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Dépaysements

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PRÉFACE

Le XIXe siècle s’est enorgueilli de sa culture historique. J’imagine que le XXe demandera davantage à la géographie. Les romantiques ont fait leur principale étude du passé. A nous de délaisser quelque peu le temps pour interroger l’espace. Endoctrinés au nom de la terre et des morts, nous commençons à croire que les vivants nous touchent de plus près. Napoléon ou Gœthe ont plus de prestige que le premier venu de mes contemporains. Mais celui-ci fait la découverte de la vie durant le moment infinitésimal qu’il m’est donné de vivre.


Pas de départ sans angoisse. S’en aller, c’est peut-être désobéir à une loi naturelle. Ou du moins à une longue habitude végétative. Les animaux migrateurs voyagent en troupes et pour des motifs utilitaires. Émigrer tout seul et par curiosité, c’est échapper à une consigne territoriale. L’obscur remords qui vous tourmente en montant en wagon ou en bateau, se retrouve chez quiconque prétend échapper à sa condition : il ne se calmera tout à fait qu’au retour.

Ceux-là le ressentent particulièrement qui ont l’imagination topographique et se situent avec précision dans l’univers. Sensibles comme une aiguille de boussole, ils éprouvent, à travers tous les événements et sans toujours en prendre une conscience nette, que le Nord est dans cette direction ou que la Méditerranée se trouve dans leur dos. Aller d’un endroit à un autre, pour eux, c’est changer leur projection sur la carte, et donc cesser d’être identique. L’homme qui part de Londres pour Madrid n’est pas le même quand il arrive à Madrid. Quiconque se meut se modifie.

Le déplacement fait revivre la principale qualité de l’enfance : l’étonnement. Rien ne vous rajeunit comme la nouveauté qui attend aux frontières. L’esprit, excité par des dissonnances, se met à fonctionner plus vite : il s’amuse et se fortifie. Aussi faut-il prendre garde de ne pas s’arrêter trop longtemps en route, de ne pas s’habituer. Faute de contrastes tout s’obscurcit. Il s’agit de maintenir vivace en soi une opposition de toutes les minutes, qui n’exclut pas l’amour, bien au contraire.

L’erreur du cosmopolite est de se croire partout chez lui. On ne se convertit et on ne se naturalise jamais. Parce qu’il n’est pas possible, même par la mort, de cesser d’être. Visiter des peuples divers, c’est connaître parfois la tentation de leur appartenir. C’est surtout, afin de pouvoir les juger, découvrir ce qu’on est. Car il n’y a de repères qu’en soi.

Mais que découvre-t-on ? A l’étranger, vous êtes privé de vos appuis, de vos miroirs. Incompréhensible, peut-être suspect, vous échappez à la contrainte des gens qui, ailleurs, — amis, ennemis, et parents qui tiennent des uns et des autres — vous obligent à ressembler à ce qu’ils pensent de vous. Vos possibilités sacrifiées reprennent vie. Solitude amère mais révélatrice ! Indifférents rencontrés pour quelques heures auxquels vous présenterez un caractère qui vous plaira et qu’ils accepteront. Trop souvent, par décence, logique et timidité, nous ne consentons pas que notre âme soit contradictoire. Mais le dépaysement nous donne une légèreté sublime.


Permettra-t-on à l’auteur des pages qui suivent, d’avouer qu’une inextinguible curiosité le dévore, et chaque jour davantage. D’où la satisfaction qu’il éprouve en voyage. Tout y est à apprendre, et mille aveux s’offrent à l’intelligence. Un étranger, une étrangère, quelles occasions de découvertes ! Surtout que celles-ci peuvent se compliquer de malentendus. Tandis qu’on me parle de littérature ou de politique, j’écoute, en dessous, les expressions moins distinctes de la race. Mon enquête d’apparence générale vise les individus. Et à l’intérieur des idées je cherche les passions.

Si le désir de comprendre ce qui se passe vous possède, comment n’irait-on pas, en écartant les préjugés et les abstractions, questionner sur place l’Europe d’aujourd’hui, cette Europe révolutionnaire et nationaliste, violente, ignorante, à moitié démolie, d’où montent, comme les fumées d’un sol volcanique, la haine, la douleur et l’espérance. Europe, vaste spectacle en désordre où l’homme se trahit de toutes parts. Europe, dont l’essentiel est dans les âmes.

Il arrive alors que ces inconnus à langage bizarre, à mœurs étonnantes, si vous les observez de près, vous constatez qu’ils vous ressemblent. Il n’y a pas d’exotisme, sinon en surface, et les grands phénomènes moraux sont partout les mêmes. Le dépaysement qui, après vous avoir amusé, vous inquiétait, vous rassure enfin, puisqu’il vous fait voir, sous une changeante apparence, une réalité qui ne change pas. L’étranger, même hostile, on ne peut s’empêcher de reconnaître sa similitude. Ce qui vous séparait, c’était la distance. Et, bien entendu, quand vous repartirez, la distance renaîtra, l’incompréhension. Mais c’est assez pour justifier les moralistes classiques qui définissent notre espèce, et la disent homogène. Que de complicités nous unissent à autrui ! Voyager, c’est poursuivre notre frère sous ses déguisements.


Quand je me dépayse, j’apprends que l’homme est partout différent et partout pareil. Il ne suffit pas que cette leçon soit contradictoire pour que je la repousse.

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