De Paris à Pékin par terre: Sibérie-Mongolie
Neuf ou dix heures après être entrés en Asie, nous arrivâmes à Ékatérinembourg. Cette ville devrait servir d’exemple à beaucoup d’autres villes russes. Ses habitants y sont industrieux, travailleurs. Ils savent profiter des richesses de leur sol. Ils utilisent le fer et plusieurs autres métaux. Ils taillent avec art des pierres transparentes et de toutes couleurs qui se trouvent en grande abondance dans la chaîne de l’Oural et en façonnent des objets pour ameublements d’un effet gracieux.
Le directeur de la manufacture où ces pierres sont si artistement employées me fit voir une garniture de cheminée d’un prix inestimable qui venait d’être terminée et qui était destinée à l’empereur. Je lui demandai à qui appartenait cet établissement. Il répondit: «A l’État. Et qui payerait une semblable merveille: L’État. L’État payera, me dit-il; l’Empereur recevra. Ce sera une des rares circonstances, et je doute qu’il y en ait beaucoup d’autres, où le tzar ne pourra pas dire: L’État, c’est moi.»
A Ékatérinembourg je rencontrai un compatriote. Il était directeur d’une importante fonderie de fer. Je la visitai en détail. Je n’en veux pas faire ici la description: je dirai seulement que le propriétaire, ne pouvant faire marcher son usine pendant l’hiver, désirait au moins ne jamais l’arrêter pendant la belle saison. Or, il n’avait qu’un très-faible cours d’eau à sa disposition. Il dirigea ce ruisseau vers une partie de ses propriétés situées en contre-bas et il créa un lac artificiel, c’est à peine croyable, de vingt lieues de tour, sans empiéter sur les terres de ses voisins.
Ce lac se vide en partie chaque été, mais la quantité d’eau qui s’y rassemble sous les glaces pendant l’hiver dépasse encore de beaucoup celle qui en a été enlevée.
Cette usine jouit d’un procédé pour oxyder la tôle et l’empêcher à jamais d’être attaquée par la rouille. Cette propriété s’obtient, paraît-il, par une cuisson tempérée de douze heures.
Depuis Moscou jusqu’à Pékin, je n’ai rencontré que trois Français: un à Kazan, le maître de l’usine d’Ékatérinembourg, et un dernier à Omsk. Au rebours de ce que sont malheureusement pour la plupart nos compatriotes à l’étranger, ceux-ci étaient non-seulement honorables, mais dignes d’admiration par l’application qu’ils faisaient de l’intelligence et de l’activité propres à notre race, aux intérêts de leur patrie d’adoption. Avant de quitter l’usine d’Ékatérinembourg, je me laissai aller pendant de longues heures à parler de notre chère France avec l’aimable directeur. Que le lecteur se rassure, je ne m’étendrai pas sur ce lieu commun du souvenir de la patrie absente. Mais si ce sentiment est banal à raconter, il n’est jamais banal à ressentir; et, comme l’a proclamé un célèbre orateur, il est des choses que l’on peut dire toujours sans se répéter jamais[7].
[7] Lacordaire.
Quand je rentrai chez moi, j’appris que M. Pfaffius venait d’arriver à Ékatérinembourg et qu’il désirait me voir. Je fus d’autant plus heureux de cette nouvelle que je ne m’y attendais pas, et je me rendis à la maison indiquée.
Je retrouvai l’homme aimable et distingué que j’avais quitté à Pétersbourg. «Comptez-vous repartir bientôt? me dit-il. — Le plus tôt possible. — Voulez-vous que nous voyagions ensemble? — Bien volontiers — C’est donc convenu.»
Pendant la conversation, deux femmes entrèrent dans la chambre du commissaire de Kiachta: l’une, de trente ans environ, grande et belle comme une statue antique; l’autre, beaucoup plus jeune et aussi plus petite. Les beaux cheveux blonds de cette dernière étaient dénoués et flottaient sur ses épaules. Sa figure respirait la fraîcheur, la jeunesse et la gaieté.
«Mon cher ami, me dit M. Pfaffius, permettez-moi de vous présenter à madame Grant et à miss Cömpbell. Ces dames vont aussi à Kiachta, et je pense que vous vous réjouirez comme moi d’une aussi agréable compagnie.»
En causant quelques minutes avec ces voyageuses, j’appris que madame Grant n’était pas Anglaise, mais Russe, qu’elle avait épousé M. Grant à Kiachta; que celui-ci ayant eu besoin de retourner en Angleterre pour deux ou trois ans, elle l’avait conduit dans sa brumeuse patrie et qu’elle revenait maintenant à Kiachta, son pays natal, pour y attendre son mari, en emmenant avec elle mademoiselle Cömpbell.
Celle-ci, un peu aventureuse comme beaucoup de ses compatriotes, était partie aussi facilement et aussi gaiement qu’elle serait restée, s’amusait de cette vie errante, bien qu’elle ne pût en prévoir ni la fin ni les conséquences, et s’enfonçait tous les jours en Asie, heureuse de courir, de voir, d’apprendre. «Êtes-vous fatiguées de la route? dis-je à ces dames. — Jamais! monsieur, répondirent-elles, un peu blessées de la question en vraies Anglaises qu’elles étaient, soit en réalité, soit par alliance. — Passerez-vous par Omsk pour aller à Kiachta? — Ce serait faire un détour inutile, et nous irons directement à Tomsk. — Vous voyagez donc vite? — Autant que nous le pouvons. — Je préfère beaucoup au contraire voyager lentement. — Tiens! nous ne l’aurions pas cru. — Pourquoi cela? — On dit que vous avez une habileté exceptionnelle pour obtenir des chevaux partout.» Cette réponse me fit ouvrir les yeux, et j’ajoutai: «Même aux dépens des dames? — Peut-être bien. — Vous en connaissez donc quelqu’une qui ait eu à souffrir de ma précipitation dans certain relai? — C’est possible.» Je ne reconnus la vérité que lorsqu’elle me fut absolument affirmée. Je ne pouvais croire que les toilettes si élégantes que j’avais sous les yeux recouvraient les mêmes personnes que j’avais vues entre Kazan et Perm, si encapuchonnées, si monstrueusement bondées de fourrures, si imparfaitement débarbouillées, qu’on n’eût pu soupçonner ni leurs charmes, ni leur distinction, ni même presque leur sexe.
O Sibérie! comme ton climat doit être rigoureux pour anéantir à ce point toutes les vanités féminines!
Je me fis pardonner ma conduite; j’implorai la grâce de Constantin, et le lendemain nous glissions dans trois traîneaux différents à la file les uns des autres sur la route de Tumen, heureux de causer à chaque relai, riant des embarras des chefs de poste auxquels M. Pfaffius ne permettait aucune observation, supportant gaiement le froid ou la neige, ces deux ennemis avec lesquels en Sibérie il faut toujours lutter et dont on ne parle jamais.
On sait que la Russie n’a pas accepté les réformes apportées au calendrier par le pape Grégoire. Rester fidèle à ses traditions religieuses au point de rejeter l’application d’une démonstration mathématique, c’est pousser le parti pris jusqu’au sublime; c’est une abnégation plus méritoire en son genre que le martyre même, puisque c’est sacrifier volontairement la raison pour rester fidèle à une erreur. Un homme a démontré aux yeux de l’univers que deux et deux font quatre; mais cet homme n’appartenait pas à mon culte; je le nierai donc malgré tout: tel a été le langage de la Russie. Si l’adoption de cette vérité mathématique eût pu servir à la construction de mes canons, à la direction de mes vaisseaux, au rétablissement de mes finances, peut-être me fussé-je soumise au prix d’un ou deux paragraphes de mon Credo orthodoxe. Mais comme il importe peu à mes intérêts de me croire au 1er janvier, quand tout le monde date le 12, j’aime mieux paraître ne rien comprendre à une opération mathématique qu’adhérer, même en matière scientifique, à une vérité émanée de Rome.
Cette digression expliquera au lecteur comment notre petite caravane arrivant à Caméchlof en réalité le 6 janvier 1874, devait pourtant se croire par ordre supérieur au 25 décembre 1873, c’est-à-dire à la fête de la Nativité.
Nous arrivâmes dans cette petite ville au lever du jour. Nous étions tranquillement attablés pour prendre le thé, comme tout bon voyageur russe doit le faire à chaque relai, quand cinq ou six petits enfants entrèrent dans la chambre en chantant la naissance du Sauveur des hommes.
J’ai rarement vu une composition plus adorable que ce petit groupe de têtes blondes, célébrant avec la voix élevée et pure du premier âge la plus poétique des histoires. Est-il aussi un jour où l’on doive plus chanter! J’ai toujours pensé que, si Dieu écartait un instant pour nous le voile du surnaturel, nous verrions, le jour de Noël, passer dans les airs une quantité d’enfants autour desquels résonnerait une musique suave inspirant aux hommes la paix et la confiance. Les petits enfants qui nous surprirent de si bonne heure à Caméchlof me firent l’effet d’un essaim égaré de cette multitude céleste. Tout l’aurait prouvé, jusqu’à la brièveté de leur séjour auprès de nous. Il faut être d’une essence purement spirituelle pour annoncer en aussi peu de temps une aussi grande nouvelle.
Cette vision s’était à peine évanouie que nous vîmes arriver d’un autre côté, du côté de la terre cette fois, une femme accompagnée d’un jeune homme et d’une nourrice portant un tout petit enfant. «Ivan Michaëlovitch! s’écria Constantin. — Madame Nemptchinof!» dit madame Grant. Et là-dessus des poignées de main, des embrassades; nous étions de nouveau en pays de connaissance.
Cette madame Nemptchinof était la femme d’un marchand de thé de Kiachta qui, malgré une grossesse avancée, était allée voir une de ses filles en pension à Moscou; son fils l’avait accompagnée, et il lui était né pendant le voyage un petit enfant qu’elle ramenait à Kiachta.
Certes chez nous peu de femmes se seraient senties la force de faire un tel voyage, surtout dans de semblables conditions: en Russie, pareille entreprise ne semble pas extraordinaire.
Notre thé n’était pas terminé lorsqu’une seconde troupe d’enfants entra pour nous annoncer de nouveau la grande nouvelle. Je me souviens du désappointement de Xavier de Maistre quand, après avoir fait dans son expédition nocturne cinq ou six pages de réflexions sur une horloge qui sonne minuit, il en entend une autre qui, en retard sur la première, sonne à son tour cette heure des crimes, des extrêmes souffrances et des suprêmes bonheurs. Mon impression fut semblable à celle du grand écrivain, quand je vis ce nouveau groupe nous redire sur le même ton la même chanson que son devancier. Au lieu de considérer cette fois ces enfants comme de purs esprits, je ne remarquai que la saleté de leurs vêtements, la puanteur de leurs fourrures et l’expression niaise de leur visage.
Nous ne tardâmes pas à nous remettre en route.
Le cheval placé au milieu de la troïka sibérienne a toujours l’encolure surmontée d’un arceau qui sert de ressort pour écarter les deux brancards qu’une corde serrée tendrait au contraire à rapprocher. Le collier reposant par le bas sur cette corde et soutenu en haut par l’arceau ne pèse plus sur le cou du cheval, dont la fatigue est ainsi diminuée. Ce système d’attelage est réellement ingénieux. On suspend généralement à l’arceau cinq ou six clochettes dont le rôle principal est de rompre par leur tintement la monotonie d’un long voyage.
Notre départ de Caméchlof fut donc bruyant, grâce aux quatre traîneaux de notre caravane et à leurs nombreuses clochettes. M. Pfaffius et son domestique ouvraient la marche; puis dans un second traîneau suivaient madame Grant et miss Cömpbell. J’occupais avec Constantin le troisième traîneau, et enfin madame Nemptchinof et sa smalah terminaient la caravane dans un énorme traîneau fermé et attelé de quatre chevaux.
Cette partie du voyage fut, sinon la plus intéressante, au moins la plus agréable.
Le dîner que nous fîmes le soir, véritable gala de sept couverts, fut rempli de gaieté. Le menu, du reste, y prêtait largement. Nous produisîmes chacun nos réserves: du pain gelé, du caviar gelé, des confitures gelées, des saucissons qu’on n’aurait pas pu plier même contre le genou en employant toute sa force.
Qu’on se figure sans rire le tableau de sept pauvres affamés, ainsi attablés devant trente mets contre lesquels ils se casseraient infailliblement toutes les dents, s’ils n’avaient pas la patience d’attendre l’action de la chaleur. Peu à peu, à mesure que chaque aliment se ramollit, les figures s’épanouissent, et quand enfin la pointe d’un couteau a pu pénétrer quelque part, ce sont des cris de triomphe qui annoncent le commencement du repas.
Les sujets de conversation ne manquèrent pas non plus ce soir-là, et voilà vraiment une qualité charmante des Russes et d’un prix inestimable pour les étrangers; par la seule raison que j’étais là, on parla français et on ne parla que français.
Le jeune Nemptchinof, qui avait peu quitté Kiachta, était le moins ferré sur notre langue. D’ailleurs, possédant à fond le chinois et le mongol, il lui eût été bien permis d’ignorer les langues occidentales. Pour exprimer tout ce qui est contentement, satisfaction, agrément, il connaissait un seul mot: «très-gai», et il ne le prononçait qu’avec une grande difficulté. Son accent ajoutait encore à la bizarrerie de l’expression. «Si vous voulez bien m’apprendre l’anglais, disait-il, à miss Cömpbell, je serai très-gai.» Cette jeune fille surtout, sachant très-bien le français, épiait pour se divertir chaque phrase du jeune homme; mais avant la fin du repas il me sembla qu’elle ne regardait plus avec autant de joyeuse indifférence cette jeune tête si blonde, si langoureuse, si maladive et qui respirait tant de savoir et tant de volonté.
Les impressions à ce sujet furent, paraît-il, bien différentes, car, en remontant en traîneau, madame Grant me dit à l’oreille: «Je suis sûre que votre Constantin est amoureux de ma miss anglaise. Vous ne le déciderez jamais à passer par Omsk; je vois que vous serez des nôtres jusqu’à Irkoutsk. — Constantin et l’amour, lui répondis-je, me paraissent trop dissemblables pour pouvoir être jamais réunis. Il faudra bien en tout cas qu’il m’accompagne à Omsk. Vous ne serez pas pour cela privée d’un roman, car si j’ai bien vu, votre miss en regardant le jeune Ivan paraît aussi très-gaie; qu’en pensez-vous? — Nous verrons bien.» Le lendemain nous étions à Tumen.
Cette ville, comme presque toutes celles de l’empire, domine une rivière, la Toura, de toute la hauteur d’un grand coteau. Sa seule particularité est d’être bâtie au confluent d’une autre petite rivière qui est regardée ici comme un ruisseau, dont l’existence même est ignorée des géographes, mais qui n’en est pas moins large comme la Seine à Paris et qui a creusé dans la colline de Tumen une profonde déchirure pour atteindre la Toura où elle se perd.
On a construit un pont sur cette rivière, mais il est au fond du ravin. On n’a pas pris soin d’adoucir la pente très-roide des deux talus, de telle sorte que pour gravir le second de ces talus, il faut descendre le premier avec une extrême rapidité et garder son élan sur toute la longueur du pont.
Les traîneaux accomplissent au galop cette double opération. Quant aux passants, ils descendent ordinairement les talus autrement que sur les pieds et plus vite qu’ils ne voudraient. Les bestiaux, si lents d’ordinaire, dégringolent en quelques secondes comme dans le jeu des montagnes russes. Tout y prend une allure vertigineuse. La ville offre d’ailleurs peu d’intérêt. On y reconnaît seulement le voisinage de l’Orient: des bazars en plein air, malgré les rigueurs du climat, rappellent de loin ceux de Syrie ou d’Afrique.
Dans les cafés, des femmes se revêtent à certaines heures d’étoffes de soie et se mettent en devoir, tout en conservant leurs jupons sales, de chanter et de danser pour le plaisir des consommateurs.
On accepte en Afrique les beuglements des almées arabes par amour de la couleur locale et parce qu’on n’a pas autre chose à entendre; mais en Russie, le pays des mélodies suaves et mystiques, je ne comprends pas comment ces bohémiennes repoussantes osent élever la voix. Ceux qui ont vanté les bohémiennes de Pétersbourg et de Moscou n’ont pas eu absolument tort: là, elles sont civilisées, instruites et en quelque sorte dénationalisées. Mais à Tumen elles sont dans leur vrai milieu. J’ai eu le malheur de pénétrer dans un de ces intérieurs, mais je me suis empressé d’en sortir. J’ai retrouvé avec plaisir mes compagnons de voyage.
A la fin du repas du soir nous mangeâmes des fruits excellents, conservés par la gelée. Ce procédé de conservation est tout particulier à la Sibérie. Dès que les grands froids se font sentir, on expose ces fruits dehors et de préférence au nord, afin que le soleil ne puisse pas les atteindre: ils gèlent entièrement et se conservent ainsi comme la viande et comme tous les aliments de Sibérie en général.
Ces fruits gardent même leur saveur, malgré l’état solide par où ils ont passé. Quand on les sert, ils sont durs comme du bois; leur chute à terre produit le même son que celle d’un corps solide et résistant.
Peu à peu ils se ramollissent à la chaleur et reprennent leur forme primitive. J’ai mangé à Tumen une poire dont la maturité était trop avancée, mais dont la conservation par la gelée avait parfaitement réussi malgré cet état défavorable.
A Tumen s’arrêtent en été les bateaux à vapeur qui viennent de Tomsk par le Tom, l’Obi, le Tobol et la Toura. Cette ville est donc un grand entrepôt de marchandises. C’est, je pense, la raison de son existence, car elle n’a ni charme ni industrie.
CHAPITRE VIII
NOUVELLE SOLITUDE.
PERDITION SUR LA STEPPE DE OMSK.
Nous quittâmes Tumen vers huit heures du matin. Constantin, connaissant à fond les usages sibériens, avait placé dans le traîneau plusieurs bouteilles de vin de Champagne en prévision de ce qui allait se passer. La précaution était bonne mais, hélas! insuffisante.
Vider une bouteille de vin de Champagne est en Sibérie le plus grand luxe que l’on puisse déployer. Cela provient de son prix élevé et aussi du caprice de la mode, cette grande inconstante qui s’impose partout, malgré sa bêtise et souvent sa laideur. Un dîner, une fête, un anniversaire, une circonstance grave de la vie où on ne répandrait pas du vin de Champagne, seraient en Sibérie, dénués du condiment le plus nécessaire. Quand on dit, j’étais là, telle chose m’advint, il faut absolument que dans le souvenir se mêle du vin de Champagne.
Six heures environ après avoir quitté Tumen, nous arrivâmes au lieu de la séparation. M. Pfaffius, madame Grant et madame Nemptchinof allaient prendre la route de Tomsk, tandis que je me dirigerais un peu plus vers le Sud. Pour faire échouer ce projet, madame Grant avait tenté un stratagème qui faillit faire perdre la tête à Constantin. Afin de détourner celui-ci de condescendre à mes désirs, elle avait pris place dans le traîneau fermé de madame Nemptchinof; puis elle avait fait monter Ivan à côté de la jeune Anglaise: ces deux jeunes gens voyageaient ainsi côte à côte et en tête-à-tête. En les voyant ensemble, Constantin, qui décidément était amoureux, saisit une bouteille de vin de Champagne et coupant les fils de fer, dirigea le bouchon vers la figure de son rival que miss Cömpbell préserva à l’aide de son gros gant de fourrure: dès lors le feu commença. Je me demandai pendant le combat ce que nous ferions de cette quantité de vin débouché: heureusement nous en bûmes très-peu. Tous mes compagnons, selon la fastueuse habitude sibérienne, mirent pied à terre, et tenant chacun deux bouteilles dans leurs bras, dépassèrent mes chevaux de quelques pas. Puis ils répandirent dans la neige cette liqueur précieuse à l’endroit même où devaient glisser peu après les patins de mon traîneau. J’accomplis scrupuleusement la même cérémonie, en m’efforçant de ne pas rire, et je pris congé de cette aimable caravane, non sans lui avoir donné rendez-vous soit à Tomsk, soit à Irkoutsk, soit à Kiachta.
Quand nous partîmes chacun de notre côté, j’entendis encore quelques détonations de bouchons auxquelles je ne pus répondre qu’en déchargeant mon revolver, ce qui était beaucoup moins élégant; puis je distinguai quelques minutes encore le bruit des clochettes de leurs attelages; enfin tout s’évanouit. Constantin me regarda alors piteusement: le pauvre garçon comparait sans doute mentalement son tête-à-tête avec celui de son rival. J’employai tous mes soins à le consoler; mais que font les raisonnements les plus sages en pareil cas? Il eût volontiers jeté dix Mentors à la mer pour un regard de sa Calypso.
Ce qui me frappa tout d’abord sur cette route, ce fut l’absolue solitude. Les traîneaux de transport qui conduisent les marchandises chinoises et les produits de la Transbaïkalie à Nijni-Novgorod se gardent bien de passer par Omsk: ce serait faire un détour inutile. La rencontre d’un traîneau est donc, dans ces parages, chose extrêmement rare. La neige est même à peine suffisamment battue pour indiquer le chemin et pour faciliter la marche. On ressent une impression de désert, d’immensité, de silence. Peu à peu la végétation s’amoindrit, diminue, disparaît entièrement: on entre enfin dans les grandes steppes.
En été, la steppe est une immense prairie dont l’herbe crépue et nourrie repose le regard par sa teinte douce, et amortit les chocs par son épaisseur.
En hiver, c’est une surface rendue plane et blanche par la neige dont elle est recouverte. Malheureusement notre langue est encore ici insuffisante. Nous disons que la Beauce est un pays plat. Or, la steppe, quand elle porte son manteau de neige, n’est pas comme la Beauce; elle n’est pas non plus comme la Méditerranée par un temps calme, ni même comme le lit d’un fleuve. La surface de la steppe est scientifiquement plate, perpendiculaire au fil à plomb dans toutes ses parties. Comme pour compenser aux yeux de l’artiste une si désespérante monotonie, Dieu a réservé, il est vrai, à ce pays les plus beaux effets de lumière dont il ait daigné disposer en faveur de notre planète, et auxquels je reviendrai; mais, malgré soi, le cœur se serre quand on pénètre dans un pareil vide.
Nous avions dépassé Ischim le matin à neuf heures. Nous avions encore changé de chevaux le soir vers cinq heures; puis, la nuit s’était faite entièrement et, accablé de fatigue, je m’étais endormi. Tout à coup je suis réveillé en sursaut par un choc épouvantable qui avait aussi réveillé Constantin. Notre iemschik s’était égaré dans cette grande uniformité. L’absence de lune et la présence de lourds nuages de neige obscurcissant les étoiles en étaient la cause. Son amour-propre l’avait empêché de nous avouer immédiatement sa maladresse, et depuis trois heures déjà il errait au hasard dans l’espérance de retrouver son chemin, sans direction arrêtée et sans point de repère. La chute que nous venions de faire dans un pli de terrain caché sous la neige, le força à nous dire la vérité.
Constantin et moi nous sortîmes de nos couvertures et nous nous mîmes en devoir, munis de lanternes, de rechercher la route. En nous retournant, nous pouvions considérer notre traîneau et notre attelage qui, presque entièrement enfouis dans la neige, formaient de loin un tableau sinistre: du traîneau on ne voyait que la capote; et des chevaux, que leurs échines et leurs têtes.
Enfonçant nous-mêmes jusqu’à la ceinture, ne marchant qu’à grand’peine, ayant à lutter contre le vent qui soufflait violemment, contre la neige soulevée par le vent qui nous fouettait la figure et bornait notre vue à quelques pas, nous sentions nos efforts inutiles et nous revenions souvent au traîneau, pour reprendre haleine et recouvrer des forces.
Après une heure de ce pénible travail nous n’étions encore parvenus à aucun résultat: aucune trace par terre, aucun bruit dans l’air ne nous avait indiqué une direction favorable à suivre. La situation était vraiment critique, il fallait prendre un grand parti, nous nous y résignâmes. L’iemschik détela un des chevaux pour gagner rapidement un village dès qu’il aurait retrouvé le chemin, et s’éloigna tout d’abord à pied, tenant une lanterne d’une main et sa bête de l’autre, pour suivre les traces de notre récent passage.
Une fois livrés à nous-mêmes, Constantin et moi, dans ces ténèbres, dans cette solitude, les réflexions nous vinrent en foule. Nous peuplâmes ce désert de brigands qui, heureusement, ne parurent pas. Nous vîmes plusieurs fois passer en imagination des caravanes de Kirghiz, dont nous étions alors en réalité très-proches, et nous nous croyions emmenés prisonniers au fond de la Tartarie, dans des contrées encore insoumises. Nous vîmes aussi, mais cette fois pour tout de bon, cinq ou six bandes de loups qui rôdèrent autour des chevaux pour voir s’ils étaient morts, et qui se dispersèrent heureusement aux détonations de mon revolver de poche. Le premier coup ne fut pas exempt d’émotions, car ne prévoyant pas ce qui devait se passer, j’avais placé mon fusil dans ma malle, et en me servant de mon revolver, je sentais que je commençais une lutte à armes très-inégales.
De longues heures d’attente se passèrent ainsi, à la vérité plus longues que des jours, car notre rôle était passif, et tout notre espoir était dans un homme, qui pouvait s’attendre, à cause de son inhabileté, à être sévèrement châtié par nous à notre arrivée dans un village. Trouvant le temps très-long, commençant à douter de la fidélité de notre iemschik, et remarquant la petite quantité de provisions que nous avions emportées avec nous, je proposai à Constantin de suivre à pied les traces de notre cocher, et de tâcher de nous tirer nous-mêmes d’embarras.
Nous allions mettre ce projet à exécution quand, ô horreur! nous nous aperçûmes que l’ouragan, le chasse-neige avait été assez violent pour effacer toute empreinte; nous étions alors bien en détresse, bien isolés, bien véritablement perdus. «Attendons le jour, dis-je à Constantin, peut-être alors dans le lointain apercevrons-nous notre homme, qui lui-même, en ce moment, doit cesser toutes recherches.»
Il y avait une heure environ que nous nous étions replacés l’un à côté de l’autre dans le traîneau, lorsqu’il me sembla distinguer des cris à une distance éloignée. Je répondis, mais ma voix était trop faible et Constantin refusait de se joindre à moi. Peut-être avait-il déjà fait à Dieu ou à Miss Cömpbell le sacrifice de sa vie; mais non, c’était la peur qui lui fermait la bouche. Mon jeune compagnon pensait encore aux brigands et aux Kirghiz. Ce ne fut qu’après d’instantes prières qu’il se décida; alors ces voix, cette dernière lueur d’espoir, parurent se rapprocher; peu après nous hasardâmes quelques mots auxquels on répondit; puis nous reconnûmes enfin nos libérateurs, qui venaient en grand nombre et avec beaucoup de chevaux pour nous tirer d’affaire.
Comme le lecteur peut le penser, il y eut force cris de joie, on plaisanta beaucoup l’inhabileté de notre iemschik, que ses collègues tournaient en ridicule. Seuls les deux pauvres chevaux, qui étaient restés attelés au traîneau, payèrent cher cette aventure. Quand on voulut les retirer de leur trou, ils étaient tout roidis par le froid. Ils ne purent nous suivre, et Constantin comprit que ces hommes se décidaient à les abattre.
Le jour venait de paraître quand nous fîmes notre entrée dans le village. Tous les habitants, instruits du péril que nous avions couru, et placés devant leur porte afin de nous voir passer, s’inclinaient et se signaient par reconnaissance envers le grand saint Serge et la vierge de Kazan.
Notre voyage se continua toute la journée sans incident. La vue de ce grand désert de neige me faisait passer des frissons au souvenir de notre récente aventure. J’ai pensé depuis que, dans le cas où notre iemschik ne fût pas venu à notre secours, le seul point de repère que nous eussions peut-être eu pour nous conduire, c’eût été un cimetière. Dans la steppe, les terrains des morts seuls sont plantés et, à cause de cela, se voient d’extrêmement loin. On fait venir à grands frais des bouleaux de Krasnoiarsk, et cet amas de petits troncs blancs resplendissant au soleil devient un phare pour les voyageurs. Il donne aussi à ce lieu comme un air de fête, et fait naître plutôt des pensées d’espérance et de résurrection que de désespoir et de néant. Un cimetière dans la steppe, les jours de grand froid et de ciel pur, c’est un point qui se détache, plus lumineux encore, dans une immensité brillante.
Le lendemain matin, quand je me réveillai à la pointe du jour, je m’aperçus que nous étions arrêtés. J’ouvris la toile qui fermait par devant la capote du traîneau, je m’assurai que nous étions bien sur la route, et je me pris alors à sourire de notre situation, qui aurait pu faire le sujet d’une jolie caricature. Le paysage n’avait pas changé d’aspect, c’était toujours la steppe, la solitude, l’immobilité. Notre cocher, ayant placé sa tête entre nos provisions et le tablier du traîneau, dormait du plus profond sommeil. Les chevaux, ne se sentant plus poussés, s’étaient arrêtés et dormaient, je pense, aussi. Constantin, fatigué des émotions de la nuit précédente, dormait plus profondément encore. Je considérai un instant ce tableau représentant un traîneau en rapide allure pour un voyage de dix-huit cents lieues, et je réveillai Constantin; je le réveillai, Dieu m’en est témoin, le plus doucement que je pus. Il réveilla, lui, le cocher par de gros coups de poing sur la tête. Puis, le crescendo continuant, le cocher réveilla les chevaux d’une manière que je renonce à décrire. Que serait-il arrivé, bon Dieu! si les chevaux avaient eu eux-mêmes quelqu’un à secouer. En me renveloppant dans ma dacha, je pensai que bien des ordres donnés en vue du bien public doivent souvent ainsi changer de caractère en se transmettant du souverain au garde champêtre, et j’assistai à ces sublimes changements de lumière qui accompagnent toujours un lever de soleil dans une atmosphère sans nuage, et dont la neige de Sibérie aime à refléter les diverses teintes en les pâlissant un peu. Enfin, le 11 janvier, après un voyage dont le lecteur a pu apprécier les péripéties, nous fîmes notre entrée à Omsk, par un froid de quarante-cinq degrés, dont l’intensité ne diminua guère pendant tout le reste de mon séjour en Sibérie.
Beaucoup de géographes nomment à tort Tobolsk comme la capitale de la Sibérie: c’est à Irkoutsk que revient cet honneur. Tobolsk n’est même pas le siége d’un gouvernement, car c’est Omsk qui est la capitale de la Sibérie occidentale.
Je n’ai eu besoin que d’un très-court séjour à Omsk pour m’applaudir d’être passé par cette ville. Cette place forte, car c’en est une, est située au haut d’un petit coteau, sur les bords de l’Irtyche. La vue s’étend donc à l’aise sur cette large et belle rivière; puis, après l’Irtyche dont un petit mamelon marque la rive opposée, on aperçoit la steppe, la steppe à perte de vue à droite, à gauche et devant soi; la steppe qui, considérée ainsi d’en haut, n’est plus la grande uniformité dont j’ai parlé précédemment. La neige prend çà et là des teintes si différentes et si accentuées, et ces teintes se déplacent les unes par rapport aux autres si perpétuellement et avec tant d’art, que la steppe vue de Omsk est plus belle, plus variée, plus imposante que la mer. Un Français, dont j’ai déjà annoncé la rencontre au lecteur, et avec qui j’ai été souvent pendant de longues heures, sans m’en lasser, contempler ce spectacle, me contait que, pendant l’été, la steppe était plus attachante encore. L’herbe, me disait-il, prend souvent des teintes extrêmement foncées, presque noires; et il semble alors qu’au lieu d’une prairie on ait devant soi un gouffre immense s’ouvrant béant et insondable; puis, une heure après, suivant la position du soleil et l’état de l’atmosphère, on a sous les yeux une verdure indéfinie, image printanière qui fait oublier l’impression précédente, et rappelle la gaieté.
La steppe, pour les habitants de Omsk, c’est comme la montagne pour les montagnards, la mer pour les matelots, le désert pour les indigènes du Sahara, le ciel pour les voyageurs. Tous les matins on la consulte; c’est elle qui indique le temps, et par conséquent, décide les actions de la journée. A Omsk on aime la steppe: c’est elle qui nourrit les troupeaux et qui renferme les bêtes sauvages dont la chasse est, pour les habitants de cette contrée, le passe-temps favori. Les fêtes publiques se font sur la steppe; la promenade est en vue de la steppe. Aller sur la steppe ou la voir constitue en somme le fond de la vie des Omskois; et quand une fois, en effet, on a vu la steppe de Omsk, on comprend cette passion: moi-même, qui avais manqué y perdre la vie, et qui aurais voulu lui garder rancune, j’étais plus enthousiaste encore que les autres, et je ne m’arrachais qu’avec peine à la contemplation de ce beau spectacle.
La société dans les villes sibériennes se compose des fonctionnaires, qu’on appelle l’aristocratie, et des marchands ou des mineurs. A Omsk seulement se trouve un troisième élément; une véritable bourgeoisie, c’est-à-dire une classe d’hommes ayant fait fortune, ne cherchant pas à l’augmenter et employant leurs loisirs à s’amuser et à s’instruire.
Le premier de ces bourgeois à qui je fus présenté, m’ayant vanté le décret d’affranchissement des serfs, je lui parlai de ma conversation de Kazan avec le vieil aristocrate. «Ce monsieur ne vous a pas raconté, me dit-il, toutes les vexations que les seigneurs faisaient constamment endurer à leurs vassaux, les exactions dont ils se rendaient coupables. Il ne vous a pas dit que les serfs n’avaient jamais le droit de quitter le territoire de leur suzerain, quelques nombreux coups de bâton qu’ils aient pu y recevoir, et qu’en revanche, les suzerains jouaient souvent entre eux, sur un coup de dés, la propriété de cinq ou six familles. Il ne vous a pas dit que les seigneurs, devant chaque année à l’Empereur l’abandon d’un certain nombre de leurs vassaux, ils choisissaient naturellement parmi les moins vigoureux qui, malgré le mauvais état de leur santé, devenaient soldats pour la vie. Certainement, m’ajouta-t-il, nous ne jouissons pas encore d’une extrême liberté; nous ne pouvons pas quitter sans permission le territoire russe avant d’avoir satisfait à la loi du service militaire; nous ne pouvons changer ni de religion ni de patrie; mais au moins la situation est la même pour tous et la souveraineté de l’Empereur n’est pas à comparer à la suzeraineté vexatoire des seigneurs.»
Il faudra certainement une grande habileté au tzar pour opérer, sans secousse et sans ouvrir la porte aux révolutions, les réformes libérales nécessaires. Il y arrivera, je l’espère, grâce au fétichisme dont sa personne est entourée. Ce dont, peut-être, il ne se défie pas suffisamment, c’est de la puissance toujours croissante de la classe marchande qui a en main la grande fortune, qui est encore aujourd’hui dévouée à l’Empereur en haine de la noblesse, mais qui pourrait bien se tourner contre son bienfaiteur, dès qu’elle se sentirait suffisamment forte.
Un autre bourgeois de Omsk ne m’intéressa pas moins vivement: M. Kroupinikoff. Il était resté quinze ans au milieu des Kirghiz, comme fonctionnaire chargé d’une mission difficile.
Les Kirghiz, dont le territoire est soumis au tzar, n’en sont pas moins restés sauvages et désireux de recouvrer tôt ou tard leur indépendance nationale. Afin de les empêcher de se réunir en grand nombre, le gouvernement leur a assigné à chacun une zone d’où il leur est interdit de sortir sous peine de mort.
M. Kroupinikof devait s’assurer si chaque Kirghiz se trouvait bien dans les limites de son territoire respectif.
Il avait, pour remplir cette tâche, une escorte insuffisante: «La preuve, me dit-il, c’est qu’une fois, je fus attaqué par ces gens-là, fait prisonnier, et je ne sais ce qui serait advenu si je n’avais pu fuir, hélas! sans monture et presque sans provisions. Cette entreprise était peut-être plus périlleuse encore que le séjour chez les Kirghiz, dont le caractère, en somme, n’est pas féroce. Ce qu’ils haïssaient en moi, c’était le fonctionnaire et non pas l’homme.
»Pendant quinze jours et quinze nuits, je franchis la steppe à pied malgré la neige et malgré le froid. J’osais à peine toucher aux provisions que j’avais réussi à prendre avec moi, de peur d’en manquer totalement avant mon arrivée à Omsk. C’est à cette aventure que je dois la maladie dont vous me voyez tourmenté, et dont je n’espère plus me guérir.» Le pauvre homme avait en effet un tremblement nerveux par tout le corps, qui ne le laissait pas une minute en repos, et qui fatiguait à la longue ceux mêmes qui en étaient témoins.
«Si vous voulez, monsieur, m’ajouta-t-il fort aimablement, je vous conduirai à un campement de Kirghiz que je connais près d’ici; je serai heureux de faire avec vous une promenade qui me rappellera mes anciennes occupations.» J’acceptai avec enthousiasme, et le lendemain de bonne heure, nous partîmes ensemble en traîneau dans la direction du Sud.
Les Kirghiz faisaient partie autrefois de la grande famille mahométane, et habitaient sur les bords fleuris du Tigre et de l’Euphrate. On ignore à quelle époque et surtout à la suite de quel différend, ils furent défaits par les Turcs et relégués dans la grande steppe tartare. Bien des fois ils essayèrent, mais en vain, de reconquérir leur ancien territoire. On cite particulièrement une expédition de Kirghiz qui parvint jusqu’à Taschkent en 1738.
Müller nous apprend quelques-unes des institutions de ce peuple, pendant la période qui précéda leur soumission définitive aux Russes. Quand la guerre était déclarée, le chef désignait nominativement ceux qui devaient partir, et leur assignait la quantité d’armes et de chevaux qu’ils devaient fournir à l’armée.
Les jugements étaient rendus par une assemblée de vieillards. Celui qui s’était rendu coupable d’un meurtre subissait d’abord les peines qui lui étaient assignées par le tribunal, puis il était livré aux parents de sa victime, qui étaient libres de le tuer ou de le garder comme esclave. Dans ce dernier cas, l’assassin devait fournir à ses maîtres cent chevaux et deux chameaux, en pouvant à sa guise remplacer chaque cheval par cinq moutons ou brebis.
Si l’assassinat avait été commis sur une femme ou sur un enfant, les parents de la victime n’avaient plus alors droit de vie et de mort sur le coupable, et l’amende était réduite de moitié. Le crime de viol était assimilé à ce dernier cas et puni de la même manière.
Les Kirghiz[8] ont encore aujourd’hui un grand nombre de magiciens, aux révélations desquels ils croient plus ou moins, suivant le mode que ces magiciens emploient pour rendre leurs augures.
[8] Pallas.
Les uns font leurs prédictions avec des livres, sans recourir aux astres.
D’autres se servent de l’omoplate d’une brebis. Il est absolument nécessaire que cet os ait été dépouillé avec un couteau, et que personne n’y ait porté les dents, sans quoi, il n’aurait pas de vertu. Lorsqu’on fait une demande à l’un de ces devins, il pose cette omoplate sur le feu, et formule ses prédictions d’après les rayons ou fentes que l’ardeur du feu occasionne sur la partie unie de cet os. Ces devins prétendent, à l’aide de leur science, pouvoir déterminer à quel éloignement se trouve une personne qui est absente.
«Les Kirghiz appellent la troisième classe des magiciens, Bakscha. Pour en obtenir une réponse, il faut leur donner un cheval, un mouton et un bouc. Le magicien commence par entonner des cantiques, en jouant d’un tambour garni d’anneaux; il joue de cet instrument en faisant des sauts et des contorsions pendant une demi-heure. Il fait ensuite avancer une brebis, l’égorge, reçoit le sang dans un vase fabriqué pour cet usage, prend la peau pour lui, et distribue la chair aux spectateurs, qui la mangent. Il prend ensuite les os, les teint en rouge ou en bleu, et les jette à l’ouest. Il verse le sang du même côté, recommence ses contorsions, et répond quelque temps après à la demande qui lui a été faite. Une quatrième classe de devins est appelée Kamtscha. Ils tirent leurs augures de la couleur de la flamme qui s’élève du beurre ou de la graisse qu’ils jettent dans le feu. On fait peu de cas de cette dernière classe.»
Il y avait deux heures environ que je voyageais en tête-à-tête avec M. Kroupinikoff, quand j’aperçus trois tentes faites de pieux piqués à côté les uns des autres et recouverts de feutre. Comme nous avions été signalés depuis longtemps, le chef de la famille nous attendait devant son campement. Cet homme était d’une haute stature; son visage était empreint de fierté, et son accoutrement, composé en grande partie de trophées de chasse, était vraiment pittoresque. Sa coiffure se composait d’un capuchon en laine rouge, surmonté d’une tête de loup empaillée, dont les oreilles, se dressant en avant, semblaient plutôt appartenir à l’homme. Ses épaules étaient aussi couvertes d’une chemise rouge et de fourrures de loup. A sa ceinture pendait, comme à celle des Écossais, une poche en peau de cerf blanc du désert. Ses jambes étaient entortillées dans des peaux de différentes couleurs; les semelles de ses chaussures étaient faites de pailles tressées, et ses pieds disparaissaient en partie sous des guêtres de cuir, s’élargissant par le bas comme les pantalons mexicains. A l’exemple des anciens barbares, cet homme portait à la fois sur lui ses armes de guerre et ses armes de chasse. Il avait un arc sur l’épaule, des flèches en bandoulière, un faucon sur le poing et à la ceinture un énorme casse-tête. Cette arme lui servait à abattre les loups; quand, véritable centaure, il les avait atteints, grâce à la vitesse de son cheval. Près de là était un lévrier dont on ne trouve, paraît-il, l’espèce que chez ces peuplades sauvages. Ces lévriers ont le poil ras sur tout le corps, excepté sur les oreilles où il est au contraire démesurément long. En voyant celui-là, je crus d’abord qu’il avait été tondu par les Kirghiz, qui ont pour ces lévriers la plus tendre sollicitude; mais M. Kroupinikoff m’assura le contraire, et j’en eus plus tard des preuves incontestables. Ces lévriers sont aussi, m’a-t-on dit, plus rapides et plus intelligents que leurs pareils d’Écosse ou de Syrie. Excepté, du reste, cette particularité des poils longs sur les oreilles, qui nuit à leur beauté, ces animaux sont d’une élégance vraiment exceptionnelle.
Les Kirghiz sont mahométans, les femmes de cette tribu s’étaient donc cachées dans les tentes pour se dérober à nos regards. M. Kroupinikof ne voulut pas déplaire au chef en me faisant pénétrer dans les tentes, et préféra lui demander de me montrer comment il chassait le loup au casse-tête.
En un instant cet homme fut à cheval et il exécuta devant nous une fantasia, qui aurait fait honte même à des Arabes, s’ils en avaient été témoins; aux allures les plus rapides, il se couchait sur son cheval, se dissimulait derrière l’encolure, se baissant assez pour frapper la neige de son casse-tête. Parfois, s’accrochant à je ne sais quelle partie du harnachement, il nous paraissait être complétement sous le ventre de sa monture.
Cette figure sauvage entourée d’étoffes rouges, ces oreilles de fauve, ce souple animal se tordant sur un cheval affolé, offraient un spectacle intéressant et fantastique. Nous dîmes adieu à ce fils de Gengis-Khan, et nous revînmes à Omsk, l’esprit tout rempli de cette vision bizarre.
J’en fus distrait par un divertissement particulier à cette ville, auquel je pris grand plaisir. Ce divertissement n’a lieu que pendant les trois premiers jours de l’année. Il consiste à aller rendre visite à ses amis en costume travesti et le visage couvert d’un masque, de telle sorte qu’on ne puisse pas être reconnu par les personnes chez qui l’on va. Souvent, pour donner plus de piquant à ce plaisir, des familles changent mutuellement de demeure, se masquent aussi, et alors visiteurs et visités se trouvent également mystifiés. Généralement ces réunions se passent en danse et en goûter. La société de Omsk est trop restreinte, pour que les intrigues puissent y trouver une place importante, et trop strictement délimitée, pour qu’une pareille habitude puisse engendrer de graves inconvénients; mais il n’en est pas moins vrai que pendant ces trois jours, il y a peu de villes au monde où les rires éclatent aussi nombreux et aussi francs, que dans ce centre privilégié de la grande steppe tartare.
CHAPITRE IX
DU FROID SUR LA ROUTE DE TOMSK.
Je quittai Omsk le 17 janvier, à une heure de l’après-midi. Ce jour-là le froid était très-intense; le thermomètre marquait près de cinquante degrés. A peine si je pouvais entr’ouvrir de temps en temps mon bachlique, pour jouir des beaux effets de lumière qui accompagnent toujours une pareille température.
La neige, par un effet d’optique que je ne saurais expliquer, présentait des reflets foncés presque noirs; et de nombreux petits cristaux, réfléchissant les rayons du soleil, brillaient au contraire d’un tel éclat qu’on eût cru voir une poussière de diamant dans un écrin de velours. Au bout de quelques heures, nous entrâmes dans une partie de la steppe appelée les grandes herbes, à cause des herbes qui poussent en effet abondamment dans cette contrée et à une grande hauteur.
Quand je les vis, elles étaient recouvertes par le froid d’un givre épais. Vers le soir, elles reçurent directement la lumière du soleil qui disparaissait à l’horizon, et devinrent d’un blanc éclatant. La neige de la terre se plaisant à refléter, selon son habitude, la couleur du ciel, prit au contraire une teinte bleu foncé.
Cette nature, parée ainsi exclusivement des deux couleurs de la Vierge, semblait prête à chanter un hymne sublime en l’honneur de la mère de Dieu. Ce bel effet ne dura malheureusement que peu d’instants. Le soleil dépassa l’horizon; la lueur vague du crépuscule se répandit sur cette plaine immense; puis une aurore boréale vint colorer tout en rouge.
Je ne finirais pas si je voulais décrire toutes les teintes sous lesquelles j’ai vu la Sibérie. Quand le froid est très-intense, il se produit des jeux de lumière que l’art ne saurait inventer. Précisément, pendant ces belles transformations dont je viens de parler, la vapeur d’eau de l’atmosphère gela. Je vis alors une quantité innombrable de cristaux imperceptibles voltiger dans l’air. Ils brillaient au soleil, et formaient des arcs-en-ciel sur plusieurs plans. Leurs nuances ressortaient peut-être plus suaves et plus mystiques sur ce ciel bleu si pur, que sur les fonds sombres où nous les voyons d’ordinaire en France.
Un froid aussi intense n’est pas exempt d’inconvénients, pour les pauvres humains qui osent l’affronter. Tout le voisinage du nez et de la bouche disparaît en quelques minutes sous une glace épaisse formée par la vapeur de la respiration. Il faut, de temps en temps, détacher ces glaçons, et cette opération cause une vraie souffrance.
Pour pouvoir, la nuit, se livrer au sommeil, les voyageurs sibériens ont l’habitude de mouiller leur bachlique, qui se durcit par l’effet de la gelée, et offre ainsi un obstacle solide à quelques centimètres de la figure. La respiration va alors se figer contre ce mur improvisé. Malgré ces précautions, lorsque je me réveillais le matin, de petits glaçons réunissaient toujours mes paupières l’une à l’autre, et m’empêchaient d’ouvrir les yeux. Je devais dégeler mes cils entre les doigts pour parvenir à voir le jour.
Un autre effet bizarre d’un froid aussi intense peut se constater le matin, en entrant dans un village à l’heure où on allume le feu dans chaque maison. La fumée, en sortant de la cheminée, monte droit vers le ciel; puis, rencontrant une couche d’air devenue trop dense pour qu’elle puisse y pénétrer, elle s’y heurte comme contre un plafond. Elle s’étend alors en une nappe épaisse, qui devient un nuage protecteur du froid pour tout le village.
Entre Kolivan et Diorosno, petites villes qui sont situées en face l’une de l’autre sur les deux côtés de la vallée de l’Obi, le télégraphe qui va jusqu’à Kiachta est placé sous terre, dans un appareil semblable à celui des câbles sous-marins. On a eu recours à cet expédient, à cause des inondations qui eussent fréquemment jeté bas les poteaux et coupé les fils.
L’Obi gèle à la manière de l’Oka; les boursouflures de la glace sont telles qu’il est impossible de s’y croire sur le lit d’un fleuve; il y a de véritables côtes à monter ou à descendre.
Nous arrivâmes à Diorosno à huit heures du matin, le jour de la fête du Baptême de Jésus-Christ. Un trou avait été pratiqué dans la glace sur le lit de la rivière, et l’on pouvait voir, sous une couche solide d’un mètre environ, l’Obi couler vers le nord, et sembler se moquer du froid, qui peut se figurer bonnement à la surface avoir arrêté son cours. Le clergé du village, suivi d’une foule nombreuse, vint en grande pompe jusqu’à ce trou pour bénir l’eau du fleuve. Quand la cérémonie fut achevée, tous les habitants s’approchèrent avec des seaux, des vases, des récipients de toutes sortes pour emporter dans leur demeure de l’eau nouvellement bénite. Quand tous eurent pris la quantité qu’ils désiraient, trois ou quatre fanatiques, en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, ôtèrent leurs vêtements, se plongèrent dans l’eau glacée, se rhabillèrent, et coururent chez eux se réchauffer à la chaleur du foyer. Ces gens regardent comme un miracle de ne pas mourir après avoir commis une pareille imprudence; je crois que la brièveté du bain et la réaction qu’ils provoquent ensuite par une course effrénée y sont bien aussi pour quelque chose.
Après avoir passé l’Obi, nous entrâmes dans un pays d’un aspect extraordinaire; il était encore plat, mais incliné, et son inclinaison se perpétuait, constante et indéfinie, jusqu’à l’horizon. Je crois que la grosseur des fleuves en Sibérie provient d’abord de l’immensité de leurs bassins, mais aussi de ces inclinaisons prolongées qui doivent faciliter l’écoulement des eaux. Quoi qu’il en soit, ce pays est étrange, il étonne; et au premier abord il donne l’impression du vertige, quand on glisse de haut en bas principalement. Bien que la pente ne soit pas très-roide, on se demande vers quel abîme on est ainsi entraîné, la terre semble bientôt devoir manquer sous vos pas; on cherche un point d’appui, et comme rien ne s’offre à saisir à cause du manque de végétation, on sent en soi, plus excessive encore, cette impression bizarre.
Trois jours après notre départ de Omsk, nous éprouvâmes, vers cinq heures du matin, de forts soubresauts, causés par les glaçons du Tom que nous franchissions non sans peine, et qui annonçaient l’approche de la ville de Tomsk. C’est toujours un grand soulagement, en Sibérie, que de se sentir arrivé. Je pris la résolution de séjourner un peu dans cette ville, quand je vis le confortable relatif de l’hôtel.
La chambre qu’on me donna ne contenait, pas plus qu’ailleurs, ce qui constitue chez nous un ameublement, mais elle était éclairée par quatre grandes fenêtres et bien balayée. J’ouvris alors toutes mes malles, et je demandai à Constantin de vouloir bien séjourner un peu dans ce centre, relativement important, du commerce sibérien.
La ville est divisée en deux parties: la ville basse, située dans la vallée du Tom, et la ville haute, piquée sur la colline qui longe la rive droite de cette rivière. Dans la première se trouvent le mouvement des affaires, les bazars, les entrepôts. La seconde se compose au contraire d’habitations élégantes, au moins pour le pays, demeures de ceux qui ont acquis une grosse fortune, ou qui sont en voie de l’acquérir.
Pour bien comprendre la nature du commerce de Tomsk et son importance, il faut avoir été témoin, d’une part, du far niente qu’affectionnent les habitants de la Sibérie occidentale dont j’ai parlé; puis connaître la passion indescriptible qu’apportent, d’autre part, les Sibériens orientaux à la recherche des mines d’or et à leur exploitation. A Irkoutsk, le centre de cette seconde partie de la Sibérie, le terrain est fertile, mais on n’y cultive pas un grain de blé; la ville est située au confluent de trois rivières, et cependant on n’y pêche pas un poisson; quoiqu’il y ait, dans les environs, des mines de fer, de la terre exceptionnellement favorable à la fabrication de la porcelaine, tous les matériaux de construction sont envoyés de l’Oural, tous les ustensiles de ménage, de Moscou et même de Pétersbourg.
Les habitants de Tomsk profitent du sommeil des Occidentaux, de la fièvre d’or des Orientaux, et se font les grainetiers, les marchands de fourrages, les bouchers, et, chose incroyable, les marchands de poisson de la presque totalité de la Sibérie! La distance énorme qui sépare Tomsk des centres importants dont j’ai parlé pourrait faire douter d’une pareille affirmation; mais ce commerce est rendu possible par les effets curieux d’un froid extrême sur les aliments.
Je demandai un jour par curiosité, en mangeant une gelinotte, depuis combien de temps cet oiseau était tué. On me répondit, pour atténuer ma répugnance de Français: «Il n’y a pas plus de deux mois.» Pour le bœuf, on prend moins de précautions encore: presque tous les bouchers tuent au commencement des froids leur provision pour l’hiver. Aucune viande ne peut s’altérer sous une pareille température. Il en est de même des poissons, qui deviennent tellement solides, qu’on en voit sur les marchés appuyés contre les murs, se tenant droits sur le bout de leur queue, malgré leur longueur et malgré leur poids.
Le climat de Sibérie a aussi ses effets curieux sur la pousse des céréales: on fait les semailles au commencement de mai, et on récolte, comme chez nous, en juillet.
D’ailleurs, il paraît que les phénomènes du printemps, en général, se font sentir beaucoup plus rapidement sur la nature de Sibérie que sur la nôtre. On peut constater du jour au lendemain de sensibles différences dans l’épanouissement des feuilles et dans la pousse des arbres. Cela provient certainement de la vigueur d’une séve longtemps captive sous la neige, et aussi de la longueur des jours, qui ne permet guère au sol de se refroidir et d’entraver les progrès constants de l’essor printanier.
Les habitants de Tomsk, par cela même qu’ils sont occupés, et surtout aux travaux des champs, ont conservé plus scrupuleusement qu’ailleurs les anciens usages sibériens. Je n’en citerai que quelques-uns. Dans toutes les maisons et dans toutes les chambres brille une image pieuse, devant laquelle brûlent une ou plusieurs lampes, suivant les jours ou les solennités religieuses. Quand un visiteur se présente, il s’incline deux ou trois fois en se signant devant l’image; puis, après seulement, adresse à l’hôte un salut, qui varie d’après l’occupation de celui-ci. S’il mange, on lui dit: «Thé et sucre.» Cela signifie: «Je vous souhaite de pouvoir mettre du sucre dans votre thé.» Ce luxe, là-bas, n’est pas donné à tout le monde. On dit, en quittant la chambre: «Demeurez en paix!» Quand les Tomskois entrent dans une boutique, ils débitent une formule dont le sens est celui-ci: «Je vous souhaite de conclure avec moi un marché tout à votre avantage.»
C’est à Tomsk que, pendant l’été, les marchandises chinoises et transbaïkaliennes sont déchargées des voitures de transport, pour être placées sur des bateaux à vapeur qui se rendent ensuite à Tumen: c’est encore là une des causes de la richesse de cette ville.
Tomsk est, paraît-il, un des points les plus froids de toute la Sibérie. On y a vu, certains hivers, le thermomètre descendre et même séjourner à cinquante-cinq et cinquante-huit degrés. Quand je m’y trouvai, la température, au contraire, fut moins rigoureuse que pendant mon séjour à Omsk. Une neige abondante tomba même pendant quelques jours et m’invita à garder la chambre, ce que je fis sans grands efforts, après les nombreux jours et les longues nuits que je venais de passer dehors.
Un soir seulement, obéissant à je ne sais quel caprice, je sortis à pied, seul, et j’allai rêver sur les bords de la rivière. La nuit était profonde. Des nuages lourds voilaient les étoiles. La terre seulement paraissait éclairée, à cause du blanc de la neige, et surtout de la neige nouvelle qui était tombée dans la journée. Sur le Tom, il n’y avait pas une surface unie, et je m’expliquai les soubresauts que nous avions éprouvés en traversant cette rivière: des glaçons surmontaient d’autres glaçons, parfois à une grande hauteur, élevant leurs arêtes vers le ciel, comme si, pressés dans une violente étreinte, ils avaient lutté jusqu’au bout pour chercher à se faire jour. On eût dit le résultat d’un gigantesque combat: combat terrible entre deux forces de la nature, l’une visible et vaincue, l’autre invisible et victorieuse, entre le fleuve et le froid. Cependant tout était immobile et tout était silencieux.
C’était comme le pâle visage d’un mort sur lequel on distinguerait encore les convulsions de l’agonie. La nuit était trop sombre pour permettre d’apercevoir l’autre rive du large fleuve, et tout ce blanc se perdait dans le vague. Cette vue me glaça. Pour la première fois, je me sentis loin; loin de ma patrie, loin de mes amis. La pensée de reprendre le traîneau par ce froid, par cette obscurité, me fit presque peur. Lutter contre une force qui avait arrêté ce fleuve me semblait une démence. C’était bien véritablement là un tableau de l’extrême Nord que j’étais venu chercher en Sibérie. Bien que satisfait dans ma passion de touriste, je rentrai chez moi écrasé par cette nature, et il fallut tout le brillant soleil du lendemain pour distraire ma pensée et me faire songer au départ.
Une particularité que je tiens à signaler à propos de Tomsk, c’est la quantité de domestiques coréens et coréennes que l’on y rencontre. J’en demandai la raison au gouverneur, qui me répondit que beaucoup d’indigènes de cette presqu’île se réfugiaient chez les Russes pour échapper aux lois sévères de leur patrie. Ils savent, ajouta-t-il, qu’ils seront bien reçus sur notre territoire, car nous avons déjà le protectorat de leur pays.
Cette dernière affirmation peut donner beaucoup à réfléchir. On sait que la Corée n’est que tributaire de la Chine. Le souverain de cette contrée est opposé aux Européens, auxquels non-seulement il ne laisse faire aucun établissement sur son territoire, mais qu’il persécute souvent avec une extrême cruauté. La conquête de la Corée par les Russes, conquête imminente, d’après le gouverneur de Tomsk, pourrait donc apporter des modifications considérables dans nos comptoirs de l’extrême Orient. Ce serait un grand pas fait vers la conversion complète aux idées modernes de la Chine et du Japon.
CHAPITRE X
LE GOUVERNEMENT DE L’IÉNISSÉIK ET KRASNOIARSK.
Je quittai Tomsk le 26 janvier. L’aspect de la route ne diffère pas d’abord de celui que j’avais vu précédemment.
Dans les villages seulement, certaines particularités montrent l’éloignement de toute civilisation et de toute industrie. Les pauvres habitants, au lieu de se protéger par des vitres à leurs fenêtres, ce qui coûterait fort cher, bouchent les ouvertures avec la peau de leurs moutons. On peut s’imaginer la petite quantité de jour qui pénètre par là dans les intérieurs, et combien triste doit être la vie de ces pauvres gens.
Les maisons sont élevées sans aucune fondation. Or, comme les poutres dont elles sont formées sont fortement liées ensemble, quand un tassement a lieu par suite de dépression de terrain, généralement à cause de la fonte des neiges, au lieu de s’abattre en se désagrégeant, la maison tout entière penche simplement d’un côté. Ses habitants ne cherchent pas ordinairement à la remettre d’aplomb. Il en résulte que le plancher des chambres, à l’intérieur, est parfois tellement incliné, qu’on ne peut le gravir sans efforts. Cet accident, très-fréquent dans cette partie de la Sibérie, donne aux villages une physionomie lamentable: les toits se rapprochent ou s’éloignent les uns des autres; ici, le premier étage est à fleur de terre; plus loin, le rez-de-chaussée est devenu premier étage. On dirait voir les suites d’un tremblement de terre, d’un typhon, d’un fléau de la nature.
Le lendemain de notre départ de Tomsk, nous entrâmes dans une grande forêt de bouleaux qui recouvre toute la région centrale de la Sibérie. Ces arbres, qui chez nous restent petits, et que nous regardons comme un des plus beaux ornements de nos taillis, prennent là-bas des proportions gigantesques, au détriment, je dois le dire, de leur grâce et de leur beauté. En vieillissant, leurs troncs perdent la blancheur éclatante que nous leur connaissons, et paraissent sales à côté de la neige; puis, dans la décrépitude, ils noircissent complétement. La seule particularité de ces forêts, c’est de n’avoir jamais été exploitées. Une quantité aussi énorme d’arbres mourant de vieillesse est chose inconnue en France. De gros troncs gisent à terre; d’autres, penchés, annoncent leur fin prochaine; beaucoup, coupés en deux, attestent une mort violente. D’énormes oiseaux noirs ou bleu foncé, connus généralement sous le nom de coqs des bois, dorment sur les branches de ces arbres séculaires; de grands hiboux tout blancs tournent leurs faces plates du côté de la route, et, sans bouger, regardent passer les voyageurs. Là, certainement, plus que partout ailleurs, le fantastique règne en souverain maître et sans le secours d’une grande imagination.
Nous cheminâmes longtemps dans cette forêt, au milieu du silence de cette nature sauvage, que nous ne rompions guère, mon compagnon et moi, en dehors des temps d’arrêt. Lui pensait à l’avenir, à ses parents qu’il allait bientôt revoir, à miss Cömpbell qui nous avait précédés sur cette route; moi, je pensais au passé, à la longue distance que j’avais déjà parcourue dans mon traîneau; ou plutôt, à vrai dire, mon esprit voyageait dans le vague, sans s’arrêter sur rien, sous l’influence, probablement, des grandes steppes que je venais de traverser, dans lesquelles le regard s’enfonce indéfini et sans point de repère.
Peu à peu le sol devint mamelonné, puis de petits coteaux se formèrent: nous entrions enfin dans un pays accidenté.
Il faut savoir ce qu’est une longue privation d’une bonne chose, pour pouvoir apprécier la fin de cette privation. Depuis l’Oural, j’avais parcouru de six à sept cents lieues dans une contrée absolument plate, offrant, il est vrai, parfois à l’œil des effets de lumière particuliers, mais ne se présentant jamais, selon l’expression reçue, comme une nature parlante. Pendant les deux jours qui précédèrent mon arrivée à Krasnoiarsk, je vis des collines aux pentes parfois douces, parfois heurtées; des rochers à pic surplombant des vallées qui me semblaient profondes. Mon regard put enfin s’arrêter sur quelque chose: être ébloui à droite par le reflet des rayons du soleil sur une neige inclinée, ou s’enfoncer à gauche dans des ombres épaisses. En un mot, la monotonie cessait; aux fatigues du voyage se joignaient enfin les charmes de la locomotion, c’est-à-dire les transformations perpétuelles et toujours variées d’une nature pittoresque. A l’aspect de cette nature, je compris combien morne et triste était celle qui avait précédé. Je pensai aux pauvres habitants de Omsk, qui aiment à plonger si souvent leurs regards dans la steppe. Ce n’est pas par amour pour cette immensité, je le sentis alors, mais, sans qu’ils le comprennent, dans l’espérance instinctive d’apercevoir à l’horizon autre chose que cette éternelle uniformité.
En se rapprochant de Krasnoiarsk, les collines s’élèvent de plus en plus, et deviennent même, aux environs de la ville, de véritables montagnes. Nous fîmes notre entrée dans cette capitale du gouvernement de l’Iénisséik, le 29 janvier, à trois heures du soir.
Comme le jour allait finir, je sortis immédiatement, et pus contempler dès mon arrivée la position pittoresque de Krasnoiarsk. Elle est bâtie sur les bords de l’Iénisséi, qui serpente entre deux montagnes très-élevées, et dont les flancs escarpés font paraître plus profonde encore la vallée qui les sépare. Une de ces montagnes subit tout d’un coup une énorme dépression, et c’est dans cette échancrure qu’est bâtie la ville.
Ma première impression sur Krasnoiarsk fut donc favorable. Les habitants de cette ville, ayant à considérer une belle nature, devaient être plus gais et plus inventifs que ceux des villes par lesquelles je venais de passer. Mon attente, en cela, ne fut nullement déçue; pourtant la société de Krasnoiarsk aurait toute raison d’être sérieuse et peu hospitalière: elle se compose de quelques chercheurs d’or, auxquels il semble que toute autre chose qu’un lingot doit paraître futile, et surtout d’exilés polonais.
Je ne portai mes lettres de recommandation que le lendemain. Pendant la nuit, un bruit étrange et continuel m’empêcha de dormir. C’était le bruit strident et accentué du choc de deux métaux. Les coups se répétaient à des intervalles très-rapprochés, et successivement tout autour de la maison. Les mille conjectures par lesquelles je tâchais de m’expliquer une pareille aventure contribuaient aussi à me tenir éveillé. Les Sibériens ont emprunté aux Chinois l’habitude bizarre de faire ainsi, toute la nuit, du bruit chez eux pour avertir les voleurs qu’on veille, et que s’ils entrent ils seront découverts. Heureux voleurs, qui savent ainsi à quelle place est le protecteur de la maison! Pauvres Sibériens, qui se brisent le tympan et se privent de sommeil, pour faciliter les tentatives des malfaiteurs!
Ma première visite, à Krasnoiarsk, fut chez un savant, M. Lovatine, qui possède trois collections remarquables. D’abord une collection d’objets en pierre, fabriqués par les Sibériens des temps préhistoriques. Ces objets sont absolument pareils à tous ceux de ce genre que j’ai vus en Europe et dans les autres parties du monde. M. Lovatine était passionné pour cette science. Je le voyais rempli de satisfaction en me montrant ces petits couteaux en pierre, ces petites lances, ces petits anneaux, tous ces petits cailloux qui, pour lui, avaient autrefois servi aux usages de l’homme, et qui servaient maintenant, — voilà quelle était, à mon sens, leur utilité plus certaine, — au bonheur de cet aimable savant. Gardons-nous bien, nous autres profanes, de critiquer de si précieuses études! Bénie soit la rêverie qui fait de pareils heureux!
A côté de sa collection d’objets préhistoriques, M. Lovatine en possédait aussi une de numismatique, sur laquelle il me donna des explications intéressantes. Je citerai entre autres une médaille frappée sous Pierre le Grand, et dont la possession exemptait d’adopter la coupe de barbe réglementairement prescrite à tous ses sujets par le grand réformateur. L’empereur faisait payer cette médaille très-cher, parce que, en vrai despote, il n’aimait pas qu’on voulût se soustraire à ses ordres; et puis, en somme, c’était imposer le luxe. Sa forme est assez bizarre: elle est échancrée d’un côté, à la manière des plats à barbe.
La troisième collection de M. Lovatine est une collection géologique: pour la Sibérie, elle n’est pas extraordinaire, ce pays contenant très-abondamment des minerais de toute sorte; mais devant cette collection, ce savant m’exposa une théorie gouvernementale d’après les zones terrestres qui ne manquait pas d’originalité: «Plus on s’avance dans le Midi, me dit-il, plus les esprits sont chauds, turbulents et, par conséquent, difficiles à gouverner. Donc, il faudrait dans le Midi un gouvernement despotique: notre tzar devrait régner sur l’équateur. — Parlez plus bas, mon jeune savant, vous devenez conspirateur. — Par contre, m’ajouta-t-il, on refoulerait la Commune dans les régions du pôle. — En cela, lui dis-je, je partage entièrement votre avis, à une condition pourtant: c’est que, lorsque la Commune serait reléguée dans ces régions, on défendrait à tout hardi navigateur d’aller l’y dénicher. — Et alors ici, me dit-il avec un bon sourire, nous aurions un gouvernement constitutionnel. — Brave homme! m’écriai-je, profond théoricien! comme cette préférence prouve ton honnêteté! Mais, en politique, la raison est souvent trompée par le raisonnement; rien n’est moins possible que l’application de certaines belles théories. Le centre gauche, dont tu me sembles faire partie, est certainement composé d’hommes de bonne volonté. Mais, crois-moi, si, d’après l’Évangile, ces hommes sont sûrs d’avoir la paix, ils ne savent malheureusement pas toujours la procurer aux pays qu’ils régissent.»
On danse beaucoup, en Sibérie; les bals y sont nombreux et fort élégants; mais il est rare qu’ils aient lieu dans les maisons particulières. Dans chaque ville, il y a généralement deux clubs, le club de la noblesse et celui des marchands, où l’on invite ses amis à venir passer la soirée, suivant que l’on fait partie de la noblesse, c’est-à-dire, en Sibérie, du fonctionnarisme, ou bien de la classe commerçante.
Le lendemain de mon arrivée à Krasnoiarsk, je me rendis à un bal au club de la noblesse. Comme les fonctionnaires sont peu nombreux dans cette ville, on avait invité quelques marchands, et surtout des déportés polonais. Un bal de déportés, cela semble une dissonance; mais il serait erroné de s’imaginer que les Polonais exilés en Sibérie soient maintenant tous maltraités et passent leur vie à pleurer leur patrie absente. C’est en parlant d’Irkoutsk que je m’étendrai plus longuement sur le sort des Polonais en Sibérie: je dirai à présent que les exilés à Krasnoiarsk sont presque tous des gens de la bonne société. Leurs opinions politiques, comme celles de tous les Polonais que j’ai connus, sont, il est vrai, extrêmement avancées. Outre la guerre de leur indépendance, ils avaient presque tous trempé dans des insurrections en dehors de la Pologne; ils admiraient tous nos hâbleurs de balcon et de réunions publiques, et excusaient notre Commune; mais, malgré ces idées, que l’éloignement et l’ignorance de l’histoire vraie rendent peut-être excusables, j’ai trouvé à Krasnoiarsk une société de Polonais instruits et d’une distinction parfaite. Comme ils étaient en majorité, le bal eut lieu tout à fait à la mode polonaise, et c’est un genre de danse qui, à mon avis, devrait éternellement survivre à cette nationalité disparue. Jamais on ne marche à l’ordinaire. Pour se rendre d’une place à l’autre, il faut prendre le pas dit la polonaise, assez difficile à bien saisir, il est vrai, mais qui est d’une grâce parfaite. Il en résulte dans les quadrilles, et surtout dans le cotillon, un entrain que, dans nos salons, soi-disant les plus gais du monde, on n’a jamais connu. Comme dernière preuve (car j’en ai déjà trop parlé) de la connaissance qu’ont les Russes et les Polonais de notre langue, je dirai qu’à la fin de ce bal à Krasnoiarsk, ville perdue de la Sibérie, j’assistai à un souper fort nombreux où on ne parla que français.
C’est à Krasnoiarsk que l’on commence à voir quelques chercheurs d’or. J’ai été reçu d’abord chez un M. Rodosvenny, qui, bien que fabuleusement riche, est regardé comme simplement à l’aise, à cause de son voisin, M. Kousnietzof, dont les mines sont beaucoup plus fructueuses. Après avoir vu, à Irkoutsk et à Kiachta, les Nemptchinof, les Bazanof, les Trapeznikof, le luxe de M. Kousnietzof à Krasnoiarsk ne me semblerait plus extraordinaire; mais, connaissant le prix de la vie d’un simple voyageur en Sibérie, et sachant par ouï-dire ce que devait coûter la construction d’une maison élégante en pierre et en fer, dont les matériaux viennent, en grande partie, de l’Oural, je fus ébloui par la demeure de ce M. Kousnietzof, aussi vaste que nos grands hôtels parisiens, et presque aussi luxueuse.
Pour préluder à la description des folies auxquelles se livrent les grands propriétaires de mines d’or de la Sibérie orientale, je dirai au lecteur que, chez ce monsieur, le cendrier où l’on dépose le bout des cigarettes fumées dans le salon, suivant la mode russe, après le repas, est un lingot d’or pur, valant quarante mille francs, tel qu’on l’a trouvé dans la mine. Le tzar a permis, par exception, à M. Kousnietzof de garder ce lingot chez lui, à cause de la rareté d’une telle trouvaille. Le propriétaire de ce trésor ne manqua pas de me faire remarquer que, se servant de ce cendrier depuis trente ans, il avait perdu non-seulement les quarante mille francs, mais aussi l’intérêt, s’élevant à soixante mille, et que, par conséquent, ce luxe lui coûtait cent mille francs. Je constatai plusieurs fois, par curiosité, le poids énorme de ce bloc informe, moitié jaune et moitié noir, car l’or non poli est beaucoup moins brillant que nos pièces de monnaie, — et je pris congé de cette opulente famille.
Le lendemain, nous nous retrouvâmes de nouveau en traîneau, pour parcourir en un trait les deux cent cinquante lieues qui nous séparaient d’Irkoutsk, la capitale de toute la Sibérie.
CHAPITRE XI
DU BIEN-ÊTRE ET DE L’INSTRUCTION
CHEZ LES CAMPAGNARDS ET CHEZ LES CITADINS.
Nous commençâmes par descendre sur la rivière de l’Iénisséï. Là, quelques flâneurs s’amusaient à pêcher à la ligne. Leur procédé est assez ingénieux: ils font un trou dans l’épaisseur de la glace; ils plongent un bout de leur ligne dans cette ouverture, et ils attachent l’autre bout à un petit appareil glissant muni de deux patins, comme un traîneau. Le poisson, en mordant à l’hameçon, fait courir ce petit appareil, et avertit ainsi de sa présence... Le reste a lieu comme partout: c’est tout aussi simple et tout aussi bête.
Peu de temps après notre départ, Krasnoiarsk disparut à nos yeux, et nous nous retrouvâmes de nouveau dans la plus complète solitude. Le lit de l’Iénisseï était vraiment beau à voir. Il occupait toute la vallée, qui, malgré sa largeur, paraissait étroite à cause de l’escarpement des rives et de la hauteur des montagnes. A côté de ce grandiose, je riais de voir s’agiter la petite clochette de notre traîneau, qui probablement ne se faisait même pas entendre de la rive, et qui se démenait outre mesure pour annoncer aux glaçons le passage de deux humains. Ces deux atomes voyagèrent ainsi jusqu’à une échancrure subite de la montagne, par laquelle ils gagnèrent la terre et se dirigèrent vers l’Est.
Pendant deux jours encore, l’aspect du pays fut de nouveau sans charmes.
Que de fatigues inutiles, dira-t-on peut-être; que de kilomètres parcourus sans profit pour le voyageur!
Pour parler de la sorte, il faudrait n’avoir jamais quitté son pays, car même dans ces phases de désillusion, un voyage est instructif encore. Si l’on va par exemple en Italie pour y trouver la bonhomie, en Allemagne pour y étudier l’élégance, en Espagne pour y jouir de la tranquillité, on y trouvera autant de désappointements. On n’en aura pas moins étudié les agitations de la pauvre Espagne, la tournure grotesque des Allemandes et le caractère.... (soyons flatteur) profondément politique des Italiens.
En traversant ces forêts de pins qui s’étendent entre Krasnoiarsk et Irkoutsk, et dont tous les arbres sont d’une grosseur et d’une hauteur prodigieuses, je m’imaginais qu’elles fournissaient au gouvernement russe, leur unique propriétaire, des sommes considérables. Bien au contraire. Le gouvernement permet aux paysans de couper dans ces forêts ce dont ils ont besoin pour eux-mêmes, mais il défend l’exploitation et surtout l’exportation de ces bois, même à son profit. Pourquoi? — Ceci est encore un mystère. Les Mongols se servent comme combustible des excréments séchés de leurs chameaux. Les Chinois et les Japonais ont à peine de quoi se chauffer. Le gouvernement trouverait donc dans ces forêts une source abondante de richesses; ainsi que dans ses mines de charbon de l’île de Tarakaï. Pour la négliger, il a sans doute des raisons sérieuses; je m’incline respectueusement, mais sans comprendre.
Un soir, par un superbe clair de lune, nous aperçûmes à deux cents mètres en avant de notre traîneau une bande de loups énormes. Les loups! s’écria l’iemschik. Les loups! répétai-je en préparant mon revolver et en armant mon fusil dont je ne me séparais plus depuis l’aventure de Omsk. Je m’attendais à une lutte sérieuse. Comme j’étais le mieux armé, je me mis à genoux à côté de l’iemschik, pourvu d’un fusil, d’un revolver et d’un énorme couteau. Le cocher et Constantin me regardaient avec de grands yeux bêtes et semblaient ne pas comprendre le motif de cette action. Cela prouvait leur expérience. En effet, les loups nous ayant entendus, devinrent tout à coup immobiles, se tournèrent de notre côté, puis, voyant que nous nous rapprochions toujours, commencèrent à trotter sur la route et dans le même sens que nous, comme une meute de chiens fatigués d’un long trajet.
O brillante imagination des poëtes et des artistes, soyez à jamais bénie de m’avoir donné une émotion! Je m’attendais à voir se réaliser les descriptions pompeuses de tant d’auteurs habiles; à éprouver les impressions que j’avais imaginées bien des fois devant les dessins fantastiques du Magasin pittoresque, de l’Habitation au désert et de plusieurs autres ouvrages, et voilà qu’au lieu de cela, j’avais à considérer prosaïquement les trains de derrière de quinze loups énormes, fuyant à mon approche, et sans se hâter, convaincus certainement de la réciprocité de mes sentiments pacifiques. L’épaisseur de la neige dans la forêt gênait leur course: pauvres bêtes! et ils restaient de préférence sur le chemin battu par leurs amis les hommes. Charmant tableau de famille! Nous voyageâmes ainsi pendant trois ou quatre kilomètres à la suite les uns des autres, quand l’approche d’un village décida ces animaux à s’enfoncer dans la forêt. Franchement cela m’étonna; la discrétion plutôt que la peur fut certainement, dans cette circonstance, le vrai mobile de leur conduite. On n’avait jamais pensé jusqu’à présent à placer le paradis terrestre aux environs d’Irkoutsk: science nouvelle, voici des horizons!
Les villages ou plutôt leurs propriétés sont environnés d’une enceinte: l’empereur accorde à chacun une portion de terrain fréquemment distribuée en parties égales entre tous les habitants mâles du village. Dans la forêt, en dehors de la limite tracée, les habitants ont le droit de faire paître leurs troupeaux, mais ils ne peuvent pas défricher. Cette libéralité est sans inconvénients à cause de l’immensité du territoire relativement au petit nombre de ses habitants. Que sont en effet ces petites portions de terrain accordées par l’empereur en comparaison de la surface non utilisée de l’empire?
Le baron de Haxtaüsen prétend que cette organisation n’a pas été le produit d’une concession gracieuse à un moment donné, mais qu’elle a été le développement naturel de la vie du peuple russe: «Le peuple russe, dit-il, était originairement nomade. Or, chez les nomades, il n’y a point de propriétés déterminées. L’exploitation du terrain est livrée à tout le monde en commun. Peu à peu, en Russie, ces hordes nomades s’établirent à demeure fixe, et c’est alors que l’exploitation du territoire devint constante au lieu de temporaire qu’elle avait été auparavant. L’agriculture se perfectionna à côté de l’élève des bestiaux, occupation ordinaire du nomade. Mais le vieil élément de la vie nomade avait jeté des racines trop profondes dans l’existence, dans le caractère du peuple; il lui était impossible de s’en défaire. Le pâturage se faisait en commun, la culture des terres se fit aussi en commun; tous les membres de la tribu ou de la commune labouraient ensemble et la moisson était partagée ensuite en parties égales pour tout le monde. En Servie, en Bosnie, en Slavonie, on trouve encore des villages qui existent d’après ces principes. En Russie, on perfectionna cette organisation, sans toutefois en attaquer le principe. On partagea et distribua le terrain en parties égales entre tous les membres de la commune, mais cependant toujours temporairement et pour plusieurs années seulement.»
Le même auteur fait ressortir tous les avantages d’une pareille organisation: «Elle développe dans le peuple le désir de rester à la campagne; elle fortifie les sentiments d’homogénéité, de communauté, de fraternité, de justice, de l’amour du pays et du clocher. Elle raffermit la vie de famille, car dans les villages russes, en sens inverse de ce que l’on voit dans le reste de l’Europe, le grand nombre d’enfants amène la richesse.»
J’ai dit tout à l’heure que les paysans sibériens ont le droit de couper dans la forêt ce dont ils ont besoin pour leur usage. Comme ils se chauffent gratuitement, ils maintiennent chez eux une température extrêmement élevée. Dans les maisons élégantes, qui sont bâties en pierre, on ne voit à l’intérieur ni poêle ni foyer: c’est dans l’épaisseur des murs que se trouvent les appareils de chauffage. La chaleur se transmet par le contact et uniformément depuis le plancher jusqu’au plafond. Ce procédé n’a pas le même inconvénient que nos calorifères et ne porte pas à la tête en remplissant les appartements d’une vapeur plus ou moins carbonique. Chez les paysans, les murs en bois ne permettent pas d’agir de même. On établit au milieu de la maison une construction carrée en pierre ou en terre chauffée au centre et transmettant aussi sa chaleur par contact.
Les femmes sortent très-peu; aussi, dans leurs maisons, n’ont-elles pas d’autre vêtement qu’un grand peignoir en toile à la manière des indigènes de la basse Égypte. Cette quasi-nudité fait un étrange contraste avec la neige que l’on voit au dehors. Quand on ouvre la porte il se produit, à cause de la différence de température entre l’intérieur et l’extérieur, une vapeur épaisse qui enveloppe complétement pendant quelques secondes le visiteur, et empêche de le reconnaître. Il apparaît, comme dans les contes des Mille et une nuits, au milieu du nuage qui semble l’avoir apporté, et qui se dissipe après avoir accompli sa mission. A l’un des relais où je m’arrêtai entre Krasnoiarsk et Irkoutsk, la chaleur était telle dans la chambre de poste, que, malgré la saison, un papillon, des mouches et des moustiques y voltigeaient en pleine vigueur.
J’appris que, dans cette portion de la Sibérie, les moustiques règnent en maîtres. Constantin me raconta que pendant l’été il faut se cacher la tête dans un sac et que, malgré cette précaution, on est souvent victime de ces affreux insectes. Madame de Bourboulon, qui a passé là au mois de juillet, fait mention de ces petits animaux. Elle raconte que des voyageurs et même des chevaux ont péri des suites de leurs piqûres.
Après avoir voyagé pendant huit jours et pendant huit nuits sans nous arrêter, nous pénétrâmes enfin dans la vallée de l’Angara. Cette rivière sort du lac Baïkal, arrose Irkoutsk et va ensuite se perdre dans l’Iénisseï. Comme la différence de niveau entre Irkoutsk et le lac Baïkal est considérable, bien que la distance ne soit que de quinze lieues, le courant de l’Angara est extrêmement rapide. Le froid par conséquent ne parvient à l’arrêter que fort tard et après de longs efforts. Nulle part ailleurs en Sibérie, cette lutte dont j’ai parlé déjà entre un cours d’eau et les rigueurs de l’hiver ne produit de pareils effets. Pour se rendre maître de son adversaire, le froid l’attaque tout d’abord par dessous. C’est dans le fond de l’Angara et attenant à la rive, que l’on voit apparaître les premières solidifications. En même temps qu’elles augmentent, des glaçons se font charrier à la surface. Ces deux attaques simultanées combinent leurs effets et tendent à se rejoindre. La rivière, menacée dans son cours, lutte avec acharnement. Resserrée et rétrécie, elle précipite fiévreusement sa course. Si elle pouvait ainsi détacher et entraîner les glaçons inférieurs, elle serait peut-être victorieuse. Mais ceux-ci ne cèdent point et grossissent au contraire, rétrécissant à chaque heure le courant. Alors l’Angara a recours à une dernière ressource: elle change son cours ordinaire, elle bondit en dehors de son lit, inonde toute la vallée, et, semblable à une victime affolée, se porte jusqu’à des distances énormes, comme pour chercher à fuir son implacable ennemi. C’est alors que la victoire est assurée. Les eaux qui ont débordé, gèlent à l’instant à cause du peu d’épaisseur, et celles qui sont demeurées dans le lit du fleuve, diminuées d’autant, cèdent bientôt à leur tour après une lutte qui a duré généralement huit à dix jours.
Les montagnes de glace atteignent sur cette rivière de hautes proportions. Elles s’élèvent contournées, contorsionnées, soutenant des blocs énormes: véritables prodiges d’équilibre. Toute la largeur de la vallée semble être, à cause de l’inondation, le lit tourmenté d’un fleuve immense. Quand ce spectacle m’apparut, le soleil, tantôt se montrant derrière le glaçon le plus élevé d’une montagne, donnait à celle-ci l’apparence d’un splendide phare naturel, tantôt se réfractant à travers des glaçons accumulés, reproduisait les nuances de l’arc-en-ciel; et comme si la nature avait voulu, ce jour-là, se parer de tous ses joyaux, de petits cristaux de vapeur d’eau scintillaient dans l’atmosphère et, se groupant en masses brillantes, figuraient aux côtés du soleil deux colonnes lumineuses se perdant dans les hauteurs du ciel. Il me survint une réminiscence de ce palais du soleil chanté par Ovide et soutenu, dit-il, par des colonnes éclatantes; le poëte, lorsqu’il décrivait ces merveilles, avait-il déjà connu les amertumes de l’exil aux pays hyperboréens; avait-il comme moi contemplé cet étrange phénomène sous les mêmes latitudes? Mon arrivée à Irkoutsk fut accompagnée de ces grandes féeries de lumière plus belles assurément que celles de l’équateur.
Cette ville est bâtie au confluent de trois rivières: l’Angara, l’Irkout et la Küda. Au lieu d’être perchée sur une hauteur, comme presque toutes ses sœurs, elle est au contraire placée au centre d’un cirque de montagnes, qui n’est interrompu que dans le sens de la vallée de l’Angara. Irkoutsk est habitée par des représentants d’une quantité de races différentes, qui y conservent non-seulement leur type, mais aussi leur costume et leurs habitudes; l’aspect des rues est donc extrêmement pittoresque. On croise à chaque instant des Bouriattes, des Toungouses, des Samoyèdes; on y voit aussi des Chinois, des Mongols, des Mantchous et même des Kirghiz, qui ont obtenu du gouverneur de Omsk de quitter leur district. Mais je veux d’abord présenter à mes lecteurs la société russe d’Irkoutsk et les déportés polonais.
La société russe peut s’y partager en trois catégories: les fonctionnaires, les chercheurs d’or et le clergé.
A la tête des premiers se trouve le général-gouverneur. Il représente directement l’empereur dans toute la Sibérie orientale; il a du reste tous les pouvoirs, et ses actes ne sont contrôlés que par le tzar lui-même. Cette appellation de général-gouverneur pourrait faire supposer que cette suprême dignité doit toujours être donnée à un militaire. Il n’en est rien. En Russie, dans chaque département du fonctionnarisme, des grades, que j’appellerai civils, correspondent aux grades de l’armée et avec les mêmes désignations. Dans le corps des ingénieurs, par exemple, on peut être capitaine, colonel, général. Donc cette appellation de général-gouverneur indique simplement que le titulaire occupe dans sa hiérarchie le grade correspondant au titre de général. Lors de mon passage, ces hautes fonctions étaient occupées par M. Silegnikof. Je lui présentai mes recommandations de Pétersbourg. Il me reçut avec toute la largesse habituelle des fonctionnaires russes et la courtoisie des grands seigneurs de ce pays. Il désigna un des jeunes gens attachés à sa mission pour m’accompagner partout où je voudrais, et me faire ouvrir toutes les portes.
Immédiatement après le général-gouverneur vient dans la hiérarchie le gouverneur militaire. Il a le commandement suprême des troupes; c’est en quelque sorte le ministre de la guerre de la Sibérie orientale. M. Solachnikof, qui était honoré de ce commandement, était avant tout un homme d’esprit. Connaissant à fond Paris, la société parisienne, tous les agréments sérieux et légers de notre capitale, il en parlait volontiers et avec un entrain tout français. Il m’a semblé plusieurs fois qu’il eût volontiers quitté son palais d’Irkoutsk, pour un entre-sol du boulevard Haussmann. O flâneurs parisiens, qui souvent bâillez en trouvant le temps long et la vie ennuyeuse, vous ne connaissez pas assez votre bonheur, vous ne savez pas par qui vous êtes enviés!
Le premier établissement que je visitai à Irkoutsk fut le lycée. Une seule chose y est à signaler, surtout dans ces temps où la question de l’enseignement gratuit est à l’ordre du jour. Il n’y a pas de carrières en Russie qui puissent être appelées des carrières libérales. Non-seulement les militaires, les marins, les ingénieurs sont comme chez nous des fonctionnaires, mais aussi les avocats et les médecins. Le gouvernement leur donne des appointements selon leur grade, comme à tous ses autres serviteurs. Les gens riches ont, il est vrai, l’habitude de payer les soins qu’ils en ont reçus; mais un malade pauvre peut appeler à son chevet tel médecin qu’il lui plaît sans lui devoir en réalité aucune rétribution. Or, le gouvernement, contrairement à l’opinion générale, est désireux de répandre l’instruction. Cependant, craignant les inconvénients de l’éducation absolument gratuite, il contracte avec ses jeunes sujets qui désirent s’instruire une sorte de marché d’après lequel il donne d’abord à l’étudiant l’enseignement, et celui-ci doit ensuite à l’État dans la carrière qu’il a embrassée cinq années de service gratuit. Si le jeune homme ne parvient pas à passer ses examens, il est alors forcé d’entrer dans l’armée pour acquitter sa dette de cinq ans. Voilà, ce me semble, une organisation fort ingénieuse, et qui permet à tous d’embrasser toutes les carrières. Comment une pareille institution n’a-t-elle pas encore été réclamée par nos réformateurs. O France qu’on prétend républicaine, que de progrès à faire encore pour devenir seulement libérale!
Je visitai la prison; en y allant, mon cœur se serrait. Être non-seulement à Irkoutsk, mais en prison à Irkoutsk, cela me faisait frémir. Quand j’eus contemplé ces physionomies d’assassins et de voleurs, ces visages qui n’ont plus rien d’humain, où, à la place de l’intelligence et de la sensibilité, on ne lit plus que rage et désir de sang, ma commisération se fondit bientôt. Je déplorai seulement là plus qu’ailleurs cette mauvaise habitude sibérienne de ne jamais ouvrir aucune fenêtre; certaines chambres de cette prison étaient habitées par soixante-dix ou quatre-vingts détenus sans être jamais aérées.
Mon conducteur me fit voir avant de quitter ce triste établissement la chambre des prisonniers politiques. Il s’y trouvait une quinzaine d’hommes environ, presque tous fort jeunes, jetés là sans jugement et peut-être pour longtemps. Laissons tomber un voile sur de pareilles infortunes. Loin de moi la pensée d’une diatribe contre le tzar: en raison de l’énorme responsabilité qui lui incombe, il faut qu’il sache prendre parfois des décisions cruelles, pour assurer la tranquillité et le bonheur de tout un peuple; mais cependant, je frémis en songeant aux victimes de ces sévérités souveraines, à ces jeunes illuminés semblables à ceux que de coupables meneurs illuminent chez nous et qui s’imaginent, est-ce bien leur faute? que la vraie liberté se trouve ailleurs que dans le respect des lois. Hélas! hélas! si la justice définitive était de ce monde, je sais bien quelle nation enverrait le plus de représentants à la prison d’Irkoutsk.
Les femmes de ces prisonniers peuvent suivre leur mari en Sibérie; elles sont même nourries aux frais de l’État, mais elles sont soumises à un règlement sévère, d’après lequel elles doivent renoncer d’abord à tous les droits qu’elles tiennent de leur naissance, et à tous les priviléges qui appartiennent à leur classe sociale. En second lieu, elles ne peuvent ni recevoir ni envoyer lettres ou argent que par les mains des autorités. Elles ne voient en outre leur mari que dans les temps et dans les lieux fixés. Si leur mari est exilé à perpétuité, elles ne peuvent plus sous aucun prétexte retourner en Europe. L’administration locale est en droit d’exiger d’elles les services les plus humbles, tels que le lavage des planchers.
En sortant de là, je suis entré dans une caserne de pompiers. Ce corps qui, dans tous les pays, est, après celui de la gendarmerie, le plus honnête et le plus constamment utile, sert plus encore en Sibérie, où toutes les villes sont construites en bois. Un observatoire domine chacune des quatre casernes de pompiers qui se trouvent à Irkoutsk, et un factionnaire y veille constamment pour signaler immédiatement le commencement d’un incendie. Mon guide pria le commandant de me donner le spectacle du branle-bas le plus important. Celui-ci agita aussitôt une clochette, et fit hisser certaines couleurs au sommet de l’observatoire. En deux minutes, ni plus ni moins, seize chevaux étaient attelés à une pompe et à ses accessoires, et venaient se ranger dans la cour de la caserne où je me trouvais. Cinq minutes après, les trois pompes des autres casernes arrivaient dans la même cour. La rapidité avec laquelle la flamme se répandrait dans ces constructions en bois exige qu’une parfaite organisation facilite une prompte lutte contre les incendies; ce but est largement atteint puisqu’on peut atteler soixante-quatre chevaux, et concentrer au même lieu en cinq minutes quatre équipes complètes.
CHAPITRE XII
IRKOUTSK.
J’ai parlé des chercheurs d’or de la Sibérie orientale. J’ai déjà même donné une idée de leur prodigalité, en faisant connaître à mes lecteurs le cendrier de M. Kousnietzof à Krasnoiarsk. Les mineurs d’Irkoutsk sont encore plus extraordinaires dans leurs fantaisies, à cause d’abord de leurs plus grandes richesses et aussi de l’agglomération qui engendre la rivalité.
Tous les chercheurs d’or ne font pas fortune; beaucoup même se ruinent, quand ils n’ont pas, au principe, une grande somme à dépenser, et que leurs premières explorations sont infructueuses. Il est rare en Sibérie de trouver l’or en minerai, ou attaché au rocher par parcelles. D’ailleurs, je pense que les Sibériens ne s’arrêteraient pas à de si minces recherches, habitués qu’ils sont à de plus fructueux travaux. Ce qu’on appelle ici mine d’or, c’est un lieu où de gros lingots d’or pur se trouvent çà et là dans le sable, et où l’on n’a qu’à les en extraire sans avoir recours à des forces mécaniques ou à des réactions chimiques. Généralement, les plus grandes agglomérations de lingots ne sont pas à la surface même du sol, mais à deux ou trois mètres de profondeur. Les ouvriers peuvent donc encore travailler à ciel ouvert.
Les machines les plus usitées pour séparer l’or du sable consistent en de gros cylindres inclinés, où l’or et le sable sont jetés ensemble, et où passe un courant d’eau. Le sable, plus léger, est entraîné rapidement au cours de l’eau; l’or, au contraire, demeure au fond de l’appareil à cause de son poids. Les parcelles d’or assez petites pour être entraînées avec le sable deviennent la propriété des ouvriers.
La mine la plus fructueuse de toute la Sibérie donne trente millions de francs par an. Elle appartient seulement à trois propriétaires: MM. Bazanof, Nemptchinof et Trapeznikof. Ce dernier, qui est un jeune homme, étale plus que les autres des extravagances de richard qui paraîtraient folles en Europe, mais qui sont très-acceptées dans ce pays des dépenses exagérées. Trouvant un jour la terre trop boueuse pour y faire rouler sa voiture, et pourtant pris du désir de sortir, M. Trapeznikof fit étendre des tapis à terre sur tout le parcours de sa promenade. Quand il rentra chez lui, ses chevaux et sa voiture étaient aussi intacts que s’ils n’avaient pas bougé de l’écurie et de la remise.
Cet exemple de luxe est malheureusement suivi par les ouvriers, et le plus souvent, quand ils rentrent en automne chez leurs femmes qui ont à peine de quoi manger, il ne leur reste plus un kopeck de la somme très-ronde qu’ils ont gagnée pendant l’été en travaillant aux mines. M. Silegnikof, le général-gouverneur, essaya de remédier à cet inconvénient. Un fonctionnaire désigné par lui devait garder en dépôt la somme gagnée par ces ouvriers dans la mine, et la leur rendre ensuite à leur arrivée dans leur village. La première année, ce fonctionnaire reçut en dépôt des habitants d’une seule commune quinze mille roubles. Mais comme cette organisation n’avait pas été généralement accueillie, et n’avait été même, croit-on, utilisée que par un petit nombre, on peut supposer que les intéressés avaient gagné trente-cinq ou quarante mille roubles, c’est-à-dire environ cent cinquante mille francs. Comment ces gens-là ne sont-ils pas économes? Ils pourraient si rapidement s’enrichir! Les insensés pensent que les mines d’or sont inépuisables; puisse le gouvernement, comme le craignait l’ingénieur de Perm, ne pas tomber dans la même faute!
Pour montrer jusqu’à quel point l’or est répandu à Irkoutsk, même chez les plus petites gens, je ne citerai qu’un fait: en arrivant dans cette capitale, je ne pus ouvrir ma malle, dont j’avais perdu la clef pendant le voyage; je fis demander un serrurier, comptant lui donner comme à Paris vingt-cinq ou trente kopecks. Ce serrurier répondit à mon envoyé: Que me donnera votre maître? deux ou trois roubles, n’est-ce pas? Je ne me dérange pas pour si peu. — J’en fus réduit à défoncer ma malle.
On se demandera peut-être pourquoi ces propriétaires de mines ne viennent pas à Pétersbourg et en France répandre l’or qu’ils ont trouvé, et comment ils emploient leur immense fortune au fond de la Sibérie. Ils aiment mieux sans doute être en vue de tout le monde à Irkoutsk et à Kiachta que de passer inaperçus dans l’immense fourmilière de nos villes occidentales. J’ai déjà donné une idée de ce que coûtait le moindre objet sur ce territoire de mines d’or, privé de toute industrie. Malgré le prix exorbitant de chaque chose, et peut-être à cause de cela, ces messieurs se plaisent à se faire construire d’immenses palais en pierre, à remplir leurs appartements d’orangers, de bananiers, de toutes sortes de plantes tropicales qu’ils font venir à grands frais. Ils tiennent à avoir des pianos à queue d’Érard ou de la meilleure fabrique de Pétersbourg. Ils donnent des dîners de cent couverts où l’on mange des sterlets apportés vivants du Volga et où l’on boit nos vins de France les plus estimés. Ils se couvrent de pelisses de zibeline, de castor, de renard bleu ou même de pattes de renard bleu, ce qui fait supposer l’achat de quatre ou cinq cents de ces animaux; ils cachent leurs doigts sous des monceaux de bagues. En un mot, leur nourriture, leurs vêtements, leurs actes en général sont en opposition constante et complète avec ce précepte de Montesquieu, que certainement ils ignorent tous: «En fait d’apparat, il faut toujours rester au-dessous de ce qu’on peut.» Et les femmes, me dira-t-on, quel est leur sort? — Les femmes, naturellement, sont délaissées. Étant donnés cette passion de la fortune, ce besoin de satisfaire de folles vanités, qu’est-ce qu’une femme à côté d’un lingot, qu’est-ce qu’un murmure d’amour à côté de la délicieuse musique produite par l’or dans le cylindre? Pendant l’été, tous les hommes sont aux mines et les femmes restent seules à Irkoutsk. Pendant l’hiver, les hommes sont aux jeux, aux paris, aux affaires, et ils laissent encore les femmes bien oubliées. Chose curieuse et qui prouverait peut-être que chez la femme l’esprit de contradiction est l’esprit dominant, les habitantes d’Irkoutsk ne partagent en rien la vanité dépensière de leurs maris. Elles cherchent à imiter les femmes de Pétersbourg, apprennent des langues étrangères, traduisent Jules Verne ou Paul Féval en russe, et se croient douées de beaucoup d’esprit. Mais ce trésor est trop rare; il nécessite une alimentation trop active pour fructifier dans une colonie aussi restreinte. Des cancans, des intrigues mesquines, font l’objet de toutes les conversations. On pourrait appliquer à la société d’Irkoutsk le jugement sévère que portait madame de Maintenon sur la société de Versailles: «Nous menons ici, disait-elle, une vie singulière. Nous voudrions avoir de l’esprit, de la galanterie, de l’invention, et tout cela nous manque entièrement. On joue, on bâille, on ramasse quelques misères les uns des autres, on se hait, on s’envie, on se caresse, on se déchire.»
Les propriétaires de mines d’or à Irkoutsk, et pour en finir avec cette matière, les marchands de thé à Kiachta font des dons considérables aux églises, et ce n’est pas là que perce le moins leur extrême vanité.
A Irkoutsk, le couvent de Saint-Innocent est principalement l’objet de toute leur sollicitude. Il est de mode parmi ces richards de ne jamais partir pour un long voyage sans faire une offrande au monastère. Aussi, en quelques années, il s’éleva sur le tombeau du vieux métropolite sibérien une église énorme où sont entassées mille richesses. La rivalité n’est pas mince entre ce couvent de Saint-Innocent et la cathédrale du petit village de Kiachta.
Lors de mon voyage, cette dernière avait la palme. Il est étrange de trouver au milieu d’un groupe de maisons qui recevrait à peine chez nous la dénomination de hameau une église où l’autel est en or et en argent massifs, et où l’iconostase, cette cloison cachant le sanctuaire aux yeux des fidèles, est soutenu par quatorze colonnes en cristal de roche. Ces colonnes ont chacune un mètre de haut et sont formées seulement par trois cylindres de cristal de roche, d’un pied de haut et d’un pied de diamètre.
Je ne m’étendrai pas sur la religion orthodoxe, parce que c’est une matière plutôt russe qu’exclusivement sibérienne. Certains auteurs ont fait en France au clergé russe une réputation déplorable. Je ne prétends pas que la conduite de tous les popes soit irréprochable; j’avouerai même que j’en ai vu plusieurs se griser et faire pis; mais je trouverais osé de tirer de certains faits isolés des conséquences générales: où ne trouverait-on pas de ces exceptions regrettables? Le clergé russe se divise en deux catégories bien distinctes: les prêtres séculiers, qui peuvent se marier, mais auxquels sont fermés les grands honneurs ecclésiastiques; puis les prêtres réguliers, qui vivent d’abord dans les couvents pour devenir ensuite évêques, archimandrites et métropolites. Les premiers vivent retirés dans leurs villages et dans leurs intérieurs, élevant leurs enfants dans la crainte de Dieu et le goût de la cléricature. Les seconds sont contenus dans leur jeunesse par une règle sévère, et plus tard par le respect de leurs hautes dignités.
Ce qui frappe tout d’abord dans l’église orthodoxe, c’est son organisation au point de vue politique. Dans cet empire du despotisme par excellence, l’Église se gouverne comme une véritable république. Cette république est, il est vrai, soumise à l’autorité de l’empereur. Il ratifie ou ne ratifie pas les décisions prises, mais toutes les questions n’en sont pas moins discutées par un synode qui se tient à Pétersbourg, et qui est composé de tous les métropolites. Quoi de plus ingénieux que cette dépendance complète de l’Église sous une apparence de liberté? Il serait intéressant de rechercher ce qu’aurait pu être l’histoire européenne si l’Église catholique avait ainsi été soumise soit aux empereurs d’Allemagne, soit aux rois de France. Frédéric Barberousse se fût probablement emparé de toute la terre; il eût, en tout cas, chassé les infidèles, non-seulement de l’Europe, mais peut-être de l’Asie occidentale. Il est vrai aussi que sans l’autorité des papes et leur sage prévoyance, la grande révolution des croisades n’eût pas eu lieu, et que l’Europe, soumise alors à des autorités civiles plus guerroyantes que belliqueuses, plus chevaleresques qu’intelligentes, eût été engloutie dans le courant de l’islamisme, auquel les papes seuls se sont opiniâtrément opposés.
Si les Russes, en adoptant la religion des Grecs, n’eussent pas aussi hérité de leur haine irréfléchie contre les Latins, ils reconnaîtraient certainement ce grand œuvre des papes. Malheureusement, des causes humaines empêchent absolument tout Russe d’embrasser la foi catholique ou toute autre religion. Des lois intolérantes punissent des peines les plus sévères les convertis et surtout ceux qui tenteraient de convertir les autres[9].
[9] Voici quelques articles du code pénal russe mis en vigueur le 1er mai 1846, et qui montreront jusqu’où est poussée l’intolérance religieuse. J’omets certains articles qui ont rapport aux peines corporelles, aux privations de priviléges et de droit de suzeraineté, parce que le décret d’affranchissement des serfs les abolit implicitement.
«Art. 196. — Celui qui abandonne la confession orthodoxe pour une autre confession même chrétienne est remis à l’autorité ecclésiastique pour être exhorté, éclairé, et qu’on en juge à son égard suivant les règles de l’Église. Jusqu’à ce qu’il rentre dans l’orthodoxie, le gouvernement prend des mesures pour préserver de séductions ses enfants mineurs: une tutelle est mise sur ses biens, et il lui est défendu d’y résider.
»Art. 197. — Celui qui, dans un discours ou dans un écrit, aura essayé d’entraîner des orthodoxes dans une autre confession, sera condamné:
»1o Pour la première fois, à être enfermé pour un an ou deux ans dans une maison de correction; pour la deuxième fois, à être enfermé dans une forteresse de quatre à six ans; pour la troisième fois, à être envoyé en exil dans le gouvernement de Tobolsk ou de Tomsk avec un emprisonnement de un à deux ans.
»Art. 198. — Les parents qui, obligés légalement d’élever leurs enfants dans la foi orthodoxe, les feront élever d’après les usages d’une autre confession même chrétienne, seront condamnés à être enfermés en prison pour un ou deux ans: leurs enfants seront confiés pour leur éducation à des parents orthodoxes, ou, à leur défaut, à des tuteurs nommés par le gouvernement.
»Art. 199. — Ceux qui empêcheront quelqu’un d’embrasser la foi orthodoxe seront condamnés à être emprisonnés de trois à six mois: s’il a été employé des menaces, des vexations ou de la violence, ils seront enfermés de deux à trois ans dans une maison de correction.
»Art. 200. — Celui qui n’ignore pas que sa femme ou ses enfants, ou des personnes que la loi l’oblige à surveiller, ont l’intention d’abandonner la foi orthodoxe et n’essayera pas de les en dissuader en prenant des mesures que la loi autorise de prendre pour les en empêcher, sera passible d’une arrestation de trois jours à trois mois, et, s’il est orthodoxe, sera astreint à la punition ecclésiastique.»
Ainsi cette loi oblige un homme, même s’il est catholique, à dénoncer sa femme et ses enfants orthodoxes et à sévir lui-même contre eux.
«Art. 202. — Les membres du clergé des confessions chrétiennes, convaincus d’avoir enseigné le catéchisme à des enfants orthodoxes, quand même il ne serait pas prouvé qu’ils aient eu l’intention de les séduire, seront passibles: la première fois, d’être éloignés de leur charge spirituelle de un à trois ans; la deuxième fois, de perdre complétement leur charge et, après avoir été emprisonnés de un à deux ans, d’être placés sous la surveillance continuelle de la police.»
Par rapport à la grave question des mariages mixtes, le dixième tome des lois, entre autres dispositions vexatoires, stipule que: «Si l’un des deux époux est orthodoxe, le prêtre ne peut bénir le mariage qu’après avoir pris de la partie hétérodoxe l’engagement formel par écrit qu’elle ne cherchera pas à entraîner son époux ou épouse par séduction, menace ou tout autre moyen, à embrasser sa religion, et que tous ses enfants seront élevés dans la foi orthodoxe.»
Les mariages entre catholiques et orthodoxes, célébrés seulement dans l’Église catholique, sont déclarés nuls et sans valeur.
Le tzar, revêtu aux yeux du peuple d’un véritable caractère sacré, profite de l’inviolabilité qu’il lui donne pour dominer la révolution tout en accomplissant les réformes jugées par lui nécessaires. La liberté de conscience est donc encore très-loin de voir le jour en Russie. Puisse l’empereur, en conservant le respect des masses, ne pas se diminuer aux yeux de ses sujets éclairés, qui déjà, j’ai pu le constater partout, perdent toute foi religieuse, et qui pourraient bien un jour réclamer de vive force et avant toute autre chose la liberté d’embrasser une croyance.
Cette intolérance religieuse est pénible, surtout pour les peuples nouvellement soumis à l’autorité du tzar, pour les déportés polonais par exemple, qui, bien que sincèrement catholiques, sont obligés d’élever leurs enfants dans la religion orthodoxe. Hélas! ce n’est là qu’une partie des souffrances que ces pauvres gens ont eu à endurer depuis l’insurrection.
Ils ont d’abord été conduits, à pied et les mains liées derrière le dos, dans le lieu de déportation qui leur avait été assigné dans la Sibérie orientale: les uns à Irkoutsk; c’étaient encore les plus favorisés; d’autres à Iakoutsk, ou dans l’île de Tarakaï, connue par les Russes sous le nom de Sachaline, ou au Kamtchatka. Beaucoup périrent en route; cela se comprend aisément. Ceux qui purent supporter une aussi grande fatigue furent jetés au bagne à leur arrivée avec les assassins et avec les voleurs.
Remarque curieuse à faire et qui prouve bien le fétichisme dont est entourée en Russie la personne de l’empereur: ces assassins regardaient au bagne leurs camarades de Pologne avec le plus grand dédain et souvent ne leur adressaient pas la parole sous prétexte que le crime de ceux-ci était de s’être révoltés contre le tzar. Les assassins russes ont donc, paraît-il, encore une sorte de conscience quand il s’agit de conspiration.
Les déportés polonais furent soumis pendant cinq ans au même règlement que les autres galériens. Ils furent numérotés en rouge dans le dos, punis pour la moindre bagatelle de la camisole de force ou de vingt coups de bâton. Pendant cinq ans, ils passèrent leur hiver dans cette prison dont j’ai parlé, entassés soixante ou quatre-vingts dans la même chambrée, sans air et presque sans jour; et l’été aux travaux des mines, avec une heure de repos par jour et une nourriture à peine suffisante.
Leur sort, hâtons-nous de le dire, est à présent bien amélioré: sauf la liberté de circulation en dehors d’un district assigné, ils jouissent des mêmes avantages que les autres sujets russes. Ils forment, du reste, à Irkoutsk, il faut le reconnaître, la partie la plus intelligente de la population. Ne recevant aucune rétribution du gouvernement, ils gagnent leur vie et font même quelquefois fortune. Ils sont médecins, professeurs, musiciens ou acteurs au théâtre. Ceux-là mêmes qui, en Pologne, faisaient partie de l’aristocratie, se sont résignés à fonder des magasins où ils débitent toutes sortes d’objets de Moscou, de Pétersbourg ou de Varsovie, lesquels, transportés à une pareille distance, atteignent une valeur considérable, et sont pour ceux qui les vendent la source de grands revenus. Un d’entre eux, portant le titre de comte et, à cause peut-être de ce titre, n’ayant pas voulu suivre dès le principe l’exemple général, était réduit, lors de mon passage à Irkoutsk, au modeste emploi de cocher de fiacre.
Parmi les déportés que je vis à Irkoutsk, je citerai principalement M. Schlenker, parce que je retrouvai chez lui certaines personnes que j’ai déjà présentées au lecteur. Ce monsieur passait la journée à vendre de la toile, du drap, des pâtés de foies gras, du vin, en un mot tout ce qui peut se débiter au bazar, et le soir, dans son salon, oubliait toutes ses affaires pour redevenir un parfait homme du monde, tel qu’on l’avait connu autrefois en Pologne. Il était abonné à la Revue des Deux Mondes, à beaucoup de journaux français et russes, jouait du piano, s’était fait l’ami du gouverneur militaire avec lequel il chassait souvent; en un mot, il causait de toutes choses et d’une manière fort intéressante, ayant beaucoup vu et par conséquent beaucoup appris.
Son point de repère pour se rappeler les dates était l’année de sa condamnation aux travaux forcés. Rien n’était bizarre et triste tout à la fois comme d’entendre cet homme distingué dire avec le plus grand calme: Je suis sûr que telle chose a eu lieu en telle année, puisqu’elle s’est passée tant de temps après mon entrée au bagne.
Cette formule, et surtout la simplicité avec laquelle elle était dite, me surprenait toujours.
Encore une fois, je m’abstiens de trop faciles récriminations. Des châtiments aussi sévères, mais qui sont tous les jours adoucis (car, lors de mon entrée en Chine, j’appris que de nouvelles libertés avaient encore été octroyées aux Polonais de Sibérie); des châtiments aussi sévères, dis-je, ont peut-être préservé la Russie de grands malheurs et surtout de mesures forcément plus rigoureuses si on les avait ajournés. Il ne faut pas se le dissimuler, les Polonais ne sont pas seulement des patriotes, et quand ils demandent la liberté, ce n’est pas toujours une liberté saine et protectrice des lois. Combien de Polonais furent mêlés à notre Commune de 1871, et combien s’enfermèrent à Carthagène avec les derniers insurgés d’Espagne! La Russie, qui contient en son sein ce grand foyer d’insurrection, est restée plus que nous sage, tranquille et florissante. C’est donc sans parti pris que je m’apitoie sur les souffrances des exilés polonais, plaignant seulement les hommes sur lesquels la tempête a frappé, surtout lorsque ces hommes possédaient au plus haut point les deux grands dons de Dieu, c’est-à-dire l’intelligence et le cœur.
Invité un jour à dîner par M. Schlenker, je retrouvai chez lui, non sans un grand plaisir, toute la petite caravane avec laquelle j’étais entré en Sibérie. Madame Grant, miss Cömpbell, M. Pfaffius, madame Nemptchinoff et son fils Ivan Michaëlovitch, venaient d’arriver à Irkoutsk, et se disposaient à partir peu après pour Kiachta. Constantin était aussi parmi les convives, ainsi qu’un jeune Russe, M. Isembech, ami intime de M. Schlenker, et qui était la complète personnification de ces voyageurs à mouvement perpétuel dont j’ai parlé dans la préface.
«Vous allez au Japon, me dit-il. J’espère alors que j’aurai le plaisir de vous y voir, car je m’y rendrai prochainement aussi. — Venez avec moi, lui répondis-je; le charme du voyage en sera doublé. — Cela m’est impossible; je pars demain pour le fleuve Amour, et je ne serai de retour à Irkoutsk que dans une quinzaine de jours. — Je compte rester encore plus de temps que cela ici; je n’aurai donc aucune peine à vous attendre. — C’est qu’avant de me rendre au Japon, je dois aller passer quinze jours à Pétersbourg. — Alors nous ne nous reverrons jamais. — Pourquoi pas? — En combien de temps allez-vous donc à Pétersbourg? — En vingt-trois jours et vingt-trois nuits. — Vous ne vous arrêterez pas en route? — Quatre heures à Omsk seulement, pour conclure une affaire avec le général-gouverneur. Dans deux mois, jour pour jour, je serai de retour ici. Ce sera l’époque de la débâcle de l’Amour; il me faudra à peine un mois pour me rendre au Japon: j’ai donc besoin de trois mois en tout; je vous donne rendez-vous le 25 juin à Yokohama, hôtel d’Orient.»
Mon interlocuteur était un homme de trente à trente-cinq ans. Avec cette fièvre de locomotion qui le dévore, avec cette force physique qui lui permet des fatigues homériques, il est l’homme le plus doux, je dirai même le plus timide que l’on puisse voir. Pour tout bagage, il emporte un habit noir de soirée et un peu de linge.
L’habit noir, en effet, est ici, même dans la journée, l’uniforme de rigueur: de dix heures du matin à midi se font les visites de cérémonie; à deux heures et demie, on dîne, toujours dans la tenue officielle; le soir, au théâtre et au souper, même habit: on conserve donc toute la journée ce vêtement incommode.
Notre repas chez M. Schlenker se passa fort gaiement. Nous nous rappelions avec plaisir, mes anciens compagnons de voyage et moi, les incidents de la route que nous avions parcourue ensemble entre Kamechlof et Tumen, surtout le combat que nous avions engagé au moment de nous séparer, combat dans lequel la poudre avait été remplacée par du vin de Champagne, les canons par des bouteilles, les obus par des bouchons. Je crois que M. Schlenker, obligé de rester toujours en place, et M. Isembech, habitué à être toujours sur les chemins, eussent préféré nous voir choisir un autre sujet de conversation que les voyages. Ils ne nous le firent cependant sentir d’aucune manière, et émirent plusieurs fois des opinions qui ne manquaient pas d’originalité, parce qu’elles étaient toujours très-exagérées dans des sens opposés. Après le dîner, notre aimable hôte se mit au piano, et miss Cömpbell nous fit plusieurs fois entendre sa jolie voix.
Quelles douces jouissances procurent les journées passées ainsi à la même place, pendant le cours d’un long voyage! On rêve au chemin que l’on a fait et à celui qui reste à parcourir. On se repose de la veille; on prend des forces pour le lendemain. Tous les actes, pendant ces journées, sont entourés d’une grande poésie; les sentiments doublent d’intensité. On ne voit dans les personnes avec lesquelles on se trouve que les plus beaux côtés de leur caractère: à l’heure où viendrait la désillusion, on sera déjà parti. Que de perfections j’ai ainsi rencontrées sur ma route, près desquelles, malheureusement, je n’ai jamais eu la chance de vivre plus d’un jour!
CHAPITRE XIII
TENTATIVE D’ÉVASION D’UN POLONAIS. — LES FOURRURES.
Après ce que je viens de dire sur la vie de M. Schlenker, sur son commerce, et surtout sur ses chasses, on se demandera peut-être comment les Polonais déportés en Sibérie ne profitent pas de la quasi-liberté dont ils jouissent à présent pour s’enfuir. Ils ne pourraient pas, il est vrai, rentrer dans leur patrie; mais ils vivraient libres dans le pays qu’ils auraient adopté de leur plein gré, sous un climat certainement moins inhospitalier que celui de la Sibérie. Cette ressource leur est malheureusement refusée.
De même que l’Égypte tout entière est contenue dans la vallée du Nil, la Sibérie n’est guère habitée que près de la grande route qui conduit de l’Oural aux rives du fleuve Amour et à son embouchure. Tout le reste de cet immense territoire, connu sous la même dénomination, n’est, sauf peut-être encore le bord des fleuves, qu’un immense désert recouvert de forêts. De plus, la frontière entre les possessions russes et le Céleste Empire est marquée par une chaîne de montagnes très-élevées et d’un accès difficile. Quand bien même les fuyards parviendraient à la frontière, ils se trouveraient ensuite dans le grand désert de Gobi, sans abri, sans provisions, et surtout sans passe-port pour entrer dans la Chine proprement dite: ils auraient donc à craindre les répressions chinoises, mille fois plus terribles que l’exil en Sibérie, ou plutôt l’extradition, suivie d’une nouvelle incarcération au bagne, et d’un exil perpétuel au Kamtchatka ou dans l’île de Tarakaï.
En arrivant à Irkoutsk, je fus quelque temps malade, par suite de la fatigue que m’avait occasionnée mon voyage prolongé en traîneau. Pendant ces journées longues et tristes, — car rien n’est pénible comme la maladie dans l’éloignement et dans la solitude, — je reçus souvent la visite d’un déporté polonais qui, ayant vécu autrefois en France, éprouvait un immense plaisir à venir causer avec moi des lieux où il avait passé les années de sa jeunesse et connu le bonheur pendant sa vie agitée. Il se nommait Bohdanovitch. Nos longues conversations me furent souvent d’un grand secours contre l’ennui. Parmi tous ceux de sa race exilés en Sibérie, il fut le seul qui me sembla devoir continuer à souffrir indéfiniment de l’exil lui-même. Il parlait du bagne avec une grande indifférence; il me répétait souvent qu’il donnerait volontiers toute sa fortune pour revoir la France, et surtout le Poitou, où il avait vécu longtemps, et d’où il était parti pour se mêler à l’insurrection de la Pologne, sur les conseils de son père, et contre sa propre volonté.
Une fois libre dans Irkoutsk, un tel homme devait essayer de sortir de la Sibérie, pour revenir en France. Voici en quels termes il me raconta les efforts qu’il avait faits dans ce but:
«J’avais résolu, ainsi que deux de mes compatriotes, pendant le mois d’avril 1871, de gagner la Chine à travers bois. Nous réussîmes à nous procurer des fusils, bien que le règlement nous défendît d’en porter[10]. Nous prîmes aussi d’énormes couteaux, et nous tentâmes, à la fin du mois de mai, de mettre notre projet à exécution. Malheureusement, à cette époque, la fonte des neiges est encore trop récente et, par conséquent, la terre trop marécageuse pour qu’on puisse accomplir des marches forcées. Nous dûmes rentrer à Irkoutsk, avec mille précautions, cachant nos fusils sous nos vêtements, craignant à chaque instant d’être soupçonnés et fouillés.
[10] A présent encore, les Polonais exilés ne peuvent porter une arme que munis de la permission du gouverneur militaire.
»On s’était bien aperçu de notre absence; mais comme notre projet de nous enfuir n’était pas même venu à l’idée de l’autorité, tant la chose, ici, est regardée comme impossible, nous fûmes seulement réprimandés. De nombreuses patrouilles, à partir de ce jour, parcoururent la campagne, et nous inspirèrent plusieurs fois la pensée de renoncer à notre entreprise. Notre courage, cependant, vainquit nos appréhensions, et, par une belle nuit du mois de juin, nous sortîmes de la ville.
»Toutes nos provisions tenaient dans des besaces, que nous étions obligés de porter sur nos épaules; car dans les bois si épais de la Sibérie, quelles bêtes, autres que les fauves, pourraient y circuler? Nous passâmes facilement l’Angara, en faisant accroire à un batelier que nous venions de Iakoutsk, faire un pèlerinage au couvent de Saint-Innocent[11]. A peine débarqués sur l’autre rive, nous sortîmes de la route et nous nous enfonçâmes dans la forêt. Dès que nous eûmes suffisamment marché pour nous croire à l’abri de toutes recherches, nous fîmes halte, pour nous livrer à l’émotion qui nous gagnait. Des larmes de joie coulaient de nos yeux. Nous nous croyions libres enfin!...
[11] On rencontre ainsi souvent en Sibérie de pauvres gens qui parcourent à pied des distances énormes pour aller prier auprès du tombeau ou de l’image d’un saint. Il n’est même pas rare, paraît-il, que des paysans entreprennent ainsi le voyage de Jérusalem. Beaucoup renoncent en route à leur projet, par suite d’excès de fatigue et non par manque de courage. On en a vu quelquefois parcourir jusqu’au bout cette formidable distance.
»Jamais je n’oublierai, me dit mon interlocuteur, ce moment d’enthousiasme, qui fut, hélas! suivi de si poignants déboires! Nous nous jurâmes mutuellement aide et protection jusqu’à la mort, et nous continuâmes notre marche forcée vers le Sud.
»Pendant les premiers jours, nous étions remplis de gaieté et d’entrain. Nous regrettions bien un peu de ne pouvoir rentrer, le soir, sous quelque abri, ne fût-ce que sous une tente, pour nous reposer des fatigues de la journée. Mais notre repas, composé de nos provisions encore fraîches, nous redonnait des forces, et surtout l’espoir de fouler peu après le territoire chinois. Que de beaux rêves nous fîmes alors! que de projets d’avenir, qui aboutirent, pour mes deux pauvres compagnons, à une mort prématurée, et, pour moi, à un exil que je crois maintenant perpétuel!
»Une pluie abondante et continuelle nous assaillit, peu de jours après notre entrée dans les bois. Nos vêtements furent bientôt transpercés, et le feu que nous parvenions, avec peine, à allumer chaque soir, ne suffisait pas pour les sécher. Le matin, à notre réveil, tous nos membres étaient engourdis par le froid et l’humidité. La fièvre ne tarda pas à s’emparer de nous, et augmenta notre fatigue. De plus, nos provisions diminuaient sensiblement. Afin de les conserver, nous eûmes plusieurs fois recours à la chasse, mais notre marche était alors considérablement ralentie.
»En effet, les animaux que l’on rencontre le plus fréquemment dans ces parages, ce sont des coqs de bois. On ne peut parvenir à les atteindre qu’avec de très-grandes précautions. Dès que l’on aperçoit l’un de ces animaux, il faut immédiatement s’arrêter, et se tenir immobile jusqu’à ce qu’il commence à chanter. Dès qu’il fait entendre sa voix, il est en quelque sorte grisé, et il perd l’ouïe et la vue, dont les perceptions sont chez lui extrêmement fines et sensibles. C’est le moment d’avancer. Mais si le chasseur fait un pas après que le chant de l’oiseau a cessé, il est découvert, et perd tout le fruit de sa patience. Nous pouvions ainsi nous rapprocher énormément des coqs de bois et les tirer à coup sûr; mais que d’heures précieuses il nous fallait perdre pour acquérir un seul de ces oiseaux!
»Près des rives d’une petite rivière que nous dûmes passer à la nage (incident qui augmenta considérablement notre fièvre), nous rencontrâmes quelques lièvres, moitié blancs et moitié jaunes, à cause de la saison[12]. Mais toutes ces ressources ne contre-balançaient pas les fatigues que nous causaient la marche, la pluie et les fièvres: quand nous arrivâmes au pied de la chaîne de montagnes qui marque la limite de la Sibérie, nos jambes fléchissaient, nous nous traînions à peine. L’eau-de-vie, que nous avions emportée en grande quantité, parvenait seule à nous soutenir; mais elle allait diminuant considérablement. Enfin, toutes nos provisions se trouvèrent épuisées quand nous parvînmes à mi-côte de la montagne, au point où la végétation disparaît pour faire place aux prairies, et enfin aux rochers.
[12] Beaucoup d’animaux sibériens, qui sont blancs pendant l’hiver, reprennent pendant l’été la fourrure que nous leur connaissons dans nos climats tempérés. L’hermine est au nombre de ces animaux et devient jaune pendant la belle saison. Une hermine d’été ne vaut presque rien aux yeux des connaisseurs.
»Mes deux compagnons, se sentant à bout de forces, se couchèrent alors, mais, hélas! pour ne plus se relever!... J’assistai, pendant deux jours, à leur cruelle agonie, et je recueillis leur dernier soupir. Je leur fis une tombe comme je pus; je fabriquai deux croix, que je plantai en terre. Puis, sentant l’impossibilité de vivre sans provisions en dehors de la forêt, je pris la résolution de revenir sur mes pas, et de regagner Irkoutsk, malgré le bagne, malgré les souffrances qui devaient m’y attendre.
»Mais, avant de partir, m’ajouta ce pauvre homme, j’abreuvai de malédictions la cime de cette montagne, qui se dressait devant moi comme un bataillon de gendarmes russes, et qui m’empêchait d’apercevoir, ne fût-ce qu’un seul instant, une autre terre que ce perpétuel empire!
— Mais cet empire, lui répondis-je, sait encore être clément, puisqu’il ne vous a pas puni de votre rébellion. — C’est vrai; on m’a non-seulement pardonné, à cause des souffrances que j’avais endurées, mais on m’a même accordé plus de liberté que je n’en avais auparavant.» Puis il ajouta, avec une tristesse profonde: «Ils sont tellement sûrs que je ne recommencerai pas!»
Je lui demandai comment il n’était pas mort pendant le trajet de son retour:
«Grâce, dit-il, à ma constitution exceptionnelle. Je vivais de racines, de résine, et de ce petit fruit rouge dont les Sibériens font une espèce de vin[13]. Je ne pouvais marcher que fort lentement. La pluie ayant cessé, je me trouvai peu à peu reprendre des forces, malgré la maigre nourriture dont j’étais forcé de me contenter. Quand je parvins à la petite rivière dont je vous ai parlé, j’eus l’idée de me fabriquer un radeau, afin de voyager à l’aide du courant, et de diminuer ainsi ma fatigue. J’y réussis, non sans peine, et, en me plaçant sur ce navire improvisé, je me crus sauvé.