← Retour

De l'assassinat considéré comme un des Beaux-Arts

16px
100%

DEUXIÈME MÉMOIRE
(1839)

Il y a bon nombre d’années, le lecteur peut s’en souvenir, je me suis présenté à lui dans le rôle de dilettante en assassinat. Peut-être dilettante est-ce un terme trop fort. Connaisseur plaira mieux aux scrupules et à la faiblesse du goût général. Je pense qu’il n’y a à cela aucun mal, au moins ? On n’est pas tenu de mettre ses yeux, ses oreilles et son intelligence dans la poche de sa culotte, lorsqu’on tombe sur un assassinat. A moins d’être dans un état tout à fait comateux, je suppose qu’on verra bien que tel assassinat est meilleur ou plus mauvais que tel autre, au point de vue du bon goût. Les assassinats ont leurs petites différences, aussi bien que les statues, les tableaux, les oratorios, les camées, les intailles, que sais-je encore ? Qu’on soit en colère contre un homme parce qu’il parle trop ou parce qu’il parle trop publiquement (pour ce qui est de trop, je le nie : personne ne saurait jamais cultiver ses goûts trop hautement), mais il faut, dans tous les cas, lui permettre de penser. Eh bien, le croiriez-vous ? tous mes voisins avaient ouï parler de ce petit essai d’esthétique que j’avais publié, et malheureusement, comme ils avaient entendu parler aussi d’un club dont je faisais partie et d’un dîner que j’ai présidé, (l’un et l’autre tendait au même petit objet que l’essai, c’est-à-dire à la diffusion d’un juste goût chez les sujets de Sa Majesté), ils répandirent sur mon compte les plus barbares calomnies. En particulier ils disaient de moi (ou du club, ce qui revient au même) que j’avais offert des primes pour les homicides bien conduits, avec tout un système de retenues proportionnelles en cas de faute ou de vice, conformément à un tableau communiqué à mes amis personnels.

Or, laissez-moi vous raconter toute la vérité au sujet du club et du dîner, et l’on verra combien le monde est malicieux. Mais, tout d’abord, en confidence, permettez-moi de vous dire quels sont vraiment mes principes sur la matière en jeu.

Pour ce qui est d’un assassinat, jamais de ma vie je n’en ai commis un seul. C’est là une chose bien connue de mes amis. Je pourrais produire un papier pour le certifier, signé par des tas de gens. Même, si vous y tenez, je doute que beaucoup de gens pussent produire un certificat plus fort. Le mien serait aussi vaste qu’une nappe de table à manger.

Il est, toutefois, un membre du club qui affecte de dire qu’il me surprit à prendre trop de libertés avec sa gorge, une nuit, au club, après que toute autre personne se fut retirée. Seulement, remarquez bien, il glisse son histoire selon son état de civilation[41]. Lorsqu’il n’est pas trop parti, il se contente de dire qu’il me surprit lorgnant sa gorge, que je fus mélancolique pendant plusieurs semaines ensuite, et que ma voix sonnait de façon à exprimer aux oreilles délicates d’un connaisseur le sentiment de l’opportunité perdue.

Tout le club sait que celui-là est un homme désappointé, et qui parle plaintivement parfois de la fatale négligence d’un homme venu sans outils. Et puis, tout cela est une affaire entre deux amateurs et chacun excuse, en ce cas, quelques petites sévérités ou des mensonges.

« Mais, dites-vous, sinon assassin vous-même, vous pouvez avoir encouragé ou même commandé un assassinat ? » Non, sur mon honneur, non. Et c’est le point où je souhaitais en venir pour vous donner satisfaction. La vérité est que je suis un homme très spécial pour toute chose se rapportant à l’assassinat, et que je pousse peut-être trop loin la délicatesse.

Le philosophe stagyrite, très justement et peut-être ayant en vue mon cas, plaçait la vertu dans le τὸ μέσον, ou point médian entre deux extrêmes. La médiocrité dorée est certainement ce que devraient se proposer pour but tous les hommes, mais il est plus aisé de dire que de faire ; mon infirmité consiste notoirement en trop de douceur de cœur, je trouve difficile de maintenir cette ferme ligne équatoriale entre les deux pôles de trop de meurtre d’une part, et de trop peu, de l’autre. Je suis trop mou, et les gens se tirent d’affaire avec moi tout graciés, oui, ils traversent la vie sans un attentat contre eux — des gens qui ne devraient pas être graciés ! Je crois, si j’avais la direction des choses, qu’il y aurait à peine un assassinat d’un bout de l’année à l’autre. C’est vrai, je suis pour la paix, la tranquillité, la cajolerie, et ce qu’on pourrait appeler le non frappement.

Un homme était venu me voir comme candidat à une place, alors vacante, de domestique. Il avait la réputation de s’être ingéré un peu dans notre art, et, disaient d’aucuns, non sans mérite. Ce qui me fit frémir, pourtant, c’est qu’il supposait que cet art faisait partie de ses devoirs réglementaires à mon service ; il prétendait le faire prendre en considération quant à ses gages. Or c’est bien une chose que je ne pouvais tolérer ; de sorte que je lui dis enfin : « Richard, (ou James, selon ce que ce pouvait être) vous vous méprenez sur mon caractère. Si un homme veut et doit pratiquer cette difficile et, permettez-moi d’ajouter, dangereuse branche de l’art, s’il y a un génie dominateur — soit, dans ce cas, tout ce que je dirais c’est qu’il peut poursuivre ses études chez moi aussi bien que chez un autre. Et même je pourrais faire remarquer qu’il ne saurait être mauvais pour lui, non plus que pour le sujet sur lequel il opérerait, d’être guidé par des hommes d’un goût plus sûr que le sien. Le génie peut beaucoup, mais une longue étude de l’art donne toujours le droit d’offrir un conseil. J’irais jusque-là : je suggérerais des principes généraux. Mais, quant à un cas particulier, je ne veux en rien y tremper. Jamais, ne me parlez de telle œuvre d’art précisément que vous méditiez ; je m’y oppose in toto. Car, si une fois un homme se laisse aller à un assassinat, bientôt il en viendra à tenir peu de compte du vol, et du vol il en viendra à boire, à enfreindre le sabbat, et de là à l’incivilité et à la procrastination. Une fois entré dans ce chemin en pente, on ne sait jamais où on s’arrêtera. Plus d’un homme a daté sa ruine de quelque assassinat dont il tenait peut-être peu de compte en ce temps-là. Principiis obsta — voilà ma règle ». — Tel fut mon discours, et toujours j’ai agi en conséquence, et si ce n’est pas là être vertueux, je serais heureux de savoir ce qui l’est.

J’en reviens au dîner et au club. Le club n’était pas, particulièrement, de ma création ; il surgit — tout à fait comme tant d’autres associations similaires pour la propagation de la vérité et la communication des idées nouvelles — plutôt de la nécessité des choses que de l’inspiration d’aucun homme.

Quant au dîner, si un homme plus que tout autre en pouvait être tenu responsable, c’était un membre connu parmi nous sous le nom de Crapaud dans son trou. Il était ainsi appelé à cause de son humeur sombre et misanthropique, qui le conduisait à dénigrer continuellement tous les assassinats modernes comme autant de vicieux avortements, n’appartenant à aucune école d’art authentique. Les plus beaux ouvrages de notre temps le faisaient grogner cyniquement, et, à la longue, cette humeur plaintive s’accrut en lui à tel point et il devint si notoire comme laudator temporis acti, que peu de gens se souciaient de rechercher sa société. Cela le rendit encore plus farouche et plus terrible. Il s’en allait marmottant et grondant ; où que vous le rencontriez, il soliloquait, disant : « méprisable, prétentieux — sans groupement — sans deux idées sur le maniement — sans… » et là vous le perdiez. A la longue l’existence parut lui devenir pénible ; il parlait rarement, il semblait converser avec des fantômes de l’air ; sa gouvernante nous apprit que sa lecture se bornait à peu près à « la Vengeance de Dieu sur le meurtre » par Reynolds et à un livre plus ancien du même titre, signalé par Sir Walter Scott, dans ses « Fortunes de Nigel ». Quelquefois peut-être allait-il jusqu’à lire un calendrier de Newgate antérieur à l’année 1788 ; mais jamais il ne regardait un livre plus récent. Il est vrai qu’il avait une théorie concernant la Révolution française, comme ayant été la grande cause de la dégénérescence de l’assassinat. « Bientôt, Monsieur, avait-il coutume de dire, les hommes auront perdu l’art de tuer de la volaille : jusqu’aux rudiments l’art aura péri. »

En l’année 1811, il se retira du monde. Crapaud dans son trou ne se rencontrait dans aucun endroit public. Nous ne le rencontrâmes plus dans ses fréquentations habituelles, « ni sur la pelouse, ni dans le bois il n’était »[42]. A côté du principal canal, de toute sa nonchalante longueur il se serait étendu les yeux fixés sur l’ordure dont l’eau était troublée. « Même les chiens, eût dit ce moraliste pensif, ne sont pas ce qu’ils ont été, Monsieur, — ce qu’ils devraient être. Je me souviens, au temps de mon grand-père, les chiens avaient quelque idée de l’assassinat. J’ai connu un mâtin, Monsieur, qui s’était mis en embuscade contre un rival, — oui, Monsieur, et qui finalement le tua, avec d’agréables circonstances de haut goût. J’ai été aussi en les termes d’une amitié intime avec un matou qui était un assassin. Mais à présent ! —  » et alors, le sujet devenu trop pénible, il frappait de la main son front, et sortait brusquement dans la direction de chez lui, vers son canal favori ; c’est là qu’un amateur le vit dans un tel état qu’il avait pensé dangereux de lui adresser la parole. Bientôt après, Crapaud s’enferma entièrement ; on comprit qu’il s’était abandonné à la mélancolie ; et, à la longue, l’opinion prévalut que Crapaud dans son trou s’était pendu.

Le monde se trompait en cela, comme il s’est trompé sur tant d’autres questions. Crapaud dans son trou pouvait être endormi, mais il n’était pas mort. Par une matinée de 1812, un amateur nous surprit en nous annonçant qu’il avait vu Crapaud dans son trou volant d’un pas rapide à travers la rosée, au devant du facteur, le long du canal. Déjà c’était là quelque chose ; mais combien plus d’apprendre qu’il s’était rasé la barbe, avait laissé ses vêtements de couleur triste et était vêtu comme un fiancé des anciens jours. Quel pouvait être de tout cela le sens ? Crapaud dans son trou était-il fou ? ou qu’était-ce donc ? — Bientôt après, le secret fut dévoilé : mieux qu’en un sens figuré « l’assassinat avait paru : » de Londres arrivèrent les journaux du matin, et l’on y vit que, trois jours auparavant, un assassinat le plus superbe du siècle de plusieurs degrés, avait eu lieu au cœur de Londres.

J’ai à peine besoin de dire que c’était le grand chef-d’œuvre d’extermination de Williams chez M. Marr, au no 29 de Ratcliffe Highway. C’était le début de l’artiste. Ce qui advint chez M. Williamson douze nuits après — la deuxième œuvre sortie du même ciseau — certains le déclaraient même supérieur. Mais Crapaud dans son trou protestait toujours, se mettait même en colère, à de telles comparaisons. « Ce vulgaire goût de comparaison, comme l’appelle La Bruyère, observait-il souvent, sera notre ruine. Chaque ouvrage a son propre caractère spécial — chacun en soi est incomparable. Tel, peut-être, fera penser à l’Iliade, tel autre à l’Odyssée : mais que gagne-t-on à de telles comparaisons ? Aucun des deux n’a jamais été, ne sera jamais surpassé ; et, quand vous aurez parlé pendant des heures, c’est à cela que vous viendrez aboutir. » Quelque vaine cependant que puisse être toute critique, il disait que des volumes pourraient être écrits sur chacun de ces cas en lui-même ; et il se proposait de publier à ce sujet un in-quarto.

Mais comment Crapaud dans son trou était-il parvenu à entendre parler de cette grande œuvre si tôt dans la matinée ? Il en avait reçu un récit par exprès, dépêché par un correspondant de Londres qui guettait les progrès de l’art pour le compte de Crapaud, avec le mandat général d’envoyer un exprès spécial, à quelque prix que ce fût, dès l’issue de toute œuvre estimable qui apparaîtrait. L’exprès arriva pendant la nuit. Crapaud dans son trou était couché. Il avait marmotté et grogné pendant des heures, mais, naturellement, on le fit lever. En lisant la nouvelle, il jeta les bras au cou de l’exprès, le proclama son frère et son sauveur, et exprima le regret de n’avoir pas la puissance de le faire chevalier.

Et nous, les amateurs, apprenant qu’il était au loin, et par conséquent qu’il ne s’était pas pendu, nous tenions pour certain de le voir parmi nous bientôt. Effectivement bientôt il arriva ; il saisit la main de tous ceux près de qui il passait, il la pressa avec une grande effusion, ne cessant de dire : « Eh bien, voici quelque chose qui ressemble à un assassinat ! — C’est bien la chose, — c’est pur, — voilà ce qu’on peut approuver, recommander à un ami : voilà, dira tout homme qui réfléchit, voilà la chose qui devait être ! de telles œuvres suffisent pour nous rajeunir. »

Et, en effet, l’opinion générale était que Crapaud dans son trou serait mort sans cette renaissance de notre art, qu’il appelait un second siècle de Léon X ; et il était de notre devoir, disait-il, de la célébrer solennellement. Pour le moment et en attendant[43], il proposait que le club se réunît en un dîner. Un dîner fut donc donné par le club, auquel tous les amateurs furent conviés dans un rayon de cent milles.

Sur ce dîner il reste d’amples notes sténographiques dans les archives du club. Mais elles ne sont pas « développées », pour parler comme un diplomate ; et le reporter qui seul eût pu en donner le compte rendu complet, in extenso, fait défaut, a, je crois, été assassiné. Mais, plusieurs années après cette journée, et dans une circonstance peut-être aussi intéressante, je veux dire le soulèvement des Thugs et le thuggisme, on donna un second dîner. Sur ce dernier, j’ai moi-même pris des notes, par crainte qu’un autre accident advînt au reporter sténographe. Et je les joins ici.

Crapaud dans son trou, je dois le mentionner, était présent à ce dîner. En fait, c’en fut une des circonstances les plus sentimentales. Étant aussi vieux que les vallées au dîner de 1812, naturellement il était aussi vieux que les monts au dîner Thug de 1838. Il s’était remis à porter la barbe. Pourquoi, dans quel but, je ne saurais vous le dire. Mais il en était ainsi. Tout son aspect était des plus bénins et des plus vénérables. Rien ne saurait s’égaler au rayonnement angélique de son sourire, quand il s’informa de l’infortuné reporter. Bel exemple d’un scandale à huis clos, je vous dirai qu’on supposait que ce reporter avait été tué par Crapaud lui-même, dans un emportement d’art créateur. On lui répondit, avec des rugissements de rire, ainsi que le sous-sheriff de notre comté : « Non est inventus. »

Là-dessus, Crapaud dans son trou rit outrageusement. Même nous pensions tous que c’en était choquant. A l’ardente requête de la société, un compositeur de musique fournit sur cette circonstance un beau morceau d’ensemble, lequel fut chanté 5 fois après le dîner, au milieu d’applaudissements et d’un rire inextinguible ! En voici les paroles (et le chœur s’efforçait de mimer aussi bellement que possible, le rire spécial de Crapaud dans son trou) :

Et interrogatum est a Crapaud dans son trou : Ubi est ille reporter ?

Et responsum est cum cachinno : Non est inventus.

LE CHŒUR

Deinde iteratum est ab omnibus, cum cachinnatione undulante, trepidante : Non est inventus.

Crapaud dans son trou, je dois le dire, environ 9 ans plus tôt, lorsqu’un exprès lui apporta la première nouvelle de la révolution de Burke et de Hare[44] dans l’art, en était sur-le-champ devenu fou, et, au lieu de lui accorder une pension pour toute sa vie ou de le faire chevalier, il s’efforça de le burkifier ; il fut en conséquence mis dans une camisole de force, et c’est pour cette raison que nous n’eûmes pas de dîner alors. Mais cette fois nous étions tous vivants et frappant du pied, ceux de la camisole de force et les autres, et aucun absent ne fut porté sur la liste. Étaient présents aussi beaucoup d’amateurs étrangers.

Le dîner fini, le couvert ôté, tout le monde demanda le nouvel ensemble « Non est inventus ». Mais comme cela eût porté préjudice à la gravité requise de la société durant les premiers toasts, je maîtrisai cet appel. Après que les toasts nationaux eurent été portés, le premier toast officiel du jour fut celui au Vieux de la Montagne. On but au milieu d’un silence solennel.

Crapaud dans son trou remercia en un discours simple. Il s’identifiait au Vieux de la Montagne par quelques brèves allusions qui firent hurler de rire la société, et il termina en portant la santé de M. Von Hammer, qu’il remercia beaucoup pour son érudite histoire du Vieux et de ses sujets, les Assassins[45]. Là-dessus je me levai, je dis que sans nul doute beaucoup des assistants connaissaient la place distinguée qu’assignent les orientalistes au très érudit savant des choses turques, l’autrichien Von Hammer ; qu’il avait fait les plus profondes recherches sur notre art dans ses affinités avec ces primitifs et éminents artistes, les Assassins syriens de la période des Croisades ; que son œuvre était depuis plusieurs années déposée à la bibliothèque de notre club. Jusqu’au nom de l’auteur, Messieurs, le désignait pour être l’historien de notre art : — Von Hammer —

— « Oui, oui, interrompit Crapaud dans son trou, Von Hammer, c’est l’homme pour être malleus haereticorum. Vous savez tous en quelle considération Williams tenait le marteau, ou le maillet du charpentier de navire, qui est tout un. Messieurs, je vous présente un autre grand marteau : Charles von Hammer, le Marteau, ou en vieux français, Charles Martel : il martela les Sarrazins jusqu’à ce qu’ils fussent tous aussi morts que des clous de portes.

« A Charles Martel pour lui faire honneur ! »

Mais l’explosion de Crapaud dans son trou, tout à la fois, et les acclamations tumultueuses au grand-père de Charlemagne, avaient rendu à présent la compagnie intraitable. L’orchestre fut de nouveau réclamé, avec des cris de plus en plus orageux pour le nouveau chœur. Je prévis une soirée tempêtueuse, je donnai ordre de me renforcer de trois garçons de chaque côté, et le vice-président de même. Des symptômes d’enthousiasme déréglé commencèrent à se manifester, et j’avoue que moi-même j’étais très excité quand l’orchestre débuta avec sa tempête de musique et que l’ensemble enflammé commença : Et interrogatum est a Crapaud dans son trou : Ubi est ille Reporter ? — Et la frénésie passionnée devint absolument convulsive quand le chœur entier en vint à : « Et iteratum est ab omnibus : Non est inventus. »

Le toast suivant fut porté aux Sicaires juifs.

Je donnai l’explication suivante à l’assistance : « Messieurs, je suis sûr qu’il vous intéressera tous d’apprendre que les Assassins, si anciens qu’ils soient, ont eu une race de prédécesseurs dans leur pays même. Dans toute la Syrie, mais particulièrement en Palestine, durant les premières années de l’empereur Néron, il y a eu une bande de meurtriers qui poursuivaient d’une façon toute nouvelle leurs études. Ils ne pratiquaient pas la nuit, ni dans des endroits solitaires, mais, considérant justement que les grandes foules sont en elles-mêmes une sorte de ténèbres à cause de la densité de la presse et par l’impossibilité d’y découvrir qui y a donné un coup, ils se mêlaient aux cohues partout, spécialement à la grande fête pascale de Jérusalem, où ils avaient positivement l’audace, Josèphe nous l’assure, de se presser jusque dans le Temple ; — et qui y auraient-ils choisi pour opérer, sinon Jonathan même, le Pontifex Maximus ? Ils le tuèrent, Messieurs, aussi bellement que s’ils l’eussent tenu seul, par une nuit sans lune, dans une allée étroite. Et lorsqu’on eut demandé quel était le meurtrier et où il était :

— « Eh donc, il fut répondu, interrompit Crapaud dans son trou : Non est inventus. — Et dès lors, en dépit de tout ce que je pus faire ou dire, l’orchestre partit, et toute l’assistance commença : Et interrogatum est a Crapaud dans son trou : Ubi est ille Sicarius ? Et responsum est ab omnibus : Non est inventus. »

Lorsque le chœur tempêtueux fut calmé, je repris : « Messieurs, vous trouverez une relation très circonstanciée sur les Sicaires dans au moins trois différentes parties de Josèphe : une fois dans le livre XX, section V, chapitre VIII de ses « Antiquités » ; une fois dans le livre I de ses « Guerres » : et c’est dans la section X du chapitre premier cité que vous trouverez une description spéciale de leur outillage. Voici ce qu’il en dit : « Ils opéraient avec de petits cimeterres pas très différents des acinacæ persanes, mais plus recourbés, et aux yeux de tout le monde, entièrement semblables aux semi-lunaires sicæ romaines ». — C’est chose parfaitement magnifique, Messieurs, d’entendre la suite de leur histoire. L’unique cas, peut-être, dont on se souvienne, d’une armée régulière de meurtriers rassemblée, d’un justus exercitus, est le cas de ces Sicaires. Ils se réunirent en tel nombre dans le désert que Festus lui-même fut obligé de marcher contre eux avec la force légionnaire de Rome. Une bataille rangée eut lieu, et cette armée d’amateurs fut entièrement taillée en pièces dans le désert. O ciel, Messieurs, quel tableau sublime ! Les légions romaines — le désert — Jérusalem dans le lointain — une armée de meurtriers au premier plan ! »

Le toast suivant fut porté « au futur développement de l’outillage, avec remerciements au Comité pour ses services. »

M. L., au nom du Comité qui avait fait un rapport sur ce sujet, adressa des remerciements à son tour. Il fit un extrait intéressant de ce rapport, où apparaissait l’importance qu’avaient attachée autrefois à l’outillage les Pères tant grecs que latins. Pour confirmer ce fait amusant, il fit un exposé frappant ayant trait à la première œuvre de l’art antédiluvien. Le Père Mersenne, ce lettré français catholique romain, à la page mille quatre cent trente et une[46] de son laborieux commentaire de la Genèse, mentionne, sur l’autorité de plusieurs rabbins, que la querelle entre Caïn et Abel survint au sujet d’une femme ; que, selon divers récits, Caïn avait travaillé avec ses dents (Abelem fuisse morsibus dilaceratum a Caïn), selon plusieurs autres, avec l’os maxillaire d’un âne, — et c’est l’outil adopté par la plupart des peintres. Mais il est agréable, pour l’esprit sensible, de savoir qu’à mesure que la science s’est étendue, des vues plus profondes ont été adoptées. Tel auteur tient pour une fourche, Saint Chrysostôme pour un glaive, Irénée pour une faux, et Prudence, poète chrétien du quatrième siècle, pour une serpe. Ce dernier écrivain manifeste son opinion comme suit :

« Frater, probatae sanctitatis aemulus,
Germana curvo colla frangit sarculo : »

C’est-à-dire son frère, jaloux de sa sainteté, lui brise sa gorge fraternelle avec une serpe recourbée. « Tout cela est respectueusement présenté par votre Comité non tant comme décisif dans la question (en effet il n’en est rien), que dans le but d’imprimer dans les jeunes esprits l’importance qui a toujours été attachée à la qualité de l’outillage par des hommes tels que Chrysostôme et Irénée. »

« Qu’Irénée soit pendu ! » dit Crapaud dans son trou, en se levant impatienté pour porter le toast suivant : « à nos amis d’Irlande, en leur souhaitant une prompte révolution dans leur mode d’outillage, aussi bien que dans toutes les autres matières touchant notre art ! »

« Messieurs, je vous dirai la simple vérité : chaque jour de l’année, quand nous prenons un journal, nous y lisons un commencement d’assassinat. Nous disons : Voici qui est bon, voici qui est charmant, voici qui est excellent ! Mais voyez : à peine avons-nous lu un peu, que le mot Tipperary ou Ballina — quelque chose trahit la façon irlandaise. Aussitôt nous en avons dégoût ; nous appelons le garçon, nous disons : « Garçon, emportez ce journal, jetez-le dehors ; c’est absolument un scandale pour des narines de bon goût ». J’en appelle à chacun, si, découvrant d’un assassinat (peut-être, autrement, assez prometteur) qu’il est irlandais, il ne se sent pas insulté autant que, quand, ayant commandé du Madère, il découvre que c’est du vin du Cap, ou quand, ramassant ce qu’il prend pour un champignon, il se trouve que c’est ce que les enfants appellent moisissure blanche. La dîme, la politique, quelque chose de mauvais dès le principe, vicie tout assassinat irlandais. Messieurs, il faut réformer cela, ou l’Irlande ne sera pas un pays habitable ; du moins, si nous y habitons, nous faudra-t-il y importer tous nos assassinats, c’est clair. » Crapaud dans son trou se rassit, grondant d’une colère étouffée ; et le tumultueux « Écoutez, écoutez », en clameurs exprimait l’assentiment général.

Le toast suivant fut « à l’époque sublime du Burkisme et du Harisme ».

On but avec enthousiasme. Et là-dessus un des membres fit à la Société une communication très curieuse : — Messieurs, nous nous imaginons que le Burkisme est une pure invention de nos jours ; en effet, aucun Pancirollus n’a jamais tenu compte de cette branche de l’art en écrivant de rebus deperditis. Néanmoins, j’ai acquis la certitude que le principe essentiel de cette variété de l’art a été connue des anciens, bien que, comme l’art de peindre sur verre, de fabriquer les vases murrhins, etc… elle se soit perdue durant les âges obscurs, faute d’être encouragée. Dans la collection fameuse des épigrammes grecques faite par Planude, il s’en trouve une au sujet d’un cas très fascinant de Burkisme : c’est une parfaite petite perle d’art. Je ne puis, en ce moment, mettre la main sur l’épigramme même, mais en voici un extrait par Saumaise, tel que je l’ai trouvé dans ses notes sur Vopiscus : « Est et elegans epigramma Lucilii[47], ubi medicus et pollinctor de compacto sic egerunt ut medicus aegros omnes curæ suæ commissos occideret. » Telle était la base de la convention, vous voyez, — que, d’une part le docteur, pour lui-même et ses ayants droit, promet et s’engage à tuer dûment et fidèlement tous les patients commis à ses soins : mais pourquoi ? C’est là où se trouve la beauté du cas : « Et ut pollinctori amico suo traderet pollengendos ». Le pollinctor, comme vous savez, était une personne dont c’était la fonction d’habiller et de préparer le corps des morts en vue des funérailles. Le fondement original de la transaction apparaît d’ordre sentimental : « C’était mon ami, dit le docteur meurtrier, — il m’était cher », en parlant du pollinctor. Mais la loi, Messieurs, est sévère et rigoureuse, mais la loi ne prêtera pas l’oreille à des motifs si tendres. Pour que se soutienne un contrat de cette sorte, légalement, il est essentiel qu’une compensation soit donnée. Or, quelle était la compensation ? Jusqu’ici tout l’avantage est du côté du pollinctor ; il sera bien payé de ses services, mais, cependant, le généreux, le magnanime docteur ne gagne rien. Quel était l’équivalent, je le demande à nouveau, que la loi insistera pour que le docteur prenne, dans le dessein d’établir cette récompense sans laquelle le contrat serait sans force ? Écoutez : « Et ut pollinctor vicissim τελαμῶνας quos furabatur de pollinctione mortuorum medico mitteret donis ad alliganda vulnera eorum quos curabat », ce qui signifie : et que réciproquement le pollinctor transmettrait au médecin, à titre de dons gracieux, pour en bander les blessures de ceux qu’il traitait, les bandelettes ou brayers (τελαμῶνας) qu’il aurait réussi à soustraire aux cadavres dans l’exercice de ses fonctions.

« A présent, le cas est clair. Le tout se réglait sur un principe de réciprocité qui eût garanti à jamais leur trafic. Le docteur était aussi chirurgien. Il ne pouvait pas tuer tous ses patients. Quelques-uns de ses patients devaient être conservés intacts. Pour ceux-là il lui fallait des bandages de toile. Malheureusement les Romains portaient de la laine, et c’est pourquoi ils se baignaient si souvent. Néanmoins, il y avait de la toile qu’on pouvait se procurer à Rome, mais elle était monstrueusement chère ; et les τελαμῶνες, ou bandages emmaillottant de toile, dans lesquels la superstition les obligeait de ligaturer les cadavres, devaient convenir parfaitement au chirurgien. Le docteur, par conséquent, convient de fournir à son ami une succession constante de cadavres, — pourvu que, ceci entendu une fois pour toutes, ledit ami, en retour, lui fasse tenir la moitié des articles qu’il pouvait recevoir des amis des intéressés tués ou à tuer. Le docteur recommandait invariablement son si précieux ami le pollinctor (que nous pourrions appeler le croque-mort) ; le croque-mort, avec le même respect des droits sacrés de l’amitié, recommandait uniformément le docteur. Tels Pylade et Oreste, ils étaient les modèles d’une amitié parfaite : de leur vivant, ils furent dignes de s’aimer, et, au gibet, il faut l’espérer, ils n’auront pas été séparés.

« Messieurs, il me faut rire effroyablement quand je pense à ces deux amis tirant et tirant encore l’un sur l’autre : « Pollinctor en compte avec Doctor, débiteur pour seize cadavres ; créancier pour quarante-cinq bandages, dont deux endommagés. »

Par malheur, leurs noms sont perdus, mais je m’imagine que ce devaient être Quintus Burkius et Publius Harius. — Soit dit en passant, Messieurs, quelqu’un a-t-il récemment entendu parler de Hare ? J’apprends qu’il est confortablement établi en Irlande, dans l’ouest, où il fait, de temps à autre, une petite affaire ; mais, comme il le fait observer avec un soupir, seulement en détaillant, — sans rien qui ressemble à la belle entreprise de gros qui fut si florissante et si illustre à Édimbourg. « Vous voyez ce qui arrive quand on néglige le travail, et c’est bien la principale moralité, l’ἐπιμύθιον, dirait Ésope, que retire Hare de son expérience passée. »

Enfin, eut lieu le toast du jour : au Thuggisme dans toutes ses branches.

Les discours attentés à ce moment critique du dîner dépassent tout calcul. L’applaudissement fut si furieux, la musique si tempêtueuse, le fracas des verres si incessant, dans la résolution générale de ne plus jamais boire un toast moindre avec le même verre, que je suis incapable de le rapporter. En outre, Crapaud dans son trou devenait ingouvernable. Il tenait des pistolets qu’il déchargeait dans toutes les directions ; il envoyait son domestique chercher une espingole et parlait de la charger à balles. Nous comprîmes que son ancienne folie était revenue, à la mention de Burke et de Hare, ou que, las de la vie encore une fois, il avait résolu de disparaître à la faveur d’un massacre général. Cela, nous ne pensions pas le tolérer, il devint donc indispensable de le faire sortir à coups de pieds. Nous le fîmes sur le consentement universel, toute la société prêta ses orteils, uno pede, pourrais-je dire, tout en ayant pitié de ses cheveux gris et de son sourire angélique. Durant l’opération, l’orchestre épancha son vieux chœur. L’entière société chanta, et, ce qui nous fut une très grande surprise, Crapaud dans son trou se joignit à nous pour chanter furieusement :

Et interrogatum est ab omnibus : — Ubi est ille Crapaud dans son trou ?

Et responsum est ab omnibus : Non est inventus.

Chargement de la publicité...