De l'assassinat considéré comme un des Beaux-Arts
POST-SCRIPTUM DE 1854
AVEC LA RELATION DES ASSASSINATS DE WILLIAMS
ET DES MAC-KEAN
On ne saurait songer à se concilier des lecteurs d’une humeur si saturnienne et si sombre qu’ils ne peuvent entrer en féconde sympathie avec aucune sorte de gaîté, et moins encore quand la gaîté empiète, si peu que ce soit, sur le domaine de l’extravagant. En pareil cas, ne pas sympathiser, c’est ne pas comprendre ; le badinage, s’il n’est pas goûté, devient plat et insipide, et tout à fait dépourvu de sens. Par bonheur, après que ces manants-là se seront tous retirés de mon auditoire, il me restera une grande majorité de personnes qui proclament bien haut l’amusement qu’elles ont retiré de mon bref mémoire ; et en même temps elles m’auront prouvé la sincérité de leur louange par l’expression d’une censure un peu hésitante. A plusieurs reprises, on m’a glissé que peut-être l’extravagance, encore que nettement intentionnelle en vue de former un élément de la gaîté générale de la conception, allait trop loin. Mais, je ne suis pas, moi, de cette opinion, et je prie mes censeurs amicaux de se souvenir qu’un des objets directs, qu’une des tentatives de cette bagatelle[48] consiste à regarder avec fixité le bord de l’horreur et de tout ce qui, par une réalisation plus effective, fût devenu tout à fait repoussant. L’excès même de l’extravagance insinue au lecteur peu à peu la simple vapeur de ce que serait la spéculation intégrale, et offre en même temps le moyen le plus sûr de désabuser de l’horreur, laquelle autrement se pourrait grossir par trop de sensibilité.
Qu’il me soit permis de rappeler, une fois pour toutes, à ceux qui m’adressent de telles objections, cette proposition du doyen Swift : que l’on dressât le compte des enfants en trop dans les trois royaumes (et ceux-là, à cette époque, tant à Dublin qu’à Londres, étaient soignés dans des hôpitaux d’enfants), afin de les engraisser et de les manger. C’était là une extravagance plus audacieuse, certes, et, en quelque sorte plus réalisable que la mienne, laquelle n’a pas mérité un seul reproche, fût-ce à un dignitaire de l’église suprême d’Irlande. Sa monstruosité même est son excuse. La pure extravagance est de mise pour autoriser ou accréditer mon petit jeu d’esprit[49], précisément comme les simples impossibilités de Lilliput, de Laputa, des Yahoos, etc., ont autorisé cet autre[50]. Si donc, un homme pense qu’il vaille la peine de tirer l’épée contre une bulle d’écume de gaîté aussi simple que cette conférence sur l’esthétique de l’assassinat, je me réfugie, pour le moment, sous le bouclier télamonien du doyen Swift.
Mais, en réalité, — et c’est ce qui à parler net, forme mon dessein en retenant le lecteur par ce post-scriptum, — mon petit papier peut plaider en faveur de son extravagance, une excuse privilégiée, comme il en manque tout à fait pour ses écrits au Doyen.
Personne ne peut prétendre, fût-ce un instant, au nom du Doyen, qu’il y ait dans la pensée humaine, aucune tendance ordinaire et naturelle de s’arrêter sur les enfants en tant qu’objets de nourriture ; dans les seules conditions qu’on puisse concevoir, cela apparaîtrait comme la forme la plus aggravée du cannibalisme, — le cannibalisme portant sur la partie de l’espèce humaine la plus dépourvue de défense. Bien au contraire, la tendance à juger critiquement ou esthétiquement les incendies ou les assassinats est universelle. Est-on sollicité au spectacle d’un grand incendie, sans nul doute la première impulsion sera d’aider à l’éteindre. Seulement ce champ d’exercice est très limité, bien vite il est rempli par une foule de professionnels réguliers, entraînés et équipés pour ce service. Au cas d’un incendie qui a lieu dans une propriété particulière, la compassion pour le désastre d’un voisin nous empêche tout d’abord de traiter la chose comme un spectacle de la scène. Mais peut-être le feu est-il confiné à des bâtiments publics ? En tous cas, après que nous avons payé notre tribut de regrets à l’affaire considérée en tant que calamité, inévitablement, et sans contrainte, nous en arrivons à la considérer comme un spectacle théâtral. Des exclamations : que c’est grand ! que c’est magnifique ! échappent dans une espèce d’extase à la multitude.
Par exemple, quand Drury Lane fut incendié dans le premier decennium de ce siècle[51], l’effondrement du toit fut marqué par le suicide mimé de l’Apollon protecteur qui surmontait et cimait le centre de ce toit. Le dieu immobile, avec sa lyre, semblait contempler d’en haut les ruines ardentes qui si vite se rapprochaient de lui. Soudain, les charpentes qui le soutenaient cédèrent ; un gonflement convulsif de flammes pareilles à des vagues parut un moment soulever la statue ; et alors, comme dans un accès de désespoir, on vit la déité présidente non pas tomber, mais se jeter elle-même dans le déluge du feu ! elle s’y précipita la tête la première, et, de toutes manières la descente eut l’apparence d’une action volontaire.
Que s’en suivit-il ? De tous les ponts sur le fleuve, de toutes les places ouvertes d’où se voyait le spectacle, une rumeur soutenue s’éleva d’admiration et de sympathie.
Quelques années avant cet événement, un prodigieux incendie se produisit à Liverpool ; le Goree, vaste amas de magasins, à côté d’un des docks, fut consumé jusqu’au ras du sol. L’énorme édifice, haut de 8 ou 9 étages, chargé des marchandises les plus combustibles, — plusieurs milliers de balles de coton, blés et avoines par milliers de quarters[52], goudron, térébentine, rhum, poudre à fusil, etc., — continua durant plusieurs heures de la nuit à nourrir ce feu formidable. Pour aggraver le malheur, il soufflait une brise de vent régulière, (heureusement pour la navigation, elle soufflait vers la terre, c’est-à-dire vers l’est) et sur toute la route de Warrington, à 18 milles de distance à l’est, l’air entier était illuminé par des flammèches de coton, souvent imbibées de rhum, et par ce qui, semblable à de véritables mondes d’étincelles flamboyantes, embrasait toutes les régions supérieures de l’air. Tout le bétail couché dans les champs, dans un rayon de 18 milles, fut jeté dans la terreur et dans l’agitation. Les hommes, naturellement, lisaient dans le tumulte, qui passait au-dessus de leurs têtes, de tourbillons scintillants et flamboyants, l’annonce de quelque gigantesque calamité survenue à Liverpool ; et la lamentation à ce sujet était universelle. Mais cette humeur de sympathie publique ne s’imposait pas à un point tel qu’elle supprimât, ou même qu’elle détournât les élans momentanés d’une admiration emphatique, tandis que ce grésil en flèches de feux aux maintes couleurs courait sur les ailes de l’ouragan, tour à tour à travers les profondeurs ouvertes de l’air et à travers les sombres nuages du ciel.
Le même traitement, précisément, s’applique aux assassinats. Après le premier tribut de regret à ceux qui ont péri, et, en tous cas, après que les intérêts des personnes ont été tranquillisés par le temps, inévitablement les traits scéniques, (ce qui peut esthétiquement s’appeler les avantages) des différents assassinats sont passés en revue et appréciés. Par conséquent, en faveur de mon extravagance, je viens me réclamer, moi, d’un principe inévitable et perpétuel dans les tendances spontanées de l’âme humaine, chaque fois qu’elle s’abandonne à elle-même. Et nul ne pourra prétendre qu’un plaidoyer analogue puisse être hasardé dans le cas de Swift.
Cette différence importante entre le Doyen et moi, tel est l’un des motifs qui nécessitaient le présent post-scriptum. Le second objet du post-scriptum sera de mettre le lecteur, d’une manière circonstanciée, au courant des trois affaires mémorables d’assassinats que depuis longtemps la voix des amateurs a couronnés du laurier, et plus spécialement des deux premières, c’est-à-dire des immortels assassinats de Williams, en 1812[53]. L’acte et l’acteur, chacun séparément, offre le plus grand intérêt ; et, comme quarante-quatre années se sont écoulées depuis 1812, on ne saurait supposer que ni l’un ni l’autre soit connu de façon approfondie par les hommes de la génération présente.
Jamais, d’un bout à l’autre, dans les annales de la Chrétienté universelle, il n’y a eu, en vérité, un acte, commis par un seul individu isolément, qui ait eu le pouvoir d’épouvanter les cœurs des hommes autant que cet assassinat, ce carnage par lequel, durant l’hiver de 1812, John Williams, en une heure, détruisit de fond en comble deux maisons, en extermina, sauf deux, tous les habitants, et établit sa propre suprématie sur tous les enfants de Caïn. Il serait tout à fait impossible de décrire suffisamment la frénésie des sentiments qui, durant l’entière quinzaine qui suivit, maîtrisa le cœur populaire : vrai délire d’horreur indignée chez quelques-uns, vrai délire de l’épouvante chez les autres.
Pendant douze jours de suite, sur l’avis sans fondement que le meurtrier inconnu avait quitté Londres, la panique qui avait convulsé la puissante métropole se répandit à travers l’île toute entière. J’étais, moi, à cette époque, à environ trois cents milles de Londres, mais là, comme partout, la panique était indescriptible. Une dame, ma proche voisine, que je connaissais personnellement et qui vivait pour l’instant, durant une absence de son mari, avec très peu de domestiques, dans une maison très à l’écart, n’eut pas de repos jusqu’à ce qu’elle eût fait placer dix-huit portes (elle-même me l’a raconté, et, du reste, persuadé par preuve oculaire), dont chacune était bien fermée par de forts verrous et des barreaux et des chaînes, entre sa chambre à coucher et tout intrus à forme d’homme. La joindre, fût-ce dans son salon, était chose comparable à la marche d’un drapeau blanc dans une forteresse assiégée ; tous les six pas, on était arrêté par une sorte de herse.
La panique ne se confinait pas chez les riches ; des femmes de la condition la plus humble plus d’une fois moururent sur-le-champ, du coup que leur avaient porté des tentatives suspectes d’intrusion de la part de vagabonds, lesquels ne méditaient probablement rien de pire qu’un vol, mais les pauvres femmes, égarées par les journaux de Londres, s’étaient imaginées que c’était le redoutable assassin de Londres.
Cependant, l’artiste solitaire, qui se reposait au centre de Londres, se nourrissant du sentiment de sa propre grandeur, comme un Attila domestique, comme un « Fléau de Dieu », — cet homme qui cheminait dans les ténèbres et qui faisait fond sur l’assassinat (plus tard on l’a su), en vue d’avoir du pain, des vêtements, et pour s’élever dans la vie, — préparait en silence une réponse à effet aux gazettes publiques ; le douzième jour après son meurtre inaugural, il signalait sa présence à Londres et avertissait tout le monde combien il était absurde de lui attribuer des penchants champêtres, en frappant un second coup, en accomplissant l’extermination d’une seconde famille.
Un peu allégée se trouva la panique provinciale, grâce à cette preuve que l’assassin n’avait pas condescendu à se dérober à la campagne ni à abandonner, un seul moment, sur les motifs de la prudence ou de la peur, les grands castra stativa métropolitains du crime géant, situés à jamais sur les bords de la Tamise. En fait, le grand artiste dédaignait la renommée provinciale ; il doit avoir estimé la risible disproportion du contraste entre une ville de la campagne ou un village, d’une part, et de l’autre un ouvrage plus durable que l’airain — un κτημα ἐς αει — un assassinat d’une telle qualité qu’il pût daigner le tenir pour un ouvrage sorti de son propre atelier.
Coleridge, que je vis quelques mois après ces assassinats terrifiants, me raconta que, pour sa part, bien qu’il résidât en ce temps-là à Londres, il n’avait pas partagé la panique régnante ; il n’en avait été touché qu’en tant que philosophe, il avait été jeté dans une rêverie profonde, au sujet du pouvoir formidable laissé à la disposition de quiconque sait s’accommoder de l’abjuration de toutes les entraves de la conscience, s’il est en même temps tout à fait libre de crainte. Mais s’il ne partageait pas la panique publique, Coleridge ne considérait pas cette panique comme le moins du monde déraisonnable ; en effet, disait-il très justement, dans cette vaste métropole il y a bien des milliers de ménages composés exclusivement de femmes et d’enfants ; il y en a bien d’autres milliers qui, par nécessité, confient leur sauvegarde, durant les longues soirées, à la discrétion de quelque jeune servante ; pour peu qu’elle se laisse persuader, sous le prétexte d’un message de la part de sa mère, de sa sœur ou de son amoureux, et ouvre la porte, dès lors, en une seconde de temps, s’en va à la ruine la sécurité de la maison.
Cependant, en ce temps-là, et pendant plusieurs mois consécutifs, la pratique prévalut de mettre solidement la chaîne sur la porte avant de l’ouvrir, ce qui servit pendant bien longtemps à rappeler la profonde impression laissée à Londres par M. Williams.
Southey, puis-je ajouter, entra profondément dans le sentiment public à cette occasion, et il me dit, une semaine ou deux après le premier assassinat, que c’était bien un événement particulier de cet ordre qui pouvait atteindre à la dignité d’un événement national[54].
Maintenant que j’ai préparé le lecteur à apprécier à sa vraie proportion cet épouvantable tissu d’assassinats (souvenir d’une époque laissée à 42 ans derrière nous, on ne saurait les supposer vraiment connus d’une personne sur quatre de cette génération), je vais passer aux détails circonstanciés de l’affaire.
Avant tout un mot quant à la scène locale des meurtres. Ratcliffe Highway est une grande voie de communication dans un quartier très chaotique du Londres oriental ou nautique. En ce temps-là (c’est-à-dire en 1812), aucune police suffisante n’existait, sauf la police détective de Bow Street — admirable pour son objet particulier, mais absolument disproportionnée au service général de la capitale, — c’était donc un quartier très dangereux. Un homme sur trois, pour le moins, y pouvait être compté comme étranger : Lascars, Chinois, Maures, Nègres, se rencontraient à tous les pas. Et, outre le ruffianisme multiple caché impénétrablement sous les chapeaux mêlés aux turbans de ces gens dont le passé était insaisissable aux yeux des Européens, on ne l’ignore pas, la marine de la chrétienté (spécialement, en temps de guerre, la marine de commerce) est le sûr réceptacle de tous les meurtriers et de tous les ruffians à qui leurs crimes ont donné un motif de se dérober, pour une saison, aux regards du public. Peu de gens de cette catégorie, c’est vrai, sont qualifiés pour se donner comme des hommes de mer capables ; en tout temps, et spécialement durant une guerre, seule une petite proportion (un nucleus) dans l’équipage d’un bateau comporte des hommes capables — la grande majorité est simplement composée de terriens sans expérience.
Mais John Williams, qui avait été, à plusieurs reprises, compté comme marin à bord de différents navires des Indes, etc., était probablement un marin accompli. C’était, en effet, un homme généralement avisé et adroit, fertile en ressources dans toutes les difficultés soudaines, et qui se pliait avec la plus grande souplesse à toutes les variations de la vie sociale.
Williams était un homme de taille moyenne (de 5 pieds 7 pouces et demi à 5 pieds 8 pouces), d’une complexion dégagée, plutôt mince, mais vibrant, passablement musculeux et net de toute chair superflue.
Une dame qui l’a vu à son interrogatoire (je crois, au bureau de police de la Tamise), m’a assuré que ses cheveux étaient de la couleur la plus extraordinaire et la plus vive, — je veux dire d’un jaune brillant, tenant à peu près le milieu entre la couleur de l’orange et celle du citron. Williams était allé dans l’Inde, principalement au Bengale et à Madras, et il avait été aussi sur l’Indus. Or, il est notoire qu’au Pendjab, les chevaux appartenant aux castes élevées sont souvent peints, cramoisi, bleu, vert, pourpre ; et Williams, me semble-t-il, pouvait, dans le dessein possible de se déguiser, avoir pris une idée de cette pratique de Sind et de Lahore, si bien que peut-être cette couleur n’était pas naturelle. Pour le reste, son aspect était assez naturel et — si j’en juge d’après une statuette de lui en plâtre, que j’ai achetée à Londres, — je dirais médiocre en ce qui regarde la structure de son visage.
Quelque chose, cependant, frappait, qui s’accordait bien avec l’impression de son naturel de tigre : son visage portait en tout temps une pâleur exsangue, spectrale. « Vous auriez imaginé, disait mon informatrice, que dans ses veines ne circulait pas le sang rouge de la vie, celui qui s’enflamme par la chaleur de la honte, de la colère ou de la pitié, — mais une sève verte ne jaillissant pas d’un cœur humain. » Les yeux semblaient glacés et vitreux, comme si la lumière en était toute convergée sur quelque victime cachée dans le lointain. En cela, son aspect pouvait être repoussant ; mais, d’autre part, la déposition concordante de beaucoup de témoins, et aussi la déposition silencieuse des faits le montrent, ce que sa manière d’être avait d’huileux et d’insinuation serpentine neutralisait le caractère repoussant de son visage spectral, et lui ménageait auprès de jeunes femmes inexpérimentées un accueil des plus favorables. En particulier, une jeune fille de bonne éducation, que Williams avait sans doute le dessein de tuer, déposa qu’une fois, comme il était assis seul à côté d’elle, il lui avait dit : « Eh bien ! Mademoiselle R…, supposons que j’apparaisse, vers minuit, à côté de votre lit, armé d’un couteau à découper, que diriez-vous ? » Et la jeune fille confiante lui avait répondu : « Oh ! Monsieur Williams, si c’était un autre, je serais effrayée. Mais, en entendant votre voix, je me tranquilliserais. » Pauvre petite ! que ce tracé de premier jet, M. Williams l’eût rempli et réalisé, et elle aurait vu quelque chose dans le visage cadavérique, entendu quelque chose dans la voix sinistre qui eût dérangé sa tranquillité à jamais. Mais rien moins que de si terribles expériences ne pouvait valoir pour démasquer M. John Williams.
C’était dans la nuit d’un samedi de décembre ; M. Williams, nous supposerons qu’il avait fait son coup d’essai[55] bien longtemps auparavant, se frayait un chemin à travers les rues encombrées et affairées. Dire c’était agir. Et cette nuit, il s’était dit en secret qu’il allait exécuter un projet déjà ébauché, lequel, une fois fini, était destiné à frapper, le jour suivant, de consternation « tout le puissant cœur » de Londres, du centre à la circonférence. Plus tard on s’en est souvenu, il avait quitté en vue de sa sombre mission son logement, vers onze heures du soir ; non qu’il eût l’intention de commencer si tôt ; mais il lui était nécessaire de procéder à des reconnaissances. Il portait ses outils serrés sous son ample et spacieux vêtement tout boutonné. C’était en harmonie avec la subtilité générale de son caractère et sa haine élégante de la brutalité, que, par un agrément universel, ses manières fussent distinguées pour leur suavité exquise ; le cœur de tigre se masquait sous le raffinement le plus insinuant et le plus onduleux. Toutes ses connaissances dans la suite ont décrit sa dissimulation comme si aisée et si parfaite que, si en suivant son chemin dans les rues toujours encombrées de monde le samedi soir dans les quartiers pauvres, il avait par mégarde coudoyé quelqu’un, il se fût (pour satisfaire tout le monde) arrêté à lui présenter les excuses les plus convenables. Avec son cœur diabolique couvant le plus infernal des projets, il se serait encore interrompu pour exprimer l’aimable souhait que l’énorme maillet qu’il portait sous les boutons de son pardessus élégant, n’eût pas causé de mal à l’étranger avec qui il était venu en collision. Titien, je crois, à coup sûr Rubens, et peut-être Van Dyck s’étaient fait une loi de ne jamais pratiquer leur art qu’en grand costume — manchettes de dentelles, perruque à bourse et épée à poignée de diamant ; M. Williams, on a des raisons de le croire, quand il sortait pour un grand massacre compliqué, portait toujours des bas et des escarpins noirs ; il n’aurait, sous aucun prétexte, humilié sa condition d’artiste jusqu’à porter une robe de chambre.
Dans sa deuxième grande œuvre, il a été remarqué et rappelé, très particulièrement, par le seul et unique homme tremblant qui, sous les tuantes agonies de la peur, fut contraint (comme va voir le lecteur) de se faire, dans une place cachée, le témoin solitaire de ces atrocités, que M. Williams portait un long habit bleu du drap le plus fin et richement doublé de soie. Parmi les anecdotes qui circulaient à son sujet, on disait dans le temps que M. Williams employait le premier des dentistes et aussi le premier des pédicures. En aucune matière, il n’eût voulu patronner une habileté de second ordre. Et, sans nul doute, dans cette périlleuse petite branche d’industrie qu’il pratiquait, on peut le regarder comme le plus aristocratique et le plus délicat des artistes.
Mais qui était la victime vers la demeure de laquelle il se hâtait ? A coup sûr, il ne pouvait pas avoir l’imprudence de mettre à la voile pour tenir une course aventureuse à la recherche d’une personne de hasard à tuer ? Oh ! non ; il s’était, quelque temps d’avance, assuré de la personne, je veux dire d’un ancien ami très intime. Il semble, en effet, qu’il ait établi comme maxime que la personne la meilleure à tuer est un ami, ou, à défaut d’un ami, article qu’on ne saurait toujours avoir à sa disposition, une connaissance : dans ces deux cas, lorsqu’on approche de son sujet, la suspicion se trouve désarmée, tandis qu’un étranger prendrait l’alarme et trouverait, dans l’aspect même de son meurtrier élu, l’avertissement d’avoir à se tenir sur ses gardes.
Dans le cas présent, on a regardé sa victime prétendue comme réunissant la double condition : originellement ç’avait été un ami, qui, par la suite, sur quelque bon motif survenu, s’était transformé en ennemi. Ou, plus probablement, disaient d’autres, les sentiments depuis longtemps s’étaient assoupis qui avaient donné la vie à des rapports soit d’amitié, soit d’inimitié.
Marr, tel est le nom de cet homme infortuné, choisi (pour sa qualité d’ami ou d’ennemi) comme l’objet du travail de la présente nuit du samedi. L’histoire qui courait en ce temps-là, au sujet de la liaison de Williams et de Marr — et qui jamais, vraie ou fausse, n’a été démentie par l’autorité — c’est qu’ils avaient navigué sur la même malle des Indes jusqu’à Calcutta, et qu’ils s’étaient pris de querelle en mer. Une autre version de l’histoire disait : — Non, ils se sont disputés après être revenus de la mer, et l’objet de leur querelle était Mme Marr, très jolie jeune femme, aux faveurs de laquelle ils s’étaient trouvés candidats rivaux, et ils s’étaient pris soudain l’un pour l’autre de la plus amère inimitié. Certains détails donnaient une couleur de probabilité à cette histoire. Au demeurant, il est parfois advenu, à l’occasion d’un assassinat qui s’expliquait insuffisamment, que, pure bonté de cœur ne tolérant pas un motif simplement sordide à un assassinat éclatant, quelqu’un ait forgé et que le public ait accrédité une histoire pour représenter l’assassin comme ayant agi sous quelque impulsion d’un ordre plus élevé. Dans cette affaire, le public, trop choqué par l’idée que Williams, pour un simple motif de lucre, eût pu consommer une tragédie si complexe, accueillit volontiers le conte qui le représentait sous l’empire d’une malveillance mortelle, accrue par la rivalité la plus passionnée et la plus noble au sujet des faveurs d’une femme. Le cas demeure, jusqu’à un certain point, douteux, — mais certainement la probabilité est que Mme Marr avait été la juste cause, causa teterrima, de la discorde des deux hommes.
Mais les minutes se font nombreuses, les sables du sablier s’écoulent qui mesurent la durée de cette discorde sur la terre. Cette nuit, elle va cesser. Demain est le jour qu’en Angleterre on nomme dimanche, qu’en Écosse on nomme de son nom judaïque de Sabbat. Pour les deux nations, sous les noms différents, le jour a la même fonction : c’est pour toutes les deux le jour du repos. Pour toi aussi, Marr, ce sera le jour du repos, cela est écrit ; et toi encore, jeune Marr, tu vas trouver le repos — toi et ta famille, et l’étranger qui est sous ton toit. Mais ce repos sera dans le monde qui se trouve au delà de la tombe. De ce côté de la tombe, vous allez dormir tous votre sommeil dernier.
C’était une nuit d’extraordinaires ténèbres ; dans cet humble quartier de Londres, quelle que puisse être la nuit, lumineuse ou obscurcie, calme ou orageuse, toutes les boutiques restaient ouvertes les nuits du samedi jusqu’à minuit au moins, et beaucoup une bonne demi-heure en plus. Là, il n’y avait pas de superstition pédante et judaïque au sujet des limites exactes du dimanche. Au pis aller, le dimanche s’étendait depuis une heure du matin, le premier jour, jusqu’à huit heures du matin, le jour suivant, et accomplissait de la sorte un cercle de trente et une heures. C’était, assurément, bien assez long. Marr, particulièrement dans la soirée de ce samedi-là, eût été satisfait même qu’il fût plus court, à condition qu’il vînt plus tôt ; car il avait peiné derrière son comptoir pendant seize heures.
Voici quelle était la situation de Marr dans la vie : — il tenait une petite boutique de bonneterie, et avait placé dans son fonds et dans la fourniture de sa boutique environ 180 livres sterling. Comme tous les hommes engagés dans le commerce, il éprouvait certaines inquiétudes. Il n’était qu’un tout nouveau débutant, et déjà de mauvaises dettes l’avaient alarmé, des effets venaient à maturité qui, vraisemblablement, ne coïncideraient pas avec des ventes en rapport. Mais, de par sa constitution, il était, comme sanguin, plein d’espérances. En ce temps-là c’était un jeune homme de 27 ans, robuste et de fraîche couleur, que ne gênaient qu’à un très faible point ses perspectives commerciales ; toujours de belle humeur, se promettant (bien en vain !) pour cette nuit et la nuit suivante tout au moins, de reposer sa tête lasse et ses soucis sur le sein fidèle de sa douce, aimable jeune femme.
La famille de Marr se composait de cinq personnes, à savoir :
D’abord, lui-même, qui, si lui devait advenir la ruine dans les limites du langage commercial, aurait bien assez d’énergie pour se relever de nouveau, pareil à une pyramide de feu, et pour planer bien haut par-dessus la ruine plusieurs fois répétée. Oui, pauvre Marr, ce pourrait être ainsi, pourvu que tu fusses laissé à ton énergie native sans encombre ; mais voici qu’à présent se tient de l’autre côté de la rue quelqu’un né de l’enfer et qui oppose son péremptoire refus à toutes tes perspectives les plus flatteuses.
La deuxième sur la liste de la famille se trouve sa jolie et aimable femme, laquelle est heureuse à la manière des épouses adolescentes, car elle n’a que 22 ans, et inquiète seulement (quand elle l’est) au sujet de son enfant adoré.
En troisième lieu, en effet, il y a dans un berceau, à moins de neuf pieds plus bas que la rue, je veux dire dans une cuisine chaude et agréable, et bercé à intervalles par la jeune mère, un bébé de huit mois. Depuis dix-neuf mois, Marr et elle sont mariés et c’est là leur premier né. Ne vous affligez pas pour l’enfant qui va devoir observer le profond repos du dimanche dans un autre monde ; car pourquoi un orphelin, plongé jusqu’aux lèvres dans la pauvreté, une fois privé de ses père et mère, traînerait-il sur une terre étrangère et assassine ?
En quatrième lieu, il y a un brave garçon, un apprenti, mettons de treize ans, — un garçon du Devonshire[56], d’une belle figure, tels que le sont pour la plupart les jeunes gens du Devonshire ; content de sa place, pas surmené, traité avec bonté par son maître et par sa maîtresse.
Cinquièmement, et pour finir, fermant la marche de cette paisible famille, une servante, jeune femme adulte qui, très remarquable par la bonté de son cœur, occupait (comme il arrive souvent dans les familles de prétentions modestes quant au rang) une sorte de situation de sœur dans ses relations avec sa maîtresse.
Un grand changement démocratique s’effectue en ce moment précis (1854) et depuis vingt ans s’est effectué dans la société britannique. Des multitudes de personnes ont trouvé honteux de dire les mots « mon maître » et « ma maîtresse » ; le terme qui vient les déposséder lentement est « mon employeur ». Or, aux États-Unis, une telle expression hautement démocratique, encore que désagréable en tant qu’elle est l’inutile proclamation d’une indépendance que personne ne conteste, ne comporte, cependant, aucun mauvais effet durable. Les auxiliaires domestiques s’y trouvent assez généralement dans un état de transition qui aboutit si sûrement et si vite à les mettre eux-mêmes à la tête d’un établissement domestique leur appartenant en propre, qu’en effet ils ignorent, au moment présent, un rapport qui, tout compte fait, devra se dissoudre dans un an ou deux. Mais en Angleterre, où n’existe pas la même réserve de terres perpétuellement en excédent, la tendance de ce changement est pénible. Elle porte en soi l’expression affligeante et grossière de l’immunité quant à un joug, qui était en tout cas bien souvent léger et bénin. Ailleurs je développerai ce que je prétends dire.
Ici, apparemment, au service de Mme Marr, le principe en question se démontrait lui-même par la pratique. Mary, la servante, éprouvait un respect sincère et simple pour une maîtresse qu’elle voyait si fermement occupée de ses devoirs domestiques, et qui, si jeune, investie d’une légère autorité, ne l’exerçait jamais par caprice, mais la manifestait toujours d’une façon remarquable. D’après le témoignage de tous les voisins, elle se comportait, vis-à-vis de sa maîtresse, avec une nuance de respect discret, tout en se montrant ardente à la soulager, chaque fois que c’était possible, du poids de ses devoirs maternels, par les services joyeux et volontaires d’une vraie sœur.
Telle était la jeune femme que tout à coup, trois ou quatre minutes avant minuit, Marr appela du bord de l’escalier, la chargeant d’aller acheter des huîtres pour le souper de la famille. De quels minces hasards dépendent bien souvent de sérieux résultats qui durent la vie ! Marr, occupé par les affaires de sa boutique, Mrs Marr, occupée par quelque indisposition et un réveil de son bébé, avaient oublié l’un et l’autre de s’inquiéter du souper. Le temps, de moment en moment, restreignait la possibilité d’un choix varié ; et l’on commanda des huîtres, sans doute comme la chose la plus probable à trouver après que minuit aurait sonné. Et voilà que de cette circonstance insignifiante allait dépendre la vie de Mary ! Qu’on l’eût envoyée chercher le souper comme à l’ordinaire entre dix et onze heures, il est bien certain qu’elle, le seul membre de la famille entière qui ait échappé à la tragique extermination, n’y eût pas échappé, il n’est que trop certain qu’elle aurait partagé la destinée commune.
Maintenant il était devenu nécessaire de faire vite, hâtivement ; donc, ayant reçu de l’argent de Marr, un panier à la main, tête nue, Mary courut hors de la boutique. Ce fut dans la suite, à se le remémorer, un souvenir qui lui glaçait le cœur que, précisément en passant le seuil de la boutique, elle avait remarqué de l’autre côté de la rue, à la lumière des réverbères, la figure d’un homme, stationnaire à ce moment, mais qui l’instant d’après avait lentement bougé.
C’était Williams, ainsi qu’un petit incident, tout juste avant ou tout juste après (il est à présent impossible de dire lequel des deux) l’a prouvé suffisamment. Or, si l’on considère le désordre et la hâte inévitables de Mary dans les conjonctures posées, le temps à peine suffisant pour avoir chance de faire sa commission, il devient évident qu’elle a dû sentir se rattacher un sentiment profond de malaise mystérieux aux mouvements de cet inconnu, sans quoi, assurément, son attention ne se fût pas trouvée disponible pour si peu de chose.
Sur ce point même elle a jeté un peu de lumière pour ce qui pouvait, à demi consciemment, se passer alors dans son esprit. Elle disait que, nonobstant l’obscurité qui ne lui aurait pas permis de reconnaître les traits de l’homme ni de s’assurer de l’exacte direction de ses yeux, elle avait pourtant remarqué que, d’après son maintien quand il se mit en marche, et d’après la visible allure de sa personne, il devait être en train de regarder vers le no 29.
Le petit incident auquel j’ai fait allusion et qui confirme l’opinion de Mary c’est que, à un moment très rapproché de minuit, le watchman, le veilleur de nuit, avait particulièrement remarqué cet étranger. Il l’avait observé qui regardait continuellement dans la fenêtre de la boutique de Marr, et il avait trouvé cette action, en la rapprochant des apparences de l’homme, tellement suspecte qu’il entra dans la boutique de Marr pour lui communiquer ce qu’il avait vu.
Il établit ce fait, plus tard, devant les magistrats, en ajoutant que, dans la suite, c’est-à-dire très peu de minutes après minuit (huit ou dix minutes, probablement, après le départ de Mary), comme il repassait, selon sa tournée ordinaire d’une demi-heure, Marr lui avait demandé de l’aider à fermer ses volets. Ce fut là la dernière communication entre eux ; et le watchman avertit Marr que le mystérieux étranger semblait, cette fois, s’être éloigné et qu’il ne s’était plus fait voir depuis le premier avis donné par le watchman à Marr.
Il est hors de doute que Williams avait observé la visite du watchman à Marr, et qu’ainsi son attention avait été attirée sur l’indiscrétion de son propre maintien, si bien que l’avertissement, donné inefficacement à Marr, c’est Williams qui en avait tenu compte.
Et, c’est à peine si on peut le mettre davantage en doute, le chien sanguinaire avait commencé son œuvre dans la minute qui suivit celle où le watchman aida Marr à poser ses volets, en voici la raison :
Ce qui empêchait Williams de commencer plus tôt, c’était l’exposition de tout l’intérieur de la boutique aux regards des passants de la rue. Il était indispensable que les volets fussent fermés avec soin pour que Williams pût, en sécurité, se mettre à l’ouvrage. Mais, dès que cette précaution préliminaire serait prise et qu’il se serait assuré un abri contre la vue du public, ne perdre aucun moment par un retard devenait dès lors d’une bien plus grande importance qu’il ne l’avait été primitivement de ne rien hasarder par de la précipitation. Tout dépendait de ce fait, pénétrer avant que Marr eût clos la porte.
Toute autre manière d’entrer (par exemple, en attendant le retour de Mary pour faire son entrée en même temps qu’elle), on le verra, Williams y aurait compromis un précieux avantage que, si on lit ses actions muettes dans leur exacte ordonnance, il a dû, le lecteur va le comprendre, mettre à profit.
Williams attendit, par nécessité, que le bruit des pas du watchman se fût éloigné ; il attendit peut-être trente secondes ; passé ce danger, le danger prochain était que Marr se mît à clore sa porte : un tour de clé, et l’entrée était fermée à l’assassin. C’est pourquoi il s’élança au dedans, et d’un mouvement adroit de la main gauche il tourna, sans doute, la clé, sans laisser Marr s’apercevoir de ce stratagème fatal. Il est en vérité admirable et des plus intéressants de suivre la marche successive du monstre, et de noter l’absolue certitude avec laquelle les silencieux hiéroglyphes de l’affaire nous décèlent tout le processus et les mouvements du drame sanglant, non moins sûrement et aussi pleinement que si nous avions été nous-mêmes cachés dans la boutique de Marr ou que si nous avions contemplé du haut des cieux de pitié, ce vautour infernal qui ne savait pas ce que pitié veut dire.
Qu’il ait caché à Marr son artifice secret et rapide quant à la serrure, cela est évident ; parce que sinon, Marr eût aussitôt pris l’alarme, surtout après ce que le watchman lui avait communiqué ! Or on verra bientôt que Marr ne s’était pas alarmé. Certes, pour le plein succès de Williams, il importait, au plus haut degré, d’empêcher et de prévenir tout hurlement, tout cri d’agonie de Marr. De telles clameurs et dans une situation si légèrement défendue contre la rue, je veux dire par les murs les plus minces, se font entendre du dehors à peu près aussi clairement que si elles s’élevaient dans la rue. Ces clameurs, il était donc indispensable de les étouffer. Elles furent étouffées ; et le lecteur va comprendre comment.
Mais, en ce moment laissons le meurtrier seul avec ses victimes. Que durant 50 minutes il travaille à sa guise. La porte d’entrée, comme nous savons, est maintenant assurée contre tout secours. Il n’y a pas de secours. Attachons donc notre vue sur Mary, et, quand tout sera achevé, revenons avec elle lever le rideau et lire l’horrible monument de tout ce qui s’est passé pendant son absence.
La pauvre fille, l’esprit inquiet à un point qu’elle ne pouvait qu’à moitié comprendre, errait de ci, de là, à la recherche d’un débit d’huîtres ; et n’en trouvant pas qui fût encore ouvert dans le rayon que lui avait fait connaître son expérience ordinaire, elle se dit que le mieux était de tenter la chance dans un quartier plus éloigné. Elle voyait, dans le lointain, briller et scintiller les réverbères qui l’attiraient ; et, ainsi, à travers des rues inconnues pauvrement éclairées[57], par cette nuit particulièrement obscure, dans une région de Londres où des tumultes furieux continuellement la détournaient de ce qui semblait le droit chemin, il était bien naturel qu’elle s’égarât. Pendant ce temps, le dessein dans lequel elle était sortie était devenu sans espoir. Il ne lui restait plus qu’à revenir sur ses pas. Mais là était la difficulté ! Car elle avait peur de demander son chemin à des passants de hasard dont l’obscurité l’empêchait de reconnaître les dehors. A la longue, à sa lanterne elle reconnut un watchman. Par lui, elle fut remise dans la bonne route, et dix minutes plus tard, elle se retrouvait devant la porte du no 29 de Ratcliffe Highway. En même temps, elle se convainquit qu’elle avait dû être absente pendant 50 à 60 minutes ; elle avait, en effet, entendu dans le lointain, le cri une heure passé, lequel, commencé quelques secondes après une heure, durait sans interruption de 10 à 12 minutes.
Dans le trouble des inquiétudes torturantes qui aussitôt la surprirent, bien entendu, il lui est devenu difficile de se rappeler distinctement toute la succession des doutes, des appréhensions et des pressentiments ombrageux qui fondirent sur elle soudain. Mais, autant qu’elle ait pu se rappeler, elle n’a pas, au premier moment qu’elle atteignit la maison, remarqué rien qui fût décidément alarmant.
Dans le plus grand nombre des villes, les sonnettes sont les instruments principaux de communication entre la rue et l’intérieur des maisons ; à Londres, les marteaux dominent. Chez Marr, il y avait à la fois un marteau et une sonnette. Mary sonna, et en même temps elle heurta légèrement. Elle n’avait aucune crainte de déranger son maître ou sa maîtresse, elle était bien sûre de les trouver encore debout. Elle n’avait d’inquiétude que pour le bébé qui, dérangé, aurait pu encore priver sa mère du repos de la nuit. Elle savait bien que, des trois personnes attendant avec anxiété son retour, et, à ce moment, peut-être sérieusement tourmentées de son retard, le moindre perceptible murmure venu d’elle devait en un moment en amener une à la porte.
Mais qu’est-ce donc ? A son grand étonnement, et avec l’étonnement s’insinuait en elle une terreur glaciale — elle n’entendit ni mouvement, ni rumeur, monter de la cuisine. Au moment même lui revint, dans une angoisse frissonnante, l’image confuse de cet étranger au large vêtement sombre qu’elle avait vu se glisser furtif sous la lumière ombrageuse du réverbère, et qui, trop sûrement, guettait les mouvements de son maître : et voilà qu’elle se reprochait amèrement, quelque pressante que fût sa hâte, de n’avoir pas averti M. Marr de cette apparition suspecte. Pauvre fille ! Elle ne savait pas alors que si un tel avis avait pu être valable pour mettre Marr sur ses gardes, il lui était venu d’autre part, si bien qu’à cette omission, en réalité due seulement à sa hâte de faire la commission de son maître, on ne pouvait imputer le résultat fâcheux. Mais de telles réflexions, en ce sens ou en tout autre, furent englouties en ce moment dans la panique qui lui montait.
Que son double appel eût pu n’être pas remarqué, — ce seul fait, tout à coup, lui fut une révélation d’horreur. Qu’une personne se fût endormie, mais deux — mais trois — cela était une pure impossibilité. Et même, à les supposer toutes les trois ensemble et le bébé ensevelis dans le sommeil, combien encore restait inexplicable ce total — ce total silence ! Très certainement à ce moment quelque chose comme de l’horreur hystérique couvrit d’une ombre la pauvre fille, et alors elle se mit à tirer la sonnette avec une violence qui appartient à de la terreur maladive. Cela fait, elle s’arrêta ; elle gardait encore assez d’empire sur soi, bien que, vite, vite, il fût en train de l’abandonner, pour réfléchir que si quelque accident écrasant avait obligé Marr et son apprenti à laisser la maison et à aller chercher une assistance chirurgicale dans des quartiers assez éloignés (chose à peine supposable), — même dans ce cas, Mme Marr et son enfant seraient restés, et ne fût-ce qu’un murmure, à toute extrémité, la jeune mère aurait répondu.
S’arrêter donc, s’imposer à elle-même un rigoureux silence, de façon à laisser venir la réponse possible à son appel dernier, ce devint pour elle le devoir, par un effort spasmodique. Écoute donc, pauvre cœur tremblant ; et, vingt secondes, tiens-toi immobile comme la mort ! Immobile comme la mort, elle l’était ; et durant cette redoutable immobilité, comme elle étouffait son souffle pour pouvoir écouter, il se produisit un incident d’une terreur mortelle qui, jusqu’au jour de sa mort, ne cessera de renouveler dans son oreille ses échos. Elle, Mary, la pauvre fille tremblante, qui se contenait et se maîtrisait par un effort suprême, afin de laisser plein accès à la réponse que pouvait faire, à son dernier appel frénétique, sa chère jeune maîtresse, à la fin et très distinctement elle entendit à l’intérieur de la maison un bruit. Oui, maintenant, sans doute possible, une réponse se fait à son appel. Mais quelle réponse ?
Sur l’escalier — non pas l’escalier qui conduisait, en bas, à la cuisine, mais sur l’escalier qui conduisait, en haut, à l’unique étage des chambres à coucher, — elle entendit un bruit de craquement. Puis elle entendit très distinctement un pas : une marche, deux, trois, quatre marches lentement, distinctement descendues. Puis, les redoutables pas, elle les entendit, s’avancèrent au long de l’étroit couloir vers la porte. Les pas — ô ciel ! les pas de qui ? — se sont arrêtés à la porte. On pouvait entendre la respiration de cet être terrible qui avait imposé le silence à toute respiration autre que la sienne dans la maison. Il n’y a qu’une porte entre lui et Mary. Mais que fait-il donc de l’autre côté de la porte ? Pas circonspect, pas furtif, qui est descendu au bas de l’escalier, puis qui a marché le long du petit couloir étroit — étroit comme un cercueil — jusqu’à ce qu’enfin, il se soit arrêté à la porte.
Ah ! que le drôle respire fort ! Lui, l’assassin solitaire, est d’un côté de la porte ; Mary est de l’autre côté. Or, supposez qu’il eût ouvert tout à coup la porte, et que, inconsidérément, dans l’obscurité, Mary se fût précipitée à l’intérieur et se fût trouvée dans les bras de l’assassin. Le cas jusque-là eût été possible — et même certainement, si la ruse en eût été tentée tout de suite au retour de Mary, elle aurait eu plein succès ; si la porte s’était ouverte tout à coup à son premier tintement, tête baissée, elle aurait sauté dans la maison, et aurait péri. Mais, à présent, Mary est sur ses gardes. Le meurtrier inconnu et elle, tous deux leurs lèvres contre la porte, sont aux écoutes et respirent fort, mais heureusement ils sont chacun d’un côté de la porte, et au moindre indice d’ouverture de la clé ou du loquet, Mary se serait rejetée dans l’asile de l’obscurité générale.
Quel était le but du meurtrier en s’avançant le long du couloir jusqu’à la porte d’entrée ? Son but, le voici : — Prise à part, en tant qu’individu, Mary n’avait pour lui aucune valeur. Mais considérée comme membre d’une famille, elle avait cette valeur, que, saisie et assassinée, elle parfaisait et complétait le désastre de la maison. L’affaire racontée, comme elle devait être racontée dans toute la chrétienté, tiendrait captive l’imagination. Ainsi toute la couvée de victimes était prise aux filets ; la ruine de la famille ainsi était entière et globale ; et sous ce rapport, la tendance des hommes et des femmes, de quelque façon qu’ils s’agitassent, aurait été, sans aide et sans espoir, de tomber entre les mains victorieuses de l’assassin tout puissant. Il n’avait qu’à dire : « Mes preuves sont datées du no 29 de Ratcliffe Highway » et la pauvre imagination vaincue tombait sans pouvoir sous l’œil de crotale fascinateur du meurtrier.
Il n’y a aucun doute que le motif pour l’assassin de demeurer au côté intérieur de la porte de Marr, tandis que Mary restait du côté extérieur, était l’espoir que, s’il ouvrait la porte doucement, contrefaisant tout bas la voix de Marr, et disant : Qu’est-ce qui vous a fait rester si longtemps ? il serait possible de la capturer.
Il se trompait. Il était pour cela trop tard. Mary était maintenant éperdument en éveil. Elle se mit alors à sonner la sonnette et à frapper le marteau avec une violence ininterrompue. Et la conséquence naturelle c’est que le voisin de la maison contiguë, qui venait de se coucher et de s’endormir à l’instant même, fut réveillé ; et, grâce à la violence incessante de la sonnerie et des heurts qui, à présent, obéissaient à une impulsion délirante et irrésistible chez Mary, il eut le sentiment qu’un événement très terrible devait être à la racine d’un tumulte si bruyant. Se lever, monter la fenêtre, demander furieusement la cause de ce vacarme intempestif, ce fut l’affaire d’un moment. La pauvre fille resta suffisamment maîtresse d’elle-même pour expliquer avec rapidité le fait de son absence d’une heure, sa croyance que la famille de M. et Mme Marr avait été assassinée dans l’intervalle, et qu’à ce moment encore l’assassin était dans la maison.
La personne à qui s’adressait son récit était un prêteur sur gages ; ce devait être à coup sûr un homme brave, car l’entreprise était périlleuse, ne fût-ce qu’en tant qu’épreuve pour sa force physique, de faire face seul à seul à un assassin mystérieux, lequel apparemment avait signalé sa vaillance par un triomphe d’une telle étendue. Certes, encore une fois, il fallait à l’imagination un effort de victoire sur soi-même pour s’élancer, tête baissée, en la présence d’un homme enveloppé dans un nuage de mystère, et dont la nationalité, l’âge, les motifs étaient tout ensemble inconnus. Il est rare que sur un champ de bataille un soldat ait été appelé à affronter un danger aussi complexe. Car, si la famille entière de son voisin Marr avait été exterminée — si cela était vrai, en effet, — une telle quantité de sang répandu semblait bien le dénoncer, il devait y avoir deux personnes pour commettre le crime, ou, si une seulement avait accompli une telle ruine, en ce cas, de quelle colossale audace devait-elle être douée, celle-là ! et aussi, sans doute, de quelle agilité, de quelle force animales ! Mieux même : l’ennemi inconnu (qu’il fût un seul ou qu’il fût double) serait, sans aucun doute, soigneusement armé.
Eh bien, en dépit de tant de désavantages, cet homme sans crainte n’hésita pas à s’élancer tout de suite vers le champ du massacre, dans la maison de son voisin. Le temps seulement de passer son pantalon et de s’armer d’un tisonnier de cuisine, il descendit dans la petite cour derrière sa maison. En approchant de cette manière, il avait chance de surprendre l’assassin, tandis que s’il eût passé par le devant, cette chance n’eût pas existé, et il y aurait eu de plus un retard considérable dans le travail d’enfoncer la porte.
Un mur de briques haut de neuf ou dix pieds, séparait ses locaux de derrière de ceux de Marr. Il sauta par-dessus ; et, au moment même où il s’arrêtait à la nécessité de retourner prendre une bougie, il aperçut tout à coup un faible rayon de lumière qui apparaissait déjà sur une partie de la demeure de Marr. La porte de derrière de Marr était grande ouverte. Sans doute le meurtrier y avait-il passé une demi-minute plus tôt. Rapidement l’homme courageux s’avança vers la boutique, et là il aperçut le carnage de la nuit étalé sur le sol, et le local étroit si inondé de sang qu’il était à peine possible d’en éviter la pollution en s’y choisissant un chemin jusqu’à la porte d’entrée. Dans la serrure de la porte restait encore la clé qui avait donné à l’assassin inconnu un avantage si fatal sur ses victimes.
Entre temps, la nouvelle à ébranler le cœur, confondue parmi les cris de Mary (l’idée lui était venue que l’une des nombreuses victimes pouvait peut-être être encore à la portée de quelque secours médical, mais que tout dépendait de sa promptitude) avait abouti, même à cette heure tardive, à grouper un petit rassemblement auprès de la maison.
Le prêteur sur gages ouvrit grande la porte. Un ou deux watchmen précédaient la foule ; mais un spectacle à déchirer l’âme les arrêta et imprima un silence soudain à leurs voix, auparavant si hautes.
Le drame tragique racontait tout haut sa propre histoire, et la succession peu nombreuse et sommaire de sa marche.
L’assassin encore était inconnu tout à fait ; pas même soupçonné. Il y avait des raisons pour penser que ce devait être une personne familièrement connue de Marr. Il était entré dans la boutique en ouvrant la porte après que Marr l’avait fermée, on argumentait avec raison que, après l’avis donné à Marr par le watchman, l’apparition d’un étranger dans la boutique à cette heure et dans un voisinage si dangereux, et entrant d’une manière si irrégulière et si suspecte (je veux dire s’introduisant après que la porte avait été fermée, et après que la fermeture des volets avait coupé toute communication ouverte avec la rue) aurait certainement éveillé chez Marr une attitude de vigilance défensive. Donc, tout indice que Marr n’y avait pas été éveillé, démontrait jusqu’à la certitude que quelque chose s’était produit pour neutraliser cette alarme et pour désarmer fatalement, de la sorte, les appréhensions prudentes de Marr. Ce quelque chose ne pouvait consister qu’en un simple fait, à savoir que la personne de l’assassin était familièrement connue de Marr, une connaissance ordinaire et non suspecte.
Ceci supposé comme clé à tout le reste, le cours entier et l’évolution du drame subséquent devenaient clairs comme le jour : — l’assassin, c’est évident, avait ouvert doucement et aussi fermé derrière lui avec une douceur égale la porte de la rue. Il s’était alors avancé vers le petit comptoir, tout en échangeant les salutations ordinaires d’une vieille connaissance avec Marr insoupçonneux. Le comptoir atteint, il devait avoir demandé à Marr une paire de chaussettes en coton écru. Dans une boutique petite comme celle de Marr, il ne saurait y avoir grande latitude de choix pour disposer les différentes marchandises. L’arrangement en était sans aucun doute connu de l’assassin, qui s’était assuré déjà que, pour descendre l’article demandé à présent, Marr se trouverait requis de se retourner vers le rayon derrière lui, et en même temps d’élever les yeux et les mains à un niveau de dix-huit pouces au-dessus de sa tête. Ce mouvement le plaçait dans la position la plus désavantageuse possible par rapport à l’assassin ; celui-ci donc, à l’instant où les mains et les yeux de Marr étaient embarrassés et le derrière de sa tête pleinement exposé, soudain de dessous son large pardessus avait tiré un lourd maillet de charpentier de navire et d’un seul coup unique, avait assez entièrement étourdi sa victime pour la laisser incapable de résistance. La seule position de Marr disait toute son histoire. Il s’était naturellement affaissé derrière le comptoir, les mains occupées de façon à confirmer tout le dessin de l’affaire, comme je l’ai ici indiquée. Bien probable était-il encore que le même premier coup, cette première marque de la trahison qui atteignit Marr, avait été aussi le dernier coup qui lui anéantit la conscience. Le plan de l’assassin, son système raisonné de meurtre découlait logiquement de cette apoplexie ou tout au moins d’un étourdissement suffisant infligé pour assurer une perte longue de la conscience. Ce pas pour débuter mettait le meurtrier à son aise. Puis comme un retour de sentiment eût pu constamment le ramener à un danger complet, c’était sa pratique fixe de couper la gorge.
A un type invariable sur ce point tous les meurtres se conformaient : d’abord le crâne était brisé, ce qui préservait l’assassin de représaille immédiate ; puis, dans le but d’enclore le tout dans un silence éternel, il coupait uniformément la gorge.
Pour le reste, tels qu’ils se révélaient d’eux-mêmes, voici les détails : — la chute de Marr pouvait, vraisemblablement avoir causé un bruit sourd et confus de lutte, d’autant plus qu’on ne le pouvait confondre, à cette heure, avec aucune rumeur venue de la rue — la porte de la boutique étant fermée. Il est plus probable, pourtant, que le signal d’alarme descendant à la cuisine se produisit lorsque l’assassin se mit à couper la gorge à Marr. La place très restreinte derrière le comptoir rendait impossible, dans la hâte critique de l’affaire, de découvrir la gorge largement ; l’horrible scène devait se faire à coups partiels et interrompus : de profonds grognements durent s’élever ; et alors se fit un élan vers le haut de l’escalier. Contre cet élan, la seule phase dangereuse de l’opération, l’assassin devait s’être préparé spécialement. Mme Marr et l’apprenti, tous deux jeunes et actifs, s’avanceraient, à coup sûr, vers la porte de la rue. Si Mary avait été à la maison, et si trois personnes à la fois eussent combiné de distraire les projets du meurtrier, il est tout juste possible que l’une d’elles eût réussi à atteindre la rue. Mais le terrible balancement du pesant maillet surprit le garçon et la maîtresse, tous deux, avant qu’ils aient pu atteindre la porte. L’un et l’autre gisaient étendus sur le parquet, au milieu de la boutique ; et au moment même où il les avait voués à l’inaction, le chien maudit s’abattait sur leurs gorges avec son rasoir. Le fait est que, aveuglée par sa pure pitié pour le pauvre Marr en entendant ses gémissements, Mme Marr avait perdu de vue la politique à suivre : elle et le garçon auraient dû se diriger vers la porte du fond, afin de donner ainsi l’alarme en plein air, ce qui, en soi, était le grand point ; plusieurs moyens de distraire l’attention de l’assassin se présentaient dans cette manière d’agir, que, de toute autre façon l’extrême exiguïté de la boutique leur refusait.
Vaine serait la tentative d’exprimer l’horreur qui pénétra les spectateurs assemblés de la pitoyable tragédie. La foule savait qu’une personne, grâce à un hasard, avait échappé au massacre général ; cette personne à présent se trouvait sans voix et semblait en délire, si bien que par compassion pour son état bien digne de pitié, une voisine l’avait emmenée et mise dans un lit. C’est ainsi que pendant un temps plus long qu’il n’eût été sans cela possible, aucune des personnes présentes ne connaissait suffisamment les Marr pour savoir qu’ils avaient un jeune enfant ; le hardi prêteur sur gages s’en était allé faire une déclaration au coroner, et un autre voisin porter son témoignage qu’il croyait urgent au bureau de police du voisinage. Soudain, apparut dans la foule, quelqu’un qui savait que les parents assassinés avaient un enfant ; on le trouverait soit en bas de l’escalier soit dans une des chambres du haut. Immédiatement un flot de monde se répandit dans la cuisine où tout de suite on aperçut le berceau — les couvertures dans un état de confusion indescriptible. En les démêlant, les mares de sang devinrent visibles, puis, nouveau signe sinistre, la flèche du berceau avait été brisée en morceaux. Il fut clair que le misérable s’était trouvé doublement gêné — d’abord par la flèche arquée à la tête du berceau, qu’il avait alors mis en pièces avec son maillet, et deuxièmement par l’amas des draps et des oreillers autour de la tête du bébé. Le libre jeu de ses coups avait été de la sorte déjoué. Et il avait mis fin à cette scène en appliquant son rasoir à la gorge du pauvre innocent. Après quoi, sans but apparent, comme s’il avait été pris de honte au spectacle de ses propres atrocités, il s’était mis à entasser le linge, laborieusement, par-dessus le cadavre de l’enfant.
Cet incident donnait un indéniable caractère d’acte de vengeance à l’affaire entière, et confirmait par là la rumeur qu’une querelle entre Williams et Marr avait pris son origine dans leur rivalité. Un écrivain, pourtant, prétendit que l’assassin pouvait avoir trouvé nécessaire pour sa sûreté personnelle d’éteindre les pleurs de l’enfant. Mais on lui répondit, avec justesse, qu’un enfant de huit mois seulement n’aurait pas pu pleurer par le sentiment de la tragédie qui avait lieu, mais seulement d’une façon accoutumée, en raison de l’absence de sa mère, et qu’un tel cri, même ouï le moins du monde hors de la maison, aurait été précisément ce que les voisins entendaient constamment, de sorte qu’il n’eût pas attiré une attention spéciale, ni fait naître une alarme raisonnable chez l’assassin. Nul incident, cependant, dans tout ce tissu d’atrocités, n’envenima la furie populaire contre le bandit inconnu, autant que cette boucherie superflue d’un bébé.
Naturellement, le dimanche matin, dont l’aube se fit quatre ou cinq heures plus tard, l’affaire était trop pleine d’horreur pour ne pas se répandre dans toutes les directions. Mais je n’ai aucune raison de penser qu’elle se fût insinuée dans aucun des nombreux journaux du dimanche. Dans le cours régulier des choses, toute occurrence ordinaire qui ne se produit, ou ne transpire pas avant une heure un quart le matin du dimanche, ne saurait arriver à l’oreille du public que par les éditions du lundi des journaux dominicaux, ou par les journaux réguliers du lundi matin. Si telle a été la marche suivie dans cette occasion, jamais il n’y a eu d’omission plus insigne. Car, c’est certain, à satisfaire le public qui demandait les détails dès le dimanche, et c’eût été aisé en annulant une couple de colonnes ennuyeuses pour y substituer la narration circonstanciée dont le prêteur sur gages et le watchman auraient pu fournir la matière, on eût pu amasser une petite fortune. Au moyen d’affiches convenables, dispersées à travers tous les quartiers de l’infinie métropole, 250.000 exemplaires supplémentaires auraient pu se vendre, — je dis de tout journal qui aurait rassemblé les matériaux exclusifs en allant au-devant de l’excitation du public. De toutes parts le public s’était mis en marche vers le centre, attiré par les rumeurs qui volaient, et partout brûlait d’être informé plus amplement [58].
Le dimanche d’après (le dimanche de l’octave après l’événement) on fit les funérailles des Marr : dans la première bière était placé Marr ; dans la deuxième Mme Marr avec le bébé dans ses bras ; dans la troisième le jeune apprenti. Ils furent enterrés côte à côte ; 30.000 ouvriers suivirent la procession funèbre, l’horreur et la tristesse peintes sur leurs visages.
Jusque là aucune rumeur n’était dans l’air qui indiquât, fût-ce par conjecture, l’auteur hideux de ces ruines — ce saint patron des fossoyeurs. Si, le dimanche des funérailles, on en avait su au sujet de cet individu, autant qu’on en savait partout six jours plus tard, les gens s’en seraient allés tout droit du cimetière au logement de l’assassin, et, sans souffrir aucun délai, lui auraient arraché membre après membre. Mais, jusque-là, faute d’un simple objet sur qui un soupçon raisonnable pût se poser, la colère publique se trouvait obligée de s’arrêter. Au reste, loin de montrer, et c’est naturel, aucune tendance à tomber, l’émotion publique se renforçait, bien entendu, chaque jour, à mesure que la répercussion du saisissement se mit à revenir des provinces à la capitale. Sur toutes les grandes routes du royaume, on faisait des arrestations continuelles de vagabonds et de rôdeurs qui ne pouvaient rendre de leur situation un compte satisfaisant, ou dont les dehors en toute chose s’accordaient avec le signalement imparfait de Williams qu’avait fourni le watchman.
En même temps que ce flux puissant de pitié et d’indignation qui se formait en arrière vers le terrifiant passé, il se mêlait aussi aux pensées des personnes réfléchies un sous-courant d’expectative inquiète pour le futur immédiat. « Le tremblement de terre » pour citer un fragment pris à un passage frappant de Wordsworth,
Tous les risques, et surtout les pernicieux, sont périodiques. Un assassin qui l’est par passion et tel un loup, par une soif insatiable du sang répandu, en tant que d’un mode de luxure antinaturelle, ne saurait tomber dans l’inertie. Cet homme-là, bien plus encore que le chasseur de chamois dans les Alpes, vient solliciter les dangers et son salut qui tient à un fil dans son industrie, ainsi qu’un condiment pour assaisonner les monotonies insipides de la vie quotidienne. Outre les instincts infernaux sur quoi l’on ne pouvait que trop sûrement compter pour voir se renouveler ses atrocités, l’assassin des Marr, c’était clair, en quelque lieu qu’il se tînt aux aguets, devait être un nécessiteux, et un nécessiteux de l’espèce la moins disposée à chercher ou à trouver des ressources par des modes honorables d’industrie : tant en vertu d’un dégoût hautain qu’en vertu d’une désuétude à ce qui y convient, les hommes de violence y sont spécialement disqualifiés. Ne fût-ce, donc, que pour le seul gagne-pain, l’assassin, que tous les cœurs cherchaient, émus, à déchiffrer, allait faire, on pouvait s’y attendre, sa résurrection sur quelque scène d’horreur, après un intervalle raisonnable. Même dans le meurtre des Marr, si l’on accorde qu’il avait été gouverné surtout par une impulsion de cruauté vindicative, il était cependant clair que le désir du butin avait coopéré avec de tels sentiments. De plus il était clair que ce désir avait dû être déçu : excepté la somme insignifiante que Marr avait réservée pour les dépenses de la semaine, le meurtrier ne trouva, sans doute, que peu ou que rien qu’il ait pu prendre en considération. Deux guinées peut-être étaient tout ce qu’il avait pu retirer de butin. Une semaine environ en verrait la fin. Par conséquent, la conviction de tout le monde était qu’après un mois ou deux, lorsque la fièvre d’excitation pourrait s’être un peu refroidie, ou aurait été remplacée par des sujets d’un intérêt plus nouveau, de façon que la vigilance, nouvellement née dans la vie familiale pût avoir le temps de se relâcher, on pouvait compter sur un nouvel assassinat aussi épouvantable.
Telle l’attente générale. Que le lecteur se figure donc la véritable frénésie d’horreur, quand, dans le calme de cette attente, qui soupçonnait cependant, et s’y attendait, que le bras inconnu frapperait encore, mais ne supposait pas qu’une audace neuve pourrait s’égaler à ce seul attentat, — alors que tous les yeux veillaient, — soudain, la douzième nuit après le meurtre de Marr, une deuxième affaire du même aspect mystérieux, un assassinat selon le même plan d’extermination, fut perpétré dans le plus proche voisinage.
C’est le second jeudi après le meurtre de Marr, que cette deuxième atrocité eut lieu. Bien des gens ont trouvé, à cette époque, que, par ses lignes dramatiques d’un intérêt si pénétrant, ce second cas avait même surpassé le premier. La famille qui, cette fois, pâtit, était celle d’un certain M. Williamson ; et la maison était située, sinon absolument dans Ratcliffe Highway, tout au moins immédiatement au tournant d’une rue secondaire, qui courait à angle droit à cette grande artère publique.
M. Williamson était un homme fort connu et honorable, depuis longtemps établi dans le quartier. On le supposait riche. Et plutôt en vue d’entretenir son activité par cette profession, que dans le désir ardent d’amasser davantage, il tenait une sorte de taverne qui pouvait être considérée comme patriarcale — en ce sens que, bien que des gens de grande fortune fréquentassent la maison, le soir — aucune espèce de séparation n’y était maintenue par méfiance entre eux et les autres visiteurs de la classe des artisans ou des ouvriers. Quiconque se conduisait avec bienséance était libre de s’asseoir et de commander la boisson qu’il préférait. Ainsi la société y était un peu mêlée, clientèle en partie fixe, et dans une certaine proportion, flottante.
La famille se composait des cinq personnes suivantes :
1. M. Williamson, son chef, qui était un vieillard de plus de 70 ans, bien fait pour son état, civil et point morose, mais en même temps ferme sur le maintien du bon ordre ;
2. Mme Williamson, sa femme, plus jeune que lui de dix ans environ ;
3. Leur jeune petite-fille, âgée d’environ neuf ans ;
4. Une servante, qui avait à peu près quarante ans ;
5. Un jeune ouvrier, âgé d’environ 26 ans, appartenant à un établissement manufacturier (j’ai oublié de quelle espèce ; et je ne me souviens pas non plus de quelle nation il était).
La règle était établie chez M. Williamson que, exactement quand l’horloge sonnait onze heures, toute la compagnie, sans faveur ni exception, sortait. C’était là une des coutumes par lesquelles, dans un quartier si orageux, M. Williamson avait trouvé la possibilité de préserver sa maison de rixes.
Ce jeudi soir, toute chose s’était passée comme à l’ordinaire, sauf en ce qu’une légère ombre de soupçon avait arrêté l’attention de plus d’une personne. Peut-être en un temps moins inquiet, l’eût-on à peine remarquée. Mais actuellement que la première et la dernière question dans toute réunion de société, avait trait aux Marr et à leur assassin inconnu, c’était une circonstance certes bien propre à causer du malaise qu’un étranger d’apparence sinistre, avec un large pardessus, eût erré dans la salle et au dehors durant la soirée, se fût parfois écarté de la lumière dans les coins obscurs et eût été vu, par plusieurs personnes, se glisser, à la dérobée, dans les couloirs privés de la maison. En général, on présumait l’homme connu de Williamson. Et, jusqu’à un certain point, en tant que client occasionnel, il n’est pas impossible qu’il le fût. Mais plus tard, cet étranger repoussant, avec sa pâleur spectrale, sa chevelure extraordinaire et ses yeux vitreux, qui s’était montré par intervalles entre huit et onze heures du soir, est revenu à la mémoire de tous ceux qui l’avaient posément observé, avec quelque chose de cet effet glacial que produisent les deux assassins dans « Macbeth » lorsqu’ils se présentent tout fumants du meurtre de Banquo et rayonnant obscurément, visages terribles, dans le sombre arrière-plan, à travers les pompes du festin royal.
Cependant l’horloge sonnait onze heures. La compagnie se sépara. La porte d’entrée fut poussée, presque close. Au moment de la sortie de tout le monde, voici quelle était la position exacte des cinq personnes laissées dans la demeure : les trois plus âgées, c’est-à-dire Williamson, sa femme et sa servante, étaient toutes trois occupées au rez-de-chaussée. Williamson tirait de l’ale, du porter, etc… pour les gens du voisinage en faveur de qui la porte de la maison restait entrebâillée jusqu’à ce que l’heure de minuit sonnât. Mme Williamson et la servante allaient et venaient entre l’arrière-cuisine et un petit salon ; l’enfant, leur petite-fille, dont la chambre à coucher était au premier étage (par ce terme on entend toujours, à Londres, le palier élevé d’une seule volée de l’escalier au dessus du niveau de la rue), s’était profondément endormie dès neuf heures du soir ; enfin l’ouvrier s’était retiré pour prendre du repos. C’était un locataire habituel de la maison ; sa chambre était au second étage. En très peu de temps il s’était déshabillé et couché. Tenu, comme tout travailleur, à des habitudes de lever matinal, il était naturellement désireux de s’endormir aussi vite que possible. Pourtant, cette nuit-là, le malaise causé par les assassinats récents du no 29, atteignit chez lui le paroxysme de l’excitation nerveuse et le tint éveillé. Peut-être avait-il entendu parler de l’étranger à mine suspecte, peut-être l’avait-il vu lui-même rôder à la dérobée. Mais, même s’il n’en était pas ainsi, il se trouvait au courant des particularités périlleuses de cette maison ! par exemple, le ruffianisme de tout ce voisinage, et ce fait peu agréable que les Marr avaient vécu à quelques portées de cette même maison, ce qui impliquait que l’assassin aussi ne vivait pas à une grande distance. Tels étaient les sujets d’une alarme générale. Mais il en était d’autres, spéciaux à cette seule maison : avant tout, la réputation d’opulence de Williamson, — la croyance, fondée ou non, qu’il avait accumulé dans des pupitres et dans des tiroirs l’argent qui lui coulait sans cesse dans les mains, et, en dernier lieu, le danger avec tant d’ostentation recherché par cette habitude de laisser entrebâillée la porte pendant une heure entière, — heure emplie d’un danger d’autant plus grand que l’on pouvait être bien sûr de n’avoir pas à craindre de collision avec un visiteur ou un convive de hasard, puisque tout le monde se trouvait banni dès onze heures. Cette règle, jusqu’ici avantageuse pour la réputation et l’agrément de la maison, à présent au contraire, les circonstances ayant changé, ne servait qu’à positivement proclamer une situation exposée sans défense pendant une heure entière. Même on disait communément que Williamson, homme pesant et gros, de plus de soixante-dix ans, singulièrement peu actif, n’aurait été que prudent de fermer à clé sa porte au moment où il renvoyait, le soir, la société.
Sur ces motifs d’alarme et sur d’autres (et, M. Williamson, disait-on encore, possédait une quantité considérable d’argenterie) l’ouvrier méditait péniblement ; il pouvait être entre minuit moins vingt-huit et minuit moins vingt-cinq minutes, quand, d’une seule fois, avec un fracas révélant une main sinistre et violente, la porte de la maison soudain fut fermée et la clé tournée. Voilà donc qu’ici, sans nul doute possible, était entré l’homme diabolique, vêtu de mystère, l’homme du 29 de Ratcliffe Highway. Oui, l’être redoutable qui avait occupé toutes les pensées et toutes les langues depuis douze jours, était maintenant, à coup sûr, en cette maison sans défense, et il allait avant peu de minutes se présenter face à face à chacun de ses habitants. Une question toujours traînait dans l’esprit du public : chez Marr, deux hommes ne s’étaient-ils pas mis à l’ouvrage ? S’il en était ainsi, tous les deux devaient être là à présent, et l’un se trouverait immédiatement prêt à travailler au haut de l’escalier, aucun danger ne pouvant être plus évidemment ni plus immédiatement fatal à une attaque de cette espèce que l’alarme jetée d’une fenêtre d’en haut aux passants de la rue. Pendant une bonne demi-minute, le pauvre homme frappé d’épouvante resta assis sans mouvement sur son lit. Puis il se leva, son premier mouvement le conduisit à la porte de sa chambre, non dans le but de la protéger contre une intrusion — elle n’avait pas, il ne le savait que trop, de fermeture un peu sérieuse, serrure ni verrou, et du mobilier de la chambre il n’y avait rien qu’on pût déplacer utilement pour barricader la porte, même si l’on avait eu le temps d’en faire la tentative. Ce n’était pas un instinct de prudence ; la simple fascination d’une terreur accablante le poussa à ouvrir sa porte. Un premier pas l’amena à la tête de l’escalier. Il se pencha par-dessus la balustrade afin d’écouter ; à ce moment même, du petit salon, monta un cri d’agonie de la servante : « Seigneur Jésus-Christ ! nous allons tous être tués ! » Quelle tête de Méduse se dissimulait sous ce visage effrayant et exsangue, derrière ces yeux vitreux et fixes qui semblaient à bon droit appartenir à un cadavre, pour que sur eux le premier regard suffît à donner la certitude de la mort !
Les agonies de trois morts successives, entre temps, s’étaient terminées ; le pauvre ouvrier, pétrifié, tout à fait inconscient de ce qu’il faisait dans l’aveugle, le passif abandon de soi-même à l’épouvante, descendit entièrement les deux volées de l’escalier. Une terreur infinie lui inspirait l’impulsion même qu’eût pu lui inspirer un courage inconsidéré. En chemise, par les vieilles marches délabrées, qui par moments lui craquaient sous les pieds, il continua de descendre, jusqu’à ce qu’il eût atteint, moins quatre, le plus bas des degrés. Situation plus effroyable que toute autre qu’on se rappelle ! Un éternûment, une toux, rien qu’un souffle, et le jeune homme n’était plus qu’un cadavre, sans la possibilité fût-ce de lutter pour sa vie.
L’assassin pendant ce temps était dans le petit salon ; — la porte de ce salon se trouvait en face quand on descendait l’escalier ; cette porte était entrebâillée, beaucoup plus ouverte que ce qu’on entend par le terme « entrebâillé ». Du quart de cercle, des 90 degrés que la porte décrirait en s’ouvrant suffisamment pour se trouver à angle droit par rapport à l’antichambre, ou par rapport à elle-même dans la position qu’elle occupait fermée, 55 degrés au moins étaient à découvert. Et ainsi deux cadavres sur les trois se trouvaient exposés à la vue du jeune homme.
Où était le troisième ? et l’assassin, — où était-il ?
— L’assassin, il allait et venait avec rapidité dans le salon, entendu tout d’abord sans être vu, occupé à une chose ou à l’autre dans la partie de la pièce dissimulée encore par la porte. Ce que pouvait être la chose, un bruit bientôt l’expliqua, il essayait à tâtons des clés sur un buffet, sur une armoire et sur un pupitre dans la partie cachée de la pièce. Puis il devint visible, mais heureusement pour le jeune homme, en ce moment critique, l’assassin était trop absorbé par ses projets pour qu’il pût jeter un coup d’œil sur l’escalier, sans quoi le visage tout blanc de l’ouvrier qui s’y tenait immobile dans l’horreur, il l’eût surpris au même instant et assaissonné pour le tombeau, en une seconde.
Quant au troisième cadavre, le cadavre manquant, celui de M. Williamson, il se trouve, celui-là, dans la cave. Comment expliquer cette situation, question à part fort discutée en ce temps-là, et jamais éclaircie d’une manière satisfaisante.
Mais la mort de M. Williamson était évidente pour le jeune homme, car, sinon, il l’aurait entendu remuer ou gémir. Ainsi, des quatre amis dont il s’était séparé quarante minutes plus tôt, trois maintenant étaient trépassés ; restait donc une proportion de quarante pour cent — (proportion bien grande à laisser pour Williams) : restaient, en effet, lui et sa jolie petite amie, l’enfant, la petite fille qu’une innocence puérile tenait encore endormie sans crainte pour soi, sans affliction pour ses vieux grands-parents. Si eux s’en sont allés à jamais, par bonheur un ami (tel, en effet, il veut se montrer s’il peut tirer l’enfant de ce danger) demeure auprès d’elle. Mais hélas ! il est plus près du meurtrier. En ce moment, il est incapable de tout effort ; il est changé en un pilier de glace, car ce qu’il voit devant lui, à la distance tout juste de treize pieds, le voici :
— La servante avait été saisie à genoux par l’assassin ; elle était à genoux devant le foyer, qu’elle frottait à la mine de plomb. Cette partie de sa tâche achevée, elle allait passer à une autre tâche, elle remplissait la grille de bois et de charbons, non pour allumer tout de suite, mais pour que le feu se trouvât prêt à allumer le lendemain. Les apparences démontraient qu’elle devait s’occuper de ce travail au moment où l’assassin est entré. Et peut-être les événements s’étaient-ils succédé dans l’ordre suivant : — par son exclamation effrayée, par son grand cri poussé vers le Christ, que l’ouvrier avait entendu d’en haut, il est sûr qu’alors seulement elle avait pris l’alarme, et pourtant au moins une minute et demie ou deux minutes s’étaient écoulées depuis que la porte avait été fermée avec violence. Par conséquent l’alarme qui avait si terriblement, si justement frappé le jeune homme, devait, d’inexplicable façon, avoir été prise à contre sens par les deux femmes. On disait, à l’époque, que Mme Williamson entendait avec quelque difficulté ; on supposait que la servante, les oreilles pleines du bruit de son nettoyage, la tête à demi sous la grille, avait pu croire à des bruits de la rue, et même avait pu attribuer la fermeture violente à de méchants gamins.
Le fait est, qu’on l’explique de toutes les façons possibles, que jusqu’à ses paroles d’appel au Christ, la servante n’avait remarqué rien de suspect, rien qui pût interrompre son labeur. Il s’en suivrait que Mme Williamson, non plus, n’aurait rien remarqué : car, sinon, elle aurait communiqué sa crainte à la servante, puisqu’elles se trouvaient toutes les deux dans la même petite pièce.
Apparemment, voici quel a été le cours des événements après que l’assassin est entré dans la pièce. Mme Williamson ne l’avait pas vu, probablement le hasard faisant qu’elle se tenait le dos tourné à la porte. C’est donc elle, avant qu’on ait pu l’apercevoir, qu’il avait étourdie et renversée d’un coup solide derrière la tête ; le coup, asséné à l’aide d’une pince-monseigneur lui avait fracassé la partie postérieure du crâne. Elle tomba. Le bruit de la chute (car le tout fut l’affaire d’un moment) avait éveillé l’attention de la servante, laquelle poussa alors le cri qui était parvenu jusqu’au jeune homme ; mais avant qu’elle pût le répéter, l’assassin avait élevé et descendu son instrument sur sa tête, et concassé le crâne jusque dans la cervelle. Les femmes étaient l’une et l’autre détruites, sans remède ; toute autre violence était superflue ; de plus, l’assassin avait la conscience du danger imminent que lui apporterait le moindre retard. Pourtant, en dépit de cette hâte, il appréciait assez les conséquences fatales auxquelles il serait exposé si l’une de ses victimes venait à reprendre connaissance de façon à pouvoir faire une déposition détaillée, et sur-le-champ il s’était mis à leur couper à toutes deux la gorge. Tout cela résultait de l’aspect des choses telles qu’elles-mêmes se présentèrent. Mme Williamson était tombée en arrière, la tête vers la porte ; la servante, agenouillée, n’avait pas pu se relever et avait passivement présenté la tête aux coups. Ensuite, l’infâme n’avait eu qu’à lui pencher la tête en arrière pour lui découvrir la gorge, et l’assassinat fut consommé.
Il est remarquable que le jeune artisan, paralysé comme il l’était par la peur, et fasciné évidemment pendant quelque temps à un tel point qu’il avait marché droit vers la gueule du lion, se soit trouvé capable néanmoins de noter tout ce qui est intéressant. Le lecteur se l’imaginera surveillant l’assassin penché sur le corps de Mme Williamson afin de chercher encore les clés qui lui importaient. Sans doute la situation était inquiétante pour l’assassin, car, s’il ne trouvait pas tout de suite les clés qu’il fallait, le seul résultat de cette tragédie hideuse serait d’accroître prodigieusement l’horreur publique, de décupler par conséquent les précautions, de redoubler les obstacles interposés entre lui et toute proie future. Qui plus est, il y allait d’un intérêt plus immédiat encore ; sa propre sécurité, au moment même, pouvait se trouver, par quelque accident compromise. La plupart de ceux qui venaient dans la maison chercher leur boisson étaient des jeunes filles ou des enfants étourdis. Ceux-là, s’ils trouvaient la maison fermée, s’en iraient ailleurs insoucieux ; mais que vienne maintenant à la porte une femme ou un homme réfléchi, et en ce cas, trop puissant pour être réprimé, un soupçon s’élèverait. L’alarme, soudain, serait donnée ; après quoi, le simple hasard déciderait des événements. Car c’est un fait à remarquer, et qui souligne la singulière inconséquence de ce scélérat, lui qui si souvent faisait montre d’une subtilité même superflue, d’autres fois était insoucieux et imprévoyant à tel point que, dans le même moment où il se tenait au milieu des cadavres dont le sang avait inondé le petit salon, Williams devait douter fortement s’il lui restait un moyen sûr de s’en aller. Il y avait des fenêtres, il le savait, par derrière ; mais sur quoi ouvraient-elles ? il ne semble pas qu’il s’en soit inquiété ; de plus, dans un voisinage aussi dangereux, il n’est pas impossible que les fenêtres d’un rez-de-chaussée fussent clouées ; celles du haut pouvaient être libres, mais alors devenait nécessaire un saut par trop considérable.
Le seul parti pratique était donc de se hâter d’essayer les autres clés et de découvrir le trésor caché. C’est ainsi, c’est pour être si intensément absorbé dans l’unique recherche qui le maîtrisait, que l’assassin était tout à fait incapable de percevoir ce qui se passait autour de lui ; sinon, il aurait dû entendre la respiration du jeune homme ; à lui-même, par moments, elle devenait effroyablement perceptible.
L’assassin courbé, une fois encore, sur le corps de Mme Williamson, et lui fouillant plus profondément les poches, en tirait plusieurs trousseaux de clés, dont l’un, lui ayant échappé, produisit un fort tintement sur le plancher.
C’est à ce moment que le témoin secret, de sa secrète position, remarqua que le pardessus de Williams était doublé d’une soie de la plus belle qualité. Un autre fait encore qu’il remarqua, et qui, par la suite, devint d’une importance plus immédiate que beaucoup de détails plus sérieux de sa mise en accusation, c’est que les chaussures de l’assassin, neuves sans doute, achetées probablement avec l’argent du pauvre Marr, craquaient quand il marchait, sèchement et fréquemment.
Avec les nouveaux trousseaux de clés, l’assassin s’en alla dans la partie cachée du salon. Et alors, enfin, se présente à l’ouvrier la soudaine possibilité d’échapper. Quelques minutes allaient se perdre, sûrement, à essayer toutes ces clés, puis à fouiller les tiroirs, en supposant que les clés les ouvrissent — ou à les forcer, en supposant qu’elles ne les ouvrissent pas. Ainsi il pouvait compter sur un court intervalle de répit, tandis que le bruit des clés cacherait à l’assassin le craquement des escaliers sous les pas de l’ouvrier qui remonte. Son plan désormais est formé. Sa chambre regagnée, il met le lit contre la porte, dans le but de retarder, si peu que ce soit, l’ennemi ; ce serait pour lui aussi un avertissement, qui, à la dernière extrémité, lui procurerait la chance de se sauver par le moyen d’un saut désespéré. Il accomplit le changement aussi tranquillement que possible ; il déchira les draps, les taies d’oreillers, les couvertures en larges bandes, qu’il plia comme des cordes les attachant ensemble bout à bout. Mais dès l’abord, se présenta un pénible surcroît à ses soucis : où trouver, crampon, croc, barreau, une attache quelconque d’où sa corde, une fois tressée, pourrait pendre en sûreté ? Mesurés à partir de l’appui de la fenêtre, c’est-à-dire de la partie la plus basse de l’architrave de la fenêtre, se comptaient à peine vingt-deux ou vingt-trois pieds jusqu’au sol. De cette longueur, dix ou douze pieds pouvaient être regardés comme nuls, puisqu’à cette distance il pourrait se laisser tomber sans danger. Cette déduction faite, il restait, nous dirons, une corde d’une douzaine de pieds à préparer.
Mais malheureusement il n’y a aucune attache de fer solide auprès de la fenêtre. La plus proche, en vérité l’unique attache de cette sorte n’est pas du tout près de la fenêtre ; c’est une pointe fixée (on ne sait trop dans quel but) au ciel de son lit. Or, le lit changé de place, la pointe est changée de place, et son éloignement de la fenêtre qui a toujours été de quatre pieds est de sept pieds maintenant. Il faudrait donc ajouter sept pieds entiers à ce qui, mesuré de la fenêtre, eût suffi.
Pourtant courage ! Dieu, selon le proverbe de toutes les nations chrétiennes, aide ceux qui s’aident eux-mêmes. Notre jeune homme accueille, reconnaissant, cette pensée : déjà il lit, dans le fait qu’une pointe se trouve où jusque-là elle était inutile, le gage d’un secours providentiel.
S’il n’avait travaillé que pour lui seul, ce ne lui aurait pas semblé valoir tant de peine, mais il n’en est rien. En toute sincérité, il s’inquiète maintenant pour la pauvre enfant, qu’il connaît et qu’il aime. Chaque minute, il le sent, rapproche d’elle la ruine ; quand il passa devant sa porte, il avait songé d’abord à la sortir du lit dans ses bras et à l’emporter où elle pourrait partager sa destinée. Mais, réflexion faite, il sentit qu’en la réveillant tout à coup, comme il était impossible qu’il lui murmurât la moindre explication, il serait cause qu’elle crierait et serait entendue. Cette imprudence de l’une serait fatale à tous deux. De même que les avalanches des Alpes, suspendues au-dessus de la tête du voyageur, souvent, raconte-t-on, se déchaînent sous le mouvement d’air causé par un simple murmure, précisément d’un murmure ainsi retenu dépendait la volonté meurtrière de l’homme d’en bas.
Non, il n’y a qu’un moyen de sauver l’enfant ; pour la délivrer la première chose à faire est de se délivrer lui-même. Et il a fait un début excellent ; car la pointe qu’il s’attendait, avec effroi, à voir arrachée par le moindre effort en raison du bois à demi carié, tient ferme à l’épreuve de son propre poids. Il y a rapidement attaché trois longueurs de sa corde nouvelle, qui mesure onze pieds. Il la noue sommairement, de façon à ne pas perdre plus de trois pieds dans l’intervalle ; il y a joint une seconde longueur à la première, si bien que déjà seize pieds sont prêts à être suspendus par la fenêtre, et, de la sorte, en mettant les choses au pis, ce ne sera pas un désastre absolu s’il lui faut glisser le long de la corde aussi bas qu’elle peut descendre et, de là, se laisser tomber avec hardiesse. Tout cela s’était accompli en six minutes à peu près ; l’ardente lutte en bas et en haut se poursuit avec fermeté et avec ferveur. L’assassin travaille dur dans le salon, l’ouvrier travaille dur dans la chambre à coucher. Le misérable progresse fameusement, au bas de l’escalier ; il a déjà gonflé son sac d’une fournée de banknotes, il en suit de près une seconde à la trace. Il a aussi levé une compagnie de monnaies d’or. Il n’y avait pas, en ce temps-là, de souverains, mais les guinées valaient trente shillings pièce, et son chemin s’était fait dans une carrière de guinées. L’assassin est tout à fait joyeux, et si une créature est encore vivante dans cette maison, comme il a la clairvoyance de le soupçonner, comme il projette de bientôt le savoir, il serait enchanté, avant de couper la gorge à cette créature, de boire avec la créature un verre de quelque chose. Au lieu de ce verre, ne pourrait-il pas laisser en don à la pauvre créature sa gorge ? Oh non ! impossible ! Les gorges sont une sorte de chose dont il ne fait jamais le don : les affaires ! il faut avoir égard aux affaires.
En vérité ces deux hommes, considérés simplement en tant qu’hommes d’affaires, sont tous deux pleins de mérite. Pareils au chœur et au demi-chœur, pareils à la strophe et à l’antistrophe, ils travaillent précisément l’un d’après l’autre. En avant, ouvrier ! en avant, assassin ! En avant boulanger, en avant démon !
Pour ce qui regarde l’ouvrier, le voici sauvé maintenant : à ses seize pieds, dont sept sont neutralisés par l’éloignement du lit, il vient encore d’ajouter six pieds, et il ne s’en manquera que de dix pieds peut-être que la corde touche le sol — bagatelle que l’homme ou l’enfant peut sauter sans dommage.
Tout est sauf, par conséquent, pour lui, et c’est plus qu’on ne peut assurer pour le misérable dans le salon. Le misérable pourtant envisage cela assez froidement ; la raison en est qu’avec toute son habileté, cette seule fois de sa vie il a été joué. Le lecteur et moi nous connaissons, mais le misérable ne connaît pas, ne soupçonne pas le moins du monde, un petit fait d’assez d’importance, à savoir que pendant une durée de trois minutes pleines il vient d’être surveillé et étudié par quelqu’un qui, lisant cependant dans un livre de terreur et souffrant d’une épouvante mortelle, prenait note exactement de tout ce qu’une occasion restreinte lui permettait de voir, et qui allait raconter bien sûr et les souliers craquants et le pardessus à revers de soie dans des quartiers où ces petits faits parleront peu en sa faveur. Mais, bien qu’il soit vrai que M. Williams, dans son ignorance que l’ouvrier avait assisté à l’examen des poches de Mme Williamson, ne pouvait attacher son inquiétude aux démarches subséquentes de cette personne, ni surtout à ce fait qu’elle s’était embarquée sur la ligne d’une corde tressée, il connaissait assurément d’assez valables motifs pour ne pas flâner. Cependant il flânait. A lire ses exploits dans la lumière de certaines traces muettes qu’il laissa derrière lui, la police se rendit compte qu’il devait, vers la fin, avoir flâné. Et le motif de sa flânerie est frappant, parce qu’il remet en mémoire qu’il ne visait pas seulement à l’assassinat, en tant que moyen d’atteindre une fin, mais aussi comme à une fin en soi.
M. Williams était maintenant dans les lieux depuis peut-être quinze ou vingt minutes, et, dans ce laps de temps, il avait expédié, d’un style qui le satisfaisait, une quantité d’affaires considérable. Il avait fait, en langage commercial, une bonne brassée d’affaires. A deux étages, sous-sol et rez-de-chaussée, il avait pris en compte toute la population. Mais il restait au moins deux étages encore, et la pensée vint à M. Williams, bien que les manières plutôt glaciales du cabaretier lui eussent rendu impénétrable la connaissance familière des dispositions de la maison, que, sans doute, à l’un ou à l’autre de ces étages, quelques gorges devaient bien se trouver. Pour le pillage, il avait tout mis déjà dans son sac. Et il était à peu près impossible qu’il restât, encore, de l’arriéré à glaner. Mais des gorges — les gorges — voilà l’arriéré, le glanage sur lequel peut-être on pouvait compter. Et c’est ainsi que M. Williams, loup assoiffé de sang, abandonna au hasard tout le fruit du travail de sa nuit, et sa vie même par-dessus le marché.
A cet instant, si l’assassin savait tout, s’il pouvait voir la fenêtre ouverte, prête pour la descente de l’ouvrier, s’il pouvait être le témoin de la rapidité — question de vie ou de mort — avec laquelle cet ouvrier travaille, s’il pouvait deviner le tout-puissant vacarme qui dans quatre-vingt-dix secondes va affoler la population de ce district populeux, — l’image d’un furieux en fuite devant la panique ou à la poursuite de sa vengeance ne saurait pas représenter avec exactitude l’agonie de hâte où il presserait lui-même le pas vers la porte de la rue pour s’évader enfin. Ce moyen d’échapper était libre encore. Même en ce moment, il lui restait le temps suffisant pour que réussisse sa fuite et, par conséquent, l’évolution subséquente de son abominable vie. Il avait dans ses poches un butin de plus de cent livres sterling, moyen sûr de se déguiser à jamais. Cette nuit même, il raserait ses cheveux jaunes, il se noircirait les sourcils, il s’achèterait, dès le retour de la lumière du matin, une perruque de couleur sombre et des vêtements qui puissent concourir à attacher à sa personne le caractère d’un homme à gravité professionnelle, il éluderait ainsi tous les soupçons des policemen impertinents, il pourrait appareiller sur l’un de ces cents vaisseaux à destination d’un des ports situés le long de l’énorme ligne côtière (2,400 milles d’étendue) des États-Unis américains ; il pourrait goûter cinquante années de repentir dans le loisir, il pourrait même mourir en odeur de sainteté. D’autre part, s’il préfère la vie active, il n’est pas impossible, grâce à sa subtilité, à sa hardiesse, à son manque de scrupules, que, dans un pays où le procédé simple de la naturalisation convertit tout de suite l’étranger en un enfant de la famille, il ne parvienne à s’élever au fauteuil de la Présidence ; il pourra avoir une statue après sa mort, et ensuite une vie en trois volumes in-quarto, sans que jamais une allusion ne dévie vers le no 29 de Ratcliffe Highway.
Or tout cela dépend des quatre-vingt-dix secondes qui viennent. En ce laps de temps, il y a à prendre une décision subtile ; il y a la mauvaise décision ; il y a la bonne décision. Que son bon ange le guide vers la meilleure, et tout peut encore bien tourner en ce qui regarde sa prospérité dans ce monde. Mais, regardez ! en deux minutes nous allons le voir prendre la mauvaise décision, et dès lors Nemesis sera sur ses talons, une ruine complète et soudaine.
Si l’assassin se permet de flâner, le faiseur de cordes, là-haut, ne flâne pas. Il sait trop que le sort de la pauvre enfant tient à un fil de rasoir, ou du moins à ce que l’alarme soit donnée avant que l’assassin ait atteint le bord de son lit.
En ce même moment, alors que l’agitation désespérée lui paralyse presque les doigts, il entend le pas obstiné et furtif de l’assassin monter dans les ténèbres. L’ouvrier s’était attendu, en se basant sur le bruyant vacarme qu’avait fait la porte d’entrée, que Williams, quand il se disposerait à venir travailler en haut, s’élancerait en courant, galoperait avec de longs cris de joie et les rugissements d’un tigre. Peut-être, livré à son instinct naturel, eût-il agi ainsi. Mais cette manière d’approcher, d’un effet redoutable quand elle se produit en vue d’une surprise, devenait dangereuse dans les cas où quelqu’un pouvait précisément se trouver sur ses gardes. Le pas qu’il avait entendu était sur l’escalier, — mais sur quelle marche ? La plus basse, pensait-il ; dans une approche aussi lente et aussi prudente, cela même pouvait faire une énorme différence. Mais ne pouvait-ce être la dixième marche, la douzième, la quatorzième ? Jamais peut-être en ce monde un homme n’a senti sa propre responsabilité pesante et surchargée aussi cruellement que le pauvre ouvrier en ce moment-là, à la pensée de l’enfant endormie. Deux secondes perdues par une maladresse ou par un effet contrariant de l’épouvante, et pour elle la différence va de la vie à la mort. Il y a encore un espoir, et rien ne saurait plus affreusement découvrir la nature infernale de celui de qui l’ombre sinistre, pour parler comme les astrologues, obscurcit, en ce moment, la demeure de la vie, que la simple expression de la base sur laquelle cet espoir reposait. L’ouvrier se sentait sûr que l’assassin ne serait pas satisfait de tuer la pauvre enfant sans qu’elle en prît conscience. C’eût été la destruction même du dessein qu’il formait en l’assassinant. Pour un épicurien de l’assassinat comme Williams, ce serait enlever l’aiguillon même de la jouissance, de souffrir que la pauvre enfant bût la coupe amère de la mort sans avoir pleinement compris la misère de sa situation. Cela, par bonheur, exigerait du temps. La confusion double de son esprit, d’abord pour avoir été réveillée à une heure aussi peu habituelle, et, en deuxième lieu, de par l’horreur de cette occurrence qui lui serait exposée, causerait, au premier moment, un évanouissement ou tel autre mode d’insensibilité ou de démence propre à remplir un temps considérable. Bref, en logique, la chose reposait sur la violence ultra diabolique de Williams. Qu’il fût capable de se contenter du seul fait de la mort de l’enfant, sans s’arrêter à la marche et au libre développement de son agonie morale et, dans ce cas, il n’y avait plus d’espoir. Mais, comme le présent assassin est méticuleux et prétentieux dans ce qu’il entend faire, d’une discipline rigide à présenter et à habiller théâtralement les circonstances de ses assassinats, tout espoir n’est pas déraisonnable, puisque de tels raffinements préparatoires demandent du temps. Dans les assassinats d’une nécessité absolue, Williams se trouvait obligé de faire vite ; dans un assassinat de pure volupté, tout à fait désintéressé, où il n’y avait pas à éloigner de témoin hostile, où il n’y avait à gagner aucun butin supplémentaire, où il n’avait à satisfaire aucune vengeance, il est clair que se hâter serait en même temps perdre tout. Si donc cette enfant doit être sauvée, ce sera grâce à des considérations de pure esthétique[59].
Mais, en ce moment, toutes considérations de quelque nature qu’elles soient, soudain sont coupées court. Un second pas se fait entendre sur l’escalier, toujours furtif et prudent ; un troisième pas, — et désormais la destinée de l’enfant semble fixée. Juste au même moment, tout est prêt. La fenêtre est grande ouverte ; la corde se balance librement ; l’ouvrier s’est élancé, déjà voici achevée la première période de sa descente. Simplement par le poids de sa personne il est descendu, et par la résistance des mains il a retardé la descente. Le danger était que la corde lui courût trop aisément entre les mains et que, par l’accélération trop rapide de l’allure, il s’en vînt avec trop de violence tomber sur le sol. Par bonheur il fut capable de résister à la force impulsive de la descente ; les nœuds des ligatures lui fournirent une succession de retardements. Mais la corde se trouva plus courte de quatre ou cinq pieds qu’il ne l’avait calculé : à dix ou onze pieds du sol, il était suspendu en l’air, sans paroles, quant à présent, par suite d’une inquiétude si longtemps prolongée, et n’osant pas se jeter hardiment sur le rude pavé de la rue, de peur de s’y fracturer les jambes. La nuit n’était pas sombre, ainsi que pour l’assassinat des Marr. Et cependant pour les desseins de la police criminelle elle était, grâce à un hasard, pire que la nuit la plus sombre qui ait jamais caché un meurtre ou déjoué une poursuite. Londres, de l’est à l’ouest, était couvert du profond voile, monté de la rivière, d’un brouillard universel. C’est ce qui fit que durant vingt ou trente secondes le jeune homme suspendu en l’air ne fut pas aperçu. Sa chemise blanche à la longue attira l’attention. Trois ou quatre personnes accoururent et le reçurent dans leurs bras ; tous prévoyaient une nouvelle terrifiante. A quelle maison appartenait-il ? Cela encore, on ne le voyait pas tout de suite. Il indiqua du doigt la porte de Williamson et il dit dans un murmure à demi-étouffé : « l’assassin de Marr, le voilà à l’œuvre ! »
Tout s’expliqua en un moment. Le langage muet des choses était lui-même une révélation éloquente. L’exterminateur mystérieux du 29 de Ratcliffe Highway avait rendu visite à une autre maison ; et, voyez ! un seul homme avait pu échapper à travers les airs, en chemise de nuit, pour raconter l’histoire. A un point de vue superstitieux, il y avait là quelque chose pour réprimer la poursuite de l’incompréhensible criminel ; à un point de vue moral et dans l’intérêt d’une juste vindicte, tout concourrait à l’éveiller, à la hâter et à la soutenir.
Oui, l’assassin de Marr — l’homme du mystère — de nouveau était à l’œuvre ; peut-être en ce moment éteignait-il la lampe d’une vie, non dans quelque lieu éloigné, mais ici, dans cette maison même que touchaient actuellement les auditeurs de la nouvelle redoutable. Le chaos, le tumulte aveugle de la scène qui suivit, et qu’on peut mesurer d’après les rapports encombrants qu’en firent les journaux durant nombre de jours subséquents, dans un fait de ce genre n’a jamais eu, à ma connaissance, d’analogue ; ou s’il y a eu un cas analogue, ce ne fut qu’une seule fois, je veux dire dans ce qui suivit l’acquittement des sept évêques à Westminster, en 1688[60]. Pour l’instant, c’était plus qu’un enthousiasme passionné. Le mouvement frénétique d’horreur mêlée d’exultation, le hurlement de vengeance qui monta instantanément de cette rue précisément, puis, par une sorte sublime de contagion magnétique, de toutes les rues adjacentes, ne peuvent s’exprimer exactement que par ce passage exalté de Shelley :
C’était, en effet, quelque chose d’à moitié inexplicable que l’interprétation instantanée de la clameur grossissante selon son sens véritable. L’implacable rumeur de vengeance, cet accord sublime dans un tel quartier ne pouvait viser que le seul démon dont la pensée pendant douze jours entiers avait nourri et tyrannisé le cœur du public. Toutes les portes, toutes les fenêtres du voisinage se trouvèrent ouvertes, comme sur un mot d’ordre ; des foules de gens, trop impatients pour atteindre à des voies de sortie naturelles, sautèrent par les fenêtres, au rez-de-chaussée ; des malades se levèrent de leurs lits ; et même quelque part, comme pour vivifier expressément l’image de Shelley (aux vers 4, 5, 6, 7), un homme dont la mort était attendue depuis quelques jours et qui réellement mourut le lendemain, se leva, s’arma d’une épée et descendit en chemise dans la rue. La chance était bonne, la foule ne l’ignorait pas, de surprendre le chien féroce au plein milieu de son carnaval et de son orgie de sang, au centre même de la boucherie. Un moment, la foule fut trompée par sa multitude même et par sa furie. Mais cette furie se pliait encore à la voix d’une autorité. De toute évidence la massive porte d’entrée devait être enfoncée, puisque à l’intérieur, pour coopérer à cet effort, il n’y avait plus d’être vivants, à la seule exception d’un jeune enfant. Des pinces, placées avec adresse, en une minute rejetèrent la porte hors de ses gonds, et la foule entra comme un torrent. La fermentation, l’irritation de la colère qui la dévorait, on peut le deviner, quand un homme important de l’endroit lui signifia de s’arrêter et de faire le silence absolu. Dans l’espoir de recevoir une communication utile, la foule devint silencieuse, « Écoutez donc, dit l’homme autorisé, et nous saurons s’il est en haut ou en bas. »
Tout de suite on entendit un fracas, comme si quelqu’un avait enfoncé une fenêtre, et le bruit venait nettement d’une chambre du haut. Oui, la chose apparaissait très claire, l’assassin était dans la maison à cet instant même, il avait été pris au piège. Il ne s’était pas familiarisé avec les détails de la maison de Williamson, et, selon toute apparence, il s’était trouvé emprisonné dans une des chambres du haut. La foule s’y rua donc avec impétuosité. On en trouva la porte légèrement fixée ; et, quand elle fut forcée, l’enfoncement de la fenêtre, tant de la vitre que du châssis, annonça que le misérable avait échappé.
Il avait sauté ; plusieurs personnes dans la multitude, ardentes de la fureur publique, sautèrent derrière lui. Ces personnes ne s’étaient pas préoccupées de la nature du sol, et, à présent, en en faisant l’examen à la lueur de torches, elles se rendirent compte que c’était un plan incliné, une levée d’argile, très humide et collante. Les traces des pas de l’homme étaient profondément imprimées dans l’argile, et, par conséquent, elles furent aisément relevées jusqu’au sommet de la levée ; mais on s’aperçut tout à la fois que la poursuite serait inutile, à cause de la densité du brouillard. A deux pas, un homme se dérobait entièrement à toute possibilité de l’identifier ; et, si on le joignait, on n’aurait pu s’aventurer à prétendre que c’était bien le même qu’on venait de perdre de vue. Jamais, dans le cours d’un siècle tout entier, on n’aurait pu espérer une nuit plus propice pour un criminel en fuite. Des moyens de se déguiser, Williams en avait maintenant à l’excès ; et les repaires étaient innombrables, dans le voisinage du fleuve, qui pourraient le mettre, pendant des années, à l’abri des investigations importunes.
Mais les faveurs sont offertes en pure perte à des insouciants et à des ingrats. Cette nuit, le moment de décider se présenta à lui en vue de toute sa carrière future, Williams prit la décision funeste ; car, par pure indolence, il prit la décision de rentrer dans son vieux logement — le lieu que, de l’Angleterre entière, il avait alors le plus de raisons pour éviter.
Pendant ce temps, la foule avait exploré de fond en comble la demeure de Williamson. La première recherche fut celle de la jeune petite fille. Williams, à coup sûr était allé dans sa chambre, mais c’est apparemment dans cette chambre que la clameur soudaine de la rue l’avait surpris ; alors son attention s’était toute entière attachée aux fenêtres, parce que par elles seules une retraite lui restait ouverte. Et même cette retraite, il ne l’a due qu’au brouillard, à la confusion du moment, à la difficulté d’approcher de la maison par derrière. La fillette était naturellement inquiète de cette affluence d’étrangers à pareille heure, mais, quant au reste, grâce aux précautions humaines des voisins, elle fut préservée de connaître, tout entiers, les événements effroyables qui avaient eu lieu pendant qu’elle dormait.
Le pauvre grand-père manquait toujours, jusqu’à ce que la foule descendît à la cave. On le trouva alors étendu de son long sur le sol de la cave. Probablement, il avait été précipité du haut de l’escalier, et, avec une telle violence, que l’une des jambes était cassée. Après l’avoir de la sorte mis hors de combat, Williams était descendu vers lui et lui avait coupé la gorge.
On a beaucoup discuté, à cette époque, dans quelques-unes des feuilles publiques, sur la difficulté de concilier ces incidents avec les autres particularités de l’affaire, si l’on suppose qu’un seul homme s’en soit mêlé. Qu’un seul homme s’en soit mêlé, cela paraît bien certain. On n’en avait vu, on n’en avait entendu qu’un seul chez Marr ; un seul, et, sans nul doute possible, le même homme avait été vu par le jeune ouvrier dans le salon de Mme Williamson, et un seul était dénoncé par les empreintes de ses pas sur la levée d’argile. Sans doute, voici la marche qu’il avait suivie : il s’était introduit chez Williamson en lui commandant de la bière. Cette commande obligeait le vieillard de descendre à la cave ; Williams aura attendu qu’il y fût arrivé ; et alors il aura frappé et clos la porte de la violente façon que j’ai dite. Williamson sera remonté avec inquiétude en entendant ce bruit violent. L’assassin se doutant qu’il en serait ainsi, l’avait rencontré, sans doute, au haut de l’escalier de la cave et jeté en bas ; après quoi, il sera descendu pour achever le meurtre à sa manière ordinaire. Tout cela aura pris une minute ou une minute et demie, de façon à correspondre à l’intervalle écoulé entre le bruit alarmant de la porte d’entrée qu’avait entendu l’ouvrier, et l’exclamation lamentable de la servante. Il est évident aussi que la raison pour laquelle aucune espèce de cri ne s’est élevé des lèvres de Mme Williamson, provient de la position des personnes telle que je l’ai esquissée. Venu par derrière Mme Williamson, invisible par conséquent, et elle ne l’entendait pas non plus à cause de sa surdité, l’assassin l’aura frappée et lui aura entièrement aboli toute conscience, avant qu’elle ait pu s’apercevoir de sa présence. Quant à la servante, elle devait forcément être le témoin de l’attaque contre sa maîtresse, l’assassin ne pouvait obtenir sur elle les mêmes avantages complets ; elle eut donc le temps de pousser un cri d’agonie.
J’ai mentionné que, durant presque une quinzaine, on n’avait pas même soupçonné quel était le meurtrier des Marr ; je voulais dire que, jusqu’au meurtre de Williamson, aucun vestige, aucune base de suspicion, dans un sens quelconque, ne s’était présenté au public, en général, non plus qu’à la police. Mais il y avait à cet état d’ignorance absolue deux exceptions tout à fait restreintes. Certains magistrats avaient en leur possession une chose qui, à l’examiner de près, offrait un moyen possible de retrouver la trace du criminel. Pourtant jusque-là, ils n’avaient pas retrouvé sa trace. Jusqu’au matin du vendredi qui suivit la destruction de Williamson, ils n’avaient pas rendu public ce fait important, que sur le maillet de charpentier de navire (à l’aide duquel, en ce qui regarde son procédé d’étourdir ou de désemparer, les meurtres avaient été consommés), se trouvaient marquées les lettres « J. P. ». Ce maillet, par une étrange distraction de l’assassin, avait été laissé dans la boutique de Marr ; et c’est un fait intéressant, que, par conséquent, si le misérable avait été surpris par le courageux prêteur sur gages, il se serait trouvé virtuellement désarmé. La notification au public de ce détail fut faite officiellement le vendredi, c’est-à-dire treize jours après le premier assassinat. Elle fut suivie sur-le-champ, comme on verra, du résultat le plus important.
En même temps, dans le secret d’une unique chambre à coucher de Londres entier, Williams, c’est un fait, avait été à voix basse l’objet de soupçons très graves dès l’abord, c’est-à-dire à l’heure même où se révélait la tragédie de chez Marr. Et il est singulier que ce soupçon provînt entièrement de sa propre folie. Williams logeait, en compagnie d’autres hommes appartenant à différentes nations, à l’auberge. Dans un grand dortoir y étaient placés cinq ou six lits. Ils étaient occupés par des artisans, la plupart, d’un caractère honorable. Il y avait là un ou deux Anglais, un ou deux Écossais, trois ou quatre Allemands et Williams, dont le lieu de naissance n’est pas connu avec certitude. La nuit du fatal samedi, vers une heure et demie, en revenant de son labeur épouvantable, Williams avait bien trouvé ses compagnons Anglais et Écossais endormis, mais les Allemands veillaient ; un d’eux, assis, une bougie à la main, faisait aux deux autres une lecture à voix haute. A cette vue, Williams, d’un ton courroucé et péremptoire, dit : « Oh ! soufflez donc la bougie, soufflez-la tout de suite ; nous serons tous brûlés dans nos lits. » Si les compagnons britanniques de la chambrée avaient été éveillés, M. Williams aurait suscité une protestation révoltée par l’arrogance de cet ordre. Mais les Allemands sont, d’ordinaire, d’un tempérament doux et facile et, ceux-là, complaisants, éteignirent la lumière. Pourtant, comme il n’y avait pas de rideaux, les Allemands remarquèrent qu’il n’y avait pas, en réalité, le moindre danger ; car des draps de lit, amassés l’un sur l’autre, ne peuvent pas brûler plus que les feuilles d’un livre fermé. En leur particulier, les Allemands en tirèrent donc la conclusion qu’il fallait que M. Williams eût un motif urgent de dérober à toute observation sa personne et son vêtement. Quel pouvait être ce motif ? La nouvelle répandue le lendemain dans tout Londres et, par conséquent, en la présente maison, distante de la boutique de Marr de moins de deux furlongs[62], fit apparaître ce motif terriblement évident, et, on le conçoit, le soupçon fut communiqué aux autres hôtes du dortoir. Mais tous, ils savaient, par contre, le péril pénal attaché par la loi anglaise à des insinuations contre un homme, même si elles se trouvent vraies, quand elles ne peuvent pas s’appuyer sur une preuve. En vérité, pour peu que Williams eût pris les précautions les plus élémentaires, pour peu qu’il fût descendu simplement jusqu’à la Tamise, éloignée de moins d’un jet de pierre, et qu’il eût jeté deux pièces de son attirail à la rivière, aucune preuve concluante n’aurait pu être produite contre lui. Ainsi il aurait pu réaliser le plan de Courvoisier, l’assassin de lord William Russell, de trouver la subsistance de chaque mois séparément, dans un assassinat distinct et bien préparé. Néanmoins, les compagnons du dortoir étaient convaincus pour eux-mêmes, mais ils attendaient des indices qui pussent convaincre autrui. A peine donc l’avis officiel fut-il publié au sujet des initiales du maillet J. P., tous les hommes de la maison se rappelèrent à la fois les initiales bien connues d’un honnête charpentier de vaisseau norwégien, John Petersen, qui avait travaillé dans les docks anglais jusqu’en la présente année, et qui, ayant l’occasion de revoir son pays natal, avait laissé sa boîte d’outils dans les galetas de l’auberge. Ces galetas furent donc explorés. Le coffre à outils de Petersen fut trouvé, mais le maillet manquait, puis, à un examen plus approfondi, on fit une autre découverte écrasante. Le chirurgien qui avait examiné les cadavres chez Williamson avait émis l’opinion que les gorges n’avaient pas été coupées au moyen d’un rasoir, mais au moyen d’un outil d’une forme différente. On se souvint alors que Williams avait récemment emprunté un grand couteau français d’une forme toute spéciale et, là-dessus, d’un tas de vieilleries et de chiffons, on retira bientôt un gilet que toute la maison eût juré avoir vu porter à Williams récemment. Dans ce gilet, collé à la doublure de la poche par du sang figé, on trouva le couteau français. Enfin, tous les gens de l’auberge, savaient fort bien que Williams portait d’ordinaire, depuis quelque temps, une paire de bottines qui craquaient et un pardessus brun doublé de soie. De plus, beaucoup d’autres présomptions qui semblaient à peine utiles.
Williams fut immédiatement appréhendé et interrogé sommairement. C’était le vendredi. Le samedi matin, quatorze jours après le meurtre de Marr, il comparut à nouveau. Les preuves tirées des circonstances étaient écrasantes. Williams en écoutait avec attention toute la suite, mais il disait fort peu de chose. A la fin de l’interrogatoire, un mandat de dépôt fut décerné, le jugement devant avoir lieu aux assises prochaines. Est-il nécessaire de le dire, en route pour la prison il fut poursuivi par des foules si furieuses, que, dans des circonstances ordinaires il y aurait eu pour lui peu d’espoir d’échapper à une vengeance sommaire. Mais en cette occasion, une escorte puissante avait été fournie, si bien qu’il fut logé sain et sauf dans la geôle. En cette geôle-là, la règle était, à l’époque, d’enfermer à cinq heures du soir, définitivement pour toute la nuit, sans lumière, tous les prisonniers convaincus de crimes. Quatorze heures, jusqu’à sept heures, le matin suivant, on les laissait, sans les visiter, dans l’obscurité totale. Williams eut donc le temps de commettre un suicide. Les ressources, il est vrai, d’autres parts, n’étaient pas grandes. Il y avait une seule barre de fer, dans l’intention, autant que je me souvienne, d’y suspendre une lampe ; c’est là qu’il s’est pendu par ses bretelles. A quelle heure, on n’est pas sûr ; quelques personnes prétendent à minuit. Et dans ce cas, à l’heure précise où, quatorze jours plus tôt, il avait répandu la terreur et la désolation dans la famille paisible du pauvre Marr, il était contraint lui-même de boire à la même coupe présentée à ses lèvres par les mêmes mains maudites.
Le cas des Mac-Kean auquel j’ai fait une allusion spéciale, mérite aussi d’être brièvement narré pour le pittoresque terrible de deux ou trois de ses détails. La scène de cet assassinat est une auberge de la campagne, à quelques milles, je crois, de Manchester. C’est de la situation avantageuse de cette auberge que provenait la tentation double de l’affaire. En règle générale, une auberge implique, nécessairement, une ceinture étroite de voisins, ce qui est la raison originelle de l’ouverture d’un semblable établissement. Mais, en le cas présent, c’était une unique maison isolée, de sorte qu’il n’y avait pas à redouter d’être interrompu par des gens habitant à la portée des cris, et pourtant, d’autre part, le pays, aux alentours, était éminemment populeux. Aussi une société de secours avait établi son local de réunion hebdomadaire dans cette auberge, et on y laissait les sommes accumulées en dépôt dans la salle de réunion, sous la garde de l’aubergiste. Ces fonds montaient souvent à un total considérable, cinquante ou soixante-dix livres sterling avant qu’on les transférât entre les mains d’un banquier. Ici donc était un trésor digne de quelque risque, dans une situation vraiment incomparable.
Ces détails attrayants étaient par hasard, venus à la connaissance de l’un des Mac-Kean, ou de tous les deux, et cela, par malheur, à un moment où ils se trouvaient dans la plus écrasante misère. Ils étaient colporteurs, et jusqu’aux derniers temps, ils s’étaient montrés de mœurs très respectables ; un désastre commercial les avait conduits à la ruine totale, et leurs capitaux réunis y avaient été engloutis jusqu’au dernier shilling. Ce revers soudain avait fait d’eux des désespérés ; leur petit bien avait été englouti par une grande catastrophe sociale, et ils regardaient la société comme coupable à leur égard de vol. En prélevant leur proie sur la société, ils se considéraient donc comme exerçant un farouche droit naturel de représailles. Les fonds auxquels ils prétendaient, prenaient à leurs yeux l’aspect de fonds publics, puisque c’était le produit de plusieurs souscriptions particulières. Ils oubliaient, néanmoins, que pour les actes criminels que, trop certainement, ils méditaient en tant que préliminaires à leur vol, il ne leur serait pas possible de plaider un semblable précédent social imaginaire. A prendre à parti une famille qui paraissait tout à fait dénuée de secours si tout se faisait avec facilité, ils comptaient entièrement sur leur propre force corporelle.
C’étaient de jeunes hommes robustes, âgés de 28 à 32 ans ; d’une taille un peu au-dessous de la moyenne, mais bâtis carrément, la poitrine solide, les épaules larges, conformés avec tant de beauté en ce qui regarde la proportion des membres et des articulations que, après leur exécution, leurs corps ont été, en secret, montrés par les chirurgiens de l’Infirmerie de Manchester, comme des objets intéressants pour l’art statuaire.
De son côté, la maison qu’ils se proposaient d’attaquer se composait des quatre personnes suivantes :
1. L’aubergiste, un fermier solide ; — aussi projetaient-ils de le mettre hors de combat à l’aide d’un artifice introduit depuis peu, en ce temps-là, chez les voleurs : on l’appelait hocussing, ce qui veut dire empoisonner de laudanum la boisson de la victime, subrepticement ;
2. La femme de l’aubergiste ;
3. Une jeune servante ;
4. Un enfant de douze à quatorze ans.
Le danger était que de ces quatre personnes, dispersées peut-être à travers la maison qui avait deux sorties distinctes, une au moins pût s’échapper et pût, grâce à une connaissance approfondie des chemins environnants, donner l’alarme à des maisons éloignées d’un furlong. Ils prirent le parti de s’en remettre aux circonstances pour la manière de conduire cette affaire, mais cependant, comme il leur paraissait nécessaire de se feindre étrangers l’un à l’autre, il fallut bien se concerter d’avance sur l’esquisse générale de leur plan ; en effet, il leur serait impossible, dans ce but, sans éveiller de violents soupçons, de se rien communiquer sous les yeux de la famille. Cette esquisse comportait, au moins, un meurtre : celui-là fut décidé. Quant au reste, leurs actes dans la suite le montrent à l’évidence, ils désiraient verser aussi peu de sang que possible, pour la réalisation de leur objet final.
Au jour dit, ils se présentèrent, séparément, à la rustique auberge, et à des heures différentes. L’un arriva dès quatre heures de l’après-midi ; l’autre ne vint pas avant sept heures et demi. Ils se saluèrent de loin d’une façon très réservée, et, tout en échangeant le peu de paroles que s’adressent des étrangers, ils ne se montrèrent pas disposés à un commerce plus familier. Mais avec l’aubergiste, à son retour de Manchester, vers huit heures, l’un des frères entra en conversation animée ; il l’invita à prendre un grand verre de punch, et, au moment où l’aubergiste, en sortant de la pièce, le lui permit, il versa dans le punch une cuillerée de laudanum. Peu de temps après, l’horloge sonnait dix heures. L’aîné des Mac-Kean, se déclarant fatigué, demanda qu’on lui indiquât la chambre à coucher, car les deux frères, dès l’arrivée, avaient retenu un lit. L’infortunée servante se présenta, une bougie à la main, pour l’éclairer sur l’escalier.
A ce moment critique, voici comment était distribuée la famille : l’aubergiste, stupéfié par l’horrible narcotique qu’il avait bu, s’était retiré dans une pièce privée joignant la salle publique, dans le dessein de s’y reposer sur un sopha, et heureusement pour son salut, il était considéré comme tout à fait incapable d’action. La femme s’occupait de son mari. Le cadet des Mac-Kean était donc resté seul dans la salle publique. Il se leva alors tranquillement et vint se placer au bas de l’escalier que son frère venait de monter, de façon à être sûr de couper quiconque s’enfuirait de la chambre d’en haut. Dans cette chambre Mac-Kean l’aîné, fut introduit par la servante qui lui indiqua les deux lits dont l’un était déjà occupé, pour une moitié, par l’enfant, et l’autre vide : elle expliqua qu’il fallait que les deux étrangers s’en accommodassent pour la nuit, selon l’arrangement qui leur pourrait agréer. Tout en parlant, elle lui présentait la chandelle ; il la plaça sur la table et, en même temps, il interceptait sa sortie de la chambre, et lui jetait les bras autour du cou comme s’il avait voulu l’embrasser. C’est évidemment ce qu’elle même avait prévu et ce qu’elle s’efforçait d’empêcher. Son horreur on peut l’imaginer, lorsqu’elle sentit la main perfide qui lui étreignait le cou, armée d’un rasoir, lui trancher violemment la gorge. A peine put-elle proférer un cri avant de tomber impuissante sur le plancher.
A cet effroyable spectacle l’enfant avait assisté ; il n’était pas endormi, mais il eut la présence d’esprit de fermer instantanément les yeux. L’assassin s’approcha vivement du lit et examina avec inquiétude l’expression du visage de l’enfant. Il ne se trouva pas satisfait ; il posa la main sur le cœur de l’enfant, pour juger d’après les battements, s’il était ou non agité. Ce fut une épreuve terrible, et, sans nul doute, le sommeil contrefait eût été tout de suite reconnu, quand, soudain, un spectacle terrible attira l’attention de l’assassin.
Grave et silencieuse, tel un spectre, la fille assassinée s’était levée en son délire mortel ; elle se tenait toute droite, elle marcha avec fermeté un moment ou deux, et elle dirigea ses pas vers la porte. L’assassin se détourna pour la poursuivre, et l’enfant, à ce moment, sentant que son unique chance était de fuir tandis que se passait cette scène, bondit hors du lit. Sur le palier, à la tête de l’escalier, était un des assassins, au pied de l’escalier était l’autre. Qui pourrait croire que l’enfant eût l’ombre d’une chance d’échapper ? Et pourtant de la façon la plus naturelle il surmonta tous ces obstacles. L’enfant, dans son horreur, posa la main gauche sur la balustrade, et s’élança par-dessus, d’un grand saut qui le déposa au bas de l’escalier, sans toucher une seule marche.
Ainsi il avait efficacement dépassé l’un des assassins ; l’autre était encore, il est vrai, à dépasser, et ce lui aurait été impossible sans un incident inattendu. La femme de l’aubergiste s’était alarmée du faible cri de la jeune fille ; elle était sortie en hâte de la salle réservée pour lui porter secours ; au pied de l’escalier elle avait été arrêtée par le plus jeune des frères, et, à ce moment, elle se débattait contre lui. La confusion de ce débat de la vie à la mort avait permis au jeune garçon de passer en tourbillon à côté d’eux.
Il eut la bonne fortune de tourner par la cuisine où donnait une porte dérobée, fermée d’un simple verrou, et qui s’ouvrit à son toucher ; par cette porte il se rua en plein champ.
A ce moment le frère aîné se trouva libre pour le poursuivre, par la mort de l’infortunée jeune fille. On ne peut douter que dans son délire l’image qui occupait ses pensées était celle de la société qui se réunissait une fois par semaine. Elle l’imaginait en séance, sans doute, et vers son local, pour se mettre en sûreté et réclamer du secours, elle allait en chancelant. Elle entra et, dès la porte passée, elle tomba par terre et, tout de suite, expira.
L’assassin, qui l’avait suivie pas à pas, se vit donc libre de poursuivre le jeune garçon. En ce moment critique, tout était en jeu, et si l’enfant n’était pas pris, l’entreprise était ruinée. Il dépassa donc son frère et la femme de l’aubergiste sans s’arrêter, et se précipita par la porte ouverte, à travers les champs. Une seconde de plus et peut-être il serait trop tard.
L’enfant avait la nette conscience que s’il continuait à découvert il n’aurait aucune chance d’échapper à un homme jeune et fort. Il courut donc tout à coup à un fossé, dans lequel il roula la tête la première. Si l’assassin s’était hasardé à procéder à loisir à l’examen du fossé le plus proche, il aurait aisément découvert l’enfant — que sa chemise blanche rendait si visible. Mais il perdit courage, pour avoir manqué à arrêter la fuite de l’enfant. De seconde en seconde son désespoir grandissait. Que l’enfant ait réussi seulement à s’échapper jusqu’aux fermes du voisinage, une troupe d’hommes pouvait être réunie dans les cinq minutes, et déjà il pouvait être devenu malaisé pour lui et pour son frère, qui connaissaient mal les chemins des champs, de s’échapper si leur retraite était coupée.
Donc, plus rien à faire, que de rappeler son frère. Et c’est ainsi que la femme de l’aubergiste, encore que mutilée, eut la vie sauve, et, dans la suite, guérit. L’aubergiste devait son salut à la potion stupéfiante. Et les assassins joués eurent la douleur de comprendre que leur crime affreux avait été tout à fait inutile. Le chemin, en effet, était libre, à présent, de la salle de société, et, probablement, quarante secondes auraient suffi pour emporter le coffre du trésor qu’ils auraient pu, ensuite, briser et piller à loisir. Mais la crainte d’ennemis qui les surprendraient était trop forte sur eux ; ils se sauvèrent par un chemin qui les fit passer aussitôt à moins de six pieds de l’enfant aux aguets.
Ils traversèrent Manchester de nuit. Quand le jour revint, ils dormaient dans un buisson à une distance de vingt milles de la scène de leur tentative coupable. La deuxième et la troisième nuits, ils poursuivirent leur marche à pied, ne se reposant que pendant le jour. Vers le lever du soleil, le quatrième matin, ils entraient dans un village près de Kirby Lonsdale, dans le Westmoreland. Sans doute ils avaient quitté à dessein la ligne droite du chemin à suivre, car leur but était l’Ayrshire où ils étaient nés, et le vrai chemin les aurait conduits par Shap, Penrith, Carlisle. Ils cherchaient à éviter d’être persécutés par les diligences qui, depuis trente heures, distribuaient à toutes les auberges et à tous les cabarets[63] de la route de petites affiches avec la description de leurs personnes et de leurs costumes. Il se fit, peut-être avec intention, que, ce matin, le quatrième, ils s’étaient séparés, de façon à entrer au village dix minutes l’un après l’autre. Ils étaient épuisés et traînaient la jambe. Dans ces conditions il fut facile de les prendre. Un forgeron les avait, en silence, reconnus en comparant leurs dehors avec la description des affiches. Ils furent atteints facilement et séparément arrêtés. Leur procès et leur condamnation suivirent bientôt à Lancaster, et, dans ce temps-là c’en était la suite nécessaire, ils furent exécutés. Mais l’affaire tombait admirablement dans les limites protectrices de ce qu’on regarderait aujourd’hui comme des circonstances atténuantes, puisque, si un assassinat de plus ou de moins n’était pas pour les détourner de leur projet, du moins ils s’étaient montrés très désireux d’économiser l’effusion du sang, dans la mesure du possible.
Incommensurable, par conséquent, l’intervalle qui les sépare du monstre Williams.
Ils ont péri sur l’échafaud ; Williams, je l’ai dit, a péri de sa propre main, et, conformément à la loi en vigueur alors, il fut enterré au centre d’un quadrivium ou confluent de quatre chemins (en l’espèce, quatre rues), avec un pieu fiché dans son cœur. Et, par-dessus lui, passe à jamais sans repos le tumulte de Londres ![64]