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De l'assassinat considéré comme un des Beaux-Arts

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II
CONFÉRENCE

Messieurs,

J’ai eu l’honneur d’être désigné par votre Comité pour la tâche difficile de lire une conférence-Williams[5] sur l’assassinat considéré comme un des Beaux-Arts. Cette tâche aurait pu être aisée, il y a trois ou quatre siècles, alors que l’art était peu compris et que peu de grands modèles s’étaient montrés. Mais dans cet âge-ci, après que des chefs-d’œuvre parfaits ont été exécutés par des professionnels, il faut évidemment que, dans le style de la critique qui s’y attache, le public s’attende quelque peu à un progrès en rapport. La pratique et la théorie doivent marcher pari passu.

On commence à voir qu’il entre dans la composition d’un bel assassinat quelque chose de plus que deux imbéciles, l’un qui tue et l’autre qui soit tué, un couteau, une bourse, et une allée obscure. Le dessin, messieurs, le groupement, la lumière et l’ombre, la poésie, le sentiment sont maintenant estimés indispensables à des essais de cette nature. M. Williams a élevé chez nous tous l’idéal du meurtre, et pour moi personnellement, il a par conséquent rendu plus profonde la difficulté de ma tâche. Comme Eschyle ou Milton pour la poésie, comme Michel-Ange pour la peinture, il a amené son art à un point de colossale sublimité, et, ainsi que l’observe M. Wordsworth, il a, en quelque sorte « créé le goût par lequel on devra jouir de lui ».

Esquisser l’histoire de l’art et en éclairer les principes par la critique, c’est ce qui reste le devoir du connaisseur, ou de juges d’une bien autre trempe que les juges d’assises de Sa Majesté.

Avant de commencer, souffrez que je dise un mot ou deux à de certains faquins qui affectent de parler de notre société comme si elle était, à un degré quelconque, immorale dans son but. Immorale ! Jupiter me protège, Messieurs ! qu’est-ce donc qu’on veut dire par là ? Je suis pour la moralité, et je le serai toujours, et pour la vertu, et pour tout cela. Et certes, j’affirme, et j’affirmerai toujours (quoi qu’il en puisse résulter) que l’assassinat constitue une ligne de conduite inconvenante, hautement inconvenante, et je n’hésite pas à déclarer que tout homme qui commet un assassinat doit avoir des façons de penser fort incorrectes et des principes véritablement inexacts. Bien loin de l’aider et de l’encourager en lui désignant la cachette de sa victime — ce qu’un grand moraliste d’Allemagne déclarait être le devoir de tout homme de bien[6] — je souscrirais un shilling et six pence pour qu’il fût arrêté…, ce qui fait dix-huit pence de plus que ce que les moralistes les plus éminents ont souscrit dans ce but jusqu’à ce jour. Mais quoi, enfin ? Toute chose a, dans ce monde, deux anses. L’assassinat, par exemple, peut être saisi par son anse morale (c’est ce qu’on fait, en général, en chaire ou à Old Bailey) et c’est là, je le confesse, son côté faible ; mais il peut aussi être traité esthétiquement, comme disent les Allemands, c’est-à-dire dans ses rapports avec le bon goût.

Pour illustrer ceci, j’aurai recours à l’autorité de trois personnages éminents, à savoir : Samuel Taylor Coleridge, Aristote, et M. Howship, le chirurgien.

Commençons par S. T. Coleridge.

Une nuit, il y a de cela plusieurs années, je prenais avec lui le thé dans Berners Street (qui, soit dit en passant, pour une rue si courte, a été extraordinairement féconde en hommes de génie)[7]. D’autres personnes étaient là avec moi ; et, au milieu de considérations charnelles sur le thé et les rôties, nous nous délections tous à boire une dissertation au sujet de Plotin, sur les lèvres attiques de S. T. Coleridge. Soudain un cri s’éleva : Au feu ! au feu ! Et tous, maître et disciples, Platon et οἱ περὶ τον Πλατωνα, nous nous ruâmes au dehors, avides du spectacle. Le feu était dans Oxford Street, chez un facteur de pianos. Et, comme cela promettait d’être un incendie de conséquence, j’eus du chagrin que des engagements m’obligeassent à quitter la société de M. Coleridge avant que les choses en fussent venues à leur période décisif.

Quelques jours plus tard, je rencontrai mon hôte platonicien, je lui rappelai l’incendie en le priant de me faire connaître comment ce spectacle si prometteur s’était terminé. « Oh ! monsieur, dit-il, il a fini si mal que, unanimement, nous nous sommes mis à le siffler. »

Or quelqu’un supposera-t-il que M. Coleridge, trop gras pour être un personnage de vie active, mais sans nul doute digne chrétien, que ce bon S. T. Coleridge, dis-je, fût un incendiaire, ou seulement capable de souhaiter du mal au pauvre homme et à ses pianos (dont plusieurs, je pense, avec claviers additionnels) ? Au contraire, je le tiens pour être de cette espèce d’hommes qui, j’en oserais gager ma vie, mettraient, en cas de nécessité, la main à la pompe, encore qu’il soit plutôt gras pour donner une preuve si ardente de sa vertu. Mais quel était, ici, le cas ? La vertu n’était en rien intéressée. Une fois arrivées les pompes à feu, toute moralité s’en remettait au bureau des assurances. Et puisque tel était le cas, il avait bien le droit de satisfaire son goût. Il avait laissé son thé. N’allait-il rien avoir en retour ?

Je maintiens que l’homme le plus vertueux, ces prémisses établies, était autorisé à se faire une volupté de l’incendie et à le siffler, aussi bien que tout autre spectacle qui eût élevé une attente dans l’esprit public pour, ensuite, la décevoir.

Puis, si je cite une autre grande autorité, que dit le Stagyrite ? Celui-ci, (dans le 5e livre, je crois bien, de sa Métaphysique)[8] décrit ce qu’il appelle κλεπτὴν τέλειον, c’est-à-dire un voleur parfait, et, quant à M. Howship[9], dans un de ses ouvrages sur l’Indigestion, il ne se fait pas scrupule de parler avec admiration d’un certain ulcère qu’il a vu, et auquel il accorde le titre de « bel ulcère ».

Or, est-il quelqu’un pour prétendre que, considéré abstraitement, un voleur pût apparaître à Aristote sous le caractère de la perfection, ou que M. Howship pût être amoureux d’un ulcère ? Aristote, on le sait bien, était lui-même un tel caractère moral que non content d’écrire sa Morale à Nicomaque en un volume in-8o, il écrivit encore un autre système appelé Magna Moralia ou Grandes Morales. Or il est impossible qu’un homme qui compose n’importe quelle morale, grande ou petite, puisse admirer un voleur per se ; et, pour M. Howship, on sait qu’il fait la guerre à tous les ulcères et que, bien loin de se laisser séduire par leurs charmes, il s’efforce de les bannir du comté de Middlesex.

Mais la vérité est que, répréhensibles per se, cependant, par rapport à d’autres de leur espèce, et un voleur et un ulcère peuvent avoir des degrés infinis de mérite. L’un et l’autre sont des imperfections, c’est vrai ; mais, être imparfait étant leur essence, la grandeur même de leur imperfection devient leur perfection. Spartam nactus est, hanc exorna. Un voleur comme Autolycus ou le naguère fameux George Barrington[10], et un hideux ulcère phagédénique, superbement déterminé, et progressant régulièrement par tous ses stades naturels, peuvent non moins justement être regardés comme l’idéal de leur espèce que la rose moussue comme la plus irréprochable parmi les fleurs, dans son développement depuis le bouton jusqu’à « la brillante fleur consommée », ou comme parmi les fleurs humaines, la plus magnifique jeune femme, revêtue de toute la pompe féminine.

Et ainsi, non seulement un idéal d’encrier peut être imaginé, comme l’explique M. Coleridge dans sa célèbre correspondance avec M. Blackwood[11], — ce qui, pour le dire en passant, ne va pas si loin, puisqu’un encrier est une sorte de chose louable et un élément précieux de société, — mais jusqu’à l’imperfection même peut avoir son idéal ou son état parfait.

Vraiment, Messieurs, je vous demande pardon de tant de philosophie en une fois ; et maintenant laissez-moi l’appliquer.

Lorsqu’un meurtre sera, dans le temps paulo post futurum, non pas accompli, non même (selon un purisme moderne) à s’accomplir, mais seulement sur le point d’être accompli, et que la rumeur en viendra à nos oreilles, par tous les moyens traitons-le moralement. Mais supposez-le fini et passé, et que vous puissiez en dire, τετέλεσται, il est terminé ou (dans ce molosse adamantin de Médée) εἴργασται, il est fait, c’est un fait accompli[12] ; supposez le pauvre homme assassiné hors de peine, et le misérable qui a effectué la chose disparu en coup de feu, nul ne sait où ; supposez, enfin, que nous ayons fait de notre mieux en nous harassant les jambes pour faire trébucher le compagnon dans sa fuite, mais le tout en vain — « abiit, evasit, excessit, erupit », etc… pourquoi dès lors, dis-je, de quelle utilité l’usage de plus de vertu ? On a donné assez à la morale : voici venir le tour du goût et des Beaux-Arts. Ç’a été une triste chose, sans doute, très triste ; mais nous n’y pouvons rien. C’est pourquoi tirons d’une chose mauvaise le meilleur parti ; et, puisqu’il est impossible d’en rien marteler dans un but moral, traitons-la esthétiquement et voyons si on la peut estimer en ce sens. Voilà la logique de l’homme sensible ; et que s’ensuit-il ? Nous sécherons nos larmes, et nous aurons la satisfaction, peut-être, de découvrir qu’une affaire qui, considérée moralement, était choquante et ne tenait pas debout, si elle est soumise aux principes du goût, parviendra à être un ouvrage méritoire. Ainsi tout le monde sera content ; le vieux proverbe est justifié que c’est un mauvais vent celui qui ne souffle le bien à personne ; l’amateur, au lieu de paraître bilieux et hargneux par une attention trop serrée à la vertu, commence à ramasser ses miettes ; et l’hilarité générale l’emporte. La vertu a fini son temps ; et désormais, Virtù, chose si approximativement la même qu’elle ne diffère que par une seule lettre (qui à coup sûr ne vaut pas qu’on barguigne ou qu’on marchande) — Virtù, je le répète, et le goût du connaisseur ont licence de se pourvoir pour eux-mêmes. C’est par ces principes, Messieurs, que je me propose de guider vos études depuis Caïn jusqu’à M. Thurtell. Donc, à travers cette grande galerie du meurtre, marchons ensemble la main dans la main, en les délices de l’admiration, cependant que je m’efforcerai de fixer votre attention sur les objets d’une critique profitable.

Le premier meurtre vous est familier, à tous. Comme inventeur du meurtre, et comme père de l’art, Caïn a dû être un homme de génie de premier ordre. Tous les Caïns furent des hommes de génie. Tubal Caïn a inventé les tubes, je crois, ou quelque chose de semblable. Mais quels qu’aient pu être l’originalité et le génie de l’artiste, tout art était alors dans l’enfance ; et les œuvres sorties de tous ces ateliers doivent être critiquées avec le souvenir de cela. Même l’œuvre de Tubal serait probablement peu approuvée aujourd’hui à Sheffield. C’est pourquoi de Caïn (j’entends du premier Caïn) ce n’est pas le dénigrer que de dire que son action fut seulement tant bien que mal. Milton, cependant, peut-on supposer, en a pensé autrement. Par sa manière de rapporter la chose, il semble, en effet, que ce fut là, à ses yeux, l’assassinat favori, car il le retouche avec une inquiétude très apparente de son effet pittoresque :

De quoi le laboureur sentit une rage intérieure, et comme il causait avec le berger, il le frappa au milieu de la poitrine d’une pierre qui lui fit rendre la vie : il tomba, et mortellement pâle, exhala son âme gémissante, avec un torrent de sang répandue.

Par. Perdu, Livre XI[13].

Là-dessus, Richardson le peintre, qui avait l’œil à l’effet, remarque ce qui suit dans ses Notes sur le Paradis Perdu, p. 497 : « On a cru, dit-il, que Caïn coupa (comme on dit communément) le sifflet au corps de son frère au moyen d’une grosse pierre : Milton parle ainsi, en y ajoutant, de plus, la grande plaie. » C’était, en cet endroit, une addition judicieuse ; car la grossièreté de l’instrument, si non relevée et enrichie par une chaude et sanglante couleur, aurait eu par trop l’air simple de l’école sauvage, comme si l’acte avait été perpétré par un Polyphème, sans science, sans préméditation, sans rien qu’un os de mouton. Mais je suis surtout satisfait de ce perfectionnement en ce qu’il implique que Milton fut un amateur. Quant à Shakespeare, il n’en fut jamais de meilleur, témoin sa description de Duncan tué, de Banquo, etc… et enfin, par-dessus tout, témoin son incomparable miniature, dans Henri VI, de Gloucester assassiné[14].

Les origines de l’art une fois établies, il est pitoyable de voir comme il sommeilla sans aucun progrès durant les âges. En effet, je vais être maintenant obligé de sauter par-dessus tous les meurtres sacrés ou profanes, comme entièrement indignes de votre attention, jusqu’à longtemps après le début de l’ère chrétienne. La Grèce, même dans le siècle de Périclès, n’a produit aucun meurtre, ou du moins on ne se souvient d’aucun qui soit du plus léger mérite ; et Rome eut trop peu d’originalité de génie dans aucun des arts pour réussir où son modèle lui manquait[15]. De fait, la langue latine succombe à l’idée même du meurtre. « L’homme fut assassiné » — comment dit-on cela, en latin ? Interfectus est, interemptus est, ce qui n’exprime qu’un homicide ; aussi la latinité chrétienne du moyen âge fut-elle obligée d’introduire un mot nouveau, et tel que la faiblesse des conceptions classiques ne s’y haussa jamais. Murdratus est, dit le dialecte plus sublime des temps gothiques. En même temps, l’école juive d’assassinat gardait vivant tout ce qu’on connaissait de l’art jusqu’à ce jour, et peu à peu le transférait au monde occidental. En vérité, l’école juive a toujours été respectable dans sa période médiévale, comme le démontre le cas de Hugues de Lincoln, honoré de l’approbation de Chaucer, à l’occasion d’un autre ouvrage de la même école qui, dans les Contes de Canterbury, se trouve placé dans la bouche de la Dame Abbesse[16].

Mais, pour revenir un moment à l’antiquité classique, je ne puis m’empêcher de penser que Catilina, Clodius et quelques autres de cette coterie eussent fait des artistes de premier ordre ; et il est de tous point regrettable que l’affectation de Cicéron ait privé son pays de la seule chance qu’il eût de se distinguer dans cette partie. Comme sujet de meurtre, nulle personne n’eût convenu mieux que lui. O Gemini ! comme il eût hurlé de terreur, s’il avait entendu Cethegus sous son lit. C’eût été vraiment divertissant de l’écouter ; et convaincu je suis, messieurs, qu’il aurait préféré l’utile de ramper dans un cabinet ou même dans un cloaque, à l’honestum de faire face à l’audacieux artiste.

J’arrive maintenant aux temps obscurs, — (par quoi nous qui parlons, entendons, avec précision, par excellence[17], le dixième siècle comme méridien, et les deux siècles immédiatement antérieur et postérieur, la pleine nuit s’étendant de l’an 888 à l’an 1111) —  ; ces temps devaient naturellement être favorables à l’art de l’assassinat, comme ils le furent à l’architecture d’église, au vitrail, etc. ; et, en effet, vers l’extrême fin de cette période, surgit une grande figure de notre art, — je veux dire le Vieux de la Montagne. Éclatante lumière, à coup sûr, et je n’ai pas besoin de vous dire que le mot même d’assassin provient de lui[18]. C’était un amateur si ardent qu’une fois un assassin de ses favoris ayant attenté à sa vie, il fut si satisfait du talent montré que, en dépit de la trahison de l’artiste, il le créa duc sur-le-champ, avec transmissibilité en ligne féminine, et lui constitua une pension pour trois générations durant. L’assassinat politique est une branche de l’art qui demande une notice spéciale ; et il serait possible que je fisse à ce propos une lecture entière. Néanmoins j’observerai combien il est étrange que cette branche de l’art ait fleuri par accès intermittents. Jamais l’assassinat politique ne pleut continûment, mais il tombe à verse. Notre temps même peut s’enorgueillir de quelques beaux spécimens, tels que, par exemple, l’affaire de Bellingham avec le premier ministre Perceval[19], le cas du duc de Berry, à l’Opéra de Paris, le cas du maréchal Bessières, à Avignon[20]. Il y a environ deux siècles et demi, il y a eu une très brillante constellation de meurtres de cette espèce. J’ai à peine besoin de dire que je fais particulièrement allusion à ces sept splendides ouvrages : les assassinats de Guillaume Ier d’Orange ; des trois Henri français, à savoir Henri, duc de Guise, qui songeait au trône de France ; Henri III, dernier prince de la ligne de Valois, qui occupait alors le trône, et enfin Henri IV, son beau-frère, qui lui succéda sur ce trône en tant que premier prince de la ligne de Bourbon. Moins de dix-huit ans après, survint le cinquième de la liste, celui de notre duc de Buckingham (vous le trouverez excellemment décrit dans les lettres publiées par Sir Henry Ellis, du British Museum) ; le sixième, celui de Gustave Adolphe, le septième, celui de Wallenstein. O la glorieuse pléïade de meurtres ! et l’admiration s’accroît à songer que de cette brillante constellation de manifestations artistiques, comprenant trois Majestés, trois Hautesses sérénissimes et une Excellence, toutes aient eu lieu dans un laps aussi court que de 1588 à 1635[21]. L’assassinat du roi de Suède, il est vrai, est mis en doute par plusieurs écrivains, Harte entre autres ; mais ils ont tort. Il fut assassiné, et j’estime ce meurtre unique pour son excellence, car il fut assassiné en plein midi, et sur le champ de bataille, trait de conception qu’on ne rencontre en aucune autre œuvre dont je me souvienne. Concevoir l’idée d’un meurtre secret pour un motif secret comme enclos en une petite parenthèse dans la vaste scène de carnage de la bataille générale, cela ressemble au subtil artifice de Hamlet, d’une tragédie dans la tragédie. Vraiment tous ces assassinats peuvent être étudiés avec profit par le connaisseur avancé. Tous sont exemplaires, des modèles de meurtres, des patrons de meurtres, desquels on peut dire :

« Nocturna versate manu, versate diurna »

et surtout nocturna.

Dans ces assassinats de princes et d’hommes d’État, rien n’excite notre étonnement. D’importants changements dépendent souvent de leur mort ; et, de l’éminence où ils se tiennent, ils sont particulièrement exposés comme points de mire à tout artiste possédé du désir ardent de produire un effet théâtral. Mais il y a une autre classe d’assassinats qui a prévalu depuis la première partie du dix-septième siècle, et qui réellement me surprend : je veux dire l’assassinat des philosophes. Car, Messieurs, c’est un fait que tout philosophe éminent, pendant les deux derniers siècles, ou a été assassiné, ou, tout au moins, s’est vu bien près de l’être, — si bien que si un homme se nomme philosophe et qu’on n’ait jamais attenté à sa vie, tenez pour certain qu’il n’y a rien en lui. Et contre la philosophie de Locke, en particulier, je crois que c’est une objection sans réplique (si nous en avions besoin) que, bien qu’il ait porté sur lui sa gorge dans ce monde pendant soixante-douze ans, jamais un homme n’ait condescendu à la lui couper.

Comme ces cas des philosophes ne sont pas très connus, et sont, en général, bons et bien distribués dans leur ordonnance, je lirai ici une digression à ce sujet, surtout dans le but de faire montre de ma science.

Le premier philosophe du dix-septième siècle (si nous exceptons Bacon et Galilée) fut Descartes ; et si jamais on a pu dire d’un homme qu’il ne s’en fallut de rien qu’il fût assassiné, assassiné à un pouce près, — c’est de lui qu’on le peut dire. Voici le cas, tel qu’il est rapporté par Baillet, dans sa Vie de M. Descartes, t. I, pp. 102-103 : — En l’an 1621, Descartes pouvait avoir environ trente-six ans, il faisait selon son habitude une excursion (car il était aussi remuant qu’une hyène) ; et, arrivant à l’Elbe, soit à Gluckstadt ou à Hambourg, il s’embarqua pour la Frise orientale. Ce qu’il pouvait aller faire dans la Frise orientale, personne n’a jamais pu le découvrir ; et peut-être se posa-t-il lui même la question, car, à peine eut-il atteint Embden, qu’il résolut aussitôt de faire voile pour la Frise occidentale ; très impatient de tout retard, il loua une barque avec un petit nombre de matelots pour y naviguer. Il ne fut pas plus tôt sorti en mer, qu’il fit une agréable découverte : c’est qu’il s’était enfermé lui-même dans un antre d’assassins. De son équipage, dit M. Baillet, il découvrit bientôt que c’étaient « des scélérats » — non des amateurs, Messieurs, comme nous sommes, mais des professionnels dont l’ambition, à ce moment, se haussait à lui couper sa gorge individuelle. Mais l’histoire est trop amusante pour l’abréger ; je la donne donc exactement d’après le français de son biographe : « M. Descartes n’avoit pas d’autre conversation que celle de son valet, avec lequel il parloit François. Les Mariniers qui le prenoient plutôt pour un Marchand forain que pour un Cavalier, jugèrent qu’il devoit avoir de l’argent. C’est ce qui leur fit prendre des résolutions qui n’étoient nullement favorables à sa bourse. Mais il y a cette différence entre les voleurs de mer et ceux des bois, que ceux-ci peuvent en assurance laisser la vie à ceux qu’ils volent, et se sauver sans être reconnus : au lieu que ceux-là ne peuvent mettre à bord une personne qu’ils auront volée, sans s’exposer au danger d’être dénoncez par la même personne. Aussi les Mariniers de M. Descartes prirent-ils des mesures plus sûres pour ne pas tomber dans un tel inconvénient. Ils voyoient que c’étoit un étranger venu de loin, qui n’avoit nulle connoissance dans le pays, et que personne ne s’aviseroit de réclamer quand il viendroit à manquer ». — Songez, Messieurs, à ces chiens de Frise discutant un philosophe comme si c’était une pièce de rhum consigné chez quelque courtier de mer. « Ils le trouvoient d’une humeur fort tranquille, fort patiente ; et jugeant à la douceur de sa mine, et à l’honnêteté qu’il avoit pour eux, que c’étoit un jeune homme qui n’avoit pas encore beaucoup d’expérience, ils conclurent qu’ils en auroient meilleur marché de sa vie. Ils ne firent point de difficulté de tenir leur conseil en sa présence, ne croyant pas qu’il sçût d’autre langue que celle dont il s’entretenoit avec son valet ; et leurs délibérations alloient à l’assommer, à le jetter dans l’eau, et à profiter de ses dépoüilles ». Pardonnez-moi de rire, Messieurs, — mais le fait est que je ris chaque fois que je pense à ce cas : deux choses me paraissent si drôles. L’une est l’horrible panique ou « funk » (comme disent les gens d’Eton) où M. Descartes a dû se trouver en entendant esquisser le drame réglé de sa propre mort, de ses funérailles, de sa succession et de l’administration de ses biens. Mais une autre chose qui me paraît encore bien plus bouffonne dans cette affaire, c’est que, si ces chiens de Frise avaient été courageux, nous n’aurions pas de philosophie cartésienne : et comment aurions-nous pu faire sans elle, si l’on considère le monde de livres qu’elle a produit, je laisse le soin de le supputer à tout honorable fabricant de coffres.

Mais poursuivons. En dépit de son énorme funk, Descartes fit mine de combattre, et par ce moyen terrifia ces misérables anti-cartésiens : « M. Descartes, dit M. Baillet, voyant que c’étoit tout de bon, se leva tout d’un coup, changea de contenance, tira l’épée d’une fierté imprévuë, leur parla en leur langue d’un ton qui les saisit, et les menaça de les percer sur l’heure, s’ils osoient luy faire insulte. »

Certes, Messieurs, c’eût été un honneur bien au-dessus des mérites de si chétifs coquins d’être embrochés comme des alouettes par une épée cartésienne ; et c’est pourquoi je suis heureux que M. Descartes n’ait pas privé le gibet en mettant à exécution sa menace, d’autant qu’il n’aurait pu sans doute mener son vaisseau à bon port s’il en avait tué l’équipage, de sorte qu’il aurait croisé à jamais dans le Zuyderzée, où les marins l’auraient pris pour le Hollandais volant retournant vers son pays. La hardiesse… dit son biographe, « qu’il fit paroître pour lors eut un effet merveilleux sur l’esprit de ces misérables. L’épouvante qu’ils en eurent fut suivie d’un étourdissement qui les empêcha de considérer leur avantage, et ils le conduisirent aussi paisiblement qu’il pût souhaiter. »

Peut-être, Messieurs, vous imaginez-vous que, sur le modèle du discours de César à son pauvre passeur : Cæsarem vehis et fortunas ejus, — M. Descartes n’avait eu besoin que de dire : « Chiens, vous ne pouvez pas me couper la gorge, car vous portez Descartes et sa philosophie », et qu’il ait pu, en toute sécurité, les défier de faire ce qu’ils voulaient.

Un empereur allemand avait eu cette même idée, lorsque averti de se garer de la ligne d’une canonnade, il répondit : « Bah ! l’homme, as-tu jamais entendu parler d’un boulet de canon qui ait tué un empereur ?[22] »

Pour un empereur, je ne saurais dire, mais une moindre chose a suffi à déconfire un philosophe, et le grand philosophe européen suivant sans aucun doute a été assassiné. C’est Spinoza.

Je sais très bien que l’opinion commune veut qu’il soit mort dans son lit. Peut-être est-ce vrai, mais il fut assassiné en dépit de tout ; et je vais le prouver à l’aide d’un livre publié à Bruxelles en 1731, intitulé « La Vie de Spinoza, par M. Jean Colerus », avec nombre d’additions d’après une vie manuscrite par l’un de ses amis[23]. Spinoza est mort le 21 février 1677, il avait à peine plus de quarante-quatre ans. Cela déjà par soi-même paraît suspect ; et M. Jean admet qu’une certaine expression dans la vie manuscrite autoriserait la conclusion « que sa mort n’a pas été tout à fait naturelle ». Comme il a vécu dans un pays humide, dans un pays maritime, la Hollande, on pourrait croire qu’il s’adonna beaucoup au grog, ou plus spécialement au punch[24] qu’on venait d’inventer. Sans doute il aurait pu, mais le fait est qu’il n’en est rien. M. Jean l’appelle « extrêmement sobre en son boire et en son manger ». Et, bien que quelques histoires singulières circulassent sur son habitude du jus de la mandragore (p. 140) et de l’opium (p. 144), pourtant aucun de ces articles ne se trouve dans le mémoire de son droguiste. Vivant donc avec une telle sobriété, comment est-il possible qu’il soit mort de mort naturelle à quarante-quatre ans ?

Écoutez le récit de son biographe : « Le dimanche au matin [21 février], avant qu’il fût temps d’aller à l’Église, il descendit encore de sa chambre et parla avec l’Hôte et sa Femme ». A ce moment donc, peut-être à dix heures du matin le dimanche, vous voyez que Spinoza était vivant et se portait bien. Mais, il avait fait venir d’Amsterdam un certain médecin que, dit le biographe, « je ne puis désigner autrement que par ces deux lettres, L. M. » — Cet L. M. avait chargé les gens de la maison d’acheter « un vieux coq » et de le faire bouillir, afin que Spinoza pût prendre du bouillon vers midi. Il fit ainsi, en effet, et mangea un peu du vieux coq de bon appétit, après que l’hôte et sa femme furent rentrés de l’église. « L’après-midi, le Médecin L. M. resta seul auprès de Spinosa : ceux du logis étant retournés ensemble à leurs dévotions. Mais au sortir du sermon, ils apprirent avec surprise que sur les trois heures, Spinosa étoit expiré en la présence de ce Médecin qui, le soir même, s’en retourna à Amsterdam par le bateau de nuit, sans prendre le moindre soin du défunt », et probablement sans prendre beaucoup plus de soin du paiement de sa propre petite note. « Il se dispensa de ce devoir d’autant plus tôt qu’après la mort de Spinosa, il s’étoit saisi d’un ducaton et de quelque peu d’argent que le défunt avoit laissé sur sa table, aussi bien que d’un couteau à manche d’argent, et s’étoit retiré avec ce qu’il avoit butiné. » Ici, vous le voyez, Messieurs, l’assassinat est évident, ainsi que sa nature. C’est L. M. qui a tué Spinoza pour son argent. Le pauvre Spinoza était invalide, maigre et faible. On ne remarqua pas de sang, L. M. sans doute l’a renversé et étouffé sous des coussins — le pauvre homme était déjà à moitié suffoqué par son infernal dîner. Après avoir mâché ce « vieux coq », ce qui veut dire, je pense, un coq du siècle précédent, en quel état pouvait se trouver le pauvre invalide pour lutter debout contre L. M. ? — Mais qui est cet L. M. ? Ce ne peut être à coup sûr Lindley Murray, car je l’ai vu à York en 1825, et, de plus, je ne pense pas qu’il aurait fait une telle chose — même contre un confrère en grammaire : car vous savez, Messieurs, que Spinoza a écrit une grammaire hébraïque très honorable.

Hobbes — pour quelle raison, en vertu de quel principe, je n’ai jamais pu le comprendre — n’a pas été assassiné. C’est là une inadvertance capitale des professionnels du dix-septième siècle, puisque à tout point de vue il était un beau sujet d’assassinat, sauf, en vérité, qu’il était chétif et décharné, mais je puis prouver qu’il avait de l’argent, et (ce qui est très amusant), il n’aurait pas eu le droit de faire la moindre résistance, puisque, d’après lui-même, un pouvoir auquel on ne peut résister, crée l’espèce la plus haute de droit, de sorte que c’est une rébellion de la couleur la plus noire de se refuser à être assassiné quand une force compétente paraît pour vous assassiner.

Cependant, Messieurs, s’il ne fut pas assassiné, je suis heureux de vous assurer que, d’après son propre récit, il a été trois fois très près d’être assassiné — et c’est une consolation. La première fois, au printemps de 1640, il prétend avoir fait circuler un petit manuscrit au nom du roi contre le Parlement[25]. Il n’a jamais pu produire ce manuscrit, mais il dit que « si S. M. n’avait pas dissous le Parlement (en mai), cela eût mis en danger sa vie ». La dissolution du Parlement, cependant, ne fut d’aucune utilité ; car en novembre de la même année[26] s’assembla le Long Parlement, et Hobbes, redoutant une seconde fois d’être tué, s’enfuit en France.

Ceci ressemble assez bien à la folie de John Dennis[27] qui crut que Louis XIV ne ferait jamais la paix avec la reine Anne à moins que lui, Dennis, ne fût livré à la vengeance des Français, et, sur-le-champ, il s’enfuit du bord de la mer, à cause de cette idée.

En France, Hobbes s’arrangea de façon à prendre soin de sa gorge le mieux du monde durant dix ans ; mais au bout de ce temps, en vue de faire sa cour à Cromwell, il publia son Léviathan. Le vieux poltron alors se mit à trembler horriblement pour la troisième fois : il s’imaginait constamment que les épées des Cavaliers étaient sur sa gorge, en se souvenant de quelle manière ils avaient servi les ambassadeurs du Parlement à la Haye et à Madrid : Tum, dit-il dans sa propre vie en un latin de chien[28],

Tum venit in mentem mihi Dorislaus et Ascham ;
Tanquam proscripto terror ubique aderat.

Et, en conséquence, il s’empressa de rentrer en Angleterre. Certes, il est vrai qu’un homme a mérité la bastonnade pour avoir écrit le Léviathan, et deux ou trois bastonnades pour avoir écrit un pentamètre qui finisse aussi vilainement que terror ubique aderat, mais jamais personne ne l’a estimé digne de rien de plus grave que la bastonnade. Et, de fait, toute l’histoire est une hâblerie de sa part. Car, dans une lettre très grossière qu’il écrivit à « une personne savante » (ce qui veut dire le mathématicien Wallis) il donne une toute autre version de la chose, et dit (p. 8) qu’il revint « parce qu’il ne voulait pas confier sa sauvegarde au clergé français » insinuant qu’il y aurait apparence qu’il fût tué pour sa religion ; ce qui eût été une haute plaisanterie, en effet : Tom jeté au bûcher pour sa religion !

Hâblerie ou non, il est pourtant certain que Hobbes, à la fin de sa vie, craignait qu’on le tuât. Cela est démontré par une histoire que je vais vous raconter : elle n’est pas dans un manuscrit, mais (comme dit M. Coleridge), elle est aussi bonne qu’un manuscrit, car elle provient d’un livre maintenant oublié tout à fait, à savoir : La Foi de M. Hobbes examinée dans une conversation entre lui et un étudiant en théologie (publié environ dix ans avant la mort de Hobbes).

Le livre est anonyme ; mais il est écrit par Tenison — le même qui, environ trente ans plus tard, succéda à Tillotson comme archevêque de Canterbury[29].

Une anecdote sert d’introduction : « Un certain théologien (sans doute Tenison lui-même) faisait une excursion annuelle d’un mois dans les différentes parties de l’île. Dans l’une de ces excursions (1670), il visitait le Pic dans le Derbyshire, en partie à cause de la description qu’en a faite Hobbes[30]. Étant dans ces parages, il ne pouvait pas manquer de visiter Buxton, où dès le moment de son arrivée, il eut la bonne fortune de tomber sur une Société de gentlemen qui descendaient de cheval à la porte de l’auberge ; parmi eux était un personnage long et maigre, lequel se trouvait être M. Hobbes, arrivant sans doute de Chatsworth[31].

En rencontrant un si grand lion, un touriste à la recherche du pittoresque ne pouvait faire moins que de se présenter comme un cauchemar.

Fort heureusement pour la réussite de ce plan, les deux compagnons de M. Hobbes furent tout aussitôt rappelés par un exprès ; de sorte que, pendant le reste de son séjour à Buxton, il posséda Léviathan entièrement tout seul, et eut l’honneur de pinter avec lui le soir.

Hobbes, semble-t-il, tout d’abord fit montre de beaucoup de raideur, car il était soupçonneux avec les théologiens. Mais cela disparut, il se fit très sociable et facétieux, et ils convinrent d’aller ensemble se baigner.

Comment Tenison a pu s’aventurer à s’ébattre dans la même eau que Léviathan, je ne peux l’expliquer ; mais il en fut ainsi. Ils folâtrèrent comme deux dauphins, bien que Hobbes dût être aussi vieux que les monts ; et dans les intervalles où ils s’abstenaient de nager et de plonger, ils discouraient de maintes choses relatives aux bains des Anciens et à l’origine des sources.

Quand ils eurent de la sorte passé une heure, ils sortirent du bain ; et, séchés et habillés, ils s’assirent en attendant le souper que le lieu fournirait ; ils concevaient le dessein de se restaurer comme les Deïpnosophistes et de raisonner plutôt que de boire, profondément. Mais, dans cette intention innocente, ils furent interrompus par le tumulte qu’éleva une petite querelle où une partie des gens plus grossiers de la maison se trouvaient depuis un moment engagés. M. Hobbes en parut très inquiet, bien qu’il fût à bonne distance de ces personnes ». Et pourquoi était-il inquiet, Messieurs ? Sans doute, pensez-vous, par un bénin amour de la paix, désintéressé, digne d’un vieillard et d’un philosophe. Écoutez donc : « Pendant un moment il ne se remit pas, mais il raconta une ou deux fois, comme à lui-même, d’une voix basse et prudente, c’est-à-dire anxieuse, comment Sextus Roscius fut assassiné, après souper, près des Balneæ Palatinæ. Si loin peut, en général, s’étendre cette remarque de Cicéron relativement à Épicure l’athée : il observe que de tous les hommes celui-là redoutait le plus les deux choses qu’il méprisait : la Mort et les Dieux ». — Simplement parce que l’heure du souper était passée et qu’il était dans le voisinage de bains, Monsieur Hobbes devait avoir le destin de Sextus Roscius ! Il devait être assassiné, parce que Sextus Roscius avait été assassiné ! Quelle logique y avait-il à cela, sinon pour un homme qui toujours rêvait d’assassinat ? Voilà donc Léviathan, non plus effrayé des poignards des Cavaliers où du Clergé français, mais « épouvanté au delà des convenances » par un vacarme de cabaret entre quelques honnêtes rustres du Derbyshire, tandis que lui-même, épouvantail humain décharné, appartenant tout à fait à un autre siècle, les eût pu faire mourir de peur.

Malebranche, vous l’apprendrez avec plaisir, a été assassiné. L’homme qui l’assassina est bien connu : c’est l’évêque Berkeley. L’histoire est notoire, bien que jusqu’ici on ne l’ait pas mise en pleine lumière. Berkeley, jeune homme, alla à Paris et visita le Père Malebranche[32]. Il le trouva dans sa cellule, qui faisait la cuisine[33]. Les cuisiniers ont toujours été un genus irritabile, les auteurs plus encore ; Malebranche était l’un et l’autre. Une discussion s’éleva. Le vieux père, déjà chaud, devint plus chaud ; l’irritation culinaire et l’irritation métaphysique s’unirent à lui déranger le foie. Il se mit au lit, et mourut. Telle est la version ordinaire de l’histoire, « ainsi le Danemark entier est abusé ». Le fait est que la chose fut atténuée par considération pour Berkeley, qui (Pope l’observe justement) avait « toutes les vertus sous le ciel ». Mais on n’ignorait pas que Berkeley, piqué par l’irritabilité du vieux Français, s’était mesuré avec lui ; une culbute en était résultée ; Malebranche toucha le parquet au premier tour. Toute conception lui fut entièrement enlevée, et il allait peut-être se rendre ; mais le sang de Berkeley était désormais excité, et il insista pour que le vieux Français rétractât sa doctrine des Causes Occasionnelles. Mais la vanité de l’homme était trop grande ; et il tomba en holocauste à l’impétuosité de la jeunesse irlandaise, combinée avec sa propre obstination absurde.

Leibnitz étant de toute façon supérieur à Malebranche, on pourrait, a fortiori, compter qu’il a été assassiné ; mais, à la vérité, il n’en est rien. Je crois qu’il a été très aigri de cette négligence, et qu’il se sentit outragé par la sécurité dans laquelle il a passé ses jours. Je ne saurais expliquer autrement sa conduite vers la fin de sa vie, alors qu’il se mit à devenir très avare, et à entasser de grandes sommes d’or qu’il gardait dans sa maison. C’était à Vienne, où il est mort. Et des lettres existent encore qui décrivent l’incommensurable inquiétude de sa gorge où il vivait. Ainsi son ambition d’être l’objet d’un attentat n’était point, du moins, assez grande pour qu’il en oubliât le danger. Un défunt pédagogue, de la manufacture de Birmingham, le docteur Parr, suivait une marche plus égoïste dans les mêmes circonstances. Il avait amassé une quantité considérable de vaisselle d’or et d’argent, qu’il déposa quelque temps dans la chambre à coucher de son presbytère, à Hatton. Mais de jour en jour plus effrayé d’être tué, ce qu’il savait qu’il ne pourrait supporter (et jamais d’ailleurs, il n’y eut la moindre prétention), il transféra le tout chez le forgeron de Hatton ; supposant, sans doute, que l’assassinat d’un forgeron serait plus léger au salus reipublicae que celui d’un pédagogue. Pourtant j’ai entendu mettre cela fortement en doute, et l’on convient en général, maintenant, qu’un bon fer à cheval vaut environ deux sermons de l’Hôpital et un quart[34].

Si de Leibnitz, bien que non assassiné, on peut dire qu’il est mort en partie de sa peur d’être assassiné, et en partie de la contrariété de ne l’avoir pas été, Kant, de son côté, qui n’a manifesté aucune ambition de ce genre, échappa à un meurtrier de plus près que tout autre homme dont nous ayons lu la vie, Descartes excepté. Tant la fortune répand absurdement ses faveurs !

La chose est racontée, je crois, dans une vie anonyme de ce très grand homme. Par raison de santé, Kant s’imposait, à une certaine époque, une promenade de six milles le long d’une grande route. Ce fait était connu d’un homme qui avait ses raisons particulières pour commettre un assassinat ; à trois bornes de Königsberg, il guetta son « prétendu » qui arrivait juste à l’heure aussi exactement qu’une malle-poste. Sans un accident, Kant était un homme mort. Cet accident, ce fut la scrupuleuse, ou, comme l’eût appelée Mrs Quickly, la sotte moralité de l’assassin. Un vieux professeur, s’imaginait-il, pouvait être chargé de péchés, et non un jeune enfant. Sur cette considération, il se détourna de Kant au moment critique, et tout aussitôt il assassina un enfant de cinq ans. Telle est la version allemande de l’incident, mais mon opinion est que le meurtrier était un amateur, et qu’il sentit combien peu serait profitable à la cause du bon goût le meurtre d’un vieux, aride et consumé métaphysicien : il n’y avait là nul motif de se montrer, car l’homme n’aurait pu paraître plus semblable à une momie, une fois mort, qu’il ne l’était, vivant.

Ainsi, Messieurs, j’ai retracé les rapports de la philosophie et de notre art, si bien que je me trouve parvenu à notre siècle. Je ne prendrai pas la peine de le caractériser autrement que celui qui l’a précédé, car ils n’ont, en fait, aucun caractère distinctif. Le dix-septième et le dix-huitième siècles, joints à tout ce que nous avons vu du dix-neuvième, forment ensemble l’âge d’Auguste du meurtre.

Le plus bel ouvrage du dix-septième siècle est sans conteste l’assassinat de Sir Edmundbury Godfrey[35] — lequel a toute mon approbation. Au point de vue important du mystère qui doit, d’une manière ou d’une autre, colorer toute tentative d’assassinat judicieuse, il est excellent, le mystère n’en est pas encore dissipé.

On a essayé de mettre ce meurtre sur le dos des papistes, mais ce serait lui faire tort, de même qu’à des Corrège bien connus ont fait tort les nettoyeurs professionnels de tableaux ; ce serait même le perdre en la classe apocryphe des simples meurtres politiques ou de partisans, auxquels manque tout à fait l’animus meurtrier, et je supplie la société de réprouver cette manière de voir. En fait, cette idée est tout à fait sans fondement, et n’a surgi que du plus pur fanatisme protestant.

Sir Edmundbury ne s’était pas distingué parmi les magistrats de Londres par sa sévérité à l’égard des papistes, ni en favorisant les tentatives des fanatiques, dans le but de renforcer les lois pénales contre les individus. Il n’avait pas armé contre lui l’animosité d’une secte religieuse quelle qu’elle fût. Et, pour ce qui est des coulures de bougie sur les vêtements du cadavre lorsqu’on vint à le découvrir dans un fossé (d’où l’on inféra, dans ce temps-là, que les prêtres attachés à la papiste chapelle de la Reine étaient intéressés dans le meurtre), c’est simplement un artifice frauduleux imaginé par ceux qui souhaitaient de fixer les soupçons sur les papistes, ou même toute cette allégation — les coulures de la cire avec le motif suggéré de ces coulures — peut bien n’être qu’une bourde ou un conte de l’évêque Burnet. Celui-ci, comme le disait couramment la duchesse de Portsmouth, est le seul grand maître du dix-septième siècle en l’art de faire des contes et des romans.

Cependant on peut observer que le nombre des assassinats n’était pas grand au siècle de Sir Emundbury, du moins chez nos artistes, et il faut peut-être l’attribuer au manque de patronage éclairé. Sint Mæcenates, non deerunt, Flacce, Marones. Si l’on consulte les Observations sur les Tables de Mortalité, de Grant (4e édition, Oxford 1665) on trouve que sur 229.250 personnes mortes à Londres dans une période de 20 années du dix-septième siècle, il n’y en pas eu plus de quatre-vingt-dix assassinées, c’est-à-dire par an, environ quatre et trois dixièmes.

Bien petit chiffre, Messieurs, pour fonder dessus une académie, et, certes, où la quantité est si mesquine, avons-nous le droit de nous attendre à une qualité de premier ordre.

Peut-être en fut-il ainsi, mais pourtant je suis d’avis que le meilleur artiste de ce siècle-là ne fut pas l’égal du meilleur artiste du siècle suivant.

Par exemple, quelque louable que puisse être le cas de Sir Edmundbury Godfrey (et personne ne peut plus que moi être sensible à ses mérites), je ne puis pourtant consentir à le placer sur le même niveau que celui de Mrs Ruscombe, de Bristol, tant pour l’originalité du dessein que pour l’audace et la hauteur du style. Le meurtre de cette bonne dame eut lieu au commencement du règne de George III, règne qui notoirement a été favorable aux arts en général. Elle vivait à College Green avec une seule jeune servante, sans que ni l’une ni l’autre eût la moindre prétention à l’attention de l’Histoire, qu’elles ne doivent qu’au grand artiste dont je rappelle le travail. Un beau matin, tandis que tout Bristol était vivant et animé, un soupçon s’étant élevé, des voisins forcèrent l’entrée de la maison et trouvèrent Mrs Ruscombe assassinée dans sa chambre à coucher, et la servante assassinée dans l’escalier. C’était en plein jour, et moins de deux heures avant, toutes deux, la maîtresse et la servante, avaient été vues vivantes. Autant que je puis me rappeler, ce fut en 1764 ; plus de soixante années se sont donc écoulées, et l’artiste n’est pas encore découvert.

Les soupçons de la postérité se sont portés sur deux prétendants : un boulanger et un ramoneur de cheminées. Mais la postérité se trompe ; aucun artiste inexpérimenté n’aurait pu concevoir l’idée si audacieuse d’un assassinat en plein jour au cœur d’une grande ville. Ce n’est pas un obscur boulanger, Messieurs, ni un ramoneur anonyme, soyez-en bien sûrs, qui a exécuté ce travail. Je sais qui c’est.

(Ici, il se fit un bourdonnement unanime, qui éclata finalement en de grands applaudissements. La-dessus, le conférencier rougit, et poursuivit avec beaucoup de vivacité) :

Pour l’amour de Dieu, Messieurs, ne vous méprenez pas ; ce n’est pas moi qui l’ai fait. Je n’ai pas la vanité de me croire à la hauteur d’une telle œuvre ; soyez sûrs que vous vous exagérez beaucoup mes pauvres talents ; l’assassinat de Mrs Ruscombe est bien au-dessus de mes faibles moyens. Seulement j’ai pu savoir qui était le meurtrier, grâce à un célèbre chirurgien qui a assisté à sa dissection. Ce gentleman avait un musée particulier dans l’intérêt de sa profession ; tout un coin en était occupé par le moulage d’un homme de proportions remarquablement belles.

« C’est, disait le chirurgien, le moulage du célèbre voleur de grand chemin du Lancashire qui sut cacher sa profession pendant longtemps à ses voisins en couvrant de bas de laine les jambes de son cheval : de la sorte il assourdissait le bruit qu’il eût fait autrement en traversant une allée dallée qui conduisait à son écurie. A l’époque de son exécution pour vol de grand chemin, j’étudiais sous Cruickshank ; la figure de l’homme était si extraordinairement belle qu’on n’épargna ni argent ni effort pour prendre possession de son corps le plus tôt possible. Avec la connivence du sous-sheriff, on le dépendit avant le temps légal, et on le plaça tout aussitôt dans une chaise de poste, si bien que lorsqu’il arriva chez Cruickshank, il n’était pas positivement mort. Mr ***, jeune étudiant alors, eut l’honneur de lui donner le coup de grâce, et de mettre fin à la sentence de la loi. »

Cette anecdote remarquable, qui semble impliquer que tous les gentlemen de la chambre de dissection étaient des amateurs de notre genre, me frappa énormément. Je la répétai un jour à une dame du Lancashire qui tout de suite me raconta qu’elle aussi avait vécu dans le voisinage de ce voleur de grand chemin et qu’elle se souvenait fort bien de deux circonstances qui se combinaient, dans l’opinion de tous les voisins, pour fixer sur lui le crédit de l’affaire de Mrs Ruscombe. L’une était le fait de son absence pendant quinze jours pleins à l’époque de cet assassinat ; l’autre, que fort peu de temps après, le voisinage de ce voleur de grand chemin se trouva inondé de dollars ; or, Mrs Ruscombe, on le savait, avait amassé environ deux milliers de ces espèces. Mais en tout cas, quel que soit l’artiste, l’affaire demeure un monument durable de son génie ; tels furent en effet l’impression d’effroi et le sentiment de puissance issus de la force de conception manifestée dans ce meurtre que pas un locataire (m’a-t-on dit en 1810) n’a pu se rencontrer depuis ce temps pour la maison de Mrs Ruscombe.

Mais, parce que je loue ainsi le cas Ruscombien, n’allez pas supposer que je ferme les yeux à maint autre spécimen d’un mérite extraordinaire répandu sur la face de ce siècle. Des cas, cependant, tels que ceux de Miss Bland, ou du capitaine Donnellan et de Sir Théophilus Boughton[36], n’obtiendront jamais ma faveur. Fi de ces marchands de poison, dis-je ; ne pouvaient-ils s’en tenir au vieux procédé honnête de couper les gorges, sans introduire de ces innovations abominables d’Italie ? Je considère tous ces cas d’empoisonnement, comparés au style légitime, comme les analogues de ce que sont les figures de cire par rapport à la sculpture, ou une estampe lithographique par rapport à un beau Volpato.

Mais laissons cela ; il nous reste plus d’une excellente œuvre d’art d’un style pur, dont personne n’aurait à rougir, tout connaisseur sincère en conviendra. Sincère, ai-je dit, remarquez-le bien, car de grandes concessions doivent être accordées à de tels cas ; aucun artiste ne peut jamais être sûr d’aboutir selon sa propre et belle inspiration. Des dérangements malencontreux surgissent : on ne se soumet pas à avoir la gorge coupée, tranquillement ; on court, on se débat, on mord ; et au lieu que le peintre de portraits a souvent à se plaindre de la torpeur de son sujet, l’artiste en notre partie est généralement embarrassé par un excès de mouvement.

De plus, bien que désagréable à l’artiste, cette tendance du meurtre à exciter et à irriter le sujet est certainement un de ses attraits pour le monde en général, et il nous faut y attacher nos regards, parce qu’il favorise le développement du talent latent. Jeremy Taylor remarque avec admiration les sauts extraordinaires que l’on peut faire sous l’influence de la peur. Il y a eu de ceci un exemple frappant dans le cas récent des Mac-Kean[37]. L’enfant sauta d’une hauteur telle qu’il n’en sautera pas une pareille jusqu’au jour de sa mort. Les talents aussi de l’espèce la plus brillante dans la lutte à mains plates, et en vérité, dans tout exercice gymnastique, ont été souvent développés par la frayeur qui fait cortège à nos artistes — des talents qui eussent sans cela été ensevelis et cachés sous le boisseau, aussi bien à qui les possède qu’à ses amis.

Je me rappelle un exemple intéressant de ce fait dans une affaire qu’on m’a apprise en Allemagne.

Je chevauchais un jour dans le voisinage de Munich, où je rencontrai un distingué amateur de notre société dont, pour des raisons très claires, je cacherai le nom. Ce gentleman m’informa que se trouvant las des plaisirs si froids, (tels les estimait-il) du simple état d’amateur, il avait quitté l’Angleterre pour le continent — c’est-à-dire pour pratiquer un peu, professionnellement. Dans ce dessein il s’était rendu en Allemagne, s’imaginant que la police dans cette partie de l’Europe était la plus lourde et la plus nonchalante. Son début, comme pratiquant, eut lieu à Mannheim, et comme il me savait un confrère amateur, il me communiqua librement toute entière sa première aventure. « Vis-à-vis de mon logement, me dit-il, vivait un boulanger. Il était passablement avare, et vivait seul. Fut-ce à cause de sa large face épanouie et crayeuse, ou pour toute autre cause, je ne sais, mais le fait est que je pensai à lui, et que je résolus de commencer à travailler par sa gorge ; il la portait, d’ailleurs, toujours nue — mode bien faite pour irriter mes désirs.

J’observai qu’à huit heures du soir précises, il fermait régulièrement ses volets. Une nuit, je le guettai dans cette occupation ; je m’élançai derrière lui, je fermai la porte et m’adressant à lui avec une grande douceur, je le mis au courant de la nature de ma mission, et je l’engageai en même temps à ne pas faire de résistance, ce qui nous serait désagréable à tous les deux. En parlant ainsi, je tirais mes outils, et je m’apprêtais à opérer. Mais à cette vue, le boulanger, qui avait paru frappé de catalepsie à mon premier avis, se réveilla dans une agitation terrible. « Je ne veux pas être assassiné, s’écriait-il, et pourquoi irais-je perdre (il voulait dire : vais-je perdre) ma précieuse gorge ? » — « Pourquoi ? dis-je ; à défaut d’autre raison, parce que vous mettez de l’alun dans votre pain. Mais n’importe ; alun ou non, (car j’étais résolu à prévenir toute discussion sur ce point), sachez que je suis un virtuose dans l’art de l’assassinat, que je suis désireux de m’y perfectionner en détail, que je suis épris de la vaste surface de votre gorge, et que je suis déterminé à m’en faire le client ». — « Vraiment ? dit-il, — eh bien je vais vous trouver une autre sorte de client » ; et, tout en parlant, il se précipita dans une attitude de boxeur.

Cette idée de boxer me parut amusante. C’est vrai, un boulanger de Londres s’est distingué dans l’arène et s’est fait connaître à la renommée sous le titre de Maître des Rôles. Mais il était jeune et pas abîmé ; tandis que mon homme était, de sa personne, un matelas de plumes, âgé de cinquante ans, et tout à fait hors d’état.

En dépit de tout pourtant, et luttant contre moi qui suis un maître de l’art, il fit une défense si désespérée que plus d’une fois je craignis qu’il pût tourner les chances contre moi, et que moi, l’amateur, je pusse me voir tué par un coquin de boulanger. Quelle situation ! Les esprits sensibles sympathiseront avec mon inquiétude. Comme il m’est dur de devoir vous apprendre que dans les treize premiers rounds le boulanger eut positivement l’avantage. Au quatorzième, je reçus sur l’œil droit un coup qui le ferma ; mais enfin, ce fut là, je crois, mon salut, car la colère qui s’éleva en moi fut si grande qu’à la reprise suivante, et à chacune des trois qui suivirent, je fis toucher le sol au boulanger.

19me round. Le boulanger se releva tout languissant, et manifestement incapable de résister. Ses exploits géométriques des quatre dernières reprises ne lui avaient fait aucun bien. Pourtant il déploya une certaine adresse à arrêter un message que j’adressais à sa boule cadavérique ; en le lançant, mon pied glissa, et je tombai.

20me round. En contemplant le boulanger, je me sentis honteux d’avoir été si tarabusté par une masse informe de pâte, et je me levai violemment pour lui administrer un châtiment sévère. Un corps à corps eut lieu ; tous deux nous tombâmes, le boulanger par-dessous — dix contre trois pour l’amateur !

21me round. Le boulanger sauta sur ses jambes avec une agilité surprenante ; certes il conduisait parfaitement ses pointes, et il luttait admirablement, si l’on considère qu’il était trempé de sueur ; mais son éclat lui était désormais ravi, son jeu était le pur effet de la terreur. Il était sûr à présent qu’il ne pourrait plus résister longtemps. Au cours de cette reprise, nous essayâmes du système de l’enlacement, j’y eus de beaucoup l’avantage, et je le frappais de façon réitérée sur le crâne… En effet son crâne était couvert d’anthrax, et je pensais que je le tourmenterais en prenant de telles libertés avec son crâne ; et c’est bien ce qui se produisit.

Aux trois rounds suivants, le maître des Rôles vacillait, comme une vache sur la glace. Voyant où en étaient les choses, au 24me round, je lui murmurai à l’oreille une chose qui l’envoya à terre, telle une balle. Ce n’était rien moins que mon opinion sur la valeur de sa gorge pour un office d’annuités. Ce petit murmure confidentiel l’affecta grandement ; même la sueur se glaça sur son visage, et, pendant les deux rounds suivants, j’en fis ce que je voulus. Lorsque j’appelai : « en place pour le 27me round », il gisait comme une bûche sur le parquet. »

Alors, je dis à l’amateur : « Il est à présumer que vous avez achevé votre dessein. » — « Vous avez raison, dit-il avec douceur, j’achevai, et ce fut, savez-vous, une grande satisfaction pour mon esprit, d’avoir par ce moyen tué d’une pierre deux oiseaux. » Il voulait dire qu’il avait à la fois tombé et tué le boulanger. Or, par ma vie, je ne vois pas comme lui, au contraire, il me semble qu’il a bien pris deux pierres pour ne tuer qu’un oiseau, ayant été obligé de lui ravir l’esprit d’abord avec son poing, ensuite avec ses outils.

Mais qu’importe cette logique ? La moralité de l’histoire n’en est pas moins satisfaisante, elle montre l’extraordinaire stimulant du talent caché apporté par toute perspective raisonnable de se voir assassiné. Un boulanger de Mannheim, poussif, pesant, à moitié cataleptique, avait lutté positivement pendant 27 reprises avec un boxeur anglais expérimenté sur cette seule inspiration ; tant son génie naturel se trouva exalté et transporté par la géniale présence de son assassin !

Vraiment, Messieurs, lorsqu’on entend raconter des choses comme celles-là, ce devient un devoir, d’adoucir un peu l’extrême sévérité avec laquelle la plupart des hommes parlent de l’assassinat. A entendre parler, on s’imaginerait que tous les désavantages et les inconvénients consistent à être assassiné et qu’il n’y en a pas à ne pas être assassiné. Les hommes réfléchis pensent autrement : « Certes, dit Jeremy Taylor, c’est un moindre mal temporel de tomber par la force d’un sabre que par la violence d’une fièvre, et la hache (à quoi il aurait pu ajouter le maillet du charpentier de navire et la pince monseigneur) est une bien moindre affliction qu’une strangurie. » Voilà qui est bien vrai ; l’évêque parle en sage et en amateur ; il l’était, j’en suis sûr ; et un autre grand philosophe, Marc Aurèle, s’élève aussi au-dessus des préjugés vulgaires à ce sujet. Il déclare que c’est une « des plus nobles fonctions de la raison, de connaître s’il est temps ou non de sortir du monde » (livre III, traduction anglaise de Coller). Nulle sorte de connaissance n’étant plus rare que celle-là, à coup sûr, il faut que soit un personnage très philanthrope celui qui entreprend d’instruire les gens dans cette science, gratuitement et non sans péril pour lui-même. Néanmoins je n’aventure tout ceci qu’en tant que sujets de spéculations pour les moralistes futurs, et, je le déclare en même temps, c’est ma conviction personnelle et privée, bien peu de gens commettent un assassinat par des principes philanthropiques ou patriotiques, et je répète ce que j’ai dit une fois déjà, au moins : pour la majeure partie des assassins, ce sont des personnages tout à fait incorrects.

Quant aux meurtres de Williams, les plus sublimes, les plus complets par leur excellence de tous ceux qui jamais aient été commis, je ne me permettrai pas de n’en parler qu’incidemment. Rien moins qu’une entière conférence, ou même toute une série de conférences ne suffirait à exposer leurs mérites[38]. Seulement un fait curieux se rattache à son cas, et je le mentionnerai, parce qu’il semble impliquer que l’éclat de son génie éblouissait jusqu’à l’œil même de la justice criminelle.

Vous vous souvenez tous, je n’en doute pas, que les instruments avec lesquels il exécuta sa première grande œuvre (le meurtre des Marr) étaient un maillet de charpentier de navire et un couteau. Or, le maillet appartenait à un vieux Suédois, un certain John Peterson, de qui il portait les initiales. Cet instrument, Williams le laissa derrière lui dans la maison de Marr, où il tomba entre les mains des magistrats. Hé bien, Messieurs, c’est un fait que la publication de cette circonstance des initiales aurait conduit directement à l’arrestation de Williams, et que, faite plus tôt, elle aurait empêché sa seconde grande œuvre (le meurtre Williamson) qui eut lieu exactement douze jours plus tard. Cependant les magistrats cachèrent ce détail au public pendant ces douze jours entiers, jusqu’à ce que la seconde œuvre eût été achevée. Celle-là finie, ils la publièrent, sentant apparemment que Williams avait dès lors fait assez pour sa renommée et que sa gloire enfin était au-dessus de l’atteinte du hasard.

Quant au cas de M. Thurtell[39], je ne sais trop qu’en dire. Naturellement, je suis tout disposé à estimer très haut mon prédécesseur à la présidence de cette société, et je reconnais que ses conférences étaient irréprochables. Mais, à parler ingénûment, en vérité, je trouve que son principal ouvrage a été bien surfait.

J’avoue toutefois que moi aussi, d’abord, j’ai été emporté par l’enthousiasme général.

Le matin où le meurtre fut annoncé à Londres, il y eut la plus nombreuse réunion d’amateurs que j’aie jamais vue depuis les jours de Williams.

De vieux connaisseurs qui, de leurs lits, avaient pris la coutume chagrine de ricaner et de se plaindre « que rien ne se fît plus », se traînèrent cette fois jusqu’en la salle de notre club : rarement j’ai été témoin d’une si grande joie, d’une si douce expression de satisfaction générale. De tous côtés, on voyait des gens se serrer la main, se féliciter, s’inviter à dîner pour le soir. Et l’on n’entendait que ces triomphants défis : « Eh bien ! ceci compte-t-il ? » — « Est-ce ceci, ce qu’il fallait ? » — « Êtes-vous satisfait, enfin ? »

Mais au milieu du vacarme, je m’en souviens, nous devînmes tous silencieux, en entendant le vieil amateur cynique L. S., arriver en clopinant sur sa jambe de bois. Il entra dans la pièce, le sourcil froncé, comme de coutume ; et en s’avançant, il continuait à grommeler et à bégayer tout le long du chemin : « Pur plagiat, vil plagiat d’idées que j’ai émises ! Avec cela, il a le style aussi rude qu’Albert Durer, aussi grossier que Fuseli. »

Plus d’un pensa que ce fut pure jalousie et universelle irritation ; mais, je le confesse, quand le premier feu de l’enthousiasme fut tombé, j’ai rencontré de très judicieux critiques pour convenir qu’il y avait quelque chose de fausset dans le style de Thurtell. Le fait est qu’il était membre de notre société, ce qui, naturellement, donnait une tendance amicale à nos jugements ; que sa personne était universellement connue, « à la mode », ce qui lui valait auprès de tout le public de Londres, une popularité temporaire que ses prétentions n’eurent pas la force de supporter, opinionum commenta delet dies, naturae judicia confirmat.

Il y a cependant de Thurtell un projet inachevé pour l’assassinat d’un homme au moyen d’une paire d’haltères, que j’admire fort. C’est une simple ébauche qu’il n’a jamais achevée ; mais à mon esprit elle semble de tous points supérieure à son chef d’œuvre. Je me rappelle le grand regret exprimé par quelques amateurs que cette esquisse eût été laissée dans son état d’inachèvement ; mais là je ne puis pas être d’accord avec eux, car les fragments et les premiers jets des artistes originaux ont souvent en eux un bonheur qui peut s’évanouir dans l’agencement des détails.

J’estime le cas des Mac Kean bien supérieur à l’ouvrage si vanté de Thurtell, par-dessus toute louange, et je le situe, par rapport aux œuvres immortelles de Williams, comme l’Énéide par rapport à l’Iliade.

Il serait temps à présent que je dise quelques mots des principes de l’assassinat en vue de diriger non votre pratique, mais votre jugement. Pour les vieilles femmes et la tourbe des lecteurs de journaux, ils se satisfont de n’importe quoi, pourvu que ce soit assez sanglant. Mais un esprit sensible exige quelque chose de plus. Premièrement, donc, parlons de l’espèce de personnes qui s’adaptent le mieux au dessein de l’assassin ; deuxièmement, du lieu ; troisièmement, du temps et de quelques autres menues circonstances.

Quant à la personne, je tiens pour évident que ce doit être un homme de bien, parce que, si ce ne l’était pas, elle pourrait elle-même, n’est-ce pas ? projeter un assassinat au même moment, et ces luttes « où le diamant taille le diamant », bien qu’assez satisfaisantes si rien de mieux n’émeut, ne sont pas en vérité ce qu’un critique peut se permettre d’appeler des assassinats. Je pourrais mentionner des gens (je ne cite aucun nom) qui ont été tués par d’autres gens, dans une allée obscure, et jusque-là tout paraîtrait assez correct ; mais, à y regarder de plus près, le public s’est avisé que la partie tuée, au même moment, méditait de voler son assassin, tout au moins, et peut-être de le tuer si elle s’était trouvée assez forte. Toutes les fois que tel est le cas, ou que l’on peut penser que tel est le cas, adieu les effets originaux de l’art. Le but final de l’assassinat considéré comme un art, est en effet précisément le même que celui de la tragédie selon Aristote, c’est-à-dire « de purifier le cœur au moyen de la pitié ou de la terreur ». Or, s’il peut y avoir terreur, comment pourrait-il y avoir aucune pitié devant un tigre détruit par un autre tigre ?

Il est évident, aussi, que la personne choisie ne doit pas être un personnage public. Par exemple, aucun artiste judicieux n’aurait tenté d’assassiner Abraham Newland[40]. Tout le monde a lu tant d’Abraham Newland et si peu de gens l’ont jamais vu, qu’à la croyance générale, il était une pure idée abstraite. Je me souviens qu’une fois je me risquai à dire que j’avais dîné dans un café avec Abraham Newland, tout le monde me regarda avec dédain, comme si j’eusse prétendu avoir joué au billard avec le Prêtre Jean, ou avoir eu une affaire d’honneur avec le Pape. Et, en passant, le Pape serait un personnage très impropre à tuer, car il a une telle ubiquité virtuelle en tant que père de la Chrétienté, et, pareil au coucou, il est si souvent entendu sans être jamais vu, que bien des gens, je le soupçonne, le regardent lui aussi comme une idée abstraite. Ce n’est que si un homme public a l’habitude de donner des dîners, avec toutes les délicatesses de la saison, que le cas est très différent : chacun se trouve fort satisfait que ce ne soit pas une idée abstraite ; par conséquent, il n’y a plus aucune impropriété à le tuer, sauf que cet assassinat tombera dans la classe des assassinats politiques, dont je n’ai pas encore traité.

Troisièmement, le sujet choisi doit être en bonne santé, il serait absolument barbare de tuer une personne malade, et généralement incapable de le supporter. Par ce principe, il ne faut pas qu’on choisisse un tailleur qui ait plus de vingt-cinq ans, car passé cet âge sûrement il doit être dyspeptique. Ou, du moins, si un homme veut chasser dans cette garenne, il pensera à coup sûr de son devoir, d’après une vieille équation établie, de tuer quelque multiple de 9 — soit le 18, le 27 ou le 36. Ici, dans cette bienveillante sollicitude pour le confort des personnes malades, vous remarquerez l’effet ordinaire de l’art qui est d’adoucir et de raffiner les sentiments. Le monde en général, Messieurs, est très épris de sang ; tout ce qu’il désire dans un meurtre c’est une effusion copieuse de sang ; un étalage éclatant en cela lui suffit. Mais le connaisseur éclairé a le goût plus raffiné ; de notre art, comme de tous les autres arts libéraux, quand on les possède à fond, le résultat est d’humaniser le cœur ; tant il est vrai que

« Ingenuas didicisse fideliter artes
Emollit mores, nec sinit esse feros. »

Un ami, un philosophe, bien connu pour sa philanthropie et pour sa bonté générale, me suggère que le sujet choisi doit encore avoir une famille de jeunes enfants entièrement dans la dépendance de ses actions, en vue d’approfondir le pathétique. Sans nul doute, c’est là un judicieux avis. Pourtant je n’insisterai pas trop vivement sur cette condition. Un bon goût sévère sans conteste la suggère ; mais néanmoins, si l’homme était d’autre part irréprochable au point de vue des mœurs et de la santé, je ne tiendrais pas avec une jalousie trop exacte à une restriction qui aurait pour effet de rétrécir la sphère de l’artiste.

Voilà pour la personne. Quant au temps, au lieu, aux instruments, j’aurais à dire bien des choses, mais le temps me fait défaut. Le bon sens du praticien habituellement l’a porté vers la nuit et vers le secret. Pourtant il ne manque pas de cas où l’on se soit, avec un effet excellent, départi de cette règle. En ce qui concerne le temps, le cas de Mrs Ruscombe forme une exception superbe que j’ai déjà signalée ; et en ce qui concerne à la fois le temps et le lieu, il se trouve une belle exception dans les annales d’Édimbourg (année 1805), qui est familière à tous les enfants d’Édimbourg, mais qui a été étonnamment frustrée de sa juste part de renommée auprès des amateurs anglais. Le cas auquel je fais allusion c’est celui d’un encaisseur à l’une des banques, qui fut tué, alors qu’il portait un sac de monnaie, en plein midi, à un tournant de High street, qui est une des rues les plus passantes de l’Europe ; et l’assassin, à l’heure qu’il est, n’est pas encore découvert.

« Sed fugit interea, fugit irreparabile tempus,
Singula dum capti circumvectamur amore. »

Et maintenant, Messieurs, pour conclure, permettez-moi, encore une fois, de décliner solennellement toutes prétentions de ma part au rôle de professionnel. Je n’ai jamais de ma vie tenté aucun assassinat, excepté en l’année 1801, sur la personne d’un matou ; cet assassinat finit autrement que je ne l’avais désiré. Mon but, je l’avoue, était un franc assassinat. « Semper ego auditor tantum ? » disais-je, « nunquamne reponam ? » et je descendis mon escalier à la recherche du chat, à une heure, par une nuit sombre, avec l’animus et sans doute le regard infernal d’un assassin. Seulement, lorsque je le trouvai, il était occupé à piller au garde-manger le pain et d’autres choses. Or, ceci donnait à l’affaire une face nouvelle ; c’était par un temps de disette générale où même les Chrétiens en étaient réduits à l’usage de pains de pommes de terre, de pains de riz, et de toutes sortes de choses semblables ; et c’était franche trahison à un matou de gâcher le bon pain de froment de la façon qu’il faisait. Instantanément ce devint un devoir patriotique de le mettre à mort, et, tandis que je me dressais bien haut et que je brandissais l’acier étincelant, je m’imaginai m’élever, pareil à Brutus, éclatant, d’une foule de patriotes, et, tout en frappant :

« J’appelai tout haut le nom de Tullius
Et saluai le père de son pays. »

Depuis lors, quelque fugitives pensées que je puisse avoir eues d’attenter à la vie d’une antique brebis, d’une poule surannée, ou de tel petit gibier, c’est le secret qu’enferme ma poitrine ; quant aux formes plus élevées de l’art, je confesse que j’y suis tout à fait impropre. Mon ambition ne va pas si haut. Non, messieurs ; selon les paroles d’Horace,

« Fungar vice cotis, acutum
Reddere quæ ferrum valet, exsors ipsa secandi. »
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