps la pauvre mère m'allait au coeur. Toujours le même, toujours inarticulé et étouffé, toujours accompagné d'un faible mouvement de tête, mais sans aucune altération dans les traits; toujours sortant d'une bouche pincée et de dents serrées comme si les mâchoires étaient fermées à clef et la figure gelée par la douleur.
«Vous rappelez-vous le jour où il a fait cela? continua Rosa. Vous rappelez-vous le jour où, trop fidèle au sang que vous lui avez mis dans les veines, dans un transport d'orgueil, trop caressé par sa mère, il m'a fait cela, il m'a défigurée pour la vie? Regardez- moi, je mourrai avec l'empreinte de son cruel déplaisir; et puis pleurez et gémissez sur votre oeuvre!
— Miss Dartle, dis-je d'un ton suppliant, au nom du ciel!
— Je veux parler! dit-elle en me regardant de ses yeux de flamme. Taisez-vous! Regardez-moi, vous dis-je; orgueilleuse mère d'un fils perfide et orgueilleux! Pleurez, car vous l'avez nourri; pleurez, car vous l'avez corrompu! pleurez sur lui pour vous et pour moi.»
Elle serrait convulsivement les mains; la passion semblait consumer à petit feu cette frêle et chétive créature.
«Quoi! c'est vous qui n'avez pu lui pardonner son esprit volontaire! s'écria-t-elle, c'est vous qui vous êtes offensée de son caractère hautain; c'est vous qui les avez combattus, en cheveux blancs, avec les mêmes armes que vous lui aviez données le jour de sa naissance! C'est vous, qui, après l'avoir dressé dès le berceau pour en faire ce qu'il est devenu, avez voulu étouffer le germe que vous aviez fait croître. Vous voilà bien payée maintenant de la peine que vous vous êtes donnée pendant tant d'années!
— Oh! miss Dartle, n'êtes-vous pas honteuse! quelle cruauté!
— Je vous dis, répondit-elle, que je veux lui parler. Rien au monde ne saurait m'en empêcher, tant que je resterai ici. Ai-je gardé le silence pondant des années, pour ne rien dire maintenant? Je l'aimais mieux que vous ne l'avez jamais aimé! dit-elle en la regardant d'un air féroce. J'aurais pu l'aimer, moi, sans lui demander de retour. Si j'avais été sa femme, j'aurais pu me faire l'esclave de ses caprices, pour un seul mot d'amour, une fois par an. Oui, vraiment, qui le sait mieux que moi? Mais vous, vous étiez exigeante, orgueilleuse, insensible, égoïste. Mon amour à moi aurait été dévoué… il aurait foulé aux pieds vos misérables rancunes.»
Les yeux ardents de colère, elle en simulait le geste en écrasant du pied le parquet.
«Regardez! dit-elle, en frappant encore sur sa cicatrice. Quand il fut d'âge à mieux comprendre ce qu'il avait fait, il l'a vu et il s'en est repenti. J'ai pu chanter pour lui faire plaisir, causer avec lui, lui montrer avec quelle ardeur je m'intéressais à tout ce qu'il faisait; j'ai pu, par ma persévérance, arriver à être assez instruite pour lui plaire, car j'ai cherché à lui plaire et j'y ai réussi. Quand son coeur était encore jeune et fidèle, il m'a aimée; oui, il m'a aimée. Bien des fois, quand il venait de vous humilier par un mot de mépris, il m'a serrée, moi, contre son coeur!»
Elle parlait avec une fierté insultante qui tenait de la frénésie, mais aussi avec un souvenir ardent et passionné, d'un amour dont les cendres assoupies laissaient jaillir quelque étincelle d'un feu plus doux.
«J'ai eu l'humiliation après… j'aurais dû m'y attendre, s'il ne m'avait pas fascinée par ses ardeurs d'enfant… j'ai eu l'humiliation de devenir pour lui un jouet, une poupée, bonne à servir de passe-temps à son oisiveté, à prendre et à quitter, pour s'en amuser, suivant l'inconstante humeur du moment. Quand il s'est lassé de moi, je me suis lassée aussi. Quand il n'a plus songé à moi, je n'ai pas cherché à regagner mon pouvoir sur lui; j'aurais autant pensé à l'épouser, si on l'avait forcé à me prendre pour femme. Nous nous sommes séparés l'un de l'autre sans un mot. Vous l'avez peut-être vu, et vous n'en avez pas été fâchée. Depuis ce jour, je n'ai plus été pour vous deux qu'un meuble insensible, qui n'avait ni yeux, ni oreilles, ni sentiment, ni souvenirs. Ah! vous pleurez? Pleurez sur ce que vous avez fait de lui. Ne pleurez pas sur votre amour. Je vous dis qu'il y a eu un temps où je l'aimais mieux que vous ne l'avez jamais aimé!»
Elle jetait un regard de colère sur cette figure immobile, dont les yeux ne bougeaient pas, et elle ne s'attendrissait pas plus sur les gémissements répétés de la mère, que s'ils sortaient de la bouche d'une statue.
«Miss Dartle, lui dis-je, s'il est possible que vous ayez le coeur assez dur pour ne pas plaindre cette malheureuse mère…
— Et moi, qui me plaindra? reprit-elle avec amertume. C'est elle qui a semé. Le vent récolte la tempête.
— Et si les défauts de son fils… continuai-je.
— Les défauts! s'écria-t-elle en fondant en larmes passionnées. Qui ose dire du mal de lui? Il valait dix mille fois mieux que les amis auxquels il avait fait l'honneur de les élever jusqu'à lui!
— Personne ne peut l'avoir aimé plus que moi, personne ne lui conserve un plus cher souvenir, répondis-je. Ce que je voulais dire, c'est que, lors même que vous n'auriez pas compassion de sa mère, lors même que les défauts du fils, car vous ne les avez pas ménagés vous-même…
— C'est faux, s'écria-t-elle en arrachant ses cheveux noirs, je l'aimais!
— Lors même, repris-je, que ses défauts ne pourraient, dans un pareil moment, être bannis de votre souvenir, vous devriez du moins regarder cette pauvre femme comme si vous ne l'aviez jamais vue auparavant, et lui porter secours.»
Mistress Steerforth n'avait pas bougé, pas fait un geste. Elle restait immobile, froide, le regard fixe; continuant à gémir de temps en temps, avec un faible mouvement de la tête, mais sans donner autrement signe de vie. Tout d'un coup, miss Dartle s'agenouilla devant elle, et commença à lui desserrer sa robe.
«Soyez maudit! dit-elle, en me regardant avec une expression de rage et de douleur réunies. Maudite soit l'heure où vous êtes jamais venu ici! Malédiction sur vous! sortez.»
Je quittai la chambre, mais je rentrai pour sonner, afin de prévenir les domestiques. Elle tenait dans ses bras, la forme impassible de mistress Steerforth, elle l'embrassait en pleurant, elle l'appelait, elle la pressait sur son sein comme si c'eût été son enfant. Elle redoublait de tendresse pour rappeler la vie dans cet être inanimé. Je ne redoutais plus de les laisser seules; je redescendis sans bruit, et je donnai l'alarme dans la maison, en sortant.
Je revins à une heure plus avancée de l'après-midi; nous couchâmes le fils sur un lit, dans la chambre de sa mère. On me dit qu'elle était toujours de même; miss Dartle ne la quittait pas; les médecins étaient auprès d'elle; on avait essayé de bien des remèdes, mais elle restait dans le même état, toujours comme une statue, faisant entendre seulement, de temps en temps, un gémissement plaintif.
Je parcourus cette maison funeste; je fermai tous les volets. Je finis par ceux de la chambre où il reposait. Je soulevai sa main glacée et je la plaçai sur mon coeur; le monde entier n'était pour moi que mort et silence. Seulement, par intervalles, j'entendais éclater le douloureux gémissement de la mère.
CHAPITRE XXVII.
Les émigrants.
J'avais encore une chose à faire avant de céder au choc de tant d'émotions. C'était de cacher à ceux qui allaient partir ce qui venait d'arriver, et de les laisser entreprendre leur voyage dans une heureuse ignorance. Pour cela, il n'y avait pas de temps à perdre.
Je pris M. Micawber à part ce soir-là, et je lui confiai le soin d'empêcher cette terrible nouvelle d'arriver jusqu'à M. Peggotty. Il s'en chargea volontiers et me promit d'intercepter tous les journaux, qui, sans cette précaution, pourraient la lui révéler.
«Avant d'arriver jusqu'à lui, monsieur, dit M. Micawber en se frappant la poitrine, il faudra plutôt que cette triste histoire me passe à travers le corps!»
M. Micawber avait pris, depuis qu'il était question pour lui de s'adapter à un nouvel état de société, des airs de boucanier aventureux, pas encore précisément en révolte avec la loi, mais sur le qui-vive, et le chapeau sur le coin de l'oreille. On aurait pu le prendre pour un enfant du désert, habitué depuis longtemps à vivre loin des confins de la civilisation, et sur le point de retourner dans ses solitudes natales.
Il s'était pourvu, entre autres choses, d'un habillement complet de toile cirée et d'un chapeau de paille, très-bas de forme, enduit à l'extérieur de poix ou de goudron. Dans ce costume grossier, un télescope commun de simple matelot sous le bras, tournant à chaque instant vers le ciel un oeil de connaisseur, comme s'il s'attendait à du mauvais temps, il avait un air bien plus nautique que M. Peggotty. Il avait, pour ainsi dire, donné le branle-bas dans toute sa famille. Je trouvai mistress Micawber coiffée du chapeau le plus hermétiquement fermé et le plus discret, solidement attaché sous le menton, et revêtue d'un châle qui l'entortillait, comme on m'avait entortillé chez ma tante, le jour où j'allai la voir pour la première fois, c'est-à-dire comme un paquet, avant de se consolider à la taille par un noeud robuste. Miss Micawber, à ce que je pus voir, ne s'était pas non plus oubliée pour parer au mauvais temps, quoiqu'elle n'eût rien de superflu dans sa toilette. Maître Micawber était à peine visible à l'oeil nu, dans sa vaste chemise bleue, et sous l'habillement de matelot le plus velu que j'aie jamais vu de ma vie. Quant aux enfants, on les avait emballés, comme des conserves, dans des étuis imperméables. M. Micawber et son fils aîné avaient retroussé leurs manches, pour montrer qu'ils étaient prêts à donner un coup de main n'importe où, à monter sur le pont et à chanter en choeur avec les autres pour lever l'ancre: «yeo, - - démarre, — yeo,» au premier commandement.
C'est dans cet appareil que nous les trouvâmes tous, le soir, réunis sous l'escalier de bois qu'on appelait alors les marches de Hungerford; ils surveillaient le départ d'une barque qui emmenait une partie de leurs bagages. J'avais annoncé à Traddles le cruel événement qui l'avait douloureusement ému; mais il sentait comme moi qu'il fallait le tenir secret, et il venait m'aider à leur rendre ce dernier service. Ce fut là que j'emmenai M. Micawber à l'écart, et que j'obtins de lui la promesse en question.
La famille Micawber logeait dans un sale petit cabaret borgne, tout à fait au pied des Marches de Hungerford, et dont les chambres à pans de bois s'avançaient en saillie sur la rivière. La famille des émigrants excitant assez de curiosité dans le quartier, nous fûmes charmés de pouvoir nous réfugier dans leur chambre. C'était justement une de ces chambres en bois sous lesquelles montait la marée. Ma tante et Agnès étaient là, fort occupées à confectionner quelques vêtements supplémentaires pour les enfants. Peggotty les aidait; sa vieille boîte à ouvrage était devant elle, avec son mètre, et ce petit morceau de cire qui avait traversé, sain et sauf, tant d'événements.
J'eus bien du mal à éluder ses questions; bien plus encore à insinuer tout bas, sans être remarqué, à M. Peggotty, qui venait d'arriver, que j'avais remis la lettre et que tout allait bien. Mais enfin, j'en vins à bout, et les pauvres gens étaient bien heureux. Je ne devais pas avoir l'air très-gai, mais j'avais assez souffert personnellement pour que personne ne pût s'en étonner.
«Et quand le vaisseau met-il à la voile, monsieur Micawber?» demanda ma tante.
M. Micawber jugea nécessaire de préparer par degrés ma tante, ou sa femme, à ce qu'il avait à leur apprendre, et dit que ce serait plus tôt qu'il ne s'y attendait la veille.
«Le bateau vous a prévenus, je suppose? dit ma tante.
— Oui, madame, répondit-il.
— Eh bien! dit ma tante, on met à la voile…
— Madame, répondit-il, je suis informé qu'il faut que nous soyons à bord, demain matin, avant sept heures.
— Eh! dit ma tante, c'est bien prompt. Est-ce un fait certain, monsieur Peggotty?
— Oui, madame. Le navire descendra la rivière avec la prochaine marée. Si maître Davy et ma soeur viennent à Gravesend avec nous, demain dans l'après-midi, ils nous feront leurs adieux.
— Vous pouvez en être sûr, lui dis-je.
— Jusque là, et jusqu'au moment où nous serons en mer, reprit M. Micawber en me lançant un regard d'intelligence, M. Peggotty et moi, nous surveillerons ensemble nos malles et nos effets. Emma, mon amour, dit M. Micawber en toussant avec sa majesté ordinaire, pour s'éclaircir la voix, mon ami M. Thomas Traddles a la bonté de me proposer tout bas de vouloir bien lui permettre de commander tous les ingrédients nécessaires à la composition d'une certaine boisson, qui s'associe naturellement dans nos coeurs, au rosbif de la vieille Angleterre; je veux dire… du punch. Dans d'autres circonstances, je n'oserais demander à miss Trotwood et à miss Wickfield… mais…
— Tout ce que je peux vous dire, répondit ma tante, c'est que, pour moi, je boirai à votre santé et à votre succès avec le plus grand plaisir, monsieur Micawber.
— Et moi aussi! dit Agnès, en souriant.»
M. Micawber descendit immédiatement au comptoir, et revint chargé d'une cruche fumante. Je ne pus m'empêcher de remarquer qu'il pelait les citrons avec son couteau poignard, qui avait, comme il convenait au couteau d'un planteur consommé, au moins un pied de long, et qu'il l'essuyait avec quelque ostentation sanguinaire, sur la manche de son habit. Mistress Micawber et les deux aînés de leurs enfants étaient munis aussi de ces formidables instruments; quant aux plus jeunes, on leur avait attaché à chacun, le long du corps, une cuiller de bois pendue à une bonne ficelle. De même aussi, pour prendre un avant-goût de la vie à bord, ou de leur existence future au milieu des forêts, M. Micawber se complut à offrir du punch à mistress Micawber et à sa fille, dans d'horribles petits pots d'étain, au lieu d'employer les verres dont il y avait une pleine tablette sur le buffet; quant à lui, il n'avait jamais été si ravi que de boire dans sa propre pinte d'étain, et de la remettre ensuite bien soigneusement dans sa poche, à la fin de la soirée.
«Nous abandonnons, dit M. Micawber, le luxe de notre ancienne patrie.» Et il semblait y renoncer avec la plus vive satisfaction. «Les citoyens des forêts ne peuvent naturellement pas s'attendre à retrouver là les raffinements de cette terre de liberté.»
Ici, un petit garçon vint dire qu'on demandait en bas M. Micawber.
«J'ai un pressentiment, dit mistress Micawber, en posant sur la table son pot d'étain, que c'est un membre de ma famille!
— S'il en est ainsi, ma chère, fit observer M. Micawber avec la vivacité qui lui était habituelle lorsqu'il abordait ce sujet, comme le membre de votre famille, quel qu'il puisse être, mâle ou femelle, nous a fait attendre fort longtemps, peut-être ce membre voudra-t-il bien attendre aussi que je sois prêt à le recevoir.
— Micawber, dit sa femme à voix basse, dans un moment comme celui-ci…
— Il n'y aurait pas de générosité, dit M. Micawber en se levant, à vouloir se venger de tant d'offenses! Emma, je sens mes torts.
— Et d'ailleurs, ce n'est pas vous qui en avez souffert, Micawber, c'est ma famille. Si ma famille sent enfin de quel bien elle s'est volontairement privée, si elle veut nous tendre maintenant la main de l'amitié, ne la repoussons pas.
— Ma chère, reprit-il, qu'il en soit ainsi!
— Si ce n'est pas pour eux, Micawber, que ce soit pour moi.
— Emma, répondit-il, je ne saurais résister à un pareil appel. Je ne peux pas, même en ce moment, vous promettre de sauter au cou de votre famille; mais le membre de votre famille, qui m'attend en bas, ne verra point son ardeur refroidie par un accueil glacial.»
M. Micawber disparut et resta quelque temps absent; mistress Micawber n'était pas sans quelque appréhension qu'il ne se fût élevé quelque discussion entre lui et le membre de sa famille. Enfin, le même petit garçon reparut, et me présenta un billet écrit au crayon avec l'en-tête officielle: «Heep contre Micawber.»
J'appris par ce document que M. Micawber, se voyant encore arrêté, était tombé dans le plus violent paroxysme de désespoir; il me conjurait de lui envoyer par le garçon son couteau poignard et sa pinte d'étain, qui pourraient lui être utiles dans sa prison, pendant les courts moments qu'il avait encore à vivre. Il me demandait aussi, comme dernière preuve d'amitié, de conduire sa famille à l'hospice de charité de la paroisse, et d'oublier qu'il eût jamais existé une créature de son nom.
Comme de raison, je lui répondis, en m'empressant de descendre pour payer sa dette; je le trouvai assis dans un coin, regardant d'un air sinistre l'agent de police qui s'était saisi de sa personne. Une fois relâché, il m'embrassa avec la plus vive tendresse, et se dépêcha d'inscrire cet item sur son carnet, avec quelques notes, où il eut bien soin, je me le rappelle, de porter un demi-penny que j'avais omis, par inadvertance, dans le total.
Cet important petit carnet lui remémora justement une autre transaction, comme il l'appelait. Quand nous fûmes remontés, il me dit que son absence avait été causée par des circonstances indépendantes de sa volonté; puis il tira de sa poche une grande feuille de papier, soigneusement pliée, et couverte d'une longue addition. Au premier coup-d'oeil que je jetai dessus, je me dis que je n'en avais jamais vu d'aussi monstrueuse sur un cahier d'arithmétique. C'était, à ce qu'il paraît, un calcul d'intérêt composé sur ce qu'il appelait «le total principal de quarante et une livres dix shillings onze pence et demi,» à des échéances diverses. Après avoir soigneusement examiné ses ressources et comparé les chiffres, il en était venu à établir la somme qui représentait le tout, intérêt et principal, pour deux années quinze mois et quatorze jours, à dater du moment présent. Il en avait souscrit, de sa plus belle main, un billet à ordre qu'il remit à Traddles, avec mille remercîments, pour acquit de sa dette intégrale (comme cela se doit d'homme à homme).
«C'est égal, j'ai toujours le pressentiment, dit mistress Micawber en secouant la tête d'un air pensif, que nous retrouverons ma famille à bord avant notre départ définitif.»
M. Micawber avait évidemment un autre pressentiment sur le même sujet, mais il le renfonça dans son pot d'étain, et avala le tout.
«Si vous avez, durant votre passage, quelque occasion d'écrire en Angleterre, mistress Micawber, dit ma tante; ne manquez pas de nous donner de vos nouvelles.
— Ma chère miss Trotwood, répondit-elle; je serai trop heureuse de penser qu'il y a quelqu'un qui tienne à entendre parler de nous; je ne manquerai pas de vous écrire. M. Copperfield, qui est depuis si longtemps notre ami, n'aura pas, j'espère, d'objection à recevoir, de temps à autre, quelque souvenir d'une personne qui l'a connu avant que les jumeaux eussent conscience de leur propre existence.»
Je répondis que je serais heureux d'avoir de ses nouvelles, toutes les fois qu'elle aurait l'occasion d'écrire.
«Les facilités ne nous manqueront pas, grâce à Dieu, dit M. Micawber; l'Océan n'est à présent qu'une grande flotte, et nous rencontrerons sûrement plus d'un vaisseau pendant la traversée. C'est une plaisanterie que ce voyage, dit M. Micawber, en prenant son lorgnon; une vraie plaisanterie. La distance est imaginaire.»
Quand j'y pense, je ne puis m'empêcher de sourire. C'était bien là M. Micawber… Autrefois, lorsqu'il allait de Londres à Canterbury, il en parlait comme d'un voyage au bout du monde; et maintenant qu'il quittait l'Angleterre pour l'Australie, il semblait qu'il partît pour traverser la Manche.
«Pendant le voyage, j'essayerai, dit M. Micawber, de leur faire prendre patience en leur défilant mon chapelet, et j'ai la confiance que, durant nos longues soirées, on ne sera pas fâché d'entendre les mélodies de mon fils Wilkins, autour du feu. Quand mistress Micawber aura le pied marin, et qu'elle ne se sentira plus mal au coeur (pardon de l'expression), elle leur chantera aussi sa petite chansonnette. Nous verrons, à chaque instant, passer près de nous, des marsouins et des dauphins; sur le bâbord comme sur le tribord, nous découvrirons à tout moment des objets pleins d'intérêt. En un mot, dit M. Micawber, avec son antique élégance, il est probable que nous aurons autour de nous tant de sujets de distraction, que, lorsque nous entendrons crier: «Terre,» en haut du grand mât, nous serons on ne peut pas plus étonnés!»
Là-dessus, il brandit victorieusement son petit pot d'étain, comme s'il avait déjà accompli le voyage, et qu'il vînt de passer un examen de première classe devant les autorités maritimes les plus compétentes.
«Pour moi, ce que j'espère surtout, mon cher monsieur Copperfield, dit mistress Micawber; c'est qu'un jour nous revivrons dans notre ancienne patrie, en la personne de quelques membres de notre famille. Ne froncez pas le sourcil, Micawber! ce n'est pas à ma propre famille que je veux faire allusion, c'est aux enfants de nos enfants. Quelque vigoureux que puisse être le rejeton transplanté, dit mistress Micawber en secouant la tête, je ne saurais oublier l'arbre d'où il sera sorti; et lorsque notre race sera parvenue à la grandeur et à la fortune, j'avoue que je serai bien aise de penser que cette fortune viendra refluer dans les coffres de la Grande-Bretagne.
«Ma chère, dit M. Micawber, que la Grande-Bretagne se tire de là comme elle pourra; je suis forcé de dire qu'elle n'a jamais fait grand'chose pour moi, et que je ne m'inquiète pas beaucoup de ce qu'elle deviendra.
— Micawber, continua mistress Micawber; vous avez tort. Quand vous partez, Micawber, pour un pays lointain, ce n'est pas pour affaiblir, c'est pour fortifier le lien qui nous unit à Albion.
— Le lien en question, ma chère amie, reprit M. Micawber, ne m'a pas, je le répète, chargé d'assez d'obligations personnelles, pour que je redoute le moins du monde d'en former d'autres.
— Micawber, repartit mistress Micawber, je vous le répète, vous avez tort; vous ne savez pas vous-même de quoi vous êtes capable, Micawber; c'est là-dessus que je compte pour fortifier, même en vous éloignant de votre patrie, le lien qui vous unit à Albion.»
M. Micawber s'assit dans son fauteuil, les sourcils légèrement froncés; il avait l'air de n'admettre qu'à demi les idées de mistress Micawber, à mesure qu'elle les énonçait, bien qu'il fût profondément pénétré de la perspective qu'elle ouvrait devant lui.
«Mon cher monsieur Copperfield, dit mistress Micawber, je désire que M. Micawber comprenne sa position. Il me paraît extrêmement important, qu'à dater du jour de son embarquement, M. Micawber comprenne sa position. Vous me connaissez assez, mon cher monsieur Copperfield, pour savoir que je n'ai pas la vivacité d'humeur de M. Micawber. Moi, je suis, qu'il me soit permis de le dire, une femme éminemment pratique. Je sais que nous allons entreprendre un long voyage; je sais que nous aurons à supporter bien des difficultés et bien des privations, c'est une vérité trop claire; mais je sais aussi ce qu'est M. Micawber, je sais mieux que lui ce dont il est capable. Voilà pourquoi je regarde comme extrêmement important que M. Micawber comprenne sa position.
— Mon amour, répondit-il; permettez-moi de vous faire observer qu'il m'est impossible de comprendre ma position dans le moment présent.
— Je ne suis pas de cet avis, Micawber, reprit-elle; pas complètement du moins. Mon cher monsieur Copperfield, la situation de M. Micawber n'est pas comme celle de tout le monde; M. Micawber se rend dans un pays éloigné, précisément pour se faire enfin connaître et apprécier pour la première fois de sa vie. Je désire que M. Micawber se place sur la proue de ce vaisseau, et qu'il dise d'une voix assurée: «Je viens conquérir ce pays! Avez-vous des honneurs? avez-vous des richesses? avez-vous des fonctions largement rétribuées? qu'on me les apporte; elles sont à moi!»
M. Micawber nous lança un regard qui voulait dire: Il y a ma foi! beaucoup de bon dans ce qu'elle dit là.
«En un mot, dit mistress Micawber, du ton le plus décisif, je veux que M. Micawber soit le César de sa fortune. Voilà comment j'envisage la véritable position de M. Micawber, mon cher monsieur Copperfield. Je désire qu'à partir du premier jour de ce voyage, M. Micawber se place sur la proue du vaisseau, pour dire: «Assez de retard comme cela, assez de désappointement, assez de gêne; c'était bon dans notre ancienne patrie, mais voici la patrie nouvelle; vous me devez une réparation! apportez-la-moi.»
M. Micawber se croisa les bras d'un air résolu, comme s'il était déjà debout, dominant la figure qui décorait la proue du navire.
«Et s'il comprend sa position, dit mistress Micawber, n'ai-je pas raison de dire que M. Micawber fortifiera le lien qui l'unit à la Grande-Bretagne, bien loin de l'affaiblir? Prétendra-t-on qu'on ne ressentira pas jusques dans la mère patrie, l'influence de l'homme important, dont l'astre se lèvera sur un autre hémisphère? Aurais- je la faiblesse de croire qu'une fois en possession du sceptre de la fortune et du génie en Australie, M. Micawber ne sera rien en Angleterre? Je ne suis qu'une femme, mais je serais indigne de moi-même et de papa, si j'avais à me reprocher cette absurde faiblesse!»
Dans sa profonde conviction qu'il n'y avait rien à répondre à ces arguments, mistress Micawber avait donné à son ton une élévation morale que je ne lui avais jamais connue auparavant.
«C'est pourquoi, dit-elle; je souhaite d'autant plus que nous puissions revenir habiter un jour le sol natal; M. Micawber sera peut-être, je ne saurais me dissimuler que cela est très-probable, M. Micawber sera un grand nom dans le Livre de l'histoire, et ce sera le moment, pour lui, de reparaître glorieux dans le pays qui lui avait donné naissance, et qui n'avait pas su employer ses grandes facultés.
— Mon amour, repartit M. Micawber, il m'est impossible de ne pas être touché de votre affection; je suis toujours prêt à m'en rapporter à votre bon jugement. Ce qui sera, sera! Le ciel me préserve de jamais vouloir dérober à ma terre natale la moindre part des richesses qui pourront, un jour, s'accumuler sur nos descendants!
— C'est bien, dit ma tante, en se tournant vers M. Peggotty; et je bois à votre santé à tous; que toute sorte de bénédictions et de succès vous accompagnent!»
M. Peggotty mit par terre les deux enfants qu'il tenait sur ses genoux, et se joignit à M. et à mistress Micawber pour boire, en retour, à notre santé; puis les Micawber et lui se serrèrent cordialement la main, et en voyant un sourire venir illuminer son visage bronzé, je sentis qu'il saurait bien se tirer d'affaire, établir sa bonne renommée, et se faire aimer partout où il irait.
Les enfants eurent eux-mêmes la permission de tremper leur cuiller de bois dans le pot de M. Micawber, pour s'associer au voeu général; après quoi ma tante et Agnès se levèrent et prirent congé des émigrants. Ce fut un douloureux moment. Tout le monde pleurait; les enfants s'accrochaient à la robe d'Agnès, et nous laissâmes le pauvre M. Micawber dans un violent désespoir, pleurant et sanglotant à la lueur d'une seule bougie, dont la simple clarté, vue de la Tamise, devait donner à sa chambre l'apparence d'un pauvre fanal.
Le lendemain matin, j'allai m'assurer qu'ils étaient partis. Ils étaient montés dans la chaloupe à cinq heures du matin. Je compris quel vide laissent de tels adieux, en trouvant à la misérable petite auberge, où je ne les avais vus qu'une seule fois, un air triste et désert, maintenant qu'ils en étaient partis.
Le surlendemain, dans l'après-midi, nous nous rendîmes à Gravesend, ma vieille bonne et moi; nous trouvâmes le vaisseau environné d'une foule de barques, au milieu de la rivière. Le vent était bon, le signal du départ flottait au haut du mât. Je louai immédiatement une barque, et nous pénétrâmes à bord, à travers la confusion étourdissante à laquelle le navire était en proie.
M. Peggotty nous attendait sur le pont. Il me dit que M. Micawber venait d'être arrêté de nouveau (et pour la dernière fois), à la requête de M. Heep, et que, d'après mes instructions, il avait payé le montant de la dette, que je lui rendis aussitôt. Puis il nous fit descendre dans l'entre-pont, et là, se dissipèrent les craintes que j'avais pu concevoir, qu'il ne vint à savoir ce qui s'était passé à Yarmouth. M. Micawber s'approcha de lui, lui prit le bras d'un air d'amitié et de protection, et me dit à voix basse que, depuis l'avant-veille, il ne l'avait pas quitté.
C'était pour moi un spectacle si étrange, l'obscurité me semblait si grande, et l'espace si resserré, qu'au premier abord, je ne pus me rendre compte de rien; mais peu à peu mes yeux s'habituèrent à ces ténèbres, et je me crus au centre d'un tableau de Van Ostade. On apercevait au milieu des poutres, des agrès, des ralingues du navire, les hamacs, les malles, les caisses, les barils composant le bagage des émigrants; quelques lanternes éclairaient la scène; plus loin, la pâle lueur du jour pénétrait par une écoutille ou une manche à vent. Des groupes divers se pressaient en foule; on faisait de nouveaux amis, on prenait congé des anciens, on parlait, on riait, on pleurait, on mangeait et on buvait; les uns, déjà installés dans les quelques pieds de parquet qui leur étaient assignés, s'occupaient à disposer leurs effets, et plaçaient de petits enfants sur des tabourets ou dans leurs petites chaises; d'autres, ne sachant où se caser, erraient d'un air désolé. Il y avait des enfants qui ne connaissaient encore la vie que depuis huit jours, et des vieillards voûtés qui semblaient ne plus avoir que huit jours à la connaître; des laboureurs qui emportaient avec leurs bottes quelque motte du sol natal, et des forgerons, dont la peau allait donner au nouveau-monde un échantillon de la suie et de la fumée de l'Angleterre; dans l'espace étroit de l'entre-pont, on avait trouvé moyen d'entasser des spécimens de tous les âges et de tous les états.
En jetant autour de moi un coup d'oeil, je crus voir, assise à côté d'un des petits Micawber, une femme dont la tournure me rappelait Émilie. Une autre femme se pencha vers elle pour l'embrasser, puis s'éloigna rapidement à travers la foule, me laissant un vague souvenir d'Agnès. Mais au milieu de la confusion universelle, et du désordre de mes pensées, je la perdis bientôt de vue; je ne vis plus qu'une chose, c'est qu'on donnait le signal de quitter le pont à tous ceux qui ne partaient pas; que ma vieille bonne pleurait à côté de moi, et que mistress Gummidge s'occupait activement d'arranger les effets de M. Peggotty, avec l'assistance d'une jeune femme, vêtue de noir, qui me tournait le dos.
«Avez-vous encore quelque chose à me dire, maître Davy? me demanda M. Peggotty; n'auriez-vous pas quelque question à me faire pendant que nous sommes encore là?
«Une seule, lui dis-je. Marthe…»
Il toucha le bras de la jeune femme que j'avais vue près de lui, elle se retourna, c'était Marthe.
«Que Dieu vous bénisse, excellent homme que vous êtes! m'écriai- je; vous l'emmenez avec vous?»
Elle me répondit pour lui, en fondant en larmes. Il me fut impossible de dire un mot, mais je serrai la main de M. Peggotty; et si jamais j'ai estimé et aimé un homme au monde, c'est bien celui-là.
Les étrangers évacuaient le navire. Mon plus pénible devoir restait encore à accomplir. Je lui dis ce que j'avais été chargé de lui répéter, au moment de son départ, par le noble coeur qui avait cessé de battre. Il en fut profondément ému. Mais, lorsqu'à son tour, il me chargea de ses compliments d'affection et de regret pour celui qui ne pouvait plus les entendre, je fus bien plus ému encore que lui.
Le moment était venu. Je l'embrassai. Je pris le bras de ma vieille bonne tante en pleurs, nous remontâmes sur le pont. Je pris congé de la pauvre mistress Micawber. Elle attendait toujours sa famille d'un air inquiet; et ses dernières paroles furent pour me dire qu'elle n'abandonnerait jamais M. Micawber.
Nous redescendîmes dans notre barque; à une petite distance, nous nous arrêtâmes pour voir le vaisseau prendre son élan. Le soleil se couchait. Le navire flottait entre nous et le ciel rougeâtre: on distinguait le plus mince de ses espars et de ses cordages sur ce fond éclatant. C'était si beau, si triste, et en même temps si encourageant, de voir ce glorieux vaisseau immobile encore sur l'onde doucement agitée, avec tout son équipage, tous ses passagers, rassemblés en foule sur le pont, silencieux et tête nue, que je n'avais jamais rien vu de pareil.
Le silence ne dura qu'un moment. Le vent souleva les voiles, le vaisseau s'ébranla; trois hourrahs retentissants, partis de toutes les barques, et répétés à bord vinrent d'écho en écho mourir sur le rivage. Le coeur me faillit à ce bruit, à la vue des mouchoirs et des chapeaux qu'on agitait en signe d'adieu, et c'est alors que je la vis.
Oui, je la vis à côté de son oncle, toute tremblante contre son épaule. Il nous montrait à sa nièce, elle nous vit à son tour, et m'envoya de la main un dernier adieu. Allez, pauvre Émilie! belle et frêle plante battue par l'orage! Attachez-vous à lui comme le lierre, avec toute la confiance que vous laisse votre coeur brisé, car il s'est attaché à vous avec toute la force de son puissant amour.
Au milieu des teintes roses du ciel, elle, appuyée sur lui, et lui la soutenant dans ses bras, ils passèrent majestueusement et disparurent. Quand nous tournâmes nos rames vers le rivage, la nuit était tombée sur les collines du Kent… Elle était aussi tombée sur moi, bien ténébreuse.
CHAPITRE XXVIII.
Absence.
Oh! oui, une nuit bien longue et bien ténébreuse, troublée par tant d'espérances déçues, tant de chers souvenirs, tant d'erreurs passées, tant de chagrins stériles, tant de regrets amers qui venaient la hanter comme des spectres nocturnes.
Je quittai l'Angleterre, sans bien comprendre encore toute la force du coup que j'avais à supporter. Je quittai tous ceux qui m'étaient chers et je m'en allai; je croyais que j'en étais quitte, et que tout était fini comme cela. De même que, sur un champ de bataille, un soldat vient de recevoir une balle mortelle sans savoir seulement qu'il est blessé; de même, laissé seul avec mon coeur indiscipliné, je ne me doutais pas non plus de la profonde blessure contre laquelle il allait avoir à lutter.
Je le compris enfin, mais non point tout d'un coup; ce ne fut que petit à petit et comme brin à brin. Le sentiment de désolation que j'emportais en m'éloignant ne fit que devenir plus vif et plus profond d'heure en heure. Ce n'était d'abord qu'un sentiment vague et pénible de chagrin et d'isolement. Mais il se transforma, par degrés imperceptibles, en un regret sans espoir de tout ce que j'avais perdu, amour, amitié, intérêt: de tout ce que l'amour avait brisé dans mes mains; une première foi, une première affection, le rêve entier de ma vie. Que me restait-il désormais? un vaste désert qui s'étendait autour de moi sans interruption, presque sans horizon.
Si ma douleur était égoïste, je ne m'en rendais pas compte. Je pleurais sur ma femme-enfant, enlevée si jeune, à la fleur de son avenir. Je pleurais sur celui qui aurait pu gagner l'amitié et l'admiration de tous, comme jadis il avait su gagner la mienne. Je pleurais sur le coeur brisé qui avait trouvé le repos dans la mer orageuse; je pleurais sur les débris épars de cette vieille demeure, où j'avais entendu souffler le vent du soir, quand je n'étais encore qu'un enfant.
Je ne voyais aucune issue à cet abîme de tristesse où j'étais tombé. J'errais de lieu en lieu, portant partout mon fardeau avec moi. J'en sentais tout le poids, je pliais sous le faix, et je me disais dans mon coeur que jamais il ne pourrait être allégé.
Dans ces moments de crise et de découragement, je croyais que j'allais mourir. Parfois je me disais que je voulais mourir au moins près des miens, et je revenais sur mes pas, pour être plutôt avec eux. D'autrefois, je continuais mon chemin, j'allais de ville en ville, poursuivant je ne sais quoi devant moi, et voulant laisser derrière moi je ne sais quoi non plus.
Il me serait impossible de retracer une à une toutes les phases douloureuses que j'eus à traverser dans ma détresse. Il y a de ces rêves qu'on ne saurait décrire que d'une manière vague et imparfaite; et quand je prends sur moi de me rappeler cette époque de ma vie, il me semble que c'est un de ces rêves-là qui me reviennent à l'esprit. Je revois, en passant, des villes inconnues, des palais, des cathédrales, des temples, des tableaux, des châteaux et des tombes, des rues fantastiques, tous les vieux monuments de l'histoire et de l'imagination. Mais non, je ne les revois pas, je les rêve, portant toujours partout mon fardeau pénible, et ne reconnaissant qu'à peine les objets qui passent et disparaissent dans cette fantasmagorie de mon esprit. Ne rien voir, ne rien entendre, uniquement absorbé dans le sentiment de ma douleur, voilà la nuit qui tomba sur mon coeur indiscipliné, mais sortons-en… comme je finis par en sortir, Dieu merci!… Il est temps de secouer ce long et triste rêve, et de quitter les ténèbres pour une nouvelle aurore.
Pendant plusieurs mois je voyageai ainsi, avec ce nuage obscur sur l'esprit. Des raisons mystérieuses semblaient m'empêcher de reprendre le chemin de mon pays natal, et m'engager à poursuivre mon pèlerinage. Tantôt je prenais ma course de pays en pays, sans me reposer, sans m'arrêter nulle part. Tantôt je restais longtemps au même endroit, sans savoir pourquoi. Je n'avais ni but, ni mobile.
J'étais en Suisse. Je revenais d'Italie, par un des grands passages à travers les Alpes, où j'errais, avec un guide, dans les sentiers écartés des montagnes. Si ces solitudes majestueuses parlaient à mon coeur, je n'en savais en vérité rien. J'avais trouvé quelque chose de merveilleux et de sublime dans ces hauteurs prodigieuses, dans ces précipices horribles, dans ces torrents mugissants, dans ces chaos de neige et de glace, mais c'était tout ce que j'y avais vu.
Un soir, je descendais, avant le coucher du soleil, au fond d'une vallée où je devais passer la nuit. À mesure que je suivais le sentier autour de la montagne d'où je venais de voir l'astre du jour bien au-dessus de moi, je crus sentir le goût du beau et l'instinct d'un bonheur tranquille s'éveiller chez moi, sous la douce influence de ce spectacle paisible, et ranimer dans mon coeur une faible lueur de ces émotions depuis longtemps inconnues. Je me souviens que je m'arrêtai dans ma marche avec une espèce de chagrin dans l'âme qui ne ressemblait plus à l'accablement et au désespoir. Je me souviens que je fus tenté d'espérer qu'il n'était pas impossible qu'il vînt à s'opérer en moi quelque bienheureux changement.
Je descendis dans la vallée au moment où le soleil du soir dorait les cimes couvertes de neige qui allaient le masquer comme d'un nuage éternel. La base de la montagne qui formait la gorge où se trouvait situé le petit village, était d'une riche verdure; au- dessus de cette joyeuse végétation croissaient de sombres forêts de sapins, qui fendaient ces masses de neige comme un coin, et soutenaient l'avalanche. Plus haut, on voyait des rochers grisâtres, des sentiers raboteux, des glaçons et de petites oasis de pâturage qui allaient se perdre dans la neige dont la cime des monts était couronnée. Ça et là, sur le revers de la montagne, quelques points sur la neige, et chaque point était une maison. Tous ces chalets solitaires, écrasés par la grandeur sublime des cimes gigantesques qui les dominaient, paraissaient trop petits, en comparaison, pour des jouets d'enfant. Il en était de même du village, groupé dans la vallée, avec son pont de bois jeté sur le ruisseau qui tombait en cascade sur les rochers brisés, et courait à grand bruit au milieu des arbres. On entendait au loin, dans le calme du soir, une espèce de chant; c'étaient les voix des bergers, et en voyant un nuage, éclatant des feux du soleil couchant, flotter à mi-côte sur le flanc de la montagne, je croyais presque entendre sortir de son sein les accents de cette musique sereine qui n'appartenait pas à la terre. Tout d'un coup, au milieu de cette grandeur imposante, la voix, la grande voix de la nature me parla; docile à son influence secrète, je posai sur le gazon ma tête fatiguée, je pleurai comme je n'avais pas pleuré encore depuis la mort de Dora.
J'avais trouvé quelques instants auparavant un paquet de lettres qui m'attendait, et j'étais sorti du village pour les lire pendant qu'on préparait mon souper. D'autres paquets s'étaient égarés, et je n'en avais pas reçu depuis longtemps. Sauf une ligne ou deux, pour dire que j'étais bien et que j'étais arrivé à cet endroit, je n'avais eu ni le courage ni la force d'écrire une seule lettre depuis mon départ.
Le paquet était entre mes mains. Je l'ouvris, et je reconnus l'écriture d'Agnès.
Elle était heureuse, comme elle nous l'avait dit, de se sentir utile. Elle réussissait dans ses efforts, comme elle l'avait espéré. C'était tout ce qu'elle me disait sur son propre compte. Le reste avait rapport à moi.
Elle ne me donnait pas de conseils; elle ne me parlait pas de mes devoirs; elle me disait seulement, avec sa ferveur accoutumée, qu'elle avait confiance en moi. Elle savait, disait-elle, qu'avec mon caractère je ne manquerais pas de tirer une leçon salutaire du chagrin même qui m'avait frappé. Elle savait que les épreuves et la douleur ne feraient qu'élever et fortifier mon âme. Elle était sûre que je donnerais à tous mes travaux un but plus noble et plus ferme, après le malheur que j'avais eu à souffrir. Elle qui se réjouissait tant du nom que je m'étais déjà fait, et qui attendait avec tant d'impatience les succès qui devaient l'illustrer encore, elle savait bien que je continuerais à travailler. Elle savait que dans mon coeur, comme dans tous les coeurs vraiment bons et élevés, l'affliction donne de la force et non de la faiblesse… De même que les souffrances de mon enfance avaient contribué à faire de moi ce que j'étais devenu; de même des malheurs plus grands, en aiguisant mon courage, me rendraient meilleur encore, pour que je pusse transmettre aux autres, dans mes écrits, l'enseignement que j'en avais reçu moi-même. Elle me remettait entre les mains de Dieu, de celui qui avait recueilli dans son repos mon innocent trésor; elle me répétait qu'elle m'aimait toujours comme une soeur, et que sa pensée me suivait partout, fière de ce que j'avais fait, mais infiniment plus fière encore de ce que j'étais destiné à faire un jour.
Je serrai sa lettre sur mon coeur, je pensai à ce que j'étais une heure auparavant, lorsque j'écoutais les voix qui expiraient dans le lointain: et en voyant les nuages vaporeux du soir prendre une teinte plus sombre, toutes les couleurs nuancées de la vallée s'effacer; la neige dorée sur la cime des montagnes se confondre avec le ciel pâle de la nuit, je sentis la nuit de mon âme passer et s'évanouir avec ces ombres et ces ténèbres. Il n'y avait pas de nom pour l'amour que j'éprouvais pour elle, plus chère désormais à mon coeur qu'elle ne l'avait jamais été.
Je relus bien des fois sa lettre, je lui écrivis avant de me coucher. Je lui dis que j'avais eu grand besoin de son aide, que sans elle je ne serais pas, je n'aurais jamais été ce qu'elle croyait, mais qu'elle me donnait l'ambition de l'être, et le courage de l'essayer.
Je l'essayai en effet. Encore trois mois, et il y aurait un an que j'avais été si douloureusement frappé. Je résolus de ne prendre aucune résolution avant l'expiration de ce terme, mais d'essayer seulement de répondre à l'estime d'Agnès. Je passai tout ce temps- là dans la petite vallée où j'étais et dans les environs.
Les trois mois écoulés, je résolus de rester encore quelque temps loin de mon pays; de m'établir pour le moment dans la Suisse, qui m'était devenue chère par le souvenir de cette soirée; de reprendre une plume, de me remettre au travail.
Je me conformai humblement aux conseils d'Agnès; j'interrogeai la nature, qu'on n'interroge jamais en vain; je ne repoussai plus loin de moi les affections humaines. Bientôt j'eus presque autant d'amis dans la vallée, que j'en avais jadis à Yarmouth, et quand je les quittai à l'automne pour aller à Genève, ou que je vins les retrouver au printemps, leurs regrets et leur accueil affectueux m'allaient au coeur, comme s'ils me les adressaient dans la langue de mon pays.
Je travaillais ferme et dur; je commençais de bonne heure et je finissais tard. J'écrivais une nouvelle dont je choisis le sujet en rapport avec mes peines récentes; je l'envoyai à Traddles, qui s'entremit pour la publication, d'une façon très-avantageuse à mes intérêts; et le bruit de ma réputation croissante fut porté jusqu'à moi par le flot de voyageurs que je rencontrais sur mon chemin. Après avoir pris un peu de repos et de distraction, je me remis à l'oeuvre avec mon ardeur d'autrefois, sur un nouveau sujet d'imagination, qui me plaisait infiniment. À mesure que j'avançais dans l'accomplissement de cette tâche, je m'y attachais de plus en plus, et je mettais toute mon énergie à y réussir. C'était mon troisième essai en ce genre. J'en avais écrit à peu près la moitié, quand je songeai, dans un intervalle de repos, à retourner en Angleterre.
Depuis longtemps, sans nuire à mon travail patient et à mes études incessantes, je m'étais habitué à des exercices robustes. Ma santé, gravement altérée lorsque j'avais quitté l'Angleterre, s'était entièrement rétablie. J'avais beaucoup vu; j'avais beaucoup voyagé, et j'espère que j'avais appris quelque chose dans mes voyages.
J'ai raconté maintenant tout ce qu'il me paraissait utile de dire sur cette longue absence… Cependant, j'ai fait une réserve. Si je l'ai faite, ce n'est pas que j'eusse l'intention de taire une seule de mes pensées, car, je l'ai déjà dit, ce récit est ma mémoire écrite. J'ai voulu garder pour la fin ce secret enseveli au fond de mon âme. J'y arrive à présent.
Je ne puis sonder assez avant ce secret de mon propre coeur pour pouvoir dire à quel moment je commençai à penser que j'aurais pu jadis faire d'Agnès l'objet de mes premières et de mes plus chères espérances. Je ne puis dire à quelle époque de mon chagrin j'en vins à songer que, dans mon insouciante jeunesse, j'avais rejeté loin de moi le trésor de son amour. Peut-être avais-je recueilli quelque murmure de cette lointaine pensée chaque fois que j'avais eu le malheur de sentir la perte ou le besoin de ce quelque chose qui ne devait jamais se réaliser et qui manquait à mon bonheur. Mais c'est une pensée que je n'avais voulu accueillir, quand elle s'était présentée, que comme un regret mêlé de reproche pour moi- même lorsque la mort de Dora me laissa triste et seul dans le monde.
Si, à cette époque, je m'étais trouvé souvent près d'Agnès peut- être, dans ma faiblesse, eussé-je trahi ce sentiment intime. Ce fut là la crainte vague qui me poussa d'abord à rester loin de mon pays. Je n'aurais pu me résigner à perdre la plus petite part de son affection de soeur, et, mon secret une fois échappé, j'aurais mis entre nous deux une barrière jusque-là inconnue.
Je ne pouvais pas oublier que le genre d'affection qu'elle avait maintenant pour moi était mon oeuvre; que, si jamais elle m'avait aimé d'un autre amour, et parfois je me disais que cela avait peut-être existé dans son coeur, je l'avais repoussé. Quand nous n'étions que des enfants, je m'étais habitué à le regarder comme une chimère. J'avais donné tout mon amour à une autre femme; je n'avais pas fait ce que j'aurais pu faire; et si Agnès était aujourd'hui pour moi ce qu'elle était, une soeur, et non pas une amante, c'était moi qui l'avais voulu: son noble coeur avait fait le reste.
Lorsque je commençai à me remettre, à me reconnaître et à m'observer, je songeai qu'un jour peut-être, après une longue attente, je pourrais réparer les fautes du passé; que je pourrais avoir le bonheur indicible de l'épouser. Mais en s'écoulant, le temps emporta cette lointaine espérance. Si elle m'avait jamais aimé, elle ne devait m'en être que plus sacrée; n'avait-elle pas toutes mes confidences? Ne l'avais-je pas mise au courant de toutes mes faiblesses? Ne s'était-elle pas immolée jusqu'à devenir ma soeur et mon amie? Cruel triomphe sur elle-même! Si au contraire elle ne m'avait jamais aimé, pouvais-je croire qu'elle m'aimerait à présent?
Je m'étais toujours senti si faible en comparaison de sa persévérance et de son courage! maintenant je le sentais encore davantage. Quoique j'eusse pu être pour elle, ou elle pour moi, si j'avais été autrefois plus digne d'elle, ce temps était passé. Je l'avais laissé fuir loin de moi. J'avais mérité de la perdre.
Je souffris beaucoup dans cette lutte; mon coeur était plein de tristesse et de remous, et pourtant je sentais que l'honneur et le devoir m'obligeaient à ne pas venir faire offrande à cette personne si chère, de mes espérances évanouies, moi qui, par un caprice frivole, étais allé en porter l'hommage ailleurs, quand elles étaient dans toute leur fraîcheur de jeunesse. Je ne cherchais pas à me cacher que je l'aimais, que je lui étais dévoué pour la vie, mais je me répétais qu'il était trop tard, à présent, pour rien changer à la nature de nos relations convenues.
J'avais souvent réfléchi à ce que me disait ma Dora quand elle me parlait, à ses derniers moments, de ce qui nous serait arrivé dans notre ménage, si nous avions eu de plus longs jours à passer ensemble; j'avais compris que bien souvent les choses qui ne nous arrivent pas ont sur nous autant d'effet en réalité que celles qui s'accomplissent. Cet avenir dont elle s'effrayait pour moi, c'était maintenant une réalité que le destin m'avait envoyée pour me punir, comme elle l'aurait fait tôt ou tard, même auprès d'elle, si la mort ne nous avait pas séparés auparavant. J'essayai de songer à tous les heureux effets qu'aurait pu exercer sur moi l'influence d'Agnès, pour devenir plus courageux, moins égoïste, plus attentif à veiller sur mes défauts et à corriger mes erreurs. Et c'est ainsi qu'à force de penser à ce qui aurait pu être, j'arrivai à la conviction sincère que cela ne serait jamais.
Voilà quel était le sable mouvant de mes pensées; voilà dans quel accès de perplexités et de doutes je passai les trois ans qui s'écoulèrent depuis mon départ, jusqu'au jour où je repris le chemin de ma patrie. Oui, il y avait trois ans que le vaisseau, chargé d'émigrants, avait mis à la voile; et c'était trois ans après qu'au même endroit, à la même heure, au toucher du soleil, j'étais debout sur le pont du paquebot qui me ramenait en Angleterre, les yeux fixés sur l'onde aux teintes roses, où j'avais vu réfléchir l'image de ce vaisseau.
Trois ans! c'est bien long dans son ensemble, quoique ce soit bien court en détail! Et mon pays m'était bien cher, et Agnès aussi!… Mais elle n'était pas à moi… jamais elle ne serait à moi… Cela aurait pu être autrefois, mais c'était passé!…
CHAPITRE XXIX.
Retour.
Je débarquai à Londres par une froide soirée d'automne. Il faisait sombre et il pleuvait; en une minute, je vis plus de brouillard et de boue que je n'en avais vu pendant toute une année. J'allai à pied de la douane à Charing-Cross sans trouver de voiture. Quoiqu'on aime toujours à revoir d'anciennes connaissances, en retrouvant sur mon chemin les toits en saillie et les gouttières engorgées comme autrefois, je ne pouvais pas m'empêcher de regretter que mes vieilles connaissances ne fussent pas un peu plus propres.
J'ai souvent remarqué, et je suppose que tout le monde en a fait autant, qu'au moment où l'on quitte un lieu qui vous est familier, il semble que votre départ y donne le signal d'une foule de changements à vue. En regardant par la portière de la voiture, et en remarquant qu'une vieille maison de Fish-Street, qui depuis plus d'un siècle n'avait certainement jamais vu ni maçon, ni peintre, ni menuisier, avait été jetée par terre en mon absence, qu'une rue voisine, célèbre pour son insalubrité et ses incommodités de tout genre que leur antiquité avait rendues respectables, se trouvait assainie et élargie, je m'attendais presque à trouver que la cathédrale de Saint-Paul allait me paraître plus vieille encore qu'autrefois.
Je savais qu'il s'était opéré des changements dans la situation de plusieurs de mes amis. Ma tante était depuis longtemps retournée à Douvres, et Traddles avait commencé à se faire une petite clientèle peu de temps après mon départ. Il occupait à présent un petit appartement dans Grays'inn, et dans une de ses dernières lettres, il me disait qu'il n'était pas sans quelque espoir d'être prochainement uni à la meilleure fille de monde.
On m'attendait chez moi pour Noël, mais on ne se doutait pas que je dusse venir sitôt. J'avais pressé à dessein mon arrivée, afin d'avoir le plaisir de leur faire une surprise. Et pourtant j'avais l'injustice de sentir un frisson glacé, comme si j'étais désappointé de ne voir personne venir au-devant de moi et de rouler tout seul en silence à travers les rues assombries par le brouillard.
Cependant, les boutiques et leurs gais étalages me remirent un peu; et lorsque j'arrivai à la porte du café de Grays'inn, j'avais repris de l'entrain. Au premier moment, cela me rappela cette époque de ma vie, bien différente pourtant, où j'étais descendu à la Croix d'Or, et les changements survenus depuis ce temps-là. C'était bien naturel.
«Savez-vous où demeure M. Traddles?» demandai-je au garçon en me chauffant à la cheminée du café.
«Holborn-Court, monsieur, n° 2.
— M. Traddles commence à être connu parmi les avocats n'est-il pas vrai?
— C'est probable, monsieur, mais je n'en sais rien.
Le garçon, qui était entre deux âges et assez maigre, se tourna vers un garçon d'un ordre supérieur, presque une autorité, un vieux serviteur robuste, puissant, avec un double menton, une culotte courte et des bas noirs; il se leva de la place qu'il occupait au bout de la salle dans une espèce de banc de sacristain, où il était en compagnie d'une boîte de menue monnaie, d'un almanach des adresses, d'une liste des gens de loi et de quelques autres livres ou papiers.
«M. Traddles? dit le garçon maigre, n° 2, dans la cour.»
Le vieillard majestueux lui fit signe de la main qu'il pouvait s'en aller et se tourna gravement vers moi.
«Je demandais, lui dis-je, si M. Traddles, qui demeure au n° 2, dans la cour, ne commence pas à se faire un nom parmi les avocats?
— Je n'ai jamais entendu prononcer ce nom-là, dit le garçon, d'une riche voix de basse-taille.»
Je me sentis tout humilié pour Traddles.
«C'est sans doute un tout jeune homme? dit l'imposant vieillard en fixant sur moi un regard sévère. Combien y a-t-il qu'il plaide à la cour?
— Pas plus de trois ans,» répondis-je.
On ne devait pas s'attendre qu'un garçon qui m'avait tout l'air de résider dans le même coin du même café depuis quarante ans, s'arrêtât plus longtemps à un sujet aussi insignifiant. Il me demanda ce que je voulais pour mon dîner.
Je sentis que j'étais revenu en Angleterre, et réellement Traddles me fit de la peine. Il n'avait pas de chance. Je demandai timidement un peu de poisson et un biftek, et je me tins debout devant le feu, à méditer sur l'obscurité de mon pauvre ami.
Tout en suivant des yeux le garçon en chef, qui allait et venait, je ne pouvais m'empêcher de me dire que le jardin où s'était épanouie une fleur si prospère était pourtant d'une nature bien ingrate pour la produire. Tout y avait un air si roide, si antique, si cérémonieux, si solennel! Je regardai, autour de la chambre, le parquet couvert de sable, probablement comme au temps où le garçon en chef était encore un petit garçon, si jamais il l'avait été, ce qui me paraissait très-invraisemblable: les tables luisantes, où je voyais mon image réfléchie jusqu'au fin fond de l'antique acajou; les lampes bien frottées, qui n'avaient pas une seule tache; les bons rideaux verts, avec leurs bâtons de cuivre poli, fermant bien soigneusement chaque compartiment séparé; les deux grands feux de charbon bien allumés; les carafes rangées dans le plus bel ordre, et remplies jusqu'au goulot, pour montrer qu'à la cave elles n'étaient pas embarrassées de trouver des tonneaux entiers de vieux vin de Porto première qualité. Et je me disais, en voyant tout cela, qu'en Angleterre la renommée, aussi bien qu'une place honorable au barreau, n'étaient pas faciles à prendre d'assaut. Je montai dans ma chambre pour changer, car mes vêtements étaient trempés; et cette vaste pièce toute boisée (elle donnait sur l'arcade qui conduisait à Grays'inn), et ce lit paisible dans son immensité, flanqué de ses quatre piliers, à côté duquel se pavanait, dans sa gravité indomptable, une commode massive, semblaient de concert prophétiser un pauvre avenir à Traddles, comme à tous les jeunes audacieux qui voulaient aller trop vite. Je descendis me mettre à table, et tout, dans cet établissement, depuis l'ordre solennel du service jusqu'au silence qui y régnait… faute de convives, car la cour était encore en vacances, tout semblait condamner avec éloquence la folle présomption de Traddles, et lui prédire qu'il en avait encore pour une vingtaine d'années avant de gagner sa vie dans son état.
Je n'avais rien vu de semblable à l'étranger, depuis mon départ, et toutes mes espérances pour mon ami s'évanouirent. Le garçon en chef m'avait abandonné, pour se vouer au service d'un vieux monsieur revêtu de longues guêtres, auquel on servit un flacon particulier, de Porto qui sembla sortir de lui-même du fond de la cave, car il n'en avait même pas demandé. Le second garçon me dit à l'oreille que ce vieux gentleman était un homme d'affaires retiré qui demeurait dans le square; qu'il avait une grande fortune qui passerait probablement après lui à la fille de sa blanchisseuse; on disait aussi qu'il avait dans son bureau un service complet d'argenterie tout terni faute d'usage, quoique de mémoire d'homme on n'eût jamais vu chez lui qu'une cuiller et une fourchette dépareillées. Pour le coup, je regardai décidément Traddles comme perdu, et ne conservai plus pour lui la moindre espérance. Comme cela ne m'empêchait pas de désirer avec impatience de voir ce brave garçon, je dépêchai mon dîner, de manière à ne pas me faire honneur dans l'estime du chef de la valetaille, et je me dépêchai de sortir par la porte de derrière. J'arrivai bientôt au n° 2 dans la cour, et je lus une inscription destinée à informer qui de droit, que M. Traddles occupait un appartement au dernier étage. Je montai l'escalier, un vieil escalier délabré, faiblement éclairé, à chaque palier, par un quinquet fumeux dont la mèche, couronnée de champignons, se mourait tout doucement dans sa petite cage de verre crasseux.
Tout en trébuchant contre les marches, je crus entendre des éclats de rire: ce n'était pas un rire de procureur ou d'avocat, ni même celui d'un clerc d'avocat ou de procureur, mais de deux ou trois jeunes filles en gaieté. Mais en m'arrêtant pour prêter l'oreille, j'eus le malheur de mettre le pied dans un trou où l'honorable société de Gray's-inn avait oublié de faire remettre une planche; je fis du bruit en tombant, et quand je me relevai, les rires avaient cessé.
Je grimpai lentement, et avec plus de précaution, le reste de l'escalier; mon coeur battait bien fort quand j'arrivai à la porte extérieure où on lisait le nom de M. Traddles: elle était ouverte. Je frappai, on entendit un grand tumulte à l'intérieur, mais ce fut tout. Je frappai encore.
Un petit bonhomme à l'air éveillé, moitié commis et moitié domestique, se présenta, tout hors d'haleine, mais en me regardant effrontément, comme pour me défier d'en apporter la preuve légale.
«M. Traddles est-il chez lui?
— Oui, monsieur, mais il est occupé.
— Je désire le voir.»
Après m'avoir examiné encore un moment, le petit espiègle se décida à me laisser entrer, et, ouvrant la porte toute grande, il me conduisit d'abord dans un vestibule en miniature, puis dans un petit salon où je me trouvai en présence de mon vieil ami (également hors d'haleine) assis devant une table, le nez sur des papiers.
«Bon Dieu! s'écria Traddles en levant les yeux vers moi: s'est Copperfield! Et il se jeta dans mes bras, où je le tins longtemps enlacé.
— Tout va bien, mon cher Traddles?
— Tout va bien, mon cher, mon bon Copperfield, et je n'ai que de bonnes nouvelles à vous donner.»
Nous pleurions de joie tous les deux.
«Mon cher ami, dit Traddles qui, dans sa satisfaction, s'ébouriffait les cheveux, quoique ce fût bien peu nécessaire, mon cher Copperfield, mon excellent ami, que j'avais perdu depuis si longtemps et que je retrouve enfin, comme je suis content de vous voir! Comme vous êtes bruni! Comme je suis content! Ma parole d'honneur, mon bien-aimé Copperfield, je n'ai jamais été si joyeux! non, jamais.»
De mon côté, je ne pouvais pas non plus exprimer mon émotion.
J'étais hors d'état de dire un mot.
«Mon cher ami! dit Traddles. Et vous êtes devenu si fameux! Mon illustre Copperfield! Bon Dieu! mais d'où venez-vous, quand êtes- vous arrivé? Qu'est-ce que vous étiez devenu?»
Sans attendre une réponse à toutes ses questions, Traddles qui m'avait installé dans un grand fauteuil, près du feu, s'occupait d'une main à remuer vigoureusement les charbons, tandis que de l'autre il me tirait par ma cravate, la prenant sans doute pour ma redingote. Puis, sans prendre le temps de déposer les pincettes, il me serrait à grands bras, et je le serrais à grands bras, et nous riions tous deux, et nous nous essuyions les yeux: puis nous rasseyant, nous nous donnions des masses de poignées de main éternelles par-devant la cheminée.
«Quand on pense, dit Traddles, que vous étiez si près de votre retour, et que vous n'avez pas assisté à la cérémonie!
— Quelle cérémonie? mon cher Traddles.
— Comment! s'écria Traddles, en ouvrant les yeux comme autrefois.
Vous n'avez donc pas reçu ma dernière lettre?
— Certainement non, s'il y était question d'une cérémonie.
— Mais, mon cher Copperfield, dit Traddles, en passant ses doigts dans ses cheveux, pour les redresser sur sa tête avant de rabattre ses mains sur mes genoux, je suis marié!
— Marié! lui dis-je, en poussant un cri de joie.
— Eh! oui, Dieu merci! dit Traddles, par la révérend Horace, avec Sophie, en Devonshire. Mais, mon cher ami, elle est là, derrière le rideau de la fenêtre. Regardez!»
Et, à ma grande surprise, la meilleure fille du monde sortit, riant et rougissant à la fois, de sa cachette. Jamais vous n'avez vu mariée plus gaie, plus aimable, plus honnête, plus heureuse, plus charmante, et je ne pus m'empêcher de le lui dire sur-le- champ. Je l'embrassai, en ma qualité de vieille connaissance, et je leur souhaitai du fond du coeur toute sorte de prospérités.
«Mais, quelle délicieuse réunion! dit Traddles. Comme vous êtes bruni, mon cher Copperfield! mon Dieu! mon Dieu! que je suis donc heureux!
— Et moi! lui dis-je.
— Et moi donc! dit Sophie, riant et rougissant de plus belle.
— Nous sommes tous aussi heureux que possible, dit Traddles. Jusqu'à ces demoiselles qui sont heureuses! Mais, à propos, je les oubliais!
— Vous les oubliiez? dis-je.
— Oui, ces demoiselles, dit Traddles, les soeurs de Sophie. Elles demeurent avec nous. Elles sont venues voir Londres. Le fait est que… est-ce vous qui êtes tombé dans l'escalier, Copperfield?
— Oui, vraiment, lui répondis-je en riant.
— Eh bien, quand vous êtes tombé dans l'escalier, j'étais à batifoler avec elles. Le fait est que nous jouions à cache-cache. Mais comme cela ne paraîtrait pas convenable à Westminster-Hall, et qu'il faut respecter le décorum de sa profession, devant les clients, elles ont bien vite décampé. Et maintenant, je suis sûr qu'elles nous écoutent, dit Traddles, en jetant un coup d'oeil du côté de la porte de l'autre chambre.
— Je suis fâché, lui dis-je, en riant de nouveau, d'avoir été la cause d'une pareille débandade.
— Sur ma parole, reprit Traddles d'un ton ravi, vous ne diriez pas ça si vous les aviez vues se sauver, quand elles vous ont entendu frapper, et revenir au galop ramasser leurs peignes qu'elles avaient laissé tomber, et disparaître de nouveau, comme de petites folles. Mon amour, voulez-vous les appeler?»
Sophie sortit en courant, et nous entendîmes rire aux éclats dans la pièce voisine.
«Quelle agréable musique, n'est-ce pas, mon cher Copperfield? dit Traddles. C'est charmant à entendre; il faut ça pour égayer ce vieil appartement. Pour un malheureux garçon qui a vécu seul toute sa vie, c'est délicieux, c'est charmant. Pauvres filles! elles ont tant perdu en perdant Sophie!… car c'est bien, je vous assure, Copperfield, la meilleure fille! Aussi, je suis charmé de les voir s'amuser. La société des jeunes filles est quelque chose de délicieux, Copperfield. Ce n'est pas précisément conforme au décorum de ma profession; mais c'est égal, c'est délicieux.»
Je remarquai qu'il me disait tout cela avec un peu d'embarras: je compris que par bonté de coeur, il craignait de me faire de la peine, en me dépeignant trop vivement les joies du mariage, et je me hâtai de le rassurer en disant comme lui, avec une vivacité d'expression qui parut le charmer.
«Mais à dire vrai, reprit-il, nos arrangements domestiques, d'un bout à l'autre, ne sont pas trop d'accord avec ma profession, mon cher Copperfield. Même, le séjour de Sophie ici, ce n'est pas trop conforme au décorum de la profession, mais nous n'avons pas d'autre logement. Nous nous sommes embarqués sur un radeau, et nous sommes décidés à ne pas faire les difficiles. D'ailleurs Sophie est une si bonne ménagère! Vous serez surpris de voir comme elle a casé ces demoiselles. C'est à peine si je le comprends moi- même.
— Combien donc en avez-vous ici? demandai-je.
— L'aînée, la Beauté, est ici, me dit Traddles, à voix basse; Caroline et Sarah aussi, vous savez, celle que je vous disais qui a quelque chose à l'épine dorsale: elle va infiniment mieux. Et puis après cela, les deux plus jeunes, que Sophie a élevées, sont aussi avec nous. Et Louisa donc, elle est ici!
— En vérité! m'écriai-je.
— Oui, dit Traddles. Eh bien! l'appartement n'a que trois chambres, mais Sophie a arrangé tout cela d'une façon vraiment merveilleuse, et elles sont toutes casées aussi commodément que possible. Trois dans cette chambre, dit Traddles, en m'indiquant une porte, et deux dans celle-là.»
Je ne pus m'empêcher de regarder autour de moi, pour chercher où pouvaient se loger M. et mistress Traddles. Traddles me comprit.
«Ma foi! dit-il, comme je vous disais tout à l'heure, nous ne sommes pas difficiles; la semaine dernière, nous avons improvisé un lit ici, sur le plancher. Mais il y a une petite chambre au- dessous du toit… une jolie petite chambre… quand une fois on y est arrivé. Sophie y a collé elle-même du papier pour me faire une surprise; et c'est notre chambre à présent. C'est un charmant petit trou. On a de là une si belle vue!
«Et enfin, vous voilà marié, mon cher Traddles. Que je suis content!
— Merci, mon cher Copperfield, dit Traddles, en me donnant encore une poignée de main. Oui, je suis aussi heureux qu'on peut l'être. Voyez-vous votre vieille connaissance! me dit-il en me montrant d'un air de triomphe le vase à fleurs, et voilà le guéridon à dessus de marbre. Tout notre mobilier est simple et commode. Quant à l'argenterie, mon Dieu! nous n'avons pas même une petite cuiller!
— Eh bien! vous en gagnerez, dis-je gaiement.
— C'est cela, répondit Traddles, on les gagnera. Nous avons comme de raison des espèces de petites cuillers pour remuer notre thé: mais c'est du métal anglais.
— L'argenterie n'en sera que plus brillante le jour où vous en aurez, lui dis-je.
— C'est justement ce que nous disons, s'écria Traddles. Voyez- vous, mon cher Copperfield, et il reprit de nouveau son ton confidentiel, quand j'ai eu plaidé dans le procès de Doe dem Gipes contre Wigzell, où j'ai bien réussi, je suis allé en Devonshire, pour avoir une conversation sérieuse avec le révérend Horace. J'ai appuyé sur ce fait que Sophie qui est, je vous assure, Copperfield, la meilleure fille du monde…
— J'en suis certain, dis-je.
— Ah! vous avez bien raison, reprit Traddles. Mais je m'éloigne, ce me semble, de mon sujet. Je crois que je vous parlais du révérend Horace?
— Vous me disiez que vous aviez appuyé sur le fait…
— Ah! oui… sur le fait que nous étions fiancés depuis longtemps, Sophie et moi, et que Sophie, avec la permission de ses parents ne demandait pas mieux que de m'épouser… continua Traddles avec son franc et honnête sourire d'autrefois… sur le pied actuel, c'est-à-dire avec le métal anglais. J'ai donc proposé au révérend Horace de consentir à notre union. C'est un excellent pasteur, Copperfield, on devrait en faire un évêque, ou au moins lui donner de quoi vivre à son aise; je lui demandai de consentir à nous unir si je pouvais seulement me voir à la tête de deux cent cinquante livres sterling dans l'année, avec l'espérance, pour l'année prochaine, de me faire encore quelque chose de plus, et de me meubler en sus un petit appartement. Comme vous voyez, je pris la liberté de lui représenter que nous avions attendu bien longtemps, et que d'aussi bons parents ne pouvaient pas s'opposer à l'établissement de leur fille, uniquement parce qu'elle leur était extrêmement utile, à la maison… Vous comprenez?
— Certainement, ce ne serait pas juste.
— Je suis bien aise que vous soyez de mon avis, Copperfield, reprit Traddles, parce que, sans faire le moindre reproche au révérend Horace, je crois que les pères, les frères, etc., sont souvent égoïstes en pareil cas. Je lui ai fait aussi remarquer que je ne désirais rien tant au monde que d'être utile aussi à la famille, et que si je faisais mon chemin, et que, par malheur, il lui arrivât quelque chose… je parle du révérend Horace…
— Je vous comprends.
— Ou à mistress Crewler, je serais trop heureux de servir de père à leurs filles. Il m'a répondu d'une façon admirable et très- flatteuse pour moi, en me promettant d'obtenir le consentement de mistress Crewler. On a eu bien de la peine avec elle. Ça lui montait des jambes à la poitrine, et puis à la tête…
— Qu'est-ce qui lui montait comme ça? demandai-je.
— Son chagrin, reprit Traddles d'un air sérieux. Tous ses sentiments font de même. Comme je vous l'ai déjà dit une fois, c'est une femme supérieure, mais elle a perdu l'usage de ses membres. Quand quelque chose la tracasse, ça la prend tout de suite par les jambes; mais dans cette occasion, c'est monté à la poitrine, et puis à la tête, enfin cela lui est monté partout, de manière à compromettre le système entier de la manière la plus alarmante. Cependant, on est parvenu à la remettre à force de soins et d'attentions, et il y a eu hier six semaines que nous nous sommes mariés. Vous ne sauriez vous faire une idée, Copperfield, de tous les reproches que je me suis adressés en voyant la famille entière pleurer et se trouver mal dans tous les coins de la maison! Mistress Crewler n'a pas pu se résoudre à me voir avant notre départ; elle ne pouvait pas me pardonner de lui enlever son enfant, mais au fond c'est une si bonne femme! elle s'y résigne maintenant. J'ai reçu d'elle, ce matin même, une charmante lettre.
— En un mot, mon cher ami, lui dis-je, vous êtes aussi heureux que vous méritez de l'être.
— Oh! comme vous me flattez! dit Traddles en riant. Mais le fait est que mon sort est digne d'envie. Je travaille beaucoup, et je lis du droit toute la journée. Je suis sur pied tous les jours dès cinq heures du matin, et je n'y pense seulement pas. Pendant la journée, je cache ces demoiselles à tous les yeux, et le soir, nous nous amusons tant et plus. Je vous assure que je suis désolé de les voir partir mardi, la veille de la Saint-Michel… Mais les voilà! dit Traddles, coupant court à ses confidences pour me dire d'un ton de voix plus élevé: Monsieur Copperfield, miss Crewler, miss Sarah, miss Louisa, Margaret et Lucy!»
C'était un vrai bouquet de roses: elles étaient si fraîches et si bien portantes, et toutes jolies; miss Caroline était très-belle, mais il y avait dans le brillant regard de Sophie une expression si tendre, si gaie, si sereine, que j'étais sûr que mon ami ne s'était pas trompé dans son choix. Nous nous établîmes tous près du feu, tandis que le petit espiègle qui s'était probablement essoufflé à tirer des cartons les papiers pour les étaler sur la table, s'empressait maintenant de les enlever pour les remplacer par le thé; puis il se retira en fermant la porte de toutes ses forces. Mistress Traddles, toujours tranquille et gaie, se mit à faire le thé et à surveiller les rôties qui grillaient dans un coin devant le feu.
Tout en se livrant à cette occupation, elle me dit qu'elle avait vu Agnès. «Tom l'avait menée dans le Kent pour leur voyage de noce, elle avait vu ma tante, qui se portait très-bien, ainsi qu'Agnès, et on n'avait parlé que de moi. Tom n'avait pas cessé de penser à moi, disait-elle, tout le temps de mon absence.» Tom était son autorité en toutes matières; Tom était évidemment l'idole de sa vie, et il n'y avait pas de danger qu'il y eût une secousse capable d'ébranler cette idole-là sur son piédestal; elle y avait trop de confiance; elle lui avait de tout son coeur, prêté foi et hommage quand même.
La déférence que Traddles et elle témoignaient à la Beauté, me plaisait beaucoup. Je ne sais pas si je trouvais cela bien raisonnable, mais c'était encore un trait délicieux de leur caractère, en harmonie avec le reste. Je suis sûr que si Traddles se prenait parfois à regretter de n'avoir pu encore se procurer les petites cuillers d'argent, c'était seulement quand il passait une tasse de thé à la Beauté. Si sa douce petite femme était capable de se glorifier de quelque chose au monde, je suis convaincu que c'était uniquement d'être la soeur de la Beauté.
Je remarquai que les caprices de cette jeune personne étaient envisagés par Traddles et sa femme comme un titre légitime qu'elle tenait naturellement de ses avantages physiques. Si elle était née la reine de la ruche, et qu'ils fussent nés les abeilles ouvrières, je suis sûr qu'ils n'auraient pas reconnu avec plus de plaisir la supériorité de son rang.
Mais c'était surtout leur abnégation qui me charmait. Rien ne pouvait mieux faire leur éloge que l'orgueil avec lequel tous deux parlaient de leurs soeurs, et leur parfaite soumission à toutes les fantaisies de ces demoiselles. À chaque instant, on appelait Traddles pour le prier d'apporter ceci ou d'emporter cela: de monter une chose ou d'en descendre une autre, ou d'en aller chercher une troisième. Quant à Sophie, les autres ne pouvaient rien faire sans elle. Une des soeurs était décoiffée, et Sophie était la seule qui pût remettre ses cheveux en ordre. Quelqu'une avait oublié un air, et il n'y avait que Sophie qui pût la remettre sur la voie. On cherchait le nom d'un village du Devonshire, et il n'y avait que Sophie qui pût le savoir. S'il fallait écrire aux parents, on comptait sur Sophie pour trouver le temps d'écrire le matin avant le déjeuner. Quand l'une d'elles lâchait une maille dans son tricot, Sophie était en réquisition pour réparer l'erreur. C'étaient elles qui étaient maîtresses du logis; Sophie et Traddles n'étaient-là que pour les servir. Je ne sais combien d'enfants Sophie avait pu soigner dans son temps, mais je crois qu'il n'y a jamais eu chanson d'enfant, en anglais, qu'elle ne sût sur le bout du doigt, et elle en chantait à la douzaine, l'une après l'autre, de la petite voix la plus claire du monde, au commandement de ses soeurs, qui voulaient avoir chacune la leur, sans oublier la Beauté, qui ne restait pas en arrière; j'étais vraiment enchanté. Avec tout cela, au milieu de toutes leurs exigences, les soeurs avaient toutes le plus grand respect et la plus grande tendresse pour Sophie et son mari. Quand je me retirai, Traddles voulut m'accompagner jusqu'à l'hôtel, et je crois que jamais je n'avais vu une tête, surtout une tête surmontée d'une chevelure si obstinée, rouler entre tant de mains pour recevoir pareille averse de baisers. Bref, c'était une scène à laquelle je ne pus m'empêcher de penser avec plaisir longtemps après avoir dit bonsoir à Traddles. Je ne crois pas que la vue d'un millier de roses épanouies dans une mansarde du vieux bâtiment de Gray's-inn eût jamais pu l'égayer autant. L'idée seule de toutes ces jeunes filles du Devonshire cachées au milieu de tous ces vieux jurisconsultes et dans ces graves études de procureurs, occupées à faire griller des rôties et à chanter tout le jour parmi les parchemins poudreux, la ficelle rouge, les vieux pains à cacheter, les bouteilles d'encre, le papier timbré, les baux et procès-verbaux, les assignations et les comptes de frais et fournitures; c'était pour moi un rêve aussi amusant et aussi fantastique que si j'avais vu la fabuleuse famille du Sultan inscrite sur le tableau des avocats, avec l'oiseau qui parle, l'arbre qui chante et le fleuve qui roule des paillettes d'or, installés dans Gray's-inn-Hall. Ce qu'il y a de sûr, c'est que lorsque j'eus quitté Traddles, et que je me retrouvai dans mon café, je ne songeais plus le moins du monde à plaindre mon vieux camarade. Je commençai à croire à ses succès futurs, en dépit de tous les garçons en chef du Royaume-Uni.
Assis au coin du feu, pour penser à lui à loisir, je tombai bientôt de ces réflexions consolantes et de ces douces images dans la contemplation vague du charbon flamboyant, dont les transformations capricieuses me représentaient fidèlement les vicissitudes qui avaient troublé ma vie. Depuis que j'avais quitté l'Angleterre, trois ans auparavant, je n'avais pas revu un feu de charbon, mais, que de fois, en observant les bûches qui tombaient en cendre blanchâtre, pour se mêler à la légère poussière du foyer, j'avais cru voir avec leur braise consumée s'évanouir mes espérances éteintes à tout jamais!
Maintenant, je me sentais capable de songer au passé gravement, mais sans amertume; je pouvais contempler l'avenir avec courage. Je n'avais plus, à vrai dire, de foyer domestique. Je m'étais fait une soeur de celle à laquelle, peut-être, j'aurais pu inspirer un sentiment plus tendre. Un jour elle se marierait, d'autres auraient des droits sur son coeur, sans qu'elle sût jamais, en prenant de nouveaux liens, l'amour qui avait grandi dans mon âme. Il était juste que je payasse la peine de ma passion étourdie. Je récoltais ce que j'avais semé.
Je pensais à tout cela, et je me demandais si mon coeur était vraiment capable de supporter cette épreuve, si je pourrais me contenter auprès d'elle d'occuper la place qu'elle avait su se contenter d'occuper auprès de moi, quand tout à coup, j'aperçus sous mes yeux une figure qui semblait sortir tout exprès du feu que je contemplais, pour raviver mes plus anciens souvenirs.
Le petit docteur Chillip, dont les bons offices m'avaient rendu le service que l'on a vu dans le premier chapitre de ce récit, était assis à l'autre coin de la salle, lisant son journal. Il avait bien un peu souffert du progrès des ans, mais c'était un petit homme si doux, si calme, si paisible, qu'il n'y paraissait guère; je me figurai qu'il n'avait pas dû changer depuis le jour où il était établi dans notre petit salon à attendre ma naissance.
M. Chillip avait quitté Blunderstone depuis cinq ou six ans, et je ne l'avais jamais revu depuis. Il était là à lire tout tranquillement son journal, la tête penchée d'un côté et un verre de vin chaud près de lui. Il y avait dans toute sa personne quelque chose de si conciliant, qu'il avait l'air de faire ses excuses au journal de prendre la liberté de le lire.
Je m'approchai de l'endroit où il était assis en lui disant:
«Comment cela va-t-il, monsieur Chillip?»
Il parut fort troublé de cette interpellation inattendue de la part d'un étranger, et répondit lentement, selon son habitude:
«Je vous remercie, monsieur; vous êtes bien bon. Merci, monsieur; et vous, j'espère que vous allez bien?
— Vous ne vous souvenez pas de moi?
— Mais, monsieur, reprit M. Chillip en souriant de l'air le plus doux et en secouant la tête, j'ai quelque idée que j'ai vu votre figure quelque part, monsieur, mais je ne peux pas mettre la main sur votre nom, en vérité.
— Et cependant, vous m'avez connu longtemps avant que je me connusse moi-même, répondis-je.
— Vraiment, monsieur? dit M. Chillip. Est-ce qu'il se pourrait que j'eusse eu l'honneur de présider à…
— Justement.
— Vraiment? s'écria M. Chillip. Vous avez probablement pas mal changé depuis lors, monsieur?
— Probablement.
— Alors, monsieur, continua M. Chillip, j'espère que vous m'excuserez si je suis forcé de vous prier de me dire votre nom?»
En entendant mon nom, il fut très-ému. Il me serra la main, ce qui était pour lui un procédé violent, vu qu'en général il vous glissait timidement, à deux pouces environ de sa hanche, un doigt ou deux, et paraissait tout décontenancé lorsque quelqu'un lui faisait l'amitié de les serrer un peu fort. Même en ce moment, il fourra, bien vite, après, sa main dans la poche de sa redingote et parut tout rassuré de l'avoir mise en lieu de sûreté.
«En vérité! monsieur, dit M. Chillip après m'avoir examiné, la tête toujours penchée du même côté. Quoi! c'est monsieur Copperfield? Eh bien, monsieur, je crois que je vous aurais reconnu, si j'avais pris la liberté de vous regarder de plus près. Vous ressemblez beaucoup à votre pauvre père, monsieur.
— Je n'ai jamais eu le bonheur de voir mon père, lui répondis-je.
— C'est vrai, monsieur, dit M. Chillip du ton le plus doux. Et c'est un grand malheur sous tous les rapports. Nous n'ignorons pas votre renommée dans ce petit coin du monde, monsieur, ajouta M. Chillip en secouant de nouveau tout doucement sa petite tête. Vous devez avoir là, monsieur (en se tapant sur le front), une grande excitation en jeu; je suis sûr que vous trouvez ce genre d'occupation bien fatigant, n'est-ce pas?
— Où demeurez-vous, maintenant? lui dis-je en m'asseyant près de lui.
— Je me suis établi à quelques milles de Bury-Saint-Edmunds, dit M. Chillip. Mistress Chillip a hérité d'une petite terre dans les environs, d'après le testament de son père; je m'y suis installé, et j'y fais assez bien mes affaires, comme vous serez bien aise de l'apprendre. Ma fille est une grande personne, monsieur, dit M. Chillip en secouant de nouveau sa petite tête; sa mère a été obligée de défaire deux plis de sa robe la semaine dernière. Ce que c'est! comme le temps passe!»
Comme le petit homme portait à ses lèvres son verre vide, en faisant cette réflexion, je lui proposai de le faire remplir et d'en demander un pour moi, afin de lui tenir compagnie.
«C'est plus que je n'ai l'habitude d'en prendre, monsieur, reprit- il avec sa lenteur accoutumée, mais je ne puis me refuser le plaisir de votre conversation. Il me semble que ce n'est qu'hier que j'ai eu l'honneur de vous soigner pendant votre rougeole. Vous vous en êtes parfaitement tiré, monsieur.»
Je le remerciai de ce compliment, et je demandai deux verres de bichof, qu'on nous apporta bientôt.
«Quel excès! dit M. Chillip; mais comment résister à une fortune si extraordinaire? Vous n'avez pas d'enfant, monsieur?»
Je secouai la tête.
«Je savais que vous aviez fait une perte, il y a quelque temps, monsieur, dit M. Chillip. Je l'ai appris de la soeur de votre beau-père; un caractère bien décidé, monsieur!
— Mais oui, fièrement décidé, répondis-je. Où l'avez-vous vue, monsieur Chillip?
— Ne savez-vous pas, monsieur, reprit M. Chillip avec son plus affable sourire, que votre beau-père est redevenu mon proche voisin?
— Je n'en savais rien.
— Mais oui vraiment, monsieur. Il a épousé une jeune personne de ce pays, qui avait une jolie petite fortune, la pauvre femme! Mais votre tête? monsieur. Ne trouvez-vous pas que votre genre de travail doit vous fatiguer beaucoup le cerveau? reprit-il en me regardant d'un air d'admiration.»
Je ne répondis pas à cette question, et j'en revins aux Murdstone.
«Je savais qu'il s'était remarié. Est-ce que vous êtes le médecin de la maison?
— Pas régulièrement. Mais ils m'ont fait appeler quelquefois, répondit-il. La bosse de la fermeté est terriblement développée chez M. Murdstone et chez sa soeur, monsieur!»
Je répondis par un regard si expressif que M. Chillip, grâce à cet encouragement et au bichof tout ensemble, imprima à sa tête deux ou trois mouvements saccadés et répéta d'un air pensif:
«Ah! mon Dieu! ce temps-là est déjà bien loin de nous, monsieur
Copperfield!
— Le frère et la soeur continuent leur manière de vivre? lui dis- je.
— Ah! monsieur, répondit M. Chillip, un médecin va beaucoup dans l'intérieur des familles, il ne doit, par conséquent, avoir des yeux ou des oreilles que pour ce qui concerne sa profession; mais pourtant, je dois le dire, monsieur, ils sont très-sévères pour cette vie, comme pour l'autre.
— Oh! l'autre saura bien se passer de leur concours, j'aime à le croire, répondis-je; mais que font-ils de celle-ci?»
M. Chillip secoua la tête, remua son bichof, et en but une petite gorgée.
«C'était une charmante femme, monsieur! dit-il d'un ton de compassion.
— La nouvelle mistress Murdstone?
— Charmante, monsieur, dit M. Chillip, aussi aimable que possible! L'opinion de mistress Chillip, c'est qu'on lui a changé le caractère depuis son mariage, et qu'elle est à peu près folle de chagrin. Les dames, continua-t-il d'un rire craintif, les dames ont l'esprit d'observation, monsieur.
— Je suppose qu'ils ont voulu la soumettre et la rompre à leur détestable humeur. Que Dieu lui vienne en aide! Et elle s'est donc laissé faire?
— Mais, monsieur, il y a eu d'abord de violentes querelles, je puis vous l'assurer, dit M. Chillip, mais maintenant ce n'est plus que l'ombre d'elle-même. Oserais-je, monsieur, vous dire en confidence que, depuis que la soeur s'en est mêlée, ils ont réduit à eux deux la pauvre femme à un état voisin de l'imbécillité?»
Je lui dis que je n'avais pas de peine à le croire.
«Je n'hésite pas à dire, continua M. Chillip, prenant une nouvelle gorgée de bichof pour se donner du courage, de vous à moi, monsieur, que sa mère en est morte. Leur tyrannie, leur humeur sombre, leurs persécutions ont rendu mistress Murdstone presque imbécile. Avant son mariage, monsieur, c'était une jeune femme qui avait beaucoup d'entrain; ils l'ont abrutie avec leur austérité sinistre. Ils la suivent partout, plutôt comme des gardiens d'aliénés, que comme mari et belle-soeur. C'est ce que me disait mistress Chillip, pas plus tard que la semaine dernière. Et je vous assure, monsieur, que les dames ont l'esprit d'observation: mistress Chillip surtout.
— Et a-t-il toujours la prétention de donner à cette humeur lugubre, le nom… cela me coûte à dire… le nom de religion?
— Patience, monsieur; n'anticipons pas, dit M. Chillip, dont les paupières enluminées attestaient l'effet du stimulant inaccoutumé où il puisait tant de hardiesse. Une des remarques les plus frappantes de mistress Chillip, une remarque qui m'a électrisé, continua-t-il de son ton le plus lent, c'est que M. Murdstone met sa propre image sur un piédestal, et qu'il appelle ça la nature divine. Quand mistress Chillip m'a fait cette remarque, monsieur, j'ai manqué d'en tomber à la renverse: il ne s'en fallait pas de cela! Oh! oui! les dames ont l'esprit d'observation, monsieur.
— D'observation intuitive! lui dis-je, à sa grande satisfaction.
— Je sois bien heureux, monsieur, de vous voir corroborer mon opinion, reprit-il. Il ne m'arrive pas souvent, je vous assure, de me hasarder à en exprimer une en ce qui ne touche point à ma profession. M. Murdstone fait parfois des discours en public, et on dit… en un mot, monsieur, j'ai entendu dire à mistress Chillip, que plus il vient de tyranniser sa femme avec méchanceté, plus il se montre féroce dans sa doctrine religieuse.
— Je crois que mistress Chillip a parfaitement raison.
— Mistress Chillip va jusqu'à dire, continua le plus doux des hommes, encouragé par mon assentiment, que ce qu'ils appellent faussement leur religion n'est qu'un prétexte pour se livrer hardiment à toute leur mauvaise humeur et à leur arrogance. Et savez-vous, monsieur, continua-t-il en penchant doucement sa tête d'un côté, que je ne trouve dans le Nouveau Testament rien qui puisse autoriser M. et miss Murdstone à une pareille rigueur?
— Ni moi non plus.
— En attendant, monsieur, dit M. Chillip, ils se font détester, et comme ils ne se gênent pas pour condamner au feu éternel, de leur autorité privée, quiconque les déteste, nous avons horriblement de damnés dans notre voisinage! Cependant, comme le dit mistress Chillip, monsieur, ils en sont bien punis eux-mêmes et à toute heure: ils subissent le supplice de Prométhée, monsieur; ils se dévorent le coeur, et, comme il ne vaut rien, ça ne doit pas être régalant. Mais maintenant, monsieur, parlons un peu de votre cerveau, si vous voulez bien me permettre d'y revenir. Ne l'exposez-vous pas souvent à un peu trop d'excitation, monsieur?»
Dans l'état d'excitation où M. Chillip avait mis son propre cerveau par ses libations répétées, je n'eus pas beaucoup de peine à ramener son attention de ce sujet à ses propres affaires, dont il me parla, pendant une demi-heure, avec loquacité, me donnant à entendre, entre autres détails intimes, que, s'il était en ce moment même au café de Gray's-inn, c'était pour déposer, devant une commission d'enquête, sur l'état d'un malade dont le cerveau s'était dérangé par suite de l'abus des liquides.
«Et je vous assure, monsieur, que dans ces occasions-là, je suis extrêmement agité. Je ne pourrais pas supporter d'être tracassé. Il n'en faudrait pas davantage pour me mettre hors des gonds. Savez-vous qu'il m'a fallu du temps pour me remettre des manières de cette dame si farouche, la nuit où vous êtes né, monsieur Copperfield?»
Je lui dis que je partais justement le lendemain matin pour aller voir ma tante, ce terrible dragon dont il avait eu si grand'peur; que, s'il la connaissait mieux, il saurait que c'était la plus affectueuse et la meilleure des femmes. La seule supposition qu'il put jamais la revoir parut le terrifier. Il répondit, avec un pâle sourire:» Vraiment, monsieur? vraiment?» et demanda presque immédiatement un bougeoir pour aller se coucher, comme s'il ne se sentait pas en sûreté partout ailleurs, il ne chancelait pas précisément en montant l'escalier, mais je crois que son pouls, généralement si calme, devait avoir ce soir-là deux ou trois pulsations de plus encore à la minute que le jour où ma tante, dans le paroxysme de son désappointement, lui avait jeté son chapeau à la tête.
À minuit, j'allai aussi me coucher, extrêmement fatigué; le lendemain je pris la diligence de Douvres.
J'arrivai sain et sauf dans le vieux salon de ma tante où je tombai comme la foudre pendant qu'elle prenait le thé (à propos elle s'était mise à porter des lunettes), et je fus reçu à bras ouverts, avec des larmes de joie par elle, par M. Dick, et par ma chère vieille Peggotty, maintenant femme de charge dans la maison. Lorsque nous pûmes causer un peu tranquillement, je racontai à ma tante mon entrevue avec M. Chillip, et la terreur qu'elle lui inspirait encore aujourd'hui, ce qui la divertit extrêmement. Peggotty et elle se mirent à en dire long sur le second mari de ma mère, et «cet assassin femelle qu'il appelle sa soeur,» car je crois qu'il n'y a au monde ni arrêt de parlement, ni pénalité judiciaire qui eût pu décider ma tante à donner à cette femme un nom de baptême, ou de famille, ou de n'importe quoi.