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Dépaysements

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SUÈDE OU LE POURQUOI D’UNE MÉLANCOLIE

La Baltique traversée, lorsqu’on débarque sur le quai de bois de Trelleborg, on s’étonne, après la laideur agressive et désespérée des foules en Allemagne, de trouver des douaniers souriants et bien vêtus. A l’heure dite, un train propre, verni, et qui sent le linge frais — cinq ou six wagons seulement, traînés par une petite locomotive — vous emmène entre des maisons basses construites en briques rouges, puis par une campagne verte et monotone où les moulins à vent, avec leurs antennes, ont l’air de grands insectes domestiqués. Aux stations, sans un cri, sans une bousculade, montent et descendent des voyageurs bien nourris et tranquilles. Puis, sur l’ordre précis d’un chef de gare ganté, en gilet blanc, le train se remet à glisser sur les rails. Les heures s’écoulent : dans ce pays démesuré les trajets sont interminables. Vos voisins de banquette vous passent des journaux volumineux et richement imprimés, et dont vous ne comprenez que les images ; quand vous les rendez à leurs propriétaires, ceux-ci vous sourient avec amitié. Dans le wagon-restaurant, même simplicité et même gentillesse ; à la table de quatre où je me trouve, personne ne veut se servir le premier.

Cette impression d’ordre et de courtoisie, tout, ensuite, la confirme. Nulle part je n’ai vu les taxis et les autos privées obéir avec une telle docilité taciturne aux injonctions muettes des agents. Même parmi les piétons la circulation est réglée. Aucun geste, aucun bavardage inutiles. « A Stockholm, m’explique quelqu’un, vous ne voyez jamais d’attroupement. » De haut en bas du peuple s’exerce une discipline voulue par tous, et qui est bien exceptionnelle dans le monde d’aujourd’hui. La vie y gagne un rythme sûr et lent dont la régularité repose l’esprit. Les cadres sociaux, ici, sont solides ; on regarde volontiers aux autorités constituées, politiques ou professionnelles, et on les suit. Ordre dans l’État, ordre dans les administrations, ordre dans la rue et peut-être dans les pensées : c’est une mise en place générale et méthodique. « Oui, nous aimons obéir — après examen », me dit un Suédois.


Nation éminemment comme il faut. La Cour est comme une académie de bonnes manières, et l’enseignement de la politesse fait partie de l’éducation. Les questions de protocole jouent un rôle essentiel. Dans la rue, les gens se dégantent scrupuleusement avant de se serrer la main. Aux repas le cérémonial prescrit des « skals », ou « santés » qu’on se souhaite à tout bout de champ, en travers de la table, et qui permettent des fraternisations, mais correctes. Après dîner, il est convenable que les invités aillent en corps remercier la maîtresse de maison. Il y a du rituel, du solennel dans ces usages un peu gourmés qui permettent peut-être, en se conformant à une règle apparente, de demeurer secret… J’ai été reçu dans un château du XVIIIe siècle, en pleine forêt, qui réunit sous son toit, comme dans l’ancienne Russie, une nombreuse famille, des servantes et des paysans ; le meilleur souvenir que j’en garde, c’est, au milieu du salon blanc et or, la petite fille de la maison, en robe de mousseline claire, les cheveux tirés, un collier de corail à son cou, et qui venait, le visage immobile de frayeur contenue, faire devant chacun de nous une révérence surannée. Ce fut avec elle et une vieille cousine fort civile, qui lui servait sans doute d’institutrice, que je passai le meilleur de la soirée, goûtant le charme des courtoisies très bien apprises.


S’ils sont bien élevés, les Suédois sont également bien tenus. Ils témoignent d’une extrême et naturelle propreté. Les femmes montrent des teints lavés, d’un rose de fleur, des cheveux en torsades d’or, des corps robustes et drus habillés sans recherche ; sous l’averse, si fréquente, elles vont sans parapluie, enveloppées de manteaux de caoutchouc. A la campagne, la peau claire, les chevelures filasses des paysannes sont rehaussées du rouge et du blanc de lourdes robes brodées. Les hommes, eux, sont tous vêtus de bleu marine ou de beige. Pour un rien, les voilà en jaquette et en haut de forme. La plupart sont glabres, alertes et d’apparence jeune : pas de ventre, pas de flétrissures au visage. Quiconque porte un uniforme est net, sanglé, rasé, et salue en maintenant longtemps la main à la visière, — depuis les agents de police en longues redingotes à boutons d’or et gants jaunes, jusqu’aux employés des trains qui arborent les casquettes galonnées, les cols cassés et les cravates noires de la marine anglaise. Quant aux soldats, l’État les habille de gris-souris soutaché de rouge-framboise, et les coiffe de tricornes relevés, à la façon du XVIIIe siècle. Dans la cavalerie on voit des hussards en bleu foncé à brandebourgs jaune d’œuf, avec des culottes d’une coupe longue et basse ; j’ai noté, à un concours hippique, l’aspect caractéristique d’un brigadier, azur et blanc-neige, les cheveux pâles, les yeux clairs. Le directeur d’une banque qui venait de se faire construire un nouvel immeuble, d’architecture très remarquable, me faisait remarquer qu’aux marbres sombres et polis, aux boiseries cirées, il avait assorti la livrée des garçons de bureau : bleu foncé, noir et argent.


Cette multiplication de la couleur réjouit les yeux. Si, plus tard — mais les pays sont contradictoires comme des personnes, — la Suède vous laisse deviner des arrière-plans, elle vous accueille d’abord avec gaîté. Vert vif des gazons fins, voiles d’un blanc cru penchées sur les flots du golfe, casquettes blanches des étudiants, bleu et jaune de drapeaux innombrables et que soulève sans cesse un léger vent marin. Le long d’étangs encadrés de feuillages, brillent au soleil des parterres de tulipes et de pensées. Dans les jardins foisonnent des sureaux en bouquets superposés, des lilas croulant par masses crémeuses ou violettes parmi des verdures d’une tendre fraîcheur de salade. Et ce bariolage éclate contre des architectures en briques noires ou brunes, d’aspect sévère ; sous des nuages gris-perle aux reflets argentés, au bord de lacs ou de canaux qui doublent cette bigarrure dans leurs miroirs immobiles.

Et les Suédois n’ont pas un moindre amour pour les lumières. En 1923 l’exposition de Gothembourg en donnait des exemples, — cette exposition si amusante avec ses palais aux formes audacieuses et raffinées, très sobres de couleur mais relevés d’un ton pur ; avec, passant sur le tout, mais à peine indiqué, un ressouvenir d’Orient, je ne sais quelle malicieuse turquerie. Dès la nuit tombée — une nuit nordique, bleu-clair, verdâtre au bord de l’horizon — s’allumaient des lanternes de couleur. Des projecteurs au foyer dissimulé éclairaient par en dessous les édifices, allaient caresser à leur faîte, très haut, des figures symboliques. L’opulence à la fois et l’ingéniosité de ces harmonies lumineuses, on les retrouvait dans des salles de danses remplies jusqu’au bord de couples en mouvement, et plongées soudain dans une pénombre que traversaient de longs rayons multicolores. Une recherche si habile de l’effet montrait à quel point le goût n’est que le déguisement élégant de l’intelligence.


Est-il exagéré de dire que cette allégresse des couleurs est le symbole de l’amour que les Suédois portent à la vie ? La vie, ils la veulent libre et saine, heureuse et forte. On est très près ici de la nature, non pour la célébrer seulement, mais pour la servir et en profiter. Les parcs, avec leurs beaux arbres, en témoignent, et aussi les animaux domestiques : il n’y a pas en Angleterre de chevaux, de chiens plus confiants et plus satisfaits, il n’y a pas en Suisse de plus belles bêtes à cornes. Et la préoccupation d’un élevage méthodique s’étend à la race humaine. On sait que les Suédois étaient naguère petits et alcoolisés et qu’un siècle de gymnastique et de tempérance relative les a fortifiés et littéralement grandis. Chaque saison a son sport, et à chaque sport est attachée une joie. Je n’ai pas vu la Suède sous la neige. Mais je l’ai vue en été, avec ses gymnastes dans les stades, ses navigateurs sur les lacs, ses baigneuses naïvement nues. La pudeur suédoise est dans l’âme, non dans les corps qui ne suscitent point de mauvaises pensées. Pour me vanter les bienfaits physiques du service militaire, un jeune homme déploya un véritable enthousiasme. Un autre, un étudiant, m’a raconté que, durant ses vacances, il s’en allait avec des camarades camper en pleine forêt, très loin dans le Nord, et là, durant des jours, coupés de toute civilisation, ils vivaient de leur pêche et de leur chasse.

Amoureux de l’abondance vitale, le Suédois vous demande très naturellement combien vous avez d’enfants. Et aussitôt il vous parle des siens, il vous montre leurs photographies qu’il sort de son portefeuille. Un compagnon de voyage, d’environ trente-cinq ans, qui avait amené la conversation sur ce sujet, me disait, sans la moindre sentimentalité fade, mais au contraire d’un air résolu et viril :

— J’en ai quatre. Et mes enfants, c’est ce que j’aime le plus au monde.

A l’exposition de Gothembourg dont je parlais plus haut, une attraction remportait un grand succès. Était-ce une « rue du Caire », un « village suisse », un endroit à femmes ou à jeux de hasard ? Non, cela s’intitulait le Paradis des enfants. On y entrait par un portail flanqué de grenadiers de huit ans, dans des guérites. Puis, à l’intérieur, réduits à l’échelle enfantine, c’étaient des restaurants, aux tables et aux chaises minuscules, où des petites filles débitaient des sirops et des tartes ; des échoppes de jouets ; des poneys menés par des gamins ; une pelouse où s’ébattaient des chevreaux et de jeunes lapins que les visiteurs puérils avaient le droit de caresser ; une pièce d’eau où plongeait un phoque enfant. Peu à peu, à errer dans cet univers diminué, décoré de peintures qui rappelaient des contes de fées, et à voir l’aisance et le sérieux de ces pygmées qui ne m’accordaient d’ailleurs pas la moindre attention, je me sentis un intrus. « Tout de même, pensais-je, si c’étaient eux qui avaient raison : courir et sauter, inventer des histoires et raffoler de sucreries, voilà peut-être la sagesse véritable que la décrépitude nous interdit. » Mais que les organisateurs d’une exposition aient cherché à divertir les enfants plutôt qu’à multiplier les bastringues, cela en dit long sur un peuple.

Souvent, depuis, la fraîcheur de sensations, la spontanéité dans le rire, l’ingénuité, l’absence de logique rationnelle, la fantaisie romanesque que j’ai remarquées chez des Suédois et des Suédoises, m’ont fait penser qu’ils étaient moins, comme nous, des adultes intellectualisés que des enfants grandis. Ces qualités, ils les doivent à leur bas-âge, qu’ils n’oublient ni ne dédaignent, et ce n’est pas sans motifs que Nils Holgersom est un héros national.


Qu’on ne se représente pas, d’après ces quelques lignes, la Suède comme une vaste nursery peinte au ripolin. Si cette race a le goût de se reproduire, c’est qu’elle est athlétique.

Un grand sculpteur, Carl Millès, a su reconnaître les démarches balancées, les poitrines larges d’hommes et de femmes qui savent respirer, étreindre et bondir, et il a taillé leurs images symboliques. Je lui ai rendu visite dans sa maison suspendue au-dessus d’un fjord. A l’entrée, sous la voûte, un petit trois-mâts est accroché, voiles tendues, prêt à prendre son départ dans le courant d’air de la porte ouverte. La salle crépie à la chaux où nous avons causé contient deux marbres grecs, des statues gothiques, un grand ange de bois, élégant et doré, et puis des atlas, un globe terrestre. Car Millès — visage glabre et triangulaire, prunelles pâles, long bandeau de cheveux, expression mêlée d’humour et de douceur — a passé sa vie à partir et parfois à se sauver.

Sa sculpture est une évocation magnifique de sa patrie. Tels détails particuliers que l’observateur relève au hasard, les voici réunis, mis en place, et d’autant plus significatifs que cet art, rafraîchi d’archaïsme, donne à ses modèles une noblesse primitive qui les transfigure. Corps blonds et musclés, un peu lourds, danseuses entraînées au gymnase, sirènes que j’imagine surgies de la Baltique, avec leurs gros seins et leurs fortes chevelures, — c’est la synthèse suédoise que je cherchais. Auprès de ces nus robustes, formés par la nage et la course, on respire un vent salé et une odeur de sapins.

Millès, encore discuté dans son pays, vit au milieu d’un groupe d’amis. Il vient de modeler la statue de Rudbeckius, en pourpoint et manteau XVIIe, barbu, la Bible à la main. Il est aussi l’auteur de bas-reliefs en bronze et de petits groupes d’albâtre destinés à une église évangélique. Un riche banquier lui a fait exécuter de grands groupes de granit pour la façade de sa banque. Enfin, son plus récent ouvrage est un énorme cheval lancé au galop : cou gonflé, tête petite, crinière courte et ventre rond, il est lourd comme la bête d’un paysan dalécarlien, éperdu comme le coursier d’un dieu scandinave. J’eusse volontiers, sur son dos mythologique, parcouru la terre et le ciel suédois.

Dans son jardin, qu’il a arrangé à l’italienne, avec des bassins aux margelles plates, des pergolas, des allées droites et dallées, Millès a placé entre les cyprès ou au chevet des fontaines ses filles de pierre. Quand nous sortîmes, une averse trempait leurs belles épaules. Mais ces calmes créatures souriaient sous l’embrun. La pluie qui les faisait ruisseler, qui piquait l’eau des bassins et chantait au long des rigoles, nous enveloppait d’une harmonie poétique. Ensuite l’orage redoubla sur le fjord où fumaient des bateaux, noya le paysage, et l’on ne distingua plus entre les pins, tout en bas, luttant contre la rafale, qu’un petit remorqueur peint en vermillon.


Au fond de son golfe marin, appuyée à son lac et mariant ainsi le Mälar à la Baltique, Stockholm offre un spectacle plein de majesté : cette capitale du Nord est pompeuse et historique. Le va-et-vient des petits vapeurs en route à travers l’archipel, le passage plus lent des steamers dans la clameur basse et prolongée de leurs sirènes, l’arrivée des goélettes de Finlande ne parviennent, pas plus que la fumée des cheminées d’usines sur la côte rocheuse, à lui donner un caractère commercial. C’est le massif palais du roi, aux lignes horizontales, qui commande la rade, son miroitement d’eau et les hautes vergues des navires. Des clochers d’églises, des façades de musées affirment ici et là leur primauté. Sur les places, des effigies de conquérants se dressent, à la fois élégants et virils.

Cette politesse suédoise, que j’ai signalée au débarqué, elle n’est pas improvisée. Elle est la tradition seigneuriale d’un peuple civilisé depuis longtemps, qui connaît ses fastes et tient à leur souvenir. Durant des siècles la Suède a engagé de grandes batailles chevaleresques. D’abord pour posséder sa terre et en chasser le Danois, puis le Norvégien, puis le Russe. Ensuite pour défendre et pour exalter sa foi. Gustave Vasa, qui convertit son pays à la Réforme, Gustave-Adolphe qui sauva la cause évangélique en Allemagne, sont des personnages d’une fougue héroïque. La Suède, comme la Hollande, comme l’Espagne, comme l’Autriche — que d’impérialismes ruinés ! — se rappelle avoir été une grande puissance qui, sous la conduite de souverains aventureux, a fait trembler l’Europe. Comment l’histoire de Charles XII, si romanesque, celle de Bernadotte, ne toucheraient-elles pas leurs descendants ? D’autant plus que ces expéditions guerrières ramenaient des trophées qui remplissaient les bibliothèques, les galeries de tableaux. Et l’on construisait des palais, des châteaux, comme ce délicieux Palais de la Noblesse, rose et gris, ou le château de Drottningholm, avec ses parterres à la française, ses statues allégoriques, son pavillon chinois. Depuis, les Suédois n’ont jamais pu se défaire d’un grand goût pour la représentation et la dépense. Ils aiment le luxe, et les économistes vous disent, d’un air chagrin, qu’ils ne mettent pas assez de côté. Il est très curieux de retrouver chez ce peuple aujourd’hui pratique et travailleur, soudain une brusque détente de prodigalité, de galanterie fastueuse. On croyait écouter un banquier positif, regardant, et tout à coup son glorieux XVIIe siècle parle par sa voix.

Patriote, le Suédois l’est même jusqu’au chauvinisme, jusqu’à la xénophobie. Son accueil courtois ne doit pas vous tromper : il sait que vous allez repartir dans quelques jours. Bloqué dans sa péninsule, il n’a comme mitoyen que le Norvégien qui est de même souche, et encore l’aime-t-il peu. Ses autres voisins se trouvent de l’autre côté de la mer. Il est donc habitué à vivre dans l’intimité des siens, d’autant plus que rares sont les visiteurs. Ajoutez que son pays est bourré de richesses latentes qu’il n’exploite pas toutes, mais qu’il surveille jalousement. Autrefois chacun possédait un coin de forêt, une part de haut-fourneau, et l’on débitait le bois, on travaillait le fer d’une manière patriarcale. Ce n’est qu’à partir de 1890, et dans la crainte des intrusions anglaises et allemandes, qu’on a modernisé les industries et créé des sociétés anonymes. Les Suédois apprirent alors l’usage des titres, mais cherchèrent à les garder pour eux.

Sait-on qu’une autorisation du roi est nécessaire pour qu’un étranger puisse exercer en Suède un métier quelconque ? Il est interdit aux étrangers de faire du commerce, d’être fondé de pouvoirs, directeur ou administrateur dans une affaire, de posséder des immeubles ou des bateaux. Quant aux impôts, ils sont plus lourds pour les étrangers que pour les Suédois.

Des centaines de millions dorment encore dans les mines, les forêts et les cours d’eau de Suède. Ce sont les pays pauvres qui thésaurisent, parce qu’ils savent combien il est dur d’acquérir. Mais ici, à l’abri de la concurrence, on gagne de l’argent. La vie est chère, mais elle est bonne. Théâtres, restaurants, dancings sont remplis de foules satisfaites qui boivent et mangent. Sans doute, le climat exige-t-il qu’on se soutienne. Toutefois l’entrain qu’on apporte à se soutenir m’émerveille.


Avant de vous asseoir pour un repas, vous vous approchez d’un dressoir chargé de hors-d’œuvre. Vous commencez par avaler un ou deux verres d’eau-de-vie. Puis, après avoir grassement beurré une tranche de pain très blanc ou une sorte de biscotte plate et cassante, vous entassez sur votre assiette de la salade de légumes mêlée de fruits, du caviar jaune, du homard à la crème, des crevettes en gelée, des œufs sur le plat au saumon fumé, du poisson froid, des rognons en sauce, de l’omelette aux asperges, des champignons farcis.

Quand cette assiette est vide, vous versez de nouveau dans votre gosier un ou deux verres de cette solide eau-de-vie de tout à l’heure.

Ensuite, un peu congestionné peut-être, vous vous mettez à table.


— Alors, conclurez-vous de ce qui précède, le Suédois est un homme pratique, qui mange et boit ferme, fortuné, honnête et bien portant ?

— Mais non. C’est bien plus compliqué.


Visages suédois, réguliers et calmes, on les croit d’abord insensibles. Mais, négligeant l’immobilité cérémonieuse des traits, il faut regarder aux yeux, qui ne trompent pas ; ces yeux, tous gris, ou bleus, ou gris-bleu, étonnamment pâles dans certaines figures bronzées ; des yeux d’eau pure, parfois profonde, des yeux innocents, des yeux, dirait-on, de nouveaux-nés. Ces yeux clairs et doux rayonnent de mélancolie.

Un jour, on m’a montré une fabrique de pâte de bois au bord d’un lac immense ; l’ingénieur qui m’expliquait les machines semblait frappé d’angoisse. Il m’emmena déjeuner dans sa maison, toute seule sur une grève plantée de bouleaux, où l’attendaient sa femme et ses trois enfants — et il eut un sourire désespéré… Ailleurs, dans une demeure provinciale aux corridors dallés et crépis à la chaux, bâtie au coin d’un port qu’embrasait un coucher de soleil à la Claude Lorrain, et si près des navires que leurs gréements se profilaient contre les petits carreaux des fenêtres, une jeune femme, discrète et délicate, me parla de Proust, de Matisse, mais dans ses prunelles transparentes je crus voir se mêler les ondes du regret et celles du souvenir… Que m’importent alors les publications illustrées que me remettent avec obligeance les ministères ou les chambres de commerce. C’est cette tristesse, consciente ou non, c’est ce raffinement d’anxiété que je voudrais saisir, et non les énigmes d’un budget ou d’un bilan. Sont-ils inconsolables, mes interlocuteurs ?

On m’assure que la société suédoise est prudente, qu’elle attache une importance légitime aux apparences ; qu’elle est trop raisonnable pour tirer des déductions excessives et qu’elle ignore l’indiscrétion comme le cynisme. Mais ces natures sérieuses sont à la merci d’une question brusque. Comme la vertu trop confiante, l’incognito, faute de rouerie, peut être mis en déroute. Et puis certaines confidences qu’on ne ferait pas à un ami, à un frère, on les livre à cet inconnu attentif, qui disparaîtra demain. Impossible alors de ne pas constater chez le Suédois, en dehors même des passions charnelles qui ne semblent pas le troubler, une inquiétude chronique d’être ailleurs, inquiétude née du paysage et du climat.


Qu’on y songe : la Suède compte 448.000 kilomètres carrés et elle est longue comme de Hambourg à Naples. Or dans cette vaste contrée ne vivent que cinq millions de personnes. Elle réunit le double accablement d’être trop grande et insuffisamment peuplée.

Lorsqu’on quitte la côte, plate et cultivée, pour s’enfoncer dans l’intérieur, la campagne paraît d’abord monotone. Durant des jours et des jours de voyage, on est gêné d’être si peu diverti, et la répétition éternelle du même motif finit par vous intoxiquer. Ces forêts, indéfiniment étendues, de pins mêlés de bouleaux, ces lacs tous semblables vous engourdissent à la longue. Il y en a trop. Où qu’on regarde, c’est la Suède entière qui vous accueille puisqu’elle est partout identique. Rassemblée, résumée et presque schématisée, elle s’offre en une seule fois et pour toujours.

Comment ne pas être écrasé par tant de solitude ! En chemin de fer et en auto, j’ai parcouru des centaines de kilomètres à travers cet immense parc sauvage. Pas de village. De loin en loin se dresse une maison de bois peinte en rouge sombre, sans chien ni poulailler, close, silencieuse, comme inhabitée. Ensuite la lande recommence à perte de vue. Et puis le froid qui vient dès qu’un nuage passe. Dans les sous-bois de myrtilles et de fougères, pas un oiseau. Voici un lac immobile, désert, endormi, un lac qui attend interminablement ce qui n’arrive jamais… On croirait que tout le monde est parti. Alors, au milieu de ces horizons muets, le temps paraît suspendu. La nature, vous la contemplez vierge, et dans la majesté des premiers jours. Ailleurs, la civilisation vous rassure : ici, vous êtes seul et faible au bord d’un mystérieux gouffre.

Et puis, tout à coup, au détour d’une rivière se dresse une construction trapue en grosses pierres. Est-ce un temple barbare ? Non, une usine électrique. Vous y pénétrez pour voir enfin des figures humaines. Mais, là encore, il n’y a personne. Dans le hall haut comme une église et vide, les turbines tournent de leur propre mouvement ; elles fabriquent de la force et de la lumière pour elles seules, dirait-on. Et la vitalité de ces machines énormes qui se passent de conducteurs aggrave en vous la sensation qu’il n’y a pas assez de monde dans ce pays démesuré, et que le Suédois, pour asservir la nature, a dû se fabriquer des suppléants mécaniques.

Au sortir de l’usine, je me suis arrêté pour regarder la rivière, chargée d’innombrables troncs d’arbres lentement entraînés par le courant. La procession de ces bois flottés révélait bien une intention, une volonté directrice, mais, toujours, l’homme manquait. Et je suis demeuré longtemps à observer, au passage de la cascade, ces blocs à peine dégrossis qui, s’inclinant, basculent, plongent, ressortent plus bas dans les remous du rapide et continuent leur voyage. Ils vont par troupes, pareils à des alligators, parfois précédés d’un chef qui semble les conduire. Certains s’arrêtent dans des criques, flânent, reprennent leur descente plus tard. J’en ai vu un qui avait pénétré dans un petit lac, et qui restait là, à moitié immergé dans le reflet du crépuscule. Et j’ai cru reconnaître le sapin de Henri Heine, en route pour rejoindre son frère du Sud, le palmier.

Ce glissement ininterrompu venu de très loin, ce défilé qui durera pendant des jours et des nuits — on dirait une migration de peuples.


A ces distances, à ces allongements de paysages forestiers jusqu’au pôle, il faut ajouter l’allongement de l’hiver, l’obscurité interminable. Pendant des mois, sur ces solitudes pèsent les ténèbres. Aussi le 23 juin, à la Saint-Jean, célèbre-t-on comme une fête nationale la nuit la plus courte de l’année, et on l’éclaire de grands bûchers pour la raccourcir encore. Hélas ! l’été se confond avec le printemps tardif : là-haut ils en sont encore aux lilas que déjà nous avons épuisé les roses. Les arbres sont en fleurs, mais les fruits auront-ils le temps de mûrir ? Aussi, quelle ardeur à respirer, à vivre. Il est mêlé de désespoir l’amour que les Suédois portent à la belle saison et à sa splendeur menacée, si douce. Surtout durant les heures nocturnes, ces quelques nuits de juin et de juillet, si étrangement différentes des autres, où le jour ne veut pas mourir et persiste comme une longue attente, comme un désir impossible à satisfaire. Nuits transparentes, bleuâtres et nacrées, qui semblent un indicible regret de la veille ; nuits qui, sans rien dissimuler, changent les formes du paysage ; nuits vides et provisoires, où les voix humaines se transposent, étonnées, où les visages pâlissent surnaturellement, où l’on devine quelqu’un, sous l’horizon, qui va revenir ; nuits lunaires sans lune — plutôt nuits où la lune s’est dissoute tout entière pour mêler à l’univers son reflet argenté.


Un petit lac, uni comme une glace, reflétait le ciel pur et rose de dix heures du soir.

Des marins de l’État, vêtus de blanc, passèrent, par groupes de deux, de trois, sans rien dire, et leurs minces silhouettes flottantes s’évanouirent dans la nuit claire.

Une jeune fille parla, d’un accent doux.


De tels instants, subtils et mystérieux, mais trop douloureusement courts, l’appréhension du pesant hiver, font comprendre l’envie de partir qu’éprouve irrésistiblement le Suédois. Il faut fuir ce pays déchirant, ses contrastes et ses excès, aller vers des régions normales. Lorsqu’ils descendent vers le Sud, les Suédois ne cherchent pas l’étrange : ils s’y soustraient. Ainsi se transpose l’instinct viking qui animait leurs anciennes entreprises et qui alimente toujours au fond de leurs âmes cet éternel besoin de départ. Ils ne se lancent plus dans des pirogues de bois. Ce ne sont plus les bandes de Gustave-Adolphe, en perruques et grosses bottes, le mousquet à la main. Mais l’« ailleurs » continue de les tourmenter, et c’est à Paris, à Rome, dans les stations de Suisse et de la Riviera qu’on les retrouve. Comme je les guetterai désormais, maintenant que j’ai surpris, chez eux, les motifs de leur évasion.

Mais leur soupir de soulagement dans une foule en rumeur qui les empêche de penser à eux-mêmes, leur repos en face d’une mer bleue, ne durent guère. La mélancolie qu’ils dépistaient les ressaisit dans leur chambre d’hôtel. Car si révoltés qu’ils soient contre les rigueurs de leur pays, ils ne peuvent s’en passer. En voyageant ils n’ont fait que changer l’objet de leur mélancolie… Un jour, sur un bateau qui naviguait à travers un archipel, je causais avec un Suédois qui, ayant beaucoup couru l’Amérique et les Balkans, m’exposait la nécessité morale où il se trouvait d’habiter New-York ou Vienne. Une pluie glacée nous criblait, voilait à demi, sur l’eau noire, les îlots désolés aux petites constructions qui avaient l’air de boîtes d’allumettes. Je dis sournoisement à mon compagnon : « Je comprends qu’il vous soit impossible de vivre ici. » Il hésita. Nous contournions un rocher rond et mouillé qu’assaillaient, sous le ciel blafard, de gémissantes mouettes. Alors il s’écria, sur un ton de remords et d’ardeur :

— Pardon, j’aime la Suède de toutes mes forces. Et nulle part dans le monde je n’ai vu paysage plus beau que celui-ci.

Personne, comme les Suédois, n’a chanté son pays avec une telle tendresse, mêlée de déceptions. Cette patrie marâtre et maternelle, et qui ne ressemble à aucune autre, inoubliable, dont la cruauté suscite une infinie gratitude, les a envoûtés. Ils partent pour s’affranchir, et reviennent par impossibilité d’être infidèles. Leurs colonies à l’étranger, ils les ont organisées avec un soin méticuleux, multipliant les écoles, les bibliothèques, les églises suédoises, afin que nul Suédois ne s’habitue à l’exil, mais entretienne en lui, inconsolable, le souvenir.

Les gens qui sont nés dans des pays tempérés et faciles, où il y a des places, de l’embauche pour tout le monde, ces gens-là, assurés dans leurs certitudes de propriétaires et de rentiers, qui voient le monde venir à eux, et dont les fils, les filles ne seront pas forcés de s’en aller à l’étranger, ignorent cette piété mystérieuse que nourrit l’absence, ces ferveurs mélancoliques de la mémoire et du désir.


Nous connaissons mal la littérature scandinave, que, cédant au préjugé de la « brume du Nord », nous imaginons obscure et perpétuellement symboliste. Nos pères ont commis à propos d’Ibsen d’énormes contre-sens, qu’il serait amusant de reviser. Strindberg, que les Allemands, les Anglais, les Italiens s’accordent à considérer comme un des génies du XIXe siècle à sa fin, est très incomplètement traduit en français. Selma Lagerlof nous est accessible. Mais j’ai été surpris d’entendre les Suédois mettre Heidenstamm — dont nous ne possédons que deux ou trois romans historiques — sur le même rang qu’elle. Enfin j’avoue que j’ignorais jusqu’aux noms de Karlfeldt et de Fröding, qui sont deux écrivains considérables.

De Karlfeldt, chantre rustique, je ne puis rien dire, car il n’est pas traduit et l’on ne saurait le juger d’après la très médiocre Anthologie d’écrivains suédois contemporains parue chez Larousse. Mais Fröding, je l’ai lu dans une traduction anglaise et, malgré ce double voile, j’ai respiré, frôlé, une poésie subtile et douloureuse. Elle exprime cet amour de la nature et du sol natal, cette raillerie jetée comme un défi et cette ferveur mélancolique dont j’essaye de rassembler ici les indices.

Fröding, né en 1860, mort en 1911, était un journaliste de province. Après avoir étudié à Upsal, il a écoulé sa vie à Karlstad, une petite ville silencieuse du Vermland où l’on m’a parlé de lui comme d’un être délicieux. Il publia quelques volumes de vers, il souffrit d’une grave maladie nerveuse, et mourut fou. Ses compatriotes le saluent comme un de leurs plus grands poètes ; ses funérailles, au dire d’un critique, furent véritablement « royales ». Aujourd’hui encore, sa tombe est couverte de fleurs incessamment renouvelées.

C’était un solitaire, que tourmentait une mélancolie coupée d’accès de joie. Il mesurait en lui le progrès du délire. Et alors le spectacle de la vie lui apparaissait dans la lumière tragique de l’ironie. Son Vermland le consolait, et il n’a cessé de redire la beauté grave et calmante de ses forêts. Il peint les hommes avec exactitude, montrant chez eux l’instinct même le plus brutal. Mais du fait, il s’élève à l’émotion, et l’émotion il la redouble dans l’humour. On l’a comparé à Burns. Comme point de repère, je proposerais Heine. Certains de ses poèmes, d’une pitié qui se moque — Le Poète Wennerbom, Il aurait fallu des étoiles, La Réunion de prières — on sent qu’il avait la gorge serrée en les composant.


Le secret de ce pays tient peut-être dans ses dissonnances. Elles tourmentent la créature suédoise, mais de ce disparate douloureux naît comme une musique, une harmonie nouvelle. A la tristesse, brusquement, s’oppose le rire, un rire qui parfois finit en grimace. Plus j’interroge autour de moi, et plus je note d’étonnants contrastes psychologiques, des merveilles intérieures.

J’ai visité des expositions de jeunes peintres : malgré leurs imitations de Cézanne, de van Dongen et de Picasso — car la plupart d’entre eux s’instruisent dans les ateliers et les cafés de Montparnasse — se manifeste un goût prononcé pour les imaginations légendaires, pour l’esthétique des contes d’enfants, auquel s’ajoute le goût de la drôlerie pincée, presque méchante. Ils semblent préoccupés de mettre en scène de curieux personnages qu’ils tournent en dérision. Ils raillent de façon bizarre. Par là, leur besoin de s’amuser qui frappe dès l’abord se rattache à cette rancœur que l’on découvre ensuite. Il n’est de vraie mélancolie que transpercée d’humour.

Ai-je réussi à faire comprendre combien, à force de se contredire et de se dépasser, cette race élégante et polie se raffine ? Ils en font la confidence dans leur poésie — j’ai indiqué Fröding — dans leur peinture, et surtout dans leur art décoratif. Il n’y a pas de plus belles typographies, de plus belles reliures que chez eux. Leur argenterie, grasse et luxueuse, justement équilibrée, est magnifique. Mais ce qui les exprime le mieux, c’est leur verrerie. Je me rappelle, dans des vitrines tapissées de papier d’argent, éclairées par en haut, des coupes d’une ravissante pureté de formes, d’une idéale transparence. Cristal fait de neige et de lumière, chatoyant, mêlant des reflets opposés, des miroitements de soleil près de s’éteindre sur l’eau, — la Suède.


Je m’explique que les Suédois soient sportifs, soucieux de gaîté, prêts à boire et à manger beaucoup, si c’est pour étourdir une menaçante tristesse. Mieux vaut s’enivrer que de se corrompre. Je m’explique cette noblesse qu’ils portent dans la religion, et pourquoi certains d’entre eux prennent leur revanche d’un monde hostile en s’efforçant vers une perfection intérieure qui ne lui devra rien. Je comprends que cette discipline et cette courtoisie ont pour but de maintenir debout l’individu. Être maître de soi, c’est se défendre contre le froid, contre la solitude, contre l’engourdissement, contre la lâcheté, contre la nuit, contre le rêve. Le respect d’autrui, la pudeur : autant de zones neutres établies entre les humains, et qui les séparent. Il ne faut pas se tromper à une réserve qui n’est si forte que pour protéger, au fond de l’âme des meilleurs, quelque chose d’irréductible et d’inavoué.

Quelqu’un me dit :

— Il y a chez nous un sentiment indéracinable du devoir. Il survit même quand la foi qui l’alimentait a disparu. Plus ou moins, nous nous sentons tous obligés.

D’un autre :

— Les peuples diffèrent selon leurs rapports avec la nature. Il y a ceux qu’elle comble et ceux qui doivent la conquérir. Dans le Nord c’est un combat quotidien pour avoir chaud, pour manger, pour s’abriter. Si l’homme est paresseux ou distrait, il périt… Et une autre différence tient à l’idée que se font les peuples de ce qui est permis et de ce qui est défendu. Dans le Nord nous avons le sentiment du péché, je veux dire du danger.

Un soir, je causais avec trois femmes intelligentes et cultivées, deux touchant à la maturité, la troisième très jeune. J’avais commencé par leur demander :

— N’est-ce pas, à en juger par l’accueil qu’elles leur font, que les Suédoises ne sont pas très habituées aux compliments ?

Elles avaient ri, et confirmé ma remarque ; ensuite, parlant toutes les trois, elles ajoutèrent :

— Chez nous, on se fiance de bonne heure, souvent en secret, et on se marie tôt. Moi, j’avais dix-sept ans, mon mari vingt et un… Moi dix-huit et mon mari vingt-trois… En Suède, l’amour est presque toujours un sentiment d’adolescent. Mais nos adolescences sont réfléchies, sérieuses. Et il doit à cet âge son caractère de parti-pris absolu… Oui, l’amour pour nous est grave, et même ennemi du plaisir. Quelque chose d’unique, et que nous ne remettons pas en question… Un amour correspond à une vie : c’est pour toujours qu’on s’aime. Parfois on s’aperçoit que ce choix ne peut vous satisfaire jusqu’au tombeau. Alors on ne trompe pas son conjoint, ce serait se trahir soi-même : on divorce. Mieux vaut une rupture qu’une compromission… En Suède, il y a beaucoup d’enfants naturels, mais très peu d’adultères… Le Suédois ne pense guère à l’amour après trente ans : à partir de cet âge il n’a plus que des habitudes conjugales. D’ailleurs où trouverait-il le temps d’une intrigue ? Il faut travailler, et ferme : nous nous marions sans dot, et nous ne manquons pas d’enfants à élever. Nous avons notre saison sentimentale, brève comme le printemps d’ici : ensuite l’individu, une fois satisfait, se consacre à sa race, à son pays. Il faut se subordonner. C’est un peu triste… N’oubliez pas que nos femmes ont souvent des occupations professionnelles : c’est une distraction contre l’amour… Sans doute, un Suédois, une Suédoise, même après trente ans, même mariés, pourraient éprouver une grande passion, y céder : mais je crois qu’ils la considéreraient comme un malheur.

Le mari de la jeune femme ajoute :

— Si, dans vos pays méridionaux, la chasteté et la fidélité viriles ne comptent pas, elles sont, dans le Nord, des vertus nobles et même poétiques. Mes compatriotes n’ont pas le goût de la complication et du mensonge : ils vivent sur des sentiments simples, la plupart sur des sentiments sommaires.

— Quand vous êtes entre hommes, de quoi parlez-vous ?

— Nous parlons d’affaires, de sport, de nourriture. Parfois de politique. Quand nous sommes jeunes, de service militaire.

— De littérature ?

— Rarement.

— De femmes ?

— Jamais.

Et il dit encore :

— Notez que, comme le féminisme, cette chasteté relative des hommes tend à rapprocher les sexes. Le jeune homme et la jeune fille ont subi la même formation, ils ont presque la même expérience. Ils se ressemblent peut-être trop pour s’aimer tout à fait. Et puis, comme l’égalité dans le couple est impossible, il arrive que les caractères d’un des sexes passent à l’autre. La femme n’a plus la duplicité des êtres faibles ; elle parle comme un camarade qui se sait en sécurité. Et l’on voit chez l’homme une timidité, une douceur féminines…

Plus tard je lui demande :

— Qu’arriverait-il dans un de ces ménages paisibles si la femme, déplorant l’indifférence de son mari, cherchait à le rendre jaloux ?

— Elle le dégoûterait et le rendrait plus indifférent encore…!

Ces conversations étonnaient un peu mes interlocuteurs et leur plaisaient. Ils ont l’esprit libre, beaucoup d’honnêteté dans le jugement, mais ils préfèrent les sujets moraux aux sujets psychologiques. Ils cherchent à être sincères, vis-à-vis d’eux-mêmes plus encore que de vous. Personne ne pose. Une telle aisance dans la franchise est charmante. Au cours de la discussion et pour avoir moins chaud, la jeune femme enleva son chapeau et laissa voir un désordre de boucles blondes. Elle s’animait de plus en plus parce qu’elle croyait à ce qu’elle disait. Et à cause de son exaltation et de la chaleur, son visage, où luisait le feu bleu de ses prunelles, devint non pas rouge mais rose, d’un rose pur, le rose des bougies d’arbre de Noël.

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