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De Paris à Pékin par terre: Sibérie-Mongolie

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[13] C’est un petit fruit qui ressemble à celui de l’églantier. On le laisse infuser pendant quinze jours dans de l’eau-de-vie avec du sucre, et on fabrique ainsi une boisson qui n’est pas désagréable.

»Mais, peu de jours après, comme j’avais attaché mon embarcation au rivage, pour aller dans les bois chercher quelques racines et quelques fruits pour me nourrir, je me trouvai tout à coup en présence d’un ours énorme. Mon fusil était sur le radeau; je n’avais que mon couteau à ma ceinture, et, bien que j’eusse entendu parler de la manière dont les Sibériens tuent cette bête féroce, je n’osai pas, tout d’abord, m’exposer à un pareil danger. Je m’enfuis: efforts inutiles! Je grimpai à un arbre: peine perdue! L’ours me suivait toujours... Enfin, n’espérant plus pouvoir éviter une lutte, je réunis tout mon courage, et j’attendis l’animal de pied ferme. A la mode sibérienne, je profitai du moment où la bête se dressa sur ses pattes de derrière, je me précipitai dans ses pattes de devant, comme dans les bras d’un homme qu’on embrasse, et je lui plongeai mon couteau dans le dos, à droite de l’épine dorsale, afin d’atteindre le cœur. L’ours s’affaissa immédiatement, et j’en fus quitte pour quelques déchirures sur les deux épaules.

»Je remontai dans mon bateau, en emportant ma proie, dont je mangeai quelques parties, et je revins à Irkoutsk, me livrer aux autorités russes, qui me pardonnèrent, comme vous le savez déjà, convaincues de ma résolution de vivre désormais tranquille dans cette ville, en attendant ma grâce.»

On peut voir par cette histoire combien il serait difficile aux exilés de s’évader. Quand bien même de grandes précautions et d’amples provisions leur permettraient de séjourner très-longtemps dans les bois, l’abondance de la neige les en chasserait pendant l’hiver et les ramènerait de force sur le chemin battu, c’est-à-dire entre les mains des autorités. Une évasion pareille à celle que je viens de raconter devrait donc, pour réussir, être accomplie en trois mois, ce qui est matériellement impossible.

Pendant mon séjour à Irkoutsk, M. Silegnikof, le général gouverneur, fut rappelé à Pétersbourg. Un grand nombre des personnes que j’avais connues partirent avec lui et le précédèrent même pour avertir les syndics de tous les villages de faire niveler la neige sur la route, afin d’éviter à ce vieillard les fatigues d’un aussi long trajet. M. Bohdanovitch fut, à partir de cette époque, ma société la plus habituelle.

Pendant l’hiver, en Sibérie, aucun de nos moyens de nettoyage et d’assainissement des villes ne peut être employé. Les détritus et les immondices sont ramassés par des chariots et portés sur le lit de la rivière. Tant que les froids durent, cette accumulation n’a pas de grands inconvénients; mais on se figure aisément ce qui a lieu au dégel. Une odeur infecte se répand dans l’atmosphère; l’eau n’est pas buvable pendant toute une semaine. Rien n’est malsain comme les villes de Sibérie au moment du printemps.

Pendant mon séjour à Irkoutsk, une quantité d’oiseaux énormes s’abattaient constamment sur la glace salie de l’Angara, et nous nous plaisions souvent, M. Bohdanovitch et moi, à aller les attendre dans la campagne et à les tirer au passage, quand ils se rendaient à ce lieu repoussant pour y trouver leur nourriture, ou quand ils en revenaient.

Nous parcourûmes plusieurs fois ensemble les environs d’Irkoutsk, et nous visitâmes quelques maisons de campagne, appartenant aux richards dont j’ai parlé précédemment, particulièrement celle de M. Trapeznikof. Quand on habite un pays couvert de forêts, arrosé par trois rivières, et qu’on peut dépenser beaucoup d’argent, il est facile de créer des propriétés charmantes. Notre goût français eût certainement fait merveille en pareil cas. Bien que l’architecte de M. Trapeznikof n’ait pas profité de tous les avantages qu’il avait à sa disposition pour arranger cette villa, elle n’en est pas moins remarquable: les mouvements de terrain, les lacs, les cascades s’y trouvent en abondance, et toutes ces choses, même créées de main d’homme, quand elles sont placées au milieu d’une belle forêt, forment toujours des sites charmants.

Quand M. Silegnikof eut quitté Irkoutsk, ce fut M. Solachnikof qui devint momentanément général gouverneur. Cet homme aimable savait mêler les distractions agréables aux soucis des affaires, et je fus invité une fois à l’accompagner dans une chasse aux loups qu’il fit dans les environs de la capitale sibérienne.

On appâte ces animaux, un ou deux jours auparavant, à l’aide de chevaux et de bœufs morts, puis on s’approche en grand nombre en formant un cercle autour de ces engins comme centre. Je n’ai vu dans aucune ménagerie des loups comparables à ceux de Sibérie. Ils sont d’une taille et d’une grosseur surprenantes. C’est un immense plaisir que de tirer ces bêtes fauves dès qu’en s’enfuyant elles ont dépassé la ligne des chasseurs. Malheureusement, il est presque impossible de les approcher quand elles sont mortes, à cause de leur odeur et des milliers de petites bêtes qui s’échappent de leur fourrure.

Nous revenions de cette chasse tranquillement au pas de nos montures qui nous avaient menés par la route du lac Baïkal, assez près du rendez-vous dans la forêt, quand tout à coup apparut et s’enfuit à travers les arbres un petit animal auquel je ne pris pas garde tout d’abord, mais que je tâchai de distinguer de mon mieux, quand un de mes voisins se fut écrié: Un renard bleu!

Un renard bleu! répétâmes-nous tous ensemble pour avertir une bande de chasseurs qui se trouvait à quelque distance. Un coup de fusil retentit. L’animal fléchit, puis reprit sa course. «Touché!» dit le général gouverneur; puis s’adressant aux Bouriattes qui avaient appâté les loups et qui, munis de patins à neige, pouvaient arpenter la forêt: Il me faut ce renard bleu; il est grièvement blessé, vous devez pouvoir l’atteindre.

Cet ordre était donné fort aimablement à mon intention, car le lendemain je recevais la peau de cet animal soigneusement retournée et préparée pour l’empaillage.

Comme je l’ai dit plus haut, on attache une grande importance en Russie, pour apprécier un homme, à la fourrure dont il est revêtu. La peau la plus appréciée est sans contredit celle du renard bleu, mais seulement la partie de cette peau qui recouvre les pattes. Il n’est même pas d’usage de se servir du reste de la peau de cet animal. On l’envoie en France ou en Angleterre pour faire la joie des femmes de ces deux pays, qui se croient fort élégantes en se revêtant de cette fourrure, et qui seraient ainsi en Russie, et notamment à Irkoutsk, la risée des connaisseurs. La preuve de ce que j’avance, c’est que dans la capitale de la Sibérie une peau de renard bleu ou seulement les quatre pattes se vendent le même prix, c’est-à-dire soixante-dix ou quatre-vingts francs. De plus, un renard bleu tout à fait de première qualité ne peut pas dépasser la valeur de cent à cent cinquante francs. Comment alors certaines pelisses de renards bleus, renommées dans toute la Russie, seraient-elles estimées trente-cinq ou quarante mille francs, si les peaux tout entières des animaux qui les composent avaient été employées?

La fourrure la plus estimée après celle-ci est le castor; aussi ne voit-on que très-peu de pelisses faites de la peau de cet animal.

Après le castor vient la zibeline, qui est assez employée pour manteaux, au moins sur les manches et sur les collets. Ces vêtements de somptueuse apparence sont quelquefois doublés à l’intérieur de peaux beaucoup plus ordinaires: j’en ai même vu à Saint-Pétersbourg qui n’étaient pas doublés du tout.

Au quatrième rang se trouve la iénotte. Cet animal est la grande ressource des voyageurs, parce que sa fourrure est encore classée parmi les élégantes, bien que le prix en puisse extraordinairement varier suivant la longueur et l’épaisseur du poil. J’ai vu des pelisses en iénotte valant deux cent cinquante francs, et j’en ai vu d’autres estimées douze mille francs. Comme la différence de la fourrure ne peut pas s’apprécier de très-loin, il est d’usage de regarder comme élégant un homme revêtu de peaux d’iénotte, bien que le plus souvent sa pelisse n’ait en réalité que peu de valeur.

On place généralement au cinquième rang la martre, animal très-différent de la zibeline, bien que ces deux noms se trouvent souvent placés à tort chez nous à la suite l’un de l’autre. La fourrure de la zibeline est foncée, très-épaisse et un peu rude au toucher; celle de la martre, au contraire, est jaune clair et ressemble plutôt à un duvet soyeux.

Enfin, la fourrure le moins estimée et le moins portée, par conséquent, par la classe riche, c’est l’astrakan. Dans certaines villes telles que Moscou et Irkoutsk, où la mode est scrupuleusement respectée, il serait même fort risqué de paraître dans le monde revêtu de cette fourrure. Le bonnet d’astrakan surtout est regardé avec le plus grand mépris, et si certains Russes se sont posés en principe (je le tiens de leur propre bouche) de ne jamais daigner saluer dans les rues les personnes à pied, il leur répugnerait sans doute bien plus encore de paraître l’ami de quiconque serait revêtu d’astrakan.

Les autres fourrures, telles que le mouton, l’ours, l’élan, servent aux hommes du peuple. Cependant, comme elles sont les plus chaudes, les riches ne dédaignent pas de s’en revêtir en voyage. Seulement ils font ajouter à leur manteau des collets en castor, en renard ou en iénotte.

Je me dispenserai dans le reste de ce travail de dire que les Russes sont vaniteux.

Est-ce, me répondra-t-on, parce qu’ils ne le sont pas?

Non, mais parce qu’après ce chapitre, une pareille diatribe me semble tout à fait inutile.

CHAPITRE XIV
LES INDIGÈNES. — PASSAGE DU LAC BAÏKAL.

Les Olkhonois. — Le chamanisme. — Les Bouriattes. — Les Toungouses. — Les Samoyèdes. — Le carnaval à Irkoutsk. — Pablo. — Adieux à Constantin. — Péripéties de la traversée du lac Baïkal.

On rencontre quelquefois dans les rues d’Irkoutsk des Olkhonois. Les rives du lac Baïkal, avant la conquête des Russes, servaient depuis les temps les plus reculés de lieu de déportation pour les Chinois. Ils appelaient cette contrée, dans leur langue imagée, la région où les nuits sont longues. Quelques descendants de ces déportés se sont perpétués dans ces parages et habitent une petite île du lac Baïkal appelée Olkhon, voisine de la côte occidentale. Plusieurs de ces insulaires professent encore l’ancienne religion du chamanisme, d’où sortit plus tard le culte si répandu de Bouddha. Nous ne savons pas grand’chose sur cette religion, si ce n’est que les fidèles adorent un être suprême qui réside dans le soleil.

Müller, dans son important ouvrage sur la Sibérie, fait entrevoir les superstitions des Chamans, et donne un aperçu de leurs cérémonies.

«Les Chamans, dit-il, craignent surtout les revenants et le ressentiment des morts à qui ils ont autrefois causé quelque dommage. Pour conjurer le mauvais sort que ceux-ci pourraient jeter sur eux, ils sautent à certains jours par-dessus des fagots enflammés.

»Ils croient à des sorciers qui leur prédisent l’avenir.

»Les jours de fête, ils se rassemblent autour d’un de leurs prêtres. Celui-ci bat sur un tambour et récite des prières, tandis qu’un acolyte asperge les assistants avec du lait et de l’alcool.»

Paysans samoyèdes. Paysans samoyèdes.

Une légende que j’ai apprise de la bouche même d’un de ces vieux chamans est spéciale aux fidèles de cette religion qui demeurent dans la Transbaïkalie. Pour comprendre cette légende, il faut savoir qu’il y a une grande différence de niveau entre Irkoutsk et le lac Baïkal et que toutes les eaux de celui-ci sont maintenues par un énorme rocher placé à la naissance de l’Angara. Si ce rocher, dit-on, venait à se détacher, les eaux du lac se précipiteraient en un seul jet, anéantiraient Irkoutsk et se dirigeraient vers la mer avec une vitesse effroyable, en formant de toute la vallée de l’Angara un vaste fleuve. C’est sur ce rocher, pensent les vieux chamans, que les âmes sont transportées après la mort. Saisies par le vertige à cause de l’étroitesse de la surface qui se trouve à fleur d’eau, étourdies par le bouillonnement de l’Angara qui sort du Baïkal, elles trouvent une grande difficulté à se maintenir. Si elles y parviennent, c’est qu’elles ont trouvé grâce devant Dieu; si, au contraire, leur vie a été coupable, elles sont entraînées et anéanties par le courant. Le bruit produit par l’impétuosité des eaux de l’Angara n’est autre, selon ce peuple superstitieux, que la réunion des lamentations des âmes qui craignent de perdre l’équilibre. Il est vrai qu’en cet endroit l’écho des montagnes répète d’une façon étrange le bouillonnement du fleuve. Je ne crois pas être aux yeux de mes lecteurs suspect de chamanisme, et pourtant il me sembla, dans le concert majestueux de cette nature entendre parfois des voix humaines.

Mais les indigènes de Sibérie que l’on croise le plus souvent à Irkoutsk ce sont des Bouriattes, race dont le berceau se trouve aux environs de Nertschinsk, et des Toungouses qui prétendent être plus habiles encore que les Kirghiz et les Mongols dans l’art de l’équitation. Ces deux peuples sont devenus tellement russes, par les habitudes et presque par le costume que je n’en dirai rien; on les reconnaît facilement à leur face large et absolument plate. Ni le nez, ni les pommettes, ni le front ne font saillie; qu’on se figure alors l’aspect que présente le profil d’un Bouriatte. Les femmes rachètent la laideur de leur visage par une tournure généralement fort belle et une douceur de peau extraordinaire qui est devenue proverbiale en Sibérie. On aperçoit aussi de temps en temps à Irkoutsk des Samoyèdes, race autrefois errante, mais qui commence, m’a-t-on dit, à peupler Iakoutsk, comme les Bouriattes et les Toungouses se sont établis à Irkoutsk et dans les environs. Les vêtements de ce peuple de l’extrême nord sont faits de peaux de renne et sont ornementés de petits morceaux de drap presque toujours d’un rouge éclatant. J’en ai aussi vu plusieurs vêtus de peaux de phoque et autres amphibies; mais il paraît que ce sont les plus pauvres, car ce genre de fourrure ne tient pas chaud et se vend à bon marché.

Nulle race ne regarde autant la femme comme un être inférieur, et chez aucun peuple elle n’est traitée aussi durement que parmi les Samoyèdes. «Elles sont vexées et gênées, dit Pallas, jusque dans les tentes. Les hommes mettent une perche derrière le foyer en face de la porte, et il n’est pas permis aux femmes de l’enjamber. Ce peuple idiot et rustre croit que si la femme avait le malheur de faire le tour de l’Iourten, la nuit ne se passerait pas sans que les loups vinssent leur dévorer un renne. La grossesse est un état dégradant; pendant ce temps, les femmes n’osent pas manger de viande fraîche; elles sont forcées de se contenter de vieilles provisions. Elles sont maltraitées surtout à l’époque de l’accouchement. Elles sont obligées de faire leur confession en présence du mari et de la sage-femme; de déclarer si elles n’ont pas commis d’infidélité, et de nommer les personnes avec qui elles l’ont commise. Elles se gardent bien de nier le fait, dans la crainte d’avoir un accouchement laborieux et cruel; elles avouent au contraire leur faute avec ingénuité, si elles sont coupables. Leur confession n’a, du reste, aucune suite fâcheuse. Le mari va trouver celui que sa femme a accusé et le force à lui donner un petit dédommagement.

Les réjouissances du carnaval sont, à Irkoutsk, très-différentes des nôtres: elles consistent surtout en promenades répétées dans de grands traîneaux ouverts autour desquels sont suspendues de nombreuses clochettes. On ajoute aussi des clochettes aux harnachements des chevaux, partout où l’on peut en accrocher.

Les fanatiques en tiennent de plus dans leurs deux mains, et complètent ainsi le tintamarre général. Des enfants et des hommes du peuple, qui en temps ordinaire glissent rapidement à l’aide de patins sur un petit trottoir de bois le long des maisons, trottoirs recouverts de neige durcie par la gelée et offrant pour cet exercice une surface favorable, circulent à cette époque plus nombreux et plus bruyants, armés aussi de clochettes retentissantes.

Mes fenêtres, pour mon malheur, donnaient sur la grande rue, où a lieu cet abominable divertissement. Jamais je n’éprouvai tant le besoin de sortir de chez moi que pendant ces dix jours de carnaval, inventés, ce me semble, beaucoup plus pour la rémission des péchés que dans les intérêts de l’enfer.

Jamais aussi je ne saluai l’apparition du carême avec autant de plaisir.

Pendant les trois premiers jours de ce temps de pénitence, une coutume bizarre permet aux cochers des maisons où l’on a été reçu de venir vous rendre visite et de vous demander un cadeau. En ma qualité d’étranger, je vis défiler, à la suite des cochers de maître qui exerçaient ainsi leurs droits, tous les iswoschiks ou cochers de fiacre par lesquels j’avais eu occasion d’être conduit.

Pour fuir cette procession d’importuns, je me rendis au couvent de Saint-Innocent, où avaient lieu les cérémonies les plus solennelles à l’occasion du carême.

Pendant cette période, le saint est plus que jamais l’objet de la vénération.

Non-seulement son tombeau est ouvert, comme celui de saint Serge, mais son corps n’est pas, comme celui du patron de Troïtza, recouvert d’un drap funéraire. Il est, du reste, merveilleusement conservé, si ce n’est que la peau est entièrement noire. Une pieuse légende conte aux habitants d’Irkoutsk que cette couleur provient de tous les défauts des fidèles qui sont sortis de leur âme au moment où ils ont baisé cette précieuse relique: j’ai été plusieurs fois témoin de l’effusion avec laquelle les dévots de la Sibérie orientale embrassent les restes vénérés, et du bonheur qu’ils éprouvent à couper, soit avec l’ongle, soit avec un canif, une parcelle du cercueil, qui aura bientôt tout à fait disparu.

On peut, du reste, constater de beaucoup de manières à quel point la piété des paysans sibériens est sincère et profonde.

J’ai été touché plusieurs fois de la fidélité avec laquelle ces braves gens observent les jeûnes qui leur sont prescrits. Il m’est arrivé, dans des jours marqués pour faire pénitence (et il y en a beaucoup), de demander par curiosité dans les relais de poste si l’on pouvait me fournir quelque aliment: «C’est carême, monsieur, me répondait-on invariablement. Nous ne pouvons prendre aujourd’hui que du thé. Aussi n’avons-nous même pas de pain à vous offrir.» Je ne comprends pas, soit dit en passant, qu’un gouvernement qui a si bien su transformer une religion en un instrument politique maintienne des règlements aussi affaiblissants pour les populations pauvres, qui déjà en temps ordinaire se nourrissent si mal.

Avant de quitter Irkoutsk, je me rendis au musée, pour y voir des dents, des crânes, des squelettes entiers de mastodontes antédiluviens, dont les restes abondent dans les anciennes couches de la terre sibérienne; je me livrai plusieurs fois, avec le gouverneur militaire, au plaisir de la chasse; mais six semaines s’étaient déjà écoulées depuis mon arrivée dans la capitale de la Sibérie; il me tardait surtout de continuer mon voyage.

M. Pfaffius m’avait promis de me faire savoir de Kiachta quand une caravane de marchands de thé russes s’organiserait dans cette ville pour se rendre dans la Chine méridionale: «Tâchez de trouver un interprète, m’avait-il dit, afin de ne jamais être embarrassé pour vous faire comprendre de ces marchands de thé, et ils se chargeront de toutes les communications nécessaires vis-à-vis les Mongols et vis-à-vis les Chinois.» Je n’eus pas à choisir: un seul homme se présenta pour partir avec moi d’Irkoutsk en me servant d’interprète. Il était foncièrement honnête, je me hâte de le dire; mais combien bizarre devait être son histoire! Il se disait sujet français, mais il était né à Constantinople et n’avait jamais vu la France.

Son nom était espagnol: Pablo.

Son passe-port était écrit en grec.

Il croyait parler toutes les langues du Levant, même le russe, ainsi que l’italien et le français; mais j’étais souvent obligé, en lui parlant français, de faire intervenir quelques mots italiens, russes ou même allemands, pour me faire comprendre de lui.

Au lieu de polyglotte, il eût été plus correct de l’appeler anaglotte, mais il savait si bien se faire comprendre de tout le monde, moitié en parlant, moitié par signes, que je fus encore bien heureux de l’avoir rencontré. Cette faculté de se faire comprendre par gestes lui venait certainement de son ancien état: il avait été autrefois engagé dans un cirque pour y jouer les pantomimes.

Bien que ce fût avec ce Pablo que je dusse désormais partager les péripéties du voyage, Constantin voulut m’aider une dernière fois aux préparatifs de mon départ. Quelles que soient les divergences de caractère, on ne quitte pas indifféremment, surtout quand la séparation doit être éternelle, l’homme à côté duquel on vient de faire quinze cents lieues. Mon jeune compagnon de traîneau me toucha par l’inquiétude qu’il témoigna sur ma traversée du lac Baïkal. Il me pria pendant trois jours de ne point affronter ce danger et de contourner le Baïkal par le sud. Pour m’y décider, il m’amena au moment de mon départ le chef de la police qui m’assura que le gouvernement n’avait pris cette année-là aucune responsabilité pour le passage du lac au lieu ordinaire de la traversée.

Devant une telle affirmation, je cédai: hélas! J’eus beaucoup à me repentir de cette détermination, ou plutôt de ne l’avoir suivie qu’en partie, ainsi que le verra le lecteur; la prudence, dans cette circonstance, n’engendra pas la sûreté. Celui que ma décision remplit d’une joie bien grande, ce fut Pablo; Pablo, dont les terreurs exagérées et le goût du confort m’inspirèrent, dès les premiers jours, de vives inquiétudes pour nos relations futures.

Je quittai Irkoutsk le 20 mars, à une heure du matin. Constantin prit place dans mon traîneau, entre Pablo et moi, et m’accompagna jusque sur la rive opposée de l’Angara. Ce court trajet fut pour nous comme un abrégé des trois mois que nous venions de passer ensemble; quand nous nous serrâmes la main pour la dernière fois, nous éprouvâmes tous les deux une vive émotion. Lui entrevoyait la perspective d’un séjour indéfiniment prolongé à Irkoutsk, et moi j’achevais le premier chapitre de mon voyage, dont il était une vivante et complète personnification.

Je ne cherchai nullement, une fois Constantin parti, à entamer une conversation avec Pablo. Je savais alors assez de russe pour pouvoir accomplir seul un voyage en Sibérie. Je n’entrevoyais l’utilité de cet homme que dans un avenir encore bien incertain. Sa présence m’était plutôt désagréable.

Le pays que nous traversions était pittoresque. Des montagnes de plus en plus hautes à mesure que nous avancions se dressaient de chaque côté de la route. Le noir des pins qui les recouvraient leur donnait un aspect bizarre. Je pouvais d’autant mieux considérer ce spectacle que je n’avais plus mon traîneau à capote de Nijni-Novgorod, et que celui dans lequel je me trouvais alors était entièrement découvert.

Au lever du jour, nous aperçûmes le Baïkal. Les vents, qui sont dans ces parages impétueux et constants, empêchent la neige de séjourner sur ses glaces, qui ont alors presque partout une teinte bleuâtre assez semblable à celle de l’eau.

Nous voyions d’abord à nos pieds et à une grande profondeur une baie encaissée entre deux chaînes de montagnes; puis au delà un élargissement subit, le lac prenant des dimensions considérables et nous offrant, à cette époque de l’hiver, l’aspect d’une surface glacée jusqu’à perte de vue, à droite, à gauche et devant nous.

«Enfin! voilà le lac Baïkal! m’écriai-je tout rempli d’enthousiasme. — Monsieur, me dit Pablo en bondissant sur son séant, on ne vous a donc pas averti? il faut l’appeler la mer, autrement il est furieux et cause quelque dommage.»

Cette crainte superstitieuse peignait entièrement mon nouveau compagnon; homme faible et ignorant, il s’était approprié le caractère dominant de chacun des peuples qu’il avait visités: il avait emprunté la tristesse aux Allemands et aux Polonais, la servilité aux Turcs et aux Arabes, la superstition aux Russes et aux Sibériens; l’honnêteté je ne sais trop à qui.... à une peuplade inconnue probablement, qui ne dit pas son nom et qu’on n’a pas revue.

Nous descendîmes au bord du lac par le côté de la montagne exposé au midi. La neige, fondue la veille pendant quelques heures, s’était transformée sous l’influence du froid de la nuit en un épais verglas.

Le traîneau chassait quelquefois d’une façon d’autant plus effrayante que la route était constamment bordée d’un précipice. Nous en étions quelquefois si près que l’iemschik avait les pieds suspendus au-dessus de l’abîme. Un coup de fouet alors fortement appliqué donnait au traîneau une vigoureuse impulsion en avant qui nous préservait d’une chute effroyable. L’iemschik crut malheureusement trop tôt tout danger terminé. Il négligea de frapper ses chevaux une dernière fois avant d’arriver au Baïkal: un des patins du traîneau dépassa le bord de la route; le reste fut entraîné, et nous roulâmes, Pablo et moi, pêle-mêle avec nos couvertures et nos malles, dans un fossé presque à pic, de cinq ou six pieds de profondeur.

Le ressentiment de la mer sibérienne se faisait trop évidemment sentir pour que Pablo ne me le fît pas remarquer. Nous arrivâmes peu après à un relai. Le maître de poste me dissuada de continuer mon voyage par terre. «Non-seulement la route est plus longue, me dit-il, mais elle est aussi dangereuse, vous avez pu le constater, tandis que la glace du Baïkal est extrêmement épaisse et ne menace de se rompre à aucun endroit.» Le conseil fut suivi: nous chevauchâmes sur la glace.

Pablo avait des terreurs grotesques toutes les fois que je parlais du lac Baïkal, et tâchait de conjurer le mauvais sort en disant: la mer, la mer, la mer. A droite et à gauche se dressaient les deux chaînes de montagnes dont j’ai parlé tout à l’heure, qui bordent la baie de l’extrémité méridionale du lac où nous nous trouvions alors, et devant nous s’étendait la glace à perte de vue.

Je ne me lassais pas d’admirer cet étrange spectacle auquel je crois que le monde entier n’offre rien de comparable. Je n’avais trouvé nulle part en Sibérie un triomphe plus complet de l’hiver que cette véritable mer de glace, et dans aucune partie de ce triste pays je n’avais vu la lumière prendre des tons aussi chauds. — Le soir principalement, quand le soleil teintait encore en rose le sommet des montagnes, la baie du Baïkal qui se trouvait dans l’ombre prit une couleur bleue intense semblable à celle de la Méditerranée; je me serais volontiers cru à Nice ou sur les côtes de l’Algérie, sans la présence de mon traîneau et surtout sans le bruit que produisait son glissement sur la glace; bruit affreux dont j’ai déjà parlé au commencement de ce livre, mais qui était là plus grave, plus funèbre, plus terrible encore, à cause de la profondeur de l’eau.

La nuit venait à peine de tomber, quand nous arrivâmes à l’extrémité orientale de la baie. Nous gagnâmes un instant la terre pour dîner et changer de chevaux. Quand nous repartîmes sur le lac, il était neuf heures du soir. Notre iemschik, au lieu de continuer à longer la terre ou bien de se diriger au nord-est vers la côte orientale, alla droit au nord, c’est-à-dire vers le milieu du lac.

Comme déjà plusieurs fois sur les cours d’eau, j’avais vu des cochers ne pas suivre la direction qui semblait normale, afin d’éviter quelque trou ou des surfaces de glace moins solides, je ne fis tout d’abord aucune réclamation; je me retournais seulement de temps en temps pour apercevoir la terre. Hélas! elle s’abaissait peu à peu vers l’horizon, et finit par disparaître complétement à mes yeux. Le Baïkal prit alors l’aspect de la pleine mer; nous ne voyions la terre d’aucun côté.

J’avoue qu’à ce moment je commençai à me repentir de mes forfanteries de la journée. Je frémis à l’aspect de cette nature et je sentis naître en moi un certain respect pour cette mer sibérienne que j’avais eu l’imprudence d’insulter de la rive.

J’avais eu si rarement à me plaindre de mes iemschiks pendant mon voyage, qu’il ne me vint pas tout de suite à l’idée que celui-là était ivre, et qu’il nous avait égarés.

Peu à peu la glace devint accidentée. Nous aperçûmes çà et là quelques glaçons superposés, qui, à mesure que nous avancions, devinrent plus gros et plus nombreux; puis nous eûmes à franchir de véritables montagnes gelées plus hautes encore que celles du Tom ou de l’Angara.

L’inquiétude alors commença à me saisir. Je fis plusieurs questions au cocher, dont je ne pus comprendre les réponses, même à l’aide de Pablo.

Le pauvre garçon était hébété et comme anéanti par la peur.

J’eus enfin l’heureuse inspiration de demander de quel côté nous devions gagner la terre. L’iemschik me montra l’Occident. Je compris alors la situation et je résolus d’attendre le jour en cet endroit. Le cocher refusa d’abord de s’arrêter en se moquant de mes appréhensions. Je fus obligé de le menacer de mon revolver pour obtenir qu’il n’allât pas plus loin.

Il était environ une heure du matin. Des montagnes de glace nous dominaient de tous côtés. Les glaçons dont elles étaient formées avaient environ un pied d’épaisseur.

C’était donc aussi par un pied de glace que nous étions soutenus.

Entre la vie et la mort, entre l’air et les abîmes du lac il n’y avait qu’un pied. Nous étions non-seulement loin des hommes, mais loin de la terre où ils habitent. Qui savait où nous étions? Qui s’occupait de nous à cette heure? Qui aurait entendu notre dernier cri d’angoisse au moment où la glace cédant sous notre poids, nous aurions été pour jamais engloutis?

Le vent, en s’engouffrant dans les vallons de cette mer immobilisée, et des craquements de la glace pareils à des coups de canon dans le lointain, rompaient seuls le silence de la nuit. Jamais je n’avais compris la faiblesse de l’homme d’une manière aussi complète et aussi absolue. La nature présentait cette nuit-là des arguments en faveur de sa puissance qui eussent forcé tout antagoniste à se déclarer vaincu, de peur qu’elle n’appliquât ses preuves.

Quand le jour parut, nous pûmes apprécier plus encore le danger de notre situation; des crevasses sans nombre sillonnaient la surface glacée. Çà et là des flaques d’eau démontraient que dans cette partie du lac la congélation n’avait été que partielle. Je compris alors pourquoi le gouvernement russe n’avait voulu prendre cette année-là aucune responsabilité envers les voyageurs. Je me crus perdu.

Passage du lac Baïkal. Passage du lac Baïkal.

Machinalement je donnai l’ordre au cocher de se diriger vers le soleil levant. Nous partîmes. Jamais route ne fut plus remplie d’intérêt et plus savamment calculée que la nôtre. Nous faisions de longs détours pour éviter quelque crevasse. Le cocher dégrisé, voulant racheter sa faute, exposait quelquefois sa vie en allant seul mesurer en avant l’épaisseur de la glace. Plusieurs fois nous rencontrâmes une longue traînée d’eau qui nous barrait le passage. Nous revenions alors quelque peu sur nos pas, puis, en contribuant tous par nos gestes et nos cris à donner aux chevaux une allure vertigineuse, nous franchissions heureusement, mais non sans pâlir, cette gueule béante de notre ennemi.

Vers huit heures du matin nous commençâmes à apercevoir la terre. A mesure que nous avancions, la glace aussi se faisait plus serrée et plus épaisse. Nous sentions à chaque pas croître nos chances de salut. Tout péril disparut enfin. Un sentiment étrange me fit alors regretter de quitter le Baïkal. Je goûtais une âpre jouissance à me voir encore sur cette glace, sous laquelle j’avais cru pendant de longues et cruelles heures devoir être englouti. Enfin, à dix heures du matin, j’entrai dans le village de Slernaïa après être resté vingt-deux heures sur le lac Baïkal, et y avoir éprouvé la plus vive émotion que j’aie jamais ressentie dans tous mes voyages.

CHAPITRE XV
SUR L’INDÉPENDANCE DE LA SIBÉRIE ORIENTALE
ET SUR QUELQUES INDIGÈNES.

Rêve des habitants de la Sibérie orientale. — Ce qui pourrait arriver. — Les raisons qui amèneraient une indépendance. — Exemple des Chinois. — Un mot sur les Iakoutes et sur les habitants du Kamtchatka.

Le lendemain, en déjeunant à Verchni-Oudinsk, j’entendis une curieuse conversation entre trois hommes qui étaient nés probablement dans ces parages, car ils se disaient plus attachés à la Sibérie orientale qu’à la Russie proprement dite. Ils me rappelaient les habitants de Vannes ou de Saint-Brieux qui prétendent mieux aimer la Bretagne que la France. Certes, si la mère patrie avait été en danger, si le trône du tzar avait été menacé, je suis sûr que ces hommes eussent fait leur devoir, et peut-être mieux que bien d’autres; mais on voyait qu’au fond de leurs cœurs, c’était cette portion de l’empire dite Sibérie orientale qui avait toutes leurs préférences. «Quel beau pays! disaient-ils; quelle fertilité! Non-seulement le blé, les céréales peuvent y être récoltés, mais quel bon vin produirait la vallée de l’Issoury! Je ne comprends pas notre empereur de rester à Saint-Pétersbourg. Vous verrez qu’un jour notre capitale actuelle, qui est si malsaine, sera abandonnée, et que la cour viendra s’établir sur les bords de la mer d’Okhotsk.»

Je ne pense pas que ce rêve vaille la peine d’être examiné; mais ce qui pourrait être plus sérieux dans un certain nombre d’années, ce serait l’existence d’un besoin d’indépendance nationale fortement prononcé chez les riverains du fleuve Amour. Il n’y a pas très-longtemps que le côté septentrional de ce fleuve a été annexé à l’empire russe, et comme tout ce pays était complétement désert avant cette annexion, il n’est pas étonnant qu’il soit encore très-peu peuplé.

Le fleuve Amour a un cours de mille lieues au moins, et, je tiens de la bouche du général-gouverneur d’Irkoutsk que sur cette immense étendue, y compris les fonctionnaires et les soldats, il y a en tout vingt-six mille habitants. De plus, ces habitants étant presque tous des colons, étant nés sur l’ancien territoire, il n’est pas étonnant qu’ils se regardent encore un peu là comme en pays étranger et qu’ils restent attachés par le cœur à leur première patrie et à leur empereur. Mais au bout de plusieurs générations, les riverains du fleuve Amour ne manqueront pas de s’apercevoir qu’en se rendant indépendants, ils acquerront la richesse, et alors quels efforts ne tenteront-ils pas dans ce but!

En effet, les blés de Sibérie sont achetés très-souvent par les habitants de la Russie septentrionale, de préférence aux blés d’Odessa. Les riverains du fleuve Amour pourraient donc, quant aux céréales, non-seulement se suffire à eux-mêmes, mais encore profiter de l’exportation. La vallée de l’Issoury, qui produirait non-seulement du vin, mais tous les fruits du Midi, tels que les oranges et les bananes, serait une source de grands revenus. Les habitants de cette contrée ne seraient plus obligés d’envoyer à Saint-Pétersbourg tout l’or qu’ils tirent des entrailles de la terre. Ils pourraient profiter largement des autres richesses de leur sol, de l’immense quantité de fer qu’il renferme; du graphite, puisque la fameuse mine Alibert se trouve dans ces parages; du terrain propre à la fabrication de la porcelaine, des forêts, et enfin, du charbon de l’île de Tarakaï. De plus, la mer d’Okhotsk leur donnerait un débouché facile sur le monde entier, tandis que les bateaux russes qui se trouvent à Pétersbourg ne peuvent gagner l’Océan que si c’est le bon plaisir de la Prusse, du Danemark, de la Suède, voire même de l’Angleterre et de la Hollande.

On peut facilement être persuadé, après ce qu’on vient de lire, que ce coin relativement petit de l’empire russe, mais qui ne mesure pas moins de mille à douze cents lieues de longueur sur huit à neuf cents lieues de largeur, a toutes les ressources nécessaires pour faire non-seulement un État indépendant, mais un des États les plus riches du monde entier. Il n’est pas possible que d’ici à quelques années, les habitants de ce pays, un peu frustrés jusqu’ici par le tzar, ne s’aperçoivent pas de la vérité de ce que j’affirme et ne cherchent pas à conquérir leur indépendance au prix de tous les sacrifices.

On objectera peut-être que toute révolution est trop loin de voir le jour en Russie pour que pareille chose arrive; que la religion y est trop respectée et que la personne de l’empereur y est trop sacrée pour qu’on ose s’attaquer à elle. Cela est vrai, et ce que j’ai raconté des rapports entre les Polonais et les assassins dans la prison d’Irkoutsk prouve certainement le poids d’une pareille objection. Mais en Russie, il faut bien le dire, contrairement à ce qui arrive chez nous, le respect de la religion va diminuant à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale. Or, après le respect de la religion, celui de l’autorité disparaît bien vite; et comme dans la Sibérie orientale tout le monde cherche à acquérir la fortune et l’acquiert presque toujours, je pense que dans ce pays le temps pourra venir où le tzar perdra le prestige ou plutôt le fétichisme inouï dont il jouit en ce moment. Le peuple tout entier aura peut-être un jour là-bas, sur toutes les choses regardées comme saintes, le parler aussi franc que l’ont aujourd’hui certains hommes de la classe élevée.

En effet, je demandais à l’un des personnages les plus riches et le mieux placés d’Irkoutsk si les prêtres étaient généralement d’anciens paysans. «Non, me dit-il. — Ils appartiennent donc à la classe élevée? — Pas davantage. — Mais alors où les recrute-t-on? — Dieu sait ce que c’est», répondit-il, avec un air de dédain que nous montrerions à peine pour des gens sans aveu et dignes du plus complet mépris.

Un autre habitant d’Irkoutsk, plus haut placé encore que celui dont je viens de parler, me demanda un jour à quoi j’avais employé mon dimanche. — Entre autres occupations, je lui racontai que j’avais été le matin à la messe, dite par l’archimandrite, et le soir au théâtre entendre Orphée aux enfers. (Mes lecteurs ne se figuraient peut-être pas qu’on jouât de la musique d’Offenbach au fond de la Sibérie.) «Alors, m’ajouta mon interlocuteur, vous avez assisté aujourd’hui à deux représentations bouffes.»

Je ne prétends pas que tous les membres de l’aristocratie russe parlent aussi grossièrement de leur religion et de leurs popes; mais voilà certainement deux réponses qu’aucun catholique n’aurait osé faire, même dans notre pays sans foi et sans respect apparent pour tout ce qui est religion et autorité.

Il n’y a pas une aussi grande distance en Sibérie qu’en Russie entre le peuple et la classe riche. Les paysans s’apercevront certainement un jour de la manière dont on traite en haut lieu les croyances devant lesquelles ils ont été habitués à fléchir le genou, et ne tarderont pas alors à partager l’émancipation qu’ils auront découverte chez ceux qui devraient leur montrer l’exemple.

Ce qui pourra retarder cette émancipation, dira-t-on peut-être encore, c’est le caractère peu entreprenant du peuple russe et l’éloignement où se trouvent les Sibériens orientaux de toute nation civilisée qui pourrait leur donner l’exemple et appuyer un élan général en faveur de leur indépendance.

Les Russes, il est vrai, sont si habitués à l’état de souffrance dans lequel ils vivent; leur résignation se fait tellement sentir dans leurs actes, dans leurs coutumes de politesse qui frisent la servilité, dans leur musique, et jusque dans leurs plaisirs, qu’il semble impossible de voir naître au milieu d’eux un homme capable de prendre une grande initiative. Les Chinois, leurs voisins, vivent sous un régime peut-être moins désirable encore, et par conséquent ces deux peuples semblent ne pouvoir jamais sortir de l’esclavage où ils se trouvent en ce moment.

Mais les Chinois, on doit le reconnaître, sont loin d’accepter leur sort avec autant de résignation que leurs voisins du septentrion. Habitués jusqu’ici à regarder les frontières de leur empire comme les limites du monde, il n’est pas étonnant qu’ils se soient soumis à une autorité qui s’est imposée primitivement à eux par la force et à laquelle il leur semblait impossible de pouvoir se soustraire. Pour changer complétement d’opinions, ils n’ont qu’à nous connaître, et peu à peu cette science se répand chez eux. Ils ne nous aiment pas encore, mais nous les étonnons et ils nous étudient. Ils apprécieront bientôt la différence de condition des nations européennes et du peuple de l’Empire Céleste; ils viendront chez nous pour s’instruire davantage; et comme les Chinois sont essentiellement intelligents et logiques, qu’ils ne font rien superficiellement, ils appliqueront chez eux celles de nos institutions qui leur auront paru justes, propres à assurer le bonheur et la richesse d’un peuple.

L’exemple sera suivi dans la riche et malheureuse Sibérie; c’est au moins fort probable.

Les trois hommes que j’ai présentés au lecteur déjeunant à Verchni-Oudinsk, et qui semblaient si convaincus du brillant avenir de la Sibérie orientale, ne tardèrent pas à lier conversation avec nous. Pablo saisit l’occasion de peindre les angoisses qu’il avait éprouvées sur le lac Baïkal. Il le fit avec emphase, ne passant aucun détail, et parsemant son récit de quelques traits de courage dont j’avais eu le malheur de ne pas m’apercevoir. Certes, j’aurais coupé court à un divertissement aussi fastidieux et aussi prolongé, si je n’avais vu cet homme tirer de mes provisions une bouteille d’esprit-de-vin, dont j’avais compté faire un tout autre usage, en remplir son verre et ceux de ses interlocuteurs; puis boire, tout en causant, comme si c’eût été du kirsch ou de l’anisette.

Est-ce le froid qui permet aux Sibériens d’avaler de telles liqueurs? C’est probable, car Pablo n’avait pas de pareilles habitudes à Constantinople, et je l’ai vu plusieurs fois absorber à jeun une quantité assez grande de cette boisson quand, disait-il, il se sentait la tête lourde et pas d’appétit. Ce garçon, en satisfaisant ce goût singulier, avait un usage superstitieux non moins bizarre: il prenait une pincée de terre, dans une sorte de tabatière qu’il avait toujours dans sa poche, la mêlait à l’esprit-de-vin et avalait le tout ensemble.

Quand je lui demandai l’explication d’une pareille pratique: «Cette terre, me répondit-il, a été prise dans mon pays natal. Si j’en avale ainsi de temps en temps une petite quantité, je suis sûr d’éviter toutes les maladies qui règnent à l’état d’épidémie dans les contrées que je traverse. Si vous aviez su cela avant de quitter la France, vous n’eussiez pas été malade à votre arrivée à Irkoutsk.»

Pablo, on peut le voir, était un type accompli. La bonté et le dévouement étaient portés chez lui à un si haut degré que je m’applaudis bien des fois de l’avoir emmené, mais il faudrait des volumes pour raconter toutes les excentricités de cet homme maniaque, superstitieux et enfantin.

Avant de partir de Verchni-Oudinsk, et de gagner le territoire chinois, je dois dire un mot de quelques peuplades qui habitent la Sibérie orientale et dont il m’a été donné de voir plusieurs échantillons avant de quitter le territoire sibérien.

Les Iakoutes ont la peau cuivrée et portent de longs cheveux noirs. Leurs femmes sont regardées avec mépris. Elles sont toujours couvertes d’ornements généralement en fer, mais artistement travaillés. Les Iakoutes sont bons, hospitaliers, honnêtes. Ils poussent leurs croyances religieuses jusqu’à la superstition et l’idolâtrie. Leurs prêtres sont des sorciers qui exercent sur eux une grande influence par les tours de magie qu’ils savent exécuter.

M. Müller avait désiré voir une prêtresse qui, au dire des Iakoutes, se plongeait un poignard dans le ventre sans en mourir. Une première fois, paraît-il, l’opération avait mal réussi, mais le lendemain la cérémonie recommença, et le coup de couteau fut mieux asséné que la veille. Elle se plongea réellement la lame dans le ventre, et la retira pleine de sang. «Je tâtai la plaie, dit Müller, je l’en vis retirer un morceau de chair qu’elle se coupa, fit griller sur le charbon et mangea. Elle mit ensuite sur la plaie un emplâtre de résine de mélèze avec de l’écorce de bouleau, et se banda le corps avec des chiffons. Mais ce qu’il y eut de plus curieux, c’est qu’on lui fit signer une espèce de procès-verbal, par lequel elle déclara qu’elle ne s’était jamais enfoncé le couteau dans le corps avant d’avoir travaillé devant nous; que sa première intention même n’était pas d’aller jusque-là; qu’elle s’était seulement proposé de nous tromper aussi bien que les Iakoutes, en faisant glisser adroitement le couteau entre la peau et la robe; que les Iakoutes n’avaient jamais douté de la vérité du prestige, mais que nous l’avions trop bien observée; qu’au reste, elle avait entendu dire à des gens du métier que quand on se donnerait effectivement un coup de couteau, on n’en mourrait pas, pour peu que l’on mangeât un petit morceau de sa propre graisse; que maintenant qu’on l’engageait à dire amiablement la vérité, elle ne pouvait cacher que jusqu’alors elle avait trompé les Iakoutes. La plaie, qu’elle ne pansa que deux fois, fut entièrement guérie le dixième jour, et vraisemblablement sa jeunesse contribua beaucoup à cette prompte guérison.»

La ville de Iakoutsk, située au milieu du territoire habité par les Iakoutes, est regardée comme la ville la plus froide de toute la Sibérie. Elle sert de lieu de déportation. On m’a souvent parlé d’un pauvre poëte qui était condamné à vivre indéfiniment dans cette ville, après avoir fait deux ans de prison préventive, pour avoir écrit un petit livre que j’ai lu et qui m’a semblé bien peu dangereux pour le gouvernement russe. Ce livre est intitulé: Que faire? (Sto délaïti).

Les habitants du Kamtchatka se divisent en trois peuples, qui diffèrent entre eux par les mœurs et aussi par la langue:

Les Koriaks au nord, les Kamtchadales au centre et les Kouriles au sud.

Parmi les Koriaks[14], les uns sont errants, les autres sédentaires.

[14] Krachenninikov.

Les Koriaks errants ont le visage arabe et de petits yeux ombragés sous des sourcils épais. Ils sont moins grands et moins gros que les Koriaks fixes.

Ceux-ci sont plus robustes et même plus courageux.

Cependant les Koriaks errants méprisent les sédentaires comme des esclaves et ceux-ci acceptent cette sorte de servilité. Quand un Koriak errant va chez un sédentaire, celui-ci court au-devant de lui, le comble de présents et supporte sans mot dire le mépris et les injures de son hôte.

Les Koriaks errants sont jaloux de leurs femmes. Ils les tuent quand ils les surprennent en flagrant délit d’adultère, et souvent même sur un simple soupçon d’infidélité. Tout leur fait ombrage. Il faut qu’elles soient malpropres, dans la crainte d’irriter leurs maris. Jamais elles ne se lavent; jamais elles ne peignent leurs cheveux; jamais elles n’ont de rouge sur le visage. «Pourquoi se farderaient-elles, disent leurs maîtres, si ce n’est pour plaire aux autres?» Aussi portent-elles quelquefois de beaux vêtements sous de véritables haillons.

Les Koriaks fixes ont des mœurs tout à fait différentes. Ils accueillent les étrangers, comme le raconte Bernardin de Saint-Pierre à propos des Lapons, et ils tueraient l’hôte qui refuserait de prendre place dans le lit conjugal.

Les Koriaks errants ou fixes, comme tous les habitants du Kamtchatka, n’ont aucune religion. «Un chef de ces peuplades, dit Krachenninikov, avec lequel j’eus l’occasion de converser n’avait aucune idée de la divinité.» Cependant les Koriaks craignent un esprit du mal et lui immolent quelquefois un renne, mais sans se rendre compte si ce sacrifice doit leur rapporter un bien ou les préserver d’un mal.

Pourrait-on donner le nom de culte à une coutume superstitieuse très-répandue chez les Koriaks fixes, qui consiste à donner une place dans le lit conjugal à des pierres habillées? «Un habitant d’Oukinka avait deux de ces pierres: l’une grande, qu’il appelait sa femme; l’autre petite, qu’il appelait son fils. Je lui demandai, dit le même auteur, la raison de cette étrange singularité. Il me dit qu’un jour, à une époque où il avait le corps tout couvert de pustules, il avait trouvé sa grande pierre sur le bord d’une rivière; qu’ayant voulu la prendre, elle avait soufflé sur lui comme aurait pu faire un homme, et que de peur il l’avait jetée dans la rivière. Dès ce moment son mal empira, jusqu’à ce qu’au bout d’un an, ayant cherché sa pierre dans l’endroit où il l’avait jetée, il fut étonné de la retrouver à quelque distance de ce lieu sur une grande pierre plate avec une autre petite à côté. Il prit les deux, les porta dans son habitation, les habilla, et bientôt après sa maladie cessa. Depuis ce temps là, dit-il, je porte toujours la petite pierre avec moi, et j’aime ma femme de pierre plus que ma véritable épouse.»

Ce récit de Krachenninikov prouve jusqu’à quelles folies le besoin de la divinité peut pousser l’homme quand son esprit n’est ni instruit ni dirigé.

Les Kamtchadales ont le teint basané, le visage large et plat, le nez écrasé[15]. Ils sentent le poisson, exhalent aussi une forte odeur d’oiseau de mer et quelquefois de musc à force de manger, sans préparation, de l’animal qui le contient[16]?

[15] Steller.

[16] Abbé Chappe.

Les Kamtchadales cependant se nourrissent surtout de poissons qu’ils préparent de différentes manières. La plus usitée consiste à découper plusieurs saumons en six parties. Ils en font pourrir la tête dans des fosses, sécher le dos et le ventre à la fumée, la queue et les côtes à l’air. Ils pilent le tout ensemble, et dessèchent ensuite cette espèce de pâte qui leur sert d’aliments presque journaliers.

Ce peuple n’a que l’eau pour boisson.

Autrefois, pour s’égayer, il y faisait infuser des champignons. Depuis la conquête des Russes, il connaît l’eau-de-vie et en absorbe une grande quantité.

Les Kamtchadales ont toujours aimé passionnément la toilette. Un costume d’homme riche était fabriqué autrefois avec du renne, du renard, du chien, de la marmotte, du bélier sauvage, des pattes d’ours et de loups, beaucoup de phoques et de plumes d’oiseaux. Il ne fallait pas écorcher moins de vingt bêtes pour habiller un Kamtchadale. Leur commerce se faisait uniquement par des échanges. Un costume complet valait environ cent martres ou cent renards[17].

[17] Müller.

Aujourd’hui cette curieuse nation a emprunté aux Russes le goût et quelque peu la coupe des vêtements. Les femmes ont même des raffinements bizarres: elles se teignent le visage avec du blanc et du rouge. Elles ne se montrent surtout jamais à un étranger sans s’être de nouveau lavées, enluminées et parées.

Les Kamtchadales, pour faire du feu, tournent entre les mains avec beaucoup de rapidité un bâton sec et rond, passé dans une planche percée. Une herbe sèche et broyée leur sert de mèche. Les Kamtchadales ont des mœurs grossières. Leurs inclinations ne diffèrent point de l’instinct des bêtes. Ils font consister le souverain bonheur dans les plaisirs corporels. Ils n’ont aucune idée de la spiritualité de l’âme[18]. D’ailleurs, ils n’ont aucune religion. Une seule fête, dite des Purifications, longuement décrite par Krachenninikov, consiste tellement plus en danses et en fêtes qu’en prières et en sacrifices, qu’il serait, je crois, erroné de la regarder comme faisant partie d’un culte religieux.

[18] Steller.

Les Kouriles habitent les îles du même nom, qui s’étendent à la suite les unes des autres, entre la pointe du Kamtchatka et le Japon. Ce peuple ressent l’influence de la nation civilisée dont il est voisin, mais cependant tient beaucoup plus du Kamtchadale que du Japonais. Il loge dans des tentes comme ses voisins du nord et se nourrit de poissons.

Les Kamtchadales et les Kouriles diffèrent cependant sur plusieurs points. Une femme kourile infidèle occasionne à son mari la perte de l’honneur. Celui-ci appelle son adversaire en duel et ils se battent au bâton.

Celui qui fait le défi reçoit le premier sur le dos trois coups d’une massue grosse comme le bras. Ensuite il les rend à son ennemi. Le combat continue ainsi jusqu’à ce que l’un des deux demande grâce ou succombe sous le nombre et la force des coups[19].

[19] Abbé Chappe.

Les femmes kouriles ont un usage cruel.

Quand elles accouchent de deux enfants, elles en font périr un. Cependant ce peuple est doux et humain. Il respecte les vieillards; il chérit les liens du sang; il connaît l’amitié.

CHAPITRE XVI
KIACHTA. — MAIMATCHIN.

La Tarantass. — Les marchands de thé. — Leur concurrence. — Le Sienzy. — Aspect de Maïmatchin. — Un dîner chez le gouverneur chinois. — Préparatifs pour la traversée du désert de Gobi.

Quelques heures après notre départ de Verchni-Oudinsk, le traîneau ne trouvait plus une couche de neige suffisante pour son poids, et ses patins, rencontrant de temps en temps la terre, avaient subitement à vaincre un frottement beaucoup plus dur. Cet état de choses occasionnait des soubresauts tels, que nous dûmes au relais suivant abandonner notre traîneau et prendre une tarantass. Cette voiture, dans laquelle les Russes voyagent pendant l’été, a pour tout ressort quatre troncs de bouleaux placés entre deux systèmes de roues. Je ne connais pas de mode de locomotion, sauf le palanquin à mulets chinois, dont je parlerai dans la suite, plus désagréable que la tarantass. J’éprouvai cependant une vive satisfaction quand je montai pour la première fois dans cette voiture. La neige recouvrait bien encore la plus grande partie du pays que je traversais, mais çà et là je pouvais apercevoir la terre, la terre toute nue, la terre que j’avais perdue de vue depuis Pétersbourg; la terre de Sibérie enfin, que je n’avais pu contempler encore, bien que j’aie parcouru quinze cents lieues dans ce pays; c’est une terre grasse qui semble favorable à l’agriculture, mais de teinte sombre, qui donne aux villages pendant l’été un aspect sévère et plus lugubre encore que le grand linceul de neige.

A mesure que nous avancions, nous voyions une population plus bizarre et plus véritablement orientale: les habitants des villages, les iemschiks, les chefs de poste même étaient presque tous des Bouriattes. Nous croisions souvent des Chinois dans des voitures ou dans des palanquins, vêtus d’étoffe de soie bleue, rouge, de toutes couleurs; plus souvent encore des Mongols sur des chameaux ou sur de petits chevaux fringants, coiffés tous uniformément d’un bonnet jaune doublé de fourrure et enveloppés d’un grand manteau de peau de cerf blanc du désert de Gobi, croisé sur la poitrine. Enfin, le 27 mars, à neuf heures du matin, j’aperçus du haut d’une colline le village de Kiachta à l’extrémité duquel se dressent deux énormes poteaux peints en jaune qui marquent la frontière du Céleste Empire et l’entrée de la ville de Maïmatchin.

J’allai tout droit chez M. Pfaffius. «Je ne pensais pas, me dit-il, que vous mettriez tant de temps pour venir d’Irkoutsk.» Je lui contai mes aventures du Baïkal. «La petite caravane de marchands de thé à laquelle vous deviez vous joindre est partie hier matin. Mais rien n’est perdu; une autre caravane doit nous quitter dans huit jours. Vous aurez ainsi tout le temps de faire vos préparatifs pour vous rendre avec elle à Pékin, et nous aurons le plaisir de vous garder ici toute une semaine.» J’allai annoncer cette nouvelle à Ivan Michaëlovitch Nemptchinof, qui en montra une telle joie et m’offrit l’hospitalité dans la maison de son père avec une si grande grâce, que je ne pourrai jamais en perdre le souvenir.

Le père d’Ivan Michaëlovitch[20], chez qui je logeai à Kiachta, est cousin du Nemptchinof dont j’ai parlé plus haut, l’un des trois propriétaires de la plus fructueuse mine d’or de la Transbaïkalie. Craignant les risques souvent si désastreux de la recherche de l’or, il a préféré se livrer au commerce du thé et a acquis une immense fortune.

[20] Le lecteur ne sait peut-être pas pourquoi je fais toujours précéder de deux noms de baptême le nom de famille de toutes les personnes dont je parle. C’est que la manière la plus courtoise en Russie de dénommer quelqu’un consiste à faire suivre son nom de baptême du nom de baptême de son père, auquel on ajoute la terminaison owitch. Ainsi Iwan Michaëlowitch Nemptchinof signifie Iwan fils de Michaël Nemptchinof. Cette double appellation, non-seulement polie, mais aussi la plus respectueuse de toutes, surtout quand on n’y joint pas le nom de famille, est si rigoureusement exigée par l’usage que l’empereur, dans les actes publics, est désigné Alexandre Nicolaëwitch, et qu’il n’est pas d’injure plus grossière que d’appeler quelqu’un par son seul nom de baptême comme nous le faisons dans l’intimité: il semble qu’en ne rappelant pas à son interlocuteur le nom de son père on veuille insinuer qu’il n’en a point eu et qu’il est enfant naturel.

La prospérité du commerce du thé par caravane tient à deux causes: 1o à la grande consommation de thé qui se fait en Sibérie et en Russie, la boisson faite avec cet arbuste formant le fond de la nourriture des Russes; 2o à la gratuité de l’importation que le tzar a accordée à ses sujets de la Sibérie orientale. Comme au contraire les droits de douane sont élevés pour l’importation du thé par Odessa, il s’ensuit que presque tout le thé que l’on boit en Russie a passé par les mains des marchands de Kiachta, non sans y laisser beaucoup de roubles.

Ces marchands sont en ce moment effrayés par l’apparition d’une concurrence dont le succès, il est vrai, discutable encore, leur causerait une ruine complète. Cette concurrence dirigerait son thé par mer, de l’embouchure du Yang-Sé vers le port de Vladivostok, et l’apporterait de là à Irkoutsk par la rivière de l’Issouri et le fleuve Amour. — Les communications par cette voie une fois établies, il n’est pas douteux que le thé puisse se vendre beaucoup meilleur marché, car la traversée de la Mongolie et du désert de Gobi est extrêmement coûteuse; mais les instigateurs du nouveau projet vont être obligés de faire dès le principe des dépenses si considérables qu’il est à craindre de voir sombrer leur entreprise avant qu’ils aient fait arriver à Irkoutsk un seul ballot de marchandises. Pour rendre le transport aussi bon marché que possible ils voudraient embarquer le thé à Haïn-Ko, grand centre des plantations de la Chine méridionale, sur les bords du Yang-Sé, et ne le débarquer qu’à Nertchinsk, sur la Schilka, en plein gouvernement d’Irkoutsk. Mais pour cela il faudrait creuser un canal entre Vladivostok et le lac Hinko où l’Issouri prend sa source, région extrêmement montagneuse, et de plus construire des bateaux à vapeur assez petits pour passer dans un canal et d’un tonnage assez grand pour résister aux flots constamment soulevés des mers de Chine. L’idée est certainement ingénieuse et même grandiose; le succès n’est pas douteux si le capital de la nouvelle société est assez important pour suffire à la construction de cette route maritime. En tout cas, la lutte est fort intéressante, et je ne doute pas que mes lecteurs, maintenant instruits de cette déclaration de guerre commerciale, ne cherchent plus tard à en connaître les résultats.

Les Chinois qui habitent Maïmatchin ne tardèrent pas à savoir que M. Nemptchinof logeait chez lui un Sienzy, c’est-à-dire un homme de l’extrême Occident. Comme l’espèce en est rare dans la Chine septentrionale, et que la curiosité de toutes les femmes du monde réunies n’égale pas celle d’un seul Chinois, tous les habitants de Maïmatchin désirèrent me voir.

Suivant la mode russe, les fenêtres de la maison où je me trouvais étaient mastiquées, bien que les froids aient presque entièrement disparu, mais les portes étaient ouvertes à deux battants: je ne pouvais donc m’opposer à ce flot de Chinois montant et toujours renouvelé. Ils étaient constamment quarante ou cinquante dans les trois petites chambres qui formaient mon appartement. Ils épiaient mes moindres gestes, s’emparaient de toutes mes écritures, tâtaient ma barbe qui leur semblait une monstruosité, car ils ne sont habitués à voir pousser sur leur visage et même ordinairement sur celui des Sibériens autre chose que des moustaches, et me demandaient de parler ma langue. Plusieurs fois, énervé par leur persistante indiscrétion, je leur débitai les formules les plus grossières; ils ne les en trouvaient pas moins harmonieuses et me priaient souvent de les répéter aux nouveaux arrivants.

Le gouverneur ne résista pas au courant général. Sa visite m’intéressa. Il était vêtu d’une robe de drap d’or. Son bonnet était surmonté d’une boule bleue, marque de sa dignité. Deux énormes plumes de paon étaient attachées à ce bonnet et pendaient par derrière. Ce gouverneur était accompagné de deux dignitaires chinois et d’un prince mongol. Celui-ci était vêtu comme tous ceux de sa race; sa poitrine seulement disparaissait sous une profusion d’ornements et d’amulettes en argent et en corail. Un cousin d’Ivan Mikaëlowitch, M. Solomanof, me servit d’interprète. «Légalement, me dit le gouverneur, je devrais m’opposer à votre entrée en Chine; les Russes seuls ont le droit de pénétrer par terre dans le Céleste Empire. Cependant je fermerai les yeux. Demandez seulement à M. Pfaffius un passe-port de marchand de thé, sujet russe, pour le cas où vous auriez des difficultés avec les autorités chinoises que vous pourrez rencontrer sur votre route.» Il termina l’entretien en m’invitant à dîner pour le lendemain. J’acceptai avec plaisir, et nous nous quittâmes comme de vieux amis.

Maïmatchin est une ville peut-être unique au monde, en ce sens qu’elle n’est peuplée que d’hommes. Non-seulement, en effet, les femmes chinoises ne peuvent pas sortir de leur territoire, mais il leur est même défendu de franchir la grande muraille de Kalkann et d’entrer en Mongolie. Cette règle empêchera la nation chinoise de se modifier encore de longtemps. Quelque nombreuses que soient les émigrations, l’influence étrangère ne sera jamais très-grande sur des hommes nés en territoire chinois et élevés jusqu’à leur âge mûr avec les habitudes et les préjugés de leur orgueilleuse patrie. Donc tous les Chinois de cette première ville sont exclusivement commerçants. Ils jouissent d’une certaine aisance jusqu’au jour où leur négoce avec l’Europe par la Sibérie leur aura procuré une fortune suffisante pour regagner leur ville natale à l’intérieur et y vivre en famille.

Leurs habitations se ressentent de leur bien-être. Elles sont, il est vrai, séparées de la rue par un mur en terre assez laid, mais dans la cour intérieure s’élève d’ordinaire une maison gracieuse et élégante, devant laquelle jouent ces roquets grassouillets, pourvus d’yeux énormes, tels que nous les montrent assez fidèlement les images des potiches et des paravents. Souvent les objets ainsi reproduits par les images chinoises et qui nous semblent de grotesques caricatures, représentent en réalité et plutôt avec des erreurs de perspective qu’avec des infidélités de dessin les objets du pays.

La pièce principale des maisons de Maïmatchin se divise en deux parties. Celle qui est plus au fond est surélevée. Des brasiers sont entretenus sous cette vaste estrade, qui est couverte de nattes et qui sert de siége pendant la journée, de lit pendant la nuit.

En face de la porte se trouve d’ordinaire une niche voilée par un store ornementé dans laquelle se prélassent les idoles domestiques.

Les parois de la salle sont laquées en rouge ou en noir, ou bien encore tendues de soie brochée selon la richesse et le goût du propriétaire. Celle qui donne sur la cour est ordinairement en bois léger, travaillé et taillé à jour. Sur ces découpures est tendu et collé du papier de couleur. La lumière doucement tamisée dessine sur ce léger transparent la partie pleine des ornements en bois et simule ainsi une sorte de gracieux vitrail.

On comprend que ces intérieurs si riants et si nouveaux pour moi m’attirassent de longues heures. Je passais de l’un à l’autre appelé par d’obligeantes hospitalités et partout bourré de confitures et de pâtisseries.

C’est par suite d’une erreur que nous confondons généralement en Europe l’édifice consacré au culte avec la tour élevée et isolée qui domine d’ordinaire les villages. Ces tours n’ont aucun caractère religieux; elles servent seulement de point de repère dans les vastes plaines de la Chine centrale. Aussi ne les trouve-t-on point dans les contrées montagneuses, à Maïmatchin par exemple.

Le temple idolâtre de cette ville est situé à côté de la maison du gouverneur. Il est précédé de trois cours environnées de galeries en bois fouillé et peint de diverses couleurs. Dans la première se dressent trois petits édicules recouvrant un gigantesque tam-tam et deux monstres dorés. Dans la deuxième s’élève un théâtre disposé de telle manière que, les portes du temple étant ouvertes, l’idole puisse contempler la représentation, laquelle m’a paru constituer une partie essentielle du rite religieux. La troisième cour est couverte et sert de vestibule au temple proprement dit, dont les idoles sont véritablement grotesques. La porte est charmante, en bois doré et sculpté à jour. Les sanctuaires sont au nombre de trois. Celui du milieu est consacré à une énorme idole aux traits monstrueux. Je remarquai l’air féroce de cette statue aux yeux menaçants. Sa barbe, faite de poils véritables, descendait jusqu’à la ceinture. Elle était vêtue d’une robe de soie jaune. Douze statues dans l’attitude de la prière s’inclinaient devant elle. Une grande quantité d’ornements de toute nature encombraient ce sanctuaire: d’immenses chandeliers de fer forgé, des épées, des lances dorées, des cierges et des lanternes allumés. Le dieu qui est à gauche de celui-ci se distingue par trois yeux et par une robe écarlate; c’est celui qui scrute les plus secrètes pensées. Aussi n’avait-on pas allumé de cierge devant lui, afin peut-être de ne pas favoriser sa clairvoyance. Le dieu de droite portait une robe verte.

Je n’eus garde d’oublier l’invitation que m’avait adressée le gouverneur chinois. A l’heure marquée je me présentai chez lui. J’y retrouvai bon nombre de personnes de connaissance et surtout mes anciens compagnons de voyage habitant Kiachta, auxquels il avait eu le bon goût de me réunir. Nous prîmes place sur l’estrade que j’ai décrite, accroupis par groupes de trois ou quatre autour de plusieurs tables basses.

Le couvert se compose pour chacun d’une petite assiette, d’une tasse microscopique et de deux bâtons. La petite assiette n’a pas pour usage de recevoir en bloc toute la portion du plat que chacun s’adjuge. Elle contient seulement du vinaigre chaud et noir sans cesse renouvelé par les serviteurs, sauce indispensable, dans laquelle on trempe chaque bouchée après l’avoir directement saisie dans le plat à l’aide des deux bâtons.

Quand la bouchée ainsi arrosée a été portée à la bouche, les deux petits bâtons s’en vont piquer à droite et à gauche quelque assaisonnement dans les soucoupes annexes qui entourent le plat. Ce sont principalement des plantes marines, des champignons noirs poussés sur les bouleaux, des herbes odoriférantes, des œufs conservés et manipulés de telle sorte que l’albumine en est devenue noire, de petits reptiles ouvragés, artistement taillés en spirale.

Je me souviens aussi que dans une autre occasion et dans un lieu plus voisin de la mer, l’un de ces hors-d’œuvre était un bol de crevettes servies dans une sauce savante qui les assaisonne sans les tuer: on les mange ainsi toutes vives, en saisissant de préférence celles dont les bonds sont les plus vigoureux.

L’unique boisson servie dans des tasses petites comme des dés à coudre est de l’eau-de-vie de riz chaude.

Ces petites préparations minutieuses, ces petits ustensiles gracieux, cette variété de petits plats font penser à une dînette d’enfants.

C’est bien là la table de cette race efféminée, à la main délicate et aux pieds fins, race ignorante des grands efforts et des grands appétits, qui n’accomplit les œuvres considérables que par la persévérance dans les petits moyens. Les bouchées sont préparées et coupées d’avance dans les plats, et chacun d’eux est surmonté d’une amande rouge pour indiquer que personne n’y a encore touché.

La procession des vingt-cinq ou trente plats qui composaient le repas du gouverneur de Maïmatchin commençait, selon l’usage chinois, par les viandes, se continuait par les soupes et les sucreries, et se terminait par un plat de riz cuit simplement à l’eau, que l’on présente toujours aux convives à la fin des repas, sans que personne y touche, et dont l’offre signifie, paraît-il: «Je vous ai donné tout ce qui se trouvait chez moi; je serais obligé maintenant pour continuer, d’avoir recours aux aliments les plus communs.»

Le jour du départ de la caravane approchait. Je songeai à faire mes préparatifs pour la traversée du désert de Gobi.

Les marchands de thé avec lesquels je devais traverser la Mongolie et la Chine septentrionale se chargèrent de pourvoir à notre locomotion et de traiter avec un guide mongol pour nous conduire jusqu’à la grande muraille. — Ce trajet s’effectue en petites voitures chinoises, sortes de coffres où l’on peut être couché et dont l’arrière repose sur deux roues uniques, tandis que l’avant est soutenu par un chameau de trait.

Chaque véhicule ne peut contenir qu’un voyageur. Les chameaux qui supportent de si considérables fatigues (comme le lecteur pourra l’apprécier par la suite) ne peuvent gravir aucune côte. On ne peut donc pas se servir de ces animaux dans la première partie de la route de Mongolie, entre Kiachta et Ourga, parce qu’il faut traverser une chaîne de montagnes d’un accès difficile. Pendant cette première période, les petites voitures dont j’ai parlé sont traînées par des bœufs. La lenteur de leur pas, et aussi le désir de devancer la caravane à Ourga pour y séjourner quelque peu, me décidèrent à ne pas m’associer dès Kiachta au sort de mes compagnons, et à continuer mon voyage jusqu’à Ourga dans une tarantass. Je laissai donc mon bagage et Pablo à la lente caravane, et j’offris place dans ma voiture russe à M. Marine, l’un des marchands de thé qui devait traverser avec moi le désert de Gobi.

On ne peut se douter de la quantité d’objets, de vivres, d’agrès et d’accessoires dont l’homme doit se munir quand il va rester plus d’un mois au désert séparé de ses semblables. Il faut qu’il songe non-seulement aux aliments nécessaires, mais aux outils de réparation pour les voitures, aux préservatifs et aux remèdes contre tout accident de la route, tant pour les hommes que pour les chameaux, aux présents nécessaires pour se faire des amis parmi les indigènes, et surtout à l’étrange monnaie qui a cours parmi les Mongols, et dont il faut faire provision.

Ces Orientaux méprisent l’or et l’argent; leur commerce se fait exclusivement par des échanges. Un thé, d’une qualité ordinaire, appelé thé de brique, à cause de la forme qui lui est donnée par la compression, est la denrée la plus appréciée et servant le plus souvent de monnaie. Une de ces briques représente environ dix à douze francs.

Les aiguilles enfilées, le sucre et l’eau-de-vie ont aussi une grande valeur d’échange. Je dus me pourvoir de plusieurs objets dans un village voisin de Kiachta, à Troïsky-Sawsk, où j’eus l’occasion de visiter la rare collection de M. Popoff.

Ce savant a étudié les mœurs de tous les insectes de la province transbaïkalienne. J’ai remarqué parmi ses lépidoptères un papillon d’une espèce extrêmement rare, qu’il appelle Liparis Ochropoda, et qui pond des œufs fécondés sans accouplement préalable. Les expériences fort curieuses qui l’ont amené à cette affirmation ont été répétées par lui au gymnase d’Irkoutsk et à Troïsky-Sawsk avec un plein succès.

Il a vu se produire sans accouplement jusqu’à trois générations successives dont la dernière n’était composée que de mâles[21].

[21] Le même fait a été signalé par Blanchard (Animaux articulés, Paris, 1846), et par Lacordaire (Introduction à l’entomologie, tome III, page 383).

Nous quittâmes Kiachta, M. Marine et moi, dans notre tarantass trois jours après le départ de la caravane. Nous comptions non-seulement la rejoindre, mais encore la dépasser, comme je l’ai dit plus haut, et séjourner plusieurs jours à Ourga en attendant son arrivée dans cette ville.

Madame Grant, miss Cömpbell et Iwan Mikaëlowitch m’accompagnèrent vingt kilomètres, chacun dans une petite voiture différente. Nous traversâmes Maïmatchin et nous entrâmes en Mongolie. A la vérité, il y a peu de différence entre ce pays et le désert. Seulement, à de rares intervalles, on aperçoit un campement d’indigènes, composé d’une ou deux tentes entourées d’une enceinte, dans laquelle se trouvent un chameau, un cheval et quelques moutons.

Quand le jour commença à baisser, les trois petites voitures qui accompagnaient ma tarantass pensèrent à rebrousser chemin. Je dois avouer à ma honte que je n’avais nullement songé à apporter avec moi du vin de Champagne pour le répandre à terre, suivant la coutume russe. J’étais trop sincèrement triste. D’ailleurs, l’aspect du pays, la perspective d’être privé de tout compagnon parlant français (car M. Marine ne savait pas un mot de notre langue), le commencement d’une existence toute nouvelle n’ajoutaient pas peu à l’émotion et à la peine que me causait une telle séparation.

Je baisai la main des deux belles dames, je serrai dans mes bras le jeune Nemptchinof, et je continuai ma route vers le sud, tandis que mes trois amis, craignant de ne pas arriver à Kiachta avant la fin du jour, imposaient à leurs chevaux une allure vertigineuse.

Un nuage de la poussière fine du désert, soulevé par les roues de leurs voitures, les enveloppa bientôt, et ils disparurent à mes yeux: mon voyage en Sibérie était complétement terminé.

CHAPITRE XVII
PREMIÈRE ÉTAPE EN MONGOLIE.

Les Mongols. — Leurs tentes; leur vie; leur manière de ne pas se perdre dans le désert. — La caravane. — Un sacrilége. — Le consul russe à Ourga. — Le Koutoucta.

Le froid devint assez piquant à cette heure de la journée: le thermomètre marqua plusieurs degrés au-dessous de zéro. Aussi préférâmes-nous faire halte auprès d’un campement mongol, afin de nous réchauffer au foyer de cette famille. D’ailleurs, M. Marine, en véritable Russe, tenait à prendre le thé, et tous nos ustensiles pour dresser le fourneau étaient loin de nous, avec la caravane. Les tentes près desquelles notre iemschik arrêta sa troïka étaient pittoresquement placées sur le penchant d’un coteau, à la lisière d’un petit bois de sapins, derniers arbres qu’il me fut donné de contempler de longtemps. La nuit était claire et limpide. La lune faisait scintiller les plaques de neige qui avaient résisté au dégel des journées précédentes. Nous nous hâtâmes, M. Marine et moi, de descendre de la tarantass; nous sautâmes par-dessus la barrière de l’enclos mongol, et nous pénétrâmes sans crier gare dans la tente qui nous parut la plus vaste.

Ces tentes sont solidement construites en treillages de bois recouverts de plusieurs épaisseurs de peaux de mouton. Elles ont environ trois mètres de diamètre. Une ouverture étroite et basse, devant laquelle est suspendue aussi une peau de mouton, en forme l’unique entrée. En face de cette porte se trouve toujours une petite statuette ou un dessin représentant le dieu protecteur de la famille. Devant cette idole sont placés sept ou huit petits vases contenant du pain, du sel, des petits fragments de bois, des excréments de chameaux, du thé, tout ce dont ces pauvres gens ont besoin pour leur malheureuse existence: sublime prière en vérité, qu’il est curieux de trouver chez ces peuplades sauvages, dont le culte n’engendre que l’oisiveté, l’abrutissement et la misère.

La tente était habitée par deux hommes et une femme couchés autour du feu placé au milieu et qui seul éclairait ce taudis.

Nous nous aperçûmes bientôt que cette position était la seule supportable, l’abondance de la fumée rendant la respiration impossible à quatre-vingts centimètres au-dessus du sol. C’est pour cette raison que les Mongols paraissent presque nègres, ayant le visage recouvert d’une couche de suie dont ils ne cherchent jamais à se débarrasser. La femme, comme presque toutes les Mongoles de son sexe, était couverte de bijoux. Une demi-couronne en argent ornait son front; deux grandes épingles retenaient ses cheveux derrière les oreilles, à la manière des momies égyptiennes, et deux énormes broches, aussi en argent, ramenaient l’extrémité de ses cheveux sur la poitrine; le tout orné de pierres de différentes couleurs.

Ces trois êtres humains couchés à terre, immobiles autour d’un foyer d’excréments de chameaux dont la lueur faisait briller leurs joyaux et leurs yeux noirs, formaient un tableau d’un aspect diabolique. Une ouverture était pratiquée à la partie supérieure de la tente, et par cette ouverture on pouvait apercevoir la teinte douce et blanchâtre des astres de la nuit. Combien mon existence s’était transformée en quelques heures! Quand je n’aurai pas devant moi l’immensité du désert, voilà les seuls intérieurs dans lesquels je pourrai désormais pénétrer.

Notre cocher ne tarda pas à nous suivre, lui aussi, dans la tente. Comme il était Bouriatte, il lia conversation avec nos hôtes, qui parurent satisfaits de nous recevoir. Je tâchai de me faire comprendre de M. Marine, je n’ose pas dire en parlant russe.

La quasi-facilité avec laquelle j’y parvins me donna une haute idée de son intelligence. Les Mongols s’aperçurent bientôt que les signes tenaient une grande place dans notre conversation, et je fus, pour eux comme pour les Chinois de Maïmatchin, l’objet d’une grande curiosité. Seulement, je me gardai bien de me laisser toucher par qui que ce fût de cette race sale, puante, couverte de vermine et d’ulcères. Je suis sûr qu’il n’existe pas au monde une population plus dégoûtante que la population mongole. L’eau est dans ce pays trop précieuse pour qu’on l’emploie à un autre usage qu’à la boisson. Aussi, ces pauvres gens sont-ils couverts de plaies qui vont toujours augmentant. Quelquefois même, leurs membres se détachent et ils périssent, inspirant l’horreur à tous ceux qui les approchent, au milieu de souffrances inouïes.

Une rue à Ourga. Une rue à Ourga.

Quand nous fûmes rassasiés, M. Marine et moi, nous nous hâtâmes de sortir de la tente et nous nous étendîmes dans notre tarantass pour nous y endormir.

Quand les chevaux furent suffisamment reposés, nous nous remîmes en route; il était environ trois heures du matin.

Pendant ce voyage, nous nous vîmes plusieurs fois entourés subitement par des cavaliers mongols aux vestes jaunes et aux culottes rouges, qui, ayant aperçu un attelage russe, étaient accourus de toute la vitesse de leurs chevaux pour jouir de la vue de deux étrangers. De longues perches, assez lourdes, étaient attachées à leurs montures, et traînaient derrière eux, marquant dans le sable la trace de leur passage.

Ce sillon précieux, jouant le rôle des cailloux blancs du petit Poucet, les empêche de se perdre et les ramène infailliblement chez eux après plusieurs jours de course effrénée dans le désert et de vagabondage. Armés de pied en cap, tantôt d’un arc avec quantité de flèches, tantôt d’un fusil garni d’une fourche en fer en guise de baïonnette, et toujours d’un énorme couteau, ces indigènes à l’air sauvage étaient loin d’être rassurants.

Après nous avoir escortés pendant quelques minutes et s’être enquis auprès de notre cocher de tous les renseignements désirables, ils s’éloignaient ventre à terre, tantôt debout sur leurs étriers, tantôt courbés sur leurs montures, semblant ne faire qu’un avec leur coursier rapide.

Les Mongols chez lesquels nous fîmes halte le lendemain ressemblaient trop à ceux de la veille pour que je les décrive ici. Seulement, il me fut impossible de séjourner sous leurs tentes dès que je me fus rendu compte du genre de repas auquel les malheureux se livraient. Un chameau mort gisait à terre, à quelques pas de leur habitation. Depuis combien de mois cet animal était-il là?...

Le froid avait sans doute aidé à sa conservation, mais non pas d’une manière suffisante pour l’empêcher de répandre dans l’air une odeur épouvantable.

Les pauvres Mongols en déchiquetaient chaque jour une petite partie, espérant utiliser cette charogne longtemps encore pour leur subsistance. Quand je pénétrai sous leur toit noirci par une fumée abondante (car le bois ne se mêlait plus dans leur foyer, comme dans celui de la veille, à l’excrément séché des chameaux), ils avalaient avec avidité cette viande repoussante, bouillie dans une eau fétide, sans le moindre assaisonnement, sans sel et sans pain!

Nous nous gardâmes bien, M. Marine et moi, de préparer du thé dans cette marmite. Nous déjeunâmes de saucisson de mouton que j’avais eu soin d’emporter avec moi. J’allai ensuite faire ma toilette avec de la neige, bonheur insigne dont je fus privé peu de jours après, et j’attendis, en m’étendant à terre, que notre troïka eût repris des forces suffisantes pour continuer la route.

Pendant ma rêverie, je vis un des Mongols sortir de la tente, monter sur un chameau, et disparaître au détour de la vallée en fredonnant une chanson. Après cela, philosophes, cherchez d’où vient la joie! Quant à moi, je préférerais être tout, et sans aucune restriction tout, homme ou bête, que d’être ce Mongol, qui cependant chantait!...

Notre grande distraction du lendemain fut de scruter l’horizon pour tâcher d’apercevoir notre caravane. Pour aller de Kiachta à Ourga, il n’y a pas de route marquée. On suit simplement la direction du sud, mais les obstacles divers que l’on rencontre d’ordinaire peuvent faire dévier de plusieurs kilomètres.

Nous examinions avec attention, à l’aide de nos lorgnettes, les campements de Mongols, les troupeaux de chameaux, toutes les ombres portées. Nous fîmes plusieurs fois de longs détours pour nous rapprocher de chimères éloignées, dont l’aspect nous avait semblé pareil à celui d’une suite de voitures et de chameaux. Que de fois notre attente fut déçue!

Enfin, deux pavillons flottant au vent, en tête d’une caravane clairement et distinctement visible, ne nous laissèrent plus aucun doute.

L’un de ces pavillons portait les aigles russes, l’autre contenait une prière, et avait été placé là par le guide mongol pour protéger notre voyage. Je revis avec plaisir le pauvre Pablo, qui déjà avait maigri de plusieurs livres. Il me fit un grand éloge de mes autres compagnons de route, avec lesquels il avait déjà fait ample connaissance. Je leur serrai la main. Je les assurai que ma présence ne leur causerait, par ma faute, aucun désagrément; je caressai le bœuf qui traînait ma voiture vide, et je continuai ma route.

Quelques heures après, à la tombée de la nuit, nous vîmes se dresser devant nous une silhouette étrange. En nous approchant, nous reconnûmes une idole en plein air, représentant probablement le dieu des voyageurs. Elle était en pain compressé et recouvert d’une sorte de bitume. Elle était placée sur un cheval de même matière, et tenait en main une lance à la manière du don Quichotte espagnol. Sa figure était horrible à voir, et sa tête était surmontée d’une véritable chevelure. Des dons en grand nombre étaient répandus à terre autour de l’idole. Cinq ou six personnages, aussi en pain, se tenaient devant elle dans l’attitude de la prière.

Nous sondâmes l’horizon, M. Marine et moi, et, malgré les supplications de notre cocher craintif, nous fîmes un ample butin.

Nous saisîmes d’abord plusieurs offrandes, nous nous emparâmes de quelques adorateurs; enfin, ne connaissant plus d’obstacle, j’arrachai la tête du dieu lui-même, et je la mis dans mon sac. Nous nous éloignâmes grand train de cet autel mutilé. Je ne tardai pas, du reste, à regretter mon sacrilége: la tête du dieu se désagrégea aux secousses de la voiture, et devint méconnaissable. Le lendemain matin, nous fûmes réveillés par la folle allure que prirent soudain nos chevaux. Le cocher s’était endormi et avait laissé tomber les guides à terre. Les bêtes, effrayées, avaient pris le galop et, ne se sentant pas retenues, couraient droit devant elles, sans considération des fossés, des monticules, des obstacles de tout genre qui pouvaient se présenter. Les appels les plus convaincants, les trémolos les plus expressifs n’eurent sur elles aucune influence: nous filions toujours avec la même rapidité.

Notre cocher alors, en vrai sujet de l’empereur de Russie qu’il était, ne craignit pas d’exposer sa vie, du moment qu’il s’agissait de conserver celle de deux autres sujets du même empereur. Tandis que nous le soutenions par les pieds entre la voiture et la troïka, il réussit à ramasser les guides, qui déjà étaient embarrassées dans les jambes d’un des chevaux. Une ruade, le moindre incident pendant cette délicate opération, eût pu fracasser la tête de ce brave homme, dont la seule faute, en somme, avait été d’être harassé de fatigue, et que nous ne manquâmes pas de récompenser largement à notre arrivée à Ourga.

Malheureusement, nous nous étions écartés de la bonne direction.

Depuis combien de temps étions-nous à la merci de notre attelage? nul de nous ne pouvait le savoir. Après avoir erré un peu au hasard, ne se guidant que par la direction du soleil, notre Bouriatte désespéra de retrouver le bon chemin. Nous adoptâmes alors le parti qui nous restait à prendre: gravir une haute montagne et sonder l’horizon. Comme nous ignorions complétement, M. Marine et moi, la configuration du pays, ce fut notre cocher qui se chargea de l’ascension. Cette série d’incidents nous fit perdre un jour entier. Il redescendit heureusement, certain de la route à suivre, et nous repartîmes dans les mêmes dispositions que le pigeon de la fable: croyant pour le coup que nos malheurs finiraient par cette aventure.

Mais un fripon de cours d’eau vint encore apporter un obstacle à la continuation de notre voyage. Nous supposions son manteau de glace trop mince pour nous porter, et d’autre part cette couche, quelle qu’elle fût, ne permettait pas de sonder. Après les péripéties de mon passage du lac Baïkal, j’affirme que je me serais confié à cette glace sans la moindre émotion; mais voyant les grandes hésitations de M. Marine et du cocher, je finis par partager leurs craintes.

Nous descendîmes de la tarantass, mon compagnon et moi, et nous passâmes d’abord à pied; puis l’iemschik nous suivit en lançant ses chevaux à fond de train. La résistance de la glace fut tout juste suffisante, et le lendemain peut-être nous n’eussions pu passer, car sous le poids de la voiture la glace se fendit dans toute son épaisseur, et l’eau derrière elle bondit à la surface, comme un vaincu qui reprend ses droits.

Nous avions encore une montagne à franchir avant d’arriver à Ourga. Nos chevaux fatigués la gravirent avec peine. Pour faciliter leur marche, nous descendîmes de la tarantass et nous suivîmes l’attelage à pied. Le site était pittoresque. A mesure que nous montions, les vallées qui nous entouraient paraissaient plus sombres et plus étroites; les cimes des hautes montagnes qui nous dominaient resplendissaient aux ardeurs d’un beau soleil levant. Mon esprit se reporta à mes anciennes excursions dans les Alpes et dans les Pyrénées. Oubliant volontiers pendant quelques heures mon éloignement, les dangers d’un voyage aussi considérable, je cherchais autour de moi la cime neigeuse du Mont Blanc ou de la Maladetta. Deux ou trois tentes de Mongols que j’aperçus au sommet du col que nous avions à traverser me rappelèrent subitement à ma véritable situation. Nous reprîmes la voiture. La descente de la montagne à travers les fondrières, en l’absence de tout chemin frayé, ne s’accomplit pas sans émotions. La vallée dans laquelle nous pénétrâmes était jonchée de grosses pierres. Nous ne pouvions y avancer qu’au pas; encore éprouvions-nous des secousses effroyables. Cette locomotion fatigante dura cinq à six heures. M. Marine en était exténué. Son visage avait pris une telle expression de souffrance que j’en fus effrayé. Nous aperçûmes vers une heure de l’après-midi une grande lamaserie, élégamment piquée sur le flanc d’une montagne, et une heure après environ, nous arrivâmes à Ourga, la capitale mongole.

Le consul russe pour qui j’avais une lettre de recommandation n’habite pas dans la ville; le lecteur saura bientôt pourquoi. Son gouvernement lui a fait construire à trois kilomètres environ une grande maison à la sibérienne. Il vit là depuis vingt ans avec sa femme, protégé par deux compagnies de gendarmes russes, logeant les rares voyageurs qui peuvent se présenter, et n’ayant en dehors de cela pour toute distraction que le voisinage de la ville, où je prie le lecteur de vouloir bien pénétrer avec moi.

Les rues sont bordées de deux rangées de troncs d’arbre, plantés verticalement et fortement liés ensemble. Des portes, aussi en troncs d’arbres, sont ménagées dans ce double alignement, et donnent accès dans des cours où se dressent des tentes absolument semblables à celles que j’ai décrites précédemment. Le Mongol est essentiellement nomade, et même en ville ne se plairait pas dans une autre habitation. Le gouverneur mongol, le grand lama, les plus hauts dignitaires habitent aussi à Ourga sous la tente. La lamaserie, le palais du Koutoukta et la prison dominent seuls cette ville bizarre; mais comme ces trois constructions stables sont faites aussi de bûches superposées, elles rompent peu l’aspect monotone.

La lamaserie renferme d’assez grandes richesses. Le dieu principal, placé au milieu, est fondu en cuivre et a soixante pieds de haut. Autour de lui sont placés beaucoup d’autres personnages en cuivre. De petites niches sont ménagées dans les murs, et renferment chacune un petit dieu aussi en cuivre. J’en ai compté douze cents. Des drapeaux et des banderoles en étoffes de prix et brochées d’or tapissent cette église, et empêchent d’en embrasser d’un coup d’œil l’effet général. A la droite du dieu principal se trouve l’estrade où prend place le Koutoukta pendant les cérémonies.

Le Grand Lama de Mongolie. Le Grand Lama de Mongolie.

Ce Koutoukta est le dieu préféré des Mongols. C’est un enfant que le grand lama d’Ourga va chercher en pompe au Thibet, où il est désigné sans doute par les lamas du pays. L’enfant vit retiré dans le fond de cette maison, que l’on décore ici du nom pompeux de palais. Par une fatalité bizarre, mais toujours renouvelée, ce dieu vivant ne dépasse jamais l’âge de dix-huit à vingt ans. La cause de ce destin impitoyable pourrait se trouver, je pense, dans les appréhensions du gouvernement de Pékin, jaloux de l’influence nuisible à ses intérêts que le Koutoukta pourrait exercer, à partir de cet âge, sur la population mongole. Quant à la prison, elle est formée de deux enceintes hautes de quatre mètres environ, aussi en troncs d’arbres.

CHAPITRE XVIII
OURGA. — ENTRÉE DANS LE DÉSERT DE GOBI.

Religion mongole. — Cérémonies funèbres. — La montagne sainte. — Mes compagnons de route. — Départ d’Ourga. — Première halte. — La veille de Pâques.

La pensée de la mort et de la vie future plane constamment sur cette triste cité. Les pratiques religieuses forment la principale occupation de ses fanatiques habitants. Des drapeaux sur lesquels sont gravées des prières flottent sur les enceintes de bois qui entourent les habitations. Quelques fanatiques tendent même une corde au-dessus de cette première rangée de drapeaux, et y attachent encore des oriflammes recouvertes de formules pieuses. Ces étoffes de toutes couleurs, qui brillent au soleil et qui s’agitent au moindre vent, donnent à cette ville un air de fête qui contraste étrangement avec l’atmosphère funèbre que l’on y respire.

La pratique principale du culte consiste à faire tourner, comme un cheval de manége, un grand moulin qui contient une quantité énorme de prières écrites. Faire faire un tour au moulin équivaut, aux yeux de ces pauvres gens, à avoir récité toutes les prières qu’il contient. Ces moulins sont établis partout. Tous les trente ou quarante pas, il y en a dans les rues, auxquels peuvent s’atteler quatre ou cinq hommes. Autour de la lamaserie, on peut compter jusqu’à cinquante ou quatre-vingts moulins. Quelques Mongols ne se contentent pas du moulin commun, et font tourner de la main gauche un petit moulin portatif, tandis que de la main droite ils contribuent à la rotation du gros moulin de leur quartier. Deux cloches, l’une aiguë, l’autre grave, indiquent les demi-tours et les tours entiers de chaque machine. C’est un carillon perpétuel, qui ajoute encore à la physionomie pittoresque de cette étrange station.

On ne peut passer sur la place du palais du Koutoukta ni à cheval, ni à chameau, ni en voiture. Le rite impose de ne la traverser qu’à pied; mais la plupart, outre-passant la règle, n’y pénètrent que sur les genoux.

Mais arrivons maintenant aux plus curieuses coutumes de ce peuple, c’est-à-dire aux cérémonies qui accompagnent la mort et la sépulture.

C’est un grand malheur, aux yeux des Mongols, de mourir dans sa tente. L’entrée du ciel est fermée au défunt, et, de plus, une sorte de fatalité malheureuse entoure à l’avenir la demeure souillée par la présence d’un mort.

Dès qu’un habitant d’Ourga est frappé d’une maladie réputée incurable, dès que toute espérance de le sauver est éteinte, on le transporte dans la chambre dite des agonisants, sorte de petite construction funèbre attenant à la lamaserie. Une fois là, il est entre les mains des prêtres, qui, loin de penser à lui porter le moindre secours, s’occupent exclusivement du salut de son âme.

Je suis entré dans cet abominable lieu, mais je dois avouer que j’y suis resté si peu de temps, que je ne saurais en faire une description détaillée. Six ou sept hommes ou femmes étaient étendus à terre, sur un tapis, agonisant et râlant...

Pour en finir le plus tôt possible, ami lecteur, avec cet atroce sujet, accompagnons immédiatement un mort jusqu’à sa dernière demeure. On le transporte le visage découvert, et enveloppé d’un simple linceul en toile bleue, à deux kilomètres environ de la ville, du côté du nord-est. Là, on le dépose à terre, et les assistants, rangés autour, remplissent l’air de cris perçants. Ce brouhaha indescriptible est à peine commencé, que l’on voit, à quelque distance, rôder des chiens énormes et que l’on aperçoit planant dans l’air des corbeaux et des vautours, que la nature semble avoir étrangement prédestinés à leur rôle odieux en les dotant de pattes et de becs rouge-sang. Les membres de la famille du défunt, après avoir hurlé pendant dix minutes environ, embrassent l’un après l’autre les pieds du cadavre, et se retirent en se voilant la figure. Rien ne peut égaler l’horreur de la scène qui se passe peu après. Les chiens se rapprochent en grognant, les oiseaux descendent peu à peu, en faisant entendre dans l’air leur croassement sinistre. Une heure après la cérémonie, il ne reste du mort que le crâne et le linceul; mais celui qui a assisté à cet horrible repas, semblable en tout à celui du songe d’Athalie, a été si profondément frappé par ce spectacle, qu’il ne peut de longtemps en distraire sa pensée.

Tout ce côté de la ville est jonché de crânes et de linceuls; on ne peut faire un pas sans en heurter. Ceux qui sont à la surface du sol sont soulevés par le vent, et transportés parfois à une grande distance; d’autres sont à moitié pourris, et se confondent déjà en partie avec la terre dont ils sont formés. Quand la tempête soulève des tourbillons et que l’on a le malheur de se trouver sous le vent, on n’ose songer à ce que l’on respire et à ce qui craque entre les dents.

Je revins chez le consul, l’esprit tout troublé de ce que je venais de voir; mais je fus largement distrait par la charmante soirée que je passai au sein de sa famille, pendant laquelle nous nous entretînmes longtemps de Pétersbourg et de Paris, que mes aimables hôtes connaissaient à fond et espéraient revoir bientôt.

J’appris pourtant, ce soir-là, une triste nouvelle: des trois marchands de thé qui formaient la première caravane, à laquelle M. Pfaffius avait d’abord pensé m’adjoindre, deux étaient morts, l’un pendant le trajet de Kiachta à Ourga et l’autre peu après avoir quitté la capitale mongole. J’allai visiter les deux tombes fraîches de ceux qui auraient pu être mes compagnons de voyage, et je remerciai mentalement le lac Baïkal d’avoir un peu retardé mon arrivée à Kiachta.

Le lendemain, j’allai me promener, avec le jeune interprète du consulat, sur une montagne voisine d’Ourga, et connue sous le nom de Montagne sainte. Elle est l’objet d’une grande vénération. On ne peut la gravir autrement qu’à pied. On ne peut la cultiver ni couper aucun arbre, de telle sorte que cette montagne est restée seule boisée au milieu de l’immensité pelée de la Mongolie. Les habitants de ce lugubre pays se retirent souvent pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois dans les replis de cette montagne, pour y vivre dans la solitude, méditer sur la vanité des choses de ce monde, pour y mener, en un mot, la vie d’anachorète. J’ai rencontré plusieurs de ces ermites établis au fond des bois, s’occupant, sans discontinuité, à faire tourner leur dévot moulin, et nous offrant d’intercéder pour nous auprès du Koutoukta.

J’eus le regret, pendant mon séjour à Ourga, de ne pouvoir aller rendre visite à cette jeune divinité. Elle était morte six semaines environ avant mon arrivée dans la capitale mongole. Je ne pus voir non plus le grand lama, qui était parti pour aller chercher au Thibet un nouveau petit dieu. J’en fus d’autant plus attristé, que le consul russe m’assura que, par le gouverneur chinois, il eût pu facilement me faire parvenir jusqu’aux pieds du Koutoukta. J’aurais pu là, pendant quelques instants, causer avec un dieu des choses de l’autre monde. Une pareille relation eût certainement assuré à ce livre un formidable succès. Hélas! je crains bien que dans l’avenir une pareille occasion ne se représente jamais pour moi.

Moulin à prières à Ourga. Moulin à prières à Ourga.

Les jours se succédaient, et notre caravane, laissée en arrière, n’apparaissait pas encore à l’horizon. Un jeune Russe arriva même en voiture de Kiachta, et déclara ne pas l’avoir rencontrée. Je commençais à être un peu inquiet, car j’avais confié à Pablo non-seulement mon bagage, mais aussi ma fortune. On se figure, en effet, qu’une assez forte somme en thé de brique, seule monnaie courante en Mongolie, et aussi en pièces d’argent, dont j’avais dû me précautionner pour le trajet de l’avenir en Chine, constitue un encombrant bagage. Certes, je n’eusse pas agi de la sorte avec tout le monde; mais Pablo était visiblement, au point de vue de l’honnêteté, un domestique exceptionnel. Je ne craignis pas un seul instant qu’il se fût enfui avec la caisse: je comptais d’ailleurs sur ses continuelles et salutaires appréhensions; mais je craignais qu’un malheur fût arrivé à la caravane ou que Pablo fût mort, deux choses, après tout, extrêmement vraisemblables. Heureusement, il n’en fut rien. Cinq jours après mon arrivée à Ourga, je le vis apparaître dans ma chambre. Il porta ma main à son front, à la manière des Turcs, et me remit la clef de ma voiture, comme un soldat qui dépose son épée. Notre guide mongol demanda un jour d’arrêt, pour vendre ses bœufs et acheter les chameaux qui devaient traîner les voitures. Je pus donc, avant de partir, faire connaissance avec mes nouveaux compagnons.

M. Schévélof, le chef de la caravane, était âgé de trente-huit à quarante ans. Il faisait le trajet de Kiachta à Haïnko pour la septième fois. Il avait le teint jauni par les fièvres et une maladie de foie contractée dans la Chine méridionale. Il parlait merveilleusement le chinois et le mongol. C’était à la fois notre mentor et notre interprète; s’il nous eût manqué en route, je ne sais vraiment pas ce que nous serions devenus.

Il y avait M. Kousnietzof, nullement parent du richard de Krasnoïarsk que j’ai présenté au lecteur. C’était un jeune homme de vingt ans, originaire de Verchni-Oudinsk, et qui sortait pour la première fois de sa ville natale. Sibérien pur sang, il avait une épaisse chevelure blonde qui lui descendait jusqu’au milieu du dos et pas un poil de barbe. Accoutumé aux bottes et à la grande blouse du costume national russe, non-seulement il était gêné dans le pantalon et la jaquette qu’il avait endossés pour la circonstance de son voyage en Chine, mais encore il lui semblait qu’il était ainsi vêtu d’une manière indécente; aussi, en entrant dans le salon de la femme du consul, préféra-t-il se faire un jupon avec sa chemise, en nous en exhibant les pans, plutôt que de se présenter dans un costume aussi découvert. Décidément tout dans ce bas monde est de pure convention, et l’on pourrait se demander après un pareil acte si la pudeur est de loi naturelle.

M. Marine arrivait de Tobolsk, sa ville natale. Il connaissait Omsk, l’Oural et Ékatérinembourg; il avait même été une fois jusqu’à Perm; aussi parlait-il avec emphase de ses lointains voyages et critiquait-il tout, sous prétexte qu’il avait admiré dans sa jeunesse les splendeurs de l’Occident. — Ses plaintes continuelles, la lourdeur de son corps et de son esprit nous agacèrent d’abord, mais nous sûmes plus tard en tirer parti en nous divertissant aux dépens de ce pauvre garçon devenu notre souffre-douleur.

Ce fut le 8 avril que je pris congé du consul russe d’Ourga, dont je regrette d’avoir oublié le nom. Comme il allait bientôt partir pour Pétersbourg avec toute sa famille, nous pûmes mutuellement nous souhaiter bon voyage. Il me reconduisit jusqu’à la grille qui ferme l’enclos du consulat. Je lui serrai cordialement la main et je fis à pied les deux premiers kilomètres des cinq cents lieues de désert que j’avais à parcourir.

En me voyant ainsi marcher derrière une voiture qui devait être pendant de longs jours mon unique habitation, je me figurai un instant qu’à l’exemple du chevalier des Grieux, je m’étais adjoint à une troupe de saltimbanques. Personne, hélas! dans la caravane ne pouvait rappeler même de loin le joli visage de Manon Lescaut.

La voiture de M. Schévélof ouvrait la marche. Elle était surmontée d’un drapeau russe et d’une bannière mongole à prières. Immédiatement après suivait la voiture de M. Kousnietzof, puis quatorze chameaux, portant les bagages, marchaient ensuite à la file les uns des autres. Parmi ces bagages, il y avait deux tentes, l’une pour nous et l’autre pour les Mongols, et une batterie de cuisine. Enfin la voiture de Pablo, la mienne et celle de M. Marine formaient la queue de la caravane. Nous étions accompagnés de sept indigènes dont le chef était à cheval, et qui, montant eux-mêmes des chameaux, surveillaient de cette hauteur la portion de la caravane spécialement confiée aux soins de chacun.

Nous commençâmes par cheminer dans un pays montagneux et beau, mais parsemé de grosses pierres qui, soulevant nos voitures, nous occasionnaient des secousses désagréables. Vers onze heures du soir nous fîmes halte et nous dressâmes seulement une tente, ne comptant rester que peu de temps en cet endroit. Nous dînâmes cette fois des provisions fraîches que chacun avait apportées d’Ourga, puis nous assistâmes au repas de nos Mongols.

Ils dressèrent promptement un feu au centre de la tente avec des fientes de chameau, firent bouillir de l’eau dans une grande marmite et y plongèrent un mouton entier qui avait été découpé en sept parties tout à fait au hasard. Un quart d’heure après, sans prendre même la peine d’ajouter du sel ou quelque autre assaisonnement, ils s’emparèrent chacun d’un morceau et le dévorèrent, c’est le mot propre, sans pain, comme sept animaux féroces en faisant craquer les petits os entre leurs dents. Ce que je remarquai surtout de bestial et de vraiment sauvage dans cette curée, ce ne fut pas tant la quantité énorme de viande absorbée par ces gens que la gloutonnerie avec laquelle ils se jetèrent sur la marmite dès que le chef eut donné le signal. Ils firent tout disparaître, sauf les gros os, sans séparer les bouchées, avalant avec effort les parties nerveuses qu’ils ne pouvaient mâcher; en un mot, cherchant simplement à se remplir l’estomac le plus promptement possible.

Comme les Mongols ont l’habitude de déposer simplement leurs morts à terre, ils doivent par opposition, soit en les enterrant, soit en les brûlant, faire disparaître les restes de leurs animaux. C’est ce dernier procédé que nos guides employèrent ce soir-là. Une affreuse odeur se répandit bientôt dans la tente et nous réduisit à la quitter. Nous rentrâmes dans nos voitures, où nous nous endormîmes profondément.

Peu après nous fûmes réveillés par les cris de nos hommes qui couraient après un des chameaux, porteur de bagages. Celui-ci, ayant probablement déjà éprouvé les fatigues de la traversée du Gobi avait désiré quitter notre caravane. S’étant heureusement débarrassé par ses bonds de deux petites caisses qu’il avait sur le dos et qui justement m’appartenaient, il s’était enfoncé dans les profondeurs du désert ou dans les bois de la montagne sainte que nous avions contournée. Bref, nous ne le revîmes plus. Cet accident nous empêcha de repartir avant le lever du jour. Notre guide dut aller acheter un autre chameau à Ourga. Nous ne nous remîmes en marche qu’à dix heures du matin.

Le troisième jour nous arrivâmes au pied d’une dernière chaîne de montagnes qui précède le désert proprement dit. Comme les chameaux ne peuvent chargés gravir aucune côte, notre guide loua des bœufs aux Mongols qui se sont établis au pied de cette montagne pour rendre ainsi service aux voyageurs contre rémunération. Nous mîmes quatre heures environ à atteindre le sommet. Avant de commencer la descente et de me lancer en plein désert, je me retournai vers le nord et je contemplai avec admiration la chaîne des monts Altaï. En apercevant leurs cimes neigeuses, je dis un dernier adieu à la Sibérie qu’elles cachaient à mes regards. J’embrassai dans ce coup d’œil tout l’ensemble de l’immense route que je venais de parcourir; et quand je me retournai vers le sud où je ne distinguai plus un seul flocon de neige, toutes mes aspirations s’élancèrent vers les plaines verdoyantes de Pékin et de la Chine méridionale que j’espérais bientôt atteindre.

Nous entrâmes enfin dans le grand désert de Gobi que nous mîmes dix-huit jours à traverser.

Nous ne nous arrêtâmes que bien peu, et je me demande vraiment comment les chameaux, animaux flasques et délicats à certains points de vue, peuvent supporter une aussi grande fatigue. Vers onze heures du matin nous dressions les tentes. Les chameaux broutaient alors pendant deux heures environ une herbe rare. Nous repartions, et la caravane ne s’arrêtait plus qu’à onze heures du soir.

La halte de la nuit, pendant laquelle les chameaux dormaient, durait à peine une heure, et nous cheminions de nouveau sans discontinuer jusqu’à onze heures du matin.

Le centre du désert de Gobi ressemble au Sahara. C’est une mer de sable sur l’étendue de laquelle le regard n’est distrait par rien. Quand plus tard nous y arrivâmes et pendant les quatre jours que nous employâmes à traverser cette partie tout à fait privée de végétation, les chameaux accomplirent leur travail ordinaire sans prendre la moindre nourriture. Le dernier jour seulement plusieurs s’arrêtèrent et se couchèrent comme pour nous faire comprendre leur extrême fatigue. Quelques coups de bâton les remirent bientôt sur pied, et, en somme, pas un seul ne périt. Le cheval que notre guide avait acheté à Kiachta, et pour qui cependant les chameaux portaient du foin et de l’avoine, mourut au bout de huit jours. Un second acheté à des Mongols que nous rencontrâmes par hasard sur notre route eut le même sort. Ainsi s’affirmait sous nos yeux la supériorité du chameau sur le cheval, là où il s’agit de supporter des fatigues prolongées.

Le chef mongol de notre caravane avait une connaissance approfondie du désert. Dans la journée il se guidait ordinairement sur les traces encore visibles de caravanes: squelettes de chevaux, de chameaux ou même de bœufs que nous rencontrions fréquemment. La nuit, il se servait d’une étoile comme d’un phare naturel et marchait dans la direction de l’astre sans même regarder à terre, comme les mages de l’Évangile. Plusieurs fois cependant le ciel fut voilé par des nuages et le sol ne présenta aucun indice de précédent passage. Pareille situation ne l’embarrassait pas: il dirigeait notre caravane vers Kalkann aussi sûrement qu’un marin pointe son vaisseau vers le port qu’il désire atteindre.

Quatre jours après avoir quitté Ourga, M. Schévélof nous rappela pendant la halte de la nuit que l’Église orthodoxe célébrait le lendemain la fête de Pâques: «Il faudra, ajouta-t-il, nous livrer à quelque réjouissance.» Le projet fut adopté. M. Marine sortit aussitôt de la tente et revint bientôt avec des bonbons qu’il nous distribua comme pour ouvrir la fête. «Puisqu’il en est ainsi, m’écriai-je, je vous propose un souper fin», et, courant à ma voiture, j’en rapportai une des boîtes de foie gras dont j’avais fait provision. M. Schévélof déboucha une bouteille de vin de Crimée, et nous commençâmes un joyeux repas.

Les Mongols, nous entendant rire, vinrent s’accroupir à l’entrée de notre tente et entamèrent plusieurs discussions sur le goût de nos miettes qu’ils ramassaient à terre avec empressement. Le jeune Kousnietzof voulut aussi apporter sa part au menu du festin. Il sortit de la tente, et, au lieu de nous présenter des victuailles, qui n’auraient eu d’ailleurs qu’un mince succès, il revint en accordant une guitare dont il pinçait à merveille. Le repas fini, nous donnâmes la parole à l’instrument, auquel Wassili-Michaëlowitch inspira de mélancoliques pensées.

L’intérieur de notre tente formait alors un pittoresque tableau. Accroupis tous les cinq autour de notre foyer, dans ce petit réduit, seul éclairé et chaud au milieu de l’immensité du désert, nous écoutions sans rien dire, de peur de troubler mutuellement nos rêveries. Les physionomies de nos Mongols que nous apercevions à l’entrée de la tente nous rappelaient à tout moment l’étrangeté de notre situation. Nous eussions certainement oublié l’heure et prolongé indéfiniment cette fête musicale et imaginative, si notre chef mongol, habitué au désert et peu sensible aux sons de la guitare, n’avait donné subitement le signal du départ. Un quart d’heure après, les tentes étaient pliées, la petite portion de terrain qui nous avait servi de demeure était redevenue le grand désert; nos voitures étaient attelées, et la caravane avait repris sa marche.

CHAPITRE XIX
LE DÉSERT DE GOBI.

Rencontre d’un prince mongol et de sa cour. — Notre vie au désert. — La plaine de sable. — Privation d’eau. — Mirage lunaire. — Trois exécutions. — Un voyageur égaré. — Arrivée à la grande muraille de Kalkann.

Un vent assez violent s’éleva à la pointe du jour; aussi de la journée personne ne songea à sortir, et chose bizarre, pendant cette fête de Pâques qui devait se passer en réjouissances, nous ne cherchâmes même pas à nous apercevoir les uns les autres, ne fût-ce que pour nous souhaiter le bonjour.

Le lendemain le temps ne devint pas meilleur; la grêle tomba même plusieurs fois en assez grande abondance pour blanchir la terre.

Nous ne sortîmes guère non plus de nos voitures ce jour-là, sauf vers le soir, où M. Schévélof signala dans le lointain, à l’aide de sa lorgnette, une grande réunion de tentes. En nous approchant davantage, nous vîmes qu’elles n’étaient malheureusement pas habitées par des Européens, et notre guide ne tarda pas à reconnaître une halte d’un prince mongol entouré de sa cour.

Une vingtaine de tentes se dressaient à côté les unes des autres. Celle du chef, plus grande et entourée d’une sorte de mur couvert de peintures grossières, se distinguait immédiatement. Une autre, à peu près de même grandeur et entourée de moulins à prières, se désignait comme le temple de la tribu. A notre approche, les chiens qui gardaient chacun une tente firent un tel vacarme qu’ils mirent l’émoi dans tout le village. Un grand nombre d’habitants, nous reconnaissant de loin pour étrangers, vinrent au-devant de nous, un peu par curiosité, mais aussi pour s’assurer de nos sentiments pacifiques. Des pourparlers commencèrent entre l’un de ces hommes et M. Schévélof, qui nous annonça que peu après nous allions être admis en présence du prince.

Ma voiture en Mongolie. Ma voiture en Mongolie.

La simplicité de son intérieur m’étonna. La seule particularité qui distinguât sa tente était la présence d’un petit fourneau dont le tube perçait le plafond. Le luxe de ce palais princier consistait donc uniquement à éviter l’asphyxie causée partout ailleurs par une fumée nauséabonde. Le prince était accroupi au fond sur un tapis. Il était vêtu d’une grande robe en soie bleue bordée de velours noir. Ses jambes disparaissaient dans des sortes de bottes en soie noire. Sa ceinture à laquelle étaient attachés, comme à celle de tous les Mongols, les ustensiles nécessaires pour fumer et pour produire le feu, était brodée en argent. Son bonnet était fait de cuir jaune avec des bords relevés en fourrure, et surmonté d’une boule bleue d’où pendait un petit plumeau en poils.

Quand nous entrâmes, il tira de sa poche un flacon rempli d’essence de tabac qu’il présenta à M. Schévélof. Celui-ci en détacha le bouchon auquel était attachée une cuillère microscopique, prit dans la cuillère une goutte d’essence, la porta à son nez, fit semblant d’éprouver une indescriptible jouissance, puis remit tout en place et passa le flacon à M. Marine en lui disant de répéter la même cérémonie. Quand nous nous fûmes pâmés tous les cinq, car Pablo ne manquait jamais de s’accrocher à moi dans les circonstances extraordinaires, il fallut entamer une conversation. C’était toujours le pauvre M. Schévélof qui était chargé de ces missions délicates. Il s’en acquitta fort bien. Il demanda la permission d’aller visiter le temple, ce qui nous fut accordé. Le lama nous offrit de prier le dieu pour l’heureuse continuation de notre voyage. J’acceptai pour ma part avec empressement, en donnant comme honoraires une brique de thé, cinq aiguilles et un peu de fil.

Ma voiture fut peu après entourée par cinq lamas qui se prosternaient devant elle en psalmodiant des prières et en faisant tourner chacun un petit moulin portatif. J’ai rarement vu quelque chose d’aussi grotesque que cette cérémonie. J’allai me cacher au fond de ma voiture pour dissimuler mes rires; mais le grand prêtre ne tarda pas à en ouvrir la porte sans me demander permission pour en examiner l’intérieur en détail. Me rappelant alors l’accueil que venait de nous faire le chef de cette tribu, je donnai à sentir à ces lamas je ne sais quel flacon de parfumerie. Voyant à quel point ils appréciaient cette odeur, je les aspergeai avec mon essence du haut de ma voiture au moment où la caravane se remit en marche. Dès lors leur reconnaissance dépassa toutes les bornes et ils s’inclinèrent à plusieurs reprises. En m’éloignant je les voyais encore de loin se sentir mutuellement les épaules. Il me sembla même, au moment de les perdre de vue, que la population s’approchait de ces lamas pour jouir de leur odeur: fait jusqu’alors inconnu dans l’histoire de cette tribu, miracle ineffable que les petits-enfants entendront pendant plusieurs générations raconter par leurs grands-pères.

A partir de ce jour le temps devint non-seulement beau, mais chaud. Nos journées se succédaient assez pareilles il est vrai, mais non sans charme et sans gaieté. Nous sortions de nos voitures au moment de la halte du matin. Comme pendant la première moitié de notre voyage nous ne manquâmes jamais d’eau, au moins pour boire, la discussion s’engageait chaque jour entre mes compagnons, pendant qu’on dressait les tentes, sur la préparation du thé. Sera-ce du thé de brique ou du thé fin? Y mêlerons-nous du lait de mouton, du vin ou du citron? Le préparerons-nous tout à fait à la mongole, c’est-à-dire avec du beurre, de la farine et du sel? Beaucoup d’autres propositions, qu’il serait trop long d’énumérer ici, étaient faites par M. Marine, M. Kousnietzof et même par Pablo, qui ne dédaignait pas d’émettre son avis. Quand chacun était repu, les tentes étaient pliées, les chameaux reprenaient leur marche, et, plaçant notre fusil sur l’épaule, nous nous écartions de la caravane jusqu’à cinq ou six heures du soir, après quoi nous remontions en voiture. L’un chassait les volatiles: M. Kousnietzof ne se couchait jamais sans avoir abattu un canard ou bien une perdrix d’une espèce assez répandue en Mongolie, mais encore peu connue en Europe, aux pattes ongulées et couvertes de poils assez semblables à ceux des rats.

Je préférais poursuivre les daims et les cerfs blancs que nous apercevions quelquefois en grand nombre, mais toujours à des distances énormes. Que de lieues supplémentaires j’ai faites ainsi à pied, dans l’espérance d’atteindre un de ces animaux! Une fois surtout, convaincu d’en avoir blessé un assez grièvement, je ne sais jusqu’où je me serais laissé entraîner, si le crépuscule ne m’avait fait craindre de perdre de vue la caravane et de m’égarer dans ce désert, le plus étendu de tous les déserts du globe[22].

[22] Le désert de Gobi proprement dit est un peu moins grand que le Sahara, mais il faut remarquer que tous les pays par lesquels il est borné surtout à l’ouest, sont aussi de véritables déserts.

M. Marine, par prudence ou par crainte de la fatigue, s’écartait peu de la caravane; parfois même il s’asseyait sur la porte de sa voiture, les pieds appuyés sur un marchepied, et de là tirait sur tout ce qu’il voyait, quelle que fût la bête et à quelque distance qu’elle se trouvât. Un jour pourtant, nous parvînmes, M. Schévélof et moi, à faire vibrer en lui la fibre du chasseur, dans une circonstance dont le souvenir nous divertit longtemps.

Je marchais à deux kilomètres environ devant la caravane, en causant avec son aimable chef, quand nous aperçûmes à terre une hermine morte, et bien morte, il était facile de le constater à son immobilité et à son odeur. Nous la plaçons en quelques secondes dans une touffe d’herbe, en relevant un peu sa tête à la manière des animaux qui écoutent; puis nous allons prévenir M. Marine que le moment est venu pour lui de se montrer. Il approche à pas lents, nous suppliant de ne pas le devancer et de ne faire aucun bruit. Il épaule, le coup part; rien ne bouge naturellement.

«Bravo!» m’écriai-je, et je fais semblant de vouloir m’élancer pour m’emparer de l’animal. Mais voilà où commence le comique de l’histoire. M. Marine, avec des gestes furieux, me fait signe de m’arrêter. J’obéis. Il épaule de nouveau, il vise avec le plus grand soin. M. Schévélof pensa mourir de rire. Le coup part. Rien ne bouge encore. «Ah! cette fois elle est sûrement morte, me dit M. Marine. — Mais pourquoi donc l’avez-vous tirée deux fois? — Dans la crainte de l’avoir manqué d’abord, et qu’elle n’aie pas entendu le bruit de mon arme.» Les plaisanteries tombèrent dru après cette réponse sur le pauvre Ivan Ivanovitch. Mais franchement on n’est pas naïf chasseur à ce point-là.

Peu de temps après nous entrâmes dans la grande plaine de sable dont j’ai parlé, qui forme le milieu du désert de Gobi. Le premier jour se passa bien. Une certaine tristesse régna, il est vrai, parmi nous, mais nous n’y prîmes pas garde. Le second jour fut déjà plus difficile. M. Kousnietzof trouva qu’on avait mis dans le thé quelques grains de sel de trop; M. Marine eût préféré qu’on n’en mît pas du tout. Chacun chercha raison de se plaindre.

Le troisième jour fut plus difficile encore. Wassili Mikaëlowitch ne parut même pas sous la tente pendant la halte du matin. Sous prétexte de continuer la lecture d’un livre qui l’intéressait fort, il déjeuna dans sa voiture. Une farce comme celle de l’hermine eût été alors fort mal accueillie. Et pourtant j’affirme qu’on ne saurait trouver des caractères aussi agréables que ceux de mes compagnons de voyage. Nous n’étions nullement fâchés les uns contre les autres, mais nous ressentions l’influence de la nature vide qui nous entourait.

Dans les immenses solitudes de Sibérie il y a des forêts qui reposent le regard; en pleine mer les flots représentent en quelque sorte la vie par leurs mouvements, par leur apparence calme ou furieuse, tandis qu’au milieu du désert on ne trouve que solitude et immobilité. Autour de la mort seulement règnent ces deux grandes choses d’une façon plus absolue encore; rien ne ressemble à un tombeau comme le désert. Malgré soi, on s’y trouve envahi par des idées sérieuses et graves. Nous ne parlions que fort peu; nous marchions loin les uns des autres.

Nous réfléchissions beaucoup, en ramassant à terre, comme passe-temps, les pierres rares qui sont dans cette partie du Gobi: on y trouve de grosses agates et d’autres minerais dont j’ignore le nom, qui, malgré leur transparence, ont une teinte jaune rouge ou verte. Le sol en est jonché. On dirait une gigantesque mosaïque.

Un matin le chef mongol déclara que notre provision d’eau était épuisée: «J’avais compté, nous dit-il, la renouveler dans un étang qui existe d’ordinaire ici; vous pouvez en voir la place, mais il est entièrement desséché.» Cette nouvelle, bien que triste, faisant diversion à la monotonie de notre existence, ramena la gaieté parmi nous. M. Schévélof seulement et moi avions pensé à emporter du vin, mais notre provision n’était pas abondante. Nous ne fîmes du thé ce jour-là ni au sel, ni au sucre, ni à la farine. Les boîtes de conserves furent largement entamées, et en élevant nos verres remplis d’une liqueur devenue bien précieuse, nous portâmes ce toast certainement inconnu en France: A l’espérance de boire de l’eau!

M. Kousnietzof, qui, en véritable Sibérien, eût préféré un demi-verre de thé à une bouteille du vin le plus délicat, accepta cette privation plus difficilement que mes autres compagnons. Il ne cessa pendant toute cette journée d’inspecter l’horizon à l’aide de sa lorgnette. La nuit venue, il continua ses investigations, et tout à coup fit arrêter la caravane en nous montrant à l’horizon une surface blanchâtre. «Wada, Wada! s’écria-t-il; de l’eau, de l’eau!» Dans notre enthousiasme, nous sortîmes tous de nos voitures, et, emmenant les chameaux qui portaient les tonneaux, nous vous dirigeâmes du côté indiqué. M. Kousnietzof courait, M. Marine dansait, Pablo chantait, moi je suivais et A. Schévélof doutait. Ce dernier était décidément digne d’être le chef de notre caravane. Cette teinte blanche provenait d’une couche de sel qui recouvrait la terre sur une grande étendue. Un peu décontenancés, nous rejoignîmes nos voitures. Cette même nuit nous fûmes témoins d’un mirage lunaire. Ce phénomène assez rare, paraît-il, est un des plus gracieux que puisse présenter la nature. Le paysage que nous considérâmes était certainement fantôme, car il était trop différent de tous ceux que nous pouvions en réalité rencontrer dans ce pays; et certainement, si je ne l’eusse vu moi-même, j’aurais cru à un rêve d’imagination trop riche de la part de mes compagnons. Non-seulement nous eûmes devant les yeux une pièce d’eau reflétant sur sa surface les rayons de la lune, mais encore nous vîmes distinctement alentour la silhouette de plusieurs grands arbres et même de quelques échassiers. Wassili Mikaëlowitch, qui à Verkni-Oudinsk n’avait jamais entendu parler même de l’existence du mirage, allait s’élancer dans la direction de ce petit lac, quand les Mongols l’arrêtèrent en éclatant de rire. Il est probable que ce phénomène n’est pas rare dans le désert de Gobi, puisque les indigènes qui nous accompagnaient ne parurent nullement étonnés d’une aussi belle vision.

Deux jours après seulement nous rencontrâmes une petite mare d’eau sale, croupie et entourée de squelettes de toutes sortes d’animaux qui étaient venus se désaltérer là avant de mourir. Cette eau, dans laquelle je ne me laverais pas à présent, fut accueillie par nous comme un trésor. Les chameaux, qui n’avaient pas bu depuis fort longtemps, et qui étaient restés peu auparavant plusieurs jours sans manger, avaient besoin d’un ample repos. Nous fîmes donc une longue halte. Après le festin, M. Kousnietzof consentit à pincer de la guitare, et notre caravane prit de nouveau un air de fête. Nous étions bien encore dans la plus complète solitude, mais nous sentions que la portion difficile était franchie, et que l’heureuse issue du voyage était assurée.

Cinq ou six jours plus tard, nous rencontrâmes quelques Mongols. Notre chef échangea avec eux un chameau qui était fatigué contre un autre, frais et robuste. Nous fîmes, de notre côté, l’emplette d’un mouton. Cette journée ne fut pas sans émotion. Le nouveau chameau n’avait encore été assujetti à aucun service; il fallut donc procéder au percement de son nez pour y passer le bâton à l’aide duquel il doit être dompté et conduit. Cette opération ne se fait pas sans difficulté, car elle cause à l’animal d’horribles souffrances. De plus, un de nos chameaux avait le pied fendu. Cet accident arrive assez souvent, à la fin des voyages, par suite de la fatigue et de la dureté du terrain. Les Mongols traitent cette maladie en recousant les deux lèvres de la plaie: on peut s’imaginer la douleur de la pauvre bête. Mais la grosse affaire, ce fut l’exécution de notre mouton. Le premier Mongol que le chef désigna pour accomplir cette opération refusa d’obéir: il entr’ouvrit sa robe, et, en nous montrant une petite idole en cuivre qu’il portait sur la poitrine: «Je suis lama, nous dit-il, et il m’est défendu de répandre le sang, même des animaux.» Un autre Mongol accepta les fonctions de boucher; mais il tua le mouton d’une singulière façon. Il fit une large incision dans le ventre, puis, y fourrant le bras, alla saisir le cœur pour en arrêter les battements.

Quand nous repartîmes, le lieu de notre campement était couvert de sang. Tous les supplices auxquels nous avions assisté ne tardèrent pas, cependant, à sortir de notre mémoire. Nous dûmes seulement, pendant plusieurs jours, éviter de nous approcher des deux chameaux opérés: ils nous eussent couverts, par vengeance, de crachats et d’ordures.

Notre voyage se continuait, toujours uniforme, sans qu’aucun incident vînt en rompre la monotonie.

Une aventure dont je fus le héros nous causa quelque retard. Il y avait une heure environ que la caravane avait repris sa marche, après la halte habituelle de la nuit, quand la corde qui tenait mon chameau attaché à la voiture de Pablo se dénoua. La bête, ne se sentant plus tirer, s’arrêta. Par une singulière coïncidence, la voiture de M. Marine m’avait dépassé peu de temps auparavant, et quand mon chameau se trouva ainsi livré à lui-même je fermais la marche de la caravane. Les Mongols, fatigués, dormaient profondément entre les deux bosses de leur monture, et ne s’aperçurent nullement de ce qui se passait. Le lecteur s’imagine facilement quelle impression je ressentis, le matin, à mon réveil, quand je me trouvai absolument seul. J’eus heureusement la présence d’esprit de ne pas chercher à rattraper la caravane. Peut-être me fussé-je tout à fait égaré, et peut-être aussi, observant ma faiblesse et mon inexpérience, les indigènes eussent perdu tout sentiment de bienveillance et d’hospitalité. Je m’assis à terre, devant mon chameau, qui me regardait bêtement et que j’avais bien envie de châtier. De peur cependant qu’il ne prît la fuite, je préférai lui témoigner de la douceur, craignant plus que tout de m’éloigner seulement de cent mètres de l’endroit où j’étais. Ce tête-à-tête ne dura heureusement que jusqu’à dix heures du matin. Au lever du jour, les Mongols s’étaient aperçus de mon absence; ils avaient fait halte, et étaient revenus sur leurs pas en suivant des directions différentes qui formaient éventail. La caravane m’accueillit par des vivat et des hourras. Pablo se trouva presque mal de plaisir en me revoyant: il était décidément un bien fidèle serviteur!

Peu à peu le pays devint accidenté, et nous fûmes bientôt environnés de hautes montagnes. La température qui était devenue printanière, la lune qui brillait de tout son éclat, rendaient notre locomotion facile et agréable. Les tentes mongoles devenaient de plus en plus fréquentes; deux ou trois caravanes de Chinois, se rendant à Maïmatchin, croisèrent la nôtre; nous entrâmes enfin, comme avant d’arriver à Ourga, dans une région toute jonchée de grosses pierres, qui servirent d’indices à notre guide mongol pour nous annoncer que trois jours après nous apercevrions la grande muraille.

Quand on traverse la Mongolie du nord au sud, on s’élève peu à peu et sans s’en douter, à cause de la douceur de la pente, jusqu’à douze cents mètres au-dessus du niveau de la mer. Arrivé à ce point culminant, on trouve le terrain coupé perpendiculairement dans toute sa hauteur, de telle sorte que, pour continuer sa route, il faut descendre par des lacets construits de main d’homme, et dont la pente est aussi rapide que celle des chemins réputés les plus périlleux des Alpes ou des Pyrénées. C’est sur cette crête à pic, le long du précipice, que court la grande muraille de la Chine. Elle n’est point construite en briques, comme les murailles intérieures dont je parlerai plus tard, celle de Nang-Kao, par exemple, que beaucoup de voyageurs ont regardée à tort comme la véritable grande muraille. La véritable, qui sépare en premier la Mongolie de la Chine proprement dite, est faite de pierres superposées et non cimentées. Des tours, placées de distance en distance, sont construites plus solidement, et ont aussi mieux résisté à l’action du temps. Cette muraille a la forme d’un grand A ouvert; les autres, que je crois au nombre de sept, à moins que j’en aie traversé pendant la nuit sans m’en apercevoir, forment autant de barres transversales.

Quand notre caravane, après trois jours de marches fatigantes à travers le pays pierreux dont j’ai parlé, parvint à la grande muraille de la Chine, il était environ six heures du matin. C’était le 29 avril. Le soleil apparaissait à l’horizon. Des nuées s’élevaient entre les coteaux du Céleste Empire, coteaux que nous apercevions en grand nombre de la hauteur où nous nous trouvions, et qui nous paraissaient être les ondulations d’un immense plan en relief. Nous nous assîmes quelque temps pour contempler ce magnifique spectacle.

Ce qui me frappa surtout, ce fut le contraste entre le pays que je venais de parcourir et celui dans lequel j’allais entrer. Derrière moi était la terre inculte, devant moi au contraire s’étend cette Chine si fertile, qu’elle donne par an à ses enfants deux récoltes de blé ou de riz et deux récoltes de légumes. Là-bas c’était le désert, ici c’est une fourmilière d’humains telle que les recensements les plus minutieux ne peuvent en évaluer le nombre, et qu’une réunion de quatre cent mille âmes s’appelle un village. Naguère c’était le froid et le manque d’arbres; ce sera dorénavant le soleil et la verdure. Voilà pour les avantages. Le contraste des inconvénients ne sera pas moins complet. L’air de Mongolie était pur et vivifiant, celui de la Chine sera nauséabond et malsain. La terre était couverte d’un sable assez gros pour que les vents les plus impétueux ne pussent l’entraîner. Le sol sera désormais formé d’une poussière si fine, que le moindre zéphyr en soulèvera d’épais tourbillons qui gêneront la vue et la respiration. Les Mongols étaient hospitaliers, les Chinois seront hostiles; le seul fait d’être là constituera un délit à leurs yeux, qu’ils seraient tentés de punir sévèrement sans nos expéditions récentes. Il est impossible de trouver deux pays aussi dissemblables que la Mongolie et la Chine, et par la nature du sol et par le caractère des habitants. La ruine de la grande muraille qui jusqu’à présent les a séparés ne semble pas devoir dans l’avenir rapprocher leurs distances. Si l’on me demandait lequel de ces deux peuples je préfère, bien qu’il soit difficile de comparer une peuplade sauvage à une nation civilisée, je répondrais: «Le Mongol est supérieur au Chinois par l’honnêteté et par le caractère; mais celui-ci l’emporte par tous les genres d’industrie et de talent.»

Nous descendons à pied les lacets qui de la muraille conduisent à Kalkann. Les indigènes forment deux haies pour avoir le plaisir de nous voir passer. Ils viennent de partout, même des profondeurs de la terre, car, à l’exemple des paysans de Touraine, ils habitent les caves qu’ils ont creusées dans le rocher de la montagne. Les femmes aux petits pieds marchent avec peine, et, en tenant un enfant par la main, se servent de leur autre bras comme d’un balancier pour se maintenir en équilibre. M. Schévélof est forcé de se mettre deux ou trois fois en colère pour nous ouvrir un chemin au milieu de cette population; et pourtant nous ne sommes encore qu’à la campagne. Cinq heures après avoir franchi la grande muraille, nous arrivons au fond de la vallée, qui est plutôt une gorge. L’aspect du pays est pittoresque. Un petit ruisseau, qui grossit parfois au point de remplir tout le vallon, serpente, tantôt au pied d’un énorme rocher, tantôt sous un berceau de verdure. Tout est gracieux, joli, mais étrange de forme et d’arrangement. Je retrouve encore là le modèle des tableaux chinois que j’avais eu l’occasion de contempler en France, et qui m’avaient semblé devoir représenter des paysages d’imagination. Ainsi au milieu de ce vallon formé par deux grandes collines de rochers sombres et majestueux, s’élève tout à coup un monticule pointu en granit sur le haut duquel est construit un temple; plus loin une énorme roche rouge est suspendue on ne sait comment au sommet d’un cône de terre. Puis, pour égayer cette nature bizarre, des arbres nouvellement parés de leur feuillage, sont piqués çà et là au hasard. Qu’on peuple ce pays de Chinois aux longues tresses de cheveux, et de Chinoises à la figure peinte de telle sorte qu’on les prendrait pour des personnages de cire, et l’on pourra se faire une idée de la région qu’il faut traverser pour descendre de la grande muraille à Kalkann.

CHAPITRE XX
LA CHINE PROPREMENT DITE
DEPUIS KALKANN JUSQU’A TCHAH-TAÔ

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