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Dépaysements

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CINQ JOURS A BERLIN
(Été 1923)

… Peut-être le contraste est-il plus grand pour moi qui arrive de Suède, où tout le monde est poli, bien portant et bien vêtu. Berlin, c’est un tableau de misère, de souffrance et de laideur.

Faces en mie de pain, mortes derrière des lunettes d’acier ; fronts gonflés, mentons fuyants ; petits nez retroussés et pointus, parfois d’un rouge malsain. Visages débordants et flasques, ou bien osseux, ravagés, de couleur et de texture analogues au parchemin. Beaucoup d’oreilles décollées. De gros ventres balancés entre des jambes maigres. Les cheveux tantôt partagés par une raie médiane, tantôt rasés pour que le crâne soit nu. Abondance de jeunes gens en bandes molletières et en guêtres de cuir : presque une tenue de campagne. Certains passants portent des cols hauts et droits avec un costume de loden, d’autres ont revêtu des redingotes fripées, qu’ils harnachent de lorgnettes en bandoulière. Tels individus affectent des airs terribles, les moustaches dressées sous des feutres en bataille, d’autres montrent une mine bonasse, incapable de frémir. Mais surtout on se heurte, et souvent avec pitié, à des expressions tourmentées, hagardes, fiévreuses, plaintives, quelques-unes proches du désespoir. Ici la créature a perdu sa forme normale. Cette angoisse et cette férocité, c’est proprement le physique expressionniste.

Hâve et parfois déguenillée, silencieuse, marchant vite et sentant fort, la foule déambule dans des rues macadamisées, sombres, que relèvent d’innombrables annonces, blanc sur noir ou noir sur blanc, en caractères typographiques épatés. Les étalages sont défraîchis. Des mendiants vous tendent de mauvaises boîtes d’allumettes. Entre les trottoirs couverts de piétons, les chaussées apparaissent presque vides et, même au centre de Berlin, on les traverse sans avoir à regarder à gauche et à droite. Très peu d’autos particulières. Aux abords des gares, des voitures démodées, attelées bizarrement, amènent les gens avec leurs bagages. Quelques taxis. Des fiacres grinçants et décousus, conduits par des cochers centenaires sous leurs hauts de forme en cuir bouilli.

Longues files d’édifices, copiés d’après divers styles, mais toujours massifs, maussades et solennels, palais juxtaposés et qui se dégradent ensemble, perspectives droites, trop larges, alignées comme une troupe sous commandement. Sur les places, des monuments accablés par leur propre lourdeur, presque tous consacrés à des souverains et à des généraux. Mais nul uniforme ne répond à leur appel. Berlin est désormais en civil. Guérite vide. La Königswache, où se déroulaient, paraît-il, d’admirables relevés de garde, est close, muette.

Le seul personnage en tenue, c’est, au coin des rues, en képi ciré et vêtu de vert-bleu, brodé de rouge au col, l’agent de police.


Levant les yeux au hasard pour lire le nom d’une rue, j’ai tressailli : Wilhelmstrasse. Ce nom, détesté des mères ! Je cherche le palais des Affaires Étrangères, la Chancellerie derrière ses grilles, l’ambassade d’Angleterre. A deux pas, sur la Pariserplatz, je vais contempler l’ambassade de France, avec son porche à colonnes. Dans Unter den Linden, voici, fraîchement repeinte en blanc, l’ambassade de Russie que Rathenau a donnée aux bolchévistes.

Je ne suis pas un historien. Ni un écrivain politique. Je suis un romancier, qui regarde, qui imagine. En juillet 1914, sont apparus ici les prolégomènes de l’écroulement européen. Derrière ces fenêtres indifférentes, M. de Bethmann-Hollweg a annoncé la guerre à Sir Edward Goschen et a essayé d’obtenir la neutralité anglaise. M. Cambon a tourné ce coin de rue pour aller voir M. de Jagow, le 30 juillet. Il y est retourné le 31. Sous ces tilleuls que je touche se sont dispersés les crieurs du Lokal Anzeiger, proclamant la mobilisation générale de l’armée et de la flotte. Soudain il me semble entendre la Wacht am Rhein et les vivats d’une colonne de manifestants, lors du départ des diplomates alliés. C’étaient des étudiants qui chantaient. Où sont leurs os ?

Autour de moi, qui m’hallucine, la foule passe, oublieuse d’hier, craignant demain, vouée à aujourd’hui.


Un collaborateur de la Revue de Genève a organisé, à l’occasion de mon passage, un dîner qui groupe le directeur d’un des plus importants journaux berlinois, un des principaux collaborateurs de la Gazette de Francfort, un chef de service des Affaires Étrangères, un diplomate, un général, un des chefs de l’Agence Wolff, le directeur du bureau de presse du Chancelier.

Impossible de rapporter ici le détail d’une conversation qui a duré jusqu’à minuit. Occupant des points de vue opposés, nous admîmes, dès le début, que la franchise serait de règle. Mes interlocuteurs m’ont courtoisement laissé dire ma pensée, et je me plais à reconnaître leur intelligence et leur culture, plus historique, il est vrai, que psychologique, plus documentée qu’intuitive. Ce que j’ai recueilli de leurs bouches, d’ailleurs, n’a rien d’imprévu.

« Nous paierons, certes, mais nous avons déjà beaucoup payé. Est-ce notre faute si les frais de l’occupation mangent les recettes, si le Comité des houillères françaises, chargé d’expertiser nos charbons, les a systématiquement dévalorisés. Lisez l’Information, dont la campagne récente, à ce sujet, s’est brusquement interrompue… Oui, nous paierons… Mais il nous faut du temps. En occupant la Ruhr, la France empêche l’emprunt international. C’est pourtant par l’emprunt international qu’elle-même s’est libérée en 1871… Qu’on vienne expertiser notre capacité de paiement. Nous ne demandons pas mieux. »

Un autre reprend : « Les réparations ne sont qu’un prétexte. La France veut notre ruine et notre désagrégation. M. Poincaré se moque de sa créance, il cherche une annexion. » Justement, quelque temps auparavant, un Français en qui j’ai confiance, m’avait rapporté les propres termes employés par M. Poincaré lui-même, tête-à-tête, pour lui affirmer qu’il quitterait la Ruhr sitôt payé. Sans nommer mon informateur, je cite le propos. Alors, on me répond : « Monsieur, nous ne croyons pas à votre anecdote. Sauf le léger recul de 1870-71, toute l’histoire de France, c’est une marche vers l’est. »

Dès qu’ils parlent de l’occupation de la Ruhr, une douleur sincère les remplit tout entiers. « Quelle honte pour nous ! C’est une souillure de notre territoire. Aussi, la haine contre la France s’accroît-elle avec rapidité. Hors d’Allemagne, vous imaginez mal l’intensité de cette passion. Nous sommes tous unanimes à faire front en attendant de nous venger. Sans doute, allons-nous vers une catastrophe économique. Ce sera alors le bolchévisme, mais un bolchévisme national, un déchaînement de fureur patriotique… Monsieur, je suis général. Mais j’embrasserai le drapeau rouge si c’est le seul moyen de recouvrer notre indépendance.

— La revanche, alors ?

— Comment la prendre ? Nous n’avons ni recrues, ni matériel.

Cette objection ne m’arrête pas. « Vous avez des millions de vétérans, leur dis-je, et vous fabriquez du matériel hors d’Allemagne. — Où cela ? — Chez Poutiloff, à Toula. Vos laboratoires de chimie, vos ateliers d’aviation travaillent. Vos anciens états-majors pourraient encadrer les masses russes. » Ils se récrient : « C’est impossible. Si nous nous faisons bolchévistes, nous aurons bien sûr des relations de toutes sortes avec les Russes. Mais ils ne viendront pas sur le Rhin. »

Je leur explique les raisons de ma méfiance. Personne n’ignore en Europe que leurs extrémistes de droite s’arment, exécutent des manœuvres militaires, et assassinent sans que le gouvernement intervienne. « Notre gouvernement ! Mais il est désarmé. Il n’a même pas de police. » Et ils me font le tableau d’une Allemagne houleuse et partagée entre les États et les partis, entre les classes, entre les groupements économiques, les fédérations d’ouvriers et celles des patrons — une Allemagne de grands féodaux, où le pouvoir central, faible et menacé, est incapable d’imposer ce qu’il veut.

Et puis, ce qui ressort de leurs propos, c’est l’inquiétude qu’ils éprouvent pour leur unité nationale. Persuadés que la France veut ériger la Rhénanie en État indépendant, ils tremblent que la Bavière ne s’insurge contre le Reich. L’unité est leur préoccupation suprême, parce qu’elle est leur garantie qu’un jour ils redeviendront tout-puissants. Pour la sauvegarder, ils paieraient tout de suite les réparations. Ils ont sacrifié le régime impérial à l’unité ; ils y sacrifieraient l’ordre social.

Ensuite, parce qu’ils savent que je vais regagner Genève, ils m’attaquent sur la Société des Nations, « qui a réduit l’Autriche en esclavage ». Étrange chose : en France, on suspecte la Société des Nations d’être germanophile ; en Allemagne, on la dénonce comme une machine à dominer l’Europe au profit de l’Entente. D’ailleurs, disent-ils, l’Allemagne ne manquera pas, avec la Russie et en ralliant certains États centraux, et peut-être la Suède, de créer une autre Société des Nations, la vraie, celle-là… (Mes interlocuteurs appartenant presque tous aux partis de gauche, si telle est la virulence de leurs propos, je me demande ce que j’aurais entendu de la part de gens de droite. Peut-être y a-t-il eu « deux Allemagnes ». Depuis la Ruhr, et aujourd’hui, et demain, il n’y en a plus qu’une.)

Ah, j’oubliais encore ceci. « Le traité de Vienne, disent-ils, le traité de Francfort ont entraîné de longues périodes de paix, tandis que le traité de Versailles est incapable d’organiser le monde. Pourquoi ? Parce que, au rebours des deux autres, la paix de Versailles a été dictée et qu’elle est trop dure pour les vaincus. » Alors je leur demande doucement quelles eussent été, en cas de victoire, quelques-unes de leurs conditions. « Presque rien : annexion de Liège et du bassin de Briey, démantellement des forteresses de l’État français. » Je leur rappelle le mémoire des grandes associations, de 1915. « Cela n’était pas sérieux. » Ils rient, ils haussent les épaules à l’évocation des anciens programmes du pangermanisme. De même, ils font taire l’un d’entre eux qui affirme que les Alsaciens regrettent les Allemands et que les députés alsaciens à la Chambre ont été nommés par l’autorité militaire, ou un autre qui soutient que les Belges sont bien contents que les Allemands aient si bien entretenu leurs usines pendant l’occupation… Ils rient, pour me rassurer. Mais, quelques secondes, et malgré leurs dénégations, j’ai revu le cauchemar qui nous hantait pendant la guerre : la possibilité d’une hégémonie allemande en Europe. Et j’ai frémi.

Il y a des sujets qu’ils n’aiment pas : l’inflation, la baisse du mark indépendante du paiement des réparations, ou bien la situation des allogènes dans l’empire de Guillaume II ; ils n’aiment pas non plus qu’on leur demande pourquoi les huit dixièmes du peuple allemand admettent d’être ruinés au profit de quelques grands industriels. Ce sont là des questions pour lesquelles les journaux et les partis politiques ne fournissent pas de réponses toutes faites.

Remarque : on s’expliquerait mal l’Allemand si l’on ne se rappelait pas qu’en dépit de qualités remarquables, il manque à la fois d’esprit critique et d’esprit politique. C’est un croyant qui obéit aux ordres.


On a bien fait de désarmer ce peuple, et je ne demande pas qu’on lui rende ses mitrailleuses. Mais je demande qu’on lui rende ses uniformes. Contrairement à l’Anglais, l’Allemand, en civil, est toujours mal. Il lui faut la tunique cintrée et le col haut, le pantalon à sous-pieds ou les bottes, pour assortir à sa raideur, à son port impérieux, à sa carrure qui a besoin d’être sanglée.


Dans le hall de l’Eden, à cinq heures : autour de petites tables, des femmes relativement élégantes, des juifs, des nouveaux riches, des Américains. Nulle gaieté, nulle assurance. Dans Berlin, ces îlots de luxe — comme l’Esplanade, l’Adlon, le Kaiserhof — où se réfugient les étrangers et les schieber, demeurent précaires, et ne s’ouvrent pas volontiers sur le dehors. Je prévois que ces palaces, un jour, seront assiégés.

On me présente à M. X., riche Berlinois, au crâne tondu et aux yeux malins. C’est un amateur de belles choses. En un français excellent, il me raconte qu’il collectionne des Daumier, les premières éditions de Stendhal et des lithographies romantiques. Je l’interroge sur les écrivains contemporains. Selon lui, il n’y a que deux bons romanciers : Thomas Mann et Carl Sternheim. — Mais Heinrich Mann ? — Pfft ! — Et l’expressionnisme ? Edschmid, Schickelé ? — Pas grand’chose ! — Au théâtre ? — Rien que Wedekind et Sternheim ! — Georg Kaiser ? — Ce n’est rien !

Il sourit, pense à ses Tony Johannot, et ajoute :

— Voyez-vous, le meilleur roman allemand, au XIXe siècle, c’est Madame Bovary


Parfois ce que disent mes interlocuteurs m’intéresse moins que leur façon de raisonner. Tout d’abord, je remarque qu’ils vous laissent parler, mais qu’ils ne vous écoutent pas. Travaillés par l’antique habitude : Sic volo sic jubeo, ils ne peuvent s’empêcher de croire que quelqu’un qui n’est pas Allemand est un personnage de second ordre, qui se trompe. Ce qu’on dit au dehors ne compte pas. En revanche, ils trouvent naturel d’imposer à autrui ce qu’ils pensent. Qu’il y ait des nuances dans la vérité, qu’il faille se mettre à plusieurs pour l’approcher et la définir, qu’il soit nécessaire, parfois, d’admettre l’hypothèse d’un autre à laquelle on n’avait point pensé — chose étrangère à leur esprit.

Leurs discours sont répartis sur deux temps. Premier temps : défilé d’arguments, thèses réglées d’avance et liées les unes aux autres. L’objection n’est pas capable de s’insérer dans cette chaîne serrée fortement : elle retombe sur vous, impuissante. Si vous leur proposez une hérésie, ils vous jettent un mauvais regard, et poursuivent. Souvent, comme des figurants d’opéra, on voit repasser une seconde fois la file des arguments, qu’ils vous présentent à nouveau sans se douter peut-être que ce sont les mêmes. Ou bien peut-être comptent-ils sur la répétition pour créer la certitude.

Second temps : les arguments historiques, politiques, économiques, ayant joué leur rôle, votre interlocuteur cesse tout à coup de raisonner pour procéder à un acte de foi. Il est très curieux de noter ce saut brusque du logique au mystique. Au lieu de modeler leurs réflexions sur les choses, de se soumettre à la critique des faits, ils commencent à rêver. Aucune souplesse pratique, aucune accommodation à l’italienne. Un idéalisme forcené, mais tendancieux. Ou plutôt : un chant, né de la sensibilité, d’une sauvagerie assez belle, et qui ne doit rien à la raison. L’un d’entre eux, se levant, invoqua tout à coup l’« Idée », l’Idée qui allait soulever et sauver son pays. Mais laquelle ? Et il affirmait que la France était spirituellement épuisée, que le classicisme avait fait son temps, et que l’Allemagne allait régénérer le monde. Mais comment ? Moi, je ne demandais qu’à l’écouter. Car c’était précisément l’espoir de découvrir, qu’elles fussent bolchévistes ou nationalistes, des valeurs nouvelles, qui m’avait arrêté en Allemagne.

L’Orient — on me parle naturellement de l’Orient. Mais son panthéisme, transposé à Berlin, y prend le ton d’une revendication guerrière : on appelle l’Asie aux armes. La Russie ? Mais son communisme, vu d’ici, se résorbe en slavisme conquérant. Des « valeurs nouvelles », ce n’est jamais que l’individu qui les crée. Où sont en Allemagne les individualités puissantes ? Quant aux doctrines façonnées à la grosse pour tout un peuple, je n’y vois que de rudes idoles. Les nations, à notre époque où elles empiètent sur le rôle des personnes, sont incapables de désintéressement, elles ne créent que des philosophies de combat. Je me méfie des passions collectives. Si l’Allemagne doit être sauvée — et nous aussi, car qui sommes-nous, Seigneur, pour condamner ? — elle ne le sera que par un solitaire.


A l’Altes Museum : un marbre du Ve siècle, déesse sans tête et sans mains, toute enveloppée d’une étoffe à mille plis, où transparaissent les seins et le ventre. Entourant les reins, l’étoffe revient draper la cuisse gauche. Elle est près d’une fenêtre, mais c’est d’elle que naît la lumière. Je l’ai longuement regardée vivre sa vie surnaturelle. Immobile, un corps est éloquent. Le mouvement exprime le désir, qui ne possède pas encore, ou symbolise la fuite qui ne possède plus. La certitude est statique. Je sais bien que l’évolution a été la grande vérité moderne, qu’il n’y a de philosophie, aujourd’hui, que de la durée. Mais cette noble déesse qui ne bouge pas, elle nie le relatif.

Plus loin, une Ménade, à la tête, aux bras, aux pieds coupés, danse, le sein nu. Et tout l’élan de la danse est donné par le pli de sa tunique légère, qu’animent deux genoux délicieux.


Au Bristol, près de moi, cet Allemand qui mangeait une omelette avec son couteau.


Ne pas oublier que les Allemands ont été précipités de la certitude qu’ils allaient gagner la guerre à la constatation qu’ils l’avaient lamentablement perdue ; qu’ils ont presque, à deux reprises, atteint Paris, presque affamé l’Angleterre, presque conquis la Russie, presque empêché l’Italie et presque retenu les États-Unis de se battre ; qu’ils ont, pendant quatre années, accumulé des victoires sonores pour les solder toutes en une défaite sordide ; que, durant le même temps, ils ont enduré un blocus aux effets terribles ; que, depuis l’armistice, ils ont été pour la plupart ruinés, privés de leurs rentes et de leurs retraites ; qu’ils ont assisté au renversement d’un régime en lequel ils personnifiaient leur patrie ; et qu’enfin ils sont convaincus qu’une catastrophe économique et sociale est imminente. Tant de secousses, suivies de dépressions, ce ballottage incessant d’une attente folle à un affreux désespoir, ont ruiné leur système nerveux. L’état de ce peuple est pathologique.

Tout au long du jour, on voit apparaître des journaux dont les manchettes violentes, l’une après l’autre, infligent à la foule de soudaines excitations. On distingue très bien, chez le passant qui se penche pour lire la formule en gros caractères, l’effet d’une décharge électrique.

Et alors, je m’explique mieux que beaucoup d’Allemands soient aujourd’hui d’une excitabilité maladive et que nombre d’autres aient sombré dans une morne apathie. Capables de soubresauts, ils sont néanmoins usés, réduits en loques. Mais alors, pour les rétablir, et l’Europe avec eux, est-il possible d’employer des raisonnements et la persuasion ? Leurs vainqueurs ne doivent-ils pas leur imposer un régime de malades, une tutelle ?


Il y a à Berlin vingt-cinq théâtres d’opérettes. Nous allons au Metropol, où l’on joue, pour la centième fois, Die schönste der Frauen. Salle bondée, public d’allure simple, malgré la cherté des places, et attentif. La pièce est idiote, mais la musique déborde de rythmes vifs et gais. Les interprètes, vêtus de costumes très modestes, chantent fort bien. Certains effets sont curieusement démodés, et l’on mesure là que le ton berlinois de l’élégance et de la coquetterie n’est plus au diapason du reste de l’Europe. Ainsi, une jeune actrice, désireuse de séduite un vieux prince, juge habile, après beaucoup de minauderies, de relever ses jupes jusqu’aux genoux. Un instant, j’ai cru voir un dessin de Mars dans l’ancien Journal amusant.

Là-dessus, devant ces jolies jambes, quelqu’un s’écrie : Ubi Beine, ibi patria. Ce quelqu’un est un admirable pitre, dont j’ai oublié le nom, qui fait rire toute la salle. Mais son comique est agressif, et la salle rit d’autant plus qu’il se montre plus hargneux. Même sur le théâtre, ici, nulle rondeur, nulle gentillesse. L’accent désagréable, l’autoritarisme imbécile sont considérés comme des traits normaux et qui prêtent à la plaisanterie : ils sont si fréquents qu’il faut s’en venger à la scène.

Le spectacle dure de sept heures et demie à onze heures. En sortant, nous allons prendre quelque chose au « Palais de Danses » (ô prestige du français : imagine-t-on un établissement de Montmartre portant un nom allemand ?) Grande salle pleine de lumières et de femmes, où le jazz retentit. Les gens sont tranquilles, ils se lèveront docilement quand, à minuit, on les préviendra que la police, en bas, réclame la fermeture. Ce lieu de fête est étonnamment bourgeois.

Et puis, dans la Friedrichstrasse, au sortir des boîtes de nuit et sous l’œil indifférent de cette même police, c’est un trafic de prostitution — prostitution impudente, mâle et femelle — tel que je n’en ai rencontré dans aucune capitale d’Europe.


Je déjeune avec Y., un des chefs du parti socialiste, gros homme intelligent, en contact avec Londres et Paris. Il voudrait que la France appuie plus énergiquement les éléments démocratiques en Allemagne. Peut-être est-il trop tard. Il me confirme que, depuis l’occupation de la Ruhr, le nationalisme a fait des progrès effrayants. « Le peuple tout entier va devenir nationaliste. »

— Mais, lui dis-je, pourquoi les socialistes n’ont-ils pas dès le début désavoué la résistance passive ? Les milliards qu’elle vous coûte vous eussent en partie libérés.

Il hausse les épaules, grogne. Comme la plupart de ces compatriotes, toujours tentés par l’absurde, il se méfie d’une solution de bon sens. Je lui demande :

— Vous, socialistes, assumeriez-vous le gouvernement, pour une politique d’exécution ?

Il hésite, j’insiste :

— Laisseriez-vous la droite s’emparer du pouvoir, pour une politique de revanche ?

— Non.

— Qui donc l’emportera ?

Il me regarde de côté et prophétise :

— Nous glissons vers le chaos. Nous allons assister à des convulsions dont personne ne sera le maître. Que va-t-il se passer en Allemagne ? Une explosion.

Un des convives — dont on m’a dit et répété qu’il était exceptionnel, unique à Berlin — prend la parole sur un ton doux :

— Ce qui fausse tout le problème, c’est que, malgré les apparences, il n’y a pas eu de révolution en Allemagne. Notre changement de régime n’est qu’en surface. La démocratie n’existe pas encore chez nous. Ebert, c’est un bourgeois nationaliste.

Y. entre en fureur : « Comment, comment ! » Et comme l’autre continue, ce gros homme, réduit à des interjections brutales, passe son irritation sur sa serviette, qu’il tire et tord entre ses mains puissantes.

— En s’obstinant dans sa politique actuelle, l’Allemagne va vers la ruine. Nous reverrons une Confédération d’États…

Y. écume. Il a maintenant entouré ses gros poings de sa serviette, réduite à l’état de corde :

— Non, s’écrie-t-il, l’Allemagne maintiendra son unité et…

J’avoue qu’ensuite je comprends mal le flot emporté de son allemand.


Ces soixante millions d’hommes et de femmes, on ne peut pas les supprimer. Cette masse énorme constitue une des parties principales de l’Europe.

Ils ont produit Schopenhauer, Heine et Nietzsche, Schumann et Wagner.

Il serait criminel de les réduire en esclavage. Mais leur toute-puissance serait plus criminelle encore.


Il est effrayant, autant qu’effroyable, le monument à Guillaume Ier qui se dresse devant le palais impérial. Cette masse gigantesque respire l’ivresse d’être le plus fort. A ses angles, quatre lions énormes posent la patte sur un amas de canons, de drapeaux, de fusils. Les fusils ont leurs baïonnettes, on les imagine encore chargés. Un arsenal en pleine rue, quel trophée barbare ! C’est un monument au pillage. On demeure le cœur serré devant cette affirmation emphatique que la guerre, la Guerre en elle-même, quels que soient son but, ses raisons, que la Guerre est la Religion nécessaire des Hommes.

Je n’ai dissipé ma tristesse que plus tard et plus loin, dans la Siegesallee : cette succession de statues manque si piteusement son effet souhaité de grandeur solennelle, il y a un tel écart entre la pensée qui commanda cet ensemble et sa réalisation, qu’il en résulte un comique impayable. Là, tout seul, j’ai éclaté de rire.


Berlin, — ses maisons, ses palais, ses usines, ses musées — est « rapporté » sur une terre ingrate, qui n’appelait ni la puissance, ni la richesse, et où manquent les belles fleurs et les fruits succulents. C’est un paradoxe conquis sur le sable, un défi de l’énergie virile à la nature des choses. Ici, une forte race d’hommes a exalté ses appétits, mais elle ne pouvait les satisfaire qu’ailleurs.


Il n’y a pas de rose-Prusse.


J’aimerais connaître un junker, un vrai Prussien traditionnel, entier, virulent ; mesurer ce qu’il y a de vigueur, d’intelligence froide, d’orgueil, d’insensibilité dans ces natures guerrières.


N. a trente-quatre ans. Un nez busqué, des yeux gris, brillants, derrière des lunettes. Il est docteur en philologie. Il a publié des textes de Nietzsche. Ami de Mottl, il a hésité naguère à se faire chef d’orchestre. Il parle avec une extrême aisance l’anglais, le français et l’italien. Avant la guerre, il a beaucoup voyagé. Aujourd’hui, ruiné comme toute l’ancienne classe dirigeante, il est astreint, pour vivre, à des besognes de bureaucrate. A la fois sensible, ambitieux et fier, il voudrait agir mais il se débat dans des mesquineries. Il souffre d’habiter Berlin. Porteur d’un grand nom, il se dit socialiste, surtout pour maintenir son esprit libre. « Je suis Allemand, répète-t-il. Ce serait bien vil de renier mon pays dans les circonstances actuelles. Mais je veux la paix, une compréhension réciproque. Je pense à l’Europe. » Son intelligence est noble et cultivée, avec des fonds d’amertume. Si son courage ne fléchit pas, il jouera un grand rôle… Puisque N. existe, et qu’il n’est sûrement pas le seul de son espèce, je ne dirai jamais que tous les Allemands sont des Boches.

Par la faute du mark, N. ne bouge plus de Berlin, lui qui a passé sa première jeunesse à circuler. Et il lui est impossible, désormais, d’acheter un livre, une revue de l’étranger. Il me questionne avec une ardeur coupée de mélancolies terribles : « Dites-moi, connaissez-vous le dernier livre d’Henri Lichtenberger sur l’Allemagne ? Et le magnifique ouvrage d’Andler sur Nietzsche ? Avez-vous lu Pirandello ? On m’a dit que le Criterion était plus intéressant que le London Mercury : expliquez-moi la différence… Est-ce vrai que les femmes, maintenant, à Paris et à Londres, se fardent beaucoup la figure ? Décrivez-moi une robe à la mode. Ici, je suis enfermé, privé d’air et de lecture. Vous rappelez-vous la place du Dôme, à Florence, avec l’ombre du Baptistère ? Ou bien la vue du coteau de Cologny, à Genève, au mois de juillet, entre six et sept heures du soir ! Hélas, je ne sortirai plus d’Allemagne… »

Nous sommes allés ensemble entendre Tristan à l’Opéra. Magnifique orchestre, dirigé par Schillings que le public n’aime pas et n’associera pas à ses rappels : des violons de velours, des cuivres d’une justesse, d’un éclat extraordinaires. Néanmoins, cette sublime symphonie, si elle est jouée à merveille, l’est sans passion, et il y manque cette fièvre que, précisément, Mottl — vieux souvenirs — faisait surgir de tous les coins obscurs de l’orchestre, ces éclairs de chaleur dans la ténèbre, cette fatalité menant l’amour sans répit à la faute et à la mort.

Fatalité si profondément allemande : ce peuple vénère les grandes forces obscures auxquelles il lui semble impossible de résister, et le romantisme a été l’étrange sabbat où il les évoquait. La nuée, l’immense forêt et la mer éternelle, voilà les thèmes germaniques de Tristan, enlaçant le thème de la passion éternelle et immense. Et dans le désordre actuel, où se noient les individus, les Allemands, à la fin, ne comptent-ils pas sur d’aveugles puissances qui les sauveraient en engloutissant tout le monde ; la « fatalité » n’est-elle pas leur recours suprême ? Que cette notion d’une catastrophe bienfaisante est donc étrangère à un Français, à un Anglais, à un Italien ! J’ai écouté Tristan avec une curiosité nouvelle : pour mieux saisir l’Allemagne d’aujourd’hui, l’Allemagne mythomane et désastreuse.


« Comprenez ceci, me dit quelqu’un. L’Allemagne a interverti ses pôles. Avant la guerre, Berlin, c’était l’autorité, le prestige militaire et policier, l’art officiel, une hiérarchie sociale aux échelons fixes. Aujourd’hui, c’est Munich, l’ancienne Munich des artistes et du carnaval, de la bonhomie et de l’ironie, qui est devenue berlinoise, Munich où demain le prince Ruprecht va être élu président de la république en attendant de suivre l’exemple du prince Napoléon. Berlin, démilitarisé, est entièrement socialiste. Tous les cadres sont rompus ; les croyances traditionnelles, l’esprit de corps, le protocole, les vertus morales et patriotiques s’en vont à la dérive. On y est devenu cosmopolite, notamment sous l’influence de la colonie russe, très nombreuse, et qui propage jusqu’ici la fièvre de Moscou. Tout antisémitisme mis à part, les juifs, qui ne se gênent plus, sont des agents de démoralisation ; beaucoup de médecins israélites, par exemple, poussent à la corruption des mœurs.

« Songez, d’ailleurs, que, sauf la classe des grands industriels et une partie de la classe ouvrière, personne ici ne gagne assez pour vivre. Le salaire, à peine touché, fond dans vos mains à cause de la baisse ininterrompue du mark. Vous avez vu, partout, ces boutiques de changeurs. Pour exister, même misérablement, il est nécessaire de convertir à l’instant tout gain nouveau en monnaie étrangère. Il n’est pas moins nécessaire de spéculer. Épargner serait la pire des folies ; ce serait détruire soi-même ce qu’on a pu gagner au prix d’efforts surhumains. L’État, d’autre part, a tellement exagéré les impôts qu’il est devenu légitime d’échapper par tous les moyens à ses reprises. Une quantité incroyable de gens — hommes, femmes, jeunes gens, jeunes filles, enfants, — sont à vendre pour n’importe quel usage. Ne vous récriez pas et ne faites pas le pharisien. Comment pourrait-il en être autrement dans une société où l’insécurité est la règle et où tous les moyens normaux de subsister sont insuffisants.

« Restez quelques jours de plus à Berlin. Je vous mènerai dans des quartiers pauvres, et alors vous verrez ce que c’est que la misère. Je vous montrerai les statistiques des suicides. Je vous introduirai dans des intérieurs dont on a réquisitionné des chambres pour des inconnus sans logements : cette promiscuité a détruit les familles. Je vous présenterai des étudiants qui, faute de ressources, sont mineurs ou terrassiers et qui, le soir, après des journées épuisantes de dix heures, poursuivent des études de philologie ou de droit. Sans doute, avons-nous commis des fautes, des crimes si vous voulez. Mais nous sommes plongés dans un abîme de calamités que nous ne méritons pas tous. Si nous gémissons, je vous jure que ce n’est pas toujours par hypocrisie. Nous sommes affreusement malheureux.

« Nos étudiants, d’ailleurs, ce n’est pas ici qu’il faut les fréquenter, mais dans les villes universitaires de province, où ils se réfugient pour cultiver leur patriotisme, leur haine de la France, leur haine des juifs. Là, à Iéna, à Heidelberg, à Erlangen, ils crient : « A bas Berlin ! » Ils sont anti-républicains, puisque, disent-ils, la république a été fondée sur la trahison. Ils ont reconstitué leurs sociétés d’autrefois, avec leur protocole strict et leurs duels. Le duel leur paraît d’autant plus nécessaire comme entraînement au courage que le service militaire a été aboli. Le sport ne suffit pas pour entretenir l’instinct combatif. Et puis songez que le jeune homme d’aujourd’hui n’a pas connu l’époque de 1914, mais tout au plus la dernière année de la guerre. Il n’admet pas qu’il soit, lui, personnellement coupable du cataclysme. Il n’a fait qu’en souffrir, et il est exalté par la douleur, par son imagination, par son orgueil, par l’enseignement presque unanime de ses maîtres. Dernièrement, un professeur de théologie que je connais ayant décidé d’étudier, dans son séminaire, certains ouvrages de Gœthe, à peine une dizaine d’étudiants sur quatre-vingts sont venus l’entendre. La jeunesse universitaire, dans sa grande majorité, est patriote, belliqueuse, et anti-gœthéenne. »


Pendant les cinq jours que je passe à Berlin, je suis poursuivi par l’anecdote suivante :

Il y a quelques mois environ, un banquier genevois — lequel me le raconta, — reçut la visite d’un confrère allemand qui lui tint à peu près ce langage : « En vendant à l’étranger des milliards de marks, qui, par suite de l’inflation systématisée, ne valent plus rien aujourd’hui, l’Allemagne a réalisé une opération grandiose. Elle a échangé du papier contre de l’or. Et elle s’est procuré dans le monde, par ce moyen, beaucoup mieux que des alliances politiques : des créanciers intéressés à ce qu’elle ne périsse point. Aussi, disons-nous souvent à nos militaires : « Vous avez perdu la guerre, vous n’êtes que des sots. Mais l’après-guerre, c’est nous, les financiers, qui la gagnons. »


On me mène chez Paul Cassirer, le grand marchand de tableaux, l’éditeur bien connu. Il n’est pas là, mais sa secrétaire nous montre un beau Delacroix, rouge et vert (Othello sur le point d’assassiner Desdémone), un Tintoret très chaud, un Tiepolo fougueux, un Jean Bellin, qui arrive tout juste d’Italie, puis, comme modernes, un Cézanne, un portrait de magistrat par Manet. « Il est dans le Duret, monsieur. »

J’interroge sur la peinture allemande. On me répond par Liebermann. J’objecte que cette peinture réaliste mâtinée d’impressionisme, me paraît caduque. Mais la secrétaire n’est pas de cet avis. Elle me montre ses dernières œuvres, des paysages au pastel, qui sont en effet d’une touche légère et d’une très agréable vivacité de couleur. Elle ajoute :

— Nous les vendons à peine les a-t-il terminés. Chaque Allemand veut posséder un Liebermann. Songez donc, aujourd’hui, il faut placer son argent en objets et en œuvres d’art… Notre autre grand peintre, c’est Louis Corinth.

Je manifeste de l’étonnement. En effet, le matin j’ai visité, dans l’ancien palais du kronprinz, converti en musée, une exposition considérable de ce peintre. N’était la signature, la même sur chaque tableau, on pourrait croire à une exposition collective. Corinth a traité tous les genres et usé de toutes les manières, passant du réalisme photographique au futurisme le plus déraisonnable. Peinture vulgaire dans ses moyens et lourde, la plus complètement dépourvue d’agrément ou de caractère qu’on puisse rêver. « Comment, c’est cela, mademoiselle, que vous appelez un grand peintre ? » La secrétaire réplique :

— Mais oui. Sa diversité s’explique quand on sait qu’il a eu plusieurs attaques. Il change de manière à chaque apoplexie… Venez voir nos Kokoschka.

Nous quittons les belles salles tendues de velours et nous descendons à la cave. Oscar Kokoschka, Autrichien de naissance, habite Dresde. Il est peintre et poète. J’avais vu quelques-unes de ses œuvres à Vienne et on me sort ici ses derniers tableaux. Peints avec des couleurs épaisses et violentes, d’une belle tonalité, ils montrent des personnages difformes, des sortes de nains. C’est barbare et étrange, hideux et somptueux. L’objectif de Kokoschka, me dit-on, est de rendre la perspective par la couleur. Mais surtout, il veut effrayer le spectateur.

Faire peur, n’est-ce pas l’idée dernière de beaucoup d’artistes contemporains ? Après Cassirer, je vais au Sturm — maison d’édition et d’exposition — pour voir des expressionnistes. Je tombe sur des aquarelles d’Archipenko, sur des tableaux cubistes de Marc Chagal, Kubin, Nerlinger, Szezuka, Topp. Et je revois une fois de plus, mais avec le même ennui découragé, des combinaisons géométriques et multicolores, des peintures à l’huile sagement faites, sur lesquelles — ô comble de l’audace — on a collé des fragments de journaux.


Je retourne au musée Kaiser-Friedrich. Entre tant de chefs-d’œuvre, je veux emporter dans ma mémoire cette grande dame de Velasquez, au front haut, à la haute coiffure, dont le regard attentif vous scrute profondément, sans rien trahir de soi-même ; cet ange de Rembrandt, aux ailes si larges et si lourdes, l’ange de la bonté excessive ; ces deux Vermeer, dans leur lumière spirituelle…

Et j’emporte aussi l’image, dans la salle somptueuse des Rubens, de ces deux enfants qui regardaient les tableaux, en haillons et pieds nus. Ces petits pieds nus, sur le parquet ciré d’un fastueux musée impérial, ils m’ont fait monter les larmes aux yeux…


Cinq jours à Berlin ne vous fournissent, bien sûr, que des impressions superficielles. Je livre ces quelques pages en prévenant qu’elles sont provisoires et, surtout, qu’elles ne peignent pas toute l’Allemagne. C’est la réaction d’un voyageur rapide et peut-être injuste.

L’atmosphère de cette ville m’est irrespirable. Des Berlinois — encore que parmi eux se trouvent les pires détracteurs de Berlin — me diront : « Demeurez davantage. Vous nous comprendrez si vous nous observez plus longtemps. » C’est possible. Il m’est arrivé de vaincre des répulsions. Je désirerais qu’aucune âme humaine ne me demeurât étrangère. J’ajoute qu’en vouloir à quelqu’un, c’est lui témoigner de l’intérêt.

Il est incontestable que les Allemands sont malheureux. Et même ils sont malades. Je répète qu’il faut les soigner, les soutenir, les guider. Mais ils doivent se laisser faire. Comment la suite invraisemblable de leurs maladresses et de leurs fautes ne les engage-t-elle pas à écouter quelques conseils ? Rien ne serait plus déplorable qu’une révolte haineuse, venue de la gauche ou de la droite, qui les isolerait définitivement. Le peuple allemand est capable de grandes choses, en bien ou en mal. Pour son avenir, et le nôtre, il ne faut pas le laisser à la porte, dans les ténèbres du dehors et les grincements de dents, mais le ramener à la communauté européenne. Il faut le soumettre à un régime régulier, pondéré, à une règle qui dissipe son aigre désespoir. Le devoir de l’Allemagne est de redevenir normale. Mais elle ne peut y réussir toute seule.

Pour faciliter cette convalescence et cette conversion, qu’on la fasse entrer dans la Société des Nations. Là elle retrouverait une collectivité, dont elle prendrait le rythme et l’assiette. Elle cesserait de se singulariser. En contresignant le pacte, elle s’obligerait à payer ses dettes, à désarmer progressivement, elle rapprendrait peu à peu le droit et la bonté, elle redeviendrait enfin — ce qu’elle a été naguère — plus humaine.

Je n’aime pas les Berlinois. Mais est-ce se montrer très cruel que de souhaiter qu’ils guérissent ?

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