David Copperfield - Tome II
Je saluai.
«Dans le courant de la semaine, dit miss Clarissa, nous serons charmées que M. Copperfield vienne prendre le thé avec nous. Nous prenons le thé à six heures et demie.»
Je saluai de nouveau.
«Deux fois par semaine, dit miss Clarissa, mais pas plus souvent.»
Je saluai de nouveau.
«Miss Trotwood, dont M. Copperfield fait mention dans sa lettre, dit miss Clarissa, viendra peut-être nous voir. Quand les visites sont utiles, dans l'intérêt des deux parties, nous sommes charmées de recevoir des visites et de les rendre. Mais quand il vaut mieux, dans l'intérêt des deux parties, qu'on ne se fasse point de visites (comme cela nous est arrivé avec mon frère Francis et sa famille) alors c'est tout à fait différent.»
J'assurai que ma tante serait heureuse et fière de faire leur connaissance, et pourtant je dois dire que je n'étais pas bien certain qu'elles dussent toujours s'entendre parfaitement. Toutes les conditions étant donc arrêtées, j'exprimai mes remercîments avec chaleur, et prenant la main, d'abord de miss Clarissa, puis de miss Savinia, je les portai successivement à mes lèvres.
Miss Savinia se leva alors, et priant M. Traddles de nous attendre un instant, elle me demanda de la suivre. J'obéis en tremblant; elle me conduisit dans une antichambre. Là je trouvai ma bien- aimée Dora, la tête appuyée contre le mur, et Jip enfermé dans le réchaud pour les assiettes, la tête enveloppée d'une serviette.
Oh! qu'elle était belle dans sa robe de deuil! Comme elle pleura d'abord, et comme j'eus de la peine à la faire sortir de son coin! Et comme nous fûmes heureux tous deux quand elle finit par s'y décider! Quelle joie de tirer Jip du réchaud, de lui rendre la lumière du jour, et de nous trouver tous trois réunis!
«Ma chère Dora! À moi maintenant pour toujours.
— Oh laissez-moi, dit-elle d'un ton suppliant, je vous en prie!
— N'êtes-vous pas à moi pour toujours, Dora?
— Oui, certainement, cria Dora, mais j'ai si peur!
— Peur, ma chérie!
— Oh oui, je ne l'aime pas, dit Dora. Que ne s'en va-t-il?
— Mais qui, mon trésor?
— Votre ami, dit Dora. Est-ce que ça le regarde? Il faut être bien stupide.
— Mon amour! (Jamais je n'ai rien vu de plus séduisant que ses manières enfantines.) C'est le meilleur garçon!
— Mais qu'avons-nous besoin de bon garçon? dit-elle avec une petite moue.
— Ma chérie, repris-je, vous le connaîtrez bientôt et vous l'aimerez beaucoup. Ma tante aussi va venir vous voir, et je suis sûr que vous l'aimerez aussi de tout votre coeur.
— Oh non, ne l'amenez pas, dit Dora en m'embrassant d'un petit air épouvanté, et en joignant les mains. Non. Je sais bien que c'est une mauvaise petite vieille. Ne l'amenez pas ici, mon bon petit Dody.» (C'était une corruption de David qu'elle employait par amitié.)
Les remontrances n'auraient servi à rien; je me mis à rire, à la contempler avec amour, avec bonheur: elle me montra comme Jip savait bien se tenir dans un coin sur ses jambes de derrière, et il est vrai de dire qu'en effet il y restait bien le temps que dure un éclair et retombait aussitôt. Enfin, je ne sais combien de temps j'aurais pu rester ainsi, sans penser le moins du monde à Traddles, si miss Savinia n'était pas venue me chercher. Miss Savinia aimait beaucoup Dora (elle me dit que Dora était tout son portrait du temps qu'elle était jeune. Dieu! comme elle avait dû changer!) et elle la traitait comme un joujou. Je voulus persuader à Dora de venir voir Traddles; mais, sur cette proposition, elle courut s'enfermer dans sa chambre; j'allai donc sans elle retrouver Traddles, et nous sortîmes ensemble.
«Rien ne saurait être plus satisfaisant, dit Traddles, et ces deux vieilles dames sont très-aimables. Je ne serais pas du tout surpris que vous fussiez marié plusieurs années avant moi, Copperfield.
— Votre Sophie joue-t-elle de quelque instrument, Traddles? demandai-je, dans l'orgueil de mon coeur.
— Elle sait assez bien jouer du piano pour l'enseigner à ses petites soeurs, dit Traddles.
— Est-ce qu'elle chante?
— Elle chante quelquefois des ballades pour amuser les autres, quand elles ne sont pas en train, dit Traddles, mais elle n'exécute rien de bien savant.
— Elle ne chante pas en s'accompagnant de la guitare?
— Oh ciel! non!»
— Est-ce qu'elle peint?
— Non, pas du tout,» dit Traddles.
Je promis à Traddles qu'il entendrait chanter Sophie et que je lui montrerais de ses peintures de fleurs.
Il dit qu'il en serait enchanté, et nous rentrâmes bras dessus bras dessous, le plus gaiement du monde. Je l'encourageai à me parler de Sophie; il le fit avec une tendre confiance en elle qui me toucha fort. Je la comparais à Dora dans mon coeur, avec une grande satisfaction d'amour-propre; mais, c'est égal, je reconnaissais bien volontiers en moi-même que ça ferait évidemment une excellente femme pour Traddles.
Naturellement ma tante fut immédiatement instruite de l'heureux résultat de notre conférence, et je la mis au courant de tous les détails. Elle était heureuse de me voir si heureux, et elle me promit d'aller très-prochainement voir les tantes de Dora. Mais, ce soir-là, elle arpenta si longtemps le salon, pendant que j'écrivais à Agnès, que je commençais à croire qu'elle avait l'intention de continuer jusqu'au lendemain matin.
Ma lettre à Agnès était pleine d'affection et de reconnaissance, elle lui détaillait tous les bons effets des conseils qu'elle m'avait donnés. Elle m'écrivit par le retour du courrier. Sa lettre à elle était pleine de confiance, de raison et de bonne humeur, et à dater de ce jour, elle montra toujours la même gaieté.
J'avais plus de besogne que jamais. Putney était loin de Highgate où je me rendais tous les jours, et pourtant je voulais y aller le plus souvent possible. Comme il n'y avait pas moyen que je pusse me rendre chez Dora à l'heure du thé, j'obtins, par capitulation, de miss Savinia, la permission de venir tous les samedis dans l'après-midi, sans que cela fit tort au dimanche. J'avais donc deux beaux jours à la fin de chaque semaine, et les autres se passaient tout doucement dans l'attente de ceux-là.
Je fus extrêmement soulagé de voir que ma tante et les tantes de Dora s'accommodèrent les unes des autres, à tout prendre, beaucoup mieux que je ne l'avais espéré. Ma tante fit sa visite quatre ou cinq jours après la conférence, et deux ou trois jours après, les tantes de Dora lui rendirent sa visite, dans toutes les règles, en grande cérémonie. Ces visites se renouvelèrent, mais d'une manière plus amicale, de trois en trois semaines. Je sais bien que ma tante troublait toutes les idées des tantes de Dora, par son dédain pour les fiacres, dont elle n'usait guère, préférant de beaucoup venir à pied jusqu'à Putney, et qu'on trouvait qu'elle avait bien peu d'égards pour les préjugés de la civilisation, en arrivant à des heures indues, tout de suite après le déjeuner, ou un quart d'heure avant le thé, ou bien en mettant son chapeau de la façon la plus bizarre, sous prétexte que cela lui était commode. Mais les tantes de Dora s'habituèrent bientôt à regarder ma tante comme une personne excentrique et tant soit peu masculine, mais d'une grande intelligence; et, quoique ma tante exprimât parfois, sur certaines convenances sociales, des opinions hérétiques qui étourdissaient les tantes de Dora, cependant elle m'aimait trop pour ne pas sacrifier à l'harmonie générale quelques-unes de ses singularités.
Le seul membre de notre petit cercle qui refusât positivement de s'adapter aux circonstances, ce fut Jip. Il ne voyait jamais ma tante sans aller se fourrer sous une chaise en grinçant des dents, et en grognant constamment; de temps à autre il faisait entendre un hurlement lamentable, comme si elle lui portait sur les nerfs. On essaya de tout, on le caressa, on le gronda, on le battit, on l'amena à Buckingham-Street (où il s'élança immédiatement sur les deux chats, à la grande terreur des spectateurs); mais jamais on ne put l'amener à supporter la société de ma tante. Parfois il semblait croire qu'il avait fini par se raisonner et vaincre son antipathie; il faisait même l'aimable un moment, mais bientôt il retroussait son petit nez, et hurlait si fort qu'il fallait bien vite le fourrer dans le réchaud aux assiettes pour qu'il ne pût rien voir. À la fin, Dora prit le parti de l'envelopper tout prêt dans une serviette, pour le mettre dans le réchaud dès qu'on annonçait l'arrivée de ma tante.
Il y avait une chose qui m'inquiétait beaucoup, même au milieu de cette douce vie, c'était que Dora semblait passer, aux yeux de tout le monde, pour un charmant joujou. Ma tante, avec laquelle elle s'était peu à peu familiarisée, l'appelait sa petite fleur; et miss Savinia passait son temps à la soigner, à refaire ses boucles, à lui préparer de jolies toilettes: on la traitait comme un enfant gâté. Ce que miss Savinia faisait, sa soeur naturellement le faisait aussi de son côté. Cela me paraissait singulier; mais tout le monde avait, jusqu'à un certain point, l'air de traiter Dora, à peu près comme Dora traitait Jip.
Je me décidai à lui en parler, et un jour que nous étions seuls ensemble (car miss Savinia nous avait, au bout de peu de temps, permis de sortir seuls), je lui dis que je voudrais bien qu'elle pût leur persuader de la traiter autrement.
«Parce que, voyez-vous, ma chérie! vous n'êtes pas un enfant.
— Allons! dit Dora; est-ce que vous allez devenir grognon, à présent?
— Grognon? mon amour!
— Je trouve qu'ils sont tous très-bons pour moi, dit Dora, et je suis très-heureuse.
— À la bonne heure; mais, ma chère petite, vous n'en sériez pas moins heureuse, quand on vous traiterait en personne raisonnable.»
Dora me lança un regard de reproche. Quel charmant petit regard! et elle se mit à sangloter, en disant que, «puisque je ne l'aimais pas, elle ne savait pas pourquoi j'avais tant désiré d'être son fiancé? et que, puisque je ne pouvais pas la souffrir, je ferais mieux de m'en aller.»
Que pouvais-je faire, que d'embrasser ces beaux yeux pleins de larmes, et de lui répéter que je l'adorais?
«Et moi qui vous aime tant, dit Dora; vous ne devriez pas être si cruel pour moi, David!
— Cruel? mon amour! comme si je pouvais être cruel pour vous!
— Alors ne me grondez pas, dit Dora avec cette petite moue qui faisait de sa bouche un bouton de rose, et je serai très-sage.»
Je fus ravi un instant après de l'entendre me demander d'elle- même, si je voulais lui donner le livre de cuisine dont je lui avais parlé une fois, et lui montrer à tenir des comptes comme je le lui avais promis. À la visite suivante, je lui apportai le volume, bien relié, pour qu'il eût l'air moins sec et plus engageant; et tout en nous promenant dans les champs, je lui montrai un vieux livre de comptes à ma tante, et je lui donnai un petit carnet, un joli porte-crayon et une boîte de mine de plomb pour qu'elle pût s'exercer au ménage.
Mais le livre de cuisine fit mal à la tête à Dora, et les chiffres la firent pleurer. Ils ne voulaient pas s'additionner, disait- elle; aussi se mit-elle à les effacer tous, et à dessiner à la place sur son carnet des petits bouquets, ou bien le portait de Jip et le mien.
J'essayai ensuite de lui donner verbalement quelques conseils sur les affaires du ménage, dans nos promenades du samedi. Quelquefois, par exemple, quand nous passions devant la boutique d'un boucher, je lui disais:
«Voyons, ma petite, si nous étions mariés, et que vous eussiez à acheter une épaule de mouton pour notre dîner, sauriez-vous l'acheter?»
Le joli petit visage de Dora s'allongeait, et elle avançait ses lèvres, comme si elle voulait fermer les miennes par un de ses baisers.
«Sauriez-vous l'acheter, ma petite?» répétais-je alors d'un air inflexible.
Dora réfléchissait un moment, puis elle répondait d'un air de triomphe:
«Mais le boucher saurait bien me la vendre; est-ce que ça ne suffit pas? Oh! David que vous êtes niais!»
Une autre fois, je demandai à Dora, en regardant le livre de cuisine, ce qu'elle ferait si nous étions mariés, et que je lui demandasse de me faire manger une bonne étuvée à l'irlandaise. Elle me répondit qu'elle dirait à sa cuisinière: «Faites-moi une étuvée.» Puis elle battit des mains en riant si gaiement qu'elle me parut plus charmante que jamais.
En conséquence, le livre de cuisine ne servit guère qu'à mettre dans le coin, pour faire tenir dessus tout droit maître Jip. Mais Dora fut tellement contente le jour où elle parvint à l'y faire rester, avec le porte crayon entre les dents, que je ne regrettai pas de l'avoir acheté.
Nous en revînmes à la guitare, aux bouquets de fleurs, aux chansons sur le plaisir de danser toujours, tra la la! et toute la semaine se passait en réjouissances. De temps en temps j'aurais voulu pouvoir insinuer à miss Savinia qu'elle traitait un peu trop ma chère Dora comme un jouet, et puis je finissais par m'avouer quelquefois, que moi aussi je cédais à l'entraînement général, et que je la traitais comme un jouet aussi bien que les autres; quelquefois, mais pas souvent.
CHAPITRE XII.
Une noirceur.
Je sais qu'il ne m'appartient pas de raconter, bien que ce manuscrit ne soit destiné qu'à moi seul, avec quelle ardeur je m'appliquai à faire des progrès dans tous les menus détails de cette malheureuse sténographie, pour répondre à l'attente de Dora et à la confiance de ses tantes. J'ajouterai seulement, à ce que j'ai dit déjà de ma persévérance à cette époque et de la patiente énergie qui commençait alors à devenir le fond de mon caractère, que c'est à ces qualités surtout que j'ai dû plus tard le bonheur de réussir. J'ai eu beaucoup de bonheur dans les affaires de cette vie; bien des gens ont travaillé plus que moi, sans avoir autant de succès; mais je n'aurais jamais pu faire ce que j'ai fait sans les habitudes de ponctualité, d'ordre et de diligence que je commençai à contracter, et surtout sans la faculté que j'acquis alors de concentrer toutes mes attentions sur un seul objet à la fois, sans m'inquiéter de celui qui allait lui succéder peut-être à l'instant même. Dieu sait que je n'écris pas cela pour me vanter! Il faudrait être véritablement un saint pour n'avoir pas à regretter, en repassant toute sa vie comme je le fais ici, page par page, bien des talents négligés, bien des occasions favorables perdues, bien des erreurs et bien des fautes. Il est probable que j'ai mal usé, comme un autre, de tous les dons que j'avais reçus. Ce que je veux dire simplement, c'est que, depuis ce temps-là, tout ce que j'ai eu à faire dans ce monde, j'ai essayé de le bien faire; que je me suis dévoué entièrement à ce que j'ai entrepris, et que dans les petites comme dans les grandes choses, j'ai toujours sérieusement marché à mon but. Je ne crois pas qu'il soit possible, même à ceux qui ont de grandes familles, de réussir s'ils n'unissent pas à leur talent naturel des qualités simples, solides, laborieuses, et surtout une légitime confiance dans le succès: il n'y a rien de tel en ce monde que de vouloir. Des talents rares, ou des occasions favorables, forment pour ainsi dire les deux montants de l'échelle où il faut grimper, mais, avant tout, que les barreaux soient d'un bois dur et résistant; rien ne saurait remplacer, pour réussir, une volonté sérieuse et sincère. Au lieu de toucher à quelque chose du bout du doigt, je m'y donnais corps et âme, et, quelle que fût mon oeuvre, je n'ai jamais affecté de la déprécier. Voilà des règles dont je me suis trouvé bien.
Je ne veux pas répéter ici combien je dois à Agnès de reconnaissance dans la pratique de ces préceptes. Mon récit m'entraîne vers elle comme ma reconnaissance et mon amour.
Elle vint faire chez le docteur une visite de quinze jours. M. Wickfield était un vieil ami de cet excellent homme qui désirait le voir pour tâcher de lui faire du bien. Agnès lui avait parlé de son père à sa dernière visite à Londres, et ce voyage était le résultat de leur conversation. Elle accompagna M. Wickfield. Je ne fus pas surpris d'apprendre qu'elle avait promis à mistress Heep de lui trouver un logement dans le voisinage; ses rhumatismes exigeaient, disait-elle, un changement d'air, et elle serait charmée de se trouver en si bonne compagnie. Je ne fus pas surpris non plus de voir le lendemain Uriah arriver, comme un bon fils qu'il était, pour installer sa respectable mère.
«Voyez-vous, maître Copperfield, dit-il en m'imposant sa société tandis que je me promenais dans le jardin du docteur, quand on aime, on est jaloux, ou tout au moins on désire pouvoir veiller sur l'objet aimé.
— De qui donc êtes-vous jaloux, maintenant? lui dis-je.
— Grâce à vous, maître Copperfield, reprit-il, de personne en particulier pour le moment, pas d'un homme, au moins!
— Seriez-vous par hasard jaloux d'une femme?»
Il me lança un regard de côté avec ses sinistres yeux rouges et se mit à rire.
«Réellement, maître Copperfield, dit-il… je devrais dire monsieur Copperfield, mais vous me pardonnerez cette habitude invétérée; vous êtes si adroit, vrai, vous me débouchez comme avec un tire-bouchon! Eh bien! je n'hésite pas à vous le dire, et il posa sur moi sa main gluante et poissée, je n'ai jamais été l'enfant chéri des dames, je n'ai jamais beaucoup plu à mistress Strong.»
Ses yeux devenaient verts, tandis qu'il me regardait avec une ruse infernale.
«Que voulez-vous dire? lui demandai-je.
— Mais bien que je sois procureur, maître Copperfield, reprit-il avec un petit rire sec, je veux dire, pour le moment, exactement ce que je dis.
— Et que veut dire votre regard? continuai-je avec calme.
— Mon regard? Mais Copperfield, vous devenez bien exigeant. Que veut dire mon regard?
— Oui, dis-je, votre regard?»
Il parut enchanté, et rit d'aussi bon coeur qu'il savait rire. Après s'être gratté le menton, il reprit lentement et les yeux baissés:
«Quand je n'étais qu'un humble commis, elle m'a toujours méprisé. Elle voulait toujours attirer mon Agnès chez elle, et elle avait bien de l'amitié pour vous, maître Copperfield. Mais moi, j'étais trop au-dessous d'elle pour qu'elle me remarquât.
— Eh bien! dis-je, quand cela serait?
— Et au-dessous de lui aussi, poursuivit Uriah très- distinctement et d'un ton de réflexion, tout en continuant à se gratter le menton.
— Vous devriez connaître assez le docteur, dis-je, pour savoir qu'avec son esprit distrait il ne songeait pas à vous quand vous n'étiez pas sous ses yeux.»
Il me regarda de nouveau de côté, allongea son maigre visage pour pouvoir se gratter plus commodément, et me répondit:
«Oh! je ne parle pas du docteur; oh! certes non; pauvre homme! Je parle de M. Maldon.»
Mon coeur se serra; tous mes doutes, toutes mes appréhensions sur ce sujet, toute la paix et tout le bonheur du docteur, tout ce mélange d'innocence et d'imprudence dont je n'avais pu pénétrer le mystère, tout cela, je vis en un moment que c'était à la merci de ce misérable grimacier.
«Jamais il n'entrait dans le bureau sans me dire de m'en aller et me pousser dehors, dit Uriah; ne voilà-t-il pas un beau monsieur! Moi j'étais doux et humble comme je le suis toujours. Mais, c'est égal, je n'aimais pas ça dans ce temps-là, pas plus que je ne l'aime aujourd'hui.»
Il cessa de se gratter le menton et se mit à sucer ses joues de manière qu'elles devaient se toucher à l'intérieur, toujours en me jetant le même regard oblique et faux.
«C'est ce que vous appelez une jolie femme, continua-t-il quand sa figure eut repris peu à peu sa forme naturelle; et je comprends qu'elle ne voie pas d'un très-bon oeil un homme comme moi. Elle aurait bientôt, j'en suis sûr, donné à mon Agnès le désir de viser plus haut; mais si je ne suis pas un godelureau à plaire aux dames, maître Copperfield, cela n'empêche pas qu'on ait des yeux pour voir. Nous autres, avec notre humilité, en général, nous avons des yeux, et nous nous en servons!»
J'essayai de prendre un air libre et dégagé, mais je voyais bien, à sa figure, que je ne lui donnais pas le change sur mes inquiétudes.
«Je ne veux pas me laisser battre, Copperfield, continua-t-il tout en fronçant, avec un air diabolique, l'endroit où auraient dû se trouver ses sourcils roux, s'il avait eu des sourcils, et je ferai ce que je pourrai pour mettre un terme à cette liaison. Je ne l'approuve pas. Je ne crains pas de vous avouer que je ne suis pas, de ma nature, un mari commode, et que je veux éloigner les intrus. Je n'ai pas envie de m'exposer à ce qu'on vienne comploter contre moi.
— C'est vous qui complotez toujours, et vous vous figurez que tout le monde fait comme vous, lui dis-je.
— C'est possible, maître Copperfield, répondit-il; mais j'ai un but, comme disait toujours mon associé, et je ferai des pieds et des mains pour y parvenir. J'ai beau être humble, je ne veux pas me laisser faire. Je n'ai pas envie qu'on vienne en mon chemin. Tenez, réellement, il faudra que je leur fasse tourner les talons, maître Copperfield.
— Je ne vous comprends pas, dis-je.
— Vraiment! répondit-il avec un de ses soubresauts habituels. Cela m'étonne, maître Copperfield, vous qui avez tant d'esprit. Je tâcherai d'être plus clair une autre fois. Tiens! n'est-ce pas M. Maldon que je vois là-bas à cheval? Il va sonner à la grille, je crois!
— Il en a l'air,» répondis-je aussi négligemment que je pus.
Uriah s'arrêta tout court, mit ses mains entre ses genoux, et se courba en deux, à force de rire; c'était un rire parfaitement silencieux: on n'entendait rien. J'étais tellement indigné de son odieuse conduite, et surtout de ses derniers propos, que je lui tournai le dos sans plus de cérémonie, le laissant là, courbé en deux, rire à son aise dans le jardin, où il avait l'air d'un épouvantail pour les moineaux.
Ce ne fut pas ce soir-là, mais deux jours après, un samedi, je me le rappelle bien, que je menai Agnès voir Dora. J'avais arrangé d'avance la visite avec miss Savinia, et on avait invité Agnès à prendre le thé.
J'étais également fier et inquiet, fier de ma chère petite fiancée, inquiet de savoir si elle plairait à Agnès. Tout le long de la route de Putney (Agnès était dans l'omnibus et moi sur l'impériale) je cherchais à me représenter Dora sous un de ces charmants aspects que je lui connaissais si bien; tantôt je me disais que je voudrais la trouver exactement comme elle était tel jour; puis je me disais que j'aimerais peut-être mieux la voir comme tel autre; je m'en donnais la fièvre.
En tout cas, j'étais sûr qu'elle serait très-jolie; mais il arriva que jamais elle ne m'avait paru si charmante. Elle n'était pas dans le salon quand je présentai Agnès à ses deux petites tantes; elle s'était sauvée par timidité. Mais maintenant, je savais où il fallait aller la chercher, et je la retrouvai qui se bouchait les oreilles, la tête appuyée contre le même mur que le premier jour.
D'abord elle me dit qu'elle ne voulait pas venir, puis elle me demanda de lui accorder cinq minutes à ma montre. Puis enfin elle passa son bras dans le mien; son gentil petit minois était couvert d'une modeste rougeur; jamais elle n'avait été si jolie; mais, quand nous entrâmes dans le salon, elle devint toute pâle, ce qui la rendait dix fois plus jolie encore.
Dora avait peur d'Agnès. Elle m'avait dit qu'elle savait bien qu'Agnès «avait trop d'esprit.» Mais quand elle la vit qui la regardait de ses yeux à la fois si sérieux et si gais, si pensifs et si bons, elle poussa un petit cri de joyeuse surprise, se jeta dans les bras d'Agnès, et posa doucement sa joue innocente contre la sienne.
Jamais je n'avais été si heureux, jamais je n'avais été si content que quand je les vis s'asseoir tout près l'une de l'autre. Quel plaisir de voir ma petite chérie regarder si simplement les yeux si affectueux d'Agnès! Quelle joie de voir la tendresse avec laquelle Agnès la couvait de son regard incomparable.
Miss Savinia et miss Clarissa partageaient ma joie à leur manière; jamais vous n'avez vu un thé si gai. C'était miss Clarissa qui y présidait; moi je coupais et je faisais circuler le pudding glacé au raisin de Corinthe: les deux petites soeurs aimaient, comme les oiseaux, à en becqueter les grains et le sucre; miss Savinia nous regardait d'un air de bienveillante protection, comme si notre amour et notre bonheur étaient son ouvrage; nous étions tous parfaitement contents de nous et des autres.
La douce sérénité d'Agnès leur avait gagné le coeur à toutes. Elle semblait être venue compléter notre heureux petit cercle. Avec quel tranquille intérêt elle s'occupait de tout ce qui intéressait Dora! avec quelle gaieté elle avait su se faire bien venir tout de suite de Jip! avec quel aimable enjouement elle plaisantait Dora, qui n'osait pas venir s'asseoir à côté de moi! avec quelle grâce modeste et simple elle arrachait à Dora enchantée une foule de petites confidences qui la faisaient rougir jusque dans le blanc des yeux!
«Je suis si contente que vous m'aimiez, dit Dora quand nous eûmes fini de prendre le thé! Je n'en étais pas sûre, et maintenant que Julia Mills est partie, j'ai encore plus besoin qu'on m'aime.»
Je me rappelle que j'ai oublié d'annoncer ce fait important. Miss Mills s'était embarquée, et nous avions été, Dora et moi, lui rendre visite à bord du bâtiment en rade à Gravesend; on nous avait donné, pour le goûter, du gingembre confit, du guava, et toute sorte d'autres friandises de ce genre; nous avions laissé miss Mills en larmes, assise sur un pliant à bord. Elle avait sous le bras un gros registre où elle se proposait de consigner jour par jour, et de soigneusement renfermer sous clef, les réflexions que lui inspirerait le spectacle de l'océan.
Agnès dit qu'elle avait bien peur que je n'eusse fait d'elle un portrait peu agréable, mais Dora l'assura aussitôt du contraire.
«Oh! non, dit-elle en secouant ses jolies petites boucles, au contraire, il ne tarissait pas en louanges sur votre compte. Il fait même tant de cas de votre opinion, que je la redoutais presque pour moi.
— Ma bonne opinion ne peut rien ajouter à son affection pour certaines personnes, dit Agnès en souriant: il n'en a que faire.
— Oh! mais, dites-le-moi tout de même, reprit Dora de sa voix la plus caressante, si cela se peut.»
Nous nous divertîmes fort de ce que Dora tenait tant à ce qu'on l'aimât.
Là-dessus, pour se venger, elle me dit des sottises, déclarant qu'elle ne m'aimait pas du tout; et, dans tous ces heureux enfantillages, la soirée nous sembla bien courte. L'omnibus allait passer, il fallait partir. J'étais tout seul devant le feu. Dora entra tout doucement pour m'embrasser avant mon départ, selon sa coutume.
«N'est-ce pas, Dody, que si j'avais eu une pareille amie depuis bien longtemps, me dit-elle avec ses yeux pétillants et sa petite main occupée après les boutons de mon habit, n'est-ce pas que j'aurais peut-être plus d'esprit que je n'en ai?
— Mon amour! lui dis-je; quelle folie!
— Croyez-vous que ce soit une folie? reprit Dora sans me regarder. En êtes-vous bien sûr?
— Mais parfaitement sûr!
— J'ai oublié, dit Dora tout en continuant à tourner et retourner mon bouton, quel est votre degré de parenté avec Agnès, méchant?
— Elle n'est pas ma parente, répondis-je, mais nous avons été élevés ensemble, comme frère et soeur.
— Je me demande comment vous avez jamais pu devenir amoureux de moi, dit Dora, en s'attaquant à un autre bouton de mon habit.
— Peut-être parce qu'il n'était pas possible de vous voir sans vous aimer, Dora.
— Mais si vous ne m'aviez jamais vue? dit Dora, en passant à un autre bouton.
— Mais si nous n'étions nés ni l'un ni l'autre, lui répondis-je gaiement.»
Je me demandais à quoi elle pensait, tandis que j'admirais en silence la douce petite main qui passait en revue successivement tous les boutons de mon habit, les boucles ondoyantes qui tombaient sur mon épaule, ou les longs cils qui abritaient ses yeux baissés. À la fin elle les leva vers moi, se dressa sur la pointe des pieds pour me donner, d'un air plus pensif que de coutume, son précieux petit baiser une fois, deux fois, trois fois; puis elle sortit de la chambre.
Tout le monde rentra cinq minutes après: Dora avait repris sa gaieté habituelle. Elle était décidée à faire exécuter à Jip tous ses exercices avant l'arrivée de l'omnibus. Cela fut si long (non pas par la variété des évolutions, mais par la mauvaise volonté de Jip) que la voiture était devant la porte avant qu'on en eût vu seulement la moitié. Agnès et Dora se séparèrent à la hâte, mais fort tendrement; il fut convenu que Dora écrirait à Agnès (à condition qu'elle ne trouverait pas ses lettres trop niaises) et qu'Agnès lui répondrait. Il y eut de nouveaux adieux à la porte de l'omnibus, qui se répétèrent quand Dora, en dépit des remontrances de miss Savinia, courut encore une fois à la portière de la voiture, pour rappeler à Agnès sa promesse, et pour faire voltiger devant moi ses charmantes petites boucles.
L'omnibus devait nous déposer près de Covent-Garden, et là nous avions à prendre une autre voiture pour arriver à Highgate. J'attendais impatiemment le moment où je me trouverais seul avec Agnès, pour savoir ce qu'elle me dirait de Dora. Ah! quel éloge elle m'en fit! avec quelle tendresse et quelle bonté elle me félicita d'avoir gagné le coeur de cette charmante petite créature, qui avait déployé devant elle toute sa grâce innocente! avec quel sérieux elle me rappela, sans en avoir l'air, la responsabilité qui pesait sur moi!
Jamais, non jamais, je n'avais aimé Dora si profondément ni si efficacement que ce jour-là. Lorsque nous fûmes descendus de voiture, et que nous fûmes entrés dans le tranquille sentier qui conduisait à la maison du docteur, je dis à Agnès que c'était à elle que je devais ce bonheur.
«Quand vous étiez assise près d'elle, lui dis-je, vous aviez l'air d'être son ange gardien, comme vous êtes le mien, Agnès.
— Un pauvre ange, reprit-elle, mais fidèle.»
La douceur de sa voix m'alla au coeur; je repris tout naturellement:
«Vous semblez avoir retrouvé toute cette sérénité qui n'appartient qu'à vous, Agnès; cela me fait espérer que vous êtes plus heureuse dans votre intérieur.
— Je suis plus heureuse dans mon propre coeur, dit-elle; il est tranquille et joyeux.»
Je regardai ce beau visage à la lueur des étoiles: il me parut plus noble encore.
«Il n'y a rien de changé chez nous, dit Agnès, après un moment de silence.
— Je ne voudrais pas faire une nouvelle allusion… je ne voudrais pas vous tourmenter, Agnès, mais je ne puis m'empêcher de vous demander… vous savez bien ce dont nous avons parlé la dernière fois que je vous ai vue?
— Non, il n'y a rien de nouveau, répondit-elle.
— J'ai tant pensé à tout cela!
— Pensez-y moins. Rappelez-vous que j'ai confiance dans l'affection simple et fidèle: ne craignez rien pour moi, Trotwood, ajouta-t-elle au bout d'un moment; je ne ferai jamais ce que vous craignez de me voir faire.»
Je ne l'avais jamais craint dans les moments de tranquille réflexion, et pourtant ce fut pour moi un soulagement inexprimable que d'en recevoir l'assurance de cette bouche candide et sincère. Je le lui dis avec vivacité.
«Et quand cette visite sera finie, lui dis-je, car nous ne sommes pas sûrs de nous retrouver seuls une autre fois; serez-vous bien longtemps sans revenir à Londres, ma chère Agnès?
— Probablement, répondit-elle. Je crois qu'il vaut mieux, pour mon père que nous restions chez nous. Nous ne nous verrons donc pas souvent d'ici à quelque temps, mais j'écrirai à Dora, et j'aurai par elle de vos nouvelles.»
Nous arrivions dans la cour de la petite maison du docteur. Il commentait à être tard. On voyait briller une lumière à la fenêtre de la chambre de mistress Strong, Agnès me la montra et me dit bonsoir.
«Ne soyez pas troublé, me dit-elle en me donnant la main; par la pensée de nos chagrins et de nos soucis. Rien ne peut me rendre plus heureuse que votre bonheur. Si jamais vous pouvez me venir en aide, soyez sûr que je vous le demanderai. Que Dieu continue de vous bénir!»
Son sourire était si tendre, sa voix était si gaie qu'il me semblait encore voir et entendre auprès d'elle ma petite Dora. Je restai un moment sous le portique, les yeux fixés sur les étoiles, le coeur plein d'amour et de reconnaissance, puis je rentrai lentement. J'avais loué une chambre tout près, et j'allais passer la grille, lorsque, en tournant par hasard la tête, je vis de la lumière dans le cabinet du docteur. Il me vint à l'esprit que peut-être il avait travaillé au Dictionnaire sans mon aide. Je voulus m'en assurer, et, en tout cas, lui dire bonsoir, pendant qu'il était encore au milieu de ses livres; traversant donc doucement le vestibule, j'entrai dans son cabinet.
La première personne que je vis à la faible lueur de la lampe, ce fut Uriah. J'en fus surpris. Il était debout près de la table du docteur, avec une de ses mains de squelette étendue sur sa bouche. Le docteur était assis dans son fauteuil, et tenait sa tête cachée dans ses mains. M. Wickfield, l'air cruellement troublé et affligé, se penchait en avant, osant à peine toucher le bras de son ami.
Un instant, je crus que le docteur était malade. Je fis un pas vers lui avec empressement, mais je rencontrai le regard d'Uriah; alors je compris de quoi il s'agissait. Je voulais me retirer, mais le docteur fit un geste pour me retenir: je restai.
«En tout cas, dit Uriah, se tordant d'une façon horrible, nous ferons aussi bien de fermer la porte: il n'y a pas besoin d'aller crier ça par-dessus les toits.»
En même temps, il s'avança vers la porte sur la pointe du pied, et la ferma soigneusement. Il revint ensuite reprendre la même position. Il y avait dans sa voix et dans toutes ses manières un zèle et une compassion hypocrites qui m'étaient plus intolérables que l'impudence la plus hardie.
«J'ai cru de mon devoir, maître Copperfield, dit Uriah, de faire connaître au docteur Strong ce dont nous avons déjà causé, vous et moi, vous savez, le jour où vous ne m'avez pas parfaitement compris?»
Je lui lançai un regard sans dire un seul mot, et je m'approchai de mon bon vieux maître pour lui murmurer quelques paroles de consolation et d'encouragement. Il posa sa main sur mon épaule, comme il avait coutume de le faire quand je n'étais qu'un tout petit garçon, mais il ne releva pas sa tête blanchie.
«Comme vous ne m'avez pas compris, maître Copperfield, reprit Uriah du même ton officieux, je prendrai la liberté de dire humblement ici, où nous sommes entre amis, que j'ai appelé l'attention du docteur Strong sur la conduite de mistress Strong. C'est bien malgré moi, je vous assure, Copperfield, que je me trouve mêlé à quelque chose de si désagréable; mais le fait est qu'on se trouve toujours mêlé à ce qu'on voudrait éviter. Voilà ce que je voulais dire, monsieur, le jour où vous ne m'avez pas compris.»
Je ne sais comment je résistai au désir de le prendre au collet et de l'étrangler.
«Je ne me suis probablement pas bien expliqué, ni vous non plus, continua-t-il. Naturellement, nous n'avions pas grande envie de nous étendre sur un pareil sujet. Cependant, j'ai enfin pris mon parti de parler clairement, et j'ai dit au docteur Strong que… Ne parliez-vous pas, monsieur?»
Ceci s'adressait au docteur, qui avait fait entendre un gémissement. Nul coeur n'aurait pu s'empêcher d'en être touché! excepté pourtant celui d'Uriah.
«Je disais au docteur Strong, reprit-il, que tout le monde pouvait s'apercevoir qu'il y avait trop d'intimité entre M. Meldon et sa charmante cousine. Réellement le temps est venu (puisque nous nous trouvons mêlés à des choses qui ne devraient pas être) où le docteur Strong doit apprendre que cela était clair comme le jour pour tout le monde, dès avant le départ de M. Meldon pour les Indes; que M. Meldon n'est pas revenu pour autre chose, et que ce n'est pas pour autre chose qu'il est toujours ici. Quand vous êtes entré, monsieur, je priais mon associé, et il se tourna vers M. Wickfield, de bien vouloir dire en son âme et conscience, au docteur Strong, s'il n'avait pas été depuis longtemps du même avis. M. Wickfield, voulez-vous être assez bon pour nous le dire? Oui, ou non, monsieur? Allons, mon associé!
— Pour l'amour de Dieu, mon cher ami, dit M. Wickfield en posant de nouveau sa main d'un air indécis sur le bras du docteur, n'attachez pas trop d'importance à des soupçons que j'ai pu former.
— Ah! cria Uriah, en secouant la tête, quelle triste confirmation de mes paroles, n'est-ce pas? lui! un si ancien ami! Mais, Copperfield, je n'étais encore qu'un petit commis dans ses bureaux, que je le voyais déjà, non pas une fois, mais vingt fois, tout troublé (et il avait bien raison en sa qualité de père, ce n'est pas moi qui l'en blâmerai) à la pensée que miss Agnès se trouvait mêlée avec des choses qui ne doivent pas être.
— Mon cher Strong, dit M. Wickfield d'une voix tremblante, mon bon ami, je n'ai pas besoin de vous dire que j'ai toujours eu le défaut de chercher chez tout le monde un mobile dominant, et de juger toutes les actions des hommes par ce principe étroit. C'est peut-être bien ce qui m'a trompé encore dans cette circonstance, en me donnant des doutes téméraires.
— Vous avez eu des doutes, Wickfield, dit le docteur, sans relever la tête, vous avez eu des doutes?
— Parlez, mon associé, dit Uriah.
— J'en ai eu certainement quelquefois, dit M. Wickfield, mais, … que Dieu me pardonne, je croyais que vous en aviez aussi.
— Non, non, non! répondit le docteur du ton le plus pathétique.
— J'avais cru, dit M. Wickfield, que, lorsque vous aviez désiré envoyer Meldon à l'étranger, c'était dans le but d'amener une séparation désirable.
— Non, non, non! répondit le docteur, c'était pour faire plaisir à Annie, que j'ai cherché à caser le compagnon de son enfance. Rien de plus.
— Je l'ai bien vu après, dit M. Wickfield, et je n'en pouvais douter, mais je croyais… rappelez-vous, je vous prie, que j'ai toujours eu le malheur de tout juger à un point de vue trop étroit… je croyais que, dans un cas où il y avait une telle différence d'âge…
— C'est comme cela qu'il faut envisager la chose, n'est-ce pas, maître Copperfield? fit observer Uriah, avec une hypocrite et insolente pitié.
— Il ne me semblait pas impossible qu'une personne si jeune et si charmante, pût, malgré tout son respect pour vous, avoir cédé, en vous épousant, à des considérations purement mondaines. Je ne songeais pas à une foule d'autres raisons et de sentiments qui pouvaient l'avoir décidée. Pour l'amour du ciel, n'oubliez pas cela!
— Quelle charité d'interprétation! dit Uriah, en secouant ta tête.
— Comme je ne la considérais qu'à mon point de vue, dit M. Wickfield, au nom de tout ce qui vous est cher, mon vieil ami, je vous supplie de bien y réfléchir par vous-même; je suis forcé de vous avouer, car je ne puis m'en empêcher…
— Non, c'est impossible, monsieur Wickfield, dit Uriah, une fois que vous en êtes venu là.
— Je suis forcé d'avouer, dit M. Wickfield, en regardant son associé d'un air piteux et désolé, que j'ai eu des doutes sur elle, que j'ai cru qu'elle manquait à ses devoirs envers vous; et que, s'il faut tout vous dire, j'ai été parfois inquiet de la pensée qu'Agnès était assez liée avec elle pour voir ce que je voyais, ou du moins ce que croyait voir mon esprit prévenu. Je ne l'ai jamais dit à personne. Je me serais bien gardé d'en donner l'idée à personne. Et, quelque terrible que cela puisse être pour vous à entendre, dit M. Wickfield, vaincu par son émotion, si vous saviez quel mal cela me fait de vous le dire, vous auriez pitié de moi!»
Le docteur, avec sa parfaite bonté, lui tendit la main. M. Wickfield la tint un moment dans les siennes, et resta la tête baissée tristement.
«Ce qu'il y a de bien sûr, dit Uriah qui, pendant tout ce temps- là, se tortillait en silence comme une anguille, c'est que c'est pour tout le monde un sujet fort pénible. Mais, puisque nous avons été aussi loin, je prendrai la liberté de faire observer que Copperfield s'en était également aperçu.»
Je me tournai vers lui, et je lui demandai comment il osait me mettre en jeu.
«Oh! c'est très-bien à vous, Copperfield, reprit Uriah, et nous savons tous combien vous êtes bon et aimable; mais vous savez que l'autre soir, quand je vous en ai parlé, vous avez compris tout de suite ce que je voulais dire. Vous le savez, Copperfield, ne le niez pas! Je sais bien que, si vous le niez, c'est dans d'excellentes intentions; mais ne le niez pas, Copperfield!»
Je vis s'arrêter un moment sur moi le doux regard du bon vieux docteur, et je sentis qu'il ne pourrait lire que trop clairement sur mon visage l'aveu de mes soupçons et de mes doutes. Il était inutile de dire le contraire; je n'y pouvais rien; je ne pouvais pas me contredire moi-même.
Tout le monde s'était tu: le docteur se leva et traversa deux ou trois fois la chambre, puis il se rapprocha de l'endroit où était son fauteuil, et s'appuya sur le dossier, enfin, essuyant de temps en temps ses larmes, il nous dit avec une droiture simple qui lui faisait, selon moi, beaucoup plus d'honneur que s'il avait cherché à cacher son émotion:
«J'ai eu de grands torts. Je crois sincèrement que j'ai eu de grands torts. J'ai exposé une personne qui tient la première place dans mon coeur, à des difficultés et à des soupçons dont, sans moi, elle n'aurait jamais été l'objet.»
Uriah Heep fit entendre une sorte de reniflement: Je suppose que c'était pour exprimer sa sympathie.
«Jamais, sans moi, dit le docteur, mon Annie n'aurait été exposés à de tels soupçons. Je suis vieux, messieurs, vous le savez; je sens, ce soir, que je n'ai plus guère de liens qui me rattachent à la vie. Mais, je réponds sur ma vie, oui, sur ma vie, de la fidélité et de l'honneur de la chère femme qui a été le sujet de cette conversation!»
Je ne crois pas qu'on eut pu trouver ni parmi les plus nobles chevaliers, ni parmi les plus beaux types inventés jamais par l'imagination des peintres, un vieillard capable de parler avec une dignité plus émouvante que ce bon vieux docteur.
«Mais, continua-t-il, si j'ai pu me faire illusion auparavant là- dessus, je ne puis me dissimuler maintenant, en y réfléchissant, que c'est moi qui ai eu le tort de faire tomber cette jeune femme dans les dangers d'un mariage imprudent et funeste. Je n'ai pas l'habitude de remarquer ce qui se passe, et je suis forcé de croire que les observations de diverses personnes, d'âge et de position différentes, qui, toutes, ont cru voir la même chose, valent naturellement mieux que mon aveugle confiance.»
J'avais souvent admiré, je l'ai déjà dit, la bienveillance de ses manières envers sa jeune femme, mais, à mes yeux, rien ne pouvait être plus touchant que la tendresse respectueuse avec laquelle il parlait d'elle dans cette occasion, et la noble assurance avec laquelle il rejetait loin de lui le plus léger doute sur sa fidélité.
«J'ai épousé cette jeune femme, dit le docteur, quand elle était encore presque enfant. Je l'ai prise avant que son caractère fût seulement formé. Les progrès qu'elle avait pu faire, j'avais eu le bonheur d'y contribuer. Je connaissais beaucoup son père; je la connaissais beaucoup elle-même. Je lui avais enseigné tout ce que j'avais pu, par amour pour ses belles et grandes qualités. Si je lui ai fait du mal, comme je le crains, en abusant, sans le vouloir, de sa reconnaissance et de son affection, je lui en demande pardon du fond du coeur!»
Il traversa la chambre, puis revint à la même place; sa main serrait son fauteuil en tremblant: sa voix vibrait d'une émotion contenue.
«Je me considérais comme propre à lui servir de refuge contre les dangers et les vicissitudes de la vie; je me figurais que, malgré l'inégalité de nos âges, elle pourrait vivre tranquille et heureuse auprès de moi. Mais, ne croyez pas que j'aie jamais perdu de vue qu'un jour viendrait où je la laisserais libre, encore belle et jeune; j'espérais seulement qu'alors je la laisserais aussi avec un jugement plus mûr pour la diriger dans son choix. Oui, messieurs, voilà la vérité, sur mon honneur!»
Son honnête visage s'animait et rajeunissait sous l'inspiration de tant de noblesse et de générosité. Il y avait dans chacune de ses paroles, une force et une grandeur que la hauteur de ces sentiments pouvait seule leur donner.
«Ma vie avec elle a été bien heureuse. Jusqu'à ce soir, j'ai constamment béni le jour où j'ai commis envers elle, à mon insu, une si grande injustice.»
Sa voix tremblait toujours de plus en plus; il s'arrêta un moment, puis reprit:
«Une fois sorti de ce beau rêve (de manière ou d'autre j'ai beaucoup rêvé dans ma vie), je comprends qu'il est naturel qu'elle songe avec un peu de regret à son ancien ami, à son camarade d'enfance. Il n'est que trop vrai, j'en ai peur, qu'elle pense à lui avec un peu d'innocent regret, qu'elle songe parfois à ce qui aurait pu être, si je ne m'étais pas trouvé là. Durant cette heure si douloureuse que je viens de passer avec vous, je me suis rappelé et j'ai compris bien des choses auxquelles je n'avais pas fait attention auparavant. Mais, messieurs, souvenez-vous que pas un mot, pas un souffle de doute ne doit souiller le nom de cette jeune femme.»
Un instant son regard s'enflamma, sa voix s'affermit, puis il se tut de nouveau. Ensuite, il reprit:
«Il ne me reste plus qu'à supporter avec autant de soumission que je pourrai, le sentiment du malheur dont je suis cause. C'est à elle de m'adresser des reproches; ce n'est pas à moi à lui en faire. Mon devoir, à cette heure, ce sera de la protéger contre tout jugement téméraire, jugement cruel dont mes amis eux-mêmes n'ont pas été à l'abri. Plus nous vivrons loin du monde, et plus ce devoir me sera facile. Et quand viendra le jour (que le Seigneur ne tarde pas trop, dans sa grande miséricorde!), où ma mort la délivrera de toute contrainte, je fermerai mes yeux après avoir encore contemplé son cher visage, avec une confiance et un amour sans bornes, et je la laisserai, sans tristesse alors, libre de vivre plus heureuse et plus satisfaite!»
Mes larmes m'empêchaient de le voir; tant de bonté, de simplicité et de force m'avaient ému jusqu'au fond du coeur. Il se dirigeait vers la porte, quand il ajouta:
«Messieurs, je vous ai montré tout mon coeur. Je suis sûr que vous le respecterez. Ce que nous avons dit ce soir ne doit jamais se répéter. Wickfield, mon vieil ami, donnez-moi le bras pour remonter.»
M. Wickfield s'empressa d'accourir vers lui. Ils sortirent lentement sans échanger une seule parole, Uriah les suivait des yeux.
«Eh bien! maître Copperfield! dit-il en se tournant vers moi d'un air bénin. La chose n'a pas tourné tout à fait comme on aurait pu s'y attendre, car ce vieux savant, quel excellent homme! il est aveugle comme une chauve-souris; mais, c'est égal, voilà une famille à laquelle j'ai fait tourner les talons.»
Je n'avais besoin que d'entendre le son de sa voix pour entrer dans un tel accès de rage que je n'en ai jamais eu de pareil ni avant, ni après.
«Misérable! lui dis-je, pourquoi prétendez-vous me mêler à vos perfides intrigues? Comment avez-vous osé, tout à l'heure, en appeler à mon témoignage, vil menteur, comme si nous avions discuté ensemble la question?»
Nous étions en face l'un de l'autre. Je lisais clairement sur son visage son secret triomphe: je ne savais que trop qu'il m'avait forcé à l'entendre uniquement pour me désespérer, et qu'il m'avait exprès attiré dans un piège. C'en était trop: sa joue flasque était à ma portée; je lui donnai un tel soufflet que mes doigts en frissonnèrent, comme si je venais de les mettre dans le feu.
Il saisit la main qui l'avait frappé, et nous restâmes longtemps à nous regarder en silence, assez longtemps pour que les traces blanches que mes doigts avaient imprimées sur sa joue fussent remplacées par des marques d'un rouge violet.
«Copperfield, dit-il enfin, d'une voix étouffée, avez-vous perdu l'esprit?
— Laissez-moi, lui dis-je, en arrachant ma main de la sienne, laissez-moi, chien que vous êtes, je ne vous connais plus.
— Vraiment! dit-il, en posant sa main sur sa joue endolorie, vous aurez beau faire; vous ne pourrez peut-être pas vous empêcher de me connaître. Savez-vous que vous êtes un ingrat?
— Je vous ai assez souvent laissé voir, dis-je, que je vous méprise. Je viens de vous le prouver plus clairement que jamais. Pourquoi craindrais-je encore, en vous traitant comme vous le méritez, de vous pousser à nuire à tous ceux qui vous entourent? ne leur faites-vous pas déjà tout le mal que vous pouvez leur faire?»
Il comprit parfaitement cette allusion aux motifs qui jusque-là m'avaient forcé à une certaine modération dans mes rapports avec lui. Je crois que je ne me serais laissé aller ni à lui parler ainsi, ni à le châtier de ma propre main, si je n'avais reçu, ce soir-là, d'Agnès, l'assurance qu'elle ne serait jamais à lui. Mais peu importe!
Il y eut encore un long silence. Tandis qu'il me regardait, ses yeux semblaient prendre les nuances les plus hideuses qui paissent enlaidir des yeux.
«Copperfield, dit-il en cessant d'appuyer la main sur sa joue, vous m'avez toujours été opposé. Je sais que chez M. Wickfield, vous étiez toujours contre moi.
— Vous pouvez croire ce que bon vous semble, lui dis-je avec colère. Si ce n'est pas vrai, vous n'en êtes encore que plus coupable.
— Et pourtant, je vous ai toujours aimé, Copperfield, reprit-il.»
Je ne daignai pas lui répondre, et je prenais mon chapeau pour sortir de la chambre, quand il vint se planter entre moi et la porte.
«Copperfield, dit-il, pour se disputer, il faut être deux. Je ne veux pas être un de ces deux-là.
— Allez au diable!
— Ne dites pas ça! répondit-il, vous en seriez fâché plus tard. Comment pouvez-vous me donner sur vous tout l'avantage, en montrant à mon égard un si mauvais caractère? Mais je vous pardonne!
— Vous me pardonnez! répétai-je avec dédain.
— Oui, et vous ne pouvez pas m'en empêcher, répondit Uriah. Quand on pense que vous venez m'attaquer, moi qui ai toujours été pour vous un ami véritable! Mais, pour se disputer, il faut être deux, et je ne veux pas être un de ces deux-là. Je veux être votre ami, en dépit de vous. Maintenant, vous connaissez mes sentiments, et ce que vous avez à en attendre.»
Nous étions forcés de baisser la voix pour ne pas troubler la maison à cette heure avancée, et jusque-là, plus sa voix était humble, plus la mienne était ardente, et cette nécessité de me contenir n'était guère propre à me rendre de meilleure humeur; pourtant ma passion commençait à se calmer. Je lui dis tout simplement que j'attendrais de lui ce que j'en avais toujours attendu, et que jamais il ne m'avait trompé. Puis j'ouvris la porte par-dessus lui, comme s'il eût été une grosse noix que je voulusse écraser contre le mur, et je quittai la maison. Mais il allait aussi coucher dehors dans l'appartement de sa mère, et je n'avais pas fait cent pas, que je l'entendis marcher derrière moi.
«Vous savez bien, Copperfield, me dit-il, en se penchant vers moi, car je ne retournais pas même la tête, vous savez bien que vous vous mettez dans une mauvaise situation.»
Je sentais que c'était vrai, et cela ne faisait que m'irriter davantage.
«Vous ne pouvez pas faire que ce soit là une action qui vous fasse honneur, et vous ne pouvez pas m'empêcher de vous pardonner. Je ne compte pas en parler à ma mère, ni à personne au monde. Je suis décidé à vous pardonner, mais je m'étonne que vous ayez levé la main contre quelqu'un que vous connaissiez si humble.»
Je me sentais presque aussi méprisable que lui. Il me connaissait mieux que je ne me connaissais moi-même. S'il s'était plaint amèrement, ou qu'il eût cherché à m'exaspérer, cela m'aurait un peu soulagé et justifié à mes propres yeux; mais il me faisait brûler à petit feu, et je fus sur le gril plus de la moitié de la nuit.
Le lendemain quand je sortis, la cloche sonnait pour appeler à l'église; il se promenait en long et en large avec sa mère. Il me parla comme s'il ne s'était rien passé, et je fus bien obligé de lui répondre. Je l'avais frappé assez fort, je crois, pour lui donner une rage de dents. En tout cas, il avait le visage enveloppé d'un mouchoir de soie noire, avec son chapeau perché sur le tout: ce n'était pas fait pour l'embellir. J'appris, le lundi matin, qu'il était allé à Londres se faire arracher une dent. J'espère bien que c'était une grosse dent.
Le docteur nous avait fait dire qu'il n'était pas bien, et resta seul, pendant une grande partie du temps que dura encore notre séjour. Agnès et son père étaient partis depuis une huitaine, quand nous reprîmes notre travail accoutumé. La veille du jour où nous nous remîmes à l'oeuvre, le docteur me donna lui-même un billet qui n'était pas cacheté, et qui m'était adressé. Il m'y suppliait, dans les termes les plus affectueux, de ne jamais faire allusion au sujet de la conversation qui avait eu lieu entre nous quelques jours auparavant. Je l'avais confié à ma tante, mais je n'en avais rien dit à personne autre. C'était une question que je ne pouvais pas discuter avec Agnès; et elle n'avait certainement pas le plus léger soupçon de ce qui s'était passé.
Mistress Strong ne s'en doutait pas non plus, j'en suis convaincu. Plusieurs semaines s'écoulèrent avant que je visse en elle le moindre changement. Cela vint lentement, comme un nuage, quand il n'y a pas de vent. D'abord, elle sembla s'étonner de la tendre compassion avec laquelle le docteur lui parlait, et du désir qu'il lui exprimait qu'elle fit venir sa mère auprès d'elle, pour rompre un peu la monotonie de sa vie. Souvent, quand nous étions au travail et qu'elle était assise près de nous, je la voyais s'arrêter pour regarder son mari, avec une expression d'étonnement et d'inquiétude. Puis, je la voyais quelquefois se lever et sortir de la chambre, les yeux pleins de larmes. Peu à peu, une ombre de tristesse vint planer sur son beau visage, et cette tristesse augmentait chaque jour. Mistress Markleham était installée chez le docteur, mais elle parlait tant qu'elle n'avait le temps de rien voir.
À mesure qu'Annie changeait ainsi, elle qui jadis était comme un rayon de soleil dans la maison du docteur, le docteur devenait plus vieux d'apparence, et plus grave; mais la douceur de son caractère, la tranquille bonté de ses manières, et sa bienveillante sollicitude pour elle, avaient encore augmenté, si c'était possible. Je le vis encore une fois, le matin de l'anniversaire de sa femme, s'approcher de la fenêtre où elle était assise pendant que nous travaillions (c'était jadis son habitude, mais maintenant elle ne prenait cette place que d'un air timide et incertain qui me fendait le coeur); il prit la tête d'Annie entre ses mains, l'embrassa, et s'éloigna rapidement, pour lui cacher son émotion. Je la vis rester immobile, comme une statue, à l'endroit où il l'avait laissée; puis elle baissa la tête, joignit les mains, et se mit à pleurer avec angoisse.
Quelques jours après, il me sembla qu'elle désirait me parler, dans les moments où nous nous trouvions seuls, mais elle ne me dit jamais un mot. Le docteur inventait toujours quelque nouveau divertissement pour l'éloigner de chez elle, et sa mère qui aimait beaucoup à s'amuser, ou plutôt qui n'aimait que cela, s'y associait de grand coeur, et ne tarissait pas en éloges de son gendre. Quant à Annie, elle se laissait conduire où on voulait la mener, d'un air triste et abattu; mais elle semblait ne prendre plaisir à rien.
Je ne savais que penser. Ma tante n'était pas plus habile, et je suis sûr que cette incertitude lui a fait faire plus de trente lieues dans sa chambre. Ce qu'il y avait de plus bizarre, c'est que la seule personne qui semblât apporter un peu de véritable soulagement au milieu de tout ce chagrin intérieur et mystérieux, c'était M. Dick.
Il m'aurait été tout à fait impossible, et peut-être à lui-même, d'expliquer ce qu'il pensait de tout cela, ou les observations qu'il avait pu faire. Mais, comme je l'ai déjà rapporté en racontant ma vie de pension, sa vénération pour le docteur était sans bornes; et il y a, dans une véritable affection, même de la part de quelque pauvre petit animal, un instinct sublime et délicat, qui laisse bien loin derrière elle l'intelligence la plus élevée. M. Dick avait ce qu'on pourrait appeler l'esprit du coeur, et c'est avec cela qu'il entrevoyait quelque rayon de la vérité.
Il avait repris l'habitude, dans ses heures de loisir, d'arpenter le petit jardin avec le docteur, comme jadis il arpentait avec lui la grande allée du jardin de Canterbury. Mais les choses ne furent pas plutôt dans cet état, qu'il consacra toutes ses heures de loisir (qu'il allongeait exprès en se levant de meilleure heure) à ces excursions. Autrefois il n'était jamais aussi heureux que quand le docteur lui lisait son merveilleux ouvrage, le Dictionnaire; maintenant il était positivement malheureux tant que le docteur n'avait pas tiré le Dictionnaire de sa poche pour reprendre sa lecture. Lorsque nous étions occupés, le docteur et moi, il avait pris l'habitude de se promener avec mistress Strong, de l'aider à soigner ses fleurs de prédilection ou à nettoyer ses plates-bandes. Ils ne se disaient pas, j'en suis sûr, plus de douze paroles par heure, mais son paisible intérêt et son affectueux regard trouvaient toujours un écho tout prêt dans leurs deux coeurs; chacun d'eux savait que l'autre aimait M. Dick, et que lui, il les aimait aussi tous deux; c'est comme cela qu'il devint ce que nul autre ne pouvait être…, un lien entre eux.
Quand je pense à lui et que je le vois, avec sa figure intelligente, mais impénétrable, marchant en long et en large à côté du docteur, ravi de tous les mots incompréhensibles du Dictionnaire, portant pour Annie d'immenses arrosoirs, ou bien, à quatre pattes avec des gants fabuleux, pour nettoyer avec une patience d'ange de petites plantes microscopiques; faisant comprendre délicatement à mistress Strong, dans chacune de ses actions, le désir de lui être agréable, avec une sagesse que nul philosophe n'aurait su égaler; faisant jaillir de chaque petit trou de son arrosoir, sa sympathie, sa fidélité et son affection; quand je me dis que, dans ces moments-là, son âme, tout entière au muet chagrin de ses amis, ne s'égara plus dans ses anciennes folies, et qu'il n'introduisit pas une fois dans la jardin l'infortuné roi Charles; qu'il ne broncha pas un moment dans sa bonne volonté reconnaissante; que jamais il n'oublia qu'il y avait là quelque malentendu qu'il fallait réparer, je me sens presque confus d'avoir pu croire qu'il n'avait pas toujours son bon sens, surtout en songeant au bel usage que j'ai fait de ma raison, moi qui me flatte de ne pas l'avoir perdue.
«Personne que moi ne sait ce que vaut cet homme, Trot! me disait fièrement ma tante, quand nous en causions. Dick se distinguera quelque jour!»
Il faut qu'avant de finir ce chapitre je passe à un autre sujet. Tandis que le docteur avait encore ses hôtes chez lui, je remarquai que le facteur apportait tous les matins deux ou trois lettres à Uriah Heep, qui était resté à Highgate aussi longtemps que les autres, vu que c'était le moment des vacances, l'adresse était toujours de l'écriture officielle de M. Micawber, il avait adopté la ronde pour les affaires. J'avais conclu avec plaisir, de ces légers indices, que M. Micawber allait bien; je fus donc très- surpris de recevoir un jour la lettre suivante de son aimable femme:
«Canterbury, lundi soir.
«Vous serez certainement bien étonné, mon cher M. Copperfield, de recevoir cette lettre. Peut-être le serez-vous encore plus du contenu, et peut-être plus encore de la demande de secret absolu que je vous adresse. Mais, en ma double qualité d'épouse et de mère, j'ai besoin d'épancher mon coeur, et comme je ne veux pas consulter ma famille (déjà peu favorable à M. Micawber), je ne connais personne à qui je puisse m'adresser avec plus de confiance qu'à mon ami et ancien locataire.
«Vous savez peut-être, mon cher monsieur Copperfield, qu'il y a toujours eu une parfaite confiance entre moi et M. Micawber (que je n'abandonnerai jamais). Je ne dis pas que M. Micawber n'a pas parfois signé un billet sans me consulter, ou ne m'a pas induit en erreur sur l'époque de l'échéance. C'est possible, mais en général M. Micawber n'a rien eu de caché pour le giron de son affection (c'est sa femme dont je parle), il a toujours, à l'heure de notre repos, récapitulé devant elle les événements de sa journée.
«Vous pouvez vous représenter, mon cher monsieur Copperfield, toute l'amertume de mon coeur, quand je vous apprendrai que M. Micawber est entièrement changé. Il fait le réservé. Il fait le discret. Sa vie est un mystère pour la compagne de ses joies et de ses chagrins (c'est encore de sa femme que je parle), et je puis vous dire que je ne sais pas plus ce qu'il fait tout le jour dans son bureau, que je ne suis au courant de l'existence de cet homme miraculeux, dont on raconte aux petits enfants qu'il vivait de lécher les murs. Encore sait-on bien que ceci n'est qu'une fable populaire, tandis que ce que je vous raconte de M. Micawber n'est malheureusement que trop vrai.
«Mais ce n'est pas tout: M. Micawber est morose; il est sévère; il vit éloigné de notre fils aîné, de notre fille; il ne parle plus avec orgueil de ses jumeaux; il jette même un regard glacial sur l'innocent étranger qui est venu dernièrement s'ajouter à notre cercle de famille. Je n'obtiens de lui qu'avec la plus grande difficulté les ressources pécuniaires qui me sont indispensables pour subvenir à des dépenses bien réduites, je vous assure; il me menace sans cesse d'aller se faire planteur (c'est son expression), et il refuse avec barbarie de me donner la moindre raison d'une conduite qui me navre.
«C'est bien dur à supporter; mon coeur se brise. Si vous voulez me donner quelques avis, vous ajouterez une obligation de plus à toutes celles que je vous ai déjà. Vous connaissez mes faibles ressources: dites-moi comment je puis les employer dans une situation si équivoque. Mes enfants me chargent de mille tendresses; le petit étranger qui a le bonheur, hélas! d'ignorer encore toutes choses, vous sourit, et moi, mon cher M. Copperfield, je suis
«Votre amie bien affligée,
«EMMA MICAWBER.»
Je ne me sentais pas le droit de donner à une femme aussi pleine d'expérience que mistress Micawber d'autre conseil que celui de chercher à regagner la confiance de M. Micawber à force de patience et de bonté (et j'étais bien sûr qu'elle n'y manquerait pas), mais cette lettre ne m'en donnait pas moins à penser.
CHAPITRE XIII.
Encore un regard en arrière.
Permettez-moi, encore une fois, de m'arrêter sur un moment si mémorable de ma vie. Laissez-moi me ranger pour voir défiler devant moi dans une procession fantastique l'ombre de ce que je fus, escorté par les fantômes des jours qui ne sont plus.
Les semaines, les mois, les saisons s'écoulent. Elles ne m'apparaissent guère que comme un jour d'été et une soirée d'hiver. Tantôt la prairie que je foule aux pieds avec Dora est tout en fleurs, c'est un tapis parsemé d'or; et tantôt nous sommes sur une bruyère aride ensevelie sous des monticules de neige. Tantôt la rivière qui coule le long de notre promenade du dimanche étincelle aux rayons du soleil d'été, tantôt elle s'agite sous le souffle du vent d'hiver et s'épaissit au contact des blocs de glace qui viennent envahir son cours. Elle bondit, elle se précipite, elle s'élance vers la mer plus vite que ne saurait le faire aucune autre rivière au monde.
Il n'y a rien de changé dans la maison des deux vieilles petites dames. La pendule fait tic tac sur la cheminée, le baromètre est suspendu dans le vestibule. La pendule ni le baromètre ne vont jamais bien, mais la foi nous sauve.
J'ai atteint ma majorité! J'ai vingt et un ans. Mais c'est là une sorte de dignité qui peut être le partage de tout le monde; voyons plutôt ce que j'ai fait par moi-même.
J'ai apprivoisé cet art sauvage qu'on appelle la sténographie: j'en tire un revenu très-respectable. J'ai acquis une grande réputation dans cette spécialité, et je suis au nombre des douze sténographes qui recueillent les débats du parlement pour un journal de matin. Tous les soirs je prends note de prédictions qui ne s'accompliront jamais; de professions de foi auxquelles on n'est jamais fidèle; d'explications qui n'ont pas d'autre but que de mystifier le bon public. Je n'y vois plus que du feu. La Grande-Bretagne, cette malheureuse vierge qu'on met à toute sauce, je la vois toujours devant moi comme une volaille à la broche, bien plumée et bien troussée, traversée de part en part avec des plumes de fer et ficelée bel et bien avec une faveur rouge. Je suis assez au courant des mystères de la coulisse pour apprécier à sa valeur la vie politique: aussi je suis à cet égard un incrédule fini; jamais on ne me convertira là-dessus.
Mon cher ami Traddles s'est essayé au même travail, mais ce n'est pas son affaire. Il prend son échec de la meilleure humeur du monde, et me rappelle qu'il a toujours eu la tête dure. Les éditeurs de mon journal l'emploient parfois à recueillir des faits, qu'ils donnent ensuite à des metteurs en oeuvre plus habiles. Il entre au barreau, et, à force de patience et de travail, il parvient à réunir cent livres sterling, pour offrir à un procureur dont il fréquente l'étude. On a consommé bien du vin de Porto pour son jour de bienvenue, et je crois que les étudiants du Temple ont dû bien se régaler à ses dépens, ce jour-là.
J'ai fait une autre tentative: j'ai tâté avec crainte et tremblement du métier d'auteur. J'ai envoyé mon premier essai à une revue, qui l'a publié. Depuis lors, j'ai pris courage, et j'ai publié quelques autres petits travaux; ils commencent à me rapporter quelque chose. En tout, mes affaires marchent bien, et quand je compte mon revenu sur les doigts de ma main gauche, je passe le troisième doigt et je m'arrête à la seconde jointure du quatrième; trois cent cinquante livres sterling, ce n'est, ma foi, pas une plaisanterie.
Nous avons quitté Buckingham-Street pour nous établir dans une jolie petite maison, tout près de celle que j'admirais tant jadis. Ma tante a bien vendu sa maison de Douvres, mais elle ne compte pourtant pas rester avec nous, elle veut aller s'installer dans un cottage du voisinage, plus modeste que le nôtre. Qu'est-ce que tout cela veut dire? s'agirait-il de mon mariage? Oui-da!
Oui! Je vais épouser Dora! miss Savinia et miss Clarissa ont donné leur consentement, et si jamais vous avez vu des petits serins se trémousser, ce sont elles. Miss Savinia s'est chargée de la surintendance du trousseau de ma chère petite; elle passe son temps à couper la ficelle d'une foule de paquets enveloppés de papier gris, et à se disputer avec quelque jeune Calicot de l'air le plus respectable, qui porte un gros paquet avec son mètre sous le bras. Il y a dans la maison une couturière dont le sein est toujours transpercé d'une aiguille enfilée, piquée à sa robe; elle mange et couche dans la maison, et je crois, en vérité, qu'elle garde son dé pour dîner, pour boire, pour dormir. Elles font de ma petite Dora un vrai mannequin. On est toujours à l'appeler pour venir essayer quelque chose. Nous ne pouvons pas être ensemble cinq minutes, le soir, sans que quelque femme importune vienne taper à la porte.
«Miss Dora, pourriez-vous monter un moment?»
Miss Clarissa et ma tante parcourent tous les magasins de Londres pour nous mener ensuite voir quelques articles mobiliers après elles. Elles feraient bien mieux de les choisir elles-mêmes, sans nous obliger, Dora et moi, à aller les inspecter en cérémonie, car en allant examiner des casseroles ou un garde-feu, Dora aperçoit un petit pavillon chinois pour Jip, avec des petites clochettes en haut, et l'achète de préférence. Jip est très-long à s'habituer à sa nouvelle résidence, il ne peut pas entrer dans sa niche ou en sortir sans que les petites clochettes se mettent en branle, ce qui lui fait une peur horrible.
Peggotty arrive pour se rendre utile, et elle se met aussitôt à l'oeuvre. Son département, c'est le nettoyage à perpétuité; elle frotte tout ce qu'on peut frotter, jusqu'à ce qu'elle le voie reluire, bon gré, mal gré, comme son front luisant. Et de temps à autre, je vois son frère errer seul le soir à travers les rues sombres, où il s'arrête pour regarder toutes les femmes qui passent. Je ne lui parle jamais à cette heure-là: je ne sais que trop, quand je le rencontre grave et solitaire, ce qu'il cherche et ce qu'il redoute de trouver.
Pourquoi Traddles a-t-il l'air si important ce matin en venant me trouver aux Doctors' Commons, où je vais encore parfois, quand j'ai le temps? C'est que mes rêves d'autrefois vont se réaliser, je vais prendre une licence de mariage.
Jamais si petit document n'a représenté tant de choses; et Traddles le contemple sur mon pupitre avec une admiration mêlée d'épouvante. Voilà bien ces noms enlacés selon l'usage des vieux temps, comme leurs deux coeurs, David Copperfield et Dora Spenlow avec un trait d'union; voilà, dans le coin l'institution paternelle du timbre qui ne dédaigne pas de jeter un regard sur notre hymen, elle s'intéresse avec tant de bonté à toutes les cérémonies de la vie humaine! voilà l'archevêque de Canterbury qui nous donne sa bénédiction imprimée, à aussi bas prix que possible.
Et cependant, c'est un rêve pour moi, un rêve agité, heureux, rapide. Je ne puis croire que ce soit vrai: pourtant il me semble que tous ceux que je rencontre dans la rue doivent s'apercevoir que je vais me marier après-demain. Le délégué de l'archevêque me reconnaît quand je vais pour prêter serment, et me traite avec autant de familiarité que s'il y avait entre nous quelque lien de franc-maçonnerie. Traddles n'est nullement nécessaire, mais il m'accompagne partout, comme mon ombre.
«J'espère, mon cher ami, dis-je à Traddles, que la prochaine fois vous viendrez ici pour votre compte, et que ce sera bientôt.
— Merci de vos bons souhaits, mon cher Copperfield, répond-il, je l'espère aussi. C'est toujours une satisfaction de savoir qu'elle m'attendra tant que cela sera nécessaire et que c'est bien la meilleure fille du monde.
— À quelle heure allez-vous l'attendre à la voiture ce soir?
— À sept heures, dit Traddles, en regardant à sa vieille montre d'argent, cette montre dont jadis, à la pension, il avait enlevé une roue pour en faire un petit moulin. Miss Wickfield arrive à peu près à la même heure, n'est-ce pas?
— Un peu plus tard, à huit heures et demie.
— Je vous assure, mon cher ami, me dit Traddles, que je suis presque aussi content que si j'allais me marier moi-même. Et puis, je ne sais comment vous remercier de la bonté que vous avez mise à associer personnellement Sophie à ce joyeux événement, en l'invitant à venir servir de demoiselle d'honneur avec miss Wickfield. J'en suis bien touché.»
Je l'écoute et je lui serre la main; nous causons, nous nous promenons, et nous dînons. Mais je ne crois pas un mot de tout cela; je sais bien que c'est un rêve.
Sophie arrive chez les tantes de Dora, à l'heure convenue. Elle a une figure charmante; elle n'est pas positivement belle, mais extrêmement agréable; je n'ai jamais vu personne de plus naturel, de plus franc, de plus attachant. Traddles nous la présente avec orgueil; et, pendant dix minutes, il se frotte les mains devant la pendule, tous ses cheveux hérissés en brosse sur sa tête de loup, tandis que je le félicite de son choix.
Agnès est aussi arrivée de Canterbury, et nous revoyons parmi nous ce beau et doux visage. Agnès a un grand goût pour Traddles; c'est un plaisir de les voir se retrouver et d'observer comme Traddles est fier de faire faire sa connaissance à la meilleure fille du monde.
C'est égal, je ne crois pas un mot de tout cela. Toujours ce rêve! Nous passons une soirée charmante, nous sommes heureux, ravis; il ne me manque que d'y croire. Je ne sais plus où j'en suis. Je ne peux contenir ma joie. Je me sens dans une sorte de rêvasserie nébuleuse, comme si je m'étais levé de très-grand matin il y a quinze jours, et que je ne me fusse pas recouché depuis. Je ne puis pas me rappeler s'il y a bien longtemps que c'était hier. Il me semble que voilà des mois que je suis à faire le tour du monde, avec une licence de mariage dans ma poche.
Le lendemain, quand nous allons, tous en corps, voir la maison, notre maison, la maison de Dora et la mienne, je ne m'en considère nullement comme le propriétaire. Il me semble que j'y suis par la permission de quelqu'un. Je m'attends à voir le maître, le véritable possesseur, paraître tout à l'heure, pour me dire qu'il est bien aise de me voir chez lui. Une si belle petite maison! Tout y est si gai et si neuf! Les fleurs du tapis ont l'air de s'épanouir et le feuillage du papier est comme s'il venait de pousser sur les branches. Voilà des rideaux de mousseline blanche et des meubles de perse rose! Voilà le chapeau de jardin de Dora, déjà accroché le long du mur! Elle en avait un tout pareil quand je l'ai vue pour la première fois! La guitare se carre déjà à sa place dans son coin, et tout le monde va se cogner, au risque de se jeter par terre, contre la pagode de Jip, qui est beaucoup trop grande pour notre établissement.
Encore une heureuse soirée, un rêve de plus, comme tout le reste; je me glisse comme de coutume dans la salle à manger avant de partir. Dora n'y est pas. Je suppose qu'elle est encore à essayer quelque chose. Miss Savinia met la tête à la porte et m'annonce d'un air de mystère que ce ne sera pas long. C'est pourtant très- long; mais j'entends enfin le frôlement d'une robe à la porte; on tape.
Je dis: «Entrez!» On tape encore. Je vais ouvrir la porte, étonné qu'on n'entre pas, et là j'aperçois deux yeux très-brillants et une petite figure rougissante: c'est Dora. Miss Savinia lui a mis sa robe de noce, son chapeau, etc., etc., pour me la faire voir en toilette de mariée. Je serre ma petite femme sur mon coeur, et miss Savinia pousse un cri parce que je la chiffonne, et Dora rit et pleure tout à la fois de me voir si content; mais je crois à tout cela moins que jamais.
«Trouvez-vous cela joli, mon cher Dody? me dit Dora.
— Joli! je le crois bien que je le trouve joli!
— Et êtes-vous bien sûr de m'aimer beaucoup?» dit Dora.
Cette question fait courir de tels dangers au chapeau que miss Savinia pousse un autre petit cri, et m'avertit que Dora est là seulement pour que je la regarde, mais que, sous aucun prétexte, il ne faut y toucher. Dora reste donc devant moi, charmante et confuse, tandis que je l'admire; puis elle ôte son chapeau (comme elle a l'air gentil sans ce chapeau) et elle se sauve en l'emportant; puis elle revient dans sa robe de tous les jours, et elle demande à Jip si j'ai une belle petite femme, et s'il pardonne à sa maîtresse de se marier; et, pour la dernière fois de sa vie de jeune fille, elle se met à genoux pour le faire tenir debout sur le livre de cuisine.
Je vais me coucher, plus incrédule que jamais, dans une petite chambre que j'ai là tout près; et le lendemain matin je me lève de très-bonne heure pour aller à Highgate, chercher ma tante.
Jamais je n'avais vu ma tante dans une pareille tenue. Elle a une robe de soie gris perle, avec un chapeau bleu; elle est superbe. C'est Jeannette qui l'a habillée, et elle reste là à me regarder. Peggotty est prête à partir pour l'église, et compte voir la cérémonie du haut des tribunes. M. Dick, qui doit servir de père à Dora, et me la «donner pour femme» au pied de l'autel, s'est fait friser. Traddles, qui est venu me trouver à la barrière, m'éblouit par le plus éclatant mélange de couleur de chair et de bleu de ciel; M. Dick et lui me font l'effet d'avoir des gants de la tête aux pieds.
Sans doute je vois ainsi les choses, parce que je sais que c'est toujours comme cela; mais ce n'en est pas moins un rêve, et tout ce que je vois n'a rien de réel. Et pourtant, pendant que nous nous dirigeons vers l'église en calèche découverte, ce mariage féerique est assez réel pour me remplir d'une sorte de compassion pour les infortunés qui ne se marient pas comme moi et qui sont là à balayer le devant de leurs boutiques, ou qui se rendent à leurs travaux accoutumés.
Ma tante tient, tout le long du chemin, ma main dans la sienne. Quand nous nous arrêtons à une petite distance de l'église, pour faire descendre Peggotty qui est venue sur le siège, elle m'embrasse bien fort.
«Que Dieu vous bénisse, Trot! Je n'aimerais pas davantage mon propre fils. Je pense bien à votre mère, la pauvre petite, ce matin.
— Et moi aussi: et à tout ce que je vous dois, ma chère tante.
— Bah, bah!» dit ma tante; et, dans son excès d'affection, elle tend la main à Traddles, qui la tend à M. Dick, qui me la tend, et je la tends à Traddles; enfin nous voilà à la porte de l'église.
L'église est bien calme certainement, mais il faudrait, pour me calmer, une machine à forte pression; je suis trop ému pour cela.
Tout le reste me semble un rêve plus ou moins incohérent.
Je rêve bien sûr que les voilà qui entrent avec Dora; que l'ouvreuse des bancs nous aligne devant l'autel comme un vieux sergent; je rêve que je me demande pourquoi ce genre de femme-là est toujours si maussade. La bonne humeur serait elle donc d'une si dangereuse contagion pour le sentiment religieux qu'il soit nécessaire de placer ces vases de fiel et de vinaigre sur la route du paradis.
Je rêve que le pasteur et son clerc font leur entrée, que quelques bateliers et quelques autres personnes viennent flâner par là, que j'ai derrière moi un vieux marin qui parfume toute l'église d'une forte odeur de rhum; que l'on commence d'une voix grave à lire le service, et que nous sommes tous recueillis.
Que miss Savinia, qui joue le rôle de demoiselle d'honneur supplémentaire, est la première qui se mette à pleurer, rendant hommage par ses sanglots, autant que je puis croire, à la mémoire de Pidger; que miss Clarissa lui met sous le nez son flacon; qu'Agnès prend soin de Dora; que ma tante fait tout ce qu'elle peut pour se donner un air inflexible, tandis que des larmes coulent le long de ses joues; que ma petite Dora tremble de toutes ses forces, et qu'on l'entend murmurer faiblement ses réponses.
Que nous nous agenouillons à côté l'un de l'autre: que Dora tremble un peu moins, mais qu'elle ne lâche pas la main d'Agnès; que le service continue sérieux et tranquille; que lorsqu'il est fini, nous nous regardons à travers nos larmes et nos sourires; que, dans la sacristie, ma chère petite femme sanglote, en appelant son papa, son pauvre papa!
Que bientôt elle se remet, et que nous signons sur le grand livre chacun notre tour; que je vais chercher Peggotty dans les tribunes pour qu'elle vienne signer aussi, et qu'elle m'embrasse dans un coin, en me disant qu'elle a vu marier ma pauvre mère; que tout est fini et que nous nous en allons.
Que je sors de l'église joyeux et fier, en donnant le bras à ma charmante petite femme; que j'entrevois, à travers un nuage, des visages amis, et la chaire, et les tombeaux, et les bancs, et l'orgue, et les vitraux de l'église, et qu'à tout cela vient se mêler le souvenir de l'église où j'allais avec ma mère, quand j'étais enfant; ah! qu'il y a longtemps!
Que j'entends dire tout bas aux curieux, en nous voyant passer: «Ah! le jeune et beau petit couple! quelle jolie petite mariée!» Que nous sommes tous gais et expansifs, tandis que nous retournons à Putney; que Sophie nous raconte comme quoi elle a manqué de se trouver mal, quand on a demandé à Traddles la licence que je lui avais confiée; elle était convaincue qu'il se la serait laissé voler dans sa poche s'il ne l'avait pas perdue avant; qu'Agnès rit de tout son coeur, et que Dora l'aime tant qu'elle ne veut pas se séparer d'elle, et lui tient toujours la main.
Qu'il y a un grand déjeuner avec une foule de bonnes et de jolies choses, dont je mange, sans me douter le moins du monde du goût qu'elles peuvent avoir (c'est naturel, quand on rêve); que je ne mange et ne bois, pour ainsi dire, qu'amour et mariage; car je ne crois pas plus à la solidité des comestibles qu'à la réalité du reste.
Que je fais un discours dans le genre des rêves, sans avoir la moindre idée de ce que je veux dire: je suis même convaincu que je n'ai rien dit du tout, que nous sommes tout simplement et tout naturellement aussi heureux qu'on peut l'être, en rêve, bien entendu; que Jip mange de notre gâteau de noces, ce qui plus tard ne lui réussit pas merveilleusement.
Que les chevaux de poste sont prêts; que Dora va changer de robe; que ma tante et miss Clarissa restent avec nous; que nous nous promenons dans le jardin; que ma tante a fait, à déjeuner, un vrai petit discours sur les tantes de Dora; qu'elle est ravie, et même un peu fière de ce tour de force.
Que Dora est toute prête, que miss Savinia voltige partout autour d'elle, regrettant de perdre le charmant jouet qui lui a donné, depuis quelque temps, une occupation si agréable; qu'à sa grande surprise, Dora découvre à chaque instant qu'elle a oublié une quantité de petites choses, et que tout le monde court de tout côté pour aller les lui chercher.
Qu'on entoure Dora, qu'elle commence à dire adieu; qu'elles ont toutes l'air d'une corbeille de fleurs, avec leurs rubans si frais et leurs couleurs si gaies; qu'on étouffe à moitié ma chère petite femme, au milieu de toutes ces fleurs embrassantes et qu'elle vient se jeter dans mes bras jaloux, riant et pleurant tout à la fois.
Que je veux emporter Jip (qui doit nous accompagner) et que Dora dit que non: parce que c'est elle qui le portera; sans cela, il croira qu'elle ne l'aime plus, à présent qu'elle est mariée, ce qui lui brisera le coeur; que nous sortons, bras dessus bras dessous; que Dora s'arrête et se retourne pour dire: «Si j'ai jamais été maussade ou ingrate pour vous, ne vous le rappelez pas, je vous en prie!» et qu'elle fond en larmes.
Qu'elle agite sa petite main, et que, pour la vingtième fois, nous allons partir; qu'elle s'arrête encore, se retourne encore, court encore vers Agnès, car c'est à elle qu'elle veut donner ses derniers baisers, adresser ses derniers adieux.
Enfin nous voilà en voiture, à côté l'un de l'autre. Nous voilà partis. Je sors de mon rêve; j'y crois maintenant. Oui, c'est bien là ma chère, chère petite femme qui est à côté de moi, elle que j'aime tant!
«Êtes-vous heureux, maintenant, méchant garçon? me dit Dora. Et êtes-vous bien sûr de ne pas vous repentir?»
Je me suis rangé pour voir défiler devant moi les fantômes de ces jours qui ne sont plus. Maintenant qu'ils sont disparus je reprends le voyage de ma vie!
CHAPITRE XIV.
Notre ménage.
Ce ne fut pas sans étonnement qu'une fois la lune de miel écoulée, et les demoiselles d'honneur rentrées au logis, nous nous retrouvâmes seuls dans notre petite maison, Dora et moi; désormais destitués pour ainsi dire du charmant et délicieux emploi qui consiste à faire ce qu'on appelle sa cour.
Je trouvais si extraordinaire d'avoir toujours Dora près de moi; il me semblait si étrange de ne pas avoir à sortir pour aller la voir; de ne plus avoir à me tourmenter l'esprit à son sujet; de ne plus avoir à lui écrire, de ne plus me creuser la tête pour chercher quelque occasion d'être seul avec elle! Parfois le soir, quand je quittais un moment mon travail, et que je la voyais assise en face de moi, je m'appuyais sur le dossier de ma chaise et je me mettais à penser que c'était pourtant bien drôle que nous fussions là, seuls ensemble, comme si c'était la chose du monde la plus naturelle que personne n'eût plus à se mêler de nos affaires; que tout le roman de nos fiançailles fut bien loin derrière nous, que nous n'eussions plus qu'à nous plaire mutuellement, qu'à nous plaire toute la vie.
Quand il y avait à la Chambre des communes un débat qui me retenait tard, il me semblait si étrange, en reprenant le chemin du logis, de songer que Dora m'y attendait! Je trouvais si merveilleux de la voir s'asseoir doucement près de moi pour me tenir compagnie, tandis que je prenais mon souper! Et de savoir qu'elle mettait des papillottes! Bien mieux que ça, de les lui voir mettre tous les soirs. N'était-ce pas bien extraordinaire?
Je crois que deux tout petits oiseaux en auraient su autant sur la tenue d'un ménage, que nous en savions, ma chère petite Dora et moi. Nous avions une servante, et, comme de raison, c'était elle qui tenait notre ménage. Je suis encore intérieurement convaincu que ce devait être une fille de mistress Crupp déguisée. Comme elle nous rendait la vie dure. Marie-Jeanne!
Son nom était Parangon. Lorsque nous la prîmes à notre service, on nous assura que ce nom n'exprimait que bien faiblement ses qualités: c'était le parangon de toutes les vertus. Elle avait un certificat écrit, grand comme une affiche; à en croire ce document, elle savait faire tout au monde, et bien d'autres choses encore. C'était une femme dans la force de l'âge, d'une physionomie rébarbative, et sujette à une sorte de rougeole perpétuelle, surtout sur les bras, qui la mettait en combustion. Elle avait un cousin dans les gardes, avec de si longues jambes qu'il avait l'air d'être l'ombre de quelque autre personne, vue au soleil, après midi. Sa veste était beaucoup trop petite pour lui, comme il était beaucoup trop grand pour notre maison; il la faisait paraître dix fois plus petite qu'elle n'était réellement. En outre, les murs n'étaient pas épais, et toutes les fois qu'il passait la soirée chez nous, nous en étions avertis par une sorte de grognement continu que nous entendions dans la cuisine.
On nous avait garanti que notre trésor était sobre et honnête. Je suis donc disposé à croire qu'elle avait une attaque de nerfs, le jour où je la trouvai couchée sous la marmite, et que c'était le boueur qui avait mis de la négligence à ne pas nous rendre les cuillers à thé qui nous manquaient.
Mais elle nous faisait une peur terrible. Nous sentions notre inexpérience, et nous étions hors d'état de nous tirer d'affaire: je dirais que nous étions à sa merci, si le mot merci ne rappelait pas l'indulgence, et c'était une femme sans pitié. C'est elle qui fut la cause de la première castille que j'eus avec Dora.
«Ma chère amie, lui dis-je un jour, croyez-vous que Marie-Jeanne connaisse l'heure?
— Pourquoi, David? demanda Dora, en levant innocemment la tête.
— Mon amour, parce qu'il est cinq heures, et que nous devions dîner à quatre.»
Dora regarda la pendule d'un petit air inquiet, et insinua qu'elle croyait bien que la pendule avançait.
«Au contraire, mon amour, lui dis-je en regardant à ma montre, elle retarde de quelques minutes.»
Ma petite femme vint s'asseoir sur mes genoux, pour essayer de me câliner, et me fit une ligne au crayon sur le milieu du nez, c'était charmant, mais cela ne me donnait pas à dîner.
«Ne croyez-vous pas, ma chère, que vous feriez bien d'en parler à
Marie-Jeanne?
— Oh, non, je vous en prie, David! Je ne pourrais jamais, dit
Dora.
— Pourquoi donc, mon amour? lui demandai-je doucement.
— Oh, parce que je ne suis qu'une petite sotte, dit Dora, et qu'elle le sait bien!»
Cette opinion de Marie-Jeanne me paraissait si incompatible avec la nécessité, selon moi, de la gronder que je fronçai le sourcil.
«Oh! la vilaine ride sur le front! méchant que vous êtes!» dit Dora, et toujours assise sur mon genou, elle marqua ces odieuses rides avec son crayon, qu'elle portait à ses lèvres roses pour le faire mieux marquer; puis elle faisait semblant de travailler sérieusement sur mon front, d'un air si comique, que j'en riais en dépit de tous mes efforts.
«À la bonne heure, voilà un bon garçon! dit Dora; vous êtes bien plus joli quand vous riez.
— Mais, mon amour…
— Oh non, non! je vous en prie! cria Dora en m'embrassant. Ne faites pas la Barbe-Bleue, ne prenez pas cet air sérieux!
— Mais, ma chère petite femme, lui dis-je, il faut pourtant être sérieux quelquefois. Venez-vous asseoir sur cette chaise tout près de moi! Donnez-moi ce crayon! Là! Et parlons un peu raison. Vous savez, ma chérie (quelle bonne petite main à tenir dans là mienne! et quel précieux anneau à voir au doigt de ma nouvelle mariée!), vous savez, ma chérie, qu'il n'est pas très-agréable d'être obligé de s'en aller sans avoir dîné. Voyons, qu'en pensez-vous?
— Non, répondit faiblement Dora.
— Mon amour, comme vous tremblez!
— Parce que je sais que vous allez me gronder, s'écria Dora, d'un ton lamentable.
— Mon amour, je vais seulement tâcher de vous parler raison.
— Oh! mais c'est bien pis que de gronder! s'écria Dora, au désespoir. Je ne me suis pas mariée pour qu'on me parle raison. Si vous voulez raisonner avec une pauvre petite chose comme moi, vous auriez dû m'en prévenir, méchant que vous êtes!»
J'essayai de calmer Dora, mais elle se cachait le visage et elle secouait de temps en temps ses boucles, en disant: «Oh! méchant! méchant que vous êtes!» Je ne savais plus que faire: je me mis à marcher dans la chambre, puis je me rapprochai d'elle.
«Dora, ma chérie!
— Non, je ne suis pas votre chérie. Vous êtes certainement fâché de m'avoir épousée, sans cela vous ne voudriez pas me parler raison!»
Ce reproche me parut d'une telle inconséquence, que cela me donna le courage de lui dire:
«Allons, ma Dora, ne soyez pas si enfant, vous dites là des choses qui n'ont pas de bon sens. Vous vous rappelez certainement qu'hier j'ai été obligé de sortir avant la fin du dîner et que la veille, le veau m'a fait mal, parce qu'il n'était pas cuit et que j'ai été obligé de l'avaler en courant; aujourd'hui je ne dîne pas du tout, et je n'ose pas dire combien de temps nous avons attendu le déjeuner; et encore l'eau ne bouillait seulement pas pour le thé. Je ne veux pas vous faire de reproches, ma chère petite! mais tout ça n'est pas très-agréable.
— Oh, méchant, méchant que vous êtes, comment pouvez-vous me dire que je suis une femme désagréable!
— Ma chère Dora, vous savez bien que je n'ai jamais dit ça!
— Vous avez dit que tout ça n'était pas très-agréable.
— J'ai dit que la manière dont on tenait notre ménage n'était pas agréable.
— C'est exactement la même chose!» cria Dora. Et évidemment elle le croyait, car elle pleurait amèrement.
Je fis de nouveau quelques pas dans la chambre, plein d'amour pour ma jolie petite femme, et tout prêt à me casser la tête contre les murs, tant je sentais de remords. Je me rassis, et je lui dis:
«Je ne vous accuse pas, Dora. Nous avons tous deux beaucoup à apprendre. Je voudrais seulement vous prouver qu'il faut véritablement, il le faut (j'étais décidé à ne point céder sur ce point), vous habituer à surveiller Marie-Jeanne, et aussi un peu à agir par vous-même dans votre intérêt comme dans le mien.
— Je suis vraiment étonnée de votre ingratitude, dit Dora, en sanglotant. Vous savez bien que l'autre jour vous aviez dit que vous voudriez bien avoir un petit morceau de poisson et que j'ai été moi-même, bien loin, en commander pour vous faire une surprise.
— C'était très-gentil à vous, ma chérie, et j'en ai été si reconnaissant que je me suis bien gardé de vous dire que vous aviez eu tort d'acheter un saumon, parce que c'est beaucoup trop gros pour deux personnes: et qu'il avait coûté une livre six shillings, ce qui était trop cher pour nous.
— Vous l'avez trouvé très-bon, dit Dora, en pleurant toujours, et vous étiez si content que vous m'avez appelée votre petite chatte.
— Et je vous appellerai encore de même, bien des fois, mon amour.» répondis-je.
Mais j'avais blessé ce tendre petit coeur, et il n'y avait pas moyen de la consoler. Elle pleurait si fort, elle avait le coeur si gros, qu'il me semblait que je lui avais dit je ne sais pas quoi d'horrible qui avait dû lui faire de la peine. J'étais obligé de partir bien vite: je ne revins que très-tard, et pendant toute la nuit, je me sentis accablé de remords. J'avais la conscience bourrelée comme un assassin; j'étais poursuivi par le sentiment vague d'un crime énorme dont j'étais coupable.
Il était plus de deux heures du matin. Quand je rentrai, je trouvai chez moi ma tante qui m'attendait.
«Est-ce qu'il y a quelque chose, ma tante, lui dis-je, avec inquiétude.
— Non, Trot, répondit-elle. Asseyez-vous, asseyez-vous. Seulement petite Fleur était un peu triste, et je suis restée pour lui tenir compagnie, voilà tout.»
J'appuyai ma tête sur ma main, et demeurai les yeux fixés sur le feu; je me sentais plus triste et plus abattu que je ne l'aurais cru possible, sitôt, presque au moment où venaient de s'accomplir mes plus doux rêves. Je rencontrai enfin les yeux de ma tante fixés sur moi. Elle avait l'air inquiet, mais son visage devint bientôt serein.
«Je vous assure, ma tante, lui dis-je, que j'ai été malheureux toute la nuit, de penser que Dora avait du chagrin. Mais je n'avais d'autre intention que de lui parler doucement et tendrement de nos petites affaires.»
Ma tante fit un signe de tête encourageant.
«Il faut y mettre de la patience, Trot, dit-elle.
— Certainement. Dieu sait que je ne veux pas être déraisonnable, ma chère tante.
— Non, non, dit ma tante, mais petite Fleur est très-délicate, il faut que le vent souffle doucement sur elle.»
Je remerciai, au fond du coeur, ma bonne tante de sa tendresse pour ma femme, et je suis sûr qu'elle s'en aperçut bien.
«Ne croyez-vous pas, ma tante, lui dis-je après avoir de nouveau contemplé le feu, que vous puissiez de temps en temps donner quelques conseils à Dora. Cela nous serait bien utile.
— Trot, reprit ma tante, avec émotion. Non! Ne me demandez jamais cela!»
Elle parlait d'un ton si sérieux que je levai les yeux avec surprise.
«Voyez-vous, mon enfant, me dit ma tante, quand je regarde en arrière dans ma vie passée, je me dis qu'il y a maintenant dans leur tombe des personnes avec lesquelles j'aurais mieux fait de vivre en bons termes. Si j'ai jugé sévèrement les erreurs d'autrui en fait de mariage, c'est peut-être parce que j'avais de tristes raisons d'en juger sévèrement pour mon propre compte. N'en parlons plus. J'ai été pendant bien des années une vieille femme grognon et insupportable. Je le suis encore. Je le serai toujours. Mais nous nous sommes fait mutuellement du bien, Trot; du moins vous m'en avez fait, mon ami, et il ne faut pas que maintenant la division vienne se mettre entre nous.
— La division entre nous! m'écriai-je.
— Mon enfant, mon enfant, dit ma tante, en lissant sa robe avec sa main, il n'y a pas besoin d'être prophète pour prévoir combien cela serait facile, ou combien je pourrais rendre notre petite Fleur malheureuse, si je me mêlais de votre ménage; je veux que ce cher bijou m'aime et qu'elle soit gaie comme un papillon. Rappelez-vous votre mère et son second mariage; et ne me faites jamais une proposition qui me rappelle pour elle et pour moi de trop cruels souvenirs.»
Je compris tout de suite que ma tante avait raison, et je ne compris pas moins toute l'étendue de ses scrupules généreux pour ma chère petite femme.
«Vous en êtes au début, Trot, continua-t-elle, et Paris ne s'est pas fait en un jour, ni même en un an. Vous avez fait votre choix en toute liberté vous-même (et ici je crus voir un nuage se répandre un moment sur sa figure). Vous avez même choisi une charmante petite créature qui vous aime beaucoup. Ce sera votre devoir, et ce sera aussi votre bonheur, je n'en doute pas, car je ne veux pas avoir l'air de vous faire un sermon, ce sera votre devoir, comme aussi votre bonheur, de l'apprécier, telle que vous l'avez choisie, pour les qualités qu'elle a, et non pour les qualités qu'elle n'a pas. Tâchez de développer celles qui lui manquent. Et si vous ne réussissez pas, mon enfant (ici ma tante se frotta le nez), il faudra vous accoutumer à vous en passer. Mais rappelez-vous, mon ami, que votre avenir est une affaire à régler entre vous deux. Personne ne peut vous aider; c'est à vous à faire comme pour vous. C'est là le mariage, Trot, et que Dieu vous bénisse l'un et l'autre, car vous êtes un peu comme deux babies perdus au milieu des bois!»
Ma tante me dit tout cela d'un ton enjoué, et finit par un baiser pour ratifier la bénédiction.
«Maintenant, dit-elle, allumez-moi une petite lanterne, et conduisez-moi jusqu'à ma petite niche par le sentier du jardin: car nos deux maisons communiquaient par là. Présentez à petite Fleur toutes les tendresses de Betsy Trotwood, et, quoiqu'il arrive, Trot, ne vous mettez plus dans la tête de faire de Betsy un épouvantail, car je l'ai vue assez souvent dans la glace, pour pouvoir vous dire qu'elle est déjà naturellement bien assez maussade et assez rechignée comme cela.»
Là-dessus ma tante noua un mouchoir autour de sa tête selon sa coutume, et je l'escortai jusque chez elle. Quand elle s'arrêta dans son jardin, pour éclairer mes pas au retour avec sa petite lanterne, je vis bien qu'elle me regardait de nouveau d'un air soucieux, mais je n'y fis pas grande attention, j'étais trop occupé à réfléchir sur ce qu'elle m'avait dit, trop pénétré, pour la première fois, de la pensée que nous avions à faire nous-mêmes notre avenir à nous deux, Dora et moi, et que personne ne pourrait nous venir en aide.
Dora descendit tout doucement en pantoufles, pour me retrouver maintenant que j'étais seul; elle se mit à pleurer sur mon épaule, et me dit que j'avais été bien dur, et qu'elle avait été aussi bien méchante; je lui en dis, je crois, à peu près autant de mon côté, et cela fut fini; nous décidâmes que cette petite dispute serait la dernière, et que nous n'en aurions plus jamais, quand nous devrions vivre cent ans.
Quelle épreuve que les domestiques! C'est encore là l'origine de la première querelle que nous eûmes après. Le cousin de Marie- Jeanne déserta, et vint se cacher chez nous dans le trou au charbon; il en fut retiré, à notre grand étonnement, par un piquet de ses camarades qui l'emmenèrent les fers aux mains; notre jardin en fut couvert de honte. Cela me donna le courage de me débarrasser de Marie-Jeanne, qui prit si doucement, si doucement son renvoi que j'en fus surpris: mais bientôt je découvris où avaient passé nos cuillers; et de plus on me révéla qu'elle avait l'habitude d'emprunter, sous mon nom, de petites sommes à nos fournisseurs. Elle fut remplacée momentanément par mistress Kidgerbury, vieille bonne femme de Kentishtown qui allait faire des ménages au dehors, mais qui était trop faible pour en venir à bout; puis nous trouvâmes un autre trésor, d'un caractère charmant; mais malheureusement ce trésor-là ne faisait pas autre chose que de dégringoler du haut en bas de l'escalier avec le plateau dans les mains, ou de faire le plongeon par terre dans le salon avec le service à thé, comme on pique une tête dans un bain. Les ravages commis par cette infortunée nous obligèrent à la renvoyer; elle fut suivie, avec de nombreux intermèdes de mistress Kidgerbury, d'une série d'êtres incapables. À la fin nous tombâmes sur une jeune fille de très-bonne mine qui se rendit à la foire de Greenwich, avec le chapeau de Dora. Ensuite je ne me rappelle plus qu'une foule d'échecs successifs.
Nous semblions destinés à être attrapés par tout le monde. Dès que nous paraissions dans une boutique, on nous offrait des marchandises avariées. Si nous achetions un homard, il était plein d'eau. Notre viande était coriace, et nos pains n'avaient que de la mie. Dans le but d'étudier le principe de la cuisson d'un rosbif pour qu'il soit rôti à point, j'eus moi-même recours au livre de cuisine, et j'y appris qu'il fallait accorder un quart d'heure de broche par livre de viande, plus un quart d'heure en sus pour le tout. Mais il fallait que nous fussions victimes d'une bizarre fatalité, car jamais nous ne pouvions attraper le juste milieu entre de la viande saignante ou de la viande calcinée.
J'étais bien convaincu que tous ces désastres nous coûtaient beaucoup plus cher que si nous avions accompli une série de triomphes. En étudiant nos comptes, je m'apercevais que nous avions dépensé du beurre de quoi bitumer le rez-de-chaussée de notre maison. Quelle consommation! Je ne sais si c'est que les contributions indirectes de cette année-là avaient fait renchérir le poivre, mais, au train dont nous y allions, il fallut, pour entretenir nos poivrières, que bien des familles fussent obligées de s'en passer, pour nous céder leur part. Et ce qu'il y avait de plus merveilleux dans tout cela, c'est que nous n'avions jamais rien dans la maison.
Il nous arriva aussi plusieurs fois que la blanchisseuse mît notre linge en gage, et vint dans un état d'ivresse pénitente implorer notre pardon; mais je suppose que cela a dû arriver à tout le monde. Nous eûmes encore à subir un feu de cheminée, la pompe de la paroisse et le faux serment du bedeau qui nous mit en frais; mais ce sont encore là des malheurs ordinaires. Ce qui nous était personnel, c'était notre guignon en fait de domestiques; l'une d'entre elles avait une passion pour les liqueurs fortes, qui augmentait singulièrement notre compte de porter et de spiritueux au café qui nous les fournissait. Nous trouvions sur les mémoires des articles inexplicables, comme «un quart de litre de rhum (Mistress C.),» et «un demi-quart de genièvre (Mistress C.),» et «un verre de rhum et d'eau-de-vie de lavande (Mistress C.);» la parenthèse s'appliquait toujours à Dora, qui passait, à ce que nous apprîmes ensuite, pour avoir absorbé tous ces liquides.
L'un de nos premiers exploits, ce fut de donner à dîner à Traddles. Je le rencontrai un matin, et je l'engageai à venir nous trouver dans la soirée. Il y consentit volontiers, et j'écrivis un mot à Dora, pour lui dire que j'amènerais notre ami. Il faisait beau, et en chemin nous causâmes tout le temps de mon bonheur. Traddles en était plein, et il me disait que, le jour où il saurait que Sophie l'attendait le soir dans une petite maison comme la nôtre, rien ne manquerait à son bonheur.
Je ne pouvais souhaiter d'avoir une plus charmante petite femme que celle qui s'assit ce soir-là en face de moi; mais ce que j'aurais bien pu désirer, c'est que la chambre fût un peu moins petite. Je ne sais pas comment cela se faisait, mais nous avions beau n'être que deux, nous n'avions jamais de place, et pourtant la chambre était assez grande pour que notre mobilier pût s'y perdre: Je soupçonne que c'était parce que rien n'avait de place marquée, excepté la pagode de Jip qui encombrait toujours la voie publique. Ce soir-là, Traddles était si bien enfermé entre la pagode, la boîte à guitare, le chevalet de Dora et mon bureau, que je craignais toujours qu'il n'eût pas assez de place pour se servir de son couteau et de sa fourchette; mais il protestait avec sa bonne humeur habituelle, et me répétait: «J'ai beaucoup de place, Copperfield! beaucoup de place, je vous assure!»
Il y avait une autre chose que j'aurais voulu empêcher; j'aurais voulu qu'on n'encourageât pas la présence de Jip sur la nappe pendant le dîner. Je commençais à trouver peu convenable qu'il y vînt jamais, quand même il n'aurait pas eu la mauvaise habitude de fourrer la patte dans le sel ou dans le beurre. Cette fois-là, je ne sais pas si c'est qu'il se croyait spécialement chargé de donner la chasse à Traddles, mais il ne cessait d'aboyer après lui et de sauter sur son assiette mettant à ces diverses manoeuvres une telle obstination, qu'il accaparait à lui seul toute la conversation.
Mais je savais combien ma chère Dora avait la coeur tendre à l'endroit de son favori; aussi je ne fis aucune objection: je ne me permis même pas une allusion aux assiettes dont Jip faisait carnage sur le parquet, ni au défaut de symétrie dans l'arrangement des salières qui étaient toutes groupées par trois ou quatre, va comme je te pousse; je ne voulus pas non plus faire observer que Traddles était absolument bloqué par des plats de légumes égarés et par les carafes. Seulement je ne pouvais m'empêcher de me demander en moi-même, tout en contemplant le gigot à l'eau que j'allais découper, comment il se faisait que nos gigots avaient toujours des formes si extraordinaires, comme si notre boucher n'achetait que des moutons contrefaits; mais je gardai pour moi mes réflexions.
«Mon amour, dis-je à Dora, qu'avez-vous dans ce plat?»
Je ne pouvais comprendre pourquoi Dora me faisait depuis un moment de gentilles petites grimaces, comme si elle voulait m'embrasser.
«Des huîtres, mon ami, dit-elle timidement.
— Est-ce de votre invention? dis-je d'un ton ravi.
— Oui, David, dit Dora.
— Quelle bonne idée! m'écriai-je en posant le grand couteau et la fourchette pour découper notre gigot. Il n'y a rien que Traddles aime autant.
— Oui, oui, David, dit Dora; j'en ai acheté un beau petit baril tout entier, et l'homme m'a dit qu'elles étaient très-bonnes. Mais j'ai… j'ai peur qu'elles n'aient quelque chose d'extraordinaire.» Ici Dora secoua la tête et des larmes brillèrent dans ses yeux.
«Elles ne sont ouvertes qu'à moitié, lui dis-je; ôtez l'écaille du dessus, ma chérie.
— Mais elle ne veut pas s'en aller, dit Dora qui essayait de toutes ses forces, de l'air le plus infortuné.
— Savez-vous, Copperfield? dit Traddles en examinant gaiement le plat, je crois que c'est parce que… ces huîtres sont parfaites… mais je crois que c'est parce que… parce qu'on ne les a jamais ouvertes.»
En effet, on ne les avait jamais ouvertes; et nous n'avions pas de couteaux pour les huîtres; d'ailleurs nous n'aurions pas su nous en servir; nous regardâmes donc les huîtres, et nous mangeâmes le mouton: du moins nous mangeâmes tout ce qui était cuit, en l'assaisonnant avec des câpres. Si je le lui avais permis, je crois que Traddles, passant à l'état sauvage, se serait volontiers fait cannibale, et nourri de viande presque crue, pour exprimer combien il était satisfait du repas; mais j'étais décidé à ne pas lui permettre de s'immoler ainsi sur l'autel de l'amitié, et nous eûmes au lieu de cela un morceau de lard; fort heureusement il y avait du lard froid dans le garde-manger.
Ma pauvre petite femme était tellement désolée à la pensée que je serais contrarié, et sa joie fut si vive quand elle vit qu'il n'en était rien, que j'oubliai bien vite mon ennui d'un moment. La soirée se passa à merveille; Dora était assise près de moi, son bras appuyé sur mon fauteuil, tandis que Traddles et moi nous discutions sur la qualité de mon vin, et à chaque instant elle se penchait vers mon oreille pour me remercier de n'avoir pas été grognon et méchant. Ensuite elle nous fit du thé, et j'étais si ravi de la voir à l'oeuvre, comme si elle faisait la dînette de sa poupée, que je ne fis pas le difficile sur la qualité douteuse du breuvage. Ensuite, Traddles et moi, nous jouâmes un moment aux cartes, tandis que Dora chantait en s'accompagnant sur la guitare, et il me semblait que notre mariage n'était qu'un beau rêve et que j'en étais encore à la première soirée où j'avais prêté l'oreille à sa douce voix.
Quand Traddles fut parti, je l'accompagnai jusqu'à la porte puis je rentrai dans le salon; ma femme vint mettre sa chaise tout près de la mienne.
«Je suis si fâchée! dit-elle. Voulez-vous m'enseigner un peu à faire quelque chose, David?
— Mais d'abord il faudrait que j'apprisse moi-même, Dora, lui dis-je. Je n'en sais pas plus long que vous, ma petite.
— Oh! mais vous, vous pouvez apprendre, reprit-elle, vous avez tant d'esprit!
— Quelle folie, ma petite chatte!
— J'aurais dû, reprit-elle après un long silence, j'aurais dû aller m'établir à la campagne, et passer un an avec Agnès!»
Ses mains jointes étaient placées sur mon épaule, elle y reposait sa tête, et me regardait doucement de ses grands yeux bleus.
«Pourquoi donc? demandai-je.
— Je crois qu'elle m'aurait fait du bien, et qu'avec elle j'aurais pu apprendre bien des choses.
— Tout vient en son temps, mon amour. Depuis de longues années, vous savez, Agnès a eu à prendre soin de son père: même dans le temps où ce n'était encore qu'une toute petite fille, c'était déjà l'Agnès que vous connaissez.
— Voulez-vous m'appeler comme je vais vous le demander? demanda
Dora sans bouger.
— Comment donc? lui dis-je en souriant.
— C'est un nom stupide, dit-elle en secouant ses boucles, mais c'est égal, appelez-moi votre femme-enfant.»
Je demandai en riant à ma femme-enfant pourquoi elle voulait que je l'appelasse ainsi. Elle me répondit sans bouger, seulement mon bras passé autour de sa taille rapprochait encore de moi ses beaux yeux bleus:
«Mais, êtes-vous nigaud! Je ne vous demande pas de me donner ce nom-là, au lieu de m'appeler Dora. Je vous prie seulement, quand vous songez à moi, de vous dire que je suis votre femme-enfant. Quand vous avez envie de vous fâcher contre moi, vous n'avez qu'à vous dire: «Bah! c'est ma femme-enfant.» Quand je vous mettrai la tête à l'envers, dites-vous encore: «Ne savais-je pas bien depuis longtemps que ça ne ferait jamais qu'une petite femme-enfant!» Quand je ne serai pas pour vous tout ce que je voudrais être, et ce que je ne serai peut-être jamais, dites-vous toujours: «Cela n'empêche pas que cette petite sotte de femme-enfant m'aime tout de même,» car c'est la vérité, David, je vous aime bien.»
Je ne lui avais pas répondu sérieusement; l'idée ne m'était pas venue jusque-là qu'elle parlât sérieusement elle-même. Mais elle fut si heureuse de ce que je lui répondis, que ses yeux n'étaient pas encore secs qu'elle riait déjà. Et bientôt je vis ma femme- enfant assise par terre, à côté de la pagode chinoise, faisant sonner toutes les petites cloches les unes après les autres, pour punir Jip de sa mauvaise conduite, et Jip restait nonchalamment étendu sur le seuil de sa niche, la regardant du coin de l'oeil comme pour lui dire: «Faites, faites, vous ne parviendrez pas à me faire bouger de là avec toutes vos taquineries: je suis trop paresseux, je ne me dérange pas pour si peu.»
Cet appel de Dora fit sur moi une profonde impression. Je me reporte à ce temps lointain; je me représente cette douce créature que j'aimais tant; je la conjure de sortir encore une fois des ombres du passé, et de tourner vers moi son charmant visage, et je puis assurer que son petit discours résonnait sans cesse dans mon coeur. Je n'en ai peut-être pas tiré le meilleur parti possible, j'étais jeune et sans expérience; mais jamais son innocente prière n'est venue frapper en vain mon oreille.
Dora me dit, quelques jours après, qu'elle allait devenir une excellente femme de ménage. En conséquence, elle sortit du tiroir son ardoise, tailla son crayon, acheta un immense livre de comptes, rattacha soigneusement toutes les feuilles du livre de cuisine que Jip avait déchirées, et fit un effort désespéré «pour être sage,» comme elle disait. Mais les chiffres avaient toujours le même défaut: ils ne voulaient pas se laisser additionner. Quand elle avait accompli deux ou trois colonnes de son livre de comptes, et ce n'était pas sans peine, Jip venait se promener sur la page et barbouiller tout avec sa queue; et puis, elle imbibait d'encre son joli doigt jusqu'à l'os: c'est ce qu'il y avait de plus clair dans l'affaire.
Quelquefois le soir, quand j'étais rentré et à l'ouvrage (car j'écrivais beaucoup et je commençais à me faire un nom comme auteur), je posais ma plume et j'observais ma femme-enfant qui tâchait «d'être sage.» D'abord elle posait sur la table son immense livre de comptes, et poussait un profond soupir; puis elle l'ouvrait à l'endroit effacé par Jip la veille au soir, et appelait Jip pour lui montrer les traces de son crime: c'était le signal d'une diversion en faveur de Jip, et on lui mettait de l'encre sur le bout du nez, comme châtiment. Ensuite elle disait à Jip de se coucher sur la table, «tout de suite, comme un lion,» c'était un de ses tours de force, bien qu'à mes yeux l'analogie ne fût pas frappante. S'il était de bonne humeur, Jip obéissait. Alors elle prenait une plume et commençait à écrire, mais il y avait un cheveu dans sa plume; elle en prenait donc une autre et commençait à écrire; mais celle-là faisait des pâtés; alors elle en prenait une troisième et recommençait à écrire, en se disant à voix basse: «Oh! mais, celle-là grince, elle va déranger David!» Bref, elle finissait par y renoncer et par reporter le livre de comptes à sa place, après avoir fait mine de le jeter à la tête du lion.
Une autre fois, quand elle se sentait d'humeur plus grave, elle prenait son ardoise et un petit panier plein de notes et d'autres documents qui ressemblaient plus à des papillotes qu'à toute autre chose, et elle essayait d'en tirer un résultat quelconque. Elle les comparait très-sérieusement, elle posait sur l'ardoise des chiffres qu'elle effaçait, elle comptait dans tous les sens les doigts de sa main gauche, après quoi elle avait l'air si vexé, si découragé et si malheureux, que j'avais du chagrin de voir s'assombrir, pour me satisfaire, ce charmant petit visage; alors je m'approchais d'elle tout doucement, et je lui disais:
«Qu'est-ce que vous avez, Dora?»
Elle me regardait d'un air désolé et répondait: «Ce sont ces vilains comptes qui ne veulent pas aller comme il faut; j'en ai la migraine: ils s'obstinent à ne pas faire ce que je veux!»
Alors je lui disais: «Essayons un peu ensemble; je vais vous montrer, ma Dora.»
Puis je commençais une démonstration pratique; Dora m'écoutait pendant cinq minutes avec la plus profonde attention, auprès quoi elle commençait à se sentir horriblement fatiguée, et cherchait à s'égayer en roulant mes cheveux autour de ses doigts, ou en rabattant le col de ma chemise pour voir si cela m'allait bien. Quand je voulais un peu réprimer son enjouement et que je continuais mes raisonnements, elle avait l'air si désolé et si effarouché, que je me rappelais tout à coup comme un reproche, en la voyant si triste, sa gaieté naturelle le jour où je l'avais vue pour la première fois: je laissais tomber le crayon en me répétant que c'était une femme-enfant, et je la priais de prendre sa guitare.
J'avais beaucoup à travailler et de nombreux soucis, mais je gardais tout cela pour moi. Je suis loin de croire maintenant que j'aie eu raison d'agir ainsi, mais je le faisais par tendresse pour ma femme-enfant. J'examine mon coeur, et c'est sans la moindre réserve que je confie à ces pages mes plus secrètes pensées. Je sentais bien qu'il me manquait quelque chose, mais cela n'allait pas jusqu'à altérer le bonheur de ma vie. Quand je me promenais seul par un beau soleil, et que je songeais aux jours d'été où la terre entière semblait remplie de ma jeune passion, je sentais que mes rêves ne s'étaient pas parfaitement réalisés, mais je croyais que ce n'était qu'une ombre adoucie de la douce gloire du passé. Parfois, je me disais bien que j'aurais préféré trouver chez ma femme un conseiller plus sûr, plus de raison, de fermeté et de caractère; j'aurais désiré qu'elle pût me soutenir et m'aider, qu'elle possédât le pouvoir de combler les lacunes que je sentais en moi, mais je me disais aussi qu'un tel bonheur n'était pas de ce monde, et qu'il ne devait pas, ne pouvait pas exister.
J'étais encore, pour l'âge, un jeune garçon plutôt qu'un mari. Je n'avais connu, pour me former par leur salutaire influence, d'autres chagrins que ceux qu'on a pu lire dans ce récit. Si je me trompais, et cela m'arrivait peut-être bien souvent, c'étaient mon amour et mon peu d'expérience qui m'égaraient. Je dis l'exacte vérité. À quoi me servirait maintenant la dissimulation?
C'était donc sur moi que retombaient toutes les difficultés et les soucis de notre vie; elle n'en prenait pas sa part. Notre ménage était à peu près dans le même gâchis qu'au début; seulement je m'y étais habitué, et j'avais au moins le plaisir de voir que Dora n'avait presque jamais de chagrin. Elle avait retrouvé toute sa gaieté folâtre; elle m'aimait de tout son coeur et s'amusait comme autrefois c'est-à-dire comme un enfant.
Quand les débats des Chambres avaient été assommants (je ne parle que de leur longueur, et non de leur qualité, car, sous ce dernier rapport, ils n'étaient jamais autrement), et que je rentrais tard, Dora ne voulait jamais s'endormir avant que je fusse rentré, et descendait toujours pour me recevoir. Quand je n'avais pas à m'occuper du travail qui m'avait coûté tant de labeur sténographique, et que je pouvais écrire pour mon propre compte, elle venait s'asseoir tranquillement près de moi, si tard que ce pût être, et elle était tellement silencieuse que souvent je la croyais endormie. Mais en général, quand je levais la tête, je voyais ses yeux bleus fixés sur moi avec l'attention tranquille dont j'ai déjà parlé.
«Ce pauvre garçon! doit-il être fatigué! dit-elle un soir, au moment où je fermais mon pupitre.
— Cette pauvre petite fille! doit-elle être fatiguée! répondis- je. Ce serait à moi à vous dire cela, Dora. Une autre fois, vous irez vous coucher, mon amour; il est beaucoup trop tard pour vous.
— Oh! non! ne m'envoyez pas coucher, dit Dora d'un ton suppliant.
Je vous en prie, ne faites pas ça!
— Dora!»
À mon grand étonnement, elle pleurait sur mon épaule.
«Vous n'êtes donc pas bien, ma petite; vous n'êtes pas heureuse?
— Si, je suis très-bien, et très-heureuse, dit Dora. Mais promettez-moi que vous me laisserez rester près de vous pour vous voir écrire.
— Voyez un peu la belle vue pour ces jolis yeux, et à minuit encore! répondis-je.
— Vrai? est-ce que vous les trouvez jolis? reprit Dora en riant; je suis si contente qu'ils soient jolis!
— Petite glorieuse!» lui dis-je.
Mais non, ce n'était pas de la vanité, c'était une joie naïve de se sentir admirée par moi. Je le savais bien avant qu'elle me le dit:
«Si vous les trouvez jolis, dites-moi que vous me permettrez toujours de vous regarder écrire! dit Dora; les trouvez-vous jolis?
— Très-jolis!
— Alors laissez-moi vous regarder écrire.
— J'ai peur que cela ne les embellisse pas, Dora.
— Mais si certainement! parce que voyez-vous, monsieur le savant, cela vous empêchera de m'oublier, pendant que vous êtes plongé dans vos méditations silencieuses. Est-ce que vous serez fâché si je vous dis quelque chose de bien niais, plus niais encore qu'à l'ordinaire?
— Voyons donc cette merveille?
— Laissez-moi vous donner vos plumes à mesure que vous en aurez besoin, me dit Dora. J'ai envie d'avoir quelque chose à faire pour vous pendant ces longues heures où vous êtes si occupé. Voulez- vous que je les prenne pour vous les donner?»
Le souvenir de sa joie charmante quand je lui dis oui me fait venir les larmes aux yeux. Lorsque je me remis à écrire le lendemain, elle était établie près de moi avec un gros paquet de plumes; cela se renouvela régulièrement chaque fois. Le plaisir qu'elle avait à s'associer ainsi à mon travail, et son ravissement chaque fois que j'avais besoin d'une plume, ce qui m'arrivait sans cesse, me donnèrent l'idée de lui donner une satisfaction plus grande encore. Je faisais semblant, de temps à autre, d'avoir besoin d'elle pour me copier une ou deux pages de mon manuscrit. Alors elle était dans toute sa gloire. Il fallait la voir se préparer pour cette grande entreprise, mettre son tablier, emprunter des chiffons à la cuisine pour essuyer sa plume, et le temps qu'elle y mettait, et le nombre de fois qu'elle en lisait des passages à Jip, comme s'il pouvait comprendre; puis enfin elle signait sa page comme si l'oeuvre fût restée incomplète sans le nom du copiste, et me l'apportait, toute joyeuse d'avoir achevé son devoir, en me jetant les bras autour du cou. Souvenir charmant pour moi, quand les autres n'y verraient que des enfantillages!
Peu de temps après, elle prit possession des clefs, qu'elle promenait par toute la maison dans un petit panier attaché à sa ceinture. En général, les armoires auxquelles elles appartenaient n'étaient pas fermées, et les clefs finirent par ne plus servir qu'à amuser Jip, mais Dora était contente, et cela me suffisait. Elle était convaincue que cette mesure devait produire le meilleur effet, et nous étions joyeux comme deux enfants qui font tenir ménage à leur poupée pour de rire.
C'est ainsi que se passait notre vie; Dora témoignait presque autant de tendresse à ma tante qu'à moi, et lui parlait souvent du temps où elle la regardait comme «une vieille grognon.» Jamais ma tante n'avait pris autant de peine pour personne. Elle faisait la cour à Jip, qui n'y répondait nullement; elle écoutait tous les jours Dora jouer de la guitare, elle qui n'aimait pas la musique; elle ne parlait jamais mal de notre série d'Incapables, et pourtant la tentation devait être bien grande pour elle; elle faisait à pied des courses énormes pour rapporter à Dora toutes sortes de petites choses dont elle avait envie, et chaque fois qu'elle nous arrivait par le jardin et que Dora n'était pas en bas, on l'entendait dire, au bas de l'escalier, d'une voix qui retentissait joyeusement par toute la maison:
«Mais où est donc Petite-Fleur?»
CHAPITRE XV.
M. Dick justifie la prédiction de ma tante.
Il y avait déjà quelque temps que j'avais quitté le docteur. Nous vivions dans son voisinage, je le voyais souvent, et deux ou trois fois nous avions été dîner ou prendre le thé chez lui. Le Vieux- Troupier était établi à demeure chez lui. Elle était toujours la même, avec les mêmes papillons immortels voltigeant toujours au- dessus de son bonnet.
Semblable à bien d'autres mères que j'ai connues durant ma vie, mistress Markleham tenait beaucoup plus à s'amuser que sa fille. Elle avait besoin de se divertir, et comme un rusé vieux troupier qu'elle était, elle voulait faire croire, en consultant ses propres inspirations, qu'elle s'immolait à son enfant. Cette excellente mère était donc toute disposée à favoriser le désir du docteur, qui voulait qu'Annie s'amusât, et elle exprimait tout haut son approbation de la sagacité de son gendre.
Je se doute pas qu'elle ne fit saigner la plaie du coeur du docteur sans le savoir, sans y mettre autre chose qu'un certain degré d'égoïsme et de frivolité qu'on rencontre parfois chez des personnes d'un âge mûr; elle le confirmait, je crois, dans la pensée qu'il en imposait à la jeunesse de sa femme, et qu'il n'y avait point entre eux de sympathie naturelle, à force de le féliciter de chercher à adoucir à Annie le fardeau de la vie.
«Mon cher ami, lui disait-elle un jour en ma présence, vous savez bien, sans doute, que c'est un peu triste pour Annie d'être toujours enfermée ici.»
Le docteur fit un bienveillant signe de tête.
«Quand elle aura l'âge de sa mère, dit mistress Markleham en agitant son éventail, ce sera une autre affaire. Vous pourriez me mettre dans un cachot, pourvu que j'eusse bonne compagnie et que je pusse faire mon rubber, jamais je ne demanderais à sortir. Mais je ne suis pas Annie, vous savez, et Annie n'est pas sa mère.
— Certainement, certainement, dit le docteur.
— Vous êtes le meilleur homme du monde. Non, je vous demande bien pardon, continua-t-elle en voyant le docteur faire un geste négatif, il faut que je le dise devant vous, comme je le dis toujours derrière votre dos, vous êtes le meilleur homme du monde; mais naturellement, vous ne pouvez pas, n'est-il pas vrai, avoir les mêmes goûts et les mêmes soins qu'Annie?
— Non! dit le docteur d'une voix attristée.
— Non, c'est tout naturel, reprit le Vieux-Troupier. Voyez, par exemple, votre Dictionnaire! Quelle chose utile qu'un dictionnaire! quelle chose indispensable! le sens des mots! Sans le docteur Johnson, ou des gens comme ça, qui sait si, à l'heure qu'il est, nous ne donnerions pas à un fer à repasser le nom d'un manche à balai. Mais nous ne pouvons demander à Annie de s'intéresser à un dictionnaire, quand il n'est pas même fini, n'est-il pas vrai?»
Le docteur secoua la tête.
«Et voilà pourquoi j'approuve tant vos attentions délicates, dit mistress Markleham, en lui donnant sur l'épaule un petit coup d'éventail. Cela prouve que vous n'êtes pas comme tant de vieillards qui voudraient trouver de vieilles têtes sur de jeunes épaules. Vous avez étudié le caractère d'Annie et vous le comprenez. C'est ce que je trouve en vous de charmant.»
Le docteur Strong semblait, en dépit de son calme et de sa patience habituelle, ne supposer qu'avec peine tous ces compliments.
«Aussi, mon cher docteur, continua le Vieux-Troupier en lui donnant plusieurs petites tapes d'amitié, vous pouvez disposer de moi en tout temps. Sachez que je suis entièrement à votre service. Je suis prête à aller avec Annie au spectacle, aux concerts, à l'exposition, partout enfin; et vous verrez que je ne me plaindrai seulement pas de la fatigue, le devoir, mon cher docteur, le devoir avant tout!»
Elle tenait parole. Elle était de ces gens qui peuvent supporter une quantité de plaisirs, sans que jamais leur persévérance soit à bout. Jamais elle ne lisait le journal (et elle le lisait tous les jours pendant deux heures dans un bon fauteuil, à travers son lorgnon), sans y découvrir quelque chose à voir qui amuserait certainement Annie. En vain Annie protestait qu'elle était lasse de tout cela, sa mère lui répondait invariablement:
«Ma chère Annie, je vous croyais plus raisonnable, et je dois vous dire, mon amour, que c'est bien mal reconnaître la bonté du docteur Strong.»
Ce reproche lui était généralement adressé en présence du docteur, et il me semblait que c'était là principalement ce qui décidait Annie à céder. Elle se résignait presque toujours à aller partout où l'emmenait le Vieux-Troupier.
Il arrivait bien rarement que M. Maldon les accompagnât. Quelquefois elles engageaient ma tante et Dora à se joindre à elles; d'autres fois c'était Dora toute seule. Jadis j'aurais hésité à la laisser aller, mais, en réfléchissant à ce qui s'était passé le soir dans le cabinet du docteur, je n'avais plus la même défiance. Je croyais que le docteur avait raison, et je n'avais pas plus de soupçons que lui.
Quelquefois ma tante se grattait le nez, quand nous étions seuls, en me disant qu'elle n'y comprenait rien, qu'elle voudrait les voir plus heureux, et qu'elle ne croyait pas du tout que notre militaire amie (c'est ainsi qu'elle appelait toujours le Vieux- Troupier) contribuât à raccommoder les choses. Elle me disait encore que le premier acte du retour au bon sens de notre militaire amie, ce devrait être d'arracher tous ses papillons et d'en faire cadeau à quelque ramoneur pour se déguiser un jour de mascarade.
Mais c'était surtout sur M. Dick qu'elle comptait. Évidemment, cet homme avait une idée, disait-elle, et s'il pouvait seulement la serrer de près quelque jour, dans un coin de son cerveau, ce qui était pour lui la grande difficulté, il se distinguerait de quelque façon extraordinaire.
Ignorant qu'il était de cette prédiction, M. Dick restait toujours dans la même position vis-à-vis du docteur et de mistress Strong. Il semblait n'avancer ni reculer d'une semelle, immobile sur sa base comme un édifice solide, et j'avoue qu'en effet j'aurais été aussi étonné de lui voir faire un pas que de voir marcher une maison.
Mais un soir, quelques mois après notre mariage, M. Dick entr'ouvrit la porte de notre salon; j'étais seul à travailler (Dora et ma tante étant allées prendre le thé chez les deux petits serins), et il me dit avec une toux significative:
«Cela vous dérangerait, j'en ai peur, de causer un moment avec moi, Trotwood?
— Mais non, certainement, monsieur Dick; donnez-vous la peine d'entrer.
— Trotwood, me dit-il en appuyant son doigt sur son nez, après m'avoir donné une poignée de main, avant de m'asseoir je voudrais vous faire une observation. Vous connaissez votre tante?
— Un peu, répondis-je.
— C'est la femme du monde la plus remarquable, monsieur!»
Et après m'avoir fait cette communication qu'il lança comme un boulet de canon, M. Dick s'assit d'un air plus grave que de coutume et me regarda.
«Maintenant, mon enfant, ajouta-t-il, je vais vous faire une question.
— Vous pouvez m'en faire autant qu'il vous plaira.
— Que pensez-vous de moi, monsieur? me demanda-t-il en se croisant les bras.
— Que vous êtes mon bon et vieil ami.
— Merci, Trotwood, répondit M. Dick en riant et en me serrant la main avec une gaieté expansive. Mais ce n'est pas là ce que je veux dire, mon enfant, continua-t-il d'un ton plus grave: que pensez-vous de moi sous ce point de vue?» Et il se touchait le front.
Je ne savais comment répondre, mais il vint à mon aide.
«Que j'ai l'esprit faible, n'est-ce pas?
— Mais… lui dis-je d'un ton indécis, peut-être un peu.
— Précisément! cria M. Dick, qui semblait enchanté de ma réponse. C'est que, voyez-vous, monsieur Trotwood, quand ils ont retiré un peu du désordre qui était dans la tête de… vous savez bien qui… pour le mettre vous savez bien où, il y a eu…» Ici M. Dick fit faire à ses mains le moulinet plusieurs fois en les tournant autour l'une de l'autre, puis il les frappa l'une contre l'autre et recommença l'exercice du moulinet, pour exprimer une grande confusion. «Voilà ce qu'on m'a fait! Voilà!»
Je lui fis un signe d'approbation qu'il me rendit.
«En un mot, mon enfant, dit M. Dick, baissant tout d'un coup la voix, je suis un peu simple.»
J'allais nier le fait, mais il m'arrêta.
«Si, si! Elle prétend que non. Elle ne veut pas en entendre parler, mais cela est. Je le sais. Si je ne l'avais pas eue pour amie, monsieur, il y a bien des années qu'on m'aurait enfermé et que je mènerais la plus triste vie. Mais je le lui rendrai bien, n'ayez pas peur! Jamais je ne dépense ce que je gagne à faire des copies. Je le mets dans une tirelire. J'ai fait mon testament; je lui laisse tout! Elle sera riche, elle aura une noble existence.»
M. Dick tira son mouchoir et s'essuya les yeux. Mais il le replia soigneusement, le lissa entre ses deux mains, le mit dans sa poche, et parut du même coup faire disparaître ma tante.
«Vous êtes instruit, Trotwood, dit M. Dick. Vous êtes très- instruit. Vous savez combien le docteur est savant; vous savez l'honneur qu'il m'a toujours fait. La science ne l'a pas rendu fier. Il est humble, humble, plein de condescendance même pour le pauvre Dick, qui a l'esprit borné et qui ne sait rien. J'ai fait monter son nom sur un petit bout de papier le long de la corde du cerf-volant, il est arrivé jusqu'au ciel, parmi les alouettes. Le cerf-volant a été charmé de le recevoir, monsieur, et le ciel en est devenu plus brillant.»
Je l'enchantai en lui disant avec effusion que le docteur méritait tout notre respect et toute notre estime.
«Et sa belle femme est une étoile, dit M. Dick, une brillante étoile; je l'ai vue dans tout son éclat, monsieur. Mais (il rapprocha sa chaise et posa sa main sur mon genou) il y a des nuages, monsieur, il y a des nuages.»
Je répondis à la sollicitude qu'exprimait sa physionomie en donnant à la mienne la même expression et en secouant la tête.
«Quels nuages?» dit monsieur Dick.
Il me regardait d'un air si inquiet et il paraissait si désireux de savoir ce que c'était que ces nuages, que je pris la peine de lui répondre lentement et distinctement, comme si j'avais voulu expliquer quelque chose à un enfant:
«Il y a entre eux quelque malheureux sujet de division, répondis- je, quelque triste cause de désunion. C'est un secret. Peut-être est-ce une suite inévitable de la différence d'âge qui existe entre eux. Peut-être cela tient à la chose du monde la plus insignifiante.»
M. Dick accompagnait chacune de mes phrases d'un signe d'attention; il s'arrêta quand j'eus fini, et resta à réfléchir, les yeux fixés sur moi et la main sur mon genou.
«Le docteur n'est pas fâché contre elle, Trotwood? dit-il au bout d'un moment.
— Non. Il l'aime tendrement.
— Alors, je sais ce que c'est, mon enfant, dit M. Dick.»
Dans un accès de joie soudaine, il me tapa sur le genou et se renversa dans sa chaise, les sourcils relevés tout en haut de son front; je le crus tout à fait fou. Mais il reprit bientôt sa gravité, et, se penchant en avant, il me dit, après avoir tiré son mouchoir d'un air respectueux, comme s'il lui représentait réellement ma tante:
«C'est la femme du monde la plus extraordinaire, Trotwood. Pourquoi n'a-t-elle rien fait pour remettre l'ordre dans cette maison?
— C'est un sujet trop délicat et trop difficile pour qu'elle puisse s'en mêler, répondis-je.
— Et vous qui êtes si instruit, dit M. Dick en me touchant du bout du doigt, pourquoi n'avez-vous rien fait?
— Par la même raison, répondis-je encore.
— Alors j'y suis, mon enfant» repartit M. Dick. Et il se redressa devant moi d'un air encore plus triomphant, en hochant la tête et en se frappant la poitrine à coups redoublés; on aurait dit qu'il avait juré de s'arracher l'âme du corps.
«Un pauvre homme légèrement timbré, dit M. Dick, un idiot, un esprit faible, c'est de moi que je parle, vous savez, peut faire ce que ne peuvent tenter les gens les plus distingués du monde. Je les raccommoderai, mon enfant: j'essayerai, moi; ils ne m'en voudront pas. Ils ne me trouveront pas indiscret. Ils se moquent bien de ce que je puis dire, moi; quand j'aurais tort, je ne suis que Dick. Qui est-ce qui fait attention à Dick? Dick, ce n'est personne. Peuh!» Et il souffla, par mépris de son chétif individu, comme s'il jetait une paille au vent.
Heureusement il avançait dans ses explications, car nous entendions la voiture s'arrêter à la porte du jardin. Dora et ma tante allaient rentrer.
«Pas un mot, mon enfant! continua-t-il à voix basse; laissez retomber tout cela sur Dick, sur ce benêt de Dick… ce fou de Dick! Voilà déjà quelque temps, monsieur, que j'y pensais; j'y suis maintenant. Après ce que vous m'avez dit, je le tiens, j'en suis sûr. Tout va bien!»
M. Dick ne prononça plus un mot sur ce sujet; mais pendant une demi-heure il me fit des signes télégraphiques, dont ma tante ne savait que penser, pour m'enjoindre de garder le plus profond secret.
À ma grande surprise, je n'entendis plus parler de rien pendant trois semaines, et pourtant je prenais un véritable intérêt au résultat de ses efforts; j'entrevoyais une lueur étrange de bon sens dans la conclusion à laquelle il était arrivé: quant à son bon coeur, je n'en avais jamais douté. Mais je finis par croire que, mobile et changeant comme il était, il avait oublié ou laissé là son projet.
Un soir que Dora n'avait pas envie de sortir, nous nous dirigeâmes, ma tante et moi, jusqu'à la petite maison du docteur. C'était en automne, il n'y avait pas de débats du Parlement pour me gâter la fraîche brise du soir, et l'odeur des feuilles sèches me rappelait celles que je foulais jadis aux pieds dans notre petit jardin de Blunderstone; le vent, en gémissant, semblait m'apporter encore une vague tristesse, comme autrefois.
Il commençait à faire nuit quand nous arrivâmes chez le docteur. Mistress Strong sortait du jardin, où M. Dick errait encore, tout en aidant le jardinier à planter quelques piquets. Le docteur avait une visite dans son cabinet, mais mistress Strong nous dit qu'il serait bientôt libre, et nous pria de l'attendre. Nous la suivîmes dans le salon, et nous nous assîmes dans l'obscurité, près de la fenêtre. Nous ne faisions point de cérémonie entre nous; nous vivions librement ensemble, comme de vieux amis et de bons voisins.
Nous n'étions là que depuis un moment, quand mistress Markleham, qui était toujours à faire des embarras à propos de tout, entra brusquement, son journal à la main, en disant d'une voix entrecoupée: «Bon Dieu, Annie, que ne me disiez-vous qu'il y avait quelqu'un dans le cabinet?
— Mais, ma chère maman, reprit-elle tranquillement, je ne pouvais pas deviner que vous eussiez envie de le savoir.
— Envie de le savoir! dit mistress Markleham en se laissant tomber sur le canapé. Jamais je n'ai été aussi émue.
— Vous êtes donc entrée dans le cabinet, maman? demanda Annie.
— Si je suis entrée dans le cabinet! ma chère, reprit-elle avec une nouvelle énergie. Oui, certainement! Et je suis tombée sur cet excellent homme: jugez de mon émotion, mademoiselle Trotwood, et vous aussi, monsieur David, juste au moment où il faisait son testament.»
Sa fille tourna vivement la tête.
«Juste au moment, ma chère Annie, où il faisait son testament, l'acte de ses volontés dernières, répéta mistress Markleham, en étendant le journal sur ses genoux comme une nappe. Quelle prévoyance et quelle affection! Il faut que je vous raconte comment ça se passait! Vraiment oui, il le faut, quand ce ne serait que pour rendre justice à ce mignon, car c'est un vrai mignon que le docteur! Peut-être savez-vous, miss Trotwood, que dans cette maison on a l'habitude de n'allumer les bougies que lorsqu'on s'est littéralement crevé les yeux à lire son journal; et aussi que ce n'est que dans le cabinet qu'on trouve un siège où l'on puisse lire, ce que j'appelle à son aise. C'est donc pour cela que je me rendais dans le cabinet, où j'avais aperçu de la lumière. J'ouvre la porte. Auprès de ce cher docteur je vois deux messieurs, vêtus de noir, évidemment des jurisconsultes; tous trois debout devant la table; le cher docteur avait la plume à la main, «C'est simplement pour exprimer, dit le docteur… Annie, mon amour, écoutez bien… C'est simplement pour exprimer toute la confiance que j'ai en mistress Strong que je lui laisse toute ma fortune, sans condition.» Un des messieurs répète: «Toute votre fortune, sans condition». Sur quoi, émue comme vous pensez que peut l'être une mère en pareille circonstance, je m'écrie: «Grands dieux! je vous demande bien pardon!» je trébuche sur le seuil de la porte et j'accours par le petit corridor sur lequel donne l'office.»
Mistress Strong ouvrit la fenêtre et sortit sur le balcon, où elle se tint appuyée contre la balustrade.
«Mais n'est-ce pas un spectacle qui fait du bien, miss Trotwood, et vous, monsieur David, dit mistress Markleham, de voir un homme de l'âge du docteur Strong avoir la force d'âme nécessaire pour faire pareille chose? Cela prouve combien j'avais raison. Lorsque le docteur Strong me fit une visite des plus flatteuses et me demanda la main d'Annie, je dis à ma fille: «Je ne doute pas, mon enfant, que le docteur Strong ne vous assure dans l'avenir bien plus encore qu'il ne promet de faire aujourd'hui.»
Ici on entendit sonner, et les visiteurs sortirent du cabinet du docteur.
«Voilà qui est fini probablement, dit le Vieux-Troupier après avoir prêté l'oreille; le cher homme a signé, cacheté, remis le testament, et il a l'esprit en repos; il en a bien le droit. Quel homme! Annie, mon amour, je vais lire mon journal dans le cabinet, car je ne sais pas me passer des nouvelles du jour. Miss Trotwood, et vous, monsieur David, venez voir le docteur, je vous prie.»
J'aperçus M. Dick debout dans l'ombre, fermant son canif lorsque nous suivîmes mistress Markleham dans le cabinet et ma tante qui se grattait violemment le nez, comme pour faire un peu diversion à sa fureur contre notre militaire amie; mais ce que je ne saurais dire, je l'ai oublié sans doute, c'est qui est-ce qui entra le premier dans le cabinet, ou comment mistress Markleham se trouva en un moment installée dans son fauteuil. Je ne saurais dire non plus comment il se fit que nous nous trouvâmes, ma tante et moi, près de la porte; peut-être ses yeux furent-ils plus prompts que les miens et me retint-elle exprès, je n'en sais rien. Mais ce que je sais bien c'est que nous vîmes le docteur avant qu'il nous eut aperçus; il était au milieu des gros livres qu'il aimait tant, la tête tranquillement appuyée sur sa main. Au même instant, nous vîmes entrer mistress Strong, pâle et tremblante. M. Dick la soutenait. Il posa la main sur le bras du docteur qui releva la tête d'un air distrait. Alors Annie tomba à genoux à ses pieds, et les mains jointes, d'un air suppliant, elle fixa sur lui un regard que je n'ai jamais oublié. À ce spectacle, mistress Markleham laissa tomber son journal, avec une expression d'étonnement tel qu'on aurait pu prendre sa figure pour la mettre à la proue, en tête de quelque navire nommé la Surprise.
Mais quant à la douceur que montra le docteur dans son étonnement, quant à la dignité de sa femme dans son attitude suppliante, à l'émotion touchante de M. Dick, au sérieux dont ma tante se répétait à elle-même: «Cet homme-là, fou!» car elle triomphait en ce moment de la position misérable dont elle l'avait tiré, je vois, j'entends tout cela bien plus que je ne me le rappelle au moment même où je le raconte.
«Docteur! dit M. Dick, qu'est-ce que c'est donc que ça? Regardez à vos pieds!»
— Annie! cria le docteur, relevez-vous, ma femme chérie.
— Non! dit-elle. Je vous supplie tous de ne pas quitter la chambre. Ô mon mari, mon père, rompons enfin ce long silence. Sachons enfin l'un et l'autre ce qu'il peut y avoir entre nous!»
Mistress Markleham avait retrouvé la parole, et, pleine d'orgueil pour sa famille et d'indignation maternelle, elle s'écriait:
«Annie, levez-vous à l'instant, et ne faites pas honte à tous vos amis en vous humiliant ainsi, si vous ne voulez pas que je devienne folle à l'instant.
— Maman, répondit Annie, veuillez ne pas m'interrompez, c'est à mon mari que je m'adresse; je ne vois que lui ici: il est tout pour moi.
— C'est-à-dire, s'écria mistress Markleham, que je ne suis rien! Il faut que cette enfant ait perdu la tête! Soyez assez bons pour me procurer un verre d'eau!»
J'étais trop occupé du docteur et de sa femme pour obéir à cette prière, et comme personne n'y fit la moindre attention, mistress Markleham fut forcée de continuer à soupirer, à s'éventer et à ouvrir de grands yeux.
«Annie! dit le docteur en la prenant doucement dans ses bras, ma bien-aimée! S'il est survenu dans notre vie un changement inévitable, vous n'en êtes pas coupable. C'est ma faute, à moi seul. Mon affection, mon admiration, mon respect pour vous n'ont pas changé. Je désire vous rendre heureuse. Je vous aime et je vous estime. Levez-vous, Annie, je vous en prie!»
Mais elle ne se releva pas. Elle le regarda un moment, puis, se serrant encore plus contre lui, elle posa son bras sur les genoux de son mari, et y appuyant sa tête, elle dit:
«Si j'ai ici un ami qui puisse dire un mot à ce sujet, pour mon mari ou pour moi; si j'ai ici un ami qui puisse faire entendre un soupçon que mon coeur m'a parfois murmuré; si j'ai ici un ami qui respecte mon mari ou qui m'aime; si cet ami sait quelque chose qui puisse nous venir en aide, je le conjure de parler.»
Il y eut un profond silence. Après quelques instants d'une pénible hésitation, je me décidai enfin:
«Mistress Strong, dis-je, je sais quelque chose que le docteur Strong m'avait ordonné de taire; j'ai gardé le silence jusqu'à ce jour. Mais je crois que le moment est venu où ce serait une fausse délicatesse que de continuer à le cacher; votre appel me relève de ma promesse.»
Elle tourna les yeux vers moi, et je vis que j'avais raison. Je n'aurais pu résister à ce regard suppliant, lors même que ma confiance n'aurait pas été si inébranlable.
«Notre paix à venir, dit-elle, est peut-être entre vos mains. J'ai la certitude que vous ne tairez rien; je sais d'avance que ni vous, ni personne au monde ne pourrez jamais rien dire qui nuise au noble coeur de mon mari. Quoi que vous ayez à dire qui me touche, parlez hardiment. Je parlerai tout à l'heure à mon tour devant lui, comme plus tard devant Dieu?»
Je ne demandai pas au docteur son autorisation, et je me mis à raconter ce qui s'était passé un soir dans cette même chambre, en me permettant seulement d'adoucir un peu les grossières expressions d'Uriah Heep. Impossible de peindre les yeux effarés de mistress Markleham durant tout mon récit, ni les interjections aiguës qu'elle faisait entendre.
Quand j'eus fini, Annie resta encore un moment silencieuse, la tête baissée comme je l'ai dépeinte, puis elle prit la main du docteur, qui n'avait pas changé d'attitude depuis que nous étions entrés dans la chambre, la pressa contre son coeur et la baisa. M. Dick la releva doucement, et elle resta immobile appuyée sur lui, les yeux fixés sur son mari.
«Je vais mettre à nu devant vous, dit-elle d'une voix modeste, soumise et tendre, tout ce qui a rempli mon coeur depuis mon mariage. Je ne saurais vivre en paix, maintenant que je sais tout, s'il restait la moindre obscurité sur ce point.
— Non, Annie, dit le docteur doucement, je n'ai jamais douté de vous, mon enfant. Ce n'est pas nécessaire, ma chérie, ce n'est vraiment pas nécessaire.
— Il est nécessaire, répondit-elle, que j'ouvre mon coeur devant vous qui êtes la vérité et la générosité mêmes, devant vous que j'ai aimé et respecté toujours davantage depuis que je vous ai connu, Dieu m'en est témoin!
— Réellement, dit mistress Markleham, si j'ai le moindre bon sens…
— (Mais vous n'en avez pas l'ombre, vieille folle! murmura ma tante avec indignation.)
— … Il doit m'être permis de dire qu'il est inutile d'entrer dans tous ces détails.
— Mon mari peut seul en être juge, dit Annie, sans cesser un instant de regarder le docteur, et il veut bien m'entendre. Maman, si je dis quelque chose qui vous fasse de la peine, pardonnez-le- moi. J'ai bien souffert moi-même, souvent et longtemps.
— Sur ma parole! marmotta mistress Markleham.
— Quand j'étais très-jeune, dit Annie, une petite, petite fille, mes premières notions sur toute chose m'ont été données par un ami et un maître bien patient. L'ami de mon père qui était mort, m'a toujours été cher. Je ne me souviens pas d'avoir rien appris que son souvenir n'y soit mêlé. C'est lui qui a mis dans mon âme ses premiers trésors, il les avait gravés de son sceau; enseignés par d'autres, j'en aurais reçu, je crois, une moins salutaire influence.
— Elle compte sa mère absolument pour rien! s'écria mistress
Markleham.
— Non, maman, dit Annie; mais lui, je le mets à sa place. Il le faut. À mesure que je grandissais, il restait toujours le même pour moi. J'étais fière de son intérêt, je lui étais profondément, sincèrement attachée. Je le regardais comme un père, comme un guide dont les éloges m'étaient plus précieux que tout autre éloge au monde, comme quelqu'un auquel je me serais fiée, lors même que j'aurais douté du monde entier. Vous savez, maman, combien j'étais jeune et inexpérimentée, quand tout d'un coup vous me l'avez présenté comme mon mari.
— J'ai déjà dit ça plus de cinquante fois à tous ceux qui sont ici, dit mistress Markleham.
— (Alors, pour l'amour de Dieu, taisez-vous, et qu'il n'en soit plus question, murmura ma tante.)
— C'était pour moi un si grand changement, une si grande perte, à ce qu'il me semblait, dit Annie toujours du même ton, que d'abord je fus agitée et malheureuse. Je n'étais encore qu'une petite fille, et je crois que je fus un peu attristée de songer au changement subit qu'allait faire mon mariage dans la nature des sentiments que je lui avais portés jusqu'alors. Mais puisque rien ne pouvait plus désormais le laisser tel à mes yeux que je l'avais toujours connu, quand je n'étais que son écolière, je me sentis fière de ce qu'il me jugeait digne de lui: je l'épousai.
— Dans l'église Saint-Alphage, à Canterbury, fit remarquer mistress Markleham.
— (Que le diable emporte cette femme! dit ma tante; elle ne veut donc pas rester tranquille?)
— Je ne songeai pas un moment, continua Annie en rougissant, aux biens de ce monde que mon mari possédait. Mon jeune coeur ne s'occupait pas d'un pareil souci. Maman, pardonnez-moi si je dis que c'est vous qui me fîtes la première entrevoir la pensée qu'il y avait des gens dans le monde qui pourraient être assez injustes envers lui et envers moi pour se permettre ce cruel soupçon.
— Moi? cria mistress Markleham.
— (Ah! certainement, que c'est vous, remarqua ma tante; et cette fois, vous aurez beau jouer de l'éventail, vous ne pouvez pas le nier, ma militaire amie!)
— Ce fut le premier malheur de ma nouvelle vie, dit Annie. Ce fut la première source de tous mes chagrins. Ils ont été si nombreux depuis quelque temps, que je ne saurais les compter, mais non pas, ô mon généreux ami, non pas pour la raison que vous supposez; car il n'y a pas dans mon coeur une pensée, un souvenir, une espérance qui ne se rattachent à vous!»
Elle leva les yeux au ciel, et, les mains jointes, elle ressemblait, dans sa noble beauté, à un esprit bienheureux. Le docteur, à partir de ce moment, la contempla fixement en silence, et les yeux d'Annie soutinrent fixement ses regards.
«Je ne reproche pas à maman de vous avoir jamais rien demandé pour elle-même. Ses intentions ont toujours été irréprochables, je le sais, mais je ne puis dire tout ce que j'ai souffert lorsque j'ai vu les appels indirects qu'on vous faisait en mon nom, le trafic qu'on a fait de mon nom près de vous, lorsque j'ai été témoin de votre générosité, et du chagrin qu'en ressentait M. Wickfield, qui avait tant de sollicitude pour vos légitimes intérêts. Comment vous dire ce que j'éprouvai la première fois que je me suis vue exposée à l'odieux soupçon de vous avoir vendu mon amour, à vous, l'homme du monde que j'estimais le plus! Tout cela m'a accablée sous le poids d'une honte imméritée dont je vous infligeais votre part. Oh! non, personne ne peut savoir tout ce que j'ai souffert: maman pas plus qu'une autre. Songez à ce que c'est que d'avoir toujours sur le coeur cette crainte et cette angoisse, et de savoir pourtant, dans mon âme et conscience, que le jour de mon mariage n'avait fait que couronner l'amour et l'honneur de ma vie.
— Et voilà ce qu'on gagne, cria mistress Markleham en pleurs, à se dévouer pour ses enfants! Je voudrais être turque!
— (Ah! plût à Dieu, et que vous fussiez restée dans votre pays natal! dit ma tante.)
— C'est à ce moment que maman s'est tant occupée de mon cousin Maldon. J'avais eu, dit-elle à voix basse, mais sans la moindre hésitation, de l'amitié pour lui. Nous étions, dans notre enfance, des petits amoureux. Si les circonstances n'en avaient pas ordonné autrement, j'aurais peut-être fini par me persuader que je l'aimais réellement; je l'aurais peut-être épousé pour mon malheur. Il n'y a pas de mariage plus mal assorti que celui où il y a si peu de rapports d'idées et de caractère.»
Je réfléchissais sur ces paroles, tout en continuant d'écouter attentivement, comme si elles avaient un intérêt particulier, ou quelque application secrète que je ne pouvais deviner encore: «Il n'y a pas de mariage plus mal assorti que celui où il y a si peu de rapports d'idées et de caractère.»
«Nous n'avons rien de commun, dit Annie; il y a longtemps que je m'en suis aperçue. Quand même je n'aurais pas d'autres raisons d'aimer avec reconnaissance mon mari, moi qui en ai tant, je le remercierais de toute mon âme pour m'avoir sauvé du premier mouvement d'un coeur indiscipliné qui allait s'égarer.»
Elle se tenait immobile devant le docteur, sa voix vibrait d'une émotion qui me fit tressaillir, tout en restant parfaitement calme et ferme comme auparavant.
«Lorsqu'il sollicitait des marques de votre munificence, que vous lui dispensiez si généreusement, à cause de moi, je souffrais de l'apparence mercenaire qu'on donnait à ma tendresse; je trouvais qu'il eût été, pour lui, plus honorable de faire tout seul son chemin; je me disais que, si j'avais été à sa place, rien ne m'aurait coûté pour essayer d'y réussir. Mais enfin je lui pardonnais encore, jusqu'au soir où il nous dit adieu avant de partir pour l'Inde. C'est ce soir-là que j'eus la preuve que c'était un ingrat et un perfide; je m'aperçus aussi que M. Wickfield m'observait avec méfiance, et, pour la première fois, j'entrevis le cruel soupçon qui était venu assombrir ma vie.
— Un soupçon, Agnès! dit le docteur; non, non, non!
— Il n'existait pas dans votre coeur, mon mari, je le sais! répondit-elle. Et quand je vins, ce soir-là, vous trouver, pour verser à vos pieds cette coupe de tristesse et de honte, pour vous dire qu'il s'était trouvé sous votre toit, un homme de mon sang, que vous aviez comblé pour l'amour de moi, et que cet homme avait osé me dire des choses qu'il n'aurait jamais dû me faire entendre, lors même que j'aurais été ce qu'il croyait, une faible et mercenaire créature, mon coeur s'est soulevé à la pensée de souiller vos oreilles d'une telle infamie; mes lèvres se sont refusées à vous la faire entendre alors, comme depuis.»
Mistress Markleham se renversa dans son fauteuil avec un sourd gémissement, et se cacha derrière son éventail.
«Je n'ai jamais échangé un mot avec lui, depuis ce jour, qu'en votre présence, et seulement quand cela était nécessaire pour éviter une explication. Des années se sont passées depuis qu'il a su de moi quelle était ici sa situation. Le soin que vous mettiez à le faire avancer, la joie avec laquelle vous m'annonciez que vous aviez réussi, toute votre bonté à son égard, n'étaient pour moi qu'un redoublement de douleur, mon secret n'en devenait que plus pesant.»
Elle se laissa tomber doucement aux pieds du docteur, bien qu'il s'efforçât de l'en empêcher; et les yeux pleins de larmes, elle lui dit encore:
«Ne me parlez pas! laissez-moi encore vous dire quelque chose! Que j'aie eu tort ou raison, si j'avais à recommencer, je crois que je le ferais. Vous ne pouvez pas comprendre ce que c'était que de vous aimer, et de savoir que d'anciens souvenirs pouvaient faire croire le contraire; de savoir qu'on avait pu me supposer perfide, et d'être entourée d'apparences qui confirmaient un pareil soupçon. J'étais très-jeune, et je n'avais personne pour me conseiller; entre maman et moi, il y a toujours eu un abîme pour ce qui avait rapport à vous. Si je me suis repliée sur moi-même, si j'ai caché l'outrage que j'avais subi, c'est parce que je vous honorais de toute mon âme, parce que je souhaitais ardemment que vous pussiez m'honorer aussi.
— Annie, mon noble coeur! dit le docteur; mon enfant chérie!
— Un mot! encore un mot! Je me disais souvent que vous auriez pu épouser une femme qui ne vous aurait pas causé tant de peine et de soucis, une femme qui aurait mieux tenu sa place à votre foyer; je me disais que j'aurais mieux fait de rester votre élève, presque votre enfant; je me disais que je n'étais pas à la hauteur de votre sagesse, de votre science: c'était tout cela qui me faisait garder le silence; mais c'était parce que je vous honorais de toute mon âme, parce que j'espérais qu'un jour vous pourriez m'honorer aussi.
— Ce jour est venu depuis longtemps, Annie, dit le docteur; et il ne finira jamais.
— Encore un mot! J'avais résolu de porter seule mon fardeau, de ne jamais révéler à personne l'indignité de celui pour qui vous étiez si bon. Plus qu'un mot, ô le meilleur des amis! J'ai appris aujourd'hui la cause du changement que j'avais remarqué en vous, et dont j'ai tant souffert; tantôt, je l'attribuais à mes anciennes craintes, tantôt, j'étais sur le point de comprendre la vérité; enfin, un hasard m'a révélé, ce soir, toute l'étendue de votre confiance en moi, lors même que vous étiez dans l'erreur sur mon compte. Je n'espère pas que tout mon amour, ni tout mon respect puissent jamais me rendre digne de cette confiance inestimable; mais je puis au moins lever les yeux sur le noble visage de celui que j'ai vénéré comme un père, aimé comme un mari, respecté depuis les jours de mon enfance comme un ami; et déclarer solennellement que, jamais dans mes pensées les plus passagères, je ne vous ai fait tort, que je n'ai jamais varié dans l'amour et la fidélité que je vous dois!»
Elle avait jeté ses bras autour du cou du docteur: la tête du vieillard reposait sur celle de sa femme, ses cheveux gris se mêlaient aux tresses brunes d'Annie.
«Gardez-moi, pressée contre votre coeur, mon mari! ne me repoussez jamais loin de vous! ne songez pas, ne dites pas qu'il y a trop de distance entre nous; mes imperfections seules nous séparent, je le sais mieux tous les jours et je vous en aine toujours davantage. Oh! recueillez-moi sur votre coeur, mon mari, car mon amour est bâti sur le roc, et il durera éternellement.»
Il y eut un long silence. Ma tante se leva gravement, s'approcha lentement de M. Dick, et l'embrassa sur les deux joues. Cela fut fort heureux pour lui, car il allait se compromettre; je voyais le moment où, dans l'excès de sa joie, en face de cette scène, il allait certainement se tenir sur une jambe et sauter à cloche- pied.
«Vous êtes un homme très-remarquable, Dick, lui dit ma tante d'un ton d'approbation très-décidé; et n'ayez pas l'air de me dire jamais le contraire, je le sais mieux que vous!»
Puis, ma tante le saisit par sa manche, me fit un signe, et nous nous glissâmes doucement, tous trois, hors de la chambre.
«Voilà qui calmera notre militaire amie, dit ma tante; cela va me procurer une bonne nuit, quand je n'aurais pas, d'ailleurs, d'autres sujets de satisfaction.
— Elle était bouleversée, j'en ai peur, dit M. Dick, d'un ton de grande commisération.
— Comment! avez-vous jamais vu un crocodile bouleversé? demanda ma tante.
— Je ne crois pas avoir jamais vu de crocodile du tout, reprit doucement M. Dick.
— Il n'y aurait jamais eu la moindre chose sans cette vieille folle, dit ma tante d'un ton pénétré. Si les mères pouvaient seulement laisser leurs filles tranquilles, quand elles sont une fois mariées, au lieu de faire tant de tapage de leur tendresse prétendue! Il semble que le seul secours qu'elles puissent rendre aux malheureuses jeunes femmes qu'elles ont mises au monde (Dieu sait si les infortunées avaient jamais témoigné le désir d'y venir!), ce soit de les en faire repartir le plus vite possible, à force de tourments! Mais à quoi pensez-vous donc, Trot?»
Je pensais à tout ce que je venais d'entendre. Quelques-unes des phrases dont on s'était servi me revenaient sans cesse à l'esprit: «Il n'y a pas de mariage plus mal assorti, que celui où il y a si peu de rapports d'idées et de caractère… Le premier mouvement d'un coeur indiscipliné!… Mon amour est bâti sur le roc.» Mais j'arrivais chez moi; les feuilles séchées craquaient sous mes pieds, et le vent d'automne sifflait.
CHAPITRE XVI.
Des nouvelles.
J'étais marié depuis un an environ, si j'en crois ma mémoire, assez mal sûre pour les dates, lorsqu'un soir que je revenais seul au logis, en songeant au livre que j'écrivais (car mon succès avait suivi le progrès de mon application, et je travaillais alors à mon premier roman), je passai devant la maison de mistress Steerforth. Cela m'était arrivé déjà plusieurs fois durant ma résidence dans le voisinage, quoique en général je préférasse de beaucoup prendre un autre chemin. Mais, comme cela m'obligeait à faire un long détour, je finissais par passer assez souvent par là.
Je n'avais jamais fait autre chose que de jeter sur cette maison un rapide coup d'oeil: elle avait l'air sombre et triste; les grands appartements ne donnaient pas sur la route, et les fenêtres étroites, vieilles et massives, qui n'étaient jamais bien gaies à voir, semblaient surtout lugubres lorsqu'elles étaient fermées, avec tous les stores baissés. Il y avait une allée couverte à travers une petite cour pavée, aboutissant à une porte d'entrée qui ne servait jamais, avec une fenêtre cintrée, celle de l'escalier, en harmonie avec le reste, et, quoique ce fût la seule qui ne fût pas ombragée au dedans par un store, elle ne laissait pas d'avoir l'air aussi triste et aussi abandonné que les autres. Je ne me souviens pas d'avoir jamais vu une lumière dans la maison. Si j'avais passé par là, comme tant d'autres, avec un coeur indifférent, j'aurais probablement supposé que le propriétaire de cette résidence y était mort sans laisser d'enfants. Si j'avais eu le bonheur de ne rien savoir qui m'intéressât à cet endroit, et que je l'eusse vu toujours le même dans son immobilité, mon imagination aurait probablement bâti à ce sujet les plus ingénieuses suppositions.
Malgré tout, je cherchais à y penser le moins possible. Mais mon esprit ne pouvait passer devant comme mon corps sans s'y arrêter, et je ne pouvais me soustraire aux pensées qui venaient m'assaillir en foule. Ce soir là, en particulier, tout en poursuivant mon chemin, j'évoquais sans le vouloir les ombres de mes souvenirs d'enfance, des rêves plus récents, des espérances vagues, des chagrins trop réels et trop profonds; il y avait dans mon âme un mélange de réalité et d'imagination qui, se confondant avec le plan du sujet dont je venais d'occuper mon esprit, donnait à mes idées un tour singulièrement romanesque. Je méditais donc tristement en marchant, quand une voix tout près de moi me fit soudainement tressaillir.
De plus, c'était une voix de femme, et je reconnus bientôt la petite servante de mistress Steerforth, celle qui jadis portait un bonnet à rubans bleus. Elle les avait ôtés, probablement pour mieux s'accommoder à l'apparence lamentable de la maison, et n'avait plus qu'un ou deux noeuds désolés d'un brun modeste.
«Voulez-vous avoir la bonté, monsieur, de venir parler à miss
Dartle?
— Miss Dartle me fait-elle demander?
— Non, monsieur, pas ce soir, mais c'est tout de même. Miss Dartle vous a vu passer il y a un jour ou deux, et elle m'a dit de m'asseoir sur l'escalier pour travailler, et de vous prier de venir lui parler, la première fois que je vous verrais passer.»
Je la suivis, et je lui demandai, en chemin, comment allait mistress Steerforth; elle me répondit qu'elle était toujours souffrante, et sortait peu de sa chambre.
Lorsque nous arrivâmes à la maison, on me conduisit dans le jardin, où se trouvait miss Dartle. Je m'avançai seul vers elle. Elle était assise sur un banc, au bout d'une espèce de terrasse, d'où l'on apercevait Londres. La soirée était sombre, une lueur rougeâtre éclairait seule l'horizon, et la grande ville qu'on entrevoyait dans le lointain, à l'aide de cette clarté sinistre, me semblait une compagnie appropriée au souvenir de cette femme ardente et fière.
Elle me vit approcher, et se leva pour me recevoir. Je la trouvai plus pâle et plus maigre encore qu'à notre dernière entrevue; ses yeux étaient plus étincelants, sa cicatrice plus visible.
Nous nous saluâmes froidement. La dernière fois que je l'avais vue, nous nous étions quittés après une scène assez violente, et il y avait, dans toute sa personne, un air de dédain qu'elle ne se donnait pas la peine de dissimuler.
«On me dit que vous désirez me parler, miss Dartle, lui dis-je, en me tenant d'abord près d'elle, la main appuyée sur le dossier du banc.
— Oui, dit-elle. Faites-moi le plaisir de me dire si on a retrouvé cette fille?
— Non.
— Et pourtant elle s'est sauvée?»
Je voyais ses lèvres minces se contracter en me parlant, comme si elle mourait d'envie d'accabler Émilie de reproches.
«Sauvée? répétai-je.
— Oui! elle l'a laissé! dit-elle en riant; si on ne l'a pas retrouvée maintenant, peut-être qu'on ne la retrouvera jamais. Elle est peut-être morte!»
Jamais je n'ai vu, sur aucun autre visage, une pareille expression de cruauté triomphante.
«La mort serait peut-être le plus grand bonheur que pût lui souhaiter une femme, lui dis-je; je suis bien aise de voir que le temps vous ait rendue si indulgente, miss Dartle.»
Elle ne daigna pas me répondre, et se tourna vers moi avec un sourire méprisant.
«Les amis de cette excellente et vertueuse personne sont vos amis; vous êtes leur champion, et vous défendez leurs droits. Voulez- vous que je vous dise tout ce qu'on sait d'elle?
— Oui,» répondis-je.
Elle se leva avec un sourire méchant, et s'avança vers une haie de houx qui était tout près, et qui séparait la pelouse du potager, puis elle se mit à crier: «Venez ici!» comme si elle appelait quelque animal immonde.
«J'espère que vous ne vous permettrez aucun acte de vengeance ou de représailles en ce lieu, monsieur Copperfield?» dit-elle en me regardant toujours avec la même expression.
Je m'inclinai sans comprendre ce qu'elle voulait dire, et elle répéta une seconde fois: «Venez ici!» Alors je vis apparaître le respectable M. Littimer, qui, toujours aussi respectable, me fit un profond salut, et se plaça derrière elle. Miss Dartle s'étendit sur le banc, et me regarda d'un air de triomphe et de malice, dans lequel il y avait pourtant, chose bizarre, quelque grâce féminine, quelque attrait singulier; elle avait l'air de ces cruelles princesses qu'on ne trouve que dans les contes de fées.
«Et maintenant, lui dit-elle d'un ton impérieux, sans même le regarder, et en passant sa main sur sa cicatrice, peut-être, en cet instant, avec plus de plaisir que de peine; dites à M. Copperfield tout ce que vous savez sur la fuite.
— M. James et moi, madame…
— Ne vous adressez pas à moi, dit-elle en fronçant le sourcil.
— M. James et moi, monsieur…
— Ni à moi, je vous prie, dis-je.»
M. Littimer, sans paraître le moins du monde déconcerté s'inclina légèrement, comme pour faire entendre que tout ce qui nous plairait lui était également agréable, et il reprit:
«M. James et moi, nous avons voyagé avec cette jeune femme depuis le jour où elle a quitté Yarmouth, sous la protection de M. James. Nous avons été dans une multitude d'endroits, et nous avons vu beaucoup de pays; nous avons été en France, en Suisse, en Italie, enfin presque partout.»
Il fixait ses yeux sur le dossier du banc, comme si c'était à lui qu'il fût réduit à s'adresser, et y promenait doucement ses doigts, comme s'il jouait sur un piano muet.
«M. James s'était beaucoup attaché à cette jeune personne, et pendant longtemps il a mené une vie plus régulière que depuis que j'étais à son service. La jeune femme avait fait de grands progrès, elle parlait les langues des pays où nous nous étions établis. Ce n'était plus du tout la petite paysanne d'autrefois. J'ai remarqué qu'on l'admirait beaucoup partout où nous allions.»
Miss Dartle porta la main à son côté. Je le vis jeter un regard sur elle, et sourire à demi.
«On l'admirait vraiment beaucoup; peut-être son costume, peut-être l'effet du soleil et du grand air sur son teint, peut-être les soins dont elle était l'objet; que ce fût ceci ou cela, le fait est que sa personne avait un charme qui attirait l'attention générale.»
Il s'arrêta un moment. Les yeux de miss Dartle erraient, sans repos, d'un point de l'horizon à l'autre; elle se mordait convulsivement les lèvres.
M. Littimer joignit les mains, se plaça en équilibre sur une seule jambe, et les yeux baissés, il avança sa respectable tête puis il continua:
«La jeune femme vécut ainsi pendant quelque temps, avec un peu d'abattement par intervalles, jusqu'à ce qu'enfin, elle commença à fatiguer M. James de ses gémissements et de ses scènes répétées. Cela n'allait plus si bien; M. James commençait à se déranger comme autrefois. Plus il se dérangeait, plus elle devenait triste, et je peux bien dire que je n'étais pas à mon aise entre eux deux. Cependant ils se raccommodèrent bien des fois, et cela, véritablement, a duré plus longtemps qu'on n'aurait pu s'y attendre.»
Miss Dartle ramena sur moi ses regards avec la même expression victorieuse. M. Littimer toussa une ou deux fois pour s'éclaircir la voix, changea de jambe, et reprit:
«À la fin, après beaucoup de reproches et de larmes de la jeune femme, M. James partit un matin (nous occupions une villa dans le voisinage de Naples, parce qu'elle aimait beaucoup la mer), et sous prétexte de faire une longue absence, il me chargea de lui annoncer que, dans l'intérêt de tout le monde, il était… Ici M. Littimer toussa de nouveau, … il était parti. Mais M. James, je dois le dire, s'était conduit de la façon la plus honorable; car il proposait à la jeune femme de lui faire épouser un homme très-respectable, qui était tout prêt à passer l'éponge sur le passé, et qui valait bien tous ceux auxquels elle aurait pu prétendre par une voie régulière, car elle était d'une famille très-vulgaire.»
Il changea de nouveau de jambe, et passa sa langue sur ses lèvres. J'étais convaincu que c'était de lui que ce scélérat voulait parler, et je voyais que miss Dartle partageait mon opinion.
«J'étais également chargé de cette communication; je ne demandais pas mieux que de faire tout au monde pour tirer M. James d'embarras, et pour rétablir la bonne entente entre lui et une excellente mère, qu'il a fait tant souffrir; voilà pourquoi je me suis chargé de cette commission. La violence de la jeune femme, lorsqu'elle apprit son départ, dépassa tout ce qu'on pouvait attendre; elle était folle, et si on n'avait pas employé la force, elle se serait poignardée ou jetée dans la mer, ou bien elle se serait cassé la tête contre les murs.»
Miss Dartle se renversait sur son banc, avec une expression de joie, comme si elle eût voulu mieux savourer les termes dont se servait ce misérable.
«Mais c'est, lorsque j'en vins au second point, dit M. Littimer avec une certaine gêne, que la jeune femme se montra sous son véritable jour. On devait croire qu'elle aurait au moins senti toute la généreuse bonté de l'intention; mais jamais je n'ai vu une pareille fureur. Sa conduite dépassa tout ce qu'on peut en dire. Une bûche, un caillou, auraient montré plus de reconnaissance, plus de coeur, plus de patience, plus de raison. Si je n'avais pas été sur mes gardes, je suis convaincu qu'elle aurait attenté à ma vie.
— Je l'en estime davantage,» dis-je avec indignation.
M. Littimer pencha la tête comme pour dire: «Vraiment, monsieur! vous êtes si jeune!» Puis il reprit son récit.
«En un mot, on fut obligé pendant quelque temps de ne pas lui laisser sous la main tous les objets avec lesquels elle aurait pu se faire mal, ou faire mal aux autres, et de la tenir enfermée. Mais, malgré tout, elle sortit une nuit, brisa les volets d'une croisée que j'avais moi-même fermée avec des clous, se laissa glisser le long d'une vigne, et jamais, que je sache, on n'a plus entendu reparler d'elle.
— Elle est peut-être morte! dit miss Dartle avec un sourire, comme si elle eût voulu pousser du pied le cadavre de la malheureuse fille.
— Elle s'est peut-être noyée, mademoiselle, reprit M. Littimer, trop heureux de pouvoir s'adresser à quelqu'un. C'est très- possible. Ou bien, elle a peut-être reçu quelque assistance des bateliers ou de leurs femmes. Elle aimait beaucoup la mauvaise compagnie, miss Dartle, et elle allait s'asseoir près de leurs bateaux, sur la plage, pour causer avec eux. Je l'ai vue faire ça des jours entiers, quand M. James était absent. Et un jour M. James a été très-mécontent d'apprendre qu'elle avait dit aux enfants, qu'elle aussi était la fille d'un batelier, et que jadis, dans son pays, elle courait comme eux sur la plage.»
Oh, Émilie! pauvre fille! Quel tableau se présenta à mon imagination! Je la voyais assise sur le lointain rivage, au milieu d'enfants qui lui rappelaient les jours de son innocence, écoutant ces petites voix qui lui parlaient d'amour maternel, des pures et douces joies qu'elle aurait connues, si elle était devenue la femme d'un honnête matelot; ou bien prêtant l'oreille à la voix solennelle de l'Océan, qui murmure éternellement: «Plus jamais!»
«Quand il a été évident qu'il n'y avait plus rien à faire, miss
Dartle…
— Ne vous ai-je pas dit de ne pas me parler? répondit-elle avec une dureté méprisante.
— C'est que vous m'aviez parlé, mademoiselle, répondit-il! Je vous demande pardon; je sais bien que mon devoir est d'obéir.
— En ce cas, faites votre devoir, répondit-elle. Finissez votre histoire, et allez-vous-en.
— Quand il a été évident, dit-il du ton le plus respectable et en faisant un profond salut, qu'on ne la retrouvait nulle part, j'allai rejoindre M. James à l'endroit où il avait été convenu que je devais lui écrire, et je l'informai de ce qui s'était passé. Il y eut une discussion entre nous, et je crus me devoir à moi-même de le quitter. Je pouvais supporter, et j'avais supporté bien des choses; mais M. James avait poussé l'insulte jusqu'à me frapper: c'était trop fort. Sachant donc le malheureux dissentiment qui existait entre sa mère et lui, et l'angoisse où elle devait être, je pris la liberté de revenir en Angleterre, pour lui conter…
— Ne l'écoutez pas; je l'ai payé pour cela, me dit miss Dartle.
— Précisément, madame… pour lui conter ce que je savais. Je ne crois pas, dit M. Littimer, après un moment de réflexion, avoir autre chose à dire. Je suis maintenant sans emploi, et je serais heureux de trouver quelque part une situation respectable.»
Miss Dartle me regarda, comme pour me demander si je n'avais pas quelque question à faire. Il m'en était venu une à l'esprit, et je répondis:
«Je voudrais demander à… cet individu (il me fut impossible de prononcer un mot plus poli), si on n'a pas intercepté une lettre écrite à cette malheureuse fille par ses parents, ou s'il suppose qu'elle l'ait reçue.»
Il resta calme et silencieux, les yeux fixés sur le sol, et le bout des doigts de sa main gauche délicatement arc-boutés sur le bout des doigts de sa main droite.
Miss Dartle tourna vers lui la tête d'un air de dédain.
«Je vous demande pardon, mademoiselle; mais, malgré toute ma soumission pour vous, je connais ma position, bien que je ne sois qu'un domestique. M. Copperfield et vous, mademoiselle, ce n'est pas la même chose. Si M. Copperfield désire savoir quelque chose de moi, je prends la liberté de lui rappeler que, s'il veut une réponse, il peut m'adresser à moi-même ses questions. J'ai ma position à garder.»
Je fis un violent effort sur mon mépris, et, me tournant vers lui, je lui dis:
«Vous avez entendu ma question. Mettez, si vous voulez, que c'est à vous qu'elle s'adresse. Que me répondrez-vous?
— Monsieur, reprit-il en joignant et en écartant alternativement le bout de ses doigts, je ne peux pas répondre à la légère. Trahir la confiance de M. James vis-à-vis de sa mère, ou vis-à-vis de vous, c'est bien différent. Il n'était pas probable, je crois, que M. James voulût encourager une correspondance propre à redoubler l'abattement ou les reproches de mademoiselle; mais, monsieur, je désire ne pas aller plus loin.
— Est-ce tout?» me demanda miss Dartle.
Je répondis que je n'avais rien de plus à ajouter.
«Seulement, repris-je en le voyant s'éloigner, je comprends le rôle qu'a joué ce misérable dans toute cette coupable affaire, et je vais le faire savoir à celui qui a servi de père à Émilie depuis son enfance. Si j'ai un conseil à donner à ce drôle, c'est de ne pas trop se montrer en public.»
Il s'était arrêté en m'entendant parler, pour m'écouter avec son calme habituel.
«Merci, monsieur, mais permettez-moi de vous dire, monsieur, qu'il n'y a dans ce pays ni esclaves ni maîtres d'esclaves, et que personne ici n'a le droit de se faire justice lui-même; quand on s'avise de le faire, je crois qu'on n'en est pas le bon marchand. C'est pour vous dire, monsieur, que j'irai où bon me semblera.»
Il me salua poliment, en fit autant à miss Dartle, et sortit par le sentier qu'il avait pris en venant. Miss Dartle et moi nous nous regardâmes un moment sans mot dire; elle paraissait dans la même disposition d'esprit que lorsqu'elle avait fait paraître cet homme devant moi.
«Il dit de plus, remarqua-t-elle en serrant lentement les lèvres, que son maître voyage sur les côtes d'Espagne, et qu'il continuera probablement longtemps ses excursions maritimes. Mais cela ne vous intéresse pas. Il y a entre ces deux natures orgueilleuses, entre cette mère et ce fils, un abîme plus profond que jamais, et qui ne saurait se combler, car ils sont de la même race; le temps ne fait que les rendre plus obstinés et plus impérieux. Mais cela ne vous intéresse pas davantage. Voici ce que je voulais vous dire. Ce démon, dont vous faites un ange; cette basse créature qu'il a tirée de la boue, et elle tournait vers moi ses yeux noirs pleins de passion, elle vit peut-être encore. Ces viles créatures-là, ça a la vie dure. Si elle n'est pas morte, vous tiendrez certainement à retrouver cette perle précieuse pour l'enchâsser dans un écrin. Nous le désirons aussi, pour qu'il ne puisse jamais redevenir sa proie. Ainsi donc nous avons le même intérêt, et voilà pourquoi, moi qui voudrais lui faire tout le mal auquel peut être sensible une si méprisable créature, je vous ai prié de venir entendre ce que vous avez entendu.»
Je vis, au changement de son expression, que quelqu'un s'avançait derrière moi. C'était mistress Steerforth qui me tendit la main plus froidement que de coutume, et d'un air plus solennel encore qu'autrefois; mais pourtant je m'aperçus, non sans émotion, qu'elle ne pouvait oublier ma vieille amitié pour son fils. Elle était très-changée. Sa noble taille s'était courbée, de profondes rides sillonnaient son beau visage, et ses cheveux étaient presque blancs, mais elle était encore belle, et je retrouvais en elle les yeux étincelants et l'air imposant qui jadis faisaient l'admiration de mes rêves enfantins, à la pension.
«Monsieur Copperfield sait-il tout, Rosa?
— Oui.
— Il a vu Littimer?
— Oui; et je lui ai dit pourquoi vous en aviez exprimé le désir.
— Vous êtes une bonne fille. J'ai eu, depuis que je ne vous ai vu, quelques rapports avec votre ancien ami, monsieur, dit-elle en s'adressant à moi; mais il n'est pas encore revenu au sentiment de son devoir envers moi. Je n'ai d'autre objet en ceci que celui que Rosa vous a fait connaître. Si l'on peut en même temps consoler les peines du brave homme que vous m'avez amené, car je ne lui en veux pas, et c'est déjà beau de ma part, et sauver mon fils du danger de retomber dans les pièges de cette intrigante, à la bonne heure!»
Elle se redressa et s'assit en regardant droit devant elle, bien loin, bien loin.
«Madame, lui dis-je d'un ton respectueux, je comprends. Je vous assure que je n'ai nulle envie de vous attribuer d'autres motifs; mais je dois vous dire, moi qui ai connu depuis mon enfance cette malheureuse famille, que vous vous méprenez. Si vous vous imaginez que cette pauvre fille, indignement traitée, n'a pas été cruellement trompée, et qu'elle n'aimerait pas mille fois mieux mourir que d'accepter aujourd'hui un verre d'eau de la main de votre fils, vous faites là une terrible méprise.
— Chut, Rosa! chut! dit mistress Steerforth, qui vit que sa compagne allait répliquer: c'est inutile, n'en parlons plus. On me dit, monsieur, que vous êtes marié?»
Je répondis qu'en effet je m'étais marié l'année précédente.
«Et que vous réussissez? je vis si loin du monde que je ne sais que peu de chose; mais j'entends dire que vous commencez à devenir célèbre.
— J'ai eu beaucoup de bonheur, dis-je, et mon nom a déjà quelque réputation.
— Vous n'avez pas de mère? dit-elle d'une voix plus douce.
— Non.
— C'est dommage, reprit-elle, elle aurait été fière de vous.
Adieu.»
Je pris la main qu'elle me tendit avec une dignité mêlée de raideur; elle était aussi calme de visage que si son âme avait été en repos. Son orgueil était assez fort pour imposer silence aux battements mêmes de son coeur, et pour abaisser sur sa face le voile d'insensibilité menteuse à travers lequel elle regardait, du siège où elle était assise, tout droit devant elle, bien loin, bien loin.
En m'éloignant d'elles, le long de la terrasse, je ne pus m'empêcher de me retourner pour voir ces deux femmes dont les yeux restaient fixés sur l'horizon toujours plus sombre autour d'elles. Çà et là, on voyait scintiller quelques lueurs dans la lointaine cité, une clarté rougeâtre éclairait encore l'orient de ses reflets; mais il s'élevait dans la vallée un brouillard qui se répandait comme la mer au milieu des ténèbres, pour envelopper dans ses replis ces deux statues vivantes que je venais de quitter. Je ne pus y songer sans épouvante, car lorsque je les revis, une mer en furie s'était véritablement soulevée sous leurs pieds.
En réfléchissant à ce que je venais d'entendre, je crus devoir en faire part à M. Peggotty. Le lendemain soir j'allai à Londres pour le voir. Il errait sans cesse d'une ville à l'autre, toujours uniquement préoccupé de la même idée; mais il restait à Londres plus qu'ailleurs. Que de fois je l'ai vu au milieu des ombres de la nuit traverser les rues, pour découvrir parmi les rares ombres qui avaient l'air de chercher fortune à ces heures indues, ce qu'il redoutait de trouver!
Il avait loué une chambre au-dessus de la petite boutique du marchand de chandelles de Hungerford Market, dont j'ai déjà eu occasion de parler. C'était de là qu'il était parti la première fois, lorsqu'il entreprit son pieux pèlerinage. J'allai l'y chercher. On me dit qu'il n'était pas encore sorti, et que je le trouverais dans sa chambre.
Il était assis près d'une fenêtre où il cultivait quelques fleurs. La chambre était propre et bien rangée. Je vis en un clin d'oeil que tout était prêt pour la recevoir, et qu'il ne sortait jamais sans se dire que peut-être il la ramènerait là le soir. Il ne m'avait pas entendu frapper à la porte, et il ne leva les yeux que quand je posai la main sur son épaule.
«Maître Davy! merci, monsieur; merci mille fois de votre visite!
Asseyez-vous. Soyez le bienvenu, monsieur.
— Monsieur Peggotty, lui dis-je en prenant la chaise qu'il m'offrait, je ne voudrais pas vous donner trop d'espoir, mais j'ai appris quelque chose.
— Sur Émilie?»
Il posa sa main sur sa bouche avec une agitation fiévreuse, et, les yeux fixés sur moi, il devint d'une pâleur mortelle.
«Cela ne vous donne aucun indice sur l'endroit où elle se trouve, mais enfin elle n'est plus avec lui.»
Il s'assit, sans cesser de me regarder, et entendit dans le plus profond silence tout ce que j'avais à lui dire. Je n'oublierai jamais la dignité de ce grave et patient visage; il m'écoutait, puis, les yeux baissés, il appuyait sa tête sur sa main; il resta tout ce temps immobile sans m'interrompre une seule fois. Il semblait qu'il n'y eût dans tout cela qu'une figure qu'il poursuivait à travers mon récit; il laissait passer à mesure toutes les autres comme des ombres vulgaires dont il ne se souciait point.
Quand j'eus fini, il se cacha la tête un moment entre ses deux mains et garda le silence. Je me tournai du côté de la fenêtre comme pour examiner les pots de fleurs.
«Qu'en pensez-vous, maître Davy? me demanda-t-il enfin.
— Je crois qu'elle vit, répondis-je.
— Je ne sais pas. Peut-être le premier choc a-t-il été trop rude, et dans l'angoisse de son âme!… cette mer bleue dont elle parlait tant, peut-être n'y pensait-elle depuis si longtemps que parce que ce devait être son tombeau!»
Il parlait d'une voix basse et émue en marchant dans la chambre.
«Et pourtant, maître Davy, ajouta-t-il, j'étais bien sûr qu'elle vivait: jour et nuit, en y pensant, je savais que je la retrouverais; cela m'a donné tant de force, tant de confiance, que je ne crois pas m'être trompé. Non, non, Émilie est vivante!»
Il appuya fermement sa main sur la table, et son visage hâlé prit une expression de résolution indicible.
«Ma nièce Émilie est vivante, monsieur, dit-il d'un ton énergique. Je ne sais ni d'où cela me vient ni comment cela se fait, mais j'entends quelque chose qui me dit qu'elle est vivante!»
Il avait presque l'air inspiré en disant cela. J'attendis un moment qu'il fût en état de m'écouter; puis je cherchai à lui suggérer une idée qui m'était venue la veille au soir.
«Mon cher ami, lui dis-je.
— Merci, merci, monsieur, et il serrait mes mains dans les siennes.
— Si elle venait à Londres, ce qui est probable, car elle ne peut espérer de se cacher nulle part aussi facilement que dans cette grande ville; et que peut-elle faire de mieux que de se cacher aux yeux de tous, si elle ne retourne pas chez vous…
— Elle ne retournera pas chez moi, répondit-il en secouant tristement la tête. Si elle était partie de son plein gré, peut- être y reviendrait-elle, mais pas comme ça, monsieur.
— Si elle venait à Londres, dis-je, il y a, je crois, une personne qui aurait plus de chance de la découvrir que toute autre au monde. Vous rappelez-vous… écoutez-moi avec fermeté, songez à votre grand but: vous rappelez-vous Marthe?
— Notre payse?»
Je n'avais pas besoin de réponse, il suffisait de le regarder.
«Savez-vous qu'elle est à Londres?
— Je l'ai vue dans les rues, me répondit-il en frissonnant.
— Mais vous ne savez pas, dis-je, qu'Émilie a été pleine de bonté pour elle, avec le concours de Ham, longtemps avant qu'elle ait abandonné votre demeure. Vous ne savez pas, non plus, que le soir où je vous ai rencontré et où nous avons causé dans cette chambre, là-bas, de l'autre côté de la rue, elle écoutait à la porte.
— Maître Davy? répondit-il avec étonnement. Le soir où il neigeait si fort?
— Précisément. Je ne l'ai pas revue depuis. Après vous avoir quitté, je l'ai cherchée, mais elle était partie. Je ne voulais pas vous parler d'elle: aujourd'hui même, je ne le fais qu'avec répugnance, mais c'est elle que je voulais vous dire, c'est à elle qu'il faut, je crois, vous adresser. Comprenez-vous?»
— Je ne comprends que trop, monsieur,» répondit-il. Nous parlions à voix basse l'un et l'autre.
«Vous dites que vous l'avez vue? Croyez-vous pouvoir la retrouver? car, pour moi, je ne pourrais la rencontrer que par hasard.
— Je crois, maître Davy, que je sais où il faut la chercher.
— Il fait nuit. Puisque nous voilà, voulez-vous que nous essayions ce soir de la trouver?»
Il y consentit et se prépara à m'accompagner. Sans avoir l'air de remarquer ce qu'il faisait, je vis avec quel soin il rangeait la petite chambre; il prépara une bougie et mit des allumettes sur la table, tint le lit tout prêt, sortit d'un tiroir une robe que je me souvenais d'avoir vu jadis porter à Émilie, la plia soigneusement avec quelques autres vêtements de femme, mit à côté un chapeau et déposa le tout sur une chaise. Du reste, il ne fit pas la moindre allusion à ces préparatifs, et je me tus comme lui. Sans doute il y avait bien longtemps que cette robe attendait, chaque soir, Émilie!
«Autrefois, maître Davy, me dit-il en descendant l'escalier, je regardais cette fille, cette Marthe, comme la boue des souliers de mon Émilie. Que Dieu me pardonne, nous n'en sommes plus là, aujourd'hui!»
Tout en marchant, je lui parlai de Ham: c'était un moyen de le forcer à causer, et en même temps je désirais savoir des nouvelles de ce pauvre garçon. Il me répéta, presque dans les mêmes termes qu'auparavant, que Ham était toujours de même, «qu'il usait sa vie sans en avoir nul souci, mais qu'il ne se plaignait jamais et qu'il se faisait aimer de tout le monde.»
Je lui demandai s'il savait les dispositions de Ham à l'égard de l'auteur de tant d'infortunes? N'avait-on pas à craindre quelque chose de ce côté?
«Qu'arriverait-il, par exemple, si Ham se rencontrait, par hasard, avec Steerforth?
— Je n'en sais rien, monsieur, répondit-il. J'y ai pensé souvent, et je ne sais qu'en dire. Mais qu'est-ce que ça fait?»
Je lui rappelai le jour où nous avions parcouru tous trois la grève, le lendemain du départ d'Émilie.
«Vous souvenez-vous, lui dis-je, de la façon dont il regardait la mer et comme il murmurait entre ses dents: «On verra comment tout ça finira!»
— Certainement, je m'en souviens!
— Que croyez-vous qu'il voulût dire?
— Maître Davy, répondit-il, je me le suis demandé bien souvent et jamais je n'ai trouvé de réponse satisfaisante. Ce qu'il y a de curieux, c'est qu'en dépit de toute sa douceur, je crois que jamais je n'oserais le lui demander; jamais il ne m'a dit le plus petit mot qui s'écartât du respect le plus profond, et il n'est guère probable qu'il voulût commencer aujourd'hui; mais ce n'est pas une eau tranquille que celle où dorment de telles pensées. C'est une eau bien profonde, allez! je ne peux pas voir ce qu'il y a au fond.
— Vous avez raison, lui dis-je, et c'est ce qui m'inquiète quelquefois.
— Et moi aussi, monsieur Davy, répliqua-t-il. Cela me tourmente encore plus, je vous assure, que ses goûts aventureux, et pourtant tout cela vient de la même source. Je ne puis dire à quelles extrémités il se porterait en pareil cas, mais j'espère que ces deux hommes ne se rencontreront jamais.»
Nous étions arrivés dans la Cité. Nous ne causions plus; il marchait à côté de moi, absorbé dans une seule pensée, dans une préoccupation constante qui lui aurait fait trouver la solitude au milieu de la foule la plus bruyante. Nous n'étions pas loin du pont de Black-Friars, quand il tourna la tête pour me montrer du regard une femme qui marchait seule de l'autre côté de la rue. Je reconnus aussitôt celle que nous cherchions.
Nous traversâmes la rue, et nous allions l'aborder, quand il me vint à l'esprit qu'elle serait peut-être plus disposée à nous laisser voir sa sympathie pour la malheureuse jeune fille, si nous lui parlions dans un endroit plus paisible, et loin de la foule. Je conseillai donc à mon compagnon de la suivre sans lui parler; d'ailleurs, sans m'en rendre bien compte, je désirais savoir où elle allait.
Il y consentit, et nous la suivîmes de loin, sans jamais la perdre de vue, mais sans non plus l'approcher de très-près; à chaque instant elle regardait de côté et d'autre. Une fois, elle s'arrêta pour écouter une troupe de musiciens. Nous nous arrêtâmes aussi.
Elle marchait toujours: nous la suivions. Il était évident qu'elle se rendait en un lieu déterminé; cette circonstance, jointe au soin que je lui voyais prendre de continuer à suivre les rues populeuses, et peut-être une espèce de fascination étrange que m'inspirait cette mystérieuse poursuite, me confirmèrent de plus en plus dans ma résolution de ne point l'aborder. Enfin elle entra dans une rue sombre et triste; là il n'y avait plus ni monde ni bruit; je dis à M. Peggotty: «Maintenant, nous pouvons lui parler,» et pressant le pas, nous la suivîmes de plus près.