De Paris à Pékin par terre: Sibérie-Mongolie
Nous reçûmes l’hospitalité dans une maison chinoise habitée par un russe, ami de M. Schévélof. — Cette maison était merveilleusement située en dehors de la ville au delà du ruisseau dont j’ai parlé, et par conséquent en vue de la montagne que nous venions de descendre, et dont la crête est surmontée des festons de la grande muraille de la Chine.
Ce fut le dernier intérieur russe dans lequel il me fut donné de pénétrer; ce ne fut pas du reste le moins agréable. Dans la journée, j’allais au hasard contempler cet étrange pays et cette population plus étrange encore.
Je restais de longues heures assis sur le balcon de la maison où je recevais l’hospitalité, sans me lasser de regarder et de regarder encore. Je n’oublierai jamais ces journées de far niente passées à Kalkann après ce long trajet du Gobi, sans relais et presque sans repos. Je touchais enfin au but de mon voyage, à cette ville de Pékin vers laquelle je marchais depuis bientôt sept mois. J’étais en Chine, bien en Chine; tout ce qui m’entourait l’attestait assez; aussi je ne quittais jamais mon observatoire qu’avec peine à la fin de la journée. Le soir nous nous retirions dans une chambre écartée. Wassili-Mikaëlowitch, ainsi qu’un jeune habitant de Tsien-tsin qui se trouvait par hasard à Kalkann, pinçaient de la guitare, et, au bercement de leurs tristes mélodies, j’entrevoyais les larges horizons de la steppe de Omsk, les gouffres du Baïkal, Madame Grant, Constantin, tout mon voyage en Sibérie qui déjà était une vieille histoire, un souvenir d’autant plus lointain que le printemps se faisait plus sentir, que les arbres étaient plus verts, que le soleil était plus chaud; mais un souvenir précieux comme celui d’une souffrance vaincue, et qui ne laisse après elle aucune suite fâcheuse. Malheureusement quelque cordiale que soit l’hospitalité, quelque fraîche et riante que soit l’oasis, la destinée du voyageur est de toujours partir, c’est le côté mélancolique et pénible de son existence, mais comme c’est son existence elle-même il ne peut s’affranchir de cette règle invariable.
Le 3 mai au matin, nous nous fîmes amener cinq palanquins. Ce sont des espèces de litières sans roues, munies de deux brancards à l’avant et de deux brancards à l’arrière, qui reposent sur des mulets. Le mulet de derrière ne s’attèle pas sans de grandes difficultés. Il répugne sans doute à ces animaux d’entrer entre deux brancards la tête la première. Généralement il faut leur bander les yeux pendant l’opération.
Le palanquin est le mode de locomotion le plus désagréable que j’aie jamais eu à employer.
D’abord il faut avoir soin de rester strictement dans le milieu, si l’on veut ne pas altérer l’équilibre du harnachement.
En second lieu les mulets ne se préoccupent nullement de marcher d’ensemble. Il en résulte des soubresauts, des cahotements, des mouvements précipités dans tous les sens, qui fatiguent et écœurent. Le palanquin indispose plus que la mer.
Notre hôte voulut nous accompagner jusqu’au delà de Kalkann; aussi commençâmes-nous notre voyage à pied en traversant la ville dans toute sa longueur. Nous pénétrons dans l’intérieur des fortifications, qui consistent en de hautes murailles crénelées solidement bâties, et nous pouvons jouir à notre aise de l’aspect de la rue.
Ce qui frappe tout d’abord, c’est le grouillement de la population: les bazars arabes les plus fréquentés ne peuvent donner l’idée d’une pareille circulation. Le bruit est en rapport avec la foule. Chaque boutiquier se croit obligé de faire à sa devanture l’éloge de sa marchandise. Il interpelle les passants pour les inviter à entrer chez lui; or, comme celui qui crie le plus est naturellement le plus entendu, on peut juger à quel diapason s’élèvent ces bagatelles de la porte.
Des muletiers, des conducteurs de palanquins, des cochers ou des porteurs de mandarins crient aussi à tue-tête pour se faire faire place. Des faiseurs de tours, des équilibristes sont établis en plein air, tout le long des rues, et appellent les passants en frappant sur des tambours ou en soufflant dans des bambous. Ajoutez encore les cris des enfants qu’on bat, des personnes qu’on écrase, des marchands rivaux qui se disputent; et de temps en temps le grondement des tam-tam qui indiquent l’heure ou le cours de la bourse, et vous aurez une idée exacte du brouhaha des villes chinoises. Pendant la traversée de Kalkann qui dura environ une heure, M. Schévélof se retourna plusieurs fois de mon côté et s’écria: «Ah! Mongolie, calme du désert, combien tu m’es chère et combien je te regrette!» Nous arrivâmes enfin de l’autre côté de la ville, nous franchîmes une autre porte et nous nous retrouvâmes à la campagne, ce qui n’est pas du tout, en Chine, synonyme de solitude et de silence. Nous prîmes congé de notre hôte, et un quart d’heure après nous étions balancés dans nos cinq palanquins, jetant çà et là un coup d’œil sur ce qui nous paraissait intéressant, mais fermant nos rideaux, suivant la recommandation de M. Schévélof, et tâchant de passer partout le plus inaperçus possible.
Quand la nuit fut tout à fait tombée, j’ouvris les trois fenêtres de mon palanquin, l’une à droite, l’autre à gauche et la dernière devant moi, et je contemplai à mon aise la splendide nature au milieu de laquelle nous voyagions.
Nous étions entrés dans un défilé étroit et abrupt. Il était parfois tellement resserré que les palanquins trouvaient justement assez de largeur pour passer.
D’énormes rochers à pic nous dominaient de tous côtés.
Nous étions certainement encore sur la crête d’une montagne, car des échancrures subites nous laissaient parfois apercevoir des précipices à donner le vertige. Il faisait ce soir-là un vent impétueux.
Des nuages passaient et repassaient devant la lune et, en diversifiant brusquement la clarté, donnaient à cette nature un aspect plus fantastique encore.
Nous rencontrons une seconde muraille, construite en pierre comme la première, mais mieux conservée; nous voyageons quelque temps sur cette muraille, et nos mulets, en s’approchant du bord, nous font souvent frémir. C’est surtout le mulet de derrière qui inquiète le novice voyageur. Cet animal, obligé de suivre aveuglément l’impulsion de son collègue de devant, mais ne pouvant, comme celui-ci, mesurer les difficultés de la route, n’apercevant le terrain qu’au moment d’y poser le pied, pourrait facilement faire un faux pas et tout entraîner dans l’abîme. Dans plusieurs endroits, la grande muraille sur le haut de laquelle nous voyagions ce soir-là, formait des coudes à angles droits. Or, comme nos mulets avaient la détestable habitude, ainsi que ceux des Alpes, de suivre toujours le bord du précipice, il s’ensuivait qu’à ces brusques tournants ils eussent dû à un certain moment marcher dans deux directions perpendiculaires l’une à l’autre.
Comme la chose est impossible à cause de la rigidité du palanquin, une lutte s’engageait entre les deux animaux, et à la pointe extrême de l’angle droit le pauvre voyageur se trouvait toujours suspendu au-dessus du gouffre.
Après avoir parcouru soixante lies, c’est-à-dire trente kilomètres environ, non sans émotion, mais aussi en contemplant une nature d’un genre peut-être unique au monde, nous arrivâmes à Suen-oua-fou. A peine avions-nous franchi les fortifications de ce village que nos muletiers commencèrent à pousser un certain cri étrange et constamment répété. Aucun pays n’est plus infesté de sociétés secrètes que la Chine. Tout habitant de ce pays se croirait déshonoré s’il n’était membre d’une ou deux de ces sociétés. Les cris poussés par nos muletiers étaient le ralliement de celle dont ils faisaient partie. Je me suis demandé et je me demande encore quel était le but de cet avertissement. Il n’est pas étonnant que ce but reste secret, mais je serais curieux de savoir si vraiment il existe.
L’hôtel où nous nous arrêtâmes était distribué comme les maisons de Maïmatchin dont j’ai parlé; il y avait seulement entre les deux toute la différence qu’il y a chez nous entre une auberge et un palais. Une chose que je dois remarquer cependant, c’est que partout en Chine, même dans les demeures les plus simples, on retrouve l’art, non-seulement dans l’arrangement général, mais jusque dans les plus petits détails. Les tables qui sont placées sur l’estrade de chaque pièce, les escabeaux, les petites tasses dans lesquelles on boit l’eau-de-vie de riz et les théières, les bâtons mêmes avec lesquels on mange, ont une forme étudiée. C’est souvent étrange; on constate même parfois une recherche un peu forcée, mais on trouve toujours une idée artistique, et chaque objet est intéressant à examiner. Après le repas, véritable repas de gargote cette fois et peu en rapport avec les habitudes de l’estomac européen, nous ne tardâmes pas à nous endormir, étendus comme de vrais Chinois sur l’estrade où nous venions de dîner.
Le lendemain, 4 mai, nous traversâmes un pays d’un aspect riant; la plus jolie contrée que j’aie peut-être jamais vue après les sites du Japon. Nous longions constamment une petite rivière, large de quelques mètres seulement, baignant le pied d’un rocher à pic au haut duquel étaient plantés de grands arbres qui formaient berceau au-dessus de la rivière et d’où pendaient des lianes touffues et vertes qui venaient baiser la surface de l’eau. Nous parcourûmes encore soixante lies au milieu de cette nature charmante et nous arrivâmes dans un immense village appelé Ti-mih-gnih, vers onze heures du matin, pour déjeuner. Ce village, fortifié comme tous les villages chinois, avait été s’agrandissant, car il possède à l’intérieur plusieurs enceintes. Il peut rivaliser de grandeur avec Toun-cheh-ouh, peuplé de 400,000 âmes; nous mîmes près d’une heure à le traverser.
Le lecteur se demandera peut-être comment l’ordre est maintenu dans de si grandes agglomérations, et quel nombre fabuleux de soldats l’Empereur doit entretenir pour sauvegarder son trône et sa dynastie. L’ordre est maintenu presque sans armée, au moyen d’une police secrète et de l’application rigoureuse de la loi des responsables. — Le père de famille répond sur sa tête de la conduite de ses enfants; — le mandarin de troisième classe de la conduite de son district, etc... Par contre, le père de famille a droit de vie et de mort sur ses enfants; le mandarin sur tout son district. Qu’arrive-t-il alors en cas de conspiration? Le père de famille, craignant la répression du mandarin, immole ses enfants dès qu’il les sait coupables. — Avant que la révolution parvienne jusqu’au palais impérial, il faudrait que tous les membres de la hiérarchie administrative y eussent trempé les mains, tout en sachant qu’ils exposent leur vie. Le cas est à peine vraisemblable. C’est pour cela que les voyageurs ont souvent dit dans leurs relations avoir assisté à des exécutions de vingt-cinq ou trente Chinois à la fois. C’est que si un mandarin averti d’un délit grave ménage un seul complice, il en est responsable vis-à-vis son supérieur; il préfère donc généralement sacrifier quelques innocents plutôt que d’oublier un seul coupable.
On comprend aisément, avec de tels procédés, pourquoi le gouvernement chinois désire que les Européens ne pénètrent pas dans son empire.
Peuple imbécile qui a la sottise de partager à notre égard la haine de son gouvernement et qui immole les missionnaires au lieu de s’en servir pour obtenir sa liberté!
En sortant de Ti-mih-gnih la vallée s’élargit sensiblement. Un vent s’éleva si violent, qu’il poussait nos mulets et les entraînait parfois de côté au point de manquer de les faire tomber dans la rivière. Après une troisième marche de soixante lies nous arrivâmes à Chah-tchen. La soirée se passa tristement. Le voyage en palanquin, doublé de la cuisine chinoise, nous avait fort indisposés. MM. Schévélof, Wassili-Michaëlowitch et Pablo ne sortirent même pas de leurs palanquins. Nous ne couchâmes que deux, M. Marine et moi, sur l’estrade de l’auberge.
Nous fûmes réveillés en sursaut au milieu de la nuit par une décharge d’arme à feu dans la cour.
Nous nous levons précipitamment, convaincus que l’un de nos compagnons et surtout le jeune Kousnietzof, propriétaire de deux fusils et d’un revolver, avait dû être victime d’un accident. Quel n’est pas notre étonnement et notre joie de voir nos amis dormir du plus profond sommeil! Le coup de feu avait sans doute retenti dans la rue. Un Chinois ou une Chinoise l’avait peut-être reçu en pleine poitrine, mais cela importait peu.
Le lendemain, de bonne heure, nous nous mîmes en route, et après avoir parcouru cinquante lies dans un pays dénué d’intérêt, nous nous arrêtâmes pour déjeuner à Hrouaé-laeh-sien.
De même que les villes arabes, les villes chinoises se ressemblent beaucoup. Je ne me lassais pas cependant de regarder à chaque halte ce mouvement vraiment exceptionnel et inconnu dans nos villes occidentales même les plus commerçantes, telles que Londres, San Francisco ou New-York. Que de types aussi je voyais en réalité, que j’avais considérés autrefois dans des albums ou sur des paravents! Le portefaix balançant sur son épaule une perche d’une longueur démesurée, aux extrémités de laquelle étaient suspendus des cartons ronds et couverts de dragons ou de chimères; les enfants au gros ventre avec la tête rasée et ne conservant que trois petites mèches; une au-dessus du front et deux près des oreilles. Cette coupe, prolongée jusqu’à l’âge de douze à quinze ans, donne aux cheveux de la nuque, qu’on laisse plus tard pousser pour former la queue, une vigueur extraordinaire.
Cette habitude des adultes de ne conserver qu’une longue tresse par derrière ne date que de la conquête des Tartares et de l’établissement de la dynastie actuelle. Les vainqueurs étant mahométans et par conséquent fanatiques, tentèrent d’imposer le Coran à la Chine tout entière. Ils n’y parvinrent pas, mais un édit que l’Empereur avait promulgué, de se raser la tête à la manière des Arabes, en ne conservant qu’une petite touffe de cheveux sur le sommet de la tête, appelée communément le mahomet, resta en vigueur. Seulement comme les Chinois sont artistes dans tout ce qu’ils font, ils transformèrent la petite mèche ridicule des Arabes en une longue natte épaisse et soyeuse. Cette coiffure est du reste parfaitement conforme au climat et à la nature du sol. Voici comment: la poussière est si fine, et par conséquent soulevée en si grande abondance par le moindre souffle de vent, qu’il est impossible après le plus petit voyage et après une simple promenade même dans les rues de Pékin, de ne pas se mettre au bain en rentrant chez soi. Or tous les Chinois, sans exception, ont une chevelure extrêmement abondante: s’ils la conservaient, dans quel état les hommes du peuple qui, par leur métier, sont obligés de rester tout le jour dehors auraient-ils donc la tête?
Ils peuvent facilement au contraire garantir la queue de la poussière, soit en la cachant sous un bonnet, soit plutôt en la laissant pendre sous les habits. Les paysans, qui en été doivent travailler la terre en plein soleil, se servent de cette queue pour attacher sur leur tête de grandes serviettes mouillées qui entretiennent la fraîcheur.
On est étonné du reste en entrant en Chine, pays que nous avons trop longtemps en France traité de ridicule, on est étonné, dis-je, de voir à quel point ses habitants sont industrieux dans tout ce qu’ils font et surtout dans leur agriculture qui, favorisée, il est vrai, par la richesse du sol, n’en doit pas moins sa grande prospérité à l’industrie des indigènes.
Je citerai à ce propos une organisation sociale vraiment digne d’être remarquée. Quand un Chinois a mérité par ses services un titre de noblesse, son fils n’a le droit et n’aura jamais le droit de porter que le titre immédiatement inférieur et la noblesse va ainsi diminuant dans la famille, de génération en génération, jusqu’à s’éteindre complétement, à moins que l’un de ses membres ne rende à son pays un service signalé et ne reconquière ainsi le titre primitivement accordé à son aïeul. Certes, personne n’a une plus profonde vénération que moi pour les anciens noms français et les vieux titres; mais je voudrais pouvoir toujours éprouver envers les hommes qui en sont honorés une estime égale à mon respect pour leurs noms et pour leurs titres eux-mêmes. L’ingénieuse combinaison chinoise donne à la noblesse une émulation toujours croissante, un désir d’autant plus grand de rendre service au pays, que le titre de la famille va diminuant, parce qu’il est plus déshonorant de voir s’éteindre cet héritage entre ses mains que de ne l’avoir jamais possédé.
CHAPITRE XXI
ARRIVÉE A PÉKIN.
Après avoir parcouru cinquante lies depuis Hrouaé-laeh-sien, nous arrivâmes à Tchah-tao. Ce village est pittoresquement assis au pied d’une petite montagne qui porte la troisième muraille, une muraille en briques cette fois. Comme nous arrivâmes d’assez bonne heure et que notre auberge était près de la porte de la ville, nous allâmes nous promener sur les remparts, qui consistent en un grand mur en briques de quatre ou cinq mètres d’épaisseur. Quel ne fut pas mon étonnement d’y trouver deux canons sans affûts et abandonnés comme meubles inutiles! — Serait-il vrai que les canons aient existé en Chine, bien avant même que nous soupçonnions en Europe les propriétés de la poudre? Ce qui est certain, c’est qu’aucune expédition européenne n’a pénétré jusqu’à Tchah-tao. — Ces canons ne portaient malheureusement aucune inscription, ni même aucune marque qui pût indiquer leur origine. Je les signale aux savants qui voudraient aller faire sur leur bronze un peu dégradé par le temps des études approfondies.
Pendant cette promenade, M. Marine lança inconsidérément du haut des remparts une pierre qui atteignit un chien. — Le propriétaire de l’animal se retourne furieux et en voyant que le projectile avait été lancé par un Européen, veut ameuter la foule pour se venger d’un tel outrage. L’occasion était trop belle: plus de cinq cents personnes nous suivirent à l’auberge en vociférant et en voulant se ruer sur nous. — M. Schévélof me fait signe de me retirer avec Pablo dans un recoin obscur, et montant sur une estrade débite un discours empreint des sentiments les plus pacifiques. «Nous ne sommes pas Européens, leur répète-t-il sans cesse, nous sommes Sibériens, voyez nos passe-ports, les deux peuples sont frères, et vous ne pouvez douter de nos bonnes intentions.» Quelques Chinois qui parlaient russe, car il y en a partout, lui répondirent dans cette langue; dès lors l’entente fut facile.
Nous ne sortîmes de notre trou, Pablo et moi, qu’après le dispersement de cette foule, et M. Schévélof nous conseilla, à cause de cette aventure, de quitter le village au point du jour.
Nous devions, ce jour-là, passer les fameux défilés de Nang-kao, dont tous les touristes à Pékin vont prendre un aperçu, entre le village de Nang-kao et la grande muraille la plus rapprochée de la capitale. Craignant les secousses du palanquin dans un pays aussi montagneux, et voulant jouir à notre aise de l’aspect de cette belle nature, nous voyageâmes à âne, de Tchah-tao à Nang-kao. — Une heure environ après être sortis du village et avoir passé la muraille en briques dont j’ai parlé, nous arrivâmes au défilé. L’entrée en est fort étroite et fermée par une quatrième muraille.
On commence par descendre des lacets à pic assez semblables à ceux qui se trouvent entre la Mongolie et Kalkann, et l’on pénètre ainsi, après avoir passé la cinquième muraille, dans une gorge resserrée et extrêmement pittoresque. Les Chinois devaient certainement regarder autrefois ce lieu comme leur retranchement le plus redoutable contre les Mongols. Dans une gorge où l’on ne peut pénétrer que par un chemin escarpé et protégé par deux murailles garnies de tours crénelées et de forteresses, il y avait certainement possibilité de se défendre longtemps, même contre une troupe très-supérieure en nombre. Une fois au fond de la vallée, on continue le voyage au milieu de sites remarquables et constamment variés. Je n’en citerai qu’un, qui m’a frappé plus que les autres par son originalité et son charme.
Le défilé peut avoir à cet endroit douze à quinze mètres de large.
La petite rivière de Nang-kao en occupe toute la largeur et disperse ses eaux entre mille rochers. Nos petits ânes étaient obligés de sauter de l’un à l’autre pour franchir ce passage. Les deux murs de roches qui forment le vallon surplombent au-dessus de la rivière et se rapprochent tellement l’un de l’autre à une certaine hauteur, qu’ils ne laissent pénétrer au fond de ce berceau naturel qu’une lumière mystérieuse. Les Chinois ont creusé un petit temple dans l’une de ces roches, à dix mètres du sol environ.
On y parvient par un escalier extérieur ménagé dans le roc et qui semble naturel. Ils ont orné l’ouverture du temple de bois sculptés, peints en rouge et dorés, de lanternes, de toutes sortes de pendentifs. — Rien n’est plus frais, plus riant, plus joli et en même temps plus chinois que ce petit coin qui est à la fois vallon, berceau, lit de ruisseau et sanctuaire. Une seule fois dans ma vie j’ai désiré être idole. Heureux le dieu qui habite un pareil séjour!
Je fus étonné, en sortant de ce petit temple, de trouver, au delà, les parois des rochers sculptées à la manière des Égyptiens, et des sortes de cartouches comme dans la terre des Pharaons.
Le reste du défilé de Nang-kao est encore fort beau, mais trop semblable à ce que mes lecteurs ont certainement rencontré plusieurs fois dans leurs voyages, pour que je prenne la peine de le décrire ici.
Cela ressemble à l’entrée des gorges du Trient, à la brèche de Roland, à la vallée de la Chiffa en Algérie, à ce qu’on peut admirer souvent dans les pays de montagnes. Je dois cependant citer une porte de village, sorte d’arc de triomphe en pierre tellement sculptée, fouillée, couverte de dragons et de chimères, qu’elle peut certainement être comptée au nombre des chefs-d’œuvre de l’art chinois.
Nous traversâmes enfin les deux dernières grandes murailles de la Chine, ou, pour parler plus vrai, les deux derniers contre-forts de la grande muraille de Kalkann, et nous arrivâmes à Nang-kao. Quelle ne fut pas ma joie, en entrant dans ce village, de m’entendre interpeller en français par des Chinois muletiers ou porteurs de chaises, de voir écrits sur les murs de l’auberge des avertissements en français aux voyageurs, tels que celui-ci: «Défiez-vous du maître de l’hôtel, c’est un hardi voleur»; signé: «Un officier de marine compatissant envers les étrangers»; et bien d’autres inscriptions encore.
C’est que Nang-kao est souvent un lieu de rendez-vous pour le personnel des ambassades qui siégent à Pékin; c’est que tous les touristes qui parviennent jusqu’à la capitale du Céleste Empire ne manquent jamais de faire la promenade de Nang-kao et du tombeau des Mignes, en revenant par le Palais d’Été et la grosse cloche. C’est l’excursion classique, comme on va à la mer de glace de Chamonix ou au Righi de Lucerne.
Je sentis alors tout à coup la France devant moi, tout près de moi, car je n’en étais séparé que par la mer. Je bondis de joie aux yeux de mes compagnons qui me crurent fou, et auxquels je ne pris pas même la peine d’expliquer ma conduite. Pour la première fois je regrettai sincèrement d’avoir quitté la France tout seul et sans un ami; il eût été bien doux dans un pareil moment de se jeter dans les bras d’un compatriote, et surtout d’un compatriote qui eût partagé les péripéties du voyage. Rien ne scelle les amitiés comme de pareils souvenirs.
Cette pensée ternit un peu la joie qui m’avait saisi, devant la trace du passage de plusieurs Français à Nang-kao, et remontant dans mon palanquin, qui me devint odieux en quelques secondes, je me dirigeai avec mes compagnons ordinaires vers le village de Kouan-chih-lih. Nous sommes très-pressés d’arriver dans le sud de la Chine, me dit ici M. Schévélof, et par conséquent de nous diriger vers Toun-cheh-ouh et Tien-tsin. Nous venons de décider de ne pas aller à Pékin. Mais vous n’êtes plus ici très-loin de la capitale; le moment est venu de nous faire nos adieux...
Quelle distance y a-t-il, lui répondis-je, entre la première étape de votre nouvelle direction et Pékin? — A peu près la même distance que celle d’ici à Pékin. — Je resterai donc avec vous jusqu’à cette halte, et c’est seulement de Toun-cheh-ouh que je me rendrai dans la capitale.
A la vérité, cette annonce subite d’une séparation, la perspective de me trouver seul avec Pablo dans un pays aussi inconnu, au milieu de gens que je sentais hostiles et dont je ne pouvais me faire comprendre, m’avait fait presque peur. — Le lecteur verra quel curieux résultat cette décision amena dans la suite.
Au moment de repartir, nous vîmes entrer dans la cour de l’auberge un palanquin porté par des hommes. Il contenait donc quelque personnage aristocratique, car en Chine on ne peut se permettre tel ou tel moyen de locomotion que suivant la dignité dont on est honoré, ou le rang que l’on occupe dans la hiérarchie. — Le cheval et le palanquin à mulets sont permis à tout le monde; la voiture et surtout celle dont l’essieu est très-éloigné des brancards, de même que le palanquin à hommes, sont réservés à l’aristocratie.
Nous nous approchâmes donc de ce véhicule privilégié, dès que nous le vîmes pénétrer dans la cour de notre auberge, et nous en vîmes descendre une femme qui me sembla assez jolie sous l’épaisse couche de peinture qui recouvrait son visage, mais d’un embonpoint extraordinaire. Ce que je remarquai surtout, ce fut l’absence complète de pieds. — Sous la cheville, la jambe se terminait en pointe, comme l’extrémité d’une échasse ou d’une jambe de bois.
La pauvre femme que cette conformation rangeait dans la classe élevée et désignait en même temps à l’admiration des fins connaisseurs ne put faire un seul pas, même appuyée sur ses deux servantes. On l’enleva du palanquin pour la transporter sur l’estrade d’une chambre écartée de la maison. — M. Schévélof apprit, en questionnant les porteurs, que c’était la femme d’un grand mandarin qui faisait son voyage de noce.
Nous vîmes en effet arriver l’heureux mari quelques minutes après; il était trop semblable au gouverneur de Maïmatchin, que le lecteur connaît déjà, pour que j’en parle ici. — Comme la distance est très-grande entre Kouan-chih-lih et Toun-cheh-ouh, nous partîmes à deux heures du matin.
Depuis Nang-kao, nous avions quitté les montagnes pour entrer dans la plaine de Pékin. Le pays n’était donc plus ce qu’on appelle généralement un pays pittoresque, mais il était si bien cultivé, si vert, si rempli de grands arbres, si frais à cause des mille canaux qui le coupent en tous sens, que je ne me lassais pas de le considérer, et sa vue me causait certainement plus de jouissances, après les neiges de Sibérie et le désert de Mongolie, que les effets de montagnes les plus extraordinaires et que les sites les plus gracieux.
Après avoir parcouru soixante lies, nous fîmes une courte halte à Lih-choui-tziao, et nous nous remîmes en marche. — Grâce encore à l’habileté de M. Schévélof, nous passâmes facilement la douane chinoise de Tûm-bah. Partout où le Chinois peut prélever un impôt, il est difficile de s’y soustraire, mais on ne garde pas rancune à l’agent quand on sait qu’une loi de responsabilité pèse encore sur les fonctionnaires à propos du fisc. Le souverain dit aux grands mandarins: Il me faut tant d’argent de votre gouvernement. Le mandarin dit à son subordonné: Il me faut tant de notre province, en ayant soin de doubler la somme pour plus de sûreté. Le mandarin de deuxième classe transmet les exigences à celui de troisième classe, toujours en doublant par précaution, et le mandarin de troisième classe annonce à son district qu’il doit prélever tel impôt, encore doublé sans doute par excès de zèle.
Une pareille organisation grève surtout le contribuable, et voilà ce me semble une preuve incontestable de la richesse extraordinaire de ce pays; malgré tous ces abus, la misère n’est pas en somme extrêmement répandue. C’est à peine si pendant tout le temps de mon séjour en Chine on m’a demandé huit ou dix fois l’aumône; tandis qu’en Égypte, contrée réputée riche, on ne cesse d’être assailli par des bandes de mendiants qui répètent à satiété: Bakchich, chavaga.
Ce fut vers quatre heures du soir que nous entrâmes dans l’immense village de Toun-cheh-ouh, sur les bords du Peï-ho.
Nous reçûmes l’hospitalité chez un jeune Chinois plein de santé et d’embonpoint, rappelant un peu les monstruosités à gros ventre des potiches fantaisistes, mais au fond un brave homme, bon vivant, dans la plus complète acception du mot. Il nous servit un dîner à la russe, qui me parut succulent après la détestable cuisine des gargotes chinoises.
Immédiatement après ce repas, mes compagnons allèrent s’embarquer pour Tien-tsin. Je les accompagnai jusqu’à la rivière. Pendant la route, M. Schévélof fit à notre hôte chinois toutes les recommandations nécessaires pour me faire conduire le lendemain à Pékin.
Une fois arrivés au port, ces marchands de thé montèrent sur une des barques amarrées au rivage, et au milieu desquelles se dresse une sorte de construction pour les voyageurs, rappelant un peu celles des gondoles vénitiennes. Nous nous souhaitâmes mutuellement bon voyage, et ils prirent le large. — Ces négociants en s’éloignant laissaient pour moi tomber complétement le rideau sur l’empire des Tzars, et surtout sur cette Sibérie au-dessus de laquelle, malgré sa fertilité et ses richesses aurifères, il semble qu’un oiseau de malheur plane éternellement. Aussi, en voyant se rompre les derniers liens qui me rattachaient à ce pays de l’exil et de la douleur, j’éprouvais un véritablement soulagement malgré la position bizarre dans laquelle je me trouvais seul chez le Chinois ventru. Je ne pouvais rien dire à mon hôte. La science de Pablo pour s’exprimer en pantomime devenait même très-insuffisante devant l’intelligence assez restreinte du boudhiste chez lequel j’étais logé. Je ne pus fermer l’œil de la nuit à cause d’une armée de puces qui ne cessa de m’assiéger, et aussi du veilleur chargé de faire du bruit pour effrayer les voleurs, selon l’habitude chinoise, dont j’ai déjà parlé à Krasnoïarsk, lequel s’acquitta de son devoir beaucoup trop consciencieusement. Le lendemain, mon Chinois ventru ne put me procurer un palanquin qu’à une heure de l’après-midi. Je fus bien heureux encore qu’il eût obéi aux recommandations de M. Schévélof, car s’il eût voulu me garder chez lui, je ne sais vraiment comment je m’y serais pris pour en sortir. Au moment de m’éloigner de cette maison je donnai une petite gratification à l’un des domestiques. Le maître s’en aperçut et fit aussitôt rassembler tous ses gens, qui se mirent à genoux devant moi et se frappèrent le front contre terre. Quelque habitude qu’il puisse avoir des mœurs orientales, un Européen n’assiste jamais à ses scènes de servilité exagérée sans éprouver un serrement de cœur. Je montai le plus promptement possible dans mon palanquin. Je fis mes adieux à mon hôte; non pas en lui donnant une poignée de main, ce qui n’est pas dans les habitudes chinoises; mais en appuyant mes deux mains l’une contre l’autre, et en les balançant deux ou trois fois dans une direction perpendiculaire à ma poitrine. Je compris avec satisfaction que cet aimable homme recommandait à mon muletier de me mener à la légation française, et quelques minutes après nous étions en marche, Pablo et moi, vers la capitale du Céleste Empire.
Pendant que je voyageais sur cette route poussiéreuse, sous un soleil brûlant, dans cet abominable véhicule qui s’appelle un palanquin, trois jeunes cavaliers, que je veux présenter au lecteur, galopaient sans prendre haleine entre Tien-tsin et Pékin.
La distance est de trente-deux lieues, et ils voulaient la parcourir en un jour. Certes, ils n’avaient pas de temps à perdre. Partis à quatre heures du matin de Tien-tsin, ils s’étaient arrêtés une heure dans un village pour déjeuner et changer de chevaux. A l’heure où je m’éloignais de Toun-cheh-ouh, ils commençaient seulement la seconde étape du voyage. Pour se rendre de Paris à Pékin, ces trois jeunes voyageurs français n’avaient pas affronté les rigueurs de l’hiver en Sibérie, ni la monotonie du traîneau ou de la voiture chinoise; mais certes leur odyssée était au moins aussi intéressante que la mienne. Ils avaient visité l’Inde en détail, ils avaient été reçus dans les palais des nababs de ce pays, bien préférables, je pense, à ceux des chercheurs d’or de la Russie asiatique; ils avaient traqué les bêtes féroces à Ceylan et à Java, chassé l’éléphant dans les forêts vierges de la presqu’île de Malacca, et, poursuivant leur course effrénée, ils regardaient comme une bagatelle de faire trente-deux lieues à cheval en un jour, comptant recommencer peu après si les circonstances l’exigeaient.
Le premier de ces trois jeunes gens, l’un de mes bons amis que je croyais à Paris, tandis que nous cheminions à quelques kilomètres l’un de l’autre dans la plaine de Pékin, était le baron Benoist Méchin; ses deux compagnons étaient le vicomte de Gouy d’Arsy et Guillaume Jeannel. — Ils arrivèrent à la légation comme je commençais à apercevoir les fortifications de la capitale de la Chine.
A cette vue j’éprouvai tout un frémissement d’enthousiasme. Plus on a visé longtemps au même but, plus on a fait d’efforts pour l’atteindre, plus on éprouve de joie à le posséder enfin. Il est difficile de voir quelque chose de plus grandiose et de plus largement construit que la première enceinte de Pékin. C’est un mur d’une élévation extraordinaire, crénelé, et d’une régularité parfaite. Çà et là, au-dessus des portes principalement, s’élèvent des forteresses à trois ou quatre étages, surmontées d’un toit en porcelaine verte qui scintille au soleil.
Les portes qui sont gigantesques sont en bronze. Elles sont fermées la nuit et à certaines heures du jour.
Je n’entrai pas dans la ville sans éprouver une très-vive émotion.
J’eus à parcourir des terrains vagues et parsemés d’habitations laides et rabougries; puis j’entrai dans un quartier populeux; enfin sous un dôme de feuillage, j’aperçus une porte de bois élégamment sculptée, gardée par deux lions en marbre et au-dessus de laquelle je pus lire en véritables caractères latins: Légation de France. — J’avais enfin accompli mon voyage de Paris à Pékin par terre.
Quand j’entrai dans le salon de M. de Geofroy, alors envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire de France en Chine, tout le personnel de la légation, M. de Roquette, secrétaire, M. de Veria, premier interprète, M. Scherzer et M. Dugas, le docteur, étaient réunis pour saluer les trois jeunes voyageurs dont je viens de parler.
Je n’oublierai jamais mon entrée dans ce salon hospitalier où je trouvai d’abord une courtoisie et une affabilité tout exceptionnelles de la part du maître et de la maîtresse de la maison; puis l’aimable accueil de sept compatriotes, dont un ami que je ne m’attendais guère à rencontrer si loin.
Arriver le même jour à Pékin, presque à la même heure, sans s’être donné rendez-vous et après avoir suivi les directions les plus différentes, c’est une gracieuseté du Destin, d’autant plus appréciable, que ce personnage n’est pas toujours souriant et qu’il lui a fallu pourvoir à de bien habiles combinaisons pour nous procurer ce plaisir.
CHAPITRE XXII
UN PEU DE TOUT.
C’est un Éden que le palais de la légation en Chine. Il se compose d’un immense jardin entouré de murs et rempli de jolis arbres, au milieu desquels se cachent çà et là de petites constructions élégantes, toutes chinoises par le style mais bien françaises par le confortable.
Au lieu d’une simple chambre qui eût suffi à mon bonheur, madame de Geofroy nous désigna à chacun une de ces maisons, qui devint notre propriété pendant tout le temps de notre séjour dans la capitale du Céleste Empire. Tous les matins nous recevions régulièrement une invitation à dîner de la part de M. le ministre et une invitation à déjeuner de M. de Roquette ou de quelqu’un des aimables membres de la légation.
Quels bons jours j’ai passé là! Je couchais enfin dans un lit, ce dont j’avais été privé depuis Nijni-Novgorod; je mangeais de la cuisine française, je parlais français avec des Français.
Ceux qui disent que Pékin est loin de notre pays ont bien tort; moi j’y ai retrouvé la France tout entière, ou, pour parler plus vrai, ce qu’il y a de plus aimable, de plus largement hospitalier et de plus courtois dans notre chère patrie. Pendant le dîner, les joies et les péripéties de nos voyages firent naturellement les frais de la conversation. Nous nommions tour à tour Calcutta, Irkoutsk, Tomsk et Singapor, comme les Parisiens parlent parfois de Neuilly, de Pontoise et de Fontainebleau.
L’imagination de M. et madame de Geofroy devait sauter en quelques secondes de la zone torride aux régions glaciales de la Sibérie. Une telle gymnastique de la pensée eût certainement lassé tout le monde; mais leur extrême bienveillance leur fit tout accepter.
Le lendemain nous allâmes rendre nos devoirs à Mgr de Laplace, évêque de Pékin, qui habitait alors la mission des Révérends Pères Lazaristes.
Pour nous y rendre, nous dûmes traverser le pont de marbre qui est une des merveilles locales. Ce pont est jeté en dos d’âne sur un étang, je pourrais dire un petit lac, qui est entouré par les jardins du palais impérial. Malheureusement, à l’époque de notre passage, les mille fleurs aquatiques dont est couvert cet étang pendant l’été n’étaient pas encore épanouies, mais nous pûmes du moins admirer la vue pittoresque dont on jouit du pont de marbre.
Des accidents de terrains, certainement artificiels mais décorés ici du nom pompeux de montagnes, ondulent autour du petit lac. Ils sont couverts d’arbres rares, surmontés de kiosques et de ces petites constructions que nous avons l’habitude en France de nommer des pagodes.
Des pavillons bâtis sur pilotis s’avancent au-dessus des eaux. Le sol est couvert de gazon et de plantes rampantes qui viennent se perdre dans le lac. Tout cela est frais, ombragé, riant; en un mot, disposé avec un raffinement artistique extraordinaire.
La mission des Lazaristes est construite au milieu de ce site enchanteur. Tous les religieux portent le costume chinois, et je fus quelque temps à m’habituer à qualifier de Révérend Père ces hommes en babouches, doués d’une queue de cheveux noirs, aussi longue que celle des vrais Chinois; il est vrai que la tresse de ces missionnaires est presque entièrement factice, mais on ne s’en rend compte qu’en approchant de fort près.
La plus belle partie de Pékin est celle qui entoure le palais. Elle est connue sous le nom de ville tartare. C’est là qu’habitent les gros commerçants et les marchands de curiosités les plus renommés.
Les maisons n’y ont pas d’étage, elles ne sont composées que d’un rez-de-chaussée, mais leurs façades sur la rue sont faites de bois sculpté et doré. L’épaisseur de ces ornements est considérable et les découpures sont fouillées avec une délicatesse toute chinoise. Je ne sais vraiment quelle valeur atteindrait en France la devanture d’une seule de ces maisons. Que le lecteur se figure une rue entière ainsi bordée de boutiques, dont les dorures scintillent sous un ciel éclatant et dans l’intérieur desquelles on peut apercevoir, au milieu de ce merveilleux encadrement dont j’ai parlé, toutes les féeries asiatiques dont la Chine, et surtout dont Pékin abonde.
Je regrette d’être obligé de désillusionner peut-être ici mes lecteurs sur les belles collections chinoises qu’ils sont convaincus de posséder chez eux. Je ne prétends pas affirmer qu’il n’y ait pas en Europe des spécimens admirables de l’art chinois. Mais généralement tous les objets qui sont débités chez nous sortent des villes du Sud, de Canton, de Hong-kong ou de Schang-haï, et, par conséquent, proviennent de fabrication secondaire. L’art de Pékin est encore presque universellement ignoré. On comprendra aisément ce que j’avance, en songeant que les Européens ne peuvent faire aucun établissement dans la capitale du Céleste Empire. Nos dernières expéditions n’ont pas augmenté nos droits à cet égard. Les spécimens de l’art de Pékin sont donc presque exclusivement achetés par des touristes de passage qui ne livrent pas d’ordinaire leurs emplettes au commerce. On voit bien en France des émaux cloisonnés, mais il ne donnent pas l’idée des merveilles que les touristes peuvent admirer dans les temples de Pékin, en ce genre de travail. Ce qui est moins connu, ce sont des panneaux entiers représentant des paysages reproduits en applications de porcelaine sur laque; des écrans en application d’ivoire teint, sur bois sculpté à jour; ou des paravents de laque avec des ornementations en pierres de couleurs transparentes de Mongolie. Ce dernier genre de travail surtout produit des objets d’une beauté incomparable et on ne se lasse pas de les admirer. — Il y a aussi des vases en émail uni, généralement bleu avec des dessins blancs, dans l’épaisseur de l’émail, qui sont d’un effet fort gracieux. Ces sortes de vases ne sont pas rares à Pékin et sont pourtant peu répandus en Europe.
Puisque je parle de l’art de l’extrême Orient, je voudrais éclairer le lecteur sur les laques japonais, bien que je compte arrêter mes notes à Tien-tsin et ne rien dire de ces îles du Japon, séjour préféré de la grâce et de la joie. Peu d’Européens ont vu ce qu’on appelle généralement du laque au Japon. Tous les produits auxquels nous donnons en France ce titre pompeux se réduisent à des surfaces de bois verni. Au contraire, dans le véritable laque, les dessins très en relief, sont composés avec de l’or pur, et les fonds sont recouverts d’aventurine broyée et réduite en poudre. Aussi les objets en véritable laque atteignent-ils au Japon des prix exorbitants.
J’ai demandé un jour à Ieddo le prix d’un cabinet assez semblable à ceux qui sont devenus si communs en France et qui se vendent généralement chez nous deux ou trois cents francs. Le marchand en voulait vingt-cinq mille francs. Une petite boîte carrée, de dix centimètres de côté, en véritable laque, vaut au Japon de huit cents francs à mille francs. — Je ne m’étendrai pas sur les porcelaines chinoises parce que cette matière pourrait tenir à elle seule un volume entier. D’ailleurs je n’ai pas assez séjourné à Pékin pour m’instruire à fond sur cette partie délicate et plus difficile à bien connaître de l’art chinois. Je parlerai seulement de deux espèces de vases en porcelaine qui m’ont semblé très-estimés. Les uns sont ornés de gros caractères chinois, au milieu desquels un médaillon représente quelque scène relative à ce même caractère. Les autres sont parsemés de dessins à gros reliefs, aussi en porcelaine et coloriés. Ces deux modèles de vases datent, paraît-il, de trois à quatre cents ans et valent, en général, de quatre cents à sept cents francs. Ce qu’on appelle des émaux cloisonnés mignes date aussi à peu près de cette époque et atteint en Chine des prix assez considérables. Ces émaux cloisonnés sont peu répandus en Europe. On les reconnaît facilement en ce que les dessins sont plus fouillés et moins réguliers que dans les cloisonnés relativement modernes, et surtout en ce que dans certaines parties, l’émail est transparent et laisse voir le cuivre sur lequel il a été coulé.
Comme je l’ai dit plus haut, les rues de la ville tartare sont bordées de boutiques à la devanture desquelles s’étalent les belles choses dont je viens de parler. Sur la chaussée, le mouvement est plus grand encore, si c’est possible, que dans les villages déjà traversés.
Les piétons innombrables sont obligés de se ranger constamment pour laisser passer le palanquin à hommes de l’aristocratie; les voitures à deux roues des mandarins que l’on aperçoit cachés par des persiennes vertes ou noires, enveloppés dans leur longue robe de soie brodée; les chevaux, les chameaux, les palanquins de voyage à mulets, puis des défilés de mariages ou d’enterrements. Ces derniers occupent surtout un espace considérable et s’étendent sur cinq cents ou mille mètres de longueur, suivant la dignité du défunt. Des pauvres portent à la file des parasols, des perches surmontées de mains en bois doré, ou de toutes sortes d’amulettes. Puis suivent les objets ayant appartenu au mort; son cheval, sa voiture, dans laquelle est généralement placé un personnage en cire rappelant ses traits et portant son costume de cour, si c’est un mandarin. On voit enfin arriver la bière faite de bois de chêne, de six ou sept centimètres d’épaisseur, et placée dans un catafalque extrêmement lourd. Il faut quarante ou soixante hommes pour porter le char funèbre. Les parents vêtus de blanc en signe de deuil précèdent le cercueil en jetant à terre des fleurs, en brûlant de l’encens et en faisant tous les quatre-vingts ou cent pas la cérémonie du respect. Pour cette démonstration la procession s’arrête. On étend à terre un grand drap blanc, ceux qui conduisent le deuil se couchent à plat ventre et se frappent le front contre terre. Puis ils se relèvent et l’on conduit ainsi le cercueil jusqu’à une propriété du mort, où on le laisse simplement à l’air sans l’enterrer. Quand le cercueil se détériore, on forme un tumulus en le couvrant de terre, mais on ne le descend jamais dans une fosse. Ce lieu est pour toujours sacré et ne peut plus être livré à la culture.
On pense quelle immense quantité de terrains les Chinois perdent ainsi par cette étrange coutume. On sait aussi quels nombreux sujets de querelle elle amène dans les villes du littoral habitées par des Européens; la question a été trop souvent traitée pour que j’en parle ici.
Ce qui fourmille encore dans les rues de la ville tartare à Pékin, ce sont les prestidigitateurs établis en plein vent.
Leur adresse est très-grande, car ils exécutent leurs tours au milieu de la foule et sans les procédés de tables ou de boîtes à double fond qu’il est facile d’employer sur un théâtre. Quelques-uns exécutent des tours dangereux; ils s’élancent la tête la première au travers d’un cylindre horizontal tout hérissé de clous et de lames pointues. Je ne finirais pas si je voulais raconter tout ce qui grouille dans ces larges rues de la ville tartare. Nulle part on ne voit un kaléidoscope aussi varié et aussi pittoresque.
Malheureusement, à côté de ces merveilles dont je viens de parler, on est témoin de choses repoussantes.
Tout le long des rues sont creusés d’énormes trous, dont on ne saurait décemment préciser l’usage. Aucune ville au monde n’est aussi infecte, et je comprends que les personnels des légations préfèrent rester quatre et cinq mois renfermés dans leurs belles résidences que de chercher des distractions dans une pareille atmosphère.
Nous visitâmes l’observatoire construit par les Chinois, sous la direction des Jésuites. Les instruments scientifiques qui s’y trouvent sont dignes d’admiration. Ils sont faits en bronze et supportés par des pieds de même métal où se trouvent réunies toutes les fantaisies de l’art chinois. Les contorsions de ces supports, composés de dragons et de chimères, rendent plus frappante encore la régularité des sphères, des parallèles et des figures astronomiques qu’ils soutiennent en l’air à une très-grande hauteur.
J’ai vu à Pékin, dans les temples des lamas mongols ou des prêtres de Bouddha, des émaux cloisonnés magnifiques et des objets de grande valeur. Mais je n’ai rien trouvé en Chine, ni même au Japon où le bronze est certainement mieux employé que dans le Céleste Empire, je n’ai rien vu, dis-je, d’aussi artistique, dans la véritable acception du mot, que les appareils de cet observatoire. Le goût des Chinois, il faut l’avouer, est très-discutable. On peut admirer surtout les couleurs de leurs porcelaines, les teintes douces de leurs émaux anciens et l’harmonie des tons dans leurs étoffes brodées; mais dans les dessins, dans les formes de leurs objets et de leurs personnages on trouve beaucoup de défauts, et même parfois des monstruosités repoussantes. Les instruments de l’observatoire de Pékin sont, à mon avis, au-dessus de toute critique. La fantaisie y abonde certainement, mais dans de justes proportions; les supports dont je parlais tout à l’heure sont si élancés, si délicatement travaillés, qu’ils semblent étrangers aux sphères qu’ils soutiennent, et celles-ci paraissent se maintenir d’elles-mêmes dans les airs comme de véritables corps célestes.
Je ne comprends pas comment l’armée du général de Palikao, du moment qu’elle croyait nécessaire de rapporter quelque chose en France, n’a pas préféré les dix ou douze instruments de cet observatoire au mobilier tout entier du palais de Ouen-mih-nuen et de Ouan-tcho-tchan.
Avant de quitter ce lieu je promenai d’en haut mes regards sur l’immense capitale. Ma vue s’étendait sur un espace considérable. Les toits dorés des commerçants de la ville tartare resplendissaient au soleil; puis j’apercevais non moins brillants les toits en porcelaine verte des forteresses qui surmontent les portes, les toits de porcelaine bleue des pagodes, du temple du Ciel et du temple de l’Agriculture; puis surtout le palais impérial recouvert de porcelaine jaune. — Le palais impérial de la Chine! Lieu rempli de mystères, que personne ne peut se flatter d’avoir approfondi. Petit coin ignoré et désert au milieu de cette fourmilière d’humains, dans lequel nul Européen n’a jamais pénétré et où un bien petit nombre de Chinois peuvent entrer une fois par vingt-quatre heures, et encore au milieu des ténèbres de la nuit.
L’audience que l’empereur a donnée aux ministres européens dans ces dernières années, et dont le retentissement a été considérable, n’a pas eu lieu dans le palais même. Le fils du ciel n’a daigné se montrer à nos représentants que dans un pavillon si écarté dans les jardins qu’on peut l’apercevoir facilement du pont de marbre.
Beaucoup de bruits ont couru en Europe sur la vie privée des empereurs de Chine, sur les règlements intérieurs du palais. M. Berthemy, ministre de France au Japon, que j’ai eu l’honneur de voir à Yoko-Hama, et qui avait autrefois habité la Chine pendant de longues années, me disait: Tout ce qu’on raconte sur l’intérieur du palais impérial de Pékin ne peut être que mensonge, car il est impossible qu’on en connaisse rien. — La seule chose qui me paraisse probable, parce qu’elle m’a été affirmée par tous les mandarins, c’est que l’empereur est soumis à une étiquette sévère, et qu’il serait immédiatement assassiné par ses propres gardes, s’il voulait s’en affranchir.
La vue des toits jaunes de ce palais me produisit donc une grande impression; je comparais, en rentrant à la légation, l’existence de ce pauvre empereur esclave de l’étiquette à celle de notre bon roi saint Louis se montrant à tout son peuple, et rendant la justice sous un arbre du bois de Vincennes. — Que de malheureux il y a en ce monde, et sur tous les échelons de la hiérarchie sociale!
Je ne dirai rien du temple du Ciel et du temple de l’Agriculture parce qu’ils offrent tous deux peu d’intérêt. Le premier surtout est indigne du nom pompeux qu’il porte. C’est un immense parc entouré de murs, dans lequel s’élèvent çà et là des chapelles et des pavillons assez jolis, recouverts de porcelaine bleue, et où le jour est tamisé par des stores composés de petits tubes de verre bleu placés parallèlement. Une estrade de marbre blanc s’élève au milieu du parc. C’est là que l’empereur vient de temps en temps offrir lui-même des sacrifices à la divinité.
La portion la plus curieuse du temple de l’Agriculture est un champ dans lequel chaque année, à un jour marqué, l’empereur, tenant lui-même la charrue, trace un sillon comme pour donner l’exemple à ses sujets. Le reste du champ est ensuite labouré par les mandarins. Cette cérémonie prouve combien l’agriculture est honorée en Chine. Elle est du reste la cause de la richesse du pays. Avec leur double récolte de blé, les Chinois parviennent à fabriquer le pain à un prix modéré, et en exportant leur thé et leur riz ils font affluer l’or dans leur pays de toutes les parties du monde. Leur procédé de culture ressemble beaucoup à celui des Égyptiens. Ils séparent leurs champs en petits carrés autour desquels sont ménagées des rigoles qui conduisent l’eau d’arrosage dans toutes les parties du champ. Cette eau est puisée dans les nombreux canaux qui serpentent dans la campagne par les Chinois travailleurs, à l’aide d’une bascule presque semblable aux chadoufs égyptiennes. Pour la culture du riz, les petits carrés sont entourés de remblais assez élevés pour maintenir sur le champ une couche d’eau de plusieurs centimètres. La terre disparaît ainsi complétement. Quand je visitai les rizières au mois de mai, la plante nouvellement semée dépassait à peine la surface du liquide.
Le thé est un petit arbuste qui atteint un pied et demi ou deux pieds de hauteur. Les feuilles se récoltent depuis le mois de mai jusqu’au mois d’août suivant l’espèce, et aussi suivant la qualité que l’on veut obtenir. — Il y a en Chine des crus de thé comme il y a en France des crus de vin. La qualité du sol et les différentes espèces de plantes, différencient les divers thés livrés au commerce. L’espèce la plus estimée est connue sous le nom de thé jaune. — C’est la boisson ordinaire de l’empereur de Chine et de l’empereur de Russie.
Ce thé vaut si cher qu’en Sibérie, dans certaines familles même aisées, je n’en ai vu faire parfois qu’une seule tasse en mon honneur, tandis que mes hôtes s’en privaient par économie. Il serait sans intérêt d’énumérer ici les différents crus, parce que nous ne les dénommons pas en France d’après leur origine. En Sibérie par exemple, on ne sait pas comme chez nous ce que c’est que du thé de perle, ou du pé-ko à pointes blanches; on connaît le thé Tocmakof ou le thé Sabachnikoff, comme nous connaissons le Lur-Saluces ou la veuve Cliquot. Au contraire, la manière dont nous désignons les diverses espèces en France provient du mode de récolte; ainsi le thé de perle est formé de feuilles petites cueillies au commencement du printemps, peu de temps après leur formation. Le thé à pointes blanches est fait d’un mélange de feuilles et de fleurs. Les pointes blanches ne sont autres que les fleurs séchées de l’arbuste; c’est pourquoi cette variété est la plus forte. L’une des espèces les plus communes est le thé en brique dont j’ai déjà parlé, qui sert de monnaie en Mongolie; enfin le thé le moins estimé présente, par je ne sais malheureusement quelle préparation, une bizarre apparence. Il a aussi la forme d’une brique, mais il est tout noir et on n’y distingue, comme dans l’espèce précédente, ni tige ni feuille. On dirait un bloc de charbon ou de tourbe. Ce thé se vend presque rien, et est d’une grande ressource pour les classes pauvres de la Chine et de la Sibérie.
L’intelligence et l’habileté des Chinois peut se constater partout, ils savent en faire partout l’application. Tout le monde a pu lire, dans le Journal officiel, des articles qui ont paru dernièrement sur la ponte intensive et artificielle des œufs. Ils ont aussi notablement perfectionné la voilure. Je ne connais pas tous les systèmes employés chez nous, mais en citant la voile latine qui porte le nom de notre race, je cite, je pense, l’une des inventions d’Europe. Mais cette voile latine, en se gonflant démesurément sous l’action du vent, ne profite pas de toute la force que ce moteur pourrait lui imprimer. De plus, dans les rafales, la manœuvre consiste à desserrer la corde qui la retient par le bas. La toile, flottant alors au haut du mât, imprime au bateau un balant qui peut être fort dangereux. Cette voilure est donc imparfaite. La voile chinoise au contraire est maintenue par une série de barres parallèles, et oppose ainsi constamment une surface plane à l’impulsion du vent. Puis, à l’aide d’une poulie placée au haut du mât, elle s’abaisse indéfiniment. De cette manière, par les plus forts coups de vent, le Chinois peut avoir encore une voile tendue, mais n’offrant plus que peu de prise au-dessus du pont, et ne présentant par conséquent aucun danger pour la sûreté du bateau. — Je pourrais citer beaucoup d’exemples de cet esprit ingénieux et pratique. En parcourant la Chine, j’ai conçu la plus haute opinion de l’intelligence, de l’habileté et de la persévérance des Chinois. Il ne manque à ce peuple qu’une chose: un gouvernement qui lui laisse savoir qu’il existe au monde d’autres nations que la Chine, et que ces nations ont aussi une civilisation à laquelle il serait bon, utile, et surtout lucratif, d’emprunter certaines inventions et certaines institutions. Mais le jour viendra, et peut-être n’est-il pas loin, où les Chinois émigreront en Europe comme ils émigrent déjà au Japon, en Californie et au Pérou; ils formeront à Marseille, à Paris, à Londres des quartiers plus importants que nos comptoirs de Schanghaï, de Macao et de Saïgon, et notre commerce avec ce peuple prendra un essor inconnu jusqu’ici.
La majorité des Français croit que l’intelligence des Japonais est très-supérieure à celle des Chinois. C’est une grave erreur. — Le Japonais nous ressemble beaucoup par le caractère et c’est pourquoi ce peuple plaît aux voyageurs. Il est gai, entreprenant, hâbleur, batailleur, et quelque peu révolutionnaire. — Il y a au Japon un véritable prétendant, et par conséquent parmi les Japonais des partisans de telle ou telle famille, et peut-être même des amateurs de république plus ou moins démocratique et sociale. Les Français aiment donc les Japonais et par contre les Japonais ont un culte pour les Français. Ils créent une petite armée où l’on adopte nos costumes; rien n’étonne comme de voir un chasseur de Vincennes monter la garde dans les rues de Ieddo. Ils construisent des petits chemins de fer, des petits télégraphes; mais, au fond, rien de tout cela n’est sérieux, parce que d’abord rien de ce peuple ne peut être sérieux, et surtout parce que toutes ces applications de nos inventions ne se font que sur une langue de terre très-étroite le long de la mer, au delà de laquelle il est impossible à tout Européen de pénétrer. — L’intérieur du Japon nous est absolument fermé, tandis qu’à la rigueur nous pouvons parcourir la Chine d’une extrémité à l’autre. Il est donc erroné de croire que le Japon marche vers la civilisation européenne. Ces transformations n’ont lieu que sur une portion microscopique relativement à l’étendue de l’empire.
Le gouvernement chinois ne permet à son peuple ni télégraphe, ni chemin de fer, ni rien de ce qui est européen; mais le jour où le Chinois, par une révolution bien désirable, aura obtenu ces concessions de son gouvernement, non-seulement il appliquera nos inventions intelligemment, mais il les perfectionnera, et nous serons peut-être étonnés, un beau jour, de recevoir de la Chine les moyens de réunir une vitesse excessive et une parfaite sécurité. Imposer aux Chinois un nouveau gouvernement ou imposer au gouvernement existant de nouvelles constitutions, voilà ce dont notre expédition dernière eût dû s’occuper, au lieu de détruire le palais d’Été, dont il me répugne de faire la description.
Un petit lac tout entouré de galeries en marbres, parsemé d’îlots au milieu desquels se dressent les pavillons les plus coquets; un grand escalier en porcelaine, montant jusqu’au sommet de la colline de Ouan-tcho-chan et deux petits temples en porcelaine, voilà ce qui subsiste comme seuls débris des merveilles accumulées dans ce palais et dans le parc qui l’entoure.
Je pris congé le 18 mai de mes aimables hôtes de la légation de Pékin, dont je ne pourrai jamais oublier la si touchante et si bienveillante hospitalité, et je me rendis à Tien-tsin par le cours du Peï-ho.
M. Rystel, alors gérant du consulat de Tien-tsin, nous fit passer fort agréablement les jours pendant lesquels nous dûmes attendre le départ d’un bateau, et le 24 mai à 8 heures du matin je m’embarquai pour Schang-haï avec mes trois jeunes compagnons, que le lecteur connaît déjà.
Je ne pus me décider à abandonner Pablo à Tien-tsin et je l’emmenai avec moi. Le pauvre garçon ne cessait de pleurer en songeant à la légation de Pékin où il avait trouvé tout à la fois bon souper, bon gîte et le far niente le plus absolu. — En entrant en mer à l’embouchure du Peï-ho j’éprouvai une joie bien vive. Cette grande mer, pareille d’un bout du monde à l’autre, me fit apercevoir un petit coin de la France. Elle caressait les bords du golfe de Pétcheli de la même manière que la plage de Trouville et de Biarritz.
Sibérie, Mongolie, Gobi, voyages fatigants et difficiles, vous êtes bien décidément finis.
Ma joie fut complète en voyant flotter sur un bâtiment les couleurs de la France. J’avais retrouvé ma patrie et je n’avais plus dorénavant qu’à laisser tourner l’hélice du bateau ou les roues du chemin de fer d’Amérique pour retrouver ma famille.
Voilà, ami lecteur, la portion de mes notes que j’ai désiré vous faire connaître.
Si ces pages sont monotones, c’est qu’elles sont inspirées des pays qu’elles décrivent. Comment serait-on gai, quand on parle du froid, de l’obscurité et de la misère?
Vous vous demandez peut-être encore maintenant pourquoi j’ai visité ces pays glacés; qui me poussait en Sibérie. Ne vous en plaignez pas. Cette folie se fût peut-être emparée de vous. Et je peux vous dire avec mon expérience:
«N’allez pas là...» C’est la morale de ce livre.
FIN.
TABLE DES MATIÈRES
| Préface | V |
| CHAPITRE PREMIER DE PARIS A SAINT-PÉTERSBOURG. |
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| En chemin de fer. — Berlin. — Difficultés à la douane russe. — Aspect de la Petite-Russie. — Soirée sur la Néva. | 1 |
| CHAPITRE II LA SOCIÉTÉ DE SAINT-PÉTERSBOURG. |
|
| Comment nous sommes jugés dans la capitale russe. — Recommandations pour la Sibérie. — M. Pfaffius, commissaire de la frontière à Kiachta. — Musique russe. — Opéra de Glinka: La vie pour le Tzar. — Arrivée à Moscou. | 17 |
| CHAPITRE III MOSCOU — NIJNI-NOVGOROD. |
|
| Le Kremlin. — Équipages et visites de la vierge d’Inverski. — Origine du christianisme en Russie. — Un mot sur Troïtsa. — Rencontre d’un compagnon de voyage. — Achats de fourrures. — Passage de l’Oka en traîneau. | 30 |
| CHAPITRE IV LE VOLGA PENDANT L’HIVER ENTRE NIJNI-NOVGOROD ET KAZAN. |
|
| Diverses sortes de podarojnaia. — Ce que sont les préparatifs d’un long voyage en traîneau. — Départ de Nijni. — Les relais de poste. — Un dégel momentané. — La neige. — Arrivée à Kazan. | 49 |
| CHAPITRE V KAZAN. — VOYAGE A PERM. |
|
| La Vierge de Kazan. — Témoignage de dédain chez les Russes. — Dîner chez un grand seigneur. — Sa manière de raconter l’affranchissement des serfs. — Les Tatares. — Le voyage en traîneau. — Caravane de déportés. — Les Votiaks. — Aspect de la Grande-Russie. | 68 |
| CHAPITRE VI PERM. — LA ROUTE D’ÉKATÉRINEMBOURG. |
|
| Les hôtels en Sibérie. — Un conseiller général. — Ce que menacent de devenir les finances russes. — Musique nationale. — De la passion de s’agrandir. — Entrée en Asie. | 90 |
| CHAPITRE VII LA CARAVANE AU COMPLET SUR LA ROUTE DE TUMEN. |
|
| Industrie d’Ékatérinembourg. — Calendrier russe. — La fête de Noël à Kamechlof. — Grand gala dans un relais. — Tumen. — Sa position. — Ses bohémiennes. — Fruits conservés par la gelée. | 104 |
| CHAPITRE VIII NOUVELLE SOLITUDE. PERDITION SUR LA STEPPE DE OMSK. |
|
| Fastueuse habitude sibérienne. — La steppe. — Les cimetières. — Omsk. — Sa position. — Sa société. — L’affranchissement des serfs raconté par un bourgeois. — M. Kroupinikof. — Visite à un campement de Kirghiz. — Mascarade à Omsk. | 120 |
| CHAPITRE IX DU FROID SUR LA ROUTE DE TOMSK. |
|
| Le froid. — Ses inconvénients. — Les beaux effets de lumière à une très-basse température. — La fête du baptême de Jésus-Christ sur l’Obi. — Tomsk. — Son commerce. — Une soirée sur les bords du Tom. | 143 |
| CHAPITRE X LE GOUVERNEMENT DE L’IÉNISSÉIK ET KRASNOIARSK. |
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| Aspect misérable des villages de cette contrée. — Le pays devient enfin accidenté. — Les veilleurs de nuit à Krasnoïarsk. — Les trois collections de Monsieur Lovatine. — Un bal de déportés polonais. — Le cendrier de Monsieur Kousnietzof. | 156 |
| CHAPITRE XI DU BIEN-ÊTRE ET DE L’INSTRUCTION CHEZ LES CAMPAGNARDS ET CHEZ LES CITADINS. |
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| De l’inutilité des forêts sibériennes. — Voyage à Irkoutsk. — Une bande de loups. — Propriété des villages. — Congélation de l’Angara. — Le gouvernement d’Irkoutsk. — Le lycée. — La prison. — Les casernes de pompiers. | 169 |
| CHAPITRE XII IRKOUTSK. |
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| Les chercheurs d’or. — Leur luxe; leurs richesses; leurs femmes. — Un mot sur le clergé et le code religieux. — Les déportés polonais. — Les voyageurs forcenés. — Un dîner en famille. | 187 |
| CHAPITRE XIII TENTATIVE D’ÉVASION D’UN POLONAIS. — LES FOURRURES. |
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| Pourquoi les Polonais exilés ne peuvent pas s’évader. — Péripéties d’une tentative d’évasion. — Chasse à l’ours. — La voirie en Sibérie. — Chasse au loup. — Un renard bleu. — Les diverses valeurs des fourrures. | 207 |
| CHAPITRE XIV LES INDIGÈNES. — PASSAGE DU LAC BAÏKAL. |
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| Les Olkhonois. — Le chamanisme. — Les Bouriattes. — Les Toungouses. — Les Samoyèdes. — Le carnaval à Irkoutsk. — Pablo. — Adieux à Constantin. — Péripéties de la traversée du lac Baïkal. | 225 |
| CHAPITRE XV SUR L’INDÉPENDANCE DE LA SIBÉRIE ORIENTALE ET SUR QUELQUES INDIGÈNES. |
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| Rêve des habitants de la Sibérie orientale. — Ce qui pourrait arriver. — Les raisons qui amèneraient une indépendance. — Exemple des Chinois. — Un mot sur les Iakoutes et sur les habitants du Kamtchatka. | 245 |
| CHAPITRE XVI KIACHTA. — MAIMATCHIN. |
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| La Tarantass. — Les marchands de thé. — Leur concurrence. — Le Sienzy. — Aspect de Maïmatchin. — Un dîner chez le gouverneur chinois. — Préparatifs pour la traversée du désert de Gobi. | 263 |
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CHAPITRE XVII PREMIÈRE ÉTAPE EN MONGOLIE. |
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| Les Mongols. — Leurs tentes; leur vie; leur manière de ne pas se perdre dans le désert. — La caravane. — Un sacrilége. — Le consul russe à Ourga. — Le Koutoucta. | 281 |
| CHAPITRE XVIII OURGA. — ENTRÉE DANS LE DÉSERT DE GOBI. |
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| Religion mongole. — Cérémonies funèbres. — La montagne sainte. — Mes compagnons de route. — Départ d’Ourga. — Première halte. — La veille de Pâques. | 296 |
| CHAPITRE XIX LE DÉSERT DE GOBI. |
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| Rencontre d’un prince mongol et de sa cour. — Notre vie au désert. — La plaine de sable. — Privation d’eau. — Mirage lunaire. — Trois exécutions. — Un voyageur égaré. — Arrivée à la grande muraille de Kalkann. | 313 |
| CHAPITRE XX LA CHINE PROPREMENT DITE DEPUIS KALKANN JUSQU’A TCHAH-TAÔ. |
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| La campagne chinoise. — Dernière hospitalité russe. — Le palanquin. — Les rues de Kalkann. — Les sociétés secrètes. — Comment l’ordre est maintenu sans armée. — Origine de la tresse. — Comment se perdent les titres de noblesse. | 333 |
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CHAPITRE XXI ARRIVÉE A PÉKIN. |
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| Chaude affaire. — Défilé de Nang-kao. — Un jeune ménage. — Du prélèvement de l’impôt. — Toun-cheh-ouh. — Dernière solitude. — Entrée à Pékin. — Arrivée à la légation française. — Heureuse surprise. | 348 |
| CHAPITRE XXII UN PEU DE TOUT. |
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| Le pont de marbre. — La ville tartare. — Les objets d’art. — Un mot sur les laques japonais. — Les enterrements. — L’observatoire. — Le palais impérial. — Les temples du Ciel et de l’Agriculture. — Les quatre récoltes. — Les diverses espèces de thé. — Départ de Pékin. — Tien-tsin. — La mer enfin! | 365 |
TABLE DES GRAVURES
| Carte du voyage de Paris à Pékin par terre. | Frontispice. |
| La voiture de la vierge d’Inverski, à Moscou. | 34 |
| Le monastère de Troïtsa. | 42 |
| Mon traîneau. | 58 |
| La Mère supérieure du monastère de Kasan. | 70 |
| Un Votiak dans les forêts de la Grande-Russie. | 80 |
| Les voyageurs égarés par un chasse-neige dans la steppe de Omsk. | 126 |
| Marché à Tomsk. | 153 |
| Homme et femme bouriattes. | 190 |
| Paysans samoyèdes. | 226 |
| Passage du lac Baïkal. | 243 |
| Une rue à Ourga. | 284 |
| Le Grand Lama de Mongolie. | 294 |
| Moulin à prières à Ourga. | 302 |
| Me voiture en Mongolie. | 314 |
| Mon palanquin. | 344 |
PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.
Au lecteur
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