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De Paris à Pékin par terre: Sibérie-Mongolie

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The Project Gutenberg eBook of De Paris à Pékin par terre: Sibérie-Mongolie

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Title: De Paris à Pékin par terre: Sibérie-Mongolie

Author: Victor Meignan

Release date: June 4, 2025 [eBook #76221]

Language: French

Original publication: Paris: Plon, 1876

Credits: Laurent Vogel, Hans Pieterse, Google Books and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK DE PARIS À PÉKIN PAR TERRE: SIBÉRIE-MONGOLIE ***

Au lecteur

Table des matières

Table des gravures

DE PARIS À PÉKIN
PAR TERRE
SIBÉRIE — MONGOLIE

L’auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de reproduction à l’étranger.

Cet ouvrage a été déposé au ministère de l’intérieur (section de la librairie) en décembre 1875.


PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.

CARTE DU VOYAGE DE PARIS A PÉKIN PAR TERRE

DE
PARIS A PÉKIN
PAR TERRE
SIBÉRIE — MONGOLIE

PAR
VICTOR MEIGNAN


OUVRAGE ENRICHI D’UNE CARTE
ET DE QUINZE GRAVURES DESSINÉES PAR L. BRETON
D’APRÈS DES CROQUIS DE L’AUTEUR ET DES PHOTOGRAPHIES

Logo: H P — LABOR OMNIA VINCIT IMPROBVS
PARIS
E. PLON ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
10, RUE GARANCIÈRE

1876
Tous droits réservés

PRÉFACE

J’ai réuni dans ce livre mes notes de voyage. J’ai parcouru en plein hiver la Sibérie, la Mongolie, le désert de Gobi et la Chine septentrionale. Ce n’est donc pas de régions inexplorées, dont je vais parler, mais de pays peu connus, sur lesquels j’espère apporter quelques détails ignorés.

Beaucoup de personnes se représentent la Sibérie comme un immense désert où végètent çà et là des exilés politiques et des criminels déportés. C’est une erreur. La Sibérie n’est ni un bagne, ni une solitude. Si l’on trouve dans la grande colonie russe d’immenses espaces vides d’habitations, on y rencontre aussi, il ne faut pas l’oublier, des centres commerciaux et industriels. Tomsk peut incontestablement tenir une place honorable parmi les entrepôts les plus importants du monde entier, et la Transbaïkalie contient des mines d’or tellement fructueuses, que la Californie, où je passai peu de jours après pour revenir en France, m’a paru une terre épuisée, dont le destin est d’être prochainement abandonnée des mineurs. C’est là le côté curieux de cette Asie russe; ce sont ces faits, qui ont bien quelque importance que j’ai essayé de mettre en lumière.

La distance qui sépare les villes sibériennes et surtout l’éloignement de Saint-Pétersbourg, où se décident toutes les questions politiques et administratives, forcent les fonctionnaires et les industriels à accomplir des voyages homériques.

Le Sibérien ne craint pas de rester quarante jours et quarante nuits consécutives assis ou couché dans un traîneau. Il va des rivages de la mer d’Okhotsk à Moscou! J’ai rencontré, à un relais, un malheureux inspecteur militaire qui était obligé de faire dix mille lieues par an pour exercer scrupuleusement ses fonctions. De là une activité effrayante, qui contraste étrangement avec l’idée d’exil, d’anéantissement, de malheur, que l’on se fait en France de ce singulier pays.

Les déportés polonais, qui jouissent à présent, dans un district assigné, d’une liberté presque entière, forment, dans cette société toute composée de gens d’affaires, l’élément instruit, littéraire et intelligent. Les villes sibériennes deviennent, grâce à eux, des centres assez agréables. Aussi certains richards, véritables nababs du Nord, qui pourraient mener joyeuse vie à Moscou et à Pétersbourg, préfèrent-ils rester dans ces régions glacées.

On a beaucoup parlé depuis quelques années de la construction d’un chemin de fer, qui, devant un jour être prolongé jusqu’à Pékin, relierait Nijni-Novgorod et Irkoutsk. Je doute fort que la Russie consente jamais à réaliser ce séduisant projet. La raison de cette répugnance du gouvernement russe est facile à comprendre.

En hiver, le commerce sibérien est presque entièrement suspendu. Un chemin de fer serait donc inutile. Ce n’est pas tout. Pour créer des relations commodes entre Nijni-Novgorod et Irkoutsk, il suffirait d’établir un service de bateaux à vapeur entre ces deux villes. Quelques travaux peu considérables, le creusement de deux canaux permettraient aux steamers d’accomplir ce voyage. Ils se rendraient de Nijni-Novgorod à Perm par le Volga et la Kama. Ils gagneraient ensuite la Toura par la Guissovaga, d’où un canal, traversant la chaîne de l’Oural, peu élevé en cet endroit, les mènerait à Tumen. De là, ils suivraient le cours de la Toura, du Tobol, puis remonteraient l’Obi et le Tom, jusqu’à la ville de Tomsk, pour entrer dans un second canal, reliant le Tom à l’Askyche, ou le grand Ket à l’Iénesséï, et gagneraient enfin Irkoutsk par Krasnoiarsk, en remontant l’Angara.

On pourrait objecter que la Sibérie pendant l’hiver sert de passage aux caravanes qui apportent le thé en Europe, et que ce transit si important serait singulièrement facilité par la construction d’un chemin de fer. Cette observation est plus spécieuse que topique; car les travaux d’édification d’une voie ferrée entraînent à de grandes dépenses. Et ici le résultat commercial serait mince. En outre, un chemin de fer devient tout à fait inutile, une fois que la route fluviale, dont je viens de parler, sera terminée. Il suffira alors de construire un dernier canal, reliant par une ligne très-courte l’Ouda à la Chilka, pour que le thé puisse être amené par bateaux à vapeur de la Chine méridionale, des rives du Yangsee à Nijni-Novgorod. Ce projet est déjà presqu’en voie d’exécution, ainsi qu’on le verra dans la suite de ce travail, et il entraîne à si peu de frais que ses promoteurs vont tenter de faire passer leurs bateaux à vapeur par Vladivostok, le lac Ibinko et la rivière de l’Issoury, ne redoutant pas la construction d’un canal, dans le seul but d’éviter aux bateaux à vapeur de remonter jusqu’à Nicolaefsk et à l’embouchure du fleuve Amour.

Il est donc fort peu probable qu’on puisse jamais se rendre en chemin de fer de Paris à Pékin; on verra du moins, si l’on veut bien lire ces notes de voyages, comment on peut accomplir ce trajet par terre et dans des conditions qui, malheureusement, ne se modifieront pas de longtemps.

DE PARIS À PÉKIN
PAR TERRE
SIBÉRIE — MONGOLIE

DE PARIS A PÉKIN
PAR TERRE


SIBÉRIE — MONGOLIE


CHAPITRE PREMIER
DE PARIS A SAINT-PÉTERSBOURG.

En chemin de fer. — Berlin. — Difficultés à la douane russe. — Aspect de la Petite-Russie. — Soirée sur la Néva.

Je me décidai en l’année 1873 à passer mon hiver en Sibérie, et à gagner Pékin par la Mongolie et le désert de Gobi au printemps de l’année suivante. Bien des personnes, je me l’imagine, seront tentées de me demander: Pourquoi cette décision? Pourquoi ce choix de la saison d’hiver? Pourquoi..... pourquoi? A ces curieux je répondrai: J’avais vu la Nubie et la mer Morte en été; je voulais voir la Sibérie sous son manteau de glace. J’aime à visiter chaque pays dans sa saison typique, comme on désire voir chaque homme dans l’exercice de sa spécialité. Un pays chaud, l’hiver, ou un pays froid, l’été, font songer à un officier de hussards transporté sur le pont d’un bateau, ou à un marin en fantaisie d’équitation.

Une pareille décision prise, on peut dire que le voyage commence immédiatement. La toile se lève, le spectacle apparaît. Chacun vous accoste avec une question différente relative à ses idées ordinaires, à ses occupations habituelles. Le médecin vous demande: Avez-vous bonne santé? Le pharmacien: Avez-vous de la quinine? D’autres, suivant leur caractère: Avez-vous un passe-port, un revolver, des cartes, une lorgnette, des lettres de crédit, une ceinture à or, de bonnes valises? que sais-je? de quoi n’affublerait-on pas le voyageur!

Le 25 octobre, à huit heures du matin, je quittai la gare du Nord. Je ne voudrais pas faire en ce moment une description de Saint-Denis, de Chantilly, de Compiègne, et pourtant je le devrais si j’étais sincère. J’avais souvent traversé ces villes, mais mes impressions ce jour-là étaient toutes neuves. J’étais déjà touriste et je les regardais en touriste, tandis qu’autrefois je ne les regardais pas du tout.

Ces observations prématurées furent interrompues par l’embarras que me causa la question d’un voyageur bavard. Ce voyageur était un Belge (rien n’est liant comme un Belge): «Où allez-vous, monsieur? Vois-tu, moi je vais jusqu’à Cologne; c’est un très-long voyage, savez-vous? et j’aime assez causer pour faire passer ces douze longues heures de wagon. — Moi aussi je vais à Cologne. — Ah! vous allez à Cologne? Est-ce pour acheter des chevaux? Moi j’y vais pour cela. J’ai l’habitude d’acheter mes chevaux en Prusse. — Je n’y vais pas pour cela. — Pourquoi alors? — Mon Dieu, pour en repartir, car je vais à Berlin. — Ah! vous allez à Berlin; pourquoi donc allez-vous à Berlin? Personne ne va là, ni les touristes ni les gens d’affaires. — J’y vais pour en repartir encore, car de là j’irai à Pétersbourg».

Ses questions se succédèrent ainsi jusqu’au moment où, d’étape en étape, nous eûmes achevé le tour du monde. Sa bonne face flamande prit alors une expression de grotesque ébahissement. Il ne retrouva la parole qu’après quelques instants, pour s’écrier en laissant tomber son poing sur l’appui de la banquette et ouvrant une large bouche: «Ah! tu fais le tour du monde! — C’est pourquoi, lui ajoutai-je, ce n’est pas à Cologne que je compte acheter des chevaux».

Cette conversation et la distraction qu’elle me causa m’empêchèrent de saluer du regard une petite demeure qui me fut souvent hospitalière: dernier souvenir de la famille et de l’amitié. J’étais dès lors bien décidément errant et isolé.

Je ferai grâce au lecteur d’une description de la Prusse, de ce pays-caserne, négation de tous les arts, de toutes les grâces, de tous les charmes.

Dès qu’on a dépassé Cologne et le Rhin, petit coin privilégié de cette triste contrée, on parcourt un plateau indéfini sans pittoresque et sans intérêt. Berlin ne rachète par aucune beauté artistique son ingrate situation. Les rues sont mal pavées. D’énormes fossés qui séparent la chaussée des trottoirs offrent aux voitures un danger permanent, et exhalent une odeur infecte, remplis qu’ils sont d’eau sale et de détritus de toutes sortes.

Ce qui saisit dans cette ville, c’est une impression générale de tristesse. On a cherché dans tous les monuments à imiter le grec dorique et on n’y a que trop réussi. Je ne m’explique pas que les Prussiens aient adopté ce style froid et plus sépulcral encore que le style égyptien, sous un climat terne et presque aussi brumeux que celui de la vieille Angleterre.

Le ciel même est lugubre comme les monuments. Dans les lieux de réjouissance, dans la salle de l’Opéra par exemple, ils ont remplacé le style dorique par le style corinthien, c’est-à-dire le deuil par le demi-deuil. Les couleurs nationales, blanches et noires, répandues partout à profusion, complètent le caractère funèbre.

On est tenté de dire à tous les passants: Frère, il faut mourir! J’ai préféré dire en m’adressant à moi-même: Ami, il faut partir. C’est la grande force des voyageurs: on s’ennuie, on s’en va.

Je n’ai remarqué que le péristyle du musée, sorte de mausolée peint à fresque par Schinkel, et deux statues en bronze placées à l’entrée de ce monument.

Une grande avenue, appelée les Tilleuls, conduit du musée à la promenade extérieure. C’est la plus belle voie de Berlin, mais je n’aime pas la couleur mêlée de fer et de safran qui revêt toutes les maisons de ce boulevard. On dirait un double rang de charbonniers mal débarbouillés et affectés de la jaunisse.

Je ne veux pas blâmer le monument élevé par les Prussiens en souvenir de leurs dernières victoires, pour ne pas être accusé de partialité. Je dirai seulement que les canons employés comme trophées sont suspendus trop haut dans les cannelures de l’immense colonne qui les supporte. Ils paraissent si petits vus d’en bas qu’il est impossible de les prendre pour ce qu’ils sont. Je ne peux mieux comparer ce monument quant à l’effet général qu’à un porte-cigares incomplètement garni.

Je ne veux pas quitter cette capitale sans dire un mot de l’agréable soirée que j’ai passée à l’ambassade de France. J’ai eu l’honneur d’être reçu par M. le vicomte de Gontaut-Biron dans les anciens salons de Talleyrand et de Chateaubriand. Habité par M. de Gontaut, ce palais hospitalier peut à bien juste titre porter la dénomination de maison de France sous laquelle il est populairement connu. J’y trouvai la légendaire courtoisie française, représentée par le plus aimable des grands seigneurs. Je respirai là pour la dernière fois jusqu’à Pékin l’atmosphère de mon pays, car lors de mon passage à Pétersbourg, l’ambassade y était un peu en désarroi.

Le lendemain, le train express m’emporta vers la frontière russe.

Il y a en ce monde bien des frontières, matérielles ou morales, définies ou vagues, gardées ou libres. A la frontière de chaque État est une douane, et le caractère de cette douane dénote ordinairement celui du peuple chez lequel on pénètre.

Dans la libre Angleterre, l’accès est facile: aucune mesure vexatoire.

En France, les gardiens de la frontière s’occupent surtout du nom qu’on porte: pays de la révolution, pays de la police.

Dans la pittoresque Espagne, indulgence des douaniers en faveur de la contrebande pour plus de couleur locale.

A la douane d’Italie, terre classique du brigandage, l’agent du fisc vide consciencieusement les caisses, et n’y replace pas tous les objets..... au moins à la même place.

Aux douanes orientales, il suffit pour éviter bien des ennuis de donner dix francs à l’employé qui parfois réclame davantage: c’est la région de l’arbitraire.

Mais à la douane de cet empire colosse, au budget si chargé, le fisc est surtout préoccupé de remplir la caisse publique.

L’arrivant y doit d’abord prouver son identité par la production d’un passe-port visé à tous les consulats des lieux qu’il a traversés. Ce passe-port lui est rendu portant un mot tracé par derrière. Ce mot laisse tout voyageur novice dans la plus complète indécision: il est écrit en russe, et mal écrit en russe, dans cette langue qu’il est permis, je dirai plus, qu’il est de bon goût, même en Russie, de ne pas connaître.

Quand je reçus mon passe-port, taché du mot fatal, mon embarras fut grand. Je me promenai de long en large dans la salle d’attente, montrant mon mot à tous les passants. Ceux-ci me regardaient avec étonnement et s’éloignaient sans me donner la moindre explication. — J’entendis enfin parler français, près de moi, par un monsieur chez lequel des moustaches démesurément longues et des favoris noirâtres à pointes blanches, semblables à la fourrure du renard bleu, dénotaient une nationalité septentrionale. Je m’empressai de le questionner, et j’appris que ce mot fatal était le nom du douanier chargé de visiter mes malles. Non sans peine je trouvai mon homme, qui heureusement parlait français. «Monsieur, me dit-il, qu’avez-vous à déclarer? — Rien, répondis-je avec toute la franchise de l’innocence; ce que j’emporte sert à mon usage personnel, et si vous me voyez de gros bagages c’est que je pars pour longtemps et pour un lointain voyage. — Veuillez ouvrir.» J’ouvre, convaincu que tout allait se bien passer. «Ce sont mes effets, lui dis-je, je n’ai que des habits dans celle malle. — Voici un pantalon qui paraît neuf. — Je l’ai depuis trois ans. — Cependant il paraît neuf. — Cela fait mon éloge; vous voyez que j’use peu, lui répliquai-je avec gaieté. — Mais il paraît trop neuf; nous allons le peser; ça paye.» Mon supplice commença. Il plaça dans les balances tous les habits qui n’étaient pas usés. «Qu’est ceci? — Des cahiers de notes. — Il n’y a rien d’écrit? — Rien encore.» Et paf! dans les balances. Le misérable ne s’en tint pas là. Je dus ouvrir la caisse où j’avais fait emballer à Paris, avec le plus grand soin, tout mon gréement de chasse et les objets dont je ne comptais me servir qu’en Sibérie. Constatant ses implacables intentions, je le suppliai de mettre la caisse tout entière dans la balance, préférant payer plus cher et ne pas porter le désordre dans un si artistique rangement. Ah! bien oui! Ce monsieur était trop oriental pour renoncer au plaisir d’examiner des objets parisiens. Tout fut déplié, déballé, et placé dans la fatale balance. J’enrageais.

Au milieu de ce tourment j’eus un éclair de joie mauvaise. J’avais emporté une boîte énorme de poudre insecticide pour les besoins d’un voyage prolongé en Asie. La boîte s’ouvrait difficilement. Le douanier s’efforce inutilement d’abord; enfin le couvercle cède brusquement: la poudre lui saute au visage, lui entre dans les yeux, dans la bouche, dans les narines et se répand sur ses habits. «Qu’est cela? me dit-il. — Un poison très-violent, lui répondis-je avec un effroi simulé.» Il pâlit et fixa immédiatement l’entrée de mes effets au maximum de la taxe. Je tirai de ma poche des louis d’or.

Mais, hélas! la Russie, le pays qui produit à présent le plus d’or, est celui où il a le moins cours comme monnaie. Je dus aller changer mes pièces de 20 francs contre des roubles en papier; et je payai ainsi à cette douane plus de 100 francs pour qu’on laissât entrer mes vieux habits auxquels je ne croyais plus de valeur, et mes cahiers de notes que je n’eus pas le courage d’abandonner, parce qu’ils étaient pour moi les seuls compagnons auxquels je pusse confier mes impressions de voyage.

Avant de remonter dans le train, je m’adresse à un marchand de journaux: Avez-vous le Figaro? — Oui, monsieur. — Combien? — Trente copecks (vingt-cinq sous). — Alors donnez-moi un journal du pays imprimé en français. — Voici, monsieur, le Journal de Pétersbourg. — Combien? — Quinze copecks (douze sous). — Mais pourquoi est-il si cher, imprimé en Russie? — C’est que, monsieur, il y a chez nous des droits énormes sur la fabrication du papier. «Franchement, ce genre d’impôt est à mon avis assez appréciable. Les Russes doivent être ainsi préservés de la démangeaison de paperasser, qui est, hélas! si répandue chez nous. Et puis, plus tard, quand le suffrage universel apparaîtra en Russie, qui sait si le prix exorbitant du papier n’empêchera pas les candidats de distribuer des bulletins de vote, et les électeurs de s’en procurer à leurs frais? L’exercice de cette souveraineté moderne sera alors la cause d’une dépense.

Un pareil état de choses fera peut-être succomber et disparaître le suffrage universel, si juste et si séduisant en théorie, mais qui, sans contredit, paraît plus que grotesque à ceux qui ont eu l’occasion de le voir fonctionner de près, surtout dans les campagnes. Cette première aventure me réconcilia avec l’administration de cet immense pays, presque avec sa douane, et je grimpai dans mon wagon où deux poêles entretenaient une température sénégalienne, bien qu’il ne gelât pas encore; je m’installai dans un des immenses fauteuils dont ils sont garnis et qui, à l’aide d’une mécanique, deviennent la nuit des sortes de lits où l’on n’est pas trop mal, et j’attendis le signal du départ pour me rendre compte de l’aspect du pays et des opinions de mon journal.

L’existence du Journal de Pétersbourg en Russie est à la vérité chose incompréhensible. Cette feuille rêve la République universelle. A son dire, ce genre de gouvernement pourrait seul sauver la France, fortifier le commerce en Angleterre, rétablir les finances italiennes, rendre la paix à l’Espagne, organiser une armée en Turquie, peut-être même faire naître la gaieté en Prusse. Il est vrai que ce journal défend à grands cris la monarchie russe; car lorsque le nom d’un prince de la famille régnante figure dans ses colonnes, ce n’est que précédé de titres et d’appellations interminables et pompeuses. Le Journal de Pétersbourg et l’Indépendance belge sont, à mon avis, deux feuilles indignes de la langue qu’elles parlent; d’abord à cause de leur attachement pour l’Allemagne, qui leur dicte en français des opinions contraires aux intérêts français, et ensuite parce qu’ils prêchent la République française, quand ils sont témoins tous les jours des bienfaits prodigués à leurs pays respectifs par des gouvernements monarchiques. Hélas! ce n’est ni aveuglement ni manque d’intelligence qui les fait agir de la sorte; c’est, il faut bien le reconnaître, jalousie et haine contre notre pauvre pays. Je déchirai la feuille en quatre et, maudissant les hommes, je me mis à considérer la nature.

La nature, elle aussi, semble témoigner des sentiments: la dureté ou la bienveillance; la douleur ou la gaieté; la passion ou le calme; elle peut être accessible ou impénétrable, plaintive ou résignée. La partie de la Russie qui sépare Wilna de Pétersbourg n’offre aucun de ces caractères; elle est seulement mélancolique. Quand je la traversai, l’absence de neige, de soleil, de feuilles aux arbres, lui imprégnait encore davantage cette physionomie qui lui est propre: des forêts indéfinies qui ne sont plus taillis sans être encore futaies, rendues impénétrables, surtout en automne, par la nature marécageuse du sol; de longues ondulations de terrain semblables à ce que serait une houle monstrueuse dans un océan sans bords, et qui reculent l’horizon à des distances énormes; l’apparition à de très-rares intervalles de quelques habitations dont la présence en pareil lieu serre le cœur plus encore qu’une solitude absolue; voilà ce qui s’offre à la vue du voyageur à son entrée en Russie: immensité, impénétrabilité, silence.

Il est vrai que l’automne est la saison la moins favorable pour visiter la Russie; c’est en quelque sorte la période d’inertie pour toute cette race répandue sur une immense étendue et dont le caractère particulier est le besoin d’une locomotion rapide et continuelle. Le terrain est devenu en automne trop marécageux pour les voitures à roues et le traînage n’est pas encore établi. Bientôt la neige tombant en abondance permettra le mode de transport préféré des Russes, et le froid intense, dissipant les nuages, donnera au grand manteau blanc un brillant et un éclat tout particuliers.

Hâtons-nous d’arriver à Pétersbourg, dont je parlerai peu ainsi que de Moscou, parce que j’ai à décrire des choses plus éloignées et beaucoup moins connues: quand on a une longue route à parcourir, il ne faut pas s’attarder dans les premières étapes, de peur de trop sentir les difficultés de l’entreprise et de renoncer à son projet. Je descendis à l’hôtel de France, et presque aussitôt je sortis à pied sans but. Il était six heures du soir. Le jour était tout à fait tombé. Une température douce et fraîche invitait à la marche. Le ciel était serein et la lune brillait d’un vif éclat. C’était une de ces belles soirées décrites par Joseph de Maistre, bien que nous fussions en novembre. Le hasard me conduisit vers la Néva. Je m’en réjouis, car je pus contempler d’un pont de bateaux jeté sur elle un spectacle vraiment magnifique. Ce n’est pas un fleuve, c’est plutôt un bras de mer. Large comme quatre ou cinq fois la Garonne à Bordeaux, elle fait un coude au milieu de la ville, qui a la coquetterie d’exposer à ses regards ses plus belles richesses architecturales. Le palais de l’Empereur, le Sénat, la forteresse, l’Ermitage, l’Académie des beaux-arts sont bâtis sur ses bords, ainsi qu’une quantité énorme d’églises dont chacune est surmontée de cinq ou six dômes byzantins.

Au moment dont je parle, les rayons de la lune rejaillissaient sur tous ces dômes dorés, et ce beau feu d’artifice se reflétait dans l’eau; la coupole aussi dorée et majestueuse de la cathédrale d’Isaac dominait toutes les autres et les surpassait en éclat. Des barques noires, rappelant un peu, à cette heure de la nuit, les gondoles vénitiennes, passaient et repassaient dans les longues traînées lumineuses répandues sur le fleuve: tout ce grand déversoir du lac Ladoga coulait à plein bord, avec rapidité mais sans bruit, car rien ne s’opposait à son passage. Seules, des cloches, qu’on pressentait énormes à cause de leur son grave, majestueux et prolongé, rompaient le silence religieux de cette nature par un appel à la prière. C’était grandiose et c’était pieux. Dans cette soirée de Pétersbourg, Dieu se montrait à l’homme par l’éclat de son ciel et le silence des nuits; l’homme se rappelait à Dieu par la hauteur de ses églises et le cri plaintif de ses clochers.

Je savais devoir peu jouir de la Russie sous cet aspect de la saison tempérée. Peu après, la Néva devait être arrêtée par le froid; les dômes des églises devaient être recouverts d’une épaisse couche de neige; bientôt je ne devais plus pouvoir considérer ce pays que sous son linceul d’hiver. Je restai donc longtemps à contempler ce spectacle, qui, en outre, de sa beauté réelle avait encore à mes yeux la valeur d’une chose de peu de durée.

CHAPITRE II
LA SOCIÉTÉ DE SAINT-PÉTERSBOURG.

Comment nous sommes jugés dans la capitale russe. — Recommandations pour la Sibérie. — M. Pfaffius, commissaire de la frontière à Kiachta. — Musique russe. — Opéra de Glinka: La vie pour le Tzar. — Arrivée à Moscou.

Pendant mon séjour à Pétersbourg, j’allai certes plus d’une fois admirer les curiosités dont cette ville est remplie. Je ne me lassai pas de voir la richesse des églises, l’immensité des palais, et je passai surtout de longues heures devant les magnifiques toiles espagnoles et hollandaises du musée de l’Ermitage. Mais un assez grand nombre d’autres auteurs plus habiles se sont chargés de faire la description de tous ces chefs-d’œuvre pour que je n’en dise rien. Il ne me fallait pas oublier que j’étais parti pour un plus long voyage et que ma principale occupation à Pétersbourg devait être de trouver un compagnon. Pour cela j’usai de toutes les lettres de recommandation dont je m’étais approvisionné à Paris, espérant m’adjoindre soit un touriste, soit un fonctionnaire se rendant à son poste dans la Sibérie orientale.

Quand on est Français et qu’on est reçu dans la société de Pétersbourg, on est surpris de voir à quel point la France y est à la mode. Dans cette société, on parle notre langue, on mange notre cuisine, on lit nos journaux et nos livres; on s’occupe de ce qui se fait chez nous; on suit la coupe de nos vêtements; on applaudit nos pièces de théâtre jouées par des Parisiens. Ce triomphe de nos habitudes est d’autant plus flatteur, qu’à Pétersbourg la mode domine toutes choses; les affections, les liens de famille, les goûts, presque les intérêts. Un Français qui arrive est donc accueilli, pour peu qu’il apporte l’apparence d’une recommandation: on le fête, on le gâte, on l’écoute, on l’imite. Aussi, tous ceux qui ont été dans la capitale russe ne tarissent-ils pas d’éloges sur les salons où ils ont été enivrés de compliments moins facilement accordés à Paris, et où ils ont goûté des satisfactions d’amour-propre plus exceptionnelles chez nous. Certes, je suis loin de reprocher ici à la société de Pétersbourg sa grâce et son engouement hospitalier pour mes compatriotes, ce serait d’abord manquer de gratitude, mais elle permettra à un ami sincère une courte remarque sur la façon dont elle nous juge:

Observateurs de nos faits publics, sans trop se rendre compte de leurs circonstances et de leurs causes; à l’affût de nos productions théâtrales ou littéraires sans toujours apprécier le degré d’importance que nous leur donnons, les Russes s’assimilent tout, retiennent tout, par la seule raison que c’est français, confondant l’ancien et le moderne, le classique et le bouffon avec une facilité que j’admire, mais avec une légèreté que je déplore.

J’ai rencontré peu de personnes dans cette séduisante société qui, pendant leur séjour à Paris, eussent été à la Comédie française, et qui sussent que nous regardons chez nous comme secondaires les artistes du Gymnase ou du Vaudeville qui vont se faire applaudir à Pétersbourg avec tant de frénésie.

Quand je suis arrivé dans la capitale russe, la Fille de Madame Angot tenait l’affiche de trois grands théâtres. Lorsque j’affirmai qu’à Paris cette pièce n’avait été représentée que sur une scène de troisième ou quatrième ordre, on avait peine à me croire. Hélas! l’Europe a le droit de ne juger que sur les apparences; elle ne connaît que ce qui paraît davantage et, par conséquent, voit surtout en France d’agréables sauteurs.

Ceci explique pourquoi les personnages les plus haut placés, le soir même de leur arrivée à Paris, lors de l’exposition de 1867, allèrent entendre aux Variétés la Grande-Duchesse de Gérolstein. Ils crurent certainement faire preuve de courtoisie en applaudissant d’abord ce qu’ils pensaient être nos chefs-d’œuvre préférés.

Dans les premières réunions où j’eus l’honneur d’être invité, je ne manquai jamais de parler de mes projets de voyages, espérant trouver un compagnon; mais je voyais alors mes interlocuteurs froncer le sourcil et tourner le dos.

C’est qu’il n’est pas de bon goût à Pétersbourg de voyager dans une autre direction que celle de l’Ouest. Les habitants de cette cité de plaisir semblent regretter leur origine; cette société si délicate et si raffinée paraît craindre vraiment d’être prise encore par une horde barbare. Des femmes de la distinction la plus exquise m’ont dit quelquefois: «J’aurai beau faire, vous penserez toujours de moi, c’est une Cosaque.» Tout ce qui rappelle l’Asie est en défaveur; et peut-être les exagérés céderaient-ils volontiers la Sibérie au gouvernement chinois pour n’avoir plus rien de commun avec l’Orient. Comme je l’ai dit plus haut, il faut d’abord parler français. Il est encore de meilleur ton d’arriver de Paris, de Trouville ou de Luchon. Enfin l’extrême élégance, c’est d’avoir eu ses entrées dans nos coulisses parlementaires ou de rapporter les plus frais cancans de nos boudoirs à la mode.

Dès que les froids arrivèrent, je m’occupai d’organiser mon voyage. Je fus aidé dans cette tâche difficile par M. Bartholdy, alors chargé d’affaires à l’ambassade française. Compatriote obligeant et gracieux, il obtint du gouvernement de me faire traverser la Sibérie d’une manière en quelque sorte officielle. Les ministères me donnèrent des lettres de recommandation pour les gouverneurs des différents pays que je devais traverser.

J’obtins aussi de M. Michaelof, concessionnaire des relais de poste depuis Nijni-Novgorod jusqu’à Tumen, une injonction-circulaire, prescrivant à chaque maître de poste de me donner les meilleurs chevaux et le plus promptement possible.

Plusieurs personnes m’adressèrent à leurs amis de Sibérie. En moins de quinze jours, je fus muni de trente-deux recommandations, mais je n’avais encore trouvé aucun compagnon ou serviteur.

Cependant le froid devenait chaque jour plus intense. Le thermomètre variait entre dix et douze degrés au-dessous de zéro[1].

[1] Dans le cours de ce travail, je donnerai toujours les températures du thermomètre centigrade, bien que les Russes ne se servent que du thermomètre Réaumur: je crois ainsi mieux me conformer aux habitudes de mes lecteurs.

Le canal de la Moïka sur lequel donnaient mes fenêtres était déjà à moitié gelé; la Néva charriait d’énormes glaçons; la neige, bien que peu épaisse encore, tombait assez souvent pour faire espérer prochainement un traînage suffisant; j’allais me décider à partir seul pour Moscou, quand je reçus une lettre du directeur du gouvernement asiatique.

Cette lettre m’annonçait que le commissaire de la frontière russe à Kiachta, M. Pfaffius, se trouvait à Pétersbourg, à l’hôtel Démouth, et devait prochainement rejoindre son poste.

Je ne perds pas une minute; je me munis de toutes mes lettres dont je ne pouvais même pas lire les adresses, et je cours à l’hôtel Démouth.

Je ne savais pas encore ce qu’est le voyage de Sibérie; je ne me doutais nullement de tout ce qu’il exige; aussi fus-je assez surpris à mon entrée dans l’appartement de M. Pfaffius. Au milieu de la chambre gisait à terre un amas d’oreillers, de fourrures, de matelas, de couvertures et de cordes. On y voyait aussi un pain de sucre, des bottes de feutre, une bouteille d’eau-de-vie, des sacs de toute forme et de toute grandeur.

Le fonctionnaire, portant au second doigt de la main droite une bague d’or, signe de sa dignité, était à table et déjeunait. A ses côtés, un domestique bouriate, aux traits demi-mongols et demi-tartares, vêtu d’une touloupe puante, épiait ses moindres gestes et satisfaisait ses moindres désirs. Quand je parus, monsieur le commissaire ordonna qu’on me fît asseoir; mais il n’y avait (est-ce par hasard?) aucune chaise dans la chambre, il fallut en aller chercher ailleurs. Je dus attendre debout quelques minutes. Aussitôt la colère monta au visage de mon hôte, dont j’aurai pourtant plus tard à vanter la douceur. Il devint rouge, puis blanc; il débita très-haut au Bouriate des paroles presque inarticulées, mais dont le sens n’était pas équivoque; puis enfin, s’approchant de cet homme, leva la main sur lui.

Habitué aux mœurs orientales, je devinai la scène qui allait se passer et je n’y prenais même pas garde, quand, à mon grand étonnement, le domestique relevant la tête et regardant fixement le commissaire, lui adressa ces simples paroles: «Vous oubliez donc, monsieur, que je suis sujet de l’Empereur?»

Cet homme savait qu’un article du décret qui a affranchi les serfs interdit aux propriétaires et aux fonctionnaires, sous peine de disgrâce et même de prison, de recourir à des voies de fait contre un sujet quelconque de l’Empereur, fût-il naturalisé Russe, fût-il indigène d’un pays conquis comme les Kirghis, les Bouriates ou les Samoyèdes.

Ces paroles suffirent en effet pour faire retomber dans le vide le bras du fonctionnaire. Quelle est en Russie la passion, fût-elle poussée au paroxysme, qui oserait transgresser les volontés du tzar?

Après cette petite scène, M. Pfaffius redevint lui-même, c’est-à-dire parfait homme du monde. Je lui montrai mes lettres de recommandation. Dès qu’il aperçut le cachet du ministère (c’était plus qu’il n’en fallait pour un fonctionnaire russe), il me donna les marques de la plus haute considération. Une de ces lettres lui était personnellement adressée: dès lors je fus son ami et nous résolûmes de voyager ensemble.

Le lecteur verra dans la suite que ce projet ne se réalisa qu’en partie; une rencontre que je fis plus tard à Moscou en fut la cause. Ne pouvant à ce moment-là prévoir ma richesse future, je regardai mon commissaire comme un véritable trésor. Il devait aller à Kiew avant l’organisation du traînage. Je ne le laissai partir qu’après de bien positives conventions sur notre rendez-vous, et, tout rempli d’enthousiasme, je commençai mes visites d’adieux.

Je ne parlerai que de l’une d’elles qui eut lieu dans une loge de l’Opéra russe; non pas tant en considération des aimables personnes qui m’avaient invité à venir les y voir qu’à cause de la représentation dont je fus témoin. On donnait une audition du chef-d’œuvre de Glinka, intitulé: la Vie pour le Tzar.

Les Russes, qui ne sont pas inventifs, ont pourtant une musique nationale d’un genre particulier et original.

Ceux qui apprécient les opéras français même sérieux trouveraient peu de charme à entendre les longues lamentations et les mélodies plaintives qui font le cachet de cette musique.

Elle peut cependant émotionner beaucoup les amateurs de musique grave, surtout dans le pays qui l’a vue naître.

Aussi uniformes que la nature russe, aussi profondes que ses horizons, les phrases de l’opéra de Glinka se succèdent tristes et lugubres, un peu monotones peut-être, mais aussi fiévreuses et maladives, car elles n’atteignent jamais une solution. Au moment où l’oreille impatiente croit enfin se reposer sur la note fondamentale, un nouveau cri de douleur surgit à l’improviste, et la phrase se prolonge sans changer de caractère. Je ne peux mieux comparer les inspirations de Glinka qu’aux efforts permanents de la mer pour reprendre son niveau et à laquelle l’incessante succession des lames semblent refuser un repos si désiré. Aussi cette musique n’a-t-elle pas les attraits de la gaieté et ne procure-t-elle pas, à cause de son uniformité, les émotions d’une passion vive, mais elle a tout le charme de la mélancolie, de la rêverie, du vague.

L’âme se perd, s’oublie et s’énerve dans le bercement prolongé de cette mélodie sans terminaison. Tout le passé revient à la mémoire, et quand la dernière note s’éteint, on se réveille comme après un beau rêve avec une larme de souvenir dans les yeux.

Quand j’étais dans la capitale russe, je retardais de jour en jour mon départ malgré la neige qui tombait et le froid qui m’appelait.

De même ici je me prends à parler encore de Pétersbourg, bien que j’aie depuis longtemps annoncé mon départ. On préfère sans doute la réalité d’une grande satisfaction au souvenir qui lui survit, et cependant peut-être se sépare-t-on plus difficilement de ce souvenir que de cette réalité, parce qu’on sent qu’il est le prolongement dernier de la jouissance après lequel il faut revenir à la vie ordinaire.

Je partis enfin le 20 novembre, et le 21, à dix heures du matin, par vingt-quatre degrés de froid, je faisais mon entrée dans la ville sainte de Moscou.

La température que j’eus à supporter ce jour-là était très-modérée relativement à celles que je trouvai plus tard en Sibérie; cependant je pus avoir déjà une idée de quelques-uns des effets produits par un froid très-intense. On sent que tout se rapetisse, se resserre, se rétrécit. Les chevaux qui transpirent à cause de la rapidité qu’on donne à leurs allures ont le corps couvert d’une sueur gelée qui les fait ressembler à une pétrification. La figure des cochers est enflée, spongieuse, horrible. Le soleil profite de l’absence des nuages et seul paraît se réjouir. Sous ses claires caresses, les maisons aux couleurs variées prennent un aspect joyeux et enluminé qui contraste singulièrement avec l’encapuchonnage des passants. Je pris immédiatement soin de me procurer les vêtements habituels des Russes pendant l’hiver. J’achetai des galoches pour marcher dans la neige sans en sentir le froid ni l’humidité; un bachelique, sorte de capuchon en poil de chameau pour se garantir le cou et les oreilles; enfin une pelisse en iénotte, fourrure relativement peu coûteuse et cependant élégante.

Le choix de la fourrure est important surtout à Moscou, où l’on apprécie la valeur d’un homme à la peau de l’animal dont il est vêtu. Il y a bien un proverbe russe qui semble démentir cette observation: «On vous reçoit selon votre habit, et l’on vous reconduit selon votre esprit.» Mais le proverbe trouve peu d’application dans une société au caractère essentiellement vaniteux, fermée à l’homme le plus spirituel, s’il n’est pas affublé de la peau de certaines bêtes.

CHAPITRE III
MOSCOU — NIJNI-NOVGOROD.

Le Kremlin. — Équipages et visites de la vierge d’Inverski. — Origine du christianisme en Russie. — Un mot sur Troïtsa. — Rencontre d’un compagnon de voyage. — Achats de fourrures. — Passage de l’Oka en traîneau.

Je ne peux mieux comparer la disposition des rues à Moscou qu’aux cercles concentriques d’une toile d’araignée. Des rues droites partant du Kremlin comme centre coupent proportionnellement toutes ces artères circulaires, de telle sorte qu’il est impossible de se perdre dans la ville malgré son immensité.

Chaque cité russe a son Kremlin. C’est une enceinte qui contient généralement une forteresse, l’habitation de l’Empereur et une ou plusieurs églises. Le Kremlin de Moscou jouit d’une grande réputation à cause de son immensité, de ses souvenirs historiques et de la richesse de ses sanctuaires. Il est presque moderne et reconstruit depuis l’incendie de 1812. On peut visiter encore un petit spécimen de l’ancien monument. Il serait difficile de dire à quel style il appartient: on y trouve un mélange de tous les goûts asiatiques depuis l’extrême Orient jusqu’à Byzance. Des murs extraordinairement épais, une série de petites chambres voûtées ou se terminant en pointe, d’étroites fenêtres qui ne laissent pénétrer à l’intérieur qu’une lumière mystérieuse, tamisée encore par des vitraux de couleur, des portes basses surmontées de l’ogive mauresque, des murs dorés depuis le plancher jusqu’au plafond, sur lesquels sont dessinées des figures de saints dont la tête et les mains sont seules peintes ou émaillées; çà et là des monstres chinois; des portes s’ouvrant parfois à la hauteur d’un premier étage et, par conséquent, des escaliers suspendus pour passer d’une chambre à l’autre; voilà l’ancien Kremlin. On se demande, en parcourant ce labyrinthe compliqué, si l’on est dans un oratoire ou dans un salon, dans un lieu de plaisir ou dans une cave d’inquisition. La nouvelle habitation des Empereurs est toute différente. Bien que d’un goût douteux, elle est en harmonie par son immensité avec l’empire dont elle est le siége. On n’a pas ménagé la place. La salle du trône est une vraie steppe à traverser. C’est presque monstrueux de grandeur. Quel n’a pas été mon étonnement de rencontrer là plusieurs statues ou portraits de Napoléon Ier! Les Russes, loin de porter rancune à notre héros militaire, aiment à rendre hommage à sa gloire. Admirer ainsi le génie partout où il se trouve, alors même qu’on en a été victime, est la marque d’un esprit large et de hauts sentiments.

J’avais terminé ma première visite au Kremlin, et, tout entortillé de fourrures, je me faisais conduire à l’hôtel. Je rêvais indolemment, quand mon cocher se retourna subitement, et, avec un sourire bête, prit mon bonnet de fourrure, en soulevant aussi le sien. O pénible conséquence de la diversité des langues! je crus à une farce, à une farce de cocher. Mais ne pouvant l’abreuver d’injures, je lui rendis son sourire en rentrant ma colère. Pourtant, je redemandai par gestes mon bonnet: il me répondit par trois inclinations, autant de signes de croix, et me sourit de nouveau béatement. J’allais alors me décider à reconquérir mon bien par force, lorsque je m’aperçus que sous la porte Spasskoï, où nous étions alors, tout le monde était nu-tête.

C’est que cette porte est surmontée de l’image de la vierge d’Inverski, la vierge préférée des Moscovites, la vierge miraculeuse, celle dont le pouvoir a été assez grand pour arrêter l’incendie du Kremlin, l’incendie allumé par Rostopchine, beaucoup moins populaire en Russie, — voyez ce qu’est le vent de l’opinion publique, — que Napoléon lui-même.

Aussi personne ne doit franchir la porte Spasskoï sans ôter son chapeau. Les vieillards racontent même qu’un vent violent força le grand conquérant français à se soumettre à cette loi lorsqu’il pensait s’en affranchir.

La vierge d’Inverski est invoquée par tout le monde; mais elle ne se prodigue pas à tous avec la même largesse: un usage répandu consiste à se faire rendre visite par des images de la vierge.

Pour obtenir des guérisons miraculeuses, on se fait apporter la vierge de l’Assomption; pour des grâces particulières, la vierge de Wladimir; quand on part pour un long voyage, la plupart préfèrent un fac-simile de Notre-Dame de Kazan. Mais il faut des circonstances tout exceptionnelles pour demander la visite de la vierge d’Inverski.

Quant le métropolitain de Moscou a jugé une famille digne d’un pareil honneur, quatre moines et deux dignitaires de l’Église se rendent à la porte Spasskoï dans une voiture à six chevaux. Tous les passants s’inclinent et se signent, tandis qu’on descend l’image de sa place accoutumée, et se prosternent complétement, malgré la neige et malgré le froid, au moment où on l’installe dans le fond de la voiture: les deux prêtres se placent sur la banquette de devant, les moines servent de cocher et de laquais, et l’on se rend ainsi à la maison privilégiée, qui ne reçoit pas du reste sans de larges offrandes l’honneur d’une pareille visite.

Les pratiques extérieures, en pleine rue, à la promenade, partout et à toute heure, constituent certainement un des cachets les plus particuliers de Moscou. On rencontre à chaque pas des gens qui s’agenouillent et récitent des prières, bien que rien ne paraisse motiver de pareils actes. Le culte des images est poussé presque jusqu’à l’idolâtrie. Aussi la classe élevée est-elle presque complétement nihiliste, ne pratiquant cette religion de forme que par servilité envers le souverain, et par politique à l’égard du bas peuple.

La voiture de la Vierge d’Ynverski à Moscou. La voiture de la Vierge d’Ynverski à Moscou.

On sait que le culte orthodoxe reproduit exactement l’ancien culte grec de Constantinople. Vers l’an 1000, le chef de la peuplade qui devait plus tard former la nation russe, un barbare véritable par son audace et par sa cruauté, par sa force physique et son impétuosité, fut le propagateur de la religion grecque dans le pays qu’il gouvernait.

Il s’appelait Wladimir. Il défit tous les peuples voisins, il soumit à sa volonté presque toute la superficie de la Russie d’Europe actuelle; il eut, s’il faut en croire de fabuleuses chroniques, cinq femmes légitimes, huit cents concubines et quantité d’enfants qu’il immolait aux faux dieux. Au moment de sacrifier même sa première femme, celle qui partageait le trône avec lui, il fut saisi de remords.

Voulant former une seule nation de tous les peuples qu’il avait conquis, il comprit que ce but ne pourrait être atteint qu’au moyen d’une religion d’État. Il envoya des ambassadeurs dans les différents pays, afin d’étudier leurs cultes et de choisir celui qui semblerait préférable. Le mahométisme lui déplut parce que le Coran défend l’usage du vin, ce qui, dit-on, eût contrarié ses habitudes. Le catholicisme fut rejeté par lui à cause du célibat des prêtres, et surtout à cause de l’obéissance qu’il impose envers une autorité étrangère. Le judaïsme sans patrie lui sembla peu favorable à la constitution d’un empire qui fût une œuvre à part. Le culte grec l’impressionna surtout par la magnificence de ses cérémonies: il l’adopta et dès lors la Russie fut chrétienne.

Le dogme orthodoxe diffère peu du dogme catholique, mais les Russes ont hérité de l’antique haine des Grecs contre les Latins. Ils pratiqueraient volontiers cet ancien enseignement des évêques de Byzance lors de l’expédition de Frédéric contre Jérusalem: pour la rémission des péchés, il faut tuer les pèlerins et les effacer de la terre[2].

[2] Michaud.

Ils tiennent aussi de ces devanciers leur idolâtrie pour les images auxquelles les Grecs prêtaient pour ainsi dire la vie. Ils sont bien les fils de ces Byzantins qui, lors de la conquête des Latins, renversèrent avec colère une statue de Minerve, l’accusant d’avoir appelé les barbares parce qu’elle avait la tête et les bras tournés vers l’Occident.

Je visitai près de Moscou le monastère de Troïtsa. Ce monastère fut fondé par saint Serge en 1338. Il serait plus correct de dire qu’en ce temps-là, le pieux solitaire de la forêt de Gorodok devint cénobite en donnant à quelques âmes zélées comme la sienne le goût de la pauvreté et du renoncement aux biens de ce monde. Le couvent ne fut construit que plus tard, car les ressources de tous les religieux réunis eussent suffi à peine dans le principe à leur fournir un abri.

Combien la situation fut changée, quand saint Serge, au moment de la grande invasion mongole, eut conseillé au prince Dmitri de marcher contre les Barbares dans les plaines du Don! Ce prince, victorieux du farouche Mamaï, combla de présents la nouvelle communauté. — En 1393, Troïtsa fut en partie pillé et brûlé par les Tartares, mais le corps de saint Serge, retrouvé comme par miracle au milieu des décombres, continua à être l’objet de la vénération. Les tsars, les princes, les boyards firent successivement de larges offrandes au couvent, dont la richesse devint légendaire en Russie. — Au milieu du siècle dernier, Troïtsa possédait, outre un amoncellement presque incroyable de joyaux, des domaines immenses et cent mille paysans. On estimait alors la fortune du monastère à plus d’un milliard de francs. — Ses fortifications, qui existent encore, le défendirent en 1609 contre l’invasion polonaise, et elles abritèrent les jeunes tsars Jean et Pierre Alexiévitch pendant une des révoltes des Strélitz[3]. — Outre les bâtiments qui servent de demeure aux religieux, l’enceinte de Troïtsa renferme actuellement neuf églises dont la richesse excite l’étonnement plutôt que l’admiration du voyageur. Toutes les parties peintes ou émaillées des figures de saints ou de madones sont entourées de saphirs, de rubis, d’émeraudes, de topazes et de diamants d’une grosseur énorme. Le tombeau de saint Serge est en argent doré, le baldaquin est en argent massif et est supporté par quatre colonnes de même métal. Les chasubles dont les religieux se revêtent pour la célébration des offices sont couvertes de quinze, dix-huit et jusqu’à vingt et une livres de perles. On est d’abord ébloui par tant de magnificence; puis comme toutes ces choses n’ont réellement de valeur que par leur rareté, on devient indifférent à cause de leur agglomération elle-même. — D’autres auteurs plus habiles ont assez longuement parlé de Troïtsa pour que je ne fatigue pas le lecteur par une description détaillée de ce couvent dont il a certainement déjà connaissance. — Mon guide me fit tout visiter, les chapelles, le trésor, où l’on remarque huit boisseaux de perles fines que l’on a reléguées à tout jamais dans une vitrine, ne sachant à quel usage les employer; puis il me reconduisit à l’une des portes de la grande enceinte et me tendit la main. J’avoue que ce geste m’embarrassa: quand on vient de visiter le monastère de Troïtsa, une somme de cent mille francs paraît une bagatelle. — Avant de prendre congé de ce religieux, je lui demandai à visiter la bibliothèque: «Nous n’en avons pas», me répondit-il. — Cet homme me parut alors véritablement pauvre, et je lui donnai de bon cœur une gratification. — M. de Custine prétend que le couvent possède en réalité une bibliothèque, mais que les règlements interdisent de la montrer au public. Je souhaite vivement que M. de Custine dise vrai.

[3] Garde impériale instituée par Ivan IV en 1545 et supprimée par Pierre le Grand en 1705.

En revenant de cette promenade, je reçus la visite d’un jeune homme nommé Constantin Kokcharof. C’était un habitant de la Sibérie orientale. Il avait le teint brun-jaunâtre, les pommettes saillantes, rappelant celles des Mongols, les cheveux crépus, les lèvres proéminentes à la manière des nègres, la taille petite, et cependant une grande force musculaire. Il tenait à la fois de l’homme du Nord et de l’indigène des forêts équatoriales: je suis sûr qu’en cherchant bien dans sa généalogie, il eût trouvé, vers l’époque de la conquête des Indes par les Mongols, l’alliance de quelque grand-père avec une adoratrice de Brahma et de Wichnou. Il me dit en entrant: «Que Dieu, Monsieur, bénisse votre voyage»; puis il se nomma et me présenta la main suivant la mode sibérienne.

Même en Russie, du reste, il est de toute impolitesse de ne pas tendre immédiatement la main à la personne dont on fait connaissance.

«Monsieur, ajouta Constantin, je suis l’ami de M. Sabachnikof, chez qui vous avez donné rendez-vous à M. Pfaffius, commissaire de Kiachta. Je retourne à Irkoutsk où habitent mes parents. J’ai écrit à M. Pfaffius pour lui demander de le suivre en Sibérie, et il m’a répondu en me donnant votre adresse. M’acceptez-vous pour compagnon? Je vous servirai d’interprète, et vous aurez avec moi l’avantage de voyager plus ou moins promptement selon votre caprice et en suivant la direction qu’il vous conviendra de prendre.»

Je lui montrai mes lettres de recommandation. Il en trouva une pour son père et une autre pour son oncle, tous deux fonctionnaires en Sibérie. Dès lors l’affaire fut conclue, et je ne pensai plus qu’à partir.

Mon jeune compagnon m’était très-précieux en ce qu’il connaissait à fond la route.

Il allait parcourir pour la sixième fois l’immense espace qui sépare Moscou du fleuve Amour. Il avait fait ce voyage pendant l’été et pendant l’hiver; aussi put-il me renseigner immédiatement sur les précautions indispensables à prendre contre le froid et contre la fatigue. Il m’apprit que dans le traîneau, en outre de ma fourrure de iénotte, je devrais encore endosser une dacha, sorte de pelisse fourrée en dedans et en dehors, dans laquelle on disparaît entièrement depuis les pieds jusqu’à la tête. Celle que j’achetai le lendemain était doublée de lièvre blanc et recouverte d’élan aux poils courts mais épais. Ces deux fourrures n’étant pas considérées comme suffisamment élégantes, je dus y faire joindre un col en peau de castor. Ainsi emmaillotté, je m’imaginai dans mon innocence pouvoir impunément affronter tous les froids sibériens.

J’ai vu dans le cours de mes voyages bien des habiles et bien des exploiteurs, mais je n’ai jamais entendu de raisonnement aussi hardi que celui de l’interprète de l’hôtel à Moscou: «Monsieur, me dit-il effrontément, vous me devez au moins trois cents francs de gratification; voici comment: Vous aviez absolument besoin d’un compagnon russe pour aller en Sibérie. Quand M. Kokcharof est venu vous demander, j’aurais pu lui répondre que je ne vous connaissais pas, et tout en causant avec lui, m’informer de son adresse. Puis, je serais venu vous dire: J’ai trouvé l’homme que vous cherchez, mais je ne vous ferai connaître son nom que si vous me donnez mille francs. Je n’ai pas fait cela, monsieur, vous devez bien m’en tenir compte.»

La colère me fit un instant oublier la volonté de l’Empereur, ses décrets qui défendent de frapper; je levai la main ou plutôt le pied en mettant le raisonneur à la porte. J’appris plus tard que cet homme était un Polonais, ce qui me mit en sûreté de conscience, car la règle s’étend-elle à ces proscrits? et après avoir bouclé mes malles, je me rendis au chemin de fer de Nijni-Novgorod en tête-à-tête avec M. Constantin Kokcharof.

Le monastère de Troïtsa. Le monastère de Troïtsa.

Nijni-Novgorod est la dernière station du chemin de fer sur la route de Sibérie.

Pour se rendre de la gare à la ville, il faut traverser la rivière de l’Oka, quelques centaines de mètres avant son embouchure dans le Volga. Quand je suis arrivé à Novgorod, le 15 décembre, le passage d’hiver sur la glace avait commencé. Le lit de l’Oka était sillonné de traîneaux venant d’Irkoutsk, de Nikolaefsk, du bout du monde, et apportant au chemin de fer toutes sortes de denrées asiatiques. Chaque rivière de Russie ou de Sibérie gèle d’une manière différente. Toutes ont même un aspect assez particulier pour qu’on puisse les reconnaître à la seule inspection de la glace qui les recouvre. Cela provient des conditions atmosphériques, de la nature et de la conformation du rivage, et surtout de la rapidité du courant.

L’Oka, une fois gelée, présente à sa surface de grosses boursouflures, formant comme une succession de monticules et de petites vallées. Le Parisien sédentaire se représente dans son imagination les rivières du Nord pendant l’hiver comme de véritables miroirs polis où des patineurs circulent avec une vitesse très-grande et font ainsi de longs voyages. Excepté le Volga peut-être, sur lequel la glace est presque partout unie à cause de la lenteur du courant, mais où la présence de la neige ne permettrait pas le patinage, je n’ai vu aucune rivière recouverte d’une glace uniformément horizontale. Plusieurs même ont une surface tellement bouleversée qu’il serait impossible d’y circuler en voiture. Le cours de l’Oka n’est pas de ce nombre; il pourrait être cité, au contraire, parmi les moins tourmentés. Malgré cela, en voyageur inexpérimenté, je me serais certainement refusé à croire, à cause des inégalités du chemin, que je voyageais sur une rivière, si mon attention ne se fût fixée sur un bruit qu’on ne peut oublier après l’avoir entendu, et qui lève immédiatement toute incrédulité: bruit de creux, roulement d’abîme et comme le grondement sourd d’un prisonnier qui appelle: et au-dessus de cette prison fragile sur laquelle on pèse, il n’y a pas un refuge, pas un support, rien à saisir au moment où, le poids devenant trop lourd pour la glace, on la sentirait fléchir.

De même que dans une voiture dont on sent les chevaux emportés, on se rejette instinctivement en arrière, comme pour lutter avec la force qui vous entraîne; ainsi, la première fois que l’on voyage sur la glace, on éprouve en soi comme un soulèvement général dont on ne peut se défendre; on reproche aux autres d’être là; on voudrait que tout le monde devînt atome; et comme notre qualité commune à nous, pauvres terrestres, hommes ou choses, est de peser, on en veut à tout, car tout ce qui est là peut contribuer à un enfouissement général. Aussi, dès qu’on se sent sur terre, on éprouve une vive satisfaction, et en arrivant à Novgorod on peut dire un grand charme.

Cette ville est en effet à la fois pittoresquement bâtie et intéressante par l’animation de ses bazars.

Le Volga, au lieu où il reçoit l’Oka, a au moins six kilomètres de large. Une grande colline ou plutôt une montagne longe la rive droite de cette immense nappe d’eau, et Novgorod se dresse gaiement au sommet de cette montagne, surveillant l’Asie, contemplant l’Europe, prête à se réfugier dans l’une ou dans l’autre, selon la frontière par laquelle serait menacée la nationalité russe à laquelle elle tient surtout, comme elle l’a bien prouvé. Se riant des distances à l’aide de son chemin de fer et de ses deux cours d’eau, défendue contre les inondations par sa position élevée, contre la misère par son commerce, contre la décadence par sa foire annuelle et importante; Novgorod est une des villes les plus agréables à visiter, parce qu’en opposition à ce que l’on rencontre d’ordinaire en Russie, tout y respire la gaieté, le travail, la richesse.

Les rues du bazar surtout ont une animation extraordinaire. Même quand ce n’est pas l’époque de la foire, des représentants de tous les peuples d’Asie, vêtus des costumes les plus bizarres et les plus dissemblables, s’y croisent en grand nombre. Dans ce quartier commerçant, le seul peut-être ainsi disposé en Russie, les maisons ont plusieurs étages et les boutiques sont superposées les unes aux autres, bien qu’elles n’appartiennent pas toujours au même propriétaire. Des balcons en bois où l’on monte par des escaliers extérieurs et où la circulation est libre sur toute la longueur de la rue, servent au public pour aller faire des emplettes aux étages supérieurs.

Dans le reste de la ville, les maisons sont élégantes; elles sont construites presque toutes en pierres, ce qui est regardé, au delà de Moscou et plus encore au delà de Kazan, comme une magnificence; plusieurs hôtels confortables donnent asile aux voyageurs; on voit partout dans cette cité, petite mais bien vivante, les résultats de l’activité des habitants et du mouvement d’affaires qui s’y fait perpétuellement.

Près de là s’élève une colonne dédiée à Sviataslof Vsévolovitch, au lieu où il a vaincu les Suédois et les Polonais.

Du pied de cette colonne, placée sur l’un des sommets les plus élevés de la grande colline où est bâtie Novgorod, on découvre une vue qui pourrait servir de type pour représenter les paysages ordinaires de la Russie pendant l’hiver. Au premier plan, dort le large Volga, enseveli sous la glace; le froid, cette force impalpable et peut-être la plus implacable de toutes les forces connues, immobilise ce fleuve géant. Rien ne pourrait résister à cette pression incalculable de la nature auprès de laquelle toutes les inventions humaines ne sont que risée et atome. Le Volga semble, par l’horizontalité de sa surface, accepter son sort avec résignation et craindre le fatal résultat d’une lutte. Sur la rive gauche du fleuve et jusqu’à une distance énorme à travers le crépuscule presque permanent de ces régions, on aperçoit de longues ondulations grandioses et mélancoliques, recouvertes de forêts indéfinies dépouillées de leurs feuilles. Çà et là quelques sapins rompent la monotonie de cette nature sauvage; mais les troncs blancs des bouleaux se détachent sur eux comme des apparitions; puis les ormeaux et les chênes montrent partout leurs squelettes. Vue sérieuse et triste s’il en fut jamais, devant laquelle on se demande pourquoi tant de peuples ont désiré s’établir dans une pareille contrée et pourquoi tant de sang y a été répandu.

CHAPITRE IV
LE VOLGA PENDANT L’HIVER
ENTRE NIJNI-NOVGOROD ET KAZAN

Diverses sortes de podarojnaia. — Ce que sont les préparatifs d’un long voyage en traîneau. — Départ de Nijni. — Les relais de poste. — Un dégel momentané. — La neige. — Arrivée à Kazan.

A peine arrivé à Novgorod, mon grand désir fut de commencer le plus tôt possible le voyage en traîneau: l’homme est ainsi attiré vers l’inconnu, dût-il en souffrir.

Je me rendis chez le gouverneur de la province, afin qu’il me facilitât les moyens d’obtenir des chevaux dans les relais de poste. Il existe pour cela trois sortes de recommandations, appelées en russe podarojnaia.

La plus précieuse de toutes, la podarojnaia de courrier, ne s’obtient que dans les cas exceptionnels; pour un envoyé extraordinaire de l’empereur, par exemple.

Quand on arrive dans un relai muni de ce papier, le chef de poste doit donner immédiatement des chevaux, quelque dépourvu qu’il puisse en être, en réquisitionner même si cela est nécessaire, et ordonner au cocher de ne pas cesser le galop.

La podarojnaia de la couronne, bien que placée au second rang, est encore très-appréciable. On l’accorde généralement aux fonctionnaires qui se rendent à leur poste ou qui voyagent pour un service public: c’est de cette dernière qu’a bien voulu me gratifier le gouverneur de Nijni-Novgorod. Les chefs de poste doivent toujours réserver une troïka (attelage de trois chevaux) pour le cas où il se présenterait un voyageur muni d’une podarojnaia de la couronne. Il est donc rare, quand on possède ce papier important, de ne pas être servi immédiatement, quand on arrive dans un relai. Les cochers s’attachent au bonnet et aux bras des plaques de cuivre qui avertissent au loin les conducteurs de traîneaux venant en sens contraire, d’avoir immédiatement à se ranger sous peine de certains châtiments, et ils mènent aussi leurs chevaux presque toujours au galop comme dans le cas précédent.

Entre la podarojnaia de la couronne et la podarojnaia la plus commune, il y a une grande différence. Celle-ci est pour la masse des voyageurs ordinaires. Il faut d’abord payer assez cher pour l’obtenir; et puis on est à la merci de tous les chefs de poste, qui ne vous donnent des chevaux que si tel est leur bon plaisir.

La règle est que chaque attelage doit se reposer six heures entre chaque course. Il arrive donc souvent qu’on ne rencontre dans les relais que des attelages prenant le repos réglementaire, à l’exception de celui réservé aux porteurs de podarojnaia de la couronne. J’ai vu souvent des voyageurs attendant depuis deux ou trois jours qu’un chef de poste voulût bien se laisser fléchir ou se lassât de les avoir chez lui.

Malheureusement les concessionnaires des relais ont tout avantage à prolonger une pareille situation. On ne leur paye pas le logement qui est gratuit, mais on prend toujours chez eux quelque nourriture, et ils espèrent qu’à la fin, lassés d’une attente si prolongée, les voyageurs leurs payeront une forte gratification pour obtenir une troïka, même fatiguée d’une course récente.

L’organisation de la poste depuis Nijni-Novgorod jusqu’à Tumen n’appartient pas en ce moment au gouvernement. Elle est affermée temporairement à M. Michaëlof, qui est en train d’acquérir une fortune considérable en louant ses chevaux fort cher.

Muni comme je l’ai dit plus haut d’une recommandation de cet heureux concessionnaire et aussi d’une podarojnaia de la couronne, grâce à l’amabilité du gouverneur de Nijni, il me semblait que je pouvais partir dès le lendemain matin.

Hélas! j’avais compté cette fois encore sans les froids sibériens.

Pendant toute la matinée, je dus courir de boutique en boutique pour achever les préparatifs d’un voyage prolongé en traîneau. Le nombre des objets à acheter était incalculable. Constantin en avait dressé une liste gigantesque. Je ne rentrai chez moi qu’à une heure de l’après-midi, fatigué, agacé, altéré, mourant de faim, et ne me sentant plus de forces que pour me coucher et dormir.

C’est alors que Constantin me dit avec le plus grand flegme: «A présent, monsieur, nous sommes prêts; désirez-vous partir?» Je voulais lui demander de ne monter en traîneau que le lendemain ou au moins d’attendre quelques heures, quand mes yeux tombèrent au milieu de la chambre sur la montagne de mes acquisitions. Celle qui m’avait stupéfié lors de ma visite à M. Pfaffius n’était qu’une colline auprès de celle-ci. Il y avait là des malles en cuir mou qu’on remplit de vêtements et dont la présence au fond du traîneau amortit les secousses; des valises rondes pour servir de traversin la nuit, des touloupes, une dacha en peau de mouton, des coussins, des matelas, des saucissons de veau et de mouton, des bottes de feutre, des couvertures de feutre, des bouteilles d’eau-de-vie, des cordes, un marteau, un attirail restreint mais indispensable de menuiserie et de serrurerie, huit paires de gros bas de laine, des ceintures, des sacs, du pain blanc, des oreillers, et encore bien d’autres choses. De plus, mes malles ne pouvant plus servir, tous les vêtements que j’avais apportés de France gisaient çà et là dans cette chambre étroite et ne semblaient pas les moins étonnés de se trouver en pareille compagnie. Ni les greniers les plus bouleversés, ni les voitures de déménagement, ni quelque arrière-magasin du mont-de-piété, rien enfin, si ce n’est peut-être la cervelle de certains illuminés politiques, ne peut donner l’idée d’un pareil désordre.

Ce beau spectacle me rendit le courage. Je n’eus plus qu’une pensée, le départ, et je fis demander les chevaux.

Tandis qu’un domestique allait chercher l’attelage, nous nous mîmes en devoir, Constantin et moi, d’entasser tous les objets dont je viens de parler dans un traîneau que j’avais fait venir de la fabrique de Romanof, le plus célèbre des carrossiers russes. Ce traîneau, du reste, était merveilleusement construit. Il réunissait au plus haut point les deux qualités de légèreté et de solidité qui constituent une bonne voiture. Comme il était ouvert, nous pouvions jouir pendant le jour de l’aspect du pays, tandis qu’une capote fixe que nous fermions complétement le soir, à l’aide d’une toile grise goudronnée, nous protégeait un peu contre le vent et contre la neige. Deux pièces de bois placées à une très-faible hauteur au-dessus du sol et disposées en biais de l’avant à l’arrière empêchaient le traîneau de verser, au moins dans les circonstances ordinaires, et garantissaient sa caisse contre les rencontres et les chocs qui se reproduisaient, sans exagération, vingt et trente fois par jour.

Comme on fait son lit on se couche, dit le proverbe. Ainsi, en Russie, comme on dispose son traîneau, on supporte plus ou moins les fatigues du voyage. Constantin avait pour cela un véritable talent. Il plaçait les matelas en pente savamment calculée; il dissimulait tous les angles saillants ou qui le fussent devenus après le tassement d’une route prolongée. Il plaçait du foin dans les parties moins résistantes qui se fussent creusées après plusieurs cahots. Il transformait en un mot notre traîneau en un véritable lit moelleux, qui nous eût fait supporter sans fatigue les quinze cents lieues que nous avions à parcourir jusqu’à Irkoutsk, sans les circonstances dont je parlerai plus bas. Quand tous ces préparatifs furent terminés, quand les chevaux furent attelés, je commençai à me revêtir de mon costume de voyage.

Qui n’a pas été en Sibérie ne peut se douter de l’affublement d’un voyageur au long cours dans ce pays.

Endosser un si grand nombre de vêtements est un véritable travail qu’on ne peut accomplir, surtout la première fois, sans rire beaucoup et sans transpirer encore plus.

Nous mîmes d’abord quatre paires de bas de laine et, par-dessus, en guise de chaussures, une paire de bas de feutre qui nous couvrait les jambes. Nous endossâmes, comme je l’ai dit plus haut, trois épaisseurs de fourrure. Nous nous couvrîmes la tête avec un bonnet d’astrakan et un bachelique. Une fois dans le traîneau, nous nous enveloppâmes les jambes dans un tapis de fourrure et nous nous enfonçâmes l’un à côté de l’autre dans deux couvertures de feutre.

Cet accoutrement, qui serait exagéré pour se préserver pendant quelques heures même du froid le plus intense, devient léger et à peine suffisant quand on reste longtemps exposé à l’air et surtout avec la fatigue d’un voyage prolongé nuit et jour en traîneau sans arrêts pour le coucher.

Le seul point défectueux dans la construction des traîneaux sibériens, c’est l’absence de siége pour l’iemschik ou le cocher: ce malheureux est obligé de s’asseoir sur une plate-forme en bois qui recouvre les pieds des voyageurs, les jambes pendantes à droite ou à gauche, et de conduire de côté. Quand il a affaire à des chevaux difficiles, il se met à genoux ou même debout sur cette planchette. Cette organisation est d’autant plus regrettable qu’il faut une véritable science pour diriger et maintenir les petits chevaux de l’Asie septentrionale. Dès qu’ils se sentent attelés, est-ce ardeur toute simple, est-ce désir de se préserver du froid, ils sont d’une impatience à nulle autre pareille. Ils s’agitent, piétinent, grattent la terre du pied, mordillent la neige, ou en ramassent une grosse boule qu’ils rejettent en fine poussière. Les cochers parviennent à peine à les calmer au moyen d’un trémolo constant, qui a pour instrument les lèvres et non la langue, comme dans la bouche des charretiers français. Ils accentuent davantage ce trémolo quand ils vont sauter sur la plate-forme du traîneau, ce qui est pour eux une opération délicate. A ce moment, les chevaux ne connaissent plus aucun frein, renoncent à toute obéissance et partent au grand galop. Si les cochers manquaient leur coup, ils seraient rejetés par les barres de bois dont j’ai parlé à une grande distance de la voiture, et les voyageurs continueraient sans conducteur une course effrénée. C’est ce qui faillit arriver au premier iemschik dont le hasard nous gratifia: ses chevaux prirent subitement une allure vertigineuse au moment où il saisissait le tablier en bois de la voiture pour prendre place sur la planchette. En homme courageux, il ne lâcha ni son point d’appui ni ses guides, et il se fit traîner dans la neige à nos côtés pendant quelques minutes. Au bout de ce temps, il trouva heureusement je ne sais quelle saillie dans la caisse du traîneau où il put appuyer un genou. Enfin, grâce à la force extrême qu’il avait dans les bras et au secours que nous lui portâmes, il parvint à se hisser à sa place, qu’il ne quitta plus jusqu’au premier relai: c’est ainsi que nous sortîmes de Nijni-Novgorod, le 17 décembre, à trois heures du soir.

La première journée d’un voyage en traîneau est pleine de charmes. On goûte les attraits d’une locomotion nouvelle; on ne ressent encore aucune fatigue, et l’on croise à chaque instant des habitants de la ville que l’on quitte, venant de faire quinze, vingt et même trente lieues pour leurs affaires ou pour leurs plaisirs.

Mon traîneau. Mon traîneau.

La distance, quelque grande qu’elle puisse être, n’est jamais un obstacle pour les Russes; je dirai même qu’ils ne la comptent pas. Une femme me disait un jour à Pétersbourg: Voyez donc la cascade de Tchernaiarietchka; j’y suis allée l’autre jour; j’en ai été enthousiasmée; je ne croyais pas qu’il y eût rien d’aussi beau à la porte de notre capitale. En prenant plus tard des renseignements précis, j’appris que pour arriver à cette cascade, il fallait rester quarante-huit heures en chemin de fer et douze heures en diligence. On pense peut-être envoyer aussi à la porte de Pétersbourg les pauvres marins à qui l’on donne l’ordre d’aller prendre la mer à Nikolaefsk, c’est-à-dire à trois mille lieues de la capitale russe. Le lecteur verra plus loin, s’il daigne continuer la route avec moi, les Sibériens ne craignant pas d’entreprendre des voyages de quinze cents à deux mille lieues en traîneau, avec des enfants en bas âge, quelquefois même en nourrice.

A cause donc de la nouveauté et de la variété du spectacle, j’ai trouvé la route agréable en quittant Novgorod. Le temps passait plus vite encore que les rives du fleuve sur le lit duquel nos chevaux nous entraînaient en galopant de toute leur vitesse.

Ce bon Volga est véritablement d’un caractère tout exceptionnel, et nous ne possédons pas en France un cours d’eau digne d’une aussi complète admiration. Pendant l’été il est sillonné de bateaux à vapeur; ceci est plus dans son rôle et je ne l’en plains pas.

Mais il veut bien encore, pendant l’hiver, se rendre utile à l’humanité et servir au transport des céréales qu’il a fertilisées de ses eaux bienfaisantes. Rien n’est beau comme cette grande route de glace d’une largeur démesurée, plus coulante et plus unie que tous les revêtements d’invention humaine, sans cailloux, sans fossés, sans cahots. Rien n’amuse le voyageur novice comme de voir filer les rives, de compter les montagnes et les vallées que la congélation du fleuve le dispense de franchir; de côtoyer des îles, tout étonnées d’être devenues terre ferme, de rencontrer çà et là des barques immobilisées et d’accrocher des bateaux à vapeur.

Trois heures et demie environ après avoir quitté Novgorod, quand la nuit fut tout à fait tombée, nous arrivâmes au premier relai.

Dans chacune de ces maisons de poste, se trouve une pièce destinée aux voyageurs. Cette pièce, bien que chauffée aux frais du maître de la maison, devient la propriété des passants: ils peuvent y manger, dormir, faire ce que bon leur semble et, chose plus curieuse, y séjourner indéfiniment sans que personne ait droit de les en chasser.

Bien que cette concession provienne de contrats passés entre les maîtres de poste et l’administration supérieure, je me hâte de dire qu’il serait dans le caractère russe de l’inventer si elle n’était obligatoire: ce peuple est essentiellement hospitalier.

Cette qualité résulte peut-être de la rigueur du climat; mais je croirais plutôt, tant elle est générale et spontanée, qu’elle est le résultat d’un naturel heureux et bon.

J’aurai à m’étendre plus tard sur les mérites du paysan russe. Je ne veux pas m’arrêter sur son hospitalité qui, d’ailleurs, est commune à toutes les classes. La société de Pétersbourg ne peut pas assurément être suspecte de manquer de bienveillance envers les étrangers; mais le vieux noble moscovite lui-même, malgré sa fierté, malgré sa haine pour les nouvelles institutions sociales, malgré ses regrets de ne plus voir Moscou la résidence des empereurs et son antipathie pour les modes européennes adoptées dans la nouvelle capitale; malgré tout cela, le seigneur moscovite a conservé profondément enracinées les vieilles traditions de respect envers celui qui est son hôte, et il regarde l’hospitalité non pas comme une vertu, mais comme un devoir.

Aux relais sibériens, on trouve souvent quelque plaisir dans cette chambre des voyageurs. Il est rare de la rencontrer vide. On ne manque pas alors de sujets de conversation. Ceux qui vont en sens contraire se demandent mutuellement des renseignements sur le voyage, sur l’état de la route, sur les difficultés plus ou moins grandes qu’ils ont éprouvées à obtenir des chevaux. Ceux qui se dirigent du même côté se sont ordinairement déjà rencontrés dans un ou plusieurs relais précédents et se traitent en vieilles connaissances. Quand le relai se trouve dans un village, les notables de l’endroit viennent d’ordinaire passer une heure ou deux avec les voyageurs. Ils demandent des nouvelles politiques à ceux qui viennent de l’Occident et des nouvelles commerciales ou industrielles à ceux qui viennent de l’Orient. Tous causent indifféremment les uns avec les autres sans acception de classe, d’état, de position. Leurs rapports sont toujours empreints de la plus entière bonhomie.

Mais dans les relais qui sont échelonnés entre Nijni et Kazan, il n’en est pas toujours ainsi.

Les voyageurs de ces parages sont trop rapprochés de la civilisation pour être aussi bons hommes. Ils sont trop instruits des nouveaux principes sociaux d’égalité et de fraternité pour ne pas se défier les uns des autres. Ils regardent les gens qu’ils rencontrent comme des rivaux dont la présence peut retarder leur voyage, et s’ils avaient la liberté, telle que les frères et amis la comprennent, ils briseraient plutôt les traîneaux de leurs voisins que de leur rendre service dans des cas difficiles.

Je ne m’attardai pas dans ces premiers relais, où je ne rencontrai que des visages hostiles, à cause des recommandations exceptionnelles que je possédais pour avoir des chevaux. Aussi douze heures après mon départ, j’avais déjà parcouru plus d’un quart de la distance qui me séparait de Kazan.

Nous voyagions toujours sur le Volga. Un peu avant le lever du jour je fus étonné du bruit étrange que produisait le pas des chevaux sur la glace: ce n’était plus ce son mat et creux qui m’avait effrayé à Nijni-Novgorod. C’était un son nouveau, et l’homme en général, mais surtout, remarque triste à faire, l’homme expérimenté, se défie du nouveau. Ce son me paraissait le plus épouvantable qu’on pût entendre sur la glace: c’était un clapotement. Comme mon compagnon avait souri de mes premières craintes à Nijni, je n’osai pas tout d’abord lui faire part de celle-ci.

Par un excès d’amour-propre que je tenais déjà probablement du contact des Russes, j’allais le laisser dormir, quand je reçus en plein visage une éclaboussure qui mit le comble à mon effroi. Je bondis sur Constantin, qui, en vrai Sibérien, ronflait à effrayer les loups: c’était d’un faible secours contre le danger actuel. Tandis que je le réveillais, mon imagination, que venait-elle faire en pareil cas? mais enfin, mon imagination, mise en jeu sans doute par la poésie du voyage, me fit songer à dame Fortune sauvant la vie à l’enfant qui dort au bord du puits: l’absence complète de roues me ramena bientôt à des idées pratiques et j’expliquai la situation à Constantin avec une brièveté qui pourrait servir d’exemple à bien des orateurs. Il questionna l’iemschik. Celui-ci répondit avec la plus grande tranquillité: Oui, monsieur, il dégèle; mais la neige seule est fondue, et la glace n’a rien perdu de son épaisseur.

Comme le ciel était chargé de nuages, la nuit était profondément noire. L’expérience surtout servait à guider le cocher, et puis l’eau! fatal indice de route quand cette route est le lit d’un fleuve glacé. Je me replaçai sans mot dire dans le fond du traîneau; mais je l’avoue sans amour-propre (peut-être parce que je ne fréquente plus les Russes), il me semblait que la glace successivement fléchissait, craquait, s’entr’ouvrait, puis reprenant suffisamment d’épaisseur, nous soutenait sans efforts. — Quelle puissance, grand Dieu! que l’imagination!

Peu à peu le jour parut; il faudrait plutôt dire une sorte de crépuscule, car un brouillard épais nous enveloppait de toute part. Le sommet du coteau qui borde constamment la rive droite du Volga traçait à peine dans le ciel une ligne plus sombre. Tout le reste se confondait dans un gris général. On ne pouvait rien distinguer, pas même la rive. Nous entendîmes bientôt sous les pieds des chevaux un crépitement significatif, annonçant que le dégel commençait à entamer la glace. Puis des fendillements sinistres coururent à droite et à gauche au passage du traîneau. L’iemschik, jugeant enfin la situation périlleuse, mieux vaut tard que jamais, donna à notre attelage une allure vertigineuse jusqu’au prochain village où nous pûmes gagner la terre.

La nuit suivante, il neigea. Aucun état atmosphérique n’est aussi désagréable pour des voyageurs en traîneau découvert.

Fatigué par les émotions de la nuit précédente, et surtout par trente-six heures d’une locomotion à laquelle je n’étais pas encore accoutumé, je m’étais endormi profondément. Comme il faisait à peine froid, nous n’avions pas pensé, Constantin et moi, à baisser la toile qui fermait au moins en partie le devant de la voiture, et nous n’avions pas pris la précaution de couvrir notre visage. Comme notre respiration se défendait par elle-même et détruisait les flocons qui auraient pu lui nuire, nous ne nous apercevions pas de notre situation. La neige se fixa partout et devint bientôt très-épaisse. Elle nous couvrit même la figure; elle pénétra dans nos dachas entr’ouvertes, et fondant au contact, mouilla notre pelisse intérieure. L’eau nous inonda par le cou et par les manches. Le froid commençant alors à nous saisir, occasionna notre réveil. Et quel réveil! Notre esprit qui revenait de loin ne nous donna d’abord aucune explication: nous ouvrions les yeux sans pouvoir rien distinguer; nous sentions un poids sur tout notre corps sans pouvoir rien saisir. Je crus un instant au délire ou à la continuation d’un cauchemar: le froid que j’éprouvais m’apprit la vérité. Dès lors nous pressâmes l’iemschik afin d’arriver vite à un relai et de nous sécher. L’atmosphère s’en chargea auparavant. Le vent tourna de quelques degrés vers le nord, les nuages se dissipèrent; un froid piquant se fit bientôt sentir. Tout gela, jusqu’à nos vêtements, qui devinrent plus raides que les cilices les plus sévères, plus durs qu’une peau tannée.

Heureusement, la distance qui nous séparait de Kazan n’était plus très-grande. Le lit du Volga, sur lequel nous pûmes voyager de nouveau au lever du jour, nous permit de franchir encore plus rapidement cette distance, et le 19 décembre, vers une heure de l’après-midi, nous faisions notre entrée dans l’ancienne capitale des Tatares, après avoir accompli ce qu’on appelle en Sibérie un voyage court et facile.

CHAPITRE V
KAZAN. — VOYAGE A PERM.

La Vierge de Kazan. — Témoignage de dédain chez les Russes. — Dîner chez un grand seigneur. — Sa manière de raconter l’affranchissement des serfs. — Les Tatares. — Le voyage en traîneau. — Caravane de déportés. — Les Votiaks. — Aspect de la Grande-Russie.

La ville de Kazan n’est pas située sur le bord du Volga. Elle est bâtie sur la rive gauche, à un grand kilomètre du fleuve.

Le lendemain de notre arrivée, Constantin me fit faire la connaissance d’un de ses anciens compagnons de classe: ce jeune homme terminait à l’université de Kazan ses études de médecine. Comme il connaissait la ville à fond, je le priai de me servir de guide, ce qu’il accepta avec une parfaite bonne grâce.

Nous allâmes à l’université, qui jouit d’une grande réputation; à la cathédrale, qui m’intéressa vivement: son style diffère du byzantin, qui est si répandu en Russie qu’on finit par s’en lasser comme de toutes les uniformités. La construction de cette cathédrale doit remonter à une époque reculée, car certaines parties rappellent l’ancien Kremlin.

Les peintures sont bien exécutées, quoique souvent naïves comme aux premiers âges. Le maître-autel est en argent massif.

Nous fîmes ensuite un pèlerinage à la vierge de Kazan, patronne des voyageurs. Cette image était autrefois attachée à un arbre au milieu de la forêt. Elle y opérait de grands miracles et les paysans venaient de très-loin pour obtenir ses grâces. Un des premiers évêques de Kazan la fit porter à la cathédrale afin qu’elle fût honorée dans un lieu plus digne de ses mérites. Le lendemain de la cérémonie, à la grande admiration de tous, la vierge était revenue d’elle-même à sa place accoutumée. Trois fois on ramena processionnellement l’image dans la ville, trois fois le même miracle vint attester le désir de la vierge. Une église s’éleva alors à cette place privilégiée; puis un monastère qui devint, après celui de Troïtsa, un des plus riches de la Russie. Quelques habitations se groupèrent alentour, et maintenant la vierge de Kazan se trouve malgré elle enfermée dans la ville.

C’est une image petite, du style byzantin, très-ancienne, et dont la peinture est assez bonne.

Nous fîmes demander à l’abbesse la permission de visiter le trésor, mais cette permission nous fut refusée. J’ajouterai, et ce sera ma petite vengeance, que partout où je me suis présenté soit en Russie, soit en Sibérie, les portes me furent toujours ouvertes, sauf au monastère de Kazan.

Le jeune étudiant qui m’accompagnait fut choqué des procédés de l’abbesse et témoigna son mécontentement à la manière des Russes, en crachant vivement à terre à plusieurs reprises. Mais il n’en fit pas moins mille révérences à la religieuse qui nous avait apporté la réponse de la mère supérieure, et nous sortîmes en échangeant avec elle les compliments les plus courtois.

Cette habitude de cracher à terre comme protestation est si populaire qu’elle n’est même pas dédaignée dans la littérature. J’ai assisté, précisément à Kazan, à une comédie dans laquelle l’auteur cherchait à représenter jusqu’où peuvent aller les querelles intestines dans un ménage mal assorti. J’ai compris la pièce presque d’un bout à l’autre, malgré mon ignorance de la langue russe, parce que les meilleurs arguments employés par les principaux personnages consistaient surtout en la répétition de ce geste peu propre mais expressif.

La Mère supérieure du monastère de Kazan. La Mère supérieure du monastère de Kazan.

D’ailleurs, ce qui eût empêché mon jeune compagnon de faire à l’abbesse une réponse aussi explicite, ce n’eût certainement pas été un excès de piété. Les élèves de l’université de Kazan se piquent, eux aussi, d’être libres penseurs.

Et, ce qui est beaucoup plus grave sur le territoire russe, ils poussent l’émancipation jusqu’à des idées politiques libérales. Mais le gouvernement sait y mettre bon ordre. Lors de l’insurrection polonaise, trois étudiants ayant un peu trop haut manifesté leur opinion, l’un d’eux fut fusillé et les deux autres envoyés à perpétuité au fond de la Sibérie.

Les républicains russes ont su flatter les rancunes que l’affranchissement des serfs a fait naître contre le tzar actuel dans certaine aristocratie: aussi, quelquefois, nobles et républicains, partageant les mêmes espérances, se rapprochent les uns des autres. Le lecteur ne s’étonnera donc pas que j’aie été présenté par un élève de l’université de Kazan, à un représentant considérable de la vieille aristocratie russe.

Ce fut naturellement à son point de vue personnel qu’il m’entretint de l’affranchissement des serfs; mais comme cette mesure fut appréciée différemment par toutes les personnes à qui j’en parlai, je rapporterai textuellement l’opinion du vieux seigneur sans y ajouter de commentaires:

Autrefois, me dit-il, tout le territoire russe appartenait exclusivement à la noblesse. Le paysan, il est vrai, était à la merci du seigneur sur la propriété duquel il habitait; il lui devait un certain nombre de journées de travail. Mais le seigneur n’abusait jamais de sa puissance; il avait même coutume de distribuer chaque année en usufruit aux paysans une grande quantité de terrain comme payement de leurs services. Avec cette organisation, le paysan avait intérêt à travailler davantage; il travaillait pour le seigneur dont la propriété s’améliorait; il travaillait pour lui-même afin d’acquérir en peu d’années une véritable aisance. La terre produisait ainsi davantage, et la prospérité générale du pays ne pouvait qu’y gagner.

Mais le tzar, comme autrefois Louis XIV en France, craignit l’influence croissante des seigneurs et donna aux paysans la nue propriété des terres qu’ils détenaient en usufruit. L’empereur se chargea lui-même d’indemniser la noblesse, se réservant le droit de toucher sous forme d’impôt l’ancienne redevance que, sans cette libéralité apparente, le paysan eût continué à verser à son seigneur. Depuis lors, ajouta mon interlocuteur, les seigneurs frustrés de leur autorité ont presque tous abandonné leurs terres; les paysans voient les revenus de leurs propriétés absorbés par l’impôt; cet impôt, qui est lui-même mal réparti, rentre difficilement dans les caisses de l’État; il en résulte que cet affranchissement, promulgué seulement en vue d’augmenter l’autorité du tzar, a nui jusqu’à présent aux serfs d’abord, puis à la noblesse, puis à l’État.

Ce noble seigneur, on peut le voir, ne faisait aucune concession. Les changements sociaux les plus minimes, je dirai même les plus justes, car il n’y en a encore que de cette dernière espèce en Russie, lui paraissaient des monstruosités.

A côté de ce rétrograde, les plus ardents royalistes français eussent paru tout au moins de dangereux libéraux.

D’ailleurs, la soirée que je passai chez lui m’intéressa vivement; on y suivit ponctuellement les vieilles coutumes russes. Après le souper, chacun alla serrer la main du maître et de la maîtresse de la maison en signe de remercîment.

Ceux-ci répondirent par la formule sacramentelle: «Je vous demande pardon de ce que Dieu m’a donné à manger aujourd’hui quand j’avais l’honneur de vous recevoir»; et ils envoyèrent à leurs amis quantité de dépêches ainsi conçues: «A votre santé, les absents n’ont pas toujours tort.»

Ces coutumes, qui sont charmantes en elles-mêmes, perdent beaucoup de leur valeur quand on connaît le mobile qui les inspire: la vanité, et surtout la vanité de la dépense. A la place des mots renfermés dans ces dépêches, il eût fallu lire: Sachez, monsieur, que je viens de m’offrir une bouteille de vin de champagne; la satisfaction que j’éprouve à vous le faire savoir dépasse de beaucoup tous les autres plaisirs que j’ai pu en tirer.

La population tatare qui sillonne les rues de Kazan ajoute au pittoresque de la ville. Quoique dépouillés de leur territoire par les Russes depuis 1552, les Tatares peuvent cependant marcher dans Kazan la tête haute, car non-seulement ils sont les fondateurs de cette ville, mais ils en ont encore fait chèrement payer la prise à leurs ennemis: après avoir accompli plusieurs sorties, repoussé plusieurs assauts, ils supportèrent avec courage la privation d’eau que les Russes leur infligèrent en coupant toutes leurs communications avec le Volga. Quand toute espérance de victoire fut anéantie, la reine tatare se tua en se précipitant du haut de la tour Sonnbec, qui s’est conservée intacte jusqu’à nos jours.

Cette tour est intéressante en ce qu’elle a tout à fait la même physionomie que ses fondateurs: à l’exemple des Tatares dont les traits sont demi-arabes et demi-mongols, la tour Sonnbec est moitié minaret et moitié pagode; elle domine la ville à une grande hauteur et est encore un de ses plus beaux ornements.

Le fanatisme mahométan, excité par la domination chrétienne, ferme plus hermétiquement encore les harems tatares que ceux du Bosphore ou de Tunis. Il ne m’a donc pas été possible d’apercevoir une seule femme de cette race proscrite. Je le regrette, car à en juger par leurs maris, les femmes doivent être d’une beauté incomparable: aux traits réguliers et élégants de la race mauresque, les Tatares joignent une grande force musculaire, de la noblesse et une fierté de vaincus. Ce physique avantageux revêt certainement une grande valeur morale, car les Russes, qui traitent ce peuple avec dédain, ont adopté pourtant ce proverbe: Honnête et fidèle comme un Tatare.

Kazan est la dernière ville sur la route de la Sibérie qui conserve encore l’aspect européen, en ce sens que beaucoup de maisons sont construites en pierre et qu’elles sont disposées suivant des alignements parfaitement définis. Mes instincts voyageurs me poussaient donc à la quitter. Nous allâmes, Constantin et moi, faire quelques provisions de bouche pour le voyage. Nous achetâmes des saucissons, du caviar, du fromage et surtout du pain blanc, qui, trempé dans du thé, fait le fond de la nourriture du voyageur en Sibérie. Pour se risquer dans ces parages, il ne faut être ni gourmet ni gourmand. J’ai souvent même été étonné du peu dont l’homme a besoin pour se soutenir: quels forçats surmenés que nos estomacs français! Nous endossâmes pour la seconde fois nos trois vêtements de fourrure, et le 23 décembre, à quatre heures du soir, nous glissions de nouveau à côté l’un de l’autre sur la poussière neigeuse et glacée de la route qui mène en Sibérie.

Pour qu’on puisse voyager avec rapidité en traîneau, il faut que la neige sur laquelle on glisse soit extrêmement battue. Les traîneaux particuliers ne sont pas assez nombreux pour écraser la neige: ce sont les traîneaux de marchandises qui se chargent de cet office. Or, ceux-ci marchent à la file les uns des autres: la partie de la route où il est avantageux de passer est donc étroite. Il en résulte que deux traîneaux ne se rencontrent jamais sans se heurter. D’ailleurs, les pièces de bois dont j’ai parlé garantissent trop bien de tout danger pour que les iemschiks prennent la peine de s’écarter suffisamment. Les traîneaux ainsi préservés, glissent l’un contre l’autre, se chassent mutuellement, quelquefois avec une telle force d’impulsion qu’ils se trouvent jetés sur le même plan que leurs chevaux et avancent quelques instants perpendiculairement à la route.

Le cas le plus grave est le choc de deux traîneaux de différentes grandeurs: le plus grand, au lieu d’être simplement poussé par son adversaire, est pris en dessous et est levé à une assez grande hauteur, de manière même à verser quelquefois.

Mais la chute n’est jamais que partielle. Le traîneau versé, glisse de côté sur un seul patin et sur l’extrémité de la pièce de bois préservatrice. On ne s’arrête pas pour si peu. L’iemschik, ne pouvant plus se tenir sur une surface verticale, se cramponne au tablier, et se soutient par la force des bras. Les chevaux continuent leur course au galop; et l’on voyage ainsi pendant trois cents ou cinq cents mètres, jusqu’à ce qu’un cahot de la route replace le traîneau d’aplomb sur ses deux patins.

Chaque partie de la route de Sibérie offre des avantages ou des inconvénients particuliers; mais les petits incidents dont je viens de parler sont constants, du moment que l’on ne voyage pas sur le lit d’un fleuve. Le résultat le plus désastreux de ces cahots permanents pour un voyageur novice, c’est le manque de sommeil: pendant la nuit qui suivit notre départ de Kazan, je ne pus dormir, tandis que Constantin ronflait toujours, soit qu’il tombât sur moi, soit que je l’écrasasse de tout mon poids.

Je me plaignais, à part moi, de ma nuit sans sommeil, quand nous rejoignîmes au lever du jour une caravane de condamnés. Ces malheureux étaient conduits à pied et enchaînés jusqu’aux confins les plus éloignés de la Sibérie orientale.

Certes, je n’avais pas alors plus de pitié que maintenant pour les assassins ni pour les voleurs, et depuis que j’avais passé la frontière russe, je plaçais les conspirateurs au même niveau, sinon plus bas encore; cependant, je ne pus me défendre d’un grand serrement de cœur à la vue de ces malheureux dont plusieurs avaient trois mille lieues à faire à pied pour atteindre quoi? un bagne.

Quelques traîneaux suivaient cette caravane et quand je demandai pourquoi ils étaient là, on me répondit: Pour les malades et pour les princes. Phrase significative et qui dénote bien ce qu’est cette puissance formidable de l’empereur en Russie, puissance devant laquelle tous doivent courber la tête, depuis les laboureurs jusqu’à ceux qui sont assis sur les marches du trône.

L’empereur peut condamner sans jugement un individu à deux ans de prison, si tel est son bon plaisir et lui déterminer pour toute la vie un lieu de déportation.

Parmi ces exilés que j’avais sous les yeux, il y avait donc peut-être un innocent. Cette pensée m’eût fait alors bien amèrement frémir, mais j’étais déjà trop bon sujet russe pour oser seulement la concevoir.

Il n’est pas rare, d’ailleurs, en Sibérie, de rencontrer des voyageurs à pied. Je ne vis, il est vrai, que peu de femmes qui me firent songer à la jeune Sibérienne de Xavier de Maistre: Si nos directions avaient été les mêmes, peut-être leur eussé-je offert une place dans mon traîneau, à l’exemple des paysans qui, dans les monts Ourals aidèrent l’héroïne, devenue populaire, à terminer son voyage. Mais je croisai souvent des hommes qui, malgré la neige, malgré le froid, malgré l’absence d’habitations sur des étendues considérables, marchaient à pied vers un but souvent très-éloigné, soit pour les besoins de leur famille, soit pour faire un pèlerinage, soit par ordre du gouvernement.

Parmi eux, un jeune soldat en congé chez ses parents, qui habitaient la Sibérie, avait reçu l’ordre de rejoindre immédiatement son régiment en garnison à Kazan. Malgré l’état de maladie où il se trouvait, il partit, je dirai presque avec plaisir, parce que c’était la volonté de l’empereur. Il y était bien forcé, me dira-t-on. C’est vrai; mais les paysans russes ont le caractère ainsi fait que, pour le tzar, ils acceptent sans mot dire une souffrance dont ils ne supporteraient pas la moitié pour le reste des hommes.

Un votiak dans les forêts de la Grande Russie. Un votiak dans les forêts de la Grande Russie.

Au moment d’atteindre le but de son voyage, ce jeune soldat, ayant perdu ses forces, avait été pris d’un étourdissement, s’était écarté du chemin battu par les traîneaux et, à quelques mètres de là, s’était presque totalement enfoui dans la neige dont la surface horizontale cachait une forte et subite dépression de terrain. Quand je passai près de lui, il était secouru par un homme d’un aspect étrange: sa barbe et ses cheveux étaient d’un rouge ardent; un arc et des flèches étaient fixés sur ses épaules, et ses pieds reposaient sur des planches extrêmement longues, à l’aide desquelles il pouvait se soutenir sur la neige à l’endroit même où le pauvre soldat s’était presque enfoui.

Renseigné que j’étais sur les peuplades indigènes, je n’eus besoin que d’un court examen de cet homme pour reconnaître en lui un Votiak. Je me plus à examiner un spécimen de cette race qui a occupé le pays non-seulement avant les Russes, mais avant les Tatares. Véritables enfants de cette partie de l’empire slave, les Votiaks semblent avoir conservé quelque chose de leur ancienne souveraineté naturelle, tant ils parcourent facilement, même l’hiver, les forêts sans issues de la Grande Russie et y poursuivent le gibier qui leur sert de nourriture.

A l’aide de ce Votiak, nous installâmes le pauvre malade sur un traîneau de transport dont une file passa à ce moment-là comme par miracle. Nous lui donnâmes de l’eau-de-vie pour le réchauffer, un peu de nourriture, et nous repartîmes ensuite chacun de notre côté.

Je regrettai la direction que j’avais à suivre quand je vis ce Votiak, comme le dieu de la forêt, disparaître peu à peu entre les arbres, se riant des abîmes au-dessus desquels il passait sans même s’en apercevoir; bête fauve par la couleur et par les mœurs, homme de cœur comme il venait de le prouver et compatissant envers les malheureux; curieux assemblage de sauvagerie et de sensibilité. J’aurais voulu suivre cet homme, étudier ses mœurs, traquer avec lui les cerfs, les ours et les loups, mener sa vie étrange! mais, hélas! j’étais fatigué d’un simple voyage en traîneau: que j’ai souvent regretté d’être l’esclave d’un corps!

En 1774, les Votiaks étaient au nombre de cinquante-cinq mille. Aucun recensement n’a été fait depuis cette époque. Beaucoup d’entre eux ont été convertis à la religion chrétienne, mais cependant bon nombre sont restés idolâtres et pratiquent encore de nos jours les cérémonies de leur culte dans les profondeurs des forêts.

Des tentes placées de distance en distance, généralement dans des lieux pittoresques où croissent des sapins et des bouleaux, servent de sanctuaire aux Votiaks. Ces tentes ont une seule ouverture, toujours placée du côté du midi.

Elles sont dénuées de tout meuble et de tout ornement[4].

[4] Müller.

Les Votiaks ont trois divinités principales: un maître et seigneur suprême de toutes choses, appelé Inmar, un dieu qui protége la terre et les moissons, puis enfin, un troisième dieu qui règne sur les eaux.

Inmar habite le soleil, qui est aussi pour les Votiaks l’objet d’une grande vénération.

A la principale fête de l’année, qui se célèbre au mois d’août, le grand prêtre, connu sous le nom de Toua, se rend à l’un des sanctuaires dont j’ai parlé, et là il immole dans l’ordre suivant un canard, une oie, un taureau et un cheval. Ce cheval doit être alezan; cependant il peut être à la rigueur d’une autre couleur, pourvu qu’il ne soit pas noir. Les fidèles font ensuite un repas de la chair de ces animaux; puis le Toua recueille le sang et la graisse, en remplit le sac des estomacs qu’il brûle avec une partie des os. Les têtes sont suspendues à un sapin voisin et les peaux sont vendues au bénéfice du grand-prêtre[5].

[5] Pallas.

Avant d’enterrer les morts, les Votiaks les lavent avec soin, et les revêtent de riches ornements. Au moment de refermer la fosse, ils jettent quelques pièces d’argent et disent au défunt: «Cette terre est à toi.» Quand les Votiaks passent une rivière, ils arrachent une poignée d’herbe et disent à l’eau: «Ne me retiens pas.» Enfin, quand un membre d’une famille est dangereusement malade, les parents ont coutume d’immoler une brebis noire[6]. Ces pratiques sont toujours faites en cachette, et ce n’est qu’à grand’peine que Pallas et Müller sont arrivés à connaître celles que je viens de citer.

[6] Müller.

Il est d’usage en Russie, toutes les fois qu’un nouvel empereur monte sur le trône, de faire prêter aux Votiaks un nouveau serment de fidélité: on étend par terre une peau d’ours, on place sur elle une hache, un couteau et un morceau de pain. Chaque Votiak coupe un petit morceau de ce pain, et avant de le manger récite la formule suivante: «Dans le cas où je ne demeurerais pas toute ma vie fidèle à mon souverain, où je me révolterais contre lui de mon propre mouvement et avec connaissance; si je néglige de lui rendre les devoirs qui lui sont dus ou si je l’offense en quelque manière que ce soit, qu’un ours semblable à celui-ci me déchire au milieu des bois, que ce pain m’étouffe sur-le-champ, que ce couteau me donne la mort et que cette hache m’abatte la tête.» Il n’y a pas d’exemple, dit Gmelin, qu’un Votiak ait violé son serment, bien qu’on les ait souvent inquiétés à cause de leur religion.

La route qui conduit de Kazan à Perm traverse d’immenses forêts d’arbres verts. Je la parcourus par un froid assez vif. Le thermomètre variait entre vingt et trente degrés. A cette température, qui n’est pas extraordinaire en Sibérie, il est rare déjà que le moindre vent vienne agiter l’atmosphère. Tous les arbres de la forêt étaient donc dans la plus complète immobilité. Ils abaissaient seulement de temps en temps et avec lenteur une de leurs branches, pour la débarrasser d’un fardeau de neige trop considérable.

Ce silence complet, cette souffrance muette de la nature sans lutte, sans protestation, sans plainte même, ne manquaient pas de grandeur. Le désert d’Afrique est imposant par son immobilité et son impassible indifférence. La mer semble montrer son hostilité par son perpétuel mouvement.

La Grande Russie donne à la fois l’impression de la mer et du désert de l’Afrique: elle est aussi immobile que ce dernier et aussi peu hospitalière que l’autre.

Perdu au milieu de ces immensités, on ne mourrait pas seulement de faim comme dans les sables du désert, on y mourrait aussi crevassé par le froid, comme on mourrait étouffé par les eaux au milieu de l’Océan.

A cette passivité apparente, à cette haine sourde et implacable, il se joint un aspect fantastique particulier à ce pays et qui est certainement une des causes de la superstition répandue dans cette contrée. Au sein de ces forêts que l’on peut appeler des forêts vierges, non pas qu’elles soient impénétrables, mais parce qu’elles sont inhabitées, la neige tombe avec inégalité. Çà et là des cèdres énormes protègent sous eux un large espace; plus loin, au contraire, les avalanches dont j’ai parlé, produites par la faiblesse de certaines branches forment de grandes pyramides. D’un côté le vent en arrondit la surface, d’un autre des arbustes déjà vigoureux, cherchant à rompre leur linceul, en heurtent les contours. Il en résulte sous ces bois que tout est irrégulier, mais que tout prend une forme; or, cette forme restant incertaine, l’imagination peut la faire effrayante, surtout à la tombée de la nuit, quand le blanc de la neige devient pâleur et le noir des cèdres obscurité.

En parcourant ce pays, je me sentais saisi de pitié pour cette nature. Je songeais aux palmiers de Menton, aux lauriers-roses de Grenade, aux orangers de Blidah, et alors je plaignais ces pauvres bouleaux, tous ces arbres que je voyais ensevelis sous la neige et tellement immobiles qu’ils semblaient anéantis par le froid. Cependant tout changement de climat eût pu nuire à leur beauté et peut-être causer leur mort, tant chaque être vivant est ici-bas placé dans un milieu, à un niveau qui lui convient et qu’il ne peut changer sans se nuire à lui-même. Que d’hommes pourraient trouver là de salutaires conseils! Mais cessons les remarques misanthropiques.

Ma commisération pour cette nature fut si grande, que cette nuit-là je me rendis coupable, devrais-je l’avouer? d’une faute grave contre la galanterie française. En arrivant à un relai, nous rencontrâmes deux femmes qui depuis un jour entier attendaient qu’on voulût bien leur donner des chevaux pour continuer leur voyage. Le chef de poste venait enfin de se laisser fléchir, leur traîneau était attelé et elles allaient partir, lorsque Constantin présenta notre podarojnaia de la couronne: «Voilà ma dernière troïka, dit le maître du relai; je vais être obligé, bien malgré moi, de vous faire attendre. — Faites dételer le traîneau de ces femmes», dit Constantin, sans s’inquiéter du coup qu’il portait aux pauvres voyageuses.

Je ne compris qu’à la fin ce dont il s’agissait, mais je doute que ma galanterie eût été la plus forte après avoir examiné ces deux personnes, que j’étais libre de laisser partir ou d’obliger à rester. Si la nuit tous les chats sont gris, toutes les femmes emmaillottées, pour un voyage en Sibérie, sont uniformément laides.

De plus, rien ne donne l’apparence de la malpropreté comme un froid intense et prolongé.

Je ne sais ce que Don Quichotte aurait fait devant ces deux Dulcinées: l’impossibilité où je me trouvais de les suivre, fit que je préférai les précéder.

Le lecteur verra par la suite ce qu’il advint de cette rencontre. J’eus la lâcheté d’approuver, au moins par mon silence, la décision de Constantin, et nous continuâmes notre voyage sans autre incident jusqu’à Perm, où nous arrivâmes le 26 décembre, au lever du jour.

CHAPITRE VI
PERM. — LA ROUTE D’ÉKATÉRINEMBOURG.

Les hôtels en Sibérie. — Un conseiller général. — Ce que menacent de devenir les finances russes. — Musique nationale. — De la passion de s’agrandir. — Entrée en Asie.

Bien qu’encore en Europe, Perm a tout à fait l’aspect d’une ville sibérienne, les maisons sont en bois, sans étages et jetées çà et là au hasard. La position de la ville rappelle un peu celle de Nijni-Novgorod. Dominant la Kama de toute la hauteur d’un coteau, Perm peut ensuite étendre ses regards sur une campagne immense, sans accident de terrains et couverte de forêts.

Je descendis à l’hôtel de la Poste. On sourirait vraiment si l’on inspectait le domicile que je décore ici du nom pompeux d’hôtel. Et cependant la pauvreté de notre langue m’oblige à maintenir cette expression. Je ne peux pas appeler auberge ou gargote le plus important asile que puissent trouver les voyageurs dans une ville qui est la capitale d’une province aussi étendue que notre chère France.

Sous le rapport des expressions, la langue russe est d’une richesse désespérante pour ceux qui ont le courage d’en commencer l’étude, Constantin se plaisait à me faire souvent des questions de ce genre: «Comment appelez-vous, monsieur, en français un champ de blé dont les épis commencent à se montrer? — Comment appelez-vous dans votre langue un livre dont le propriétaire ne coupe les pages qu’à mesure qu’il les lit?» — Je répondais quelquefois: «Nous n’avons pas un mot spécial pour résumer cette périphrase;» ou plus souvent, «je ne sais pas,» préférant me diminuer moi-même aux yeux de mon jeune compagnon, qu’atténuer son estime pour notre dialecte.

Les murs de ma chambre, comme tous ceux de Sibérie, étaient blanchis à la chaux.

Le mobilier consistait en quelques chaises et en un canapé; pas de toilette, pas de lit. Voilà en Sibérie la chambre du voyageur, et encore la plus luxueuse, car souvent le canapé manque. Personne, du reste, ne connaît les douceurs du lit: J’ai reçu à Kiachta l’hospitalité chez un négociant, jouissant d’une fortune considérable qui, pour dormir, s’enveloppait dans une couverture de laine et s’étendait sur deux fauteuils placés en face l’un de l’autre.

Dans chaque hôtel un petit réservoir est fixé au mur d’un corridor. On en tire l’eau en soulevant une tige de cuivre placée à la partie inférieure. Tout vrai Sibérien ou Sibérienne s’imagine avoir le corps aussi purifié qu’Antinoüs ou que l’Alexis de Virgile, lorsqu’il a été à ce réservoir se laver les mains et se mouiller la figure.

J’éprouvai rarement dans le cours de mes voyages un aussi grand désappointement qu’à Perm, quand après les fatigues d’une longue route en traîneau je trouvai pour tout confortable celui que je viens de décrire. Sachant ne devoir pas rencontrer au delà plus de bien-être, je résolus de protester dès le premier jour; j’allai acheter une grande vasque en cuivre que je fis apporter dans ma chambre et, bon gré mal gré, remplir d’eau. Mes ablutions furent plus d’une fois l’objet d’altercations très-vives entre les maîtres d’hôtel et Constantin. Celui-ci, heureusement, voyant quelle importance j’y attachais, prit ma défense si chaudement que toujours il remporta la victoire, mais non sans efforts et sans recevoir de grands reproches sur ma malpropreté et les inondations qui marquaient mon passage.

Une autre incommodité bien grande pour un voyageur, c’est de ne pouvoir aérer sa chambre: on y est enfermé, calfeutré, mastiqué et sur le tout chauffé à vingt-huit, trente et trente-cinq degrés de chaleur. Comme le froid de la Sibérie centrale est rarement inférieur à trente degrés, on éprouve en sortant de chez soi une différence de température de soixante à soixante-dix degrés.

Quand on eut apporté tout le contenu de mon traîneau dans ma chambre, car ce tas d’objets si disparates devait toujours au repos figurer devant mes yeux; quand je me fus à peu près installé et reposé, Constantin m’amena un monsieur qu’il me présenta comme membre du conseil général de Perm.

Un conseiller général, quels que soient son origine, ses droits et ses fonctions, semble être toujours un symptôme d’institutions libérales. Ce dignitaire, quelque peu décentralisateur et désireux d’accroître ses prérogatives, ne se rencontre d’ordinaire que sur les terrains démocratiques. Aussi j’avoue qu’en apercevant en pleine atmosphère russe un homme revêtu du titre de conseiller général, je crus à une apparition. J’osais à peine lui donner la main. Je me demandais si, à l’exemple du commandeur, il n’allait pas me retenir dans une étreinte fatale, en me reprochant sinon de l’avoir tué lui-même, d’avoir au moins désiré la mort de son père, le suffrage universel.

Je passe les mille autres griefs que ce conseiller général, s’il eût été fantôme, eût pu avoir contre moi. Mais par bonheur il n’était pas fantôme. Je m’en aperçus promptement. C’était non-seulement un homme véritable, mais aussi un homme aimable, s’exprimant facilement en français, connaissant à fond notre histoire et nos institutions. Il avait en outre le grade d’ingénieur breveté des mines. Je pus donc avec lui me renseigner sur beaucoup de choses, d’autant plus qu’il se prêta à m’instruire avec une grande courtoisie.

Par opinion, il eût peut-être contre l’Empereur, donné la main au vieux noble que j’avais vu à Kazan, mais avec la restriction mentale d’anéantir plus tard la noblesse dont il se serait servi pour atteindre son but. J’avais donc affaire à un républicain.

Quand je le félicitai sur la dignité dont l’exercice l’attirait à Perm à ce moment: «Je me passerais fort bien de cet honneur, me répondit-il, car nos assemblées provinciales sont loin d’avoir les prérogatives des vôtres. L’Empereur, en les créant, a voulu faire croire à son libéralisme, mais en réalité il ne leur a donné que des droits illusoires: d’abord, les membres de ce conseil sont nommés par les propriétaires importants du gouvernement de Perm, qui ont reçu du tzar la faculté d’envoyer aux sessions un ou plusieurs représentants. Le président du conseil est nommé par le gouvernement. Il n’est en aucun cas permis de parler politique. Le général gouverneur de Perm peut, quand il lui plaît, ne tenir aucun compte des vœux émis par le conseil. Celui-ci peut, il est vrai, en pareil cas, en appeler au sénat de Pétersbourg, mais la réponse est invariable: elle émane directement du cabinet de l’Empereur et prononce la dissolution du conseil. Nos votes sont donc bien loin d’avoir force de loi. Trois fois nous avons demandé l’amélioration de la route de Perm à Ékatérinembourg; vous verrez dans quel état elle se trouve encore.»

Parmi les notions intéressantes que me donna cet agréable causeur, j’en citerai une qui a rapport aux finances de l’empire. Je m’étonnais de ne pas voir en Russie, contrée réputée riche, plus de métal en circulation. «Le gouvernement, me dit-il, a le tort de ne pas chercher ses principaux revenus dans l’agriculture et dans les ressources métallurgiques dont le pays abonde. Il a été ébloui par les richesses aurifères de la Transbaïkalie, et il espère maintenir indéfiniment par elles sa situation financière. Un décret punit des peines les plus sévères les propriétaires de mines d’or qui n’enverraient pas à Pétersbourg tout ce qu’ils ont extrait des entrailles de la terre. L’Empereur se trouve donc ainsi accaparer à l’origine tout le métal russe. Il ne rembourse ses sujets qu’avec des billets de banque.

Cet état de choses ne pourra que s’aggraver, si des réformes considérables et immédiates ne sont pas adoptées dans l’administration et dans la répartition de l’impôt. Le budget se monte en effet à quatre ou cinq cents millions de roubles, tandis que l’État ne tire des mines que soixante-quinze à quatre-vingt millions de roubles. A quel taux tombera le papier russe si on continue à en émettre une semblable quantité.»

Mon intéressant ingénieur, faisant alors intervenir dans son exposé ses opinions politiques, ajouta: «Il est impossible à un seul homme de prétendre savoir tout ce qui se passe sur un aussi immense territoire. Si encore l’Empereur avait pour s’instruire les interpellations d’une opposition sage et éclairée! mais il se garderait bien d’apporter à la constitution de semblables réformes. La preuve de l’ignorance dans laquelle se trouve l’administration supérieure de l’empire, c’est que je reçois chaque année quatre mille roubles pour faire marcher, en ma qualité d’ingénieur, une usine du gouvernement fermée depuis cinq ans.»

Je ne pus m’empêcher de sourire, en apprenant ce fait, tout à fait concluant et péremptoire.

Je remerciai mon interlocuteur, à qui l’on eût pu si justement appliquer ce proverbe russe: «Nul ne laisse échapper de ses mains un oiseau du gouvernement sans lui arracher quelques plumes.» Je le priai de me conduire le soir à la séance du conseil général, et je me rendis avec Constantin à une importante fonderie de canons située à cinq kilomètres de Perm.

Les canons qui sont faits là sont-ils vraiment supérieurs, comme le prétendait le directeur de l’usine, à tout ce qui a été construit en Prusse jusqu’à ce jour?

Puissent les bouches de ces formidables machines ne se tourner jamais contre la France!

La séance du conseil général à laquelle je me rendis le soir fut complétement dénuée d’intérêt; d’ailleurs elle se termina promptement faute d’orateurs. Tous les membres de cette sérieuse assemblée se retirèrent presque immédiatement après avoir répondu à l’appel de leur nom pour se rendre à un concert que donnait ce soir-là une troupe de musiciens ambulants dirigés par un Monsieur Slavenski.

Le peuple russe, essentiellement musicien, chante dans toutes les circonstances de la vie. Après la cérémonie d’un mariage, les invités prennent place dans huit ou dix traîneaux et se promènent à la suite les uns des autres pendant plusieurs heures en chantant. On fait de même aux enterrements, aux baptêmes; quelquefois, par la seule raison que c’est l’hiver, qu’on n’a pas de travail à accomplir et que la température n’est pas trop rigoureuse. M. Slavenski a écouté ces chants, les a notés, s’est adjoint une quarantaine d’artistes remarquables et court le monde en donnant des concerts où ces airs populaires remplissent tout le programme. Ils sont tout simplement sublimes, unissant à une exubérante richesse d’harmonie une remarquable simplicité mélodique. J’ai prié M. Slavenski de me donner quelques-uns de ses morceaux: il a été inexorable.

Plus ou approche d’un but, plus on est impatient de l’atteindre: il me tardait donc beaucoup à Perm de fouler enfin la terre de Sibérie. Comme la distance qui me séparait d’Ékatérinembourg n’était pas très-longue, je me figurais devoir la parcourir rapidement. Mais, hélas! le conseiller général avait raison, la route était dans un état déplorable. Peut-on même honorer du nom de route un terrain dont la surface est rarement plane l’espace d’un seul mètre, où des trous d’une profondeur de trois, quatre et cinq pieds se succèdent sans la moindre interruption? L’iemschick doit calculer savamment la chute du traîneau dans chacun de ces trous, pour que les jambes de ses chevaux ne soient pas broyées au choc du véhicule; puis il gravit, non sans de grands efforts, l’autre versant du fossé, au sommet duquel il doit s’arrêter de nouveau pour préparer une autre dégringolade.

Le lecteur comprend aisément ce qui résulte d’une telle locomotion pour les pauvres voyageurs: on peste d’autant plus que la lenteur se joint à la fatigue. J’ai mis vingt-quatre heures à parcourir quarante-cinq kilomètres; j’enrageais. Mon espoir était d’apercevoir enfin la chaîne des monts Ourals. Mais un vent épouvantable qui soulevait la neige et la faisait monter vers le ciel en épais tourbillons bornait ma vue à quelques centaines de mètres.

Pour passer le temps, je questionnai Constantin: «Qu’y a-t-il en été sous cette neige? — De l’herbe. — Et à quoi sert-elle? — A rien. — Qui la récolte? — Personne. — Qui coupe ces bois? — Personne. — Tous ces terrains appartiennent-ils à quelqu’un? — Pas toujours. — Cette terre n’est donc capable de rien produire? — Au contraire, elle serait extrêmement fertile si on la cultivait. — Mais alors, pourquoi votre empereur a-t-il autant la passion des conquêtes quand il pourrait tirer de si grands profits de son propre territoire? Pourquoi va-t-il chercher de l’or en Transbaïkalie, dans la vallée de l’Issoury et peut-être bientôt dans la Corée, comme le bruit s’en répand parmi les Russes, quand il aurait tout près de lui des sources de richesses bien plus abondantes et bien plus sûres? Pourquoi surtout conduit-il son armée dans les déserts brûlants de la Tartarie qui s’appelait autrefois indépendante? Pourquoi dépense-t-il tant d’argent à la conquête de Khiva, quand il pourrait en ramasser sur ses propres terres?»

A ces mots, Constantin, qui tenait à la gloire de son empereur, et je l’en félicite, me répondit dédaigneusement: «Je comprends que les Français, dont la patrie est moins étendue que notre gouvernement de Perm, soient jaloux de l’immensité de notre territoire. Sachez, Monsieur, que nous marchons à la conquête de l’Asie tout entière, qui est le berceau de notre race, et à la conquête aussi de Constantinople, où notre religion a pris naissance.»

Mon compagnon était blessé, c’était facile à voir, et je me tus pour laisser tomber sa colère. Une heure après cette conversation, je voulus voir si mon jeune ami me gardait encore rancune: «Qu’il me tarde d’arriver! lui dis-je; cette longue route me fatigue. — Hein, Monsieur, s’écria-t-il en se rengorgeant, la Russie, comme c’est grand! Il n’y a pas dans le monde entier un empire d’une pareille étendue. — Vous vous trompez, répliquai-je en pensant aux terrains non cultivés et absolument inutiles que nous venions de traverser. — Et lequel, s’il vous plaît? — L’empire des mers!» Ses narines épatées s’enflèrent alors démesurément; je crus qu’il allait me maudire.

Malgré son amour-propre, Constantin m’était pourtant sympathique. Parfois même il excitait en moi une pitié que je ne pouvais lui cacher. Précisément en traversant l’Oural, ce je ne sais quoi qui s’appelle montagne, parce que c’est en Russie, mais qui ne serait qu’un coteau dans les Vosges, un mamelon dans les Alpes, un billon dans l’Himalaya; en traversant l’Oural, dis-je, nous rencontrâmes un village en bois, comme tous les villages russes, mais placé près d’un pli de terrain qui singeait le pittoresque. Sur le penchant de la dune se trouvait une maison moins en bois que les autres, entourée de quelques arbres. Constantin n’en détachait pas les yeux: «Quel charmant séjour! me dit-il; ces gens-là doivent être heureux!» Cette remarque me fit une impression douloureuse, et je me demandai quel serait l’enthousiasme de cet enfant s’il voyait nos riantes Pyrénées ou nos vallées normandes pendant les belles journées du mois de juin.

Deux jours après notre départ de Perm, le 30 décembre, vers neuf heures du matin, nous dépassâmes la borne qui marque la séparation de l’Europe et de l’Asie. C’est une construction en pierres qui n’est ni grande ni belle, mais qui impressionne précisément par sa simplicité et par son isolement.

Dieu a décidément tout refusé à cette portion de l’empire russe, même les marques de sa puissance. D’ordinaire les parties du monde ou même les États sont délimités par d’imposantes frontières: la mer, de hautes montagnes, le désert, quelque large fleuve. L’Oural est ici si peu élevé, si indigne de son rôle, que l’homme a cru devoir venir à son aide, et c’est une création humaine qui dit au voyageur: C’est là!

C’est là, enfin! Entrons donc avec enthousiasme; pénétrons aussi avant que possible dans la vieille Asie, le rêve de tous les voyageurs. Gagnons au plus vite les rives du lac Baïkal, la Mongolie et les frontières de la Chine, car j’ai peur que mes lecteurs ne souffrent de la monotonie de mon récit comme j’ai souffert moi-même de la monotonie de cette longue route.

CHAPITRE VII
LA CARAVANE AU COMPLET SUR LA ROUTE DE TUMEN.

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