Dépaysements
QUINZE JOURS A VIENNE
(Printemps 1923)
Même à notre époque dite de grande information, rien ne vaut d’aller consulter sur place. Vérifier la diversité des hommes et, sous leur bariolage, ce qu’ils ont d’identique, exercer son sens topographique, baragouiner une langue étrangère, questionner sans scrupules et s’étonner sans fausse honte — comment, pour de tels plaisirs, chacun ne voyage-t-il pas ? Un hasard m’ayant amené l’autre jour à Vienne, voici mon témoignage.
Dès qu’on aborde l’Europe centrale, on constate d’emblée l’effarement ou l’inquiétude que provoque l’occupation de la Ruhr. Dans les conversations, dans les journaux, on se heurte à ceci que, pour presque tout le monde, les responsabilités de la guerre, les dévastations commises par l’Allemagne et l’engagement qu’elle a pris de les réparer, sont des choses périmées, situées sur un autre versant de l’histoire et qui n’appartiennent pas au chapitre que nous vivons. Ce qu’il y a d’au moins logique dans le raisonnement franco-belge n’apparaît pas à des gens qui se refusent à relier les effets aux causes.
Les Autrichiens, donc, sont indignés. Mais il est curieux de démêler qu’à leur indignation se mêle comme une satisfaction secrète. Le tumulte de protestations auxquelles ils se joignent leur redonne quelque espoir. Alors que leurs voisins de la Petite Entente s’inquiètent de l’ébranlement général, des secousses données à cette porcelaine recollée qu’est l’Europe, ils se disent, eux, qu’ayant tout perdu, ils gagneraient peut-être quelque chose à une revision universelle. Les troubles qu’ils annoncent leur apporteraient, qui sait ? une compensation, — quand ce ne serait que de ruiner les autres autant qu’eux.
Durant ces quelques jours je n’ai entendu parler que de guerres imminentes. Un grand vieillard polonais, titulaire d’une des plus hautes charges de l’ancienne cour, m’affirmait, en un français d’une rare pureté, que les Russes massent des troupes considérables afin d’envahir la Pologne. Et le matériel ? Il m’expliquait alors que les Allemands ont réorganisé non seulement Poutiloff, mais de grandes usines dans le sud de la Russie, et que la production de guerre est abondante depuis plusieurs mois. Ailleurs, on craint un coup de force des Yougoslaves, on dénonce des préparatifs roumains. Bref, à entendre les Viennois, l’ordre international est plus instable qu’en 1914.
Qui sait, en effet, si l’Occident ne se laisse pas aller à une sécurité trompeuse ? Ce qui rassure un peu, c’est qu’un langage aussi alarmé s’explique non seulement par la déplorable situation des Autrichiens, mais encore par la tournure des esprits germaniques. Ceux-ci ont la hantise du gigantesque. Comme ils voyaient grand dans la prospérité, ils transforment leur ruine en désastre. Philosophes bien plus que psychologues, leurs imaginations impérialistes rêvent soit d’une catastrophe universelle, à la manière d’une Götterdämmerung, soit d’une rénovation messianique. Leurs penseurs sont mâtinés de prophètes. Rathenau, Spengler, Keyserling, Steiner, annoncent soit la fin de tout, soit une extraordinaire renaissance. Il faut bouleverser, convertir, recommencer comme après le déluge, rompre enfin avec l’époque abhorrée de la défaite. Puisque 1918 a pu se produire, l’humanité doit entreprendre un nouveau cycle, seule façon d’effacer, d’oublier l’affreux scandale. J’ajoute qu’à se pencher sur ce germanisme bouillonnant, on entrevoit, dans l’ombre furieuse, des sentiments, des caractères, qui excitent la curiosité. Que se passe-t-il là ? Lorsque je leur citais de grands noms de la France contemporaine, un Rodin, un Debussy, un Bergson, un Barrès, un France, mes interlocuteurs me répondaient : « Valeurs anciennes, produits raffinés d’une tradition. Nous, réduits à la détresse, nous sommes obligés de créer des valeurs nouvelles. Nous allons être des inventeurs. Privés de talents académiques, nous comptons sur des génies issus de la nécessité. — Où sont-ils ? demandais-je. — Connaissez-vous Schönberg, Kokoschka ? — Oui, un peu. — Kaiser ? — Oui, une pièce… — Sternheim, Unruh ? — De nom seulement… Et alors ils ricanaient, ils me jetaient d’autres noms, des titres, et leurs affirmations fiévreuses heurtaient mon ignorance d’homme qui doit presque tout à la France, à l’Angleterre, à l’Italie, et certes plus aux Scandinaves et aux Russes qu’aux Allemands. Sans doute serait-il bien badaud de donner sa confiance à de simples promesses, fussent-elles confuses. Mais il serait plus sot encore de croire que la défaite a stérilisé l’esprit germanique. Elle l’a surexcité, inspiré. Il veut prendre sa revanche sur tous les plans de l’esprit, répondre à n’importe quelles interrogations du genre humain. Les Allemagnes sont en état de grossesse.
Je ne suis pas sûr que ces œuvres nouvelles naissent à Vienne. Invinciblement, Vienne fait penser à un très beau décor de théâtre. Ces nobles perspectives ne sont-elles pas un effet d’optique, et ces monuments des cartonnages ? Derrière ces façades se sont évanouis une dynastie et un empire. Faute de soins et par l’absence de leurs véritables propriétaires, ces palais magnifiques, désormais vides comme des coquillages, se dégradent. Pendant la grande époque architecturale de Vienne, on a construit presque partout en stuc, et rien n’est plus triste que ces festons, ces guirlandes, ces pilastres — ce rokoko comme ils disent — qui s’effritent, ces pierres peintes qui s’écaillent. Il tombe ici autant de plâtras que d’illusions.
Des Viennois me répètent en soupirant : « Ah ! si vous étiez venu avant la guerre ! » Ou bien : « Ah, si vous étiez venu il y a deux ans ! » Car non seulement la Cour, la splendeur et la puissance impériales ont disparu, mais aussi les spéculateurs qui s’étaient donné rendez-vous après l’armistice et dont le tourbillon s’est transporté à Berlin. L’animation a diminué, la vie de société est réduite. Beaucoup d’aristocrates demeurent sur leurs terres de Bohême ou de Croatie, afin de se défendre contre l’expropriation. Les hôtels sont vides, et ferment des étages entiers, les restaurants n’ont que quelques tables occupées. L’existence est devenue très chère, la bourgeoisie, en proie à la misère, ne sort plus, ne mange pas tous les jours. J’ai entendu citer le cas de hauts fonctionnaires de l’ancien régime, de vieux généraux, qui meurent de faim au fond de mansardes. On marche dans Vienne comme dans une salle de fêtes démeublée. Que de fantômes errent par le Ring devenu trop large, à travers ce délicieux jardin du Belvédère dont les pelouses sont ornées de Chimères !
Avec ses deux millions d’habitants, Vienne n’a jamais été très féconde par elle-même. Elle a su acquérir des provinces pour les exploiter, rassembler des richesses qu’elle mettait en valeur. Elle a accumulé des tableaux qu’elle n’avait pas peints, des livres qu’elle n’avait pas écrits. Fastueuse, elle savait à merveille recevoir — dans tous les sens du mot. De là sa courtoisie, son élégance. Elle a contribué à la civilisation générale par des sourires plus que par des idées. Elle a compté des musiciens et des femmes, non des martyrs ou des révolutionnaires. Ville où l’on se promène avec délices et où l’on ne prend pas parti, qui vous fait des propositions et ne vous oblige en rien.
Aujourd’hui l’État autrichien a passé de cinquante millions d’habitants à huit. Il n’a plus le prestige de sa force et de sa fortune. Le flot de richesses qui coulait vers Vienne s’en va vers de nouvelles capitales. Vienne demeure un centre bancaire, et, pour quelques lustres encore, un lieu de culture et d’amusement pour les Balkaniques. Mais l’appauvrissement fera son œuvre inéluctable. Déjà les savants, les artistes sont dans la misère, les avocats, les médecins n’ont plus assez de clientèle. L’Université est encore de premier ordre. Mais les ressources commencent à lui manquer, des laboratoires se ferment, les bibliothèques ne peuvent plus se tenir au courant. Dans les hôpitaux certains procédés de traitement, trop coûteux, sont abandonnés. Les musées ne peuvent plus acquérir : pourront-ils même subsister ? J’ai entendu un Américain proposer de rafler d’un coup le magnifique musée impérial de peinture, ce qui permettrait à l’État d’éteindre sa dette : il se faisait fort de réunir aux États-Unis les fonds nécessaires. Et comme je me récriais à l’idée de tant de Rubens et de Rembrandt franchissant pour toujours l’Atlantique, l’Américain me répondit que l’art doit aller où sont la richesse et la vie, que Vienne ayant cessé, après plusieurs siècles, de se trouver dans ces conditions privilégiées, n’avait aucun droit à posséder des chefs-d’œuvre, et que les Européens, durant les temps qui arrivent, devaient se résigner à passer la main… Je crois en effet que nous n’avons pas encore épuisé toutes les conséquences de la guerre, et que les plus graves seront les chocs en retour.
Vienne est frappée de déchéance. Et comme ni Varsovie, ni Belgrade, ni Bucarest ne pourront jamais égaler ce qu’elle a été, ce qu’elle est encore pour quelque temps, il faut bien enregistrer ici une défaite, une bataille perdue pour nous tous.
Mais il faut ajouter tout de suite que, de cette catastrophe, les Austro-Hongrois sont les principaux responsables. Une des rêveries qui vous obsède dans Vienne, roule sur cette pensée que l’homme est l’aveugle artisan de son propre malheur. Que de fautes, ici, ont précipité la destinée, que de crimes inutiles ! On n’a vraiment pas le droit, quand on est à la tête d’un grand empire « multitudinaire », quand on est responsable d’un quart de l’Europe, de manquer à un tel degré de bon sens. On n’a pas le droit d’être à la fois léger, brutal et ignorant. En politique intérieure le gouvernement autrichien pratiquait la méthode de la provocation : le jour où il a étendu cette méthode à la politique extérieure, l’explosion s’est produite. Pour s’en convaincre, il faut lire l’ouvrage d’un grand journaliste, Wickham Steed, qui, du fond de son bureau, a beaucoup contribué à l’écroulement de la double monarchie. On m’a affirmé à Vienne qu’il regrettait son œuvre. Et M. Seton-Watson aussi. Si mes souvenirs des conversations que j’ai eues à Londres avec ces deux hommes éminents sont exacts, cette affirmation m’étonne.
D’ailleurs, les Autrichiens reconnaissent eux-mêmes leur génie pour la gaffe. J’ai entendu un des auteurs de l’ultimatum à la Serbie déclarer bénévolement que l’Autriche, telle qu’elle datait de 1806, n’avait pu vivre que jusqu’en 1867. Le « compromis » lui avait redonné une nouvelle vigueur, sous la forme austro-hongroise, mais elle en avait en cinquante ans épuisé le principe. Il lui manquait, en 1914, la foi et les forces nécessaires à la vie. Un diplomate qui a été le bras droit du comte Berchtold m’a exposé les divers partis auxquels l’Autriche aurait pu, aurait dû se ranger durant le XIXe siècle, et qui auraient peut-être été, disait-il, son salut. « Après Sadowa — pour lui Königgrätz — nous avons envoyé un archiduc à Paris afin de négocier une alliance. Mais sans succès. En 1870, nous avons hésité à intervenir… Trop tard… Après 70, nous avons envisagé de faire ceci… faire cela… Nous ne l’avons pas fait. » Sur la conduite de la dernière guerre, que de regrets encore. Certaines troupes — les croates, les hongroises — étaient excellentes. Mais les autres ! Et quels chefs ! Mon interlocuteur l’avoue : « Tantôt, rassurés sur le front russe, nous portions nos forces sur le front italien, et justement alors le front russe se réveillait, nous obligeait à ramener les troupes d’un bout à l’autre de l’empire. Tantôt nous lancions une offensive contre les Russes au moment précis où les Italiens nous eussent offert une moindre résistance. » On se rappelle comment furent menées les négociations pour une paix séparée, celles pour l’armistice. Tant d’hypothèses demeurées vaines ! L’histoire d’Autriche, dans les temps modernes, c’est une suite d’occasions manquées.
On plaindrait cette grande infortune si les responsabilités de 1914 n’étaient encore trop présentes à la mémoire. Il faut lire dans le remarquable ouvrage intitulé : Heures tragiques de l’avant-guerre les pages si fortes où M. Raymond Recouly décrit par les faits la fatuité puérile et, encore une fois, l’ignorance invraisemblable des dirigeants austro-hongrois. Jusqu’au dernier moment ils ont cru, dur comme fer, que le conflit demeurerait localisé entre eux et les Serbes. L’héritier d’un grand nom me disait : « J’ai mobilisé comme officier de cavalerie, persuadé que l’expédition ne demanderait que quelques jours. » Et il ajoutait, avec un sourire plein de grâce : « Et ce sont les Serbes qui nous ont battus. Je me rappelle, après la défaite subie par Potiorek, le galop éperdu de notre fuite pour passer les ponts du Danube qui étaient déjà sous le feu de l’artillerie. »
Les Autrichiens sont des gens charmants, les mieux élevés du monde, sympathiques dès l’abord, mais ils étaient devenus incapables de conduire leur État. Une des raisons de cette incapacité, je la vois dans le mépris qu’ils professent encore pour quiconque, dans l’empire, n’était ni Autrichien, ni Hongrois. C’est là un sentiment que nous ignorons en Europe occidentale et qu’il est indispensable de connaître pour comprendre les événements. Presque toujours la psychologie donne les clefs de la politique. Pour nous un Belge vaut un Espagnol, un Italien vaut un Anglais. Mais le Hongrois dédaigne de toutes ses forces un Tchèque ; un Viennois s’estime avec sincérité d’une autre essence que n’importe quel Yougoslave. Ajoutez encore que les dirigeants autrichiens étaient tous des aristocrates à la façon de l’ancien régime, pourvus de propriétés immenses, de fortunes colossales. Ils vivaient entre eux, séparés du reste de l’humanité par leur luxe, leur oisiveté, et d’innombrables domestiques. La réalité contemporaine leur échappait. Ajoutez enfin que ces grands seigneurs affichaient un loyalisme fidèle, éprouvaient un vif sentiment de solidarité de classe ; mais le patriotisme, tel que nous le connaissons, ne leur était pas très familier. Et cela parce que leur pays ne formait pas une nation mais un assemblage de provinces, ou plutôt de domaines dont, sous la protection d’une dynastie, d’une administration et d’une armée, ils tiraient des avantages personnels. Absorber la Bosnie et l’Herzégovine, envahir la Serbie, ce n’était pas obéir à un sentiment national, c’était aller chercher, comme des enfants gourmands, de nouveaux profits.
Après tant de malheurs, l’Autriche a connu enfin une faveur du sort. La Société des Nations l’a tirée d’affaire au moment précis où elle allait expirer. Je n’entreprendrai pas d’expliquer comment. Mais j’ai recueilli sur place des soupirs de soulagement. En somme la S. D. N. a sauvé l’Autriche du socialisme, en suspendant l’exercice d’un régime funeste ; elle lui a donné en la personne d’un Hollandais résolu, M. Zimmermann, un contrôleur qui l’oblige à réduire ses dépenses, à renvoyer ses fonctionnaires et à cesser d’imprimer des billets. Enfin elle lui a procuré de l’argent. La couronne est maintenant stabilisée, et les gens recommencent à faire des dépôts dans les caisses d’épargne. D’autres progrès suivront.
Tout n’est donc pas perdu. L’Autriche, certes, n’est plus une grande puissance, mais changeant totalement d’espèce, elle peut s’accommoder d’être une république tranquille qui, à force de travail, retrouvera une certaine prospérité. Qu’elle prenne exemple sur sa voisine helvétique, plus petite qu’elle, et qui, pas plus qu’elle, n’accède à la mer ou ne possède de matières premières. Et puis, me semble-t-il, ce qui lui permettra de triompher des difficultés, le meilleur atout, en somme, de son jeu, c’est le caractère viennois.
On a pu lui reprocher sa légèreté, à l’époque où elle prenait la place de vertus plus fortes et nécessaires à l’empire. Mais aujourd’hui ? Maintenant que l’empire a disparu, cette bonhomie n’aide-t-elle pas le Viennois dans sa détresse ? Être superficiel, c’est sans doute le seul moyen de supporter une telle tragédie. S’il devenait sérieux, à la manière d’un Écossais par exemple, le Viennois se suiciderait. Mais il flotte sur les événements, et il met toute sa force d’âme à sourire. Un diplomate étranger me racontait que, pendant la guerre, lorsque les vendeurs de journaux répandaient les pires nouvelles dans les cafés, — ces beaux cafés luxueux et bondés, les forums de l’Europe centrale, — on voyait les consommateurs s’attrister, se taire. Et puis, sotto voce d’abord, l’orchestre entamait la mélodie à la mode, qui retentissait bientôt dans le silence comme un hymne national. Alors les consommateurs relevaient la tête, s’épanouissaient, et en fredonnant oubliaient la guerre. La puissance de la musique sur ce peuple est prodigieuse. Le moral des Viennois est soutenu par six théâtres d’opérette qui jouent tous les soirs devant des salles pleines. Après quoi on se rend au dancing. Lorsque l’empereur Charles mourut, les mauvaises langues disant que les Viennois en furent extrêmement affligés, ajoutaient : « Ils se mirent en noir pour danser. »
Cette mobilité d’humeur, ce refus d’approfondir, et, malgré le sort, cet optimisme, se retrouvent dans les choses de l’amour. Le Viennois ne pense qu’aux femmes, et l’admiration qu’il leur porte à toutes l’empêche de se consacrer à une seule. Elles sont d’ailleurs fort attrayantes et une des premières surprises du voyageur est d’entendre des personnes si fines et élégantes parler en allemand. Chaque année il est un air de l’opérette à la mode qui circule à travers toute la ville, de bouche en bouche, aérien et subtil consolateur. Celui de 1923 a comme refrain :
Un Italien de mes amis, rencontré là-bas, m’exprimait son étonnement un peu choqué d’une telle inconstance : « Chez nous, disait-il, l’amour est plus grave. Ici on n’y attache aucune importance. A la différence de mes compatriotes, les Autrichiens ne sont ni chastes, ni jaloux. » C’est en faisant l’économie des passions que Vienne achèvera sa convalescence.
D’ailleurs il serait absurde de conclure trop vite que tous les Viennois sont des farceurs. Il y a ceux, innombrables, que l’étranger ne voit pas, et qui souffrent en silence. Cette passion de la musique ne s’adresse pas seulement à la musique légère. D’admirables concerts, notamment ceux de la Philharmonique, dirigés par Weingartner, l’Opéra, que dirigent Richard Strauss et Schalke, en font foi. L’Opéra est unique au monde. J’y ai entendu des représentations de Mozart et de Wagner qui étaient incomparables. Ni Bayreuth, ni Munich — et je veux dire même le Munich du Residenz Theater — n’ont jamais approché d’une telle perfection.
Ce prestige de leur Opéra enorgueillit à juste titre les Viennois. Telle cantatrice, engagée au Metropolitan à des conditions fabuleuses, a préféré renoncer aux dollars et revenir chanter parmi ses camarades. Chacun, dans cette noble maison, a la fierté de servir la cause de l’art, et de collaborer à un merveilleux ensemble. Et malgré sa détresse, le public remplit la salle, il demande à la musique les mêmes secours qu’à la religion. Un soir qu’on jouait la Walkyrie et que toutes les places étaient vendues depuis la veille, je vis le vestibule du théâtre rempli d’une foule de jeunes gens et de jeunes femmes, silencieux et navrés, qui attendaient. Payer cent mille couronnes un fauteuil leur était interdit. Alors ils regardaient passer les personnes qui pouvaient s’acheter ce bonheur. Et certains, vaincus par leur désir, les interpellant, leur demandaient, comme un pauvre une aumône : « Donnez-moi votre billet, je vous en prie. »
Voilà pourquoi même les socialistes tiennent à subventionner les théâtres officiels, et très largement. Luxe et beauté sont nécessaires aux Viennois : ne pouvant plus les connaître dans la vie, ils les évoquent sur la scène. Les traditions d’apparat de l’ancienne Cour sont peut-être les seules qui subsistent, très vivantes, et devenues nationales. Ainsi l’État entretient toujours les fameuses écuries de chevaux espagnols qui appartenaient à l’empereur. De temps à autre, des représentations équestres sont données. Et pour montrer la fidélité de ce peuple à l’élégance d’autrefois, les écuyers et piqueurs, encore aujourd’hui, dans les reprises quotidiennes et sans témoins au manège, portent, comme au temps de Marie-Thérèse, la perruque et l’uniforme à la mode du XVIIIe.
Cependant je me rappelle surtout avoir vu, dans l’immense salle des « redoutes », à la Hofburg, blanc et or, tapissée d’une suite de Gobelins d’après Boucher, de merveilleux danseurs descendre par couples un escalier à double révolution, et, solennels et rythmés, danser, au son des violons et du clavecin, des ballets de Couperin et de Rameau. Ce spectacle délicieux, subventionné par un État ruiné, prenait, par reflet, une grandeur émouvante.
Si pitoyable qu’elle soit, l’Autriche, on le voit, a des motifs d’espérer son relèvement. Ajoute-t-elle à ceux que nous venons de dire le rêve secret de se rattacher à l’Allemagne ? Je l’ignore. J’ai assisté là-bas à des manifestations d’étudiants nationalistes décorés de la fameuse « croix cramponnée ». Un jour, ils ont tapé sur les Juifs, un autre jour sur les Tchèques. Ces bagarres n’ont pas eu l’air de troubler le public. En dépit des pangermanistes — probablement soutenus et excités par Munich — l’Autriche recherche surtout la tranquillité. Elle est passive plus encore que pacifique. L’Allemagne, pour le moment, ne lui paraît pas un refuge très sûr. Et d’autre part elle sait bien que si elle entamait avec sa voisine du nord des pourparlers en vue d’une alliance ou d’une fusion, sa voisine du sud, l’Italie, occuperait Vienne militairement.
Seulement, si l’on veut, et à juste titre pour la paix de l’Europe, tenir l’Autriche éloignée de l’Allemagne, il ne faut pas se borner à le lui interdire par la force. Il serait meilleur qu’elle trouvât elle-même un avantage à cette séparation. Ne pourrait-on pas aider Vienne à devenir la métropole d’un germanisme assimilable pour les autres peuples ? La statue de Gœthe — d’un Gœthe, il est vrai, assez déprimé — se dresse sur le Ring : c’est une indication. Le jour où l’Allemagne de Weimar se tournerait vers l’Autriche de Mozart, on verrait peut-être se produire une dissociation du pangermanisme d’avec le germanisme. Divorce vraiment nécessaire, auquel Vienne pourrait contribuer.
D’autre part, il serait urgent de ne pas laisser les Viennois à leur solitude. Par la faute du change, ils ne peuvent plus voyager, ils se bornent à recevoir, — et fort bien, je le répète, — des visites. Or, sauf les hommes d’affaires, personne ne va les visiter. Le champ est laissé libre aux Allemands. Et cependant, pour les distraire, les réconcilier avec leur sort, et, plus simplement, pour leur apporter la sympathie que méritent toujours des malheureux, il serait bon de leur faire connaître d’autres Européens. Le génie français, en particulier, serait apte à cette œuvre d’humanité, d’ailleurs favorable à ses intérêts. Mais il est absent. Avec quelle pressante curiosité des écrivains, des artistes m’ont interrogé sur la littérature et la peinture contemporaines. C’est que les revues, les livres ne leur parviennent plus. Aux vitrines des libraires, les quelques volumes venus de Paris sont toujours les mêmes et se réduisent presque à deux que l’on devine : l’abjecte Garçonne ou l’absurde Batouala.
Un de ces écrivains d’Autriche me disait : « Nous nous demandons pourquoi les Français ne se montrent pas davantage. Partout on les attend, pour les aimer ou pour subir leur prestige. Le privilège de leur langue est menacé : qu’ils la fassent retentir. Leur politique est contestée : qu’ils expliquent qu’elle est légitime et dans l’intérêt de tous. Avec notre presse inféodée, en partie, à Stinnes, comment le saurions-nous ? » Si je rapporte ces paroles d’un Viennois, c’est qu’elles correspondent à mes observations. Cette campagne à entreprendre, non de propagande mais de rayonnement, me paraît d’autant plus nécessaire que le monde moderne s’ordonne de plus en plus selon le principe de la race. Or la France, et voilà ce qui l’isole parfois des autres, n’est pas une race mais une nation. Le panlatinisme ne représente qu’une idée creuse : l’anglo-saxonisme, le germanisme et le slavisme sont des réalités de jour en jour plus agissantes. Au milieu de ces groupements énormes que meuvent les intérêts et les passions, la France peut jouer le rôle admirable d’interprète de la raison, précisément parce que, moins que d’autres, elle obéit aux appels obscurs de l’instinct. C’est peut-être en voyageant qu’on découvre à quel point elle est nécessaire à l’Europe.